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L'argent des autres: 2. La pêche en eau trouble

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Rue Saint-Gilles, les heures se traînaient lentes et mornes....

Après le départ de Maxence courant au rendez-vous de M. de Trégars, Mme Favoral et sa fille étaient restées seules avec M. Chapelain et avaient eu à subir le flot de sa colère et de ses interminables doléances.

C'était certes un homme excellent que l'ancien avoué, et trop juste pour faire retomber sur Mlle Gilberte et sa mère la responsabilité des actes de Vincent Favoral. Il ne mentait pas lorsqu'il leur affirmait avoir pour elles une affection sincère et qu'elles pouvaient compter sur son dévouement. Mais il perdait cent soixante mille francs, et quand on perd une si grosse somme on est de méchante humeur et peu disposé à l'optimisme.

Le plus cruel ennemi des pauvres femmes les eût moins impitoyablement torturées que cet ami dévoué.

Il ne leur épargna pas un détail attristant de cette réunion de la rue du Quatre-Septembre d'où il sortait. Il leur exagérait l'assurance superbe du directeur du Crédit mutuel, et la bénignité confiante des actionnaires.

—Ce baron de Thaller, leur disait-il, est bien le plus impudent drôle et le plus habile gredin que j'aie vu en ma vie. Il s'en tirera, vous verrez, les chausses nettes et les poches pleines. Qu'il ait ou non des complices, Vincent sera le bouc émissaire, il faut en faire notre deuil....

Son intention formelle était de consoler Mme Favoral et Mlle Gilberte. Il eût juré de les désespérer qu'il ne s'y fût pas pris autrement.

—Pauvres femmes! ajoutait-il, qu'allez-vous devenir! Maxence est un bon et loyal garçon, j'en suis sûr, mais si faible, si étourdi, si avide de plaisir!... Il a déjà bien du mal à se tirer seul d'affaire. De quel secours vous sera-t-il?

Puis venaient les conseils:

Mme Favoral, déclarait-il, ne devait pas hésiter à demander une séparation que le tribunal lui accorderait certainement. Faute de cette précaution, elle resterait toute sa vie sous le coup des dettes de son mari, et incessamment exposée aux avanies des créanciers.

Et toujours son refrain était:

—Qui jamais se fût attendu à cela de Vincent!... Un ami de vingt ans!... Cent soixante mille francs! A qui se fier désormais!

De grosses larmes roulaient silencieusement le long des joues flétries de Mme Favoral.

Mais Mlle Gilberte était de celles pour qui la pitié d'autrui est le pire malheur et la plus poignante souffrance.

Vingt fois elle fut sur le point de s'écrier:

—Réservez votre compassion, monsieur, nous ne sommes ni si à plaindre ni si abandonnées que vous le pensez.... Notre malheur nous a révélé un ami véritable, qui ne parle pas, lui, qui agit....

Enfin, comme midi sonnait, M. Chapelain se retira, en annonçant qu'il reviendrait le lendemain savoir des nouvelles et apporter encore des consolations.

—Enfin, Dieu merci! nous voilà seules! dit Mlle Gilberte à sa mère.

Elles n'eurent pas la paix pour cela.

Si grand qu'eût été le bruit du désastre de Vincent Favoral, il n'avait pas éveillé sur le coup tous les gens qui lui avaient confié leurs économies. Tant que dura le jour il y eut, pendus à la sonnette, des créanciers prévenus tardivement.

Ils entraient, malgré la servante, rouges de colère, promenant de tous côtés des regards avides, comme s'ils eussent cherché un gage à emporter.

Tous voulaient voir M. Favoral, prétendant qu'il devait être caché quelque part dans la maison, qu'ils le savaient de source sûre, et en se retirant, ils proféraient des injures grossières et toutes sortes de menaces.

Puis le papier timbré pleuvait.

La vieille portière, qui ne se fût pas dérangée pour une lettre pressée, retrouvait ses jambes de vingt ans pour monter les sommations que les huissiers apportaient par trois et quatre à l'heure.

Mme Favoral en perdait tout courage:

—Quelle honte!... gémissait-elle. Sera-ce donc toujours ainsi désormais!

Et elle s'épuisait en conjectures inutiles sur les causes de la catastrophe, cherchant dans le passé les indices qui eussent dû la prévenir et qu'elle n'avait pas discernés.

Car elle était superstitieuse, comme toutes les âmes faibles dont le malheur a brisé les ressorts et qui jamais n'ont essayé de réagir contre la destinée.

Elle rappelait que le mois d'avril lui avait de tout temps été funeste, et que c'était toujours un samedi qu'elle avait eu ses grands sujets d'affliction.

C'était un samedi qu'elle avait perdu sa mère, un samedi qu'elle avait été mariée, un samedi qu'elle avait vu M. de Thaller pour la première fois et que Vincent Favoral était entré au Crédit mutuel....

Tels étaient l'affaissement de son esprit et le désordre de sa pensée, qu'elle ne savait plus qu'espérer ni que craindre, et que d'une minute à l'autre elle souhaitait les choses les plus contradictoires.

Elle eût voulu savoir son mari en sûreté à l'étranger, et cependant elle se fût estimée moins malheureuse si elle l'eût su caché près d'elle, dans Paris. Il avait eu bien raison, disait-elle, de s'enfuir, et néanmoins elle en était à envier le sort de ces pauvres femmes dont le mari est à Mazas et qui obtiennent la permission de le visiter plusieurs fois la semaine.

Et obstinément les mêmes questions lui revenaient aux lèvres:

—Où est-il en ce moment? que fait-il? à quoi pense-t-il? Comment a-t-il l'affreux courage de nous laisser sans nouvelles? Est-il possible que ce soit une femme qui l'ait poussé à l'abîme?... Et si oui, quelle est cette femme?...

Bien autres étaient les pensées de Mlle Gilberte....

Le grand malheur qui atteignait sa famille venait d'amener la brusque réalisation de ses espérances. La catastrophe de son père lui avait donné l'occasion d'éprouver l'homme qu'elle aimait et de le trouver supérieur à ce qu'elle eût oser rêver. Le nom de Favoral était à jamais flétri, mais elle allait être la femme de Marius, la marquise de Trégars....

Et dans la candeur de son honnêteté, elle s'accusait de ne pas prendre assez de part à la douleur de sa mère, et elle s'indignait de sentir au dedans d'elle-même des tressaillements de joie....

—Où est Maxence, demandait cependant Mme Favoral, où est M. de Trégars? Comment ne nous ont-ils rien dit de leurs démarches....

—Ils rentreront sans doute pour dîner, répondait Mlle Gilberte.

C'était si bien sa conviction, qu'elle avait donné des ordres à la servante pour que le dîner fût un peu meilleur que de coutume, et tout ce qu'elle avait de sang lui affluait au cœur à l'idée qu'elle allait être bientôt assise près de Marius, entre sa mère et son frère.

Vers six heures, un violent coup de sonnette retentit.

—C'est lui! fit la jeune fille, en se levant toute palpitante.

Non. C'était encore la portière. Elle apportait, cette fois, une assignation qui enjoignait à Mme Favoral, sous les peines édictées par la loi, d'avoir à se présenter le lendemain, à une heure précise, devant le juge d'instruction Barban d'Avranchel, en son cabinet, au Palais-de-Justice.

La pauvre femme faillit se trouver mal.

—Vincent serait-il arrêté? balbutia-t-elle.

Et tout de suite:

—Que veut de moi ce juge? ajouta-t-elle. Il devