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L'argent des autres: 2. La pêche en eau trouble

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—Et la preuve? interrogea M. de Trégars.

—Suffit, je m'entends, répondit-elle d'un ton de mauvaise humeur, comme si elle se fût repentie d'en avoir déjà trop dit.

Mais M. de Trégars avait, pensait-il, un moyen de lui délier la langue.

—Seriez-vous donc jalouse de l'autre? fit-il d'un ton ironique.

—De quelle autre?

—De celle que vous avez remplacée ici, pour qui toutes les grosses dépenses ont été faites, qui s'entendait si bien à jeter l'argent par les fenêtres?

Elle protesta d'un geste d'insouciance dédaigneuse.

—Je m'en soucie comme de l'an quarante! déclara-t-elle.

—Savez-vous qui elle était? du moins, ce qu'elle est devenue; si elle est vivante ou morte? enfin, par suite de quelles circonstances la cage, comme vous dites, s'est trouvée libre?

Mais au lieu de répondre, Mme Zélie enveloppait Marius de Trégars d'un regard soupçonneux. Et, au bout d'un moment seulement!

—Pourquoi me demandez-vous cela? fit-elle.

—J'aimerais à savoir....

Elle ne le laissa pas poursuivre. Se dressant vivement, elle se rapprocha, et d'un accent de sombre défiance:

—Ne seriez-vous pas de la police? interrogea-t-elle.

Si elle était inquiète, c'est qu'évidemment elle avait des sujets d'inquiétude qu'elle avait dissimulés. Si à deux ou trois reprises elle s'était tout à coup interrompue, c'est que manifestement elle avait un secret à garder. Si cette idée de police lui venait, c'est que très-probablement on lui avait recommandé de se défier de la police.

M. de Trégars comprit tout cela, et aussi qu'il avait voulu aller trop vite.

—Ai-je donc la mine d'un policier! demanda-t-il d'un accent de gaieté forcée.

Elle le considérait de toute la force de sa pénétration.

—Pas du tout, répondit-elle, je l'avoue. Mais les gens de police sont si fins! Si vous n'en êtes pas, comment venez-vous chez moi, que vous ne connaissez ni d'Ève ni d'Adam, me faire des tas de questions auxquelles je suis bien bête de répondre?

—Je vous l'ai dit, je suis l'ami de M. Favoral....

—Qui ça, Favoral?

—M. Vincent, madame, dont c'est le vrai nom.

Elle ouvrait des yeux immenses.

—Vous devez vous tromper, jamais je ne l'ai entendu appeler que Vincent.

—C'est qu'il avait des motifs impérieux de dissimuler sa personnalité. L'argent qu'il dépensait ici ne lui appartenait pas, il le puisait, il le volait à la caisse du Comptoir de crédit mutuel, dont il était le caissier....

—Allons donc!...

—Et où il laisse un déficit de douze millions.

Mme Zélie recula comme si elle eût mis le pied sur un serpent.

—C'est impossible! s'écria-t-elle.

—C'est l'exacte vérité. Vous n'avez donc pas vu, dans les journaux, l'affaire de Vincent Favoral, caissier du Crédit mutuel?

Et tirant un journal de sa poche, il le présenta à la jeune femme en disant:

—Lisez....

Mais elle le repoussa, non sans rougir légèrement.

—Oh! je vous crois!...

Le fait est, et Marius le comprit, qu'elle ne lisait pas très-couramment.

—Ce qu'il y a de plus affreux dans la conduite de M. Vincent Favoral, reprit-il, c'est que pendant qu'il jetait ici l'argent à pleines mains, il imposait à sa famille les plus cruelles privations.

—Oh!...

—Il refusait le nécessaire à sa femme, la meilleure et la plus digne des femmes, jamais il ne donnait un sou à son fils, il privait sa fille de tout!...

—Ah! si j'avais pu me douter de cela! murmurait Mme Zélie, confondue....

—Enfin, pour couronner sa conduite, il est parti laissant sa femme et ses enfants sans pain....

Transportée d'indignation:

—Ah çà! mais c'est une horrible canaille que cet homme-là! s'écria la jeune femme.

C'est à ce point que la voulait amener M. de Trégars.

—Et maintenant, reprit-il, vous devez vous expliquer l'intérêt énorme que nous aurions à savoir ce qu'il est devenu....

—Je vous l'ai dit.

M. de Trégars, à son tour, s'était levé. Prenant les mains de Mme Zélie et la regardant d'un de ces regards aigus qui vont chercher la vérité jusqu'aux plus intimes replis des conscience:

—Voyons, ma chère enfant, commença-t-il d'une voix pénétrante, vous êtes une brave et digne fille, vous! Laisserez-vous dans la plus épouvantable des angoisses une famille désespérée qui s'adresse à votre cœur! Croyez bien que rien de mal n'arrivera par notre fait à Vincent Favoral!...

Elle leva la main, comme pour prêter serment en justice, et d'un accent solennel:

—Je vous jure, prononça-t-elle, que je suis allée conduire M. Vincent à la gare, qu'il m'a affirmé qu'il se rendait au Brésil, qu'il avait son billet de passage, et que sur toutes ses caisses il y avait écrit: Rio de Janeiro.

La déception était rude. Un mouvement de dépit échappa à M. de Trégars.

—Au moins, insista-t-il, apprenez-moi qui était la femme dont vous avez pris ici la place....

Déjà s'était évanoui l'éclair de sensibilité de la jeune femme et ses défiances la reprenaient.

—Est-ce que je le sais! répondit-elle. Comment voulez-vous que je le sache? Adressez-vous à Amanda.... Moi je n'ai pas de comptes à vous rendre.... Et puis, vous savez, on m'attend pour finir mes malles.... Ainsi, bien du plaisir!

Et elle sortit si précipitamment qu'elle surprit, agenouillée derrière la porte, Amanda, la femme de chambre....

—Ah! cette fille nous écoutait! se dit M. de Trégars, inquiet et mécontent.

Mais c'est en vain qu'il supplia Mme Zélie de revenir, d'écouter un mot encore, elle disparut; et il lui fallut bien se résigner à ne rien apprendre de plus pour le moment, et à quitter l'hôtel de la rue du Cirque.

Il y était resté fort longtemps, et tout en gagnant la rue, il se demandait si Maxence, impatienté, n'aurait pas quitté le petit café borgne où il l'avait envoyé l'attendre....

Point. Maxence était resté fidèle au poste.

Et lorsque Marius de Trégars vint s'asseoir près de lui, tout en lui criant:

—Enfin, vous voilà!

—Attention! lui disait-il du geste.

Et du coin de l'œil il lui désignait deux hommes, installés à la table voisine devant un bol de vin chaud.

Sûr que M. de Trégars resterait sur le qui-vive, Maxence, à poing fermé, tapait sur la table pour appeler le garçon de l'établissement, lequel faisait la sourde oreille, tout occupé qu'il était à jouer au billard avec un client.

Et lorsque, enfin, très-mécontent, comme de juste, d'être dérangé, il s'approcha pour savoir ce qu'on lui voulait:

—Donnez-nous deux bocks, commanda Maxence, et apportez-nous un jeu de piquet....

M. de Trégars comprenait bien qu'il était survenu quelque chose d'extraordinaire, mais ne pouvant deviner quoi, il se pencha vers son compagnon:

—Qu'est-ce? demanda-t-il à voix basse.

—Il faut entendre ce que disent ces deux hommes près de nous.

—Ah!

—Et le piquet va nous servir de contenance.

Le garçon revenait, apportant deux verres d'un liquide trouble, un tapis dont la couleur disparaissait sous une épaisse couche de crasse et des cartes horriblement molles et grasses.

—A moi de faire! dit Maxence.

Et il se mit à battre et à donner, pendant que M. de Trégars examinait les buveurs de vin chaud de la table voisine.

En l'un d'eux, encore jeune, vêtu d'un gilet rayé à manches de lustrine, il lui semblait reconnaître un des mauvais drôles qu'il avait entrevus sous la remise de Mme Zélie Cadelle.

L'autre, un vieux, dont le teint enflammé et le nez bourgeonné trahissaient d'anciennes habitudes d'ivrognerie, devait être quelque peu cocher sans place. La bassesse et la ruse s'épanouissaient sur son visage, et l'éclat de ses petits yeux avinés rendait plus inquiétant le sourire sournoisement obséquieux figé sur ses lèvres blêmes et minces.

Ils étaient si complétement absorbés par leur conversation, qu'ils ne faisaient aucune attention à ce qui se passait autour d'eux.

—«Alors, poursuivait le vieux, c'est bien fini?

—«Absolument, l'hôtel est vendu.

—«Et le bourgeois?

—«Parti pour les colonies.

—«Comme cela, tout d'un coup?

—«Non. Nous nous doutions qu'il devait faire un grand voyage, car tous les jours, depuis le commencement de la semaine, on apportait des malles et des caisses, mais personne ne savait quand il se mettrait en route. Mais voilà que dans la nuit de samedi à dimanche, il tombe comme une bombe à l'hôtel, et dare, dare, fait lever tout le monde.—«Je pars,» nous dit-il. Aussitôt nous attelons, nous chargeons ses bagages, nous le conduisons au chemin de fer de l'Ouest... et bon voyage, mon ami Vincent!

—«Et la bourgeoise?

—«Il faut qu'elle déguerpisse d'ici vingt-quatre heures.

—«Elle ne doit pas rire.

—«Baste! elle s'en moque. Les plus fâchés, c'est encore nous....

—«Pas possible!

—«C'est comme ça. C'était une bonne fille et nous n'en retrouverons pas de sitôt une pareille. Ah! elle ne faisait pas à sa tête, elle! Le soir, quand elle s'ennuyait, et c'était quasiment tous les soirs, elle descendait à l'office, histoire de rire un moment avec nous, et en faisant une partie de chien vert.... Seulement, pour garder son rang, elle se laissait tricher...»

Le vieux semblait désolé.

—«Pas de chance! grommelait-il. Je me serais plu dans cette maison-là, moi!

—«Oh! pour ça, oui!

—«Et plus moyen d'y rentrer?

—«On ne sait pas. Il faudra voir les autres, qui ont acheté. Mais je m'en défie, ils ont l'air trop bêtes pour n'être pas méchants.»

Tout à la conversation de ces deux hommes, c'est machinalement et au hasard que M. de Trégars et Maxence jetaient leurs cartes sur le tapis et prononçaient les formules consacrées au jeu de piquet:

—Cinq cartes!... Quatrième majeure!... Trois as!...

Le vieux domestique poursuivait:

—«Qui sait si M. Vincent ne reviendra pas?

—«Pas de danger!

—«Pourquoi?»

L'autre regarda autour de lui, et n'apercevant que deux joueurs enfoncés dans leur partie:

—«Parce que, répondit-il, M. Vincent est ruiné de fond en comble, à ce qu'il paraît, qu'il a mangé toute sa fortune et aussi celle des autres....

—«Oh! oh!

—«C'est Amanda, la femme de chambre, qui nous l'a dit, et elle doit le savoir, car elle était l'âme damnée du bourgeois.

—«Tu le disais si riche!

—«Il l'était. Mais à force de prendre dans un sac, si gros qu'il soit, on en trouve le fond.

—«Alors il dépensait beaucoup?

—«C'est-à-dire que ce n'était pas croyable. Je n'ai jamais servi que chez des dames... seules, moi, et j'en ai rencontré d'aucunes qui n'étaient pas regardantes. Eh bien! nulle part, jamais, je n'ai vu l'argent filer comme depuis cinq mois que je suis dans cette maison. Un vrai pillage, quoi! Prenait la clef de la cave qui voulait. Quand on avait envie de n'importe quoi, on allait le prendre chez les fournisseurs, et on leur disait de le marquer sur le compte. Et ni vu, ni connu, c'était payé avec le reste....

—«Alors, oui, en effet, l'argent devait filer!» fit le vieux d'un air convaincu.

—«Eh bien! reprit l'autre, ce n'était encore rien.

—«Bah!...

—«Et il paraît que dans le temps, les écus dansaient une bien autre danse encore. Amanda, la femme de chambre, qui est à la maison depuis quinze ans, nous a conté des histoires à casser bras et jambes. Zélie n'était pas une mangeuse, elle, mais il paraît que les autres!...»

Il fallait à Maxence et à M. de Trégars un très-sérieux effort, non pour jouer, mais seulement pour paraître jouer, et pour continuer à compter des points imaginaires.

—Un, deux, trois, quatre....

Le cocher au nez rouge, du reste, semblait fort empoigné.

—«Quelles autres? interrogea-t-il.

—«Est-ce que je le sais, moi! répondit le jeune valet. Mais tu peux bien penser qu'il a dû en passer plus d'une dans ce petit hôtel de la rue du Cirque, pendant des années que M. Vincent en a été propriétaire. Un homme qui n'avait pas son pareil pour aimer les femmes, et qui possédait des millions!...

—«Et que faisait-il de son état?

—«Ah! ça, ni moi non plus.

—«Quoi! vous étiez dix domestiques dans la maison, et vous ne saviez pas la profession de l'homme qui payait?

—«Nous étions tous nouveaux....

—«La femme de chambre, Amanda, devait le savoir.

—«Quand on le lui demandait, elle répondait qu'il était négociant.... Ce qui est sûr, c'est que c'était un drôle de particulier.»

Si intéressé était le vieux cocher, que voyant le bol de vin chaud vide, il en fit servir un second.

Son camarade ne pouvait manquer de reconnaître cette politesse.

—«Ah! oui, reprit-il, le papa Vincent était un fier original, et jamais, à le voir, on ne se serait douté qu'il faisait ses farces comme cela, et qu'il jetait l'argent à pleines mains....

—«Vraiment?

—«Dame! Figure-toi un homme d'une cinquantaine d'années, roide comme un piquet, l'air aimable d'une porte de prison, voilà le bourgeois. Été comme hiver, il portait des souliers lacés, des bas bleus, un pantalon gris trop court, une cravate de coton et une redingote qui lui battait les mollets. Dans la rue, tu l'aurais pris pour un bonnetier retiré avant fortune faite.

—«Ah! par exemple!...

—«Non, jamais homme n'a tant ressemblé à un vieux grigou. Tu crois peut-être qu'il nous arrivait en voiture? Ah bien! oui! c'est en omnibus qu'il venait, mon cher, et sur l'impériale, encore, pour ses trois sous. Quand il pleuvait, il ouvrait son parapluie. Je suis sûr que dans son commerce il coupait les liards en quatre. Mais, dès qu'il avait passé le seuil de l'hôtel, changement de décor. Le grippe-sou devenait pacha. Il campait là ses frusques pour passer une robe de chambre de velours bleu, et alors il n'y avait plus rien d'assez beau, d'assez bon, ni d'assez cher pour lui. Sans me vanter, j'ai vu dans les maisons où j'ai servi des particuliers qui avaient de drôles de fantaisies. Jamais comme celui-là. Et quand il avait bien fait le mylord dans son hôtel, il remettait ses vieilles frusques, il reprenait sa figure de porte de prison, et il s'en retournait comme il était venu, sur l'omnibus, qu'il allait attendre au coin de la rue du Faubourg-Saint-Honoré....

—«Et ça ne vous étonnait pas, tous tant que vous étiez, une existence pareille?

—«Énormément.

—«Et vous ne vous disiez pas que ces caprices singuliers cachaient certainement quelque chose?

—«Ah! mais, si!

—«Et vous n'avez pas cherché à découvrir ce que pouvait être ce quelque chose?

—«Comment cela?

—«T'était-il bien difficile de suivre ton bourgeois et de savoir où il se rendait en quittant la rue du Cirque?...

—«Assurément, non; mais après?...»

Le cocher au nez rouge haussa les épaules.

—«Après, répondit-il, tu aurais fini par savoir son secret, tu serais allé le trouver, et tu lui aurais dit: «Donnez-moi tant, ou je dis tout!...»


VII

Cette histoire de M. Vincent, telle que la racontaient ces deux honnêtes compagnons, c'était en quelque sorte la légende vulgaire de l'argent des autres si âprement convoité et si furieusement disputé.

Ce qui vient par la flûte s'en va par le tambour. L'argent volé a des pentes fatales et c'est irrésistiblement qu'il va au jeu, aux palefreniers, aux filles, à toutes les fantaisies ruineuses, à tous les assouvissements malsains.

Ils sont rares, parmi les détrousseurs effrontés de la spéculation, ceux à qui véritablement profite le bien d'autrui, si rares qu'on les cite et qu'on se les montre, et qu'on pourrait les compter, comme on compte les filles qui, sautant une nuit du trottoir dans un appartement de cinq cents louis, savent s'y maintenir.

Les autres ont leur destinée fixée d'avance.

Saisis du vertige des richesses soudaines, ils perdent toute mesure et toute prudence. Qu'ils croient leur veine inépuisable, ou qu'ils se défient d'un revers soudain, ils se hâtent de jouir, mettant, en quelque sorte, les morceaux doubles, comme les voyageurs de l'express pendant une station de cinq minutes à un buffet.

Et ils remplissent les restaurants en renom, les grands cafés, les théâtres, les cercles, le terrain des courses du mouvement de leur impudente personnalité, de l'éclat de leur voix, du luxe de leurs maîtresses, du tapage de leurs dépenses et des ridicules de leur vanité....

Et ils vont, ils vont, prodiguant l'argent des autres, jusqu'au quart d'heure fatal d'une de ces liquidations désastreuses qui terrifient le parquet et la coulisse, et qui font blêmir les figures et grincer les dents au passage de l'Opéra.

Jusqu'au moment où, en présence d'un effroyable déficit, ils ont à choisir entre le coup de pistolet qu'ils ne choisissent jamais, la police correctionnelle qu'ils tâchent d'éviter, et un voyage à l'étranger....

Que deviennent-ils ensuite? Jusqu'à quels ruisseaux roulent-ils de chute en chute?...

Sait-on ce que deviennent les filles qui tout à coup disparaissent après deux ou trois ans de folies et de splendeurs!

Mais il arrive parfois qu'en descendant de voiture devant un théâtre, on se demande où on a déjà vu la physionomie de l'ignoble ouvreur de portières qui, d'une voix enrouée, réclame ses deux sous.

On l'a vue au café Riche, pendant les six mois que cet ouvreur de portières a été un gros financier....

D'autres fois, dans la foule, on saisit les bribes d'une conversation étrange entre deux crapuleux gredins.

—«C'était du temps, dit l'un, où j'avais cet attelage alezan brûlé, que j'avais acheté mille louis au fils aîné du duc de Sermeuse.

—«Il m'en souvient, répond l'autre, car c'est à ce moment que je donnais six mille francs par mois à la petite Cabirole, des Délassements.»

Et si invraisemblable que semble ce qu'ils disent, c'est la vérité pure, car l'un a été le gérant d'une société industrielle qui a englouti six millions, et l'autre était à la tête d'une opération financière qui a ruiné cinq cents familles.

C'est vrai, car ils ont eu un hôtel comme celui de la rue du Cirque, et des maîtresses plus coûteuses que Mme Zélie Cadelle, et des domestiques pareils à ceux qui s'entretenaient dans ce piteux café, à deux pas de Maxence et de M. de Trégars.

Domestiques philosophes, d'ailleurs, et sachant leur monde, et la preuve, c'est que le plus vieux, le cocher au nez rouge, disait à son jeune camarade:

—«Enfin, cette affaire de M. Vincent doit te servir de leçon. Si jamais tu te retrouves dans une maison où il se dépense tant d'argent que cela, rappelle-toi bien qu'il n'a pas donné grand mal à gagner, et arrange-toi de façon à en avoir, n'importe comment, la meilleure part possible....

«—C'est ce que j'ai toujours fait partout où j'ai servi.

«—Et surtout, hâte-toi de remplir ton sac, parce que, vois-tu, dans des maisons pareilles, on ne sait jamais la veille si le lendemain le bourgeois ne sera pas à Mazas et la bourgeoise à Saint-Lazare.»

Leurs confidences étaient terminées et ils avaient vidé leur second bol de vin chaud.

—«Ainsi, c'est convenu, reprit le vieux, s'il fallait un cocher aux cocodès qui viennent d'acheter l'hôtel, tu songerais à moi.

—«Sois tranquille, répondit l'autre, je sais que tu es des bons!»

Sur quoi, ils payèrent et sortirent....

Et Maxence et M. de Trégars purent enfin déposer leurs cartes.

Maxence était fort pâle, et de grosses larmes roulaient dans ses yeux.

—Quelle honte! murmura-t-il. Voilà donc le revers de l'existence de mon père! Voilà donc comment il dépensait les millions qu'il puisait à sa caisse, pendant que rue Saint-Gilles il privait sa famille du nécessaire!

Et d'un accent d'affreux découragement:

—Maintenant, c'est bien fini, ajouta-t-il, et poursuivre nos recherches est inutile. Mon père est certainement coupable....

Mais M. de Trégars n'était pas homme à abandonner ainsi une partie.

—Coupable, oui, dit-il. Mais dupe, aussi....

—Dupe de qui?

—C'est ce que nous saurons bientôt.

—Quoi! après ce que nous venons d'entendre?...

—J'espère plus que jamais.

—C'est donc que Mme Zélie Cadelle vous a révélé quelque chose?

—Rien que ne vous ait appris la conversation de ces deux mauvais drôles.

Dix questions encore se pressaient sur les lèvres de Maxence, mais M. de Trégars lui coupa la parole.

—C'est surtout ici, mon cher ami, poursuivit-il, le cas de ne pas se fier aux apparences. Laissez-moi parler. Votre père était-il un homme naïf? Non. Son habileté à dissimuler pendant des années une double existence, prouve, au contraire, une duplicité supérieure. Comment donc, en ces derniers temps, sa conduite est-elle si extraordinaire et si absurde? Vous m'allez dire qu'elle a sans doute été toujours telle. Mais je vous répondrai que non, parce qu'alors son secret n'en eût pas été un pendant seulement un an. On nous raconte que bien des femmes ont habité l'hôtel de la rue du Cirque, et qu'elles étaient autrement ruineuses que Mme Zélie Cadelle, mais ce n'est là qu'un bruit. Qu'étaient ces femmes? On ne sait. Que sont-elles devenues? On l'ignore. Ont-elles seulement existé? Rien ne me le prouve.

Tous les domestiques ayant été changés à propos, la femme de chambre Amanda est la seule qui connaisse la vérité, et elle se garderait bien de la dire. Donc, nos renseignements positifs ne remontent qu'à cinq mois. Que nous apprennent-ils? Que votre père semblait prendre à tâche de faire parler de lui dans le quartier. Que ses profusions étaient si extravagantes que les domestiques eux-mêmes s'en étonnaient. Cachait-il au moins soigneusement l'origine de l'argent qu'il prodiguait ainsi? Pas le moins du monde. Il racontait à Mme Zélie qu'il était au bout de son rouleau, et qu'après avoir dissipé sa fortune, il dissipait celle des autres. Déjà, depuis plusieurs jours, il annonçait son départ. Il avait vendu l'hôtel et en avait reçu le prix. Enfin, au dernier moment, que fait-il?

Résolu à fuir, à ce qu'il prétend, il raconte à tout le monde où il va. Il le dit au marchand d'articles de voyage, à Mme Cadelle, aux domestiques, à tout le monde. Il ne se contente pas de le crier sur les toits, il l'écrit sur toutes ses malles en lettres d'un demi-pied. Il se sait poursuivi, et au lieu de s'esquiver comme un caissier qui a dévalisé sa caisse, c'est en grand appareil, avec une femme, des domestiques, plusieurs voitures et je ne sais combien de colis, qu'il se rend au chemin de fer. Tient-il donc à être repris? Non, mais à créer une fausse piste. Donc, tout, dans son esprit, était d'avance arrangé et calculé, et la catastrophe a été loin de le surprendre. Donc, sa scène avec M. de Thaller était préparée. Donc, c'est bien à dessein qu'il avait laissé son portefeuille dans la poche de sa redingote et très-volontairement qu'il y avait laissé la facture qui devait nous conduire ici tout droit.... Donc, tout ce que nous avons vu n'est qu'une comédie grossière montée à notre intention et destinée à masquer la vérité, et à faire prendre le change à la justice....

Mais Maxence n'était pas encore complétement convaincu.

—Cependant, observa-t-il, ces dépenses si considérables....

M. de Trégars haussa les épaules.

—Vous doutez-vous, dit-il, de ce qu'on peut paraître, et surtout faire de folies, avec un million?... Mettons que votre père en ait dépensé deux.... Mettons qu'il en ait dépensé quatre!... Il en a été volé douze au Comptoir de crédit mutuel.... Où sont les huit autres?...

Et comme Maxence se taisait:

—C'est ces huit millions que je veux, poursuivit-il, qu'il me faut, et que j'aurai. C'est à Paris, j'en suis sûr, que votre père se cache; nous le retrouverons, et il faudra bien qu'il avoue la vérité que je soupçonne, et qu'il nous fournisse les moyens d'atteindre ses complices....

Ayant dit, il jeta sur la table le prix de la bière qu'il n'avait pas bue, et il sortit du café, entraînant Maxence....

—Enfin! vous voilà, bourgeois!... leur cria le cocher qui, depuis tantôt trois heures, les attendait au coin de la rue, et dont l'accent disait de quelles inquiétudes il avait été agité.

Mais M. de Trégars était pressé. Faisant monter Maxence dans le fiacre, il s'y élança après lui, en criant au cocher:

—24, rue Joquelet... cent sous de pourboire!...

Le cocher qui attend cent sous de pourboire a toujours, au moins pour cinq minutes, un cheval de la vitesse de Flageolet.

Tandis que le fiacre roulait avec des cahots terribles sur les pavés inégaux du faubourg Saint-Honoré:

—Ce qui importe maintenant, disait M. de Trégars à Maxence, c'est de savoir au juste où en est la crise du Comptoir de crédit mutuel, et le sieur Lattermann, de la rue Joquelet, est l'homme de Paris le mieux à même de nous renseigner....

Quiconque a perdu ou gagné seulement dix louis à la Bourse, connaît le sieur Lattermann, lequel, depuis la guerre, se prétend Alsacien, et maudit, avec un accent terrible la «parparie» prussienne.

Cet estimable spéculateur s'intitule modestement changeur, mais il serait naïf de lui venir demander de la monnaie. Ce n'est pas le change qui lui procure les cent mille écus de bénéfices qu'il encaisse chaque année.

Lorsqu'une société est tombée en déconfiture, que sa liquidation est judiciairement terminée, que les souscripteurs dépouillés ont reçu deux ou trois du cent pour tout potage, et que le gérant est en fuite ou tresse des chaussons de lisière à Poissy, on s'imagine assez généralement que les titres de ladite société, si bien imprimés qu'ils puissent être, ne sont plus bons qu'à allumer le feu.

C'est une erreur.

Bien après que la société a sombré, ses titres surnagent, comme ces épaves sinistres que, bien des mois encore après un naufrage, la mer rejette sur la grève.

Ces titres, le sieur Lattermann les recueille et les emmagasine.

Entrez dans ses bureaux et il vous montrera d'innombrables cartons bondés des actions et des obligations qui, depuis une vingtaine d'années seulement, ont enlevé douze cents millions, selon quelques statistiques, et selon certaines autres deux milliards de la fortune publique.

Dites un mot, et ses employés vous offriront des «Terrains de Bretonnèche,» des «Société Franco-Serbe,» des «Compagnie Marseillaise de navigation à vapeur,» des «Société houillère et métallurgique des Asturies,» des «Compagnie Franco-Américaine,» des «Forêts de Formanoir,» des «Salines de Maumusson,» des «Compagnie française de roulage et de messagerie,» des «Mines de cuivre de Rossdorff (près Darmstadt),» et des «Mines de Tiffila,» et des «Mines de Mouzaïa,» et des «Mines de Cherchell et Tils...»

Et si dans tout cet assortiment, pourtant si remarquable, rien ne vous séduisait, rien ne vous agréait, les mêmes employés se feraient un plaisir de vous offrir encore:

Des «Usines de Bastange, par Romœuf,» des «Produits céramiques» et des «Mutualité,» des «Gastronomie» et des «Chaudronnerie,» des «Ancre Paule» et des «Garantie industrielle,» des «Transcontinental Memphis el Paso (Amérique)» et des «Ardoisières de Caumont,» des «Banque Catholique» et du «Crédit cantonal,» des «Épargnes des Paroisses» et des «Orphelinat des Arts-et-Métiers,» et des «Tréfileries réunies,» et des «Cabotage International...»

Tous ces titres, et bien d'autres encore, illustrés de vignettes alléchantes, qu'on trouve chez M. Lattermann, n'ont pour le commun des martyrs d'autre valeur que celle du vieux papier, qui se vend couramment de trois à cinq sous la livre.

Mais c'est la gloire de notre temps et le génie de la spéculation de tirer parti de ce qui ne semble bon à rien, de donner du prix à ce qui semble n'en plus avoir aucun. Dans une société bien ordonnée, rien ne se perd. Et il se trouve des agioteurs pour se disputer ces chiffons....

Autour du tapis vert de Saxon et de Monaco, on voit des hommes à face blême, juste assez proprement vêtus pour être admis dans les salons, qui suivent d'un œil ardent les évolutions de la roulette, et qui sans ponter jamais pointent d'une ardeur sans pareille les coups qui se succèdent.

Ceux-là sont les décavés.

Comme ils n'ont plus en poche la pièce de deux ou de cinq francs qui est le minimum de la mise, ils parient entre eux, deux sous, six sous, dix sous, et selon que sort la rouge ou la noire, on voit les uns sourire et les autres faire la grimace.

C'est que plus leur enjeu est minime, plus poignante est leur émotion. C'est du dîner et du gîte qu'il s'agit pour la plupart. Si une couleur passe dix fois, il y en a qui iront dormir le ventre vide à la belle étoile.

Eh bien! de même que la roulette, la Bourse a ses décavés, des exécutés dont on ne veut plus au passage de l'Opéra, qui ne trouveraient pas un coulissier véreux pour leur prendre un ordre de cinq louis....

Doivent-ils, parce qu'ils n'ont plus la mise exigée, renoncer aux délirantes émotions de la hausse et de la baisse, à l'espoir de se refaire, au bonheur de remuer de l'argent avec la langue faute d'en pouvoir remuer avec les mains!

Ce serait trop cruel! Et forcés d'abandonner la rente, c'est bien le moins qu'il leur soit permis de se rejeter sur les valeurs qui n'en sont plus.

Il est à la Bourse des recoins ignorés où grouille tout une population hétéroclite de vieux à barbe pointue et de jeunes messieurs trop bien mis, et où on trafique de toutes choses vendables et de quelques autres encore. Là se tiennent des négociants étranges, qui vous proposeront des fonds de commerce, des parties de marchandises provenant de faillites, des lots de bonnes créances à recouvrer, et qui, à la fin, tireront résolûment de leur poche une lorgnette dont ils vous vanteront la monture, une montre apportée de Genève en contrebande, un revolver ou un flacon d'eau sans pareille pour faire repousser les cheveux.

C'est à ce marché qu'aboutissent tous ces titres destinés jadis à représenter des millions, et qui ne représentent plus rien qu'une preuve incontestable de l'audace des fripons et de la crédulité des dupes.

C'est là que se négocient toujours des «Gastronomie» à 1,75 et des «Forêts de Formanoir» à 2,25.

C'est là qu'il y a des éclats de joie, parce que les «Houillères des Asturies» sont en hausse de vingt sous, et des grincements de colère, parce que la «Compagnie française de Roulage et de Messagerie» vient de baisser de dix centimes.

Et cependant, il ne faudrait pas croire que le hasard seul décide les fluctuations de ces valeurs fantaisistes.

De même que tout ce qui se vend et s'achète, elles subissent les lois de l'offre et de la demande....

Car on les demande, car on les recherche....

Et c'est ici qu'apparaît l'utilité de l'industrie dont le sieur Lattermann est un des plus recommandables représentants.

Un commerçant, à la veille de déposer son bilan, veut-il priver ses créanciers d'une partie de son avoir, masquer des détournements ou dissimuler des dépenses exagérées? C'est rue Joquelet qu'il se rend tout droit. Il y achète un assortiment de «Crédit cantonal,» de «Mines de Rossdorff (près Darmstadt),» ou de «Salines de Maumusson,» et précieusement, il les serre dans sa caisse.

Et quand se présente le syndic:

—Voilà, lui dit-il, mon actif; j'en ai là, comme vous le pouvez voir, pour vingt, pour cinquante, pour cent mille francs, au prix d'émission, le tout ne vaut plus cent sous; mais est-ce ma faute? Je croyais le placement bon. Et si je n'ai pas vendu quand on pouvait encore vendre, c'est que j'espérais toujours que l'affaire reviendrait sur l'eau.

Et on lui accorde son concordat, parce qu'en vérité, il serait trop cruel de punir un homme de ce qu'il n'a pas su placer son argent.

—Il est déjà assez malheureux de l'avoir perdu, pensent les créanciers....

C'est rue Joquelet, pareillement, que s'adressent les estimables industriels qui se font livrer des marchandises contre un dépôt d'actions sans valeur, et ceux qui obtiennent des crédits sur consignation de titres bons à jeter au panier, et bien d'autres encore, dont la Gazette des Tribunaux ne se lasse pas d'enregistrer les exploits et de dénoncer l'imagination trop fertile.

M. Lattermann, du reste, sait mieux que personne à quel emploi on destine les valeurs sans valeur qu'on lui vient acheter.

Il le sait si bien, qu'il donne des consultations aux clients qui se présentent, et qu'à un futur failli, par exemple, il conseille de prendre telles actions plutôt que telles autres, parce qu'elles paraîtront plus vraisemblables et qu'on trouvera plus naturel qu'il les ait achetées lors de leur émission.

Il ne s'en vante pas moins d'être un parfait honnête homme.

—Le commerce que je fais est-il défendu? répond-il fièrement à ceux qui l'appellent voleur.

Et si on insiste, il déclare qu'il n'est pas plus responsable des vols qui se commettent avec ses titres, qu'un armurier ne l'est du meurtre commis avec un fusil qu'il a vendu....

—Mais il nous apprendra sûrement où en est le Comptoir de crédit mutuel, répétait à Maxence M. de Trégars....

Quatre heures sonnaient lorsque leur voiture s'arrêta rue Joquelet.

La Bourse venait de finir: on voyait encore cependant quelques groupes de coulissiers attardés sur la place, et autour des grilles des gens qui rôdaient, comme des affamés qui auraient cherché pour les ramasser les miettes de quelque festin gigantesque.

—Pourvu que le sieur Lattermann soit chez lui, dit Maxence.

Ils montèrent, car c'est au second que cet honorable trafiquant a ses bureaux.

Et, lorsqu'ils se présentèrent:

—Monsieur est dans son cabinet, en conférence avec un client, leur répondit un commis... veuillez attendre.

«L'office» du sieur Lattermann ressemblait à toutes les cavernes de ce genre.

Un fort étroit espace y était réservé au public, et tout autour, derrière un épais treillage de fil de fer, on apercevait des employés, qui, fiévreusement, alignaient des chiffres ou comptaient des coupons.

A droite, au-dessus d'un large guichet, se lisait le mot magique: Caisse.

Une petite porte, à gauche, conduisait au cabinet du patron.

Il y avait loin de cette simplicité sordide aux splendeurs du Comptoir de crédit mutuel. Mais le luxe qui attire les actionnaires ne retient pas l'argent. C'est dans des bouges que s'amassent les grosses fortunes.

Patiemment, M. de Trégars et Maxence s'étaient assis sur une dure banquette de cuir, rouge autrefois, et ils regardaient et ils écoutaient.

Le mouvement ne laissait pas que d'être considérable.

A tout moment, des jeunes gens bien mis arrivaient d'un air important et empressé, et tirant un carnet de leur poche, ils bredouillaient quelques phrases de ce patois hérissé de chiffres qui est la langue des affaires.

Au bout d'un gros quart d'heure:

—M. Lattermann en a-t-il encore pour longtemps? demanda M. de Trégars.

—Je ne sais pas, répondit un employé.

Les clients se succédaient, gens de mine hétéroclite pour la plupart, d'allures inquiètes ou inquiétantes, faces blêmes d'usuriers, visages rubiconds de maquignons, nez allongés de dupes. Quelques-uns étaient si misérablement vêtus qu'on leur eût donné un sou dans la rue, et que certainement ils l'eussent accepté, et cependant ce n'étaient pas les plus mal reçus, tant il est vrai qu'aux alentours de la Bourse, surtout, l'habit ne fait pas le moine. Il y en avait qui passaient à la caisse, et qui versaient ou recevaient de l'argent. D'autres, les familiers de l'office, évidemment, entraient la tête jusqu'aux épaules dans un guichet, et ployés en deux, les mains appuyées sur la tablette, ils restaient en grande conférence avec les employés.

Par instants, une voix s'élevait, qui, dominant le murmure confus des conversations, criait:

—Combien ont fait les Tiffila?

—Sept vingt-cinq, répondait une autre voix sur le même ton.

—Et les Épargnes des Paroisses?

—Trois trente....

A la fin, cependant, la petite porte de gauche s'ouvrit, et on vit sortir le client qui, depuis si longtemps, accaparait M. Lattermann.

Ce client n'était autre que M. Costeclar....

Apercevant M. de Trégars et Maxence, qui s'étaient levés au bruit de la porte, il parut on ne peut plus désagréablement surpris; il pâlit même légèrement, et fit un pas en arrière comme pour rentrer précipitamment dans la pièce qu'il quittait.

Car le cabinet du sieur Lattermann, de même que celui de tous les brasseurs d'affaires, a plusieurs issues, sans compter celle qui donne sur la police correctionnelle.

Mais M. de Trégars ne lui laissa pas le loisir de battre en retraite.

—Eh bien? lui demanda-t-il d'un ton où perçait la menace.

Le brillant financier avait daigné retirer son chapeau, d'ordinaire rivé sur sa tête, et avec le sourire contraint du gredin pris en flagrant délit:

—Je ne m'attendais pas à vous rencontrer ici, monsieur le marquis, dit-il.

A ce titre de marquis, toutes les plumes s'étaient arrêtées et tous les nez s'étaient levés.

—Je le crois sans peine, fit M. de Trégars. Mais moi, je vous demande où en est l'affaire?

—Elle se corse, la justice marche....

—En vérité!...

—C'est positif; Jules Jottras, de la maison Jottras et son frère, a été arrêté ce tantôt, au moment où il arrivait à la Bourse.

—Pourquoi?

—Parce qu'il était, paraît-il, le complice de Vincent Favoral, et que c'était lui qui vendait les titres enlevés à la caisse du Crédit mutuel....

D'un regard, M. de Trégars commanda le silence à Maxence, qui, au nom de son père, avait tressailli, et d'un accent ironique:

—Fameuse capture! murmura-t-il, et qui prouve la clairvoyance de la justice.

—Mais ce n'est pas tout, reprit vivement M. Costeclar. On croit Saint-Pavin, vous savez, le rédacteur du Pilote financier, fortement compromis. Le bruit courait, en clôture, qu'un mandat d'amener allait ou venait d'être lancé contre lui.

—Et le baron de Thaller?

Les employés ne pouvaient assez s'étonner de la patience dont M. Costeclar faisait preuve.

—Le baron, répondit-il, a paru à la Bourse ce tantôt, et il y a été l'objet d'une véritable ovation....

—C'est admirable! Et que disait-il?

—Que tout était réparé.

—Alors les actions du Crédit mutuel ont remonté?

—Malheureusement non. Elles n'ont pu franchir cent dix francs.

—Et cela ne vous a pas étonné?

—Pas trop, parce que, voyez-vous, je suis un homme d'affaires, moi, et je sais comment les choses se passent. En quittant M. de Thaller, ce matin, les actionnaires du Crédit mutuel se sont réunis, et ils se sont engagés sur l'honneur à ne pas vendre, pour ne pas assommer les cours. C'est pourquoi, dès qu'ils ont été séparés, chacun à part soi, s'est dit: «Si je vendais, puisque les autres qui sont des imbéciles vont garder!» Or, comme ils ont été trois ou quatre cents à se tenir ce raisonnement, la place a été inondée de titres....

Regardant bien dans les yeux le brillant financier, si visiblement troublé que les employés ne pouvaient s'empêcher de rire:

—Et vous? interrompit M. de Trégars.

—Moi?... balbutia-t-il.

—Oui, je vous demande si vous avez été plus fidèle à votre parole que les actionnaires dont vous parlez, et si vous avez fait ce dont nous étions convenus?

—Assurément. Et si vous me trouvez ici....

Mais M. de Trégars, lui posant la main sur l'épaule, l'arrêta net.

—Je crois savoir ce que vous y êtes venu faire, prononça-t-il, et dans un moment je serai fixé....

—Je vous jure....

—Ne jurez pas. Si je me trompe, tant mieux pour vous. Si je ne me trompe pas, je vous prouverai qu'il est dangereux de jouer au fin avec moi... quoique je ne sois pas homme d'affaires....

Cependant, le sieur Lattermann, ne voyant pas de client venir remplacer celui qui le quittait, finit par s'impatienter et apparut sur le seuil de son cabinet....

C'était un homme encore jeune, petit, trapu, commun; on n'apercevait de lui d'abord que son ventre, un gros, grand et large ventre, siége de ses pensées et tabernacle de ses aspirations, un ventre de parvenu que battait une double chaîne d'or chargée de breloques.

Sur un cou apoplectique, rouge comme celui d'un dindon, se dressait sa tête toute petite, garnie de rudes cheveux roux taillés en brosse. Une barbe touffue, en éventail encadrait sa large face de pleine lune, coupée en deux par un nez écrasé comme celui d'un kalmouk, et éclairée par deux petits yeux en coulisse où éclatait la plus insigne fourberie....

Ceux qui le connaissaient le mieux affirmaient que personne jamais n'avait fait impunément une affaire avec lui. Mais il «la faisait à la rondeur,» selon son expression, tapant sur le ventre des gens, et mettant à exécuter les malheureux tombés entre ses griffes cette bonhomie sinistre, qui est le trait distinctif des Allemands.

Voyant M. de Trégars et M. Costeclar en grande conversation:

—Tiens! vous vous connaissez! fit-il.

M. de Trégars s'avança.

—Nous sommes même... amis intimes, répondit-il, et il est fort heureux que nous nous soyons rencontrés. Je suis amené par la même affaire que ce cher Costeclar, et j'étais en train de lui expliquer qu'il s'est trop hâté, et que mieux vaudrait attendre encore trois ou quatre jours....

—C'est justement ce que je lui ai dit, appuya l'honorable patron de l'office de la rue Joquelet.

Maxence ne comprenait qu'une chose, c'est que M. de Trégars avait pénétré les desseins de M. Costeclar, et il ne pouvait assez admirer son sang-froid et son habileté à saisir une occasion unique.

—Heureusement il n'y a rien de fait! reprit le sieur Lattermann.

—Et qu'il est encore temps de revenir sur ce qui a été convenu, ajouta M. de Trégars.

Et s'adressant à M. Costeclar:

—Venez, ajouta-t-il, nous allons nous entendre avec monsieur....

Mais l'autre, qui se souvenait de la scène de la rue Saint-Gilles, et qui avait ses raisons pour craindre, eût sauté par la fenêtre plutôt.

—Je suis attendu, balbutia-t-il, entendez-vous tous les deux....

—Alors vous me laissez carte blanche.

Ah! si le brillant financier eût osé!... Mais il sentait rivés sur lui des yeux si menaçants, qu'il n'osa même pas hasarder un geste de dénégation....

—Ce que vous ferez sera bien fait! dit-il, de l'accent d'un homme qui se sent perdu....

Et pendant qu'il gagnait la porte, M. de Trégars entrait dans le cabinet du sieur Lattermann.

Il n'y resta que cinq minutes, et quand il rejoignit Maxence qu'il avait prié de l'attendre:

—Je crois que nous les tenons, lui dit-il en l'entraînant....

C'est chez M. Saint-Pavin que se rendaient M. de Trégars et Maxence, et ils y furent en moins de rien, car c'est à l'entrée de la rue Vivienne que sont installés les bureaux du Pilote financier,—au deuxième au-dessus de l'entre-sol, ainsi que l'indiquent un écusson cloué sur la porte et une main à l'index tendu peinte sur le mur de l'escalier.

Il n'est personne qui n'ait au moins aperçu un exemplaire de cette feuille, dont la vignette ingénieuse représente un hardi marin conduisant à pleines voiles un timide passager vers le port Million, à travers une mer orageuse, toute hérissée des écueils de la faillite et des récifs de la ruine.

Les bureaux du Pilote sont moins ceux d'un journal que ceux de la première agence d'affaires venue.

De même que chez le sieur Lattermann, on y voit des employés griffonnant derrière des grillages, des guichets, une caisse, et, sur une immense ardoise, le cours, écrit à la craie, de la Rente et des valeurs françaises et étrangères.

C'est qu'en vérité, le Pilote financier n'est que le porte-voix d'une usine de tripotages.

Comme il dépense chaque année une centaine de mille francs en publicité pour racoler des abonnés, comme d'autre part il ne coûte que trois francs par an, il est clair que ce n'est pas sur les abonnements qu'il réalise des bénéfices.

Il a d'autres sources de revenu. Ses courtages, d'abord. Car il vend et achète, et exécute, disent ses prospectus, «tous les ordres de Bourse généralement quelconques au mieux de l'intérêt du client.»

Et la besogne ne lui manque pas.

Les petits capitalistes de province ont des fantaisies singulières. Ils pourraient, lorsqu'ils ont des fonds disponibles, les porter à quelque banquier de leur ville, à un homme connu, dont ils savent la vie et la fortune, dont ils estiment le caractère et respectent la probité.

Mais non; ce serait trop simple et trop sûr.

Ils aiment mieux envoyer leur argent à Saint-Pavin, qu'ils ne connaissent ni d'Ève ni d'Adam, uniquement pour cette raison qu'un beau matin la poste leur a apporté gratis un numéro du Pilote financier, où ils ont lu que ledit Saint-Pavin est le premier homme du monde pour manœuvrer les capitaux, en tirer des intérêts fabuleux et enrichir ses clients.

Et ils sont nombreux les gens que Saint-Pavin grise de ses articles, qu'il éblouit de ses chiffres, qu'il prend aux miroitements des primes et des reports.

—J'ai cinquante mille abonnés! dit-il fièrement.

Et c'est absolument exact. Il y a de par la France, cinquante mille bonnes âmes qui payent trois francs par an la prose de Saint-Pavin, et il en est bien sur ce nombre huit ou dix mille qui se laissent piloter par lui, vendant quand il conseille de vendre, achetant dès qu'il dit d'acheter....

Mais aux courtages opulents, il convient d'ajouter la réclame: autre mine.

Pas d'affaires sans le Pilote financier.

Six fois sur dix, le jour où une affaire s'organise, les organisateurs ont mandé Saint-Pavin. Honnêtes ou fripons, il leur faut passer par ses mains; ils le savent et s'y sont d'avance résignés.

—Nous avons compté sur vous, lui disent-ils.

Et lui:

—Quels avantages faites-vous?

On discute alors l'opération: ce que peut rapporter la société à lancer et ce qu'exige Saint-Pavin avant d'emboucher la trompette.

Si pour cent mille francs il promet des accès de lyrisme et de chauffer sa clientèle à blanc, pour cinquante mille il ne sera qu'enthousiaste. A vingt mille francs, il fera de l'affaire un éloge raisonnable; à dix mille, il gardera simplement la neutralité.

Et si ladite société refuse tout avantage au Pilote?

—Ah! prenez garde! dit Saint-Pavin.

Et dès le numéro suivant, il commence sa campagne.

Il est modéré, d'abord, et se réserve le moyen de revenir. Il n'émet que des doutes: «L'affaire, hum! il ne la connaît pas bien.... Elle est peut-être excellente, il se peut qu'elle soit détestable.... Le plus sûr est d'attendre, de voir venir...»

C'est la première sommation.

Si elle est infructueuse, il empoigne derechef sa bonne plume financière et accentue ses défiances.

Habile à éviter les procès en diffamation, il insinue que «les calculs ne sont peut-être pas exacts, qu'on a, oh! bien involontairement, enflé le chapitre des bénéfices probables et diminué celui des dépenses certaines...»

Il sait son métier, c'est incontestable, il s'entend à grouper les chiffres, à démontrer, selon les besoins de sa thèse, que deux et deux font trois ou font cinq.

Il est rare qu'avant le troisième article, la société visée ne mette pas les pouces:

—Nous nous rendons, voilà tant.

Et il faut le donner poliment, ce tant, avec des égards et comme chose due. Saint-Pavin est susceptible, à ses heures. Il se bat, il s'est battu. Il a rudement traîné sur le terrain le fils d'un financier puissant qui lui avait tendu dix mille francs au bout d'une paire de pincettes.

Si cependant la société tympanisée ne met pas les pouces, oh! alors, il devient terrible, il casse les vitres et n'ayant plus rien à espérer, il ne ménage rien.

Mais il est rare qu'il soit forcé d'en venir à ces extrémités.

Son influence est très-réelle, très-positive, et on le sait.

Il ne se vante pas, quand il raconte comme quoi, lors de l'emprunt de New-Sestos, une des plus immenses floueries de ce temps, il tira de sa clientèle la somme énorme de deux millions cinq cent mille francs, dont le dixième resta dans les caisses du Pilote.

Aussi Saint-Pavin serait-il depuis longtemps millionnaire, s'il était l'unique propriétaire du journal qu'il rédige.

Il ne l'est pas, malheureusement.

Qu'une mésaventure advienne, qu'il faille répondre à la justice ou tenir tête à des clients trop durement étrillés, oh! il est seul en nom, seul responsable.

S'agit-il de partager les bénéfices? C'est une autre paire de manches, les commanditaires arrivent.

Car, hélas! Saint-Pavin a des commanditaires, ou plutôt il n'est qu'un instrument dont jouent impitoyablement trois ou quatre de ces fins matois de la finance qui ont un pied dans toutes les affaires, un œil dans tous les tripotages et une main dans toutes les poches. A Saint-Pavin le péril et la peine, à eux le profit. On tient en piètre estime le directeur du Pilote financier; mais eux, haut cotés sur la place, considérés, recherchés, décorés, ils avancent les lèvres d'un air d'insurmontable dégoût dès qu'on prononce devant eux le vilain mot de chantage.

—J'aurai ma revanche, gronde-t-il quelquefois.

Il ne l'aura jamais; car il lui manque les deux qualités essentielles à la Bourse, la discrétion et le sang-froid.

Au rebours de ses compatriotes du Midi, qui restent de glace intérieurement tout en jetant feu et flammes, Saint-Pavin s'échauffe pour tout de bon. Grand hâbleur, il finit si bien par prendre ses hâbleries au sérieux, qu'on a pu dire de lui qu'il n'avait jamais mis personne dedans sans s'y être mis lui-même.

Jusqu'à ce point qu'au moment de l'emprunt de New-Sestos, ayant reçu pour ses articles dix mille francs de prime, il les plaça dans ledit emprunt; dupe des raisons qu'il avait accumulées depuis un mois pour démontrer les avantages de cette audacieuse piperie.

Avec ce tempérament, vivant dans ce milieu dangereux de gens qui souvent n'ont pas le sou, qui sont toujours sûrs de gagner leur million fin courant, Saint-Pavin se trouve avoir une existence singulière.

—C'est la misère, dit-il... tempérée par des pots-de-vin.

On l'a vu rouler voiture au commencement d'un mois, et le trente n'avoir plus de souliers à se mettre aux pieds.

Il était jeune alors. En vieillissant, ennuyé de ces alternatives de misère et de luxe, il a fini par adopter, pour ne s'en plus départir, le débraillé d'un homme revenu de toutes les illusions, et qui n'attache plus d'importance qu'aux jouissances positives et immédiates.

Son appartement est un taudis où on marche sur une litière de bouts de cigares, mais il mange dans les restaurants en renom, ne boit que du meilleur et ne fume que des havanes de choix.

Bon compagnon, d'ailleurs, obligeant à l'occasion, convive solide, causeur spirituel, d'une impudence rare et d'un cynisme renversant, il a fini par se faire admettre partout, en répétant toujours: «Je suis comme cela, et il faut me prendre comme je suis.»

Tout Paris le connaît, et il a beaucoup d'amis.

Aussi, les bureaux du Pilote financier étaient-ils pleins, lorsque M. de Trégars et Maxence y arrivèrent, pleins de cette foule de gens qui vivent de la Bourse, spéculateurs, remisiers, intermédiaires, venus là aux nouvelles et pour discuter les fluctuations du jour et les probabilités du marché du soir....

—M. Saint-Pavin est occupé, leur dit un garçon de bureau taillé en force.

On entendait sa voix brutale, car il était, non pas dans son cabinet, mais dans le bureau même, derrière les grillages garnis de rideaux verts....

Bientôt il se montra, reconduisant un vieux bonhomme, qui semblait confondu de l'algarade, et auquel il criait:

—Non, monsieur, non, le Pilote financier ne se charge pas d'exécutions pareilles, et je vous trouve bien hardi de me venir proposer des gredineries de deux sous....

Mais apercevant Maxence:

—M. Favoral!... fit-il. Parbleu! c'est ma bonne étoile qui vous amène.... Passez dans mon cabinet, cher monsieur, passez, nous allons rire!...

Beaucoup, parmi les gens qui se trouvaient dans les bureaux du Pilote, avaient un mot à dire à M. Saint-Pavin, un conseil à lui demander, un ordre à lui transmettre ou une nouvelle à lui communiquer.

Ils s'étaient donc avancés et l'entouraient, lui souriant et lui tendant amicalement la main.

Il les écartait avec sa brusquerie ordinaire.

—Tout à l'heure! Je suis occupé! Laissez-moi!

Et poussant Maxence vers la porte de son cabinet, qu'il venait d'ouvrir:

—Entrez donc, vous! faisait-il d'un ton d'impatience extraordinaire.

Mais M. de Trégars entrait aussi, et comme il ne le connaissait pas:

—Ah ça! qu'est-ce que vous voulez? demanda-t-il brutalement.

Maxence se retourna.

—Monsieur est mon meilleur ami, prononça-t-il, et je n'ai pas de secret pour lui....

—Qu'il passe donc; mais, sacrebleu! faisons vite.

Fort somptueux autrefois, le cabinet de M. le directeur du Pilote financier était peu à peu tombé dans un état de sordide délabrement. Si le garçon de bureau avait reçu l'ordre de n'y jamais promener le plumeau ni le balai, il obéissait ponctuellement. Le désordre et la malpropreté y régnaient. Les cartons en lambeaux pendaient misérablement hors des cartonniers, et sur les larges divans séchait depuis des mois la boue des bottes de tous les visiteurs qui s'y étaient vautrés. Sur la cheminée, au milieu d'une demi-douzaine de verres crasseux, se dressait une bouteille de vin de Madère à moitié vide. Enfin, devant l'âtre, sur le tapis, et le long de tous les meubles, s'amoncelaient à profusion les bouts de cigares et de cigarettes....

Dès qu'il eut fermé au verrou la porte de son cabinet, venant se planter droit devant Maxence:

—Qu'est devenu votre père? demanda brusquement M. Saint-Pavin.

Maxence tressaillit. S'il s'attendait à une question, ce n'était certes pas à celle-là.

—Je l'ignore, répondit-il.

Le directeur du Pilote haussa les épaules.

—Que vous répondiez cela au commissaire de police, dit-il, aux juges et à tous les ennemis de Favoral, je le comprends, c'est votre devoir. Qu'ils vous croient, je le comprends encore, parce qu'au fond, que leur importe! Mais à moi, qui suis un ami, sans que vous vous en doutiez, à moi qui ai des raisons de n'être pas crédule....

—Je vous jure que nous ne savons pas où il s'est réfugié.

Maxence disait cela d'un tel accent de sincérité, qu'il n'y avait pas à douter. Aussi, une vive surprise se peignit-elle sur les traits de M. Saint-Pavin.

—Quoi! fit-il, votre père a filé, comme cela, sans s'assurer le moyen d'avoir des nouvelles de sa famille....

—Oui.

—Sans dire un mot de ses intentions à votre mère, à votre sœur, à vous-même....

—Sans un mot.

—Sans laisser d'argent, peut-être....

—On n'a trouvé après son départ qu'une somme insignifiante, que le commissaire a tenu à laisser à ma mère.

Le directeur du Pilote financier eut un geste d'ironique admiration.

—Allons, c'est complet, fit-il, et Vincent est décidément un homme très-fort!...

—Monsieur!...

—Ou plutôt, ses satanées femmes lui tenaient au cœur beaucoup plus qu'on ne le supposait.

Silencieux jusqu'alors et resté à l'écart, M. de Trégars s'avança.

—Quelles femmes? interrogea-t-il.

Le dépit de M. Saint-Pavin était manifeste.

—Est-ce que je le sais! répondit-il brutalement. Est-ce que personne jamais a rien su des affaires d'un mâtin plus hermétiquement boutonné dans sa redingote qu'un jésuite dans sa soutane!...

—M. Costeclar....

—Encore un joli coco, celui-là! Cependant, oui, il avait peut-être découvert quelque chose de l'existence de Vincent, car il le faisait drôlement aller. N'a-t-il pas dû épouser Mlle Favoral?...

—Même malgré elle, oui.

—Alors, vous avez raison, il avait surpris quelque chose. Mais si vous comptez sur lui pour vous apprendre quoi que ce soit, vous comptez sans votre hôte....

—Qui sait! murmura M. de Trégars.

Mais M. Saint-Pavin ne l'entendit pas.

En proie à une agitation surprenante, il arpentait son cabinet:

—Ah! ces hommes d'apparence froide, grondait-il, ces hommes à mine discrète, ces rogneurs de liards, ces calculateurs, ces moralistes, quand ils se mettent à faire des sottises!... Qui peut imaginer à quelle insanité on aura poussé celui-ci, et quel parti il aura pris, sous l'empire de quelque passion enragée....

Et frappant furieusement du pied, ce qui dégageait du tapis des nuages de poussière:

—Il faut pourtant que je le déniche, jurait-il, et, par le tonnerre du ciel! où qu'il se cache, je le dénicherai!...

C'est d'un œil perspicace que M. de Trégars observait le directeur du Pilote.

—Vous avez donc, fit-il, un grand intérêt à le retrouver?

L'autre s'arrêta court:

—J'y ai l'intérêt, répondit-il, d'un homme qui se croyait un malin, et qui se voit joué comme un enfant et dupé comme un sot! D'un homme à qui on avait promis monts et merveilles, et qui voit sa situation menacée! D'un homme qui est las de travailler à la fortune d'une bande de brigands qui entassent millions sur millions et qui, pour toute récompense, lui offrent la police correctionnelle et la perspective d'une retraite à Poissy, pour ses vieux jours! L'intérêt, enfin, d'un homme qui veut se venger, et qui, par le saint nom de Dieu! se vengera....

—De qui?

—De M. le baron de Thaller, monsieur!

Et reprenant sa promenade:

—Comment a-t-il pu, poursuivait-il, contraindre Favoral à endosser la responsabilité de tout, et à disparaître? Quelle somme énorme lui a-t-il donnée?...

—Monsieur, interrompit vivement Maxence, mon père est parti sans un sou!...

M. Saint-Pavin éclata de rire.

—Et les douze millions, demanda-t-il, qu'en a-t-on fait? Pensez-vous qu'on les a distribués en bonnes œuvres?

Et sans attendre d'autres objections:

—Cependant, continua-t-il, ce n'est pas avec de l'argent seulement qu'on peut décider un homme à se déshonorer et à se perdre pour un autre, à s'avouer voleur et faussaire, à braver le bagne, à tout abandonner, pays, famille, amis! Évidemment, le baron de Thaller avait d'autres moyens d'action, il tenait Favoral....

M. de Trégars l'arrêta.

—Vous parlez, lui dit-il, comme si vous étiez absolument sûr de la complicité de M. de Thaller....

—Parbleu!...

—Pourquoi ne le dénoncez-vous pas?

Le directeur du Pilote eut un violent mouvement de recul.

—Fourrer, moi-même, le nez de la justice dans mes affaires! s'écria-t-il. Peste! comme vous y allez! A quoi cela m'avancerait-il, d'ailleurs? Ai-je des preuves à fournir de mes allégations! Croyez-vous donc que Thaller n'a pas pris ses précautions et ne m'a pas lié les mains? Qu'on se crève un œil pour crever les deux yeux d'un ennemi, très-bien! Mais s'éborgner pour la gloire, ce serait trop bête. Sans Favoral, rien à faire....

—Supposez-vous donc que vous le décideriez à se livrer à la justice?...

—Non, mais à me fournir les preuves qui me manquent pour envoyer Thaller là où déjà ils ont envoyé ce pauvre Jottras....

Et s'animant de plus en plus:

—Mais ce n'est pas dans un mois qu'il me les faudrait, ces preuves, poursuivait M. Saint-Pavin, ni même dans quinze jours, mais demain, mais à l'instant même.... Avant la fin de la semaine, Thaller aura fait son coup, réalisé on ne sait combien de millions, et tout remis si bien en ordre, que la justice qui, en matière de finances, n'est pas de première force, n'y verra que du feu. Si Thaller va jusque-là, il est sauvé: le voilà sacré financier de premier ordre et hors d'atteinte. Alors, où ne montera-t-il pas! Déjà, il parle de se faire nommer député, et il raconte partout qu'il a trouvé pour épouser sa fille un gentilhomme qui porte un des plus vieux noms de France, le marquis de Trégars....

Montrant Marius:

—Mais c'est monsieur qui est le marquis de Trégars! s'écria Maxence.

Pour la première fois, M. Saint-Pavin prit la peine d'examiner son visiteur, et lui qui avait trop pratiqué la vie pour ne se pas connaître en hommes, il parut étonné....

—Veuillez m'excuser, monsieur, prononça-t-il avec une politesse fort éloignée de ses habitudes, et... permettez-moi de vous demander si vous soupçonnez les raisons qu'a M. de Thaller de tenir prodigieusement à vous avoir pour gendre....

—Je pense, répondit froidement M. de Trégars, que M. de Thaller serait heureux de m'enlever le droit de rechercher les causes de la ruine de mon père....

Mais il fut interrompu par un grand bruit de voix dans la pièce voisine, et presque aussitôt on frappa rudement à la porte, et quelqu'un dit:

—Au nom de la loi!...

Le directeur du Pilote financier était devenu plus blanc que sa chemise.

Il dit:

—Voilà ce que je craignais; Thaller m'a gagné de vitesse!

Et encore:

—Je suis peut-être perdu!

Cependant, il ne perdit pas la tête.

D'un mouvement prompt comme la pensée, il sortit d'un tiroir une liasse de lettres qu'il lança dans la cheminée et auxquelles il mit le feu, en disant d'une voix enrouée par l'émotion et par la colère:

—On n'entrera pas qu'elles ne soient brûlées.

Mais elles mettaient à s'enflammer une lenteur désespérante.

Il faut avoir, en un moment critique, anéanti des documents compromettants, pour savoir avec quelles difficultés inouïes le papier en masse brûle. Du bois vert serait plus vite consumé.

Du dehors, on secouait la porte, et on criait:

—Ouvrez!

Agenouillé devant l'âtre, M. Saint-Pavin remuait et éparpillait ses paperasses.

—Et maintenant, lui dit M. de Trégars, hésiterez-vous à livrer à la justice le baron de Thaller?...

Il se retourna les yeux étincelants.

—Maintenant, répondit-il, si je veux être sauvé, il faut que je le sauve. Ne comprenez-vous pas qu'il me tient!...

Et voyant que les derniers feuillets de sa correspondance flambaient:

—Vous pouvez ouvrir à présent, dit-il à Maxence.

Maxence obéit, et un commissaire de police, ceint de son écharpe, se précipita dans le cabinet, pendant que ses hommes, non sans peine, contenaient la foule de la première pièce.

C'est qu'elle était terriblement émue, cette foule.

Il n'était pas un des boursiers qui s'y trouvait mêlé qui ne frémît d'une catastrophe dont vaguement il se sentait menacé dans l'avenir. Le terrain de la spéculation est si glissant, l'occasion si perfide! Il n'en était pas un qui, regardant Saint-Pavin, ne se dît intérieurement:

—Aujourd'hui, lui. Demain, moi, peut-être....

Le commissaire de police, cependant, un vieux routier, qui en était à sa centième expédition de ce genre, avait, d'un coup d'œil, examiné le cabinet:

Apercevant dans la cheminée des débris carbonisés, sur lesquels voltigeait encore une flamme mourante:

—Voilà donc, dit-il, pourquoi on tardait tant à m'ouvrir?

Un sourire goguenard effleura les lèvres du directeur du Pilote.

—On a ses affaires personnelles, répondit-il, des affaires de femme....

—Ce sera une preuve morale contre vous, monsieur.

—Je la préfère à une preuve matérielle.

Ne daignant pas relever l'impertinence, le commissaire, d'un regard soupçonneux, toisait Maxence et M. de Trégars.

—Qui sont ces messieurs qui étaient enfermés avec vous? demanda-t-il à M. Saint-Pavin....

—Des visiteurs. Monsieur que voici, est M. Favoral....

—Le fils du caissier du Crédit mutuel?

—Précisément. Et Monsieur est M. le marquis de Trégars....

—En entendant frapper au nom de la loi, ces messieurs auraient dû ouvrir, grommela le commissaire.

Mais il n'insista pas.

Tirant de sa poche un papier, il le déplia, et le présentant au directeur du Pilote financier:

—Je suis chargé de vous arrêter, reprit-il. Voici le mandat d'amener.

D'un geste insouciant l'autre le repoussa.

—A quoi bon lire! fit-il. Quand j'ai appris l'arrestation de ce pauvre Jottras, j'ai compris ce qui me pendait au nez. Il s'agit, j'imagine du vol du Crédit mutuel?

—Précisément.

—J'y suis aussi absolument étranger que vous-même, monsieur, et je n'aurai pas de peine à le démontrer. Mais cela ne vous regarde pas, et vous allez, je suppose, apposer les scellés sur mes papiers....

—Sauf sur ceux que vous avez brûlés....

M. Saint-Pavin éclata de rire. Il avait repris son impudence et son sang-froid, et semblait aussi à l'aise que s'il se fût agi de la chose la plus naturelle du monde.

—Me sera-t-il permis, demanda-t-il, de parler à mes employés, et de leur donner mes instructions?

—Oui, répondit le commissaire, mais en ma présence.

Appelés, les employés parurent; la consternation peinte sur le visage, mais la joie pétillant dans les yeux. Réellement, ils étaient ravis de la mésaventure de leur patron. De même que M. Saint-Pavin reprochait à M. de Thaller de spéculer sur lui, ils accusaient M. Saint-Pavin de les exploiter indignement.

—Vous voyez ce qui m'arrive, mes enfants, leur dit-il. Mais rassurez-vous, il en sera cette fois comme la dernière: avant quarante-huit heures, on aura reconnu l'erreur dont je suis victime ou je serai relâché sous caution. Quoi qu'il en soit, je puis compter sur vous, n'est-ce pas?...

Tous lui jurèrent qu'ils allaient redoubler de zèle.

Et alors, s'adressant à son caissier, qui était son homme de confiance et le bras droit des commanditaires:

—Quant à vous, Besnard, reprit-il, vous allez courir chez M. de Thaller et lui apprendre ce qui se passe.

Qu'il prépare des fonds, car dès demain tous les gens qui ont de l'argent chez nous vont venir le retirer. Vous passerez ensuite à l'imprimerie, vous ferez décomposer mon article sur le Crédit mutuel, et vous le remplacerez par des nouvelles financières que vous couperez dans les journaux. Ne parlez pas de mon arrestation surtout, à moins que M. de Thaller ne l'exige. Allez, et que le Pilote paraisse comme à l'ordinaire, c'est l'important....

Il avait, tout en parlant, allumé un cigare. L'homme de bien, victime de l'iniquité humaine, n'a pas une contenance plus ferme ni plus tranquille.

—La justice, dit-il au commissaire qui furetait dans les tiroirs du bureau, la justice ne sait pas l'irréparable mal qu'elle peut faire en arrêtant aussi légèrement un homme chargé comme je le suis d'immenses intérêts. C'est la fortune de dix ou douze mille petits capitalistes qu'elle compromet....

Déjà les témoins de l'arrestation s'étaient retirés un à un, pour en aller donner la nouvelle tout le long du boulevard, et aussi pour songer au parti à en tirer, car une nouvelle, à la Bourse, c'est de l'argent.

A leur tour, M. de Trégars et Maxence sortirent.

—Surtout, n'allez pas raconter ce que je vous ai dit! leur criait encore M. Saint-Pavin, au moment où ils passaient la porte.

M. de Trégars ne répondit pas. Il avait le visage contracté et les lèvres serrées d'un homme en train de peser quelque grave détermination sur laquelle il ne lui sera plus possible de revenir.

Une fois dans la rue, et lorsque déjà Maxence ouvrait la portière de leur fiacre:

—Nous allons nous séparer ici, lui dit-il, de cette voix brève qui annonce un parti définitivement arrêté. J'en sais assez, maintenant, pour me présenter chez M. de Thaller. C'est là, seulement, que je verrai comment frapper le coup décisif. Rentrez rue Saint-Gilles, rassurer votre mère et Gilberte; vous me verrez, je vous le promets, dans la soirée....

Et sans attendre une réplique, il s'élança dans le fiacre qui partit aussitôt.

Mais ce n'est pas rue Saint-Gilles que se rendit Maxence.

Il tenait à voir d'abord Mlle Lucienne, à lui apprendre les événements de cette journée, la plus remplie de son existence, à lui dire ses découvertes, ses étonnements, ses angoisses et ses espérances....

A sa grande surprise, il ne la trouva pas à l'Hôtel des Folies. Sortie en voiture à trois heures, lui dit la Fortin, elle n'était pas encore rentrée.

Elle ne pouvait tarder, il est vrai, car déjà le jour baissait.

Maxence ressortit donc pour aller à sa rencontre. Suivant le trottoir, il était arrivé à cet escalier qui rend impraticable une partie du boulevard du Temple, quand, au loin, sur la place du Château-d'Eau, il lui sembla apercevoir un tumulte inaccoutumé.

Presque aussitôt, des cris de terreur retentirent. Des gens affolés se mirent à fuir dans toutes les directions, et une voiture lancée à fond de train passa devant lui comme un éclair.

Mais si vite qu'elle eût passé, il avait eu le temps d'y reconnaître Mlle Lucienne, pâle et désespérément cramponnée aux coussins.

Éperdu, il se mit à courir de toutes ses forces.

Il était clair que le cocher n'était plus maître de ses chevaux, qui galopaient d'un galop furieux.... Un sergent de ville qui essaya de les arrêter fut renversé.... Dix pas plus loin, une roue de derrière de la voiture accrochant la roue d'une lourde charrette, volait en éclats, et Mlle Lucienne était lancée sur la chaussée, pendant que le cocher, précipité de son siége, roulait jusque sur le trottoir....


VIII

Le baron de Thaller était un homme trop pratique pour habiter la maison et même le quartier où étaient installés ses bureaux.

Vivre au centre de ses affaires, s'assujettir à l'incessant contact de ses employés, se résigner à l'espionnage et aux commentaires malveillants d'un monde de subordonnés, s'exposer de gaieté de cœur à des tracas de toutes les heures, à des sollicitations énervantes, aux réclamations et aux éternelles criailleries des actionnaires et des clients, fi! pouah! Plutôt renoncer au métier!

Aussi, le jour même où il avait établi le Comptoir de crédit mutuel rue du Quatre-Septembre, M. de Thaller s'était-il acheté un hôtel rue de la Pépinière, à deux pas du faubourg Saint-Honoré.

C'était un hôtel tout battant neuf, dont les plâtres n'avaient pas été essuyés encore, et qui venait d'être bâti par un entrepreneur qui fut presque célèbre, vers 1856, au moment des grandes transformations de Paris, lorsque des quartiers entiers s'écroulaient sous le pic des démolisseurs ou surgissaient si vite que c'était à se demander si les maçons, au lieu de truelle, n'employaient pas la baguette d'un enchanteur.

Cet entrepreneur, nommé Parcimieux, venu du Limousin en 1860 avec ses outils pour toute ressource, avait en moins de six ans amassé, au bas mot, six millions.

Seulement, c'était un enrichi modeste et timide, qui mettait à dissimuler sa fortune et à n'offusquer personne, le même soin que les parvenus mettent à étaler leur argent et à éclabousser les gens.

Encore bien qu'il sût à peine signer son nom, il connaissait et mettait en pratique la maxime du philosophe grec, qui pourrait bien être le secret du bonheur: cache ta vie.

Et il n'était pas de ruses auxquelles il n'eût recours pour la cacher.

Au temps de sa plus grande prospérité, par exemple, ayant besoin d'une voiture, pour ses affaires autant que pour ses plaisirs, c'est le directeur des petites voitures, M. Ducoux, son compatriote, qu'il alla trouver.

—Pourriez-vous, monsieur, lui demanda-t-il, me louer deux fiacres à l'année?

—Volontiers.

—C'est que je les souhaiterais dans de certaines conditions.

—Si elles sont exécutables....

—Je le crois.

—Veuillez donc me les exposer.

—Voici: quand je dis que je veux deux fiacres, j'entends deux voitures qui, extérieurement, soient en tout et pour tout pareilles aux grands fiacres que vous employez au service des chemins de fer, qui aient des lanternes semblables, un numéro, et même sur l'impériale cette galerie destinée à retenir les colis.... Quant à l'intérieur, ce serait une autre chanson: je le voudrais luxueux, sans être voyant, et qu'on y réunît tout ce que le progrès de la carrosserie a inventé de recherché et de confortable. Naturellement, il faudrait commander ces fiacres, mais je suis prêt à verser la somme nécessaire.

—C'est faisable, dit M. Ducoux.

—Pardon! je n'ai pas fini encore.... Je désirerais pour ces fiacres des chevaux de premier ordre, ne payant pas de mine, mais capables de m'enlever dix lieues en deux heures. Ils seraient harnachés comme les chevaux de la compagnie, ni mieux ni plus mal. Comme je ne regarderai pas au prix....

—Cela se peut encore....

—Excusez!... Je termine: je souhaiterais pour conduire mes fiacres deux cochers que vous auriez l'extrême obligeance de me trier sur le volet, parmi les meilleurs et les plus honnêtes de votre administration. Je les rétribuerais généreusement, à la condition de porter toujours l'uniforme de la compagnie et de se maintenir dans un état de malpropreté raisonnable....

M. Ducoux, qui avait été préfet de police, regardait son homme dans le blanc des yeux.

—En un mot, lui dit-il, vous vous proposez d'avoir chevaux et voitures sans qu'on puisse le soupçonner.

—Juste.

—Pourquoi?

—C'est que, répondit modestement l'entrepreneur, je serais désolé d'humilier mes confrères....

—Vous êtes donc bien riche?

—Monsieur, j'ai cent cinquante mille livres de rentes au moins, et je ne sais comment cela se fait, je gagne tout ce que je veux.

Moyennant vingt-cinq mille francs de première mise et une somme annuelle de tant, la convention fut conclue et signée séance tenante.

Et tant que M. Parcimieux resta dans les affaires, on ne le vit jamais rouler qu'en fiacre crotté. Les confrères disaient:

—Il a de la chance, mais il n'en abuse pas, c'est un homme de mœurs simples et de goûts modestes....

Ayant voiture, le digne entrepreneur voulut avoir maison montée,—une maison à lui, bâtie par lui.

C'étaient de bien autres précautions à prendre.

—Car, vous devez bien le penser, expliquait-il à ses amis, on ne gagne pas tout l'argent que j'ai gagné sans se faire des ennemis cruels, acharnés, irréconciliables. J'ai contre moi tous les hommes du bâtiment qui n'ont pas réussi, les sous-entrepreneurs que j'occupe, et qui prétendent que je spécule sur leur pauvreté, les milliers d'ouvriers que je fais travailler et qui m'accusent de les exploiter et de mettre leur sueur à la caisse d'épargne. Tous ces gens-là constituent une armée. Déjà ils m'appellent brigand, négrier, voleur, sangsue. Que serait-ce, s'ils me voyaient dans un bel hôtel à moi appartenant! Ils diraient que si je n'avais pas commis des crimes je n'aurais pas une si grosse fortune, et que je devrais me rappeler, avant de faire le seigneur, que j'ai porté «l'oiseau» comme les camarades, et que si on battait mes habits de drap d'Elbeuf, on ferait encore sortir la poussière des plâtres qui m'ont enrichi. Sans compter que me construire un superbe immeuble sur la rue, ce serait, en cas d'émeute, ouvrir des fenêtres aux pierres de tous les mauvais gars que j'ai employés....

Voilà quelles étaient les préoccupations de M. Parcimieux, lorsque, selon son expression, il se résolut à faire bâtir maison.

Un terrain était à vendre rue de la Pépinière, il en fit l'acquisition et acheta du même coup l'immeuble voisin, une vieille baraque qu'il fit démolir.

Cette opération le rendait maître d'un vaste emplacement, de médiocre largeur, mais très profond, puisqu'il s'étendait jusqu'à la rue de La Beaume.

Aussitôt les travaux commencèrent, sur un plan que son architecte et lui avaient mis six mois à mûrir.

A l'alignement de la rue s'éleva une maison d'apparences aussi modestes que possible, de deux étages seulement, avec une très-large et très-haute porte cochère pour le passage des voitures.

C'était le trompe-l'œil—le fiacre banal à lanternes numérotées dissimulant le confortable du coupé de maître.

A l'abri de cette maison, véritable rideau de théâtre, entre une cour spacieuse et un vaste jardin, fut construit l'hôtel qu'avait rêvé M. Parcimieux, et ce fut une bâtisse véritablement exceptionnelle, tant par l'excellence des matériaux employés que par le soin qui présida aux plus infimes détails.

L'entrepreneur y déploya tout son savoir. Pas une pierre ne fut mise en place qu'il n'eût fait sonner, dont il n'eût étudié le grain. C'est d'Afrique, d'Italie et de Corse qu'il tira les marbres du vestibule et de l'escalier. Il fit venir des ouvriers de Rome pour les mosaïques. C'est à de véritables artistes qu'il confia la menuiserie et la serrurerie.

Répétant à qui voulait l'entendre qu'il travaillait pour un grand seigneur étranger, dont chaque matin il allait prendre les ordres, il pouvait s'abandonner à toutes ses fantaisies, sans craindre les railleries ni les réflexions malveillantes.

Et il fallait le voir se frotter les mains, lorsque conduisant quelqu'un de ses amis rue de la Pépinière, et s'arrêtant devant la maison de façade, il lui disait:

—Hein! se douterait-on qu'il y a de l'autre côté un des plus charmants petits hôtels de Paris? Bientôt nous pendrons la crémaillère....

Pauvre brave homme!... Le jour où le dernier ouvrier eut planté le dernier clou, une attaque d'apoplexie l'emporta, sans seulement lui laisser le temps de dire: Ouf!

Mais dès le surlendemain, de même qu'une bande de loups, fondaient à Paris tous ses parents du Limousin. Six millions tombés du ciel à partager! Il y eut procès. L'hôtel fut mis en vente à la chambre des notaires....

Déjà, à cette époque, M. de Thaller était un habile et patient guetteur d'affaires, professant cette théorie, parfaitement acceptée d'ailleurs, qu'il n'y a, pour s'enrichir, qu'à savoir profiter des folies d'autrui.

Il faut aussi de l'argent comptant. M. de Thaller en avait. Il se présenta à la vente, et l'hôtel lui fut adjugé moyennant deux cent soixante-quinze mille francs, le tiers environ de ce qu'il avait coûté.

Un mois après il y était installé, et il n'était bruit à la Bourse que des dépenses qu'il faisait pour se procurer un mobilier digne de l'immeuble. Le crédit d'un autre en eût souffert peut-être; le sien, non; sa réputation était établie de ne faire de folies que celles qui rapportent de l'argent.

Et cependant il n'était pas complétement satisfait de son acquisition. Il s'en fallait du tout au tout qu'il eût pour le luxe incognito la passion de M. Parcimieux.

Quoi! il possédait un de ces ravissants petits hôtels qui sont l'émerveillement et l'envie du passant, et cet hôtel était masqué par une construction mesquine qui semblait une maison de rapport.

—Il faudra pourtant que je fasse jeter bas cette bicoque, disait-il de temps à autre....

Puis il pensait à autre chose, et cette bicoque était encore debout le soir où, en quittant Maxence, M. de Trégars se présenta à l'hôtel de Thaller.

La leçon des valets avait été faite, car dès qu'apparut Marius sous le porche de la maison de façade, le concierge—non, le Suisse s'avança, l'échine en cerceau et la bouche fendue jusqu'aux oreilles par le plus obséquieux sourire.

Sans attendre une question:

—Monsieur le baron n'est pas encore rentré, dit-il, mais il ne saurait tarder, et certainement madame la baronne y est pour monsieur le marquis. Si donc monsieur le marquis veut bien prendre la peine de passer....

Et s'étant effacé, il frappa un coup sur l'énorme gong placé près de sa loge, un seul coup sec, destiné à réveiller les valets de pied du vestibule et à leur annoncer un visiteur d'importance.

Lentement, et non sans tout observer du coin de la paupière, M. de Trégars traversa la cour sablée de sable fin—on l'eût poudrée de sable d'or, si on l'eût osé—et tout entourée de corbeilles de bronze où s'épanouissaient d'admirables rhododendrons.

Il allait être six heures, le directeur du Crédit mutuel dînait à sept, l'hôtel s'animait pour le service du soir.

On entendait piaffer les chevaux appelant la botte. Dans la sellerie, les gens préparaient les harnais. Des palefreniers, sous les remises, lustraient avec des peaux le glacis de la voiture qui devait, après le dîner, conduire Mme la baronne à l'Opéra.

Par les larges fenêtres de la salle à manger, on apercevait M. le maître d'hôtel présidant à la mise du couvert. M. le sommelier remontait de la cave chargé de bouteilles. Enfin, par les soupiraux du sous-sol, montaient les appétissants parfums de cuisines exquises.

De combien d'affaires fallait-il le tribut pour soutenir un train pareil, pour étaler ce luxe à faire blêmir d'envie un de ces principicules allemands qui ont échangé la couronne de leurs ancêtres contre une livrée prussienne, dorée avec l'or de la France—l'argent des autres.

Cependant, le coup frappé sur le gong par le Suisse avait produit son effet.

Devant M. de Trégars montant le perron, semblèrent s'ouvrir seules les portes du vestibule,—de ce vestibule qui était tout ce que Mlle Lucienne connaissait de l'hôtel de Thaller, et dont elle avait décrit à Maxence les splendeurs si surprenantes pour elle.

Il est de fait qu'il eût été digne de l'attention d'un artiste, si on lui eût laissé la simplicité grandiose et l'harmonie sévère qu'avait cherchées et obtenues l'architecte de M. Parcimieux.

Mais M. de Thaller, ainsi qu'il se plaisait à le dire, avait horreur de la simplicité. Et partout où il découvrait une place vide, large seulement comme la main, il y accrochait un tableau, un bronze, une faïence, n'importe quoi, n'importe comment.

Les deux valets de pied de service étaient debout quand M. de Trégars entra.

Sans lui rien demander:

—Que Monsieur le marquis daigne me suivre, dit le plus jeune.

Et ouvrant les portes de glace du fond, il se mit à précéder M. de Trégars le long d'un escalier à rampe de marbre, dont les élégantes proportions étaient absolument gâtées par une ridicule profusion «d'objets d'art» de toute nature et de toute provenance.

Cet escalier aboutissait à un vaste palier semi-circulaire, sur lequel, entre des colonnes de marbre précieux, ouvraient trois larges portes à huisserie et à entablement de bronze.

Le valet de pied ouvrit la porte du milieu qui donnait sur la galerie de tableaux du baron de Thaller, galerie célèbre dans le monde financier, et qui lui avait valu une réputation d'amateur éclairé.

Les soixante ou quatre-vingts toiles qui la composaient n'étaient pas, il s'en fallait, également remarquables; mais toutes portaient une signature illustre, certifiée authentique par les experts, toutes avaient été conquises à des prix ridicules au feu des enchères.

Car M. de Thaller avait précisément le goût aussi sûr et aussi pur que ses confrères et rivaux MM. les amateurs.

Le plus volontiers du monde, il donnait mille ou quinze cents louis d'un barbouillage quelconque, attribué par les truqueurs de la rue Drouot à Raphaël ou à Velasquez, à Murillo ou à Rembrandt....

Il n'eût pas donné cent sous d'un chef-d'œuvre signé d'un peintre de génie, mais non coté encore à cette bourse pitoyable et grotesque, où des Auvergnats, jadis chaudronniers ou ferrailleurs, font et défont ce qu'ils appellent les réputations marchandes....

Mais M. de Trégars n'eut pas le temps de donner un coup d'œil à cette galerie, que d'ailleurs il connaissait.

Le valet le fit entrer dans le petit salon de la baronne, un salon bouton d'or, rehaussé de crépines et de torsades de satin cramoisi.

—Que monsieur le marquis prenne la peine de s'asseoir, dit-il, je cours prévenir madame la baronne de la visite de monsieur le marquis....

C'est à pleine bouche, avec une pompe singulière, et comme s'il en eût rejailli sur lui quelque lustre, que le valet de pied prononçait ces titres nobiliaires. Néanmoins, il était manifeste que marquis sonnait à son oreille beaucoup mieux que baronne.

Resté seul, M. de Trégars s'assit.

Brisé par les émotions de la journée et par une contention d'esprit extraordinaire, il bénissait la destinée de lui accorder ce moment de répit, qui lui permettait, au moment d'une démarche décisive, de se recueillir et de rassembler tout ce qu'il avait d'énergie et de sang-froid.

Et, au bout de deux minutes, il était si profondément enfoncé dans ses réflexions, qu'il tressauta comme un dormeur brusquement éveillé, au claquement de la serrure d'une porte qui s'ouvrait.

Tout en même temps retentissait un léger cri de surprise:

—Ah!...

C'est qu'au lieu de Mme la baronne de Thaller, c'était sa fille, Mlle Césarine, qui entrait.

S'avançant jusqu'au milieu du salon, et répondant par un geste familier au très-respectueux salut de M. de Trégars:

—On prévient le monde, dit-elle. Je viens ici chercher ma mère et c'est vous que je trouve! Vous m'avez fait une peur! Quel trac, princesse!...

Et prenant la main du jeune homme et l'appuyant contre sa poitrine:

—Regardez comme mon cœur bat, ajouta-t-elle.

Plus jeune que Mlle Gilberte, Mlle Césarine de Thaller avait une réputation de beauté si solidement établie, que la discuter eût paru un crime à ses nombreux admirateurs.

Et véritablement, c'était une belle personne. Assez grande et bien découplée, elle avait de larges hanches, la taille large et souple comme une baguette d'acier et la gorge splendide. Son cou était un peu fort et un peu court, mais sur sa nuque robuste s'éparpillaient et bouclaient en mèches folles ces cheveux indisciplinés qui se dérobent au peigne.

Elle était blonde, ou plutôt rousse, mais de ce roux presque aussi foncé que l'acajou, que recherchait le Titien et que les belles Vénitiennes obtenaient par des pratiques passablement répugnantes, et en s'exposant, en plein midi, au soleil, sur la terrasse de leurs palais. Son teint avait les pâleurs dorées de l'ambre. Ses lèvres, rouges comme le sang, s'entr'ouvraient sur des dents éblouissantes. Dans ses grands yeux à fleur de tête, d'un bleu laiteux comme les ciels du Nord, riait l'éternelle ironie des âmes blasées qui ne croient plus à rien.

Plus soucieuse de sa renommée d'élégante que du bon goût, elle était vêtue d'une robe de nuance fausse gonflée d'un pouff extravagant et boutonnée de biais sur la poitrine, selon cette mode ridicule et disgracieuse imaginée par les femmes plates et bossues.

Se laissant choir sur un fauteuil et posant cavalièrement le pied sur une chaise, ce qui lui découvrait la jambe, qu'elle avait admirable:

—Savez-vous que c'est épatant de vous voir ici, dit-elle à M. de Trégars. Examinez un peu la tête que va faire, en vous apercevant, le baron «Trois francs soixante-huit.»

C'était son père qu'elle appelait ainsi, depuis le jour où il lui avait été révélé qu'il existe une monnaie allemande nommée thaler, qui représente trois francs soixante-huit centimes de la monnaie française. Et chacun autour d'elle d'admirer son esprit et son génie, et de rire....

—Vous savez, reprit-elle, que papa vient d'être refait?

M. de Trégars s'excusait en termes vagues, mais c'était une des habitudes de Mlle Césarine de n'écouter jamais les réponses qu'on faisait à ses questions.

—Favoral, poursuivit-elle, le caissier de papa, vient de se payer un courant d'air international!... Le connaissiez-vous?

—Fort peu....

—C'était un vieux, toujours vêtu comme un bedeau de campagne, et qui la faisait à celui qui tire à cinq.... Et le baron «Trois francs soixante-huit» qui donnait là-dedans, lui, un roublard! Car il y donnait. Il fallait voir sa figure de Monsieur qui a le feu à sa cheminée quand il est venu nous dire, à maman et à moi: Favoral m'emporte douze millions!...

—Il a emporté réellement cette somme énorme!...

—Pas intacte, bien entendu, vu que ce n'est pas d'avant-hier qu'il faisait des trous à la lune du Crédit mutuel.... Il y avait des années que cet aimable gommeux menait une existence... panachée, avec des dames un peu... drôles, vous savez.... Et comme il n'était pas précisément bâti pour être adoré au pair, dame!... ça coûtait bon aux actionnaires de papa. Mais, n'importe, il doit avoir levé un joli magot....

Et bondissant jusqu'au piano, et s'accompagnant avec une énergie à fêler les vitres, elle se mit à chanter le refrain, qui faisait alors fureur, de la ronde des Demoiselles de Pantin:

Caissier, t'as l'sac,
Vite, un p'tit bac,
Et puis, en rout' pour la Belgique...

Tout autre que Marius de Trégars eût été, sans nul doute, étrangement surpris des façons de Mlle de Thaller.

Mais il la connaissait depuis assez longtemps déjà, il savait son passé, ses habitudes, ses goûts et ses prétentions.

Jusqu'à quinze ans, Mlle Césarine était restée claquemurée dans un de ces aimables pensionnats parisiens où on initie les jeunes filles au grand art de la toilette, et d'où elles sortent armées de théories folâtres, sachant voir sans paraître regarder et mentir effrontément sans rougir, c'est-à-dire mûres pour le monde.

La directrice de ce pensionnat, une dame de la société qui avait eu des malheurs, et qui tenait bien plus de la couturière que de l'institutrice, disait de Mlle Césarine, qui lui payait trois mille cinq cents francs de pension:

—Elle donne les plus hautes espérances, et j'en ferai certainement une femme supérieure.

On ne lui en laissa pas le loisir.

La baronne de Thaller, un beau matin, découvrit qu'il lui était impossible de vivre sans sa fille, et que son cœur maternel était déchiré par une séparation qui allait à l'encontre des lois sacrées de la nature.

Elle la reprit donc, déclarant que rien désormais, pas même le mariage, ne l'en séparerait, et qu'elle achèverait elle-même l'éducation de cette chère enfant.

Dès ce moment, en effet, qui voyait la baronne apercevait, marchant dans son ombre, Mlle Césarine.

C'est un commode chaperon qu'une fillette de quinze ans, discrète et bien stylée, un chaperon qui permet à une femme de se montrer hardiment là où elle n'eût pas osé s'aventurer seule. Devant une mère suivie de sa fille, la médisance, déconcertée, hésite et se tait.

Sous le prétexte que Césarine n'était encore qu'une gamine sans conséquence, Mme de Thaller la traînait partout, au bois, aux courses, en visite, au bal, aux eaux ou à la mer, au restaurant et dans les magasins, et à toutes les premières représentations du Palais-Royal et des Bouffes, des Délassements et des Variétés.

C'est donc au théâtre surtout que se paracheva l'éducation si heureusement commencée de Mlle de Thaller.

A seize ans, elle possédait à fond le répertoire de toutes les scènes de genre et disait avec des intonations surprenantes et des gestes stupéfiants les rondes à succès de Blanche d'Antigny et les couplets les plus salés de Thérésa. Avec une bien autre perfection que Silly, elle imitait Schneider et une débutante, Judic, qu'elle n'avait cependant vue encore que deux fois, aux Folies-Bergère, où la baronne l'avait conduite au bras de M. Costeclar.

Entre temps, elle étudiait les journaux de modes et formait son style à la lecture de la Vie parisienne, dont les articles les plus énigmatiques n'avaient pas d'allusions assez obscures pour échapper à sa pénétration.

Le plus légitime succès devait récompenser ses efforts.

Une nuit, au bal, chez M. Marcolet, il lui fut donné de recueillir la conversation de deux jeunes messieurs.

—Elle est épatante! disait l'un.

—Oui, répondait l'autre, elle a «du chien.»

Elle en tressaillit d'aise, et la vanité triomphante illumina son visage.

Pour avoir «du chien»—on ne disait pas encore «du zing,»—que n'eût-elle pas tenté, encouragée qu'elle était par la baronne!

Elle apprit à monter à cheval, fit des armes, s'exerça au pistolet et brilla au tir aux pigeons. Elle eut un livret pour inscrire ses paris, fit preuve «d'estomac» à Monaco au trente-et-quarante et connut le fin du baccarat. A Trouville, elle ébahissait les gens par la désinvolture de ses costumes de bain, et quand elle se voyait un cercle raisonnable de badauds, elle se jetait à l'eau avec une crânerie qui lui valait les applaudissements des maîtres baigneurs. Elle «grillait» volontiers une cigarette, vidait lestement une coupe de champagne, et une fois sa mère fut obligée de la rentrer coucher bien vite, parce qu'elle avait voulu tâter de l'absinthe et que sa conversation devenait par trop excentrique.

Grâce aux jeunes messieurs de la coulisse, qui formaient l'escadron d'escorte ordinaire de la baronne de Thaller, Mlle Césarine avait appris son Paris, et le monde qui s'amuse n'avait plus pour elle de mystères.

Elle était insatiable de renseignements, et s'il arrivait qu'on reculât devant une de ses questions par trop scabreuses:

—Baste! disait-elle, répondez-moi en javanais.

Car elle parlait le javanais—supérieurement, et pensait sans doute que ce spirituel argot a les priviléges du latin.

Aussi connaissait-elle toutes les demoiselles un peu en renom, depuis Jenny Fancy jusqu'à Rosa Mariolle, si délicatement surnommée Fleur de Bitume, et s'intéressait-elle passionnément à leurs faits et gestes, sachant au juste ce qu'elles dépensaient par an et à qui, comment c'était chez elles, si elles étaient drôles, où elles s'habillaient et ce que pouvaient valoir leurs diamants.

Un matin qu'elle montait à cheval au bois de Boulogne, surprise par la pluie, elle s'était réfugiée sous un chalet-abri; le hasard, l'instant d'après, y avait amené Cora Pearl; elle lui avait parlé la première; elles s'étaient entretenues longuement... et ç'avait été, de son aveu, une des plus délicates émotions qu'elle eût ressenties.

Avec un tel genre de vie, il était difficile que l'opinion ménageât éternellement Mme et Mlle de Thaller.

Il se trouva des sceptiques pour donner à entendre que cette inaltérable amitié de la mère et de la fille ressemblait fort à la liaison de deux femmes qu'unit la complicité d'un secret pareil.

Un boursier raconta qu'un soir, une nuit plutôt, car il était près de deux heures, passant devant le Moulin-Rouge, il en avait vu sortir la baronne et Mlle Césarine, accompagnées d'un gentleman de lui inconnu mais qui, très-certainement, n'était pas le baron de Thaller.

On avait attribué à un enfantillage devenu impossible à dissimuler certain voyage que la mère et la fille avaient fait en plein hiver, et qui n'avait pas duré moins de deux mois. Elles étaient allées en Italie, disaient-elles au retour, mais personne ne les y avait rencontrées.

Cependant, comme l'existence de Mme de Thaller et de Mlle Césarine était en somme celle de beaucoup de femmes qui passaient pour excessivement honnêtes, comme on n'articulait aucun fait positif et palpable, comme on ne citait aucun nom, quantité de gens haussaient les épaules et répondaient:

—Pures calomnies....

Et pourquoi pas, puisque le baron de Thaller, le véritable intéressé, se tenait pour satisfait!...

Aux amis assez mal avisés pour risquer certaines allusions aux bruits qui couraient, il répondait selon son humeur:

—Ma fille peut bien faire les quatre cents coups si bon lui semble, comme je donne un million de dot, elle trouvera toujours un mari!...

Ou encore:

—Et après? Les jeunes filles américaines ne jouissent-elles pas d'une liberté illimitée; ne les voit-on pas, journellement, faire des parties de campagne avec des jeunes gens, se promener et voyager seules, découcher des semaines entières?... En sont-elles moins honnêtes que nos filles, que nous tenons en chartre privée, en sont-elles de moins fidèles épouses et de moins excellentes mères de famille? L'hypocrisie n'est pas la vertu!

Jusqu'à un certain point, le directeur du Crédit mutuel avait raison.

Déjà Mlle Césarine de Thaller avait eu à se prononcer sur plusieurs partis, en vérité fort convenables, qui s'étaient présentés.

Elle les avait carrément repoussés....

—Un mari!... avait-elle répondu à chaque fois, merci, il n'en faut pas, j'ai d'assez bonnes dents pour manger ma dot moi-même. Plus tard, nous verrons, quand il me sera venu des dents de sagesse, et que je serai lasse de ma bonne vie de garçon....

Elle ne semblait pas près de s'en lasser, encore bien qu'elle se prétendît revenue de toutes les illusions et absolument blasée, affirmant qu'elle avait épuisé toutes les sensations et que la vie ne lui pouvait désormais réserver aucune surprise.

C'était donc une des moindres excentricités de Mlle Césarine que son accueil à M. de Trégars, et cette fantaisie qui lui prenait, soudainement, d'appliquer à la situation une des rondes les plus idiotes de son répertoire:

Caissier t'as l'sac,
Vite un p'tit bac...

Elle ne fit d'ailleurs pas grâce d'un couplet, et lorsqu'elle s'arrêta:

—Je vois avec plaisir, lui dit M. de Trégars, que le détournement dont votre père est victime n'altère en rien votre bonne humeur....

Elle haussa les épaules.

—Voulez-vous pas que je pleure, fit-elle, parce que les actionnaires du baron «Trois francs soixante-huit» sont volés! Consolez-vous, ils y sont habitués....

Et comme M. de Trégars ne répondait pas:

—Et dans tout cela, reprit-elle, je ne vois à plaindre que la femme et la fille de ce vieux gommeux de Favoral.

—Elles sont fort à plaindre, en effet.

—On dit la mère une bonne maman pot-au-feu.

—C'est une femme excellente.

—Et la fille? Costeclar en était toqué, dans le temps. Il faisait des yeux de carpe pâmée en nous disant à maman et à moi: «C'est un ange, mesdames, un ange!... Et quand je lui aurai donné un peu de chien!...» Est-elle vraiment si bien que cela?

—Elle est très-bien.

—Mieux que moi?

—Ce n'est pas la même chose, mademoiselle.

Mlle de Thaller avait daigné cessé de chanter, mais elle ne s'était pas éloignée du piano.

A demi tournée vers M. de Trégars, elle promenait distraitement une main sur le clavier, y plaquant un accord, de ci et de là, comme pour ponctuer ses phrases.

—Ah! très-joli! s'écria-t-elle, et du dernier galant surtout. Vrai, si vous risquez souvent des déclarations pareilles, les mères ont bien tort de vous laisser seul avec leurs filles....

—Vous m'avez mal compris, mademoiselle....

—Admirablement, au contraire. Je vous ai demandé si je suis mieux que Mlle Favoral, et délicatement vous m'avez répondu que ce n'est pas la même chose....

—C'est qu'en effet, mademoiselle, il n'y a pas de comparaison possible entre vous, qui êtes une riche héritière et dont la vie est un perpétuel enchantement, et une pauvre petite bourgeoise, bien humble, bien modeste, qui va en omnibus et qui fait ses robes elle-même....

Un dédaigneux sourire plissait les lèvres de Mlle Césarine.

—Pourquoi non! interrompit-elle. Les hommes ont de si drôles de goûts!...

Et se retournant brusquement, elle se mit à s'accompagner une ronde non moins fameuse que la première, et empruntée cette fois au troisième acte des Petites Blanchisseuses:

Qu'importe la qualité,
La beauté seule a la pomme,
Et les femmes, devant l'homme
Réclament l'égalité...

Fort attentivement, M. de Trégars l'observait.

Il n'avait pas été dupe de la grande surprise qu'elle avait témoignée de le trouver installé dans le petit salon. Qui veut trop prouver ne prouve rien. Le cri de pensionnaire affarouchée qu'elle avait poussé était un trop flagrant démenti à son caractère résolu pour ne pas éveiller la défiance.

—Elle me savait ici, pensait Marius de Trégars, et c'est sa mère qui me l'a dépêchée. Mais pourquoi, dans quel but?...

Elle finissait:

—Avec tout cela, reprit-elle, je vois la douce Mme Favoral et sa fille, si modeste, dans un drôle de pétrin. Quelle dèche, marquis!...

—Elles ont du courage, mademoiselle.

—Naturellement. Mais ce qui vaut mieux, c'est que la fille a une voix superbe, à ce que son professeur a dit à Costeclar. Pourquoi n'entrerait-elle pas au théâtre? On gagne de l'argent, à jouer la comédie. Papa l'aidera, si elle veut. Il est très-influent dans les théâtres, papa; il y a pour plus de cent mille francs par an de relations....

—Madame et mademoiselle Favoral ont des amis....

—Ah! oui, Costeclar....

—D'autres encore....

—Pardon! il me semble que celui-là suffit pour commencer.... Il est galant, Costeclar, excessivement galant... sans compter qu'il est généreux comme un grand seigneur, dont il a, d'ailleurs, la tournure et les façons.... Pourquoi ne ferait-il pas un sort à la timide jeune personne, un joli coquin de sort, acajou et bois de rose.... Nous aurions, comme cela, le plaisir de la rencontrer autour du lac....

Elle se reprit à chanter, avec une légère variante:

Manon, qui le mois passé,
Portait le linge aux pratiques,
Vit des gains problématiques
D'un Costeclar insensé...

—Ah! cette grande fille rousse est terriblement agaçante! pensait M. de Trégars.

Mais comme il ne discernait pas encore clairement où elle en voulait venir, il se tenait sur ses gardes et restait plus froid que marbre.

Déjà elle s'était de nouveau détournée.

—Quelle drôle de tête vous faites! lui dit-elle. Seriez-vous par hasard jaloux du bouillant Costeclar?

—Non, mademoiselle, non!...

—Alors, pourquoi ne voulez-vous pas que sa flamme soit couronnée? Elle le sera, vous verrez. Vingt-cinq louis pour Costeclar! Les tenez-vous? Non? Tant pis, c'est vingt-cinq louis que je manque à gagner. Je sais bien que dans le temps mademoiselle.... Comment l'appelez-vous?

—Gilberte.

—Tiens! un joli nom, pour une fille de caissier. Donc, je n'ignore pas qu'autrefois Mlle Gilberte avait envoyé ce cher Costeclar porter ses hommages à Chaillot. Mais elle avait des ressources, alors. Tandis que maintenant.... C'est bête comme tout, mais il faut manger....

—Il y a encore des femmes, mademoiselle, qui sauraient mourir de faim....

M. de Trégars, désormais, se croyait fixé.

Il lui paraissait manifeste qu'on avait eu vent, rue de la Pépinière, de ses intentions; que Mlle de Thaller lui avait été envoyée pour les pressentir, et qu'elle n'attaquait Mlle Gilberte que pour l'irriter et l'amener dans un moment de colère, à se déclarer.

—Baste! fit-elle, Mlle Favoral est comme toutes les autres, si elle avait à choisir entre l'aimable Costeclar et un réchaud de charbon, ce n'est pas le réchaud qu'elle choisirait.

De tout temps, Mlle Césarine avait eu le don de déplaire souverainement à Marius de Trégars, mais en cet instant, sans l'impérieux désir qu'il avait de voir le baron et la baronne de Thaller, il se serait retiré.

—Croyez-moi, mademoiselle, prononça-t-il froidement, ménagez une pauvre jeune fille que frappe le plus cruel malheur. Il peut vous arriver pis....

—A moi! Eh! que voulez-vous qui m'arrive?...

—Qui sait!...

Elle se dressa si brusquement que le tabouret du piano en fut renversé.

—Quoi que ce puisse être, s'écria-t-elle, d'avance je dis: tant mieux!...

Et comme M. de Trégars tournait la tête:

—Oui, tant mieux! répéta-t-elle, parce que ce serait un changement, et que j'en ai assez de la vie que je mène.... Ah! mais oui, j'en ai assez, j'en ai trop, parce que d'être éternellement et invariablement heureuse d'un même inaltérable bonheur, cela donne des nausées, à la fin!...

Et dire qu'il y a des idiots qui croient que je m'amuse et qui envient mon sort.... Dire que souvent, quand je passe en voiture dans les rues, j'entends des grisettes s'écrier en me regardant: «A-t-elle de la chance!» Petites bêtes! Je voudrais les voir à ma place!... Elles vivent, elles; leurs joies se succèdent sans se ressembler, elles ont des angoisses et des espérances, des hauts et des bas, des heures de pluie et des jours de soleil. Tandis que moi!... Toujours calme plat, toujours le baromètre au beau fixe.... Quelle scie! Savez-vous ce que j'ai fait aujourd'hui? Juste la même chose qu'hier, et je ferai demain la même chose qu'aujourd'hui.

Un bon dîner, c'est excellent, mais toujours le même bon dîner, sans extra, sans supplément, pouah! Trop de truffes, je réclame un miroton! C'est que je sais la carte par cœur, voyez-vous. L'hiver: bal et théâtre; l'été: courses et bains de mer; été comme hiver, stations dans les magasins, promenades au bois, visites, essayages de robes, séances du coiffeur, adorations perpétuelles des amis de ma mère, tous gens de cœur et d'esprit, auxquels l'idée de ma dot donne la jaunisse.... Excusez-moi de bâiller à me décrocher la mâchoire, c'est que je songe à leurs conversations....

Et elle bâillait, en effet.

—Et penser, poursuivait-elle, que ce sera mon existence, jusqu'au jour où je me déciderai à choisir un mari!... car il faudra bien que j'en vienne là, moi aussi!... Le baron «Trois soixante-huit» me présentera un «gommeux» quelconque alléché par mon argent; je répondrai: «Autant lui qu'un autre,» et il sera admis à l'honneur de me faire sa cour.... Tous les matins il m'enverra un bouquet superbe; tous les soirs, après la Bourse, il m'arrivera ganté de frais, la bouche en cœur comme son gilet. Dans l'après-midi, il se prendra aux cheveux avec papa, au sujet de la dot.... Enfin, le grand jour arrivera. Vous voyez ça d'ici: messe en musique, dîner, bal, le baron «Trois soixante-huit» ne me fera pas grâce d'une cérémonie.... Le mariage de la fille du directeur du Crédit mutuel doit fatalement être une réclame. Les journaux imprimeront le nom des témoins et des invités....

Il est vrai que papa aura un nez d'une aune, ayant eu, la veille, à verser la dot; maman aura la figure toute renversée par l'idée de devenir grand'mère; le marié sera d'une humeur massacrante, parce qu'il aura des bottes trop étroites, et moi j'aurai l'air d'une grue, parce que je serai en blanc, et que le blanc est une couleur bête qui ne me va pas du tout.... Charmante fête de famille!... Quinze jours après, mon mari aura de moi plein le dos et j'aurai de lui par dessus les yeux. Un mois plus tard, nous serons à couteaux tirés, il retournera à son cercle et chez ses maîtresses, et moi.... Ah! moi, j'aurai conquis le droit de sortir seule, et je recommencerai à aller au bois et au bal, aux eaux, aux courses, partout où va ma mère; je dépenserai un argent fou pour ma toilette et je ferai des dettes que papa payera.... Voilà la vie absurde que fatalement je dois mener.

Encore bien que de Mlle Césarine on pût s'attendre à tout, M. de Trégars, visiblement, était surpris....

Et elle, riant de sa surprise:

—Voilà le programme invariable, continua-t-elle, et voilà pourquoi je dis: tant mieux! à l'idée d'un changement, quel qu'il soit. Vous me reprochez de ne pas plaindre Mlle Gilberte, comment voulez-vous que je la plaigne, alors que je l'envie! Elle est heureuse, elle, son avenir n'est pas d'avance arrêté, tracé, fixé. Elle est pauvre, mais elle est libre. Elle a vingt ans, elle est jolie, elle a une voix admirable, elle peut entrer au théâtre demain, et être avant six mois une des comédiennes adorées de Paris.... Quelle existence alors!... Ah! c'est celle que je rêve, c'est celle que j'aurais choisie si j'avais été maîtresse de ma destinée....

Mais elle fut interrompue par le claquement de la porte qui s'ouvrait brusquement....

La baronne de Thaller entrait:

Comme elle devait, aussitôt le dîner, se rendre à l'Opéra, et ensuite à une soirée que donnait la vicomtesse de Bois-d'Ardon, elle était habillée.

Elle portait une robe audacieusement décolletée, de satin gris très-clair, coupée de bandes de taffetas cerise, encadrées de dentelle. Dans les cheveux, retroussés très-haut sur la nuque, elle avait un «puff» de fuschias, dont les branches flexibles, liées par un gros nœud de diamants, retombaient jusque sur ses épaules, blanches et fermes comme le marbre.

Mais, encore bien qu'elle se contraignît à sourire, sa physionomie n'était pas celle des jours de fête, et le regard était chargé de menaces, dont elle enveloppa sa fille et Marius de Trégars.

D'une voix dont elle essayait en vain de maîtriser le tremblement:

—C'est bien aimable à vous, marquis, commença-t-elle, de vous être rendu si vite à mon invitation de ce matin. Je suis véritablement désolée de vous avoir fait attendre, mais je m'habillais.... Après ce qui est arrivé à M. de Thaller, il faut absolument que je sorte, que je me montre, si je ne veux pas que demain nos ennemis s'en aillent raconter partout que je suis en Belgique à préparer les logements de mon mari....

Et tout de suite, changeant de ton:

—Mais que vous disait donc cette folle de Césarine? interrogea-t-elle.

C'est avec une stupeur profonde que M. de Trégars découvrait que l'entente cordiale qu'il soupçonnait entre la mère et la fille n'existait pas, en ce moment du moins.

Voilant d'un ton léger les conjectures étranges qu'éveillait en lui cette découverte inattendue:

—Mlle Césarine, répondit-il, qui est excessivement à plaindre, comme chacun sait, me disait ses malheurs....

Elle l'interrompit:

—Ne prenez pas la peine de mentir, monsieur le marquis, fit-elle, ce que je disais, maman le sait aussi bien que vous, car elle écoutait à la porte....

—Césarine!... s'écria Mme de Thaller.

—Et si elle est entrée comme cela, tout à coup, c'est qu'elle a jugé qu'il n'était que temps de couper court à mes confidences....

Un flot de pourpre montait au visage de la baronne.

—Cette petite devient folle! fit-elle.

Cette petite éclata de rire.

—Voilà comment je suis, reprit-elle. Il ne fallait pas m'envoyer ici... par hasard et malgré moi. Tu l'as voulu, ne t'en plains pas! Tu soutenais que je n'avais qu'à paraître, et que M. de Trégars, éperdu d'amour, allait tomber à mes pieds. Joliment! J'ai paru, et... tu as vu l'effet par le trou de la serrure?...

La face contractée, les yeux étincelants, tordant son mouchoir de dentelle entre ses mains chargées de bagues:

—C'est inouï! répétait Mme de Thaller. Elle perd la tête, décidément.

Saluant sa mère d'une révérence ironique:

—Merci du compliment! dit la jeune fille. Le malheur est que jamais je n'ai si complétement joui de tout ce que j'ai de bon sens, chère maman. Que me disais-tu, il n'y a qu'un instant: «Cours, le marquis de Trégars vient demander ta main, c'est une affaire convenue.» Et moi «Inutile de me déranger: Au lieu d'un million de dot, papa m'en donnerait deux, il m'en donnerait quatre, il me donnerait les milliards payés par la France à la Prusse, que M. de Trégars ne voudrait pas de moi pour femme...»

Et regardant Marius bien en face:

—N'est-ce pas, monsieur le marquis, interrogea-t-elle, que j'ai raison, et que vous ne voudriez de moi à aucun prix?... Voyons, la main sur la conscience, répondez....

La situation de M. de Trégars ne laissait pas que d'être embarrassante, entre ces deux femmes, dont la colère était pareille, quoiqu'elle se manifestât différemment. Évidemment, c'était une discussion entamée hors de sa présence, qui continuait.

—Je crois, mademoiselle, commença-t-il, que vous vous êtes calomniée à plaisir....

—Oh! je vous jure bien que non! reprit-elle. Et si maman n'était pas survenue, vous en auriez entendu bien d'autres.... Mais ce n'est pas répondre....

Et comme M. de Trégars se taisait, se retournant vers la baronne:

—Hein! tu vois, lui dit-elle. Qui était folle de nous deux? Ah! vous vous figurez, vous autres ici, que l'argent est tout, et que tout est à vendre, et que tout s'achète! Eh bien! non. Il y a encore des hommes, qui pour tout l'or du monde, ne donneraient pas leur nom à Césarine de Thaller. C'est bizarre, mais c'est comme cela, chère maman, et il faut en prendre son parti.

Et se retournant vers Marius, et appuyant sur chaque syllabe, comme si elle eût craint que l'allusion lui échappât:

—Les hommes dont je parle, ajouta-t-elle, épousent les filles qui sauraient mourir de faim....

Connaissant assez sa fille pour savoir qu'elle ne réussirait pas à lui imposer silence, la baronne de Thaller s'était laissée choir sur un fauteuil; elle eût voulu paraître ne pas écouter sa fille, ou du moins n'attacher aucune importance à ce qu'elle disait, mais à chaque moment un geste menaçant ou une exclamation sourde trahissait l'orage furieux qui grondait en elle.

—Va, pauvre folle! disait-elle. Va, continue....

Elle continuait en effet.

—Enfin, si M. de Trégars voulait de moi, c'est moi qui ne voudrais pas de lui, parce qu'alors....

Une fugitive rougeur colora ses pommettes, ses yeux hardis vacillèrent, et baissant la voix:

—Parce qu'alors, ajouta-t-elle, il ne serait plus ce qu'il est, parce que je sens bien que fatalement, je mépriserai le mari que papa m'achètera.... Et si je suis venue ici m'exposer à un affront que je prévoyais, c'est que je voulais m'assurer d'un fait qu'un mot de Costeclar, il y a quelques jours, m'avait laissé entrevoir, d'un fait que tu ne soupçonnes peut-être pas, chère mère, malgré ton étonnante perspicacité. J'ai voulu connaître le secret de M. de Trégars... et je le connais.

C'est avec un plan arrêté d'avance que Marius s'était présenté à l'hôtel de Thaller. Longtemps il avait réfléchi avant de décider ce qu'il ferait et ce qu'il dirait, et comment il entamerait la lutte décisive.

Ce qui arrivait lui démontrait l'inanité de ses conjectures, et par suite démolissait son plan.

S'abandonner au hasard des événements et en tirer parti le plus habilement possible était désormais le plus sage.

—Croyez-moi assez de pénétration, mademoiselle, prononça-t-il, pour avoir bien discerné vos intentions. Il n'était pas besoin de détours, parce que je n'ai rien à cacher. Vous n'aviez qu'à m'interroger, je vous aurais répondu franchement: «Oui, c'est vrai, j'aime Mlle Gilberte, et avant qu'il soit un mois, elle sera la marquise de Trégars...»

Mme de Thaller, à ces mots, s'était dressée, repoussant si violemment son fauteuil, qu'il roula jusqu'au mur.

—Vous épouseriez Gilberte Favoral, s'écria-t-elle, vous!

—Moi!

—La fille d'un caissier infidèle, d'un homme déshonoré que la justice poursuit et que le bagne attend!...

—Oui!

Et d'un accent qui fit passer un frisson sur les blanches épaules de la baronne de Thaller:

—Quel qu'ait été, prononça-t-il, le crime de Vincent Favoral, qu'il ait ou non volé les douze millions qui manquent à la caisse du Crédit mutuel, qu'il soit seul coupable ou qu'il ait des complices, qu'il soit un scélérat ou un fou, un fourbe ou une dupe, Mlle Gilberte n'est pas responsable....

—Vous connaissez donc la famille Favoral?...

—Assez pour que sa cause soit la mienne, désormais!

Le trouble de la baronne était trop grand pour qu'elle tentât même de le dissimuler.

—Une fille de rien!... dit-elle.

—Je l'aime!

—Sans le sou!...

Mlle Césarine eut un geste superbe.

—Eh! c'est parce qu'elle est pauvre qu'on peut l'épouser! s'écria-t-elle.

Et tendant la main à M. de Trégars:

—C'est bien, ce que vous faites là, dit-elle, c'est très-bien!...

Il y avait de l'égarement dans les yeux de la baronne.

—Malheureuse! interrompit-elle, folle! Si ton père venait à savoir....

—Qui donc lui rapportera notre conversation? M. de Trégars? Il ne le voudrait pas. Toi? tu n'oserais!...

Se redressant de toute la hauteur de sa taille, la poitrine gonflée de colère, la tête rejetée en arrière, l'œil flamboyant:

—Césarine! commanda Mme de Thaller, le bras tendu vers la porte, Césarine, sortez, je vous l'ordonne!...

Mais immobile à sa place, la jeune fille toisait sa mère d'un regard de défi.

—Allons, calme-toi, fit-elle d'un ton d'écrasante ironie, ou tu vas avoir le teint gâté pour toute la soirée. Est-ce que je me plains, moi, est-ce que je me monte la tête? Et cependant a qui la faute, si l'honneur me fait un devoir de crier à un honnête homme qui voudrait m'épouser: «Casse-cou!» Que Gilberte se marie, qu'elle soit heureuse et qu'elle ait beaucoup d'enfants, c'est son rôle de repriseuse de chaussettes et d'écumeuse de pot-au-feu. Le nôtre, à nous, chère mère, celui que tu m'as appris, est de nous amuser et de rire, tout le temps, nuit et jour, à mort!...

Un valet de pied qui entra lui coupa la parole.

Remettant une carte de visite à Mme de Thaller:

—Le monsieur qui me l'a donnée est là, dit-il, dans le grand salon....

La baronne était devenue fort pâle:

—Oh!... faisait-elle, en tournant la carte entre ses doigts, oh!...

Puis, tout à coup, elle s'élança dehors, en criant:

—Je reviens!...

Un silence embarrassant, pénible, devait suivre, et en effet, suivit le départ précipité de la baronne de Thaller.

Mlle Césarine s'était rapprochée de la cheminée, et elle s'y tenait accoudée, le front dans la main, toute palpitante et tout émue. Intimidée pour la première fois de sa vie, peut-être, elle détournait ses grands yeux d'un bleu pâle, comme si elle eût craint qu'on n'y vît passer l'ombre de ses pensées.

M. de Trégars, lui, demeurait à sa place, n'ayant pas trop de cette puissance sur soi que donne la longue habitude du monde, pour dissimuler ses impressions. S'il avait un ridicule, ce n'était pas la fatuité; mais Mlle de Thaller avait été trop explicite pour qu'il lui fût possible de douter.

Tout ce qu'elle avait dit se résumait en une phrase:

«Mes parents espéraient que je deviendrais votre femme, je vous avais assez bien jugé pour comprendre leur erreur.... Précisément parce que je vous aime, je me reconnais indigne de vous et je tiens à ce que vous sachiez que si vous m'aviez demandé ma main, à moi qui ai un million de dot, j'aurais cessé de vous estimer...»

Qu'un tel sentiment eût pu germer et éclore dans l'âme desséchée par la vanité et blasée par le plaisir de Mlle Césarine, c'était comme un miracle. C'était, en tous cas, une étonnante preuve d'amour qu'elle donnait, que de se montrer telle qu'elle était réellement, et Marius de Trégars n'eût pas été homme, s'il n'en eût pas été profondément remué.

Tout à coup:

—Quelle misérable je fais!... prononça-t-elle.

—Vous voulez dire malheureuse!... fit doucement M. de Trégars.

—Que devez-vous penser de ma sincérité? Vous la trouvez étrange, sans doute, impudente, grotesque....

Il protestait du geste, car elle ne lui laissait pas le temps de placer une parole.

—Et cependant, continuait-elle, ce n'est pas d'aujourd'hui que je suis honteuse de moi et assaillie de sinistres idées. J'étais persuadée jadis que cette existence folle qui est la mienne est la seule enviable, la seule qui puisse donner le bonheur... et voici que je découvre que ce n'est pas la bonne route que j'ai suivie, ou plutôt qu'on m'a fait prendre.... Et pas de retour possible!

Elle pâlissait, et d'un accent de sombre désespoir:

—Tout me manque, disait-elle; il me semble que je roule dans des abîmes sans fond, où pas une branche ne pousse, où me raccrocher? Autour de moi, c'est le vide, la nuit, le néant. Je n'ai pas vingt ans et il me semble que j'ai vécu des milliers d'années et que j'ai épuisé tout ce que la vie a de sensations. J'ai tout vu, tout appris, tout expérimenté, et je suis lasse de tout et rassasiée jusqu'à la nausée. J'ai l'air, comme cela, d'une évaporée, d'une folle; je chante, je plaisante, je parle argot, ma gaieté étonne... en réalité, je m'ennuie, oh! mortellement. Ce que j'éprouve, je ne saurais l'exprimer, il n'y a pas de mot pour traduire le dégoût absolu. Quelquefois je me dis: «C'est stupide d'être triste comme cela, que te manque-t-il? N'es-tu pas jeune, belle, riche?...»

Il faut pourtant qu'il me manque quelque chose, pour que je sois ainsi agitée, nerveuse, inquiète, incapable de tenir en place, tourmentée d'aspirations confuses et de désirs que je ne saurais formuler. Que faire? M'étourdir? J'y tâche, je réussis une heure... mais l'étourdissement se dissipe comme la mousse du champagne, la lassitude revient, et pendant que je continue de rire, en dedans de moi je pleure des larmes de sang qui me brûlent le cœur. Que devenir, moi qui n'ai pas dans le passé un souvenir, dans l'avenir un espoir où reposer ma pensée....

Et éclatant en sanglots:

—Ah! je suis effroyablement malheureuse! s'écria-t-elle, et je voudrais être morte!...

Plus ému qu'il n'eût peut-être voulu l'avouer, M. de Trégars se leva:

—Je vous raillais, il n'y a qu'un moment, mademoiselle, dit-il, de sa voix grave et vibrante, pardonnez-moi.... C'est sincèrement et du plus profond de mon âme que je vous plains.

Elle le considérait d'un air de doute timide, et de grosses larmes tremblaient entre ses longs cils.

—Bien vrai? interrogea-t-elle.

—Sur mon honneur!

—Et vous n'emporterez pas de moi une opinion trop mauvaise?

—Je garderai cette conviction que, lorsque vous n'étiez encore qu'une enfant, vous avez été abusée par des théories insensées....

D'un geste doux et triste elle passait et repassait sa main sur son front.

—Oui, c'est bien cela, murmura-t-elle.... A quinze ans, comment résisterait-on à des exemples venant de certaines personnes?... Quand on se voit comme dans un nuage d'encens, comment ne serait-on pas enivrée?... Comment douterait-on de soi, quand on ne recueille, quoi qu'on fasse, que louanges et applaudissements?... Et puis, il y a l'argent qui déprave quand il vient d'une certaine façon, à flots.... On se lasse de n'avoir rien à souhaiter, on rêve l'extraordinaire, l'impossible, l'inouï!

Elle se tut, mais le silence qui recommença ne tarda pas à être troublé par un bruit qui venait de la pièce voisine.

Machinalement, M. de Trégars regarda autour de lui....

Le petit salon bouton d'or où il se trouvait, n'était séparé du grand salon de l'hôtel de Thaller que par une haute et large porte qui était restée ouverte et dont les portières étaient relevées.

Or, telle était la disposition des glaces des deux pièces que, dans la glace de la cheminée du petit salon, M. de Trégars voyait se refléter le grand salon presque tout entier....

Un homme d'apparences suspectes et vêtu d'habits sordides s'y tenait debout.

Et plus M. de Trégars le considérait, plus il lui semblait qu'il avait déjà vu quelque part cette physionomie inquiète, ce regard cauteleux, ce sourire méchant errant sur des lèvres plates et minces....

Mais, brusquement, l'homme s'inclina profondément. Il était probable que Mme de Thaller, qui avait fait le tour par la galerie pour gagner le grand salon, y entrait.

Presque aussitôt, en effet, elle apparut dans le champ de la glace.

Elle semblait fort agitée, et du doigt posé sur les lèvres, elle recommandait à l'homme d'être prudent et de parler bas.

C'est donc tout bas, si bas qu'il n'en arrivait même pas un vague murmure jusqu'au petit salon, que l'homme prononça quelques mots....

Ils furent tels que la baronne se rejeta en arrière comme si elle eût vu un abîme s'ouvrir sous ses pieds, et à son mouvement, il fut aisé de comprendre qu'elle devait dire:

—Est-ce possible!...

De la voix qu'on n'entendait toujours pas, et du geste qu'on voyait, l'homme évidemment répondait:

—Rien de plus vrai, je l'affirme....

Et se penchant vers Mme de Thaller, sans qu'elle parût choquée de sentir les lèvres de ce répugnant personnage lui effleurer l'oreille, il se mit à lui parler.

L'étonnement qu'éprouvait M. de Trégars de cette sorte de vision était grand, mais ne l'empêchait pas de réfléchir.

Que signifiait cette scène? Comment cet homme suspect avait-il été introduit sans difficulté dans le grand salon? Pourquoi la baronne, en recevant sa carte, était-elle devenue plus blanche que ses dentelles? Quelle nouvelle apportait-il, qui avait produit une si vive impression? Que racontait-il, qui semblait en même temps épouvanter et ravir Mme de Thaller?

Mais elle ne tarda pas à interrompre l'homme.

Elle lui fit signe d'attendre, disparut l'espace d'une minute, et quand elle reparut, elle tenait à la main une liasse de billets de banque qu'elle se mit à compter sur la table du salon.

Elle en compta vingt-cinq qui, autant qu'en put juger M. de Trégars, devaient être des billets de cent francs.

L'homme les prit, les recompta, les glissa dans sa poche avec une grimace de satisfaction et parut disposé à se retirer....

La baronne le retint, et à son tour se penchant vers lui, se mit à lui exposer, ou plutôt, à en croire son attitude, à lui demander quelque chose. Ce devait être grave, car il branlait la tête et remuait les bras, comme s'il eût dit:

—Diable! diable!

Les doutes les plus bizarres tressaillaient dans l'esprit de M. de Trégars.

Qu'était-ce que ce marché, auquel le hasard des glaces le faisait assister? Car c'était un marché, il n'y avait pas à s'y méprendre. L'homme ayant reçu une mission, l'avait remplie et était venu en toucher le prix. Et maintenant, on lui proposait une commission nouvelle....

Mais l'attention de M. de Trégars fut distraite par Mlle Césarine.

Secouant la torpeur qui l'avait envahie:

—Mais à quoi bon se désoler et maudire? reprit-elle, répondant aux objections de son esprit bien plus qu'elle ne s'adressait à M. de Trégars. Ferai-je que ce qui est ne soit pas!... Ah! s'il en était des fautes de la vie comme du linge sale qu'on accumule dans une armoire et qu'on donne à blanchir d'un coup! Mais rien ne lave le passé, pas même le repentir, quoi qu'on en dise. Il est de ces idées qu'il faut repousser. Un prisonnier doit se défendre de songer à la liberté....

Elle haussa les épaules.

—Et cependant, fit-elle, un prisonnier a toujours l'espoir de s'évader, tandis que moi!...

L'effort était visible, qu'elle faisait pour reprendre ses façons accoutumées.

—Bast! reprit-elle, c'est assez la faire au sentiment comme cela!... Et je ferais bien mieux, au lieu de rester là à vous scier le dos, de monter m'habiller, car je vais à l'Opéra avec ma bonne mère, et de là au bal.... Vous devriez venir.... J'ai une toilette d'un chic épatant.... C'est chez Mme de Bois d'Ardon, le bal, une de nos amies qui est dans le mouvement. Il y a chez elle un fumoir pour les femmes... est-ce assez renversant! Voyons, venez-vous? nous boirons du champagne et nous rirons.... Non?... Zut alors, et bien des choses chez vous....

Cependant, au moment de se retirer, le cœur lui manqua:

—C'est sans doute la dernière fois que je vous vois, monsieur de Trégars, lui dit-elle. Adieu!... Vous savez maintenant pourquoi moi, qui ai un million de dot, j'enviais Gilberte Favoral!... Encore adieu!... Et quoi qu'il vous arrive d'heureux dans la vie, rappelez-vous que Césarine vous l'aura souhaité....

Et elle sortit au moment même où la baronne de Thaller rentrait....


IX

—Césarine! appela Mme de Thaller d'une voix où il y avait à la fois de la prière et de la menace.

—Je cours m'habiller, maman, répondit la jeune fille.

—Revenez!...

—Pour que tu me grondes, n'est-ce pas, si je ne suis pas prête quand tu voudras partir....

—Je vous ordonne de revenir, Césarine!...

Pas de réponse; elle était loin déjà!...

Mme de Thaller referma la porte du petit salon et s'asseyant près de M. de Trégars:

—Quelle fille singulière!... fit-elle.

Lui suivait dans la glace ce qui se passait de l'autre côté, dans le grand salon. L'homme à mine suspecte y était encore, seul. Un domestique lui avait apporté une plume, de l'encre et du papier, et assis devant un guéridon, d'une main rapide il écrivait....

—Comment le laisse-t-on là, seul? se demandait Marius.

Et il cherchait sur la physionomie de la baronne une réponse aux pressentiments confus qui s'agitaient en lui.

Mais il n'était plus question du trouble, que, prise à l'improviste, elle avait laissé paraître. Ayant eu le loisir de la réflexion, elle s'était composé un visage impénétrable.

Un peu surprise du silence de M. de Trégars:

—Je vous disais, reprit-elle, que Césarine est une fille étrange.

Toujours absorbé par la scène du grand salon:

—Étrange, en effet, murmura-t-il.

La baronne soupira.

—Voilà, pourtant, dit-elle, le résultat de la faiblesse de M. de Thaller et surtout de la mienne....

—Ah!...

—Nous n'avons d'enfant que Césarine, et lorsqu'elle était toute petite, sa santé nous inspirait les plus cruelles inquiétudes. Les médecins nous donnaient à entendre qu'elle n'atteindrait pas vingt ans. Cela explique son caractère. Nous étions, eh! mon Dieu! nous sommes encore à genoux devant ses volontés. Sa fantaisie est notre unique loi. Jamais je ne lui ai laissé le temps de formuler un désir, elle n'a pas parlé qu'elle est obéie....

Elle soupirait encore et plus profondément que la première fois.

—Vous venez de voir, poursuivait-elle, le résultat de cette éducation insensée. Et cependant il ne faudrait pas se fier aux apparences. Césarine n'est pas, croyez-le bien, l'extravagante qu'elle paraît être. Ses qualités sont réelles, et de celles que demande un homme à la femme dont il veut faire sa compagne.

Cette pauvre enfant, si sceptique à ce qu'elle prétend, si désillusionnée et si positive, est au fond extraordinairement romanesque, naïve et d'une exquise sensibilité. En elle s'agitent confusément toutes sortes d'idées généreuses et d'une chevalerie qui n'est plus de notre temps....

Sans quitter la glace des yeux:

—Je vous crois, madame, dit M. de Trégars....

—Elle est avec son père, avec moi surtout, capricieuse, volontaire, emportée; mais un mari qu'elle aimerait l'aurait vite assouplie à toutes ses volontés.... Elle qui me dépense vingt mille francs par an, pour sa toilette, elle irait gaiement vêtue de bure, si elle croyait plaire ainsi à celui que son cœur aurait choisi.

L'homme du salon avait achevé sa lettre, et avec un sourire équivoque, il la relisait.

—Croyez, madame, répondit M. de Trégars, que j'ai su démêler ce qu'il y avait de forfanterie naïve dans tout ce que me disait Mlle Césarine.

—Alors, bien vrai, vous ne la jugez pas trop mal....

—Votre cœur n'a pas pour elle plus d'indulgence que le mien....

—Et cependant, c'est de vous que lui vient son premier chagrin véritable.

—De moi?...

La baronne eut un hochement de tête mélancolique destiné à traduire ses tendresses et ses angoisses maternelles.

—Oui, de vous, mon cher marquis, répondit-elle, de vous seul.... C'est du jour où vous êtes devenu de nos amis que le caractère de Césarine a changé....

Ayant relu sa lettre, l'homme du grand salon l'avait pliée et glissée dans sa poche, et s'étant levé, il semblait attendre quelque chose.

Ses moindres mouvements, M. de Trégars les épiait dans la glace, avec une âpre curiosité....

Et néanmoins, comme il sentait la nécessité, ne fût-ce que pour ne pas éveiller l'attention de la baronne, de parler, de dire quelque chose:

—Quoi! fit-il, le caractère de Mlle Césarine a changé ainsi!...

—Du soir au lendemain....

—Oh!...

—N'avait-elle pas rencontré ce héros que rêvent les jeunes filles, un homme de trente ans, qui porte un des plus beaux noms de France....

Elle s'interrompit, attendant une réponse, un mot, une exclamation.

Mais comme le marquis de Trégars demeurait bouche close:

—Vous ne vous êtes donc aperçu de rien? demanda-t-elle.

—De rien....

—Si je vous disais, moi, que ma pauvre Césarine, hélas! vous aime?

M. de Trégars tressauta. Moins préoccupé du personnage du grand salon, il n'eût certes pas laissé la conversation s'engager ainsi.

Il comprit sa faute, et d'un ton glacé:

—Permettez-moi de croire que vous raillez, madame, fit-il.

—Et si je disais vrai?

—J'en serais au désespoir....

—Monsieur....

—Par cette raison, que je vous ai dite, que j'aime Mlle Gilberte Favoral du plus profond et du plus pur amour, et que depuis trois ans elle est ma fiancée devant Dieu....

Il passa comme une flamme de colère dans les yeux de Mme de Thaller.

—Et moi, s'écria-t-elle, je vous répéterai que ce mariage est insensé....

—Je voudrais qu'il le fût plus encore, pour mieux montrer à Gilberte jusqu'à quel point elle m'est chère.

Calme en apparence, la baronne égratignait de ses ongles le satin du fauteuil où elle était assise.

—Alors, reprit-elle, votre résolution est prise....

—Irrévocablement....

—Cependant, là, voyons, entre nous... qui ne sommes plus des enfants, si M. de Thaller doublait la dot de Césarine... s'il la triplait?

Une expression d'insurmontable dégoût contractait l'énergique visage de Marius de Trégars.

—Ah! plus un mot, madame! interrompit-il.

Nul espoir ne restait, Mme de Thaller le comprit à son accent.... Elle demeura pensive plus d'une minute, et tout à coup, comme une personne qui prend une résolution définitive, elle sonna.

Un valet de pied accourut.

—Faites ce que je vous ai dit! commanda-t-elle.

Et dès que le valet se fut retiré, se retournant vers M. de Trégars:

—Hélas! reprit-elle, qui jamais eût pensé que je maudirais le jour où vous êtes entré dans notre maison!...

Mais tandis qu'elle parlait, M. de Trégars apercevait dans la glace le résultat de l'ordre qu'elle venait de donner:

Le valet de pied entra dans le grand salon, prononça quelques mots, et tout aussitôt l'homme à mine inquiétante campa sur sa tête son chapeau crasseux et sortit....

—C'est étrange! pensa M. de Trégars.

La baronne poursuivait.

—Si vos intentions sont à ce point irrévocables, comment êtes-vous ici? Vous avez trop l'expérience du monde pour n'avoir pas, ce matin, compris le but de ma visite et mes allusions....

Bien heureusement, M. de Trégars était débarrassé des distractions que lui causait la glace. Le moment décisif était venu. Le gain de la partie qu'il jouait allait peut-être dépendre de son sang-froid.

—C'est parce que j'ai compris, madame, et mieux que vous ne le supposez, que je suis ici.

—En vérité!...

—Je venais résolu à n'avoir affaire qu'à M. de Thaller.... Ce qui arrive modifie mes desseins.... C'est à vous que je parlerai d'abord.

La tranquille assurance de Mme de Thaller ne se démentait pas, mais elle se dressa. Sentant venir l'orage, elle voulait être debout, pour lui tenir tête.

—C'est bien de l'honneur! fit-elle, avec un sourire ironique.

Il n'était plus, désormais, de puissance humaine capable de détourner Marius de Trégars de son but.

—C'est à vous que je parlerai, reprit-il, parce que, après m'avoir entendu, peut-être jugerez-vous qu'il est de votre intérêt de vous joindre à moi pour obtenir de votre mari ce que je demande, ce que j'exige, ce que je veux!...

D'un air de surprise merveilleusement joué, s'il n'était pas réel, la baronne le considérait.

—Mon père, continuait-il, le marquis de Trégars, était riche de plusieurs millions, autrefois.... Et cependant, lorsque j'ai eu la douleur de le perdre, il y a trois ans, il était à ce point ruiné, que pour rassurer les scrupules de son honneur et lui faire une mort plus douce, j'ai abandonné à ses créanciers ce que je possédais.... Où avait passé la fortune de mon père? Quel philtre lui avait-on versé, pour le décider à se lancer dans des spéculations hasardeuses, lui, un gentilhomme breton, entêté jusqu'à l'absurde des préjugés de la noblesse?... Voilà ce que j'ai voulu savoir....

—Ah!...

—Et aujourd'hui, madame, je—le—sais!

C'était une maîtresse femme que Mme la baronne de Thaller.

Elle avait couru tant d'aventures en sa vie, côtoyé tant de précipices, dissimulé tant d'angoisses, que le danger était comme son élément, et que même à l'instant décisif d'une partie presque désespérée, elle pouvait rester souriante, à l'exemple de ces vieux joueurs dont rien ne trahit les affreuses émotions au moment où ils hasardent leur suprême enjeu.

Pas un des muscles de son visage ne tressaillit, et il se fût agi d'une autre, qu'elle n'eût pas dit d'un calme plus imperturbable:

—Je vous écoute.... Ce doit être fort curieux!

Ce n'était pas le moyen de disposer M. de Trégars à l'indulgence.

D'une voix brève et dure:

—Lorsque mon père mourut, reprit-il, j'étais jeune.... J'ignorais ce que j'ai appris depuis, que c'est en quelque sorte se faire le complice des gredins que de contribuer à assurer leur impunité.... Et c'est y contribuer que de se taire.... Celui-là a rendu un fier service aux fripons qui le premier a dit: «L'honnête homme dupé s'éloigne et ne dit rien!...» L'honnête homme doit parler, au contraire, et signaler aux autres, pour qu'ils l'évitent, le piége où il est tombé.

Il arrive tous les jours que, sous peine de passer pour un personnage sans éducation, on est condamné à subir un récit assommant.... On écoute, alors, mais de quel air!...

La baronne avait précisément cet air-là:

—Voilà un sombre préambule! fit-elle.

M. de Trégars ne releva pas l'interruption.

—De tout temps, poursuivit-il, mon père a paru fort insoucieux de ses affaires; il devait, pensait-il, cette affectation au nom qu'il portait. Son désordre n'était qu'apparent. Je pourrais citer de lui des traits qui feraient honneur au bourgeois le plus méthodique.... Il avait, par exemple, l'habitude de conserver toutes les lettres de quelque importance qu'il recevait.... J'en ai retrouvé chez lui douze ou quinze cartons pleins à rompre.... Elles étaient soigneusement classées par années, et beaucoup portaient en marge une annotation rappelant en peu de mots quelle réponse y avait été faite....

Étouffant à demi un bâillement:

—C'est, en effet, de l'ordre, ou je ne m'y connais pas, dit la baronne....

—Sur le premier moment, résolu à ne point réveiller le passé, je n'attachai à ces lettres aucune importance, et elles auraient été certainement brûlées, sans un vieil ami de la famille, le comte de Villegré, qui fit porter les cartons chez lui.... Mais plus tard, sous l'empire de certaines circonstances qu'il serait trop long de vous dire, je regrettai mon inertie et je songeai que peut-être je trouverais dans cette correspondance de quoi dissiper ou justifier certains soupçons qui m'étaient venus....

—De sorte que, en fils respectueux, vous l'avez lue?

M. de Trégars, cérémonieusement, s'inclina.

—Je crois, dit-il, que c'est rendre hommage à la mémoire d'un père, que de le venger des impostures dont il a été victime de son vivant.... Oui, madame, j'ai lu toute cette correspondance, et avec un intérêt que vous allez comprendre.... J'avais déjà très-inutilement dépouillé plusieurs cartons, lorsque dans la liasse de 1852, une année où mon père habitait Paris, des lettres attirèrent mon attention. Elles étaient écrites sur un papier grossier, d'une écriture toute primitive, et fourmillaient de fautes d'orthographe. Elles étaient signées tantôt Phrasie, tantôt marquise de Javelle. Quelques-unes donnaient l'adresse: Rue des Bergers, 3, Paris-Grenelle.

D'un geste familier, Mme de Thaller remontait les épaulettes de sa robe de bal.

—Rue des Bergers, ricana-t-elle, nous voilà en pleine pastorale....

—Ces lettres ne me laissaient aucun doute sur ce qui avait dû se passer.... Mon père avait rencontré une ouvrière d'une rare beauté, il s'en était épris, et comme il était tourmenté de la crainte de n'être aimé que pour son argent, il s'était fait passer pour un pauvre employé de ministère....

—Très-touchant, ce petit roman d'amour!... interrompit la baronne.

Mais il n'était pas d'impertinence capable d'altérer le sang-froid de Marius de Trégars.

—Roman, peut-être, dit-il, mais d'argent alors, et non pas d'amour.... Cette Phrasie, cette marquise de Javelle, annonce bientôt dans une de ses lettres qu'elle est enceinte, et, en effet, dans le courant de février 1853, elle accouche d'une fille qu'elle confie, écrit-elle, à une de ses parentes qui demeure dans le Midi, près de Toulouse.... Ce fut cet événement, sans doute, qui décida mon père à se découvrir. Il avoue qu'il n'est pas un pauvre employé, mais bien le marquis de Trégars, riche de plus de cent mille livres de rentes.... Aussitôt le ton de la correspondance change: la marquise de Javelle s'ennuie, rue des Bergers; les voisins lui reprochent sa faute, son travail lui abîme les mains, qu'elle a charmantes.... Résultat: moins de quinze jours après la naissance de sa fille, mon père installe sa jolie maîtresse, 87, rue de Bourgogne, sous le nom de Mme Devil; elle a un appartement ravissant; quinze cents francs par mois, des domestiques, une voiture....

Ce n'était plus des marques d'ennui, c'était des signes d'impatience, que donnait Mme de Thaller....

Son geste semblait dire:

—Qu'est-ce que tout cela peut me faire, bon Dieu!

Impassible, M. de Trégars poursuivait:

—Libres désormais de se voir chaque jour, mon père et sa maîtresse cessent de s'écrire. Mais Mme Devil ne perd pas son temps. En moins de huit mois, de février à septembre, elle détermine mon père à disposer, non en sa faveur, elle est bien trop désintéressée pour cela, mais en faveur de leur fille, d'une somme de plus de cinq cent mille francs. En septembre, la correspondance reprend. Mme Devil découvre qu'elle n'est pas heureuse, et l'avoue dans une lettre dont l'écriture meilleure et l'orthographe moins fantaisiste prouvent qu'elle a pris des leçons.

Elle se plaint de sa situation précaire et gémit de n'être qu'une fille entretenue; l'avenir l'épouvante, elle a soif de considération.... Pendant trois mois, c'est l'incessant refrain: elle regrette le temps où elle était ouvrière; pourquoi a-t-elle été si faible! Ah! qu'elle paye cher sa faute! Puis enfin, dans un billet qui trahit de longs débats et d'orageuses discussions, elle annonce qu'il se présente pour elle un parti inespéré: un galant homme qui, si elle avait seulement deux cent mille francs, lui donnerait son nom et reconnaîtrait sa fille, sa pauvre chère petite fille adorée.... Longtemps mon père hésite, sa jolie maîtresse lui tient au cœur.... Mais elle le presse si vivement et avec une habileté si rare; elle lui démontre si bien que ce mariage assurera le bonheur de leur fille, que mon père se résout au sacrifice.... Et dans une note, en marge d'une dernière lettre, il écrit qu'il vient de donner deux cent mille francs à Mme Devil, qu'il ne la reverra plus, et qu'il retourne vivre en Bretagne, où il veut, à force d'économies, réparer la brèche qu'il vient de faire à sa fortune....

D'un ton léger:

—Ainsi finissent toutes ces histoires d'amour! dit Mme de Thaller.

—Pardon!... celle-ci n'est pas finie encore. Pendant de longues années, mon père se tint parole et ne quitta pas notre domaine de Trégars. Mais l'ennui le prit à la longue, au fond de sa solitude; il revint à Paris.... Chercha-t-il à revoir son ancienne maîtresse? Je ne le crois pas. Je suppose que le hasard les rapprocha, ou plutôt, sachant son arrivée, elle s'arrangea pour le rencontrer sur son chemin. Il la retrouvait plus séduisante que jamais, et d'après ce qu'elle lui écrivait, riche et considérée, car son mari était devenu un personnage. Elle eût été complétement heureuse, ajoutait-elle, s'il lui eût été possible d'oublier l'homme qu'elle avait tant aimé autrefois, qui avait eu les prémices de son cœur, et auquel elle devait sa position....

J'ai cette lettre. L'écriture élégante, le style et la parfaite correction disent mieux que tout les transformations de la marquise de Javelle.

Seulement, elle n'est pas signée. La petite ouvrière est devenue prudente; elle a beaucoup à perdre, elle craint de se compromettre....

A huit jours de là, par un billet laconique et qu'on jurerait arraché à la passion, elle supplie mon père de la venir voir chez elle.

Il s'y rend. Il y trouve une toute jeune fille qu'il croit être la sienne, et qu'il se met à idolâtrer!...

Et tout est dit. De nouveau il retombe sous le charme, il cesse de s'appartenir; son ancienne maîtresse peut disposer de sa fortune et de sa volonté!...

Mais voyez le malheur! Le mari ne s'avise-t-il pas de prendre ombrage des visites de mon père! Dans une lettre, qui est un chef-d'œuvre de diplomatie, la jeune femme expose ses angoisses. Il a des soupçons, écrit-elle, à quelles extrémités ne se porterait-il pas s'il venait à découvrir la vérité! Et avec un art infini, elle insinue qu'il est pour mon père un moyen peut-être de justifier sa continuelle présence. Que ne s'associe-t-il avec ce jaloux....

C'est avec un empressement d'enfant que mon père saisit ce moyen unique. Mais il faut de l'argent. Il vend ses propriétés et annonce partout qu'il a de grandes idées financières et qu'il va décupler sa fortune.

Le voilà l'associé du mari de son ancienne maîtresse, lancé dans les spéculations, gérant d'une société. Il croit ses affaires excellentes, il est persuadé qu'il gagne un argent fou. Pauvre honnête homme! On lui prouve un matin qu'il est ruiné et de plus compromis. Et cela semble si bien la vérité, que j'interviens et que je paye les créanciers. Nous voilà dépouillés, mais l'honneur était sauf. A quelques semaines de là, mon père mourait désespéré....

Avec cet empressement qui trahit la joie d'échapper enfin à un gêneur impitoyable, la baronne de Thaller s'était à demi levée.

Un regard de M. de Trégars la cloua sur son fauteuil, lui glaçant aux lèvres la plaisanterie qui déjà y montait.

—Je n'ai pas achevé! dit-il d'un ton rude.

Et sans souffrir d'interruption:

—De cette correspondance, reprit-il, résultait la preuve irrécusable, flagrante, d'une intrigue honteuse, depuis longtemps soupçonnée par mon vieil ami le général comte de Villegré. Il devenait évident pour moi, que mon pauvre père avait été joué comme un enfant, par cette maîtresse si jolie et tant aimée, et plus tard dépouillé par le mari de cette maîtresse. Je n'en étais pas plus avancé. Ignorant la vie de mon père et ses relations, les lettres ne me livrant ni un nom ni un détail précis, je ne savais qui accuser. Pour accuser, d'ailleurs, il faut à tout le moins un commencement de preuve matérielle.

La baronne s'était rassise, et tout en elle, la pose, le geste et le mouvement des lèvres semblait dire:

—Vous êtes chez moi, la civilité a ses exigences, je vous subis, mais, en vérité, vous abusez.

Il poursuivait:

—A ce moment, j'étais encore une manière de sauvage, tout préoccupé de mes expériences, ne sortant presque jamais de mon laboratoire.... J'étais indigné, je souhaitais ardemment retrouver et punir les misérables qui avaient dupé mon père et qui nous avaient dépouillés; mais je ne savais comment m'y prendre, ni où chercher des renseignements. L'impunité des misérables était peut-être assurée, sans un brave et digne homme, commissaire de police aujourd'hui, auquel j'ai rendu un léger service autrefois, un soir d'émeute, qu'il était serré de fort près par cinq ou six dangereux chenapans. Je lui exposai ma situation, il s'y intéressa, me promit son concours et me traça ma conduite.

Mme de Thaller s'agitait sur son fauteuil.

—Je vous avouerai, commença-t-elle, que je ne suis pas absolument maîtresse de mon temps; je suis habillée, comme vous le voyez, et j'ai à sortir....

Si elle avait gardé l'espérance d'ajourner l'explication qu'elle sentait venir, elle dut la perdre, rien qu'à l'accent dont M. de Trégars l'interrompit:

—Vous sortirez demain!...

Et sans se hâter:

—Conseillé comme je viens de vous dire, continua-t-il, et armé de l'expérience d'un homme du métier, je me rendis à Grenelle, au nº 3 de la rue des Bergers. J'y rencontrai de vieilles gens, le contremaître d'une fabrique voisine et sa femme, qui habitaient la maison depuis tantôt vingt-cinq ans. Dès mes premières questions, ils échangèrent un regard et se mirent à rire. Ils se souvenaient, on ne peut mieux, de la marquise de Javelle. C'était, me répondirent-ils, une jeune blanchisseuse très-jolie, qui devait son surnom à sa beauté dédaigneuse, à ses idées ambitieuses et aussi à son état, où l'eau de javelle joue un rôle considérable. Elle avait demeuré pendant dix-huit mois sur le même palier qu'eux, et ils lui avaient connu un amant qui se faisait passer pour un employé, mais qui, d'après ce qu'elle leur avait confié, devait être un grand seigneur immensément riche, dont elle espérait tirer bon parti. Ils ajoutaient qu'elle était accouchée d'une fille, et que même ils l'avaient soignée pendant ses couches. Mais la semaine suivante, la mère et l'enfant avaient disparu, et jamais plus ils n'en avaient entendu parler....

M. de Trégars s'arrêta, et après une pause:

—Par ces vieilles gens, reprit-il, j'ai su que la marquise de Javelle s'appelait de son vrai nom Euphrasie Taponnet, qu'elle était de Paris et n'avait pas de parents près de Toulouse. Lorsque je les ai quittés, ils m'ont dit: «Si vous connaissez Phrasie, vous n'avez qu'à lui parler du père et de la mère Chandour, et elle se rappellera bien de nous, allez!...»

Pour la première fois, Mme de Thaller eut un tressaillement. Mais ce fut presque imperceptible.

—De Grenelle, poursuivait M. de Trégars, c'est rue de Bourgogne, 87, que je me rendis. Je jouais de bonheur: la concierge y était la même qu'en 1853. Aussitôt je lui parlai de Mme Devil, elle me répondit qu'elle l'avait si peu oubliée qu'elle la reconnaîtrait entre mille. C'était, déclarait-elle, une des plus jolies petites dames qu'elle eût vues, et jamais en sa vie de portière, elle n'avait rencontré une locataire aussi généreuse. Je compris. Et moyennant deux louis que je lui donnai, cette femme m'apprit tout ce qu'elle savait. Cette jolie Mme Devil, qui était une fine mouche, me dit-elle, avait non pas un amant, mais deux: l'un en titre, qu'elle affichait, qui était le maître et l'officier payeur; l'autre anonyme, qu'elle cachait, qui s'esquivait par l'escalier de service, et qui ne payait pas, lui, bien au contraire. Le premier, la recette, s'appelait le marquis de Trégars. Du second, la dépense, la concierge n'avait jamais su que le prénom: Frédéric.... J'insistai pour savoir ce qu'était devenue Mme Devil, et j'appuyai mon insistance d'une nouvelle pièce de vingt francs. Mais la portière me jura ses grands dieux qu'elle l'ignorait absolument.

Un beau matin, telle qu'une personne qui s'expatrie ou qui veut faire perdre ses traces, Mme Devil avait envoyé chercher un marchand de meubles et une marchande à la toilette, et elle leur avait vendu tout ce qu'elle possédait: son mobilier, son linge et jusqu'à ses nippes. En moins d'une heure, le marché avait été conclu, et elle était partie n'emportant que ses bijoux et son argent dans un petit sac de cuir....

Si la baronne de Thaller suait dans son corset, sous son harnais de bal, elle n'en faisait pas moins bonne contenance encore.

Après l'avoir considérée un moment avec une sorte de curiosité avide, Marius de Trégars reprit:

Lorsque je fis part de ces renseignements au commissaire de police, mon ami, il hocha la tête: «Il y a deux ans, dit-il, je vous aurais répondu: En voilà plus qu'il n'en faut et nous tenons nos gens, car les registres de l'état civil nous livreront le dernier mot de cette énigme à demi déchiffrée. Mais nous avons eu la guerre et la Commune, et les registres de l'état civil ont été incendiés.... Cependant, il ne faut pas perdre courage: un dernier espoir me reste et je sais un homme capable de le réaliser.»

Dès le surlendemain, en effet, il me mit en rapport avec un brave garçon nommé Victor Chupin, en qui je pouvais avoir la plus entière confiance, car il m'était recommandé par un des hommes que j'aime et que j'estime le plus: le duc de Champdoce. Renonçant du premier coup à s'adresser aux mairies, Victor Chupin avec une patience et une ténacité de sauvage suivant une piste, se mit à battre les quartiers de Grenelle, de Vaugirard et des Invalides. Et ce ne fut pas en vain. Après huit jours d'investigations, il m'amena une sage-femme, demeurant rue de l'Université, laquelle se rappelait très-bien avoir accouché autrefois une jeune fille remarquablement jolie, demeurant rue des Bergers, et surnommée la marquise de Javelle.

C'était même ce surnom singulier qui avait fixé sa mémoire. Et comme c'était une femme d'ordre et qui, de tout temps, avait tenu un compte fort exact de ses recettes, elle m'apporta un petit registre où je lus: «Accouchement d'Euphrasie Taponnet, dite la marquise de Javelle, une fille, reçu cent francs....» Et ce n'est pas tout. Cette sage-femme m'apprit qu'elle avait été chargée de présenter l'enfant à la mairie, et qu'elle l'y avait déclarée sous les noms d'Euphrasie-Césarine Taponnet, née d'Euphrasie Taponnet, blanchisseuse, et d'un père inconnu. Enfin, persuadée que mes démarches avaient pour objet une reconstitution d'état civil, elle mettait à ma disposition et son livre de comptes et son témoignage....

Bandée outre mesure, l'énergie de la baronne commençait à la trahir, elle blémissait sous sa poudre de riz.

Toujours du même accent glacé:

—Vous devez le comprendre, disait Marius de Trégars, le témoignage de cette sage-femme, joint aux lettres que je possède, me met à même d'établir devant un tribunal la date exacte de la naissance d'une fille que mon père a eue de sa maîtresse. Ce n'est cependant rien encore. Avec une ardeur nouvelle, Victor Chupin avait repris ses investigations; il s'était mis à dépouiller les registres de mariages de toutes les paroisses de Paris, et dès la semaine suivante, il découvrait à Notre-Dame-de-Lorette l'acte de mariage de demoiselle Euphrasie Taponnet et du sieur Frédéric de Thaller....

Encore bien qu'elle dût s'attendre à ce nom, la baronne se dressa d'un bloc, livide, l'œil hagard....

—C'est faux!... commença-t-elle d'une voix étranglée.

Un sourire d'ironique pitié effleurait les lèvres de Marius.

—Cinq minutes de réflexion vous prouveront qu'il est inutile de nier, interrompit-il.... Mais attendez: sur le livre des baptêmes de cette même église, Victor Chupin a trouvé enregistré le baptême d'une fille du sieur et de la dame de Thaller, d'une fille qui porte les mêmes prénoms que la première: Euphrasie-Césarine.

Convulsivement, la baronne haussait les épaules. Accablée par l'évidence, elle essayait encore de payer d'audace....

—Qu'est-ce que cela prouve?... dit-elle.

—Cela prouve, madame, l'intention bien arrêtée de substituer un enfant à l'autre; cela prouve qu'on a impudemment trompé mon père, lorsqu'on lui a fait croire que la seconde Césarine était sa fille, la fille en faveur de laquelle autrefois il avait disposé de plus de cinq cent mille francs.... Cela prouve qu'il y a de par le monde une malheureuse que sa mère, la marquise de Javelle, devenue la baronne de Thaller, a lâchement abandonnée....

Éperdue de colère et de peur:

—Vous en avez menti! s'écria la baronne.

M. de Trégars s'inclina.

—La preuve que je dis vrai, fit-il froidement, je la trouverai à Louveciennes, et à l'Hôtel des Folies, boulevard du Temple, à Paris.

La nuit venait: un valet de pied entra, apportant des lampes qu'il posa sur la cheminée.

En tout, il ne resta pas une minute dans le petit salon bouton d'or, mais cette minute suffit à la baronne de Thaller pour ressaisir son sang-froid et rassembler ses idées.

Lorsque le valet se retira, elle avait pris un parti, avec cette promptitude des gens accoutumés aux situations extrêmes; elle renonçait à discuter.

Se rapprochant de M. de Trégars:

—Assez d'allusions comme cela, reprit-elle, parlons-nous franc et en face. Que voulez-vous?

Mais le changement était trop brusque pour n'éveiller pas les défiances de Marius.

—J'exige beaucoup de choses, répondit-il.

—Encore faut-il spécifier.

—Eh bien! je réclame d'abord les cinq cent mille francs dont mon père avait disposé en faveur de sa fille, de la fille que vous avez abandonnée....

—Et ensuite?

—Je veux de plus la fortune de mon père et la mienne, cette fortune dont M. de Thaller, avec votre assistance, nous a dépouillés....

—Est-ce au moins tout?

M. de Trégars secoua la tête.

—Ce n'est rien encore, répondit-il.

—Oh!...

—Il nous reste à nous occuper des affaires de Vincent Favoral.

Un avoué qui débat les intérêts d'un client dont il se soucie peu, n'est ni plus calme ni plus froid que ne l'était en ce moment Mme de Thaller.

—Les affaires du caissier de mon mari me regardent donc? fit-elle avec une nuance d'ironie.

—Beaucoup, oui, madame.

—Je suis bien aise de l'apprendre.

—Moi, je le sais de source certaine, parce qu'en revenant de Louveciennes, je me suis rendu rue du Cirque, où j'ai parlé à une demoiselle Zélie Cadelle.

Il pensait qu'à ce nom la baronne aurait au moins un tressaillement. Point. D'un air de profonde surprise:

—Rue du Cirque, répéta-t-elle, comme si elle eût fait un prodigieux effort de mémoire, rue du Cirque!... Zélie Cadelle!... Décidément, je ne comprends pas.

Mais au coup d'œil que lui jeta M. de Trégars, elle dut comprendre qu'elle ne lui arracherait pas aisément les détails qu'il s'était promis de taire.

—Je crois au contraire, prononça-t-il, que vous comprenez admirablement.

—Si vous y tenez, soit! Que demandez-vous pour Favoral....

—Je demande, non pour Favoral, mais pour les actionnaires, impudemment dupés, les douze millions qui manquent à la caisse du Crédit mutuel.

Mme de Thaller éclata de rire.

—Rien que cela? fit-elle.

—Oui, rien que cela.

—Eh bien! mais il me semble que c'est à M. Favoral qu'il faut présenter vos réclamations. Vous avez le droit de courir après.

—C'est inutile....

—Cependant....

—Par la raison que ce n'est pas lui, le pauvre fou, qui a emporté les millions....

—Qui donc les a?

—M. le baron de Thaller, sans doute.

De cet accent de pitié qu'on prend pour répondre à une proposition absurde:

—Vous êtes fou, mon pauvre marquis, dit Mme de Thaller.

—Vous ne le pensez pas.

—Si c'était mon dernier mot, cependant?

Il arrêta sur elle un regard où elle put lire une détermination irrévocable, et lentement:

—J'ai horreur du scandale, répondit-il, et, comme vous le voyez, je cherche à tout arranger sans bruit, sous le manteau de la cheminée, entre nous. Mais si je n'obtiens rien ainsi, je m'adresserai aux tribunaux.

—Et des preuves?

—Soyez tranquille, j'en puis fournir à toutes mes allégations.

Nonchalamment la baronne s'était allongée sur un fauteuil.

—Peut-on les connaître? demanda-t-elle.

Cette imperturbable assurance de Mme de Thaller finissait par inquiéter Marius. Qu'espérait-elle? Entrevoyait-elle donc une issue à une situation en apparence si désespérée?

Résolu à lui prouver qu'elle était perdue et qu'elle n'avait plus qu'à se rendre:

—Oh! je sais, madame, reprit-il, que vos précautions sont bien prises. Mais quand la Providence s'en mêle, voyez-vous, la prudence humaine est bien peu de chose. Voyez plutôt ce qui arrive, pour votre première fille, celle que vous avez eue quand vous n'étiez encore que la marquise de Javelle.

L'ayant abandonnée avec des maraîchers de Louveciennes, auxquels vous aviez eu la prévoyance de ne pas donner votre nom, vous pensiez en être à tout jamais débarrassée, et lorsque mon père vous retrouvait, après des années de séparation, c'est sans l'ombre d'un soupçon qu'il acceptait comme sienne Mlle Césarine.... Mais voilà qu'un jour, près de la porte Saint-Martin, votre voiture renverse une pauvre servante, qui s'en allait dans Paris en quête d'une place qui lui donnât du pain... et il se trouve que cette malheureuse est votre première fille, celle à laquelle mon père, sur vos instances, avait assuré un capital de cinq cent mille francs. Vous en êtes-vous doutée sur le moment?

Je ne crois pas, car très-certainement, en ce cas, vous n'eussiez pas laissé votre adresse à un des sergents de ville témoins de l'accident. Mais à quelques jours de là, cette malheureuse vous ayant adressé de l'hôpital, où on l'avait transportée, une touchante supplique où elle vous racontait toute son histoire, vous n'avez plus eu de doutes. En ne répondant pas, vous espériez que tout serait dit. Non. A quelques mois de là, elle se présentait ici, l'infortunée, M. de Thaller l'apercevait, il la devinait sous ses haillons, à sa ressemblance avec moi, et aussitôt, dans son trouble, il lui donnait tout l'argent qu'il avait sur lui et recommandait à ses laquais de la chasser, si jamais elle se présentait.

Mais de cet instant, c'en était fait de votre sécurité, madame, et de celle de M. de Thaller. Vous compreniez qu'il suffisait d'un hasard pour que cette malheureuse découvrît qui elle était et se dressât soudainement, réclamant sa fortune. Aussi, pour la faire disparaître, avez-vous tenté l'impossible. C'est un homme à vous, que vous lui dépêchez d'abord, et qui essaye de l'entraîner à New-York. Vous vous disiez: «Quand elle sera en Amérique, elle n'en reviendra pas.» Malheureusement pour votre tranquillité, les promesses les plus éblouissantes ne la décident pas à quitter Paris.

Vous cherchez autre chose alors, et l'idée vous vient de la signaler à la préfecture de police, au bureau des mœurs, espérant ainsi la pousser à l'abîme et qu'elle roulera si bas que ce sera comme si elle était morte. On l'arrête, en effet, et elle serait perdue, sans un honnête homme, un officier de paix, qui prend en pitié sa jeunesse, qui s'assure qu'elle a été misérablement calomniée et qui la sauve. C'est une tentative avortée. Et comme il est des pentes fatales, et sur lesquelles il est impossible de se retenir, vous finissez par mettre un couteau aux mains d'un vil assassin, que vous envoyez, de nuit, au coin d'une ruelle déserte, attendre votre fille. Cette fois encore, elle est miraculeusement préservée.

Allez-vous pardonner? Non. Au lendemain de la Commune, vous la dénoncez; on la jette avec d'immondes pétroleuses dans les prisons de Versailles, et sans un ami dévoué, elle serait en Calédonie, à cette heure, ou au fond de quelque prison centrale....

Il s'arrêta, attendant une réponse, une protestation.

Et Mme de Thaller se taisant:

—Vous me regardez, madame, reprit-il, et vous vous demandez comment j'ai pu découvrir tout cela. Un mot vous l'expliquera. L'officier de paix qui a sauvé votre fille et qui depuis a veillé sur elle, est celui précisément auquel il m'a été donné de rendre un service autrefois. En complétant les uns par les autres nos renseignements, nous sommes arrivés jusqu'à la vérité, jusqu'à vous, madame.... Reconnaissez-vous maintenant que j'ai plus de preuves qu'il n'en faut pour m'adresser à la justice?...

Qu'elle le reconnût ou non, elle ne daigna pas discuter.

—Après? fit-elle froidement.

Mais M. de Trégars était trop sur ses gardes pour s'exposer, en continuant de la sorte, à livrer le secret de ses desseins.

Et d'ailleurs, s'il était absolument fixé quant aux manœuvres employées pour dépouiller son père, il n'en était encore qu'aux présomptions pour ce qui concernait Vincent Favoral.

—Permettez-moi de n'ajouter plus un mot, madame, répondit Marius. Je vous en ai dit assez pour vous mettre à même de juger de la valeur de mes armes....

Elle dut sentir qu'elle ne le ferait pas changer d'avis, car elle se leva.

—Il suffit, prononça-t-elle. Je vais réfléchir, et, demain, je vous rendrai une réponse....

Elle se disposait à sortir, mais vivement M. de Trégars se jeta entre elle et la porte.

—Excusez-moi, dit-il; mais ce n'est pas demain qu'il me faut une réponse, c'est ce soir, à l'instant....

Ah!... si elle eût pu l'anéantir d'un regard.

—Mais c'est de la violence! fit-elle d'une voix qui trahissait l'incroyable effort qu'elle faisait pour se maîtriser....

—Elle m'est imposée par les circonstances, madame....

—Vous seriez moins exigeant, si mon mari était là....

Il devait être à portée d'entendre, car brusquement la porte s'ouvrit et il parut sur le seuil.

Il est des gens pour lesquels l'imprévu ne compte pas, que nul événement ne saurait déconcerter. Ayant tout risqué, ils s'attendent à tout.

Tel était le baron de Thaller.

D'un coup d'œil sagace, il examina sa femme et M. de Trégars, et d'un ton de cordiale bonhomie:

—On n'est donc pas d'accord, ici! fit-il.

—Heureusement te voilà! s'écria la baronne.

—Qu'y a-t-il donc?

—Il y a que M. de Trégars abuse odieusement de certaines misères de notre passé....

M. de Thaller riait.

—Voilà bien l'exagération des femmes! dit-il.

Et tendant la main à Marius:

—Je vais faire votre paix, mon cher marquis, ajouta-t-il, c'est dans mes attributions de mari....

Mais, au lieu de prendre cette main qui lui était tendue, M. de Trégars recula.

—Il n'est plus de paix possible, monsieur, je suis un ennemi....

Si la stupeur de M. de Thaller n'était pas réelle, elle était merveilleusement jouée.

—Un ennemi! répéta-t-il.

—Oui, interrompit la baronne, et il faut que je te parle à l'instant, Frédéric. Viens, M. de Trégars t'attendra....

Et elle entraîna son mari dans la pièce voisine, non sans adresser à Marius un regard où étincelait la haine triomphante.

Resté seul, M. de Trégars s'assit.

Loin de le contrarier, cette soudaine intervention du directeur du Crédit mutuel lui paraissait un coup de fortune. Elle lui épargnait une explication plus pénible encore que la première, et ce supplice d'avoir à confondre un misérable en lui prouvant son infamie.

—Et d'ailleurs, pensait-il, quand le mari et la femme se seront consultés, ils reconnaîtront qu'il n'y a pas à lutter et que mieux vaut se rendre.

La délibération fut courte.

Dix minutes ne s'étaient pas écoulées quand M. de Thaller reparut, seul. Il était pâle, et son visage exprimait bien cette douleur de l'honnête homme qui reconnaît trop tard qu'il a mal placé sa confiance.

—Ma femme m'a tout dit! monsieur, commença-t-il....

M. de Trégars s'était levé.

—Eh bien? interrogea-t-il.

—Vous me voyez navré. Ah! monsieur le marquis, devais-je m'attendre à cela de vous? Comment imaginer qu'un jour viendrait où vous regreteriez votre conduite si noble et si désintéressée lors de la mort de votre père? C'est cette conduite cependant qui vous avait valu mon estime. Car je vous estimais, monsieur, et beaucoup, et il me semble vous l'avoir prouvé lorsque M. Marcolet vous présenta chez moi. Rappelez-vous l'accueil que je vous fis et mon empressement à vous ouvrir ma maison et à vous faire asseoir à ma table! C'est que je savais combien votre situation était précaire, depuis l'abandon que vous aviez fait de tous vos biens. C'est que dès lors je cherchais un moyen de réparer l'injustice de la fortune à votre égard....

Décidément, M. de Thaller se posait en bienfaiteur méconnu, et pour bien peu il eût accusé Marius de la plus noire ingratitude.

Toujours du même ton paterne:

—Ce moyen, poursuivit-il, je l'avais trouvé: c'était de vous donner ma fille, avec une dot assez ronde pour vous permettre de porter brillamment votre nom. Et je pensais que vous aviez pénétré mes intentions. Et je me réjouissais en constatant que ma fille n'était pas insensible à vos assiduités....

Il était hardi de parler des assiduités de Marius qui, de tout temps, s'était étudié à garder près de Mlle Césarine une réserve glacée.

—Ainsi donc, continuait le baron, j'avais le droit de vous croire et je vous croyais mon ami. Et c'est vous cependant qui, au lendemain du malheur qui me frappe, essayez de me porter le coup de grâce. C'est vous qui voudriez m'écraser sous des calomnies ramassées au ruisseau....

D'un geste, M. de Trégars l'arrêta.

—Pour que vous prononciez ce mot de calomnie, il faut que Mme de Thaller ne vous ait pas rapporté exactement mes paroles....

—Elle me les a rapportées sans y rien changer.

—C'est qu'alors elle ne vous a pas dit la valeur des preuves que j'ai entre les mains....

Le baron persistait, eût dit Mlle Césarine, à «la faire à l'attendrissement.»

—Il n'est guère de famille, reprit-il, où il ne se trouve quelqu'un de ces secrets douloureux qu'on s'efforce de dérober à la méchanceté du monde. Il en est un, dans la mienne: oui, c'est vrai, ma femme avant notre mariage avait eu une fille que la misère l'avait forcée d'abandonner.... Depuis, tout ce qui est humainement possible, nous l'avons fait pour retrouver cette enfant, mais nos efforts sont demeurés stériles. C'est un grand malheur et qui a pesé sur toute notre vie, ce n'est pas un crime. Si pourtant vous croyez qu'il soit de votre intérêt de divulguer notre secret et de déshonorer une femme, libre à vous, je ne puis vous en empêcher. Mais je vous le déclare, ce fait est tout ce qu'il y a de réel parmi vos accusations. Votre père, dites-vous, a été dupé et dépouillé. De qui vous est venue cette idée?

De Marcolet, sans doute, un homme taré, devenu mon ennemi mortel depuis le jour où, jouant au fin avec moi, il ne s'est pas trouvé le plus fin? De Costeclar, peut-être, qui ne me pardonne pas de lui avoir refusé ma fille et qui me hait parce que je sais qu'il a fait des faux, autrefois, et qu'il serait au bagne sans l'excessive indulgence de votre père? Eh bien! Costeclar et Marcolet vous ont trompé. Si le marquis de Trégars s'est ruiné, c'est qu'il avait entrepris un métier qu'il ignorait, et qu'il a spéculé à tort et à travers. On perd très-vite une fortune sans que les voleurs y soient pour rien.

Quant à prétendre que j'ai profité des détournements de mon caissier, c'est inepte, et il ne peut y avoir à le soutenir que Jottras et Saint-Pavin, deux mauvais drôles que dix fois j'ai eu l'occasion d'envoyer en police correctionnelle et qui étaient les complices de Favoral. La justice d'ailleurs est saisie de l'affaire, et je prouverai au grand jour de l'audience, comme je l'ai prouvé dans le cabinet du juge d'instruction, que pour sauver le Crédit mutuel, j'ai sacrifié plus de la moitié de ma fortune....

Impatienté par ce plaidoyer dont le but manifeste était de l'amener à discuter et à se découvrir:

—Concluez, monsieur, interrompit durement M. de Trégars.

Toujours du même ton placide:

—Conclure est aisé, répondit le baron. Vous allez, m'a dit ma femme, épouser une jeune fille que vous aimez, la fille de mon ancien caissier, qui est d'une exquise beauté, mais qui n'a pas le sou.... Il lui faudrait une dot....

—Monsieur!...

—Jouons cartes sur table. Je suis dans une passe difficile. Vous savez ma situation et vous voulez l'exploiter.... Eh bien! nous pouvons nous entendre.... Que diriez-vous si je donnais à Mlle Gilberte la dot que je destinais à ma fille....

Tout le sang de M. de Trégars lui sauta à la face.

—Ah! plus un mot! s'écria-t-il avec un geste d'une violence inouïe.

Mais se maîtrisant presque aussitôt:

—Je veux, ajouta-t-il, la fortune de mon père; je veux que vous remettiez dans la caisse du Crédit mutuel les douze millions qui y ont été volés....

—Sinon?

—Je m'adresserai à la justice.

Ils restèrent un moment face à face, les yeux dans les yeux, puis:

—Avez-vous réfléchi? demanda M. de Trégars.

Sans soupçonner peut-être que son offre était une nouvelle injure:

—J'irai jusqu'à quinze cent mille francs, répondit M. de Thaller..., et je paie comptant.

—C'est votre dernier mot?

—Oui.

—Si je porte plainte, avec les preuves que je puis fournir, vous êtes perdu....

—C'est ce que nous verrons.

Insister eût été puéril.

—Soit nous verrons! dit M. de Trégars.

Et il sortit, et en remontant dans son fiacre qui l'attendait à la porte de l'hôtel, il se demandait d'où pouvait venir l'assurance du baron de Thaller, et s'il ne s'était pas trompé dans ses conjectures....

Il allait être huit heures, et Maxence, Mme Favoral et Mlle Gilberte devaient l'attendre avec une fiévreuse impatience; mais il n'avait rien pris depuis le matin, il se fit arrêter devant un des restaurants du boulevard.

Il venait de se faire servir à dîner, quand à la table voisine vint s'asseoir un homme d'un certain âge déjà, mais alerte et vigoureux encore, à tournure militaire, portant moustache et la boutonnière pavoisée d'ordres multicolores.

En moins d'un quart d'heure M. de Trégars eut expédié un potage et une tranche de bœuf, et il se hâtait de sortir, lorsque son pied, sans qu'il pût s'expliquer comment, heurta le pied du dîneur son voisin.

Bien persuadé que la faute ne venait pas de lui, il s'empressa néanmoins de s'excuser, mais le dîneur se mit à se fâcher tout rouge, et si haut que tout le monde se retournait....

Si agacé qu'il fût, Marius renouvela ses excuses....

Mais l'autre, pareil à ces poltrons qui croient avoir trouvé plus poltron qu'eux, s'était dressé et se répandait en injures grossières.

M. de Trégars levait le bras pour lui infliger la correction méritée, lorsque soudain se représenta à son esprit la scène du grand salon de l'hôtel de Thaller. Il revit, comme dans la glace, l'homme de mauvaise mine écoutant d'un air inquiet les propositions de Mme de Thaller et se mettant ensuite à écrire....

—C'est cela! s'écria-t-il, éclairé par une foule de circonstances, qui, sur le moment, lui avaient échappé.

Et sans plus réfléchir, saisissant son adversaire à la gorge, il le renversa, les reins sur la table, le maintenant du genou.

—Je suis sûr qu'il a la lettre sur lui, disait-il aux gens qui l'entouraient.

Et en effet, de la poche de côté du misérable, il tira une lettre qu'il déplia et qu'il se mit à lire à haute voix:

«Je vous attends, mon cher commandant; arrivez vite, car la chose presse. Il s'agit de faire tenir tranquille un monsieur gênant, ce sera pour vous l'affaire d'un coup d'épée, et pour nous l'occasion de partager une somme assez ronde...»

—Et voilà pourquoi il me provoquait, ajouta M. de Trégars.

Deux garçons s'étaient emparés du misérable, qui se débattait furieusement; et on parlait de le livrer aux sergents de ville....

—A quoi bon!... fit Marius, j'ai sa lettre, cela suffit, la police saura bien où le prendre....

Et l'homme ayant été lâché, M. de Trégars regagna son fiacre:

—Rue Saint-Gilles, commanda-t-il au cocher, et bon train s'il se peut!...


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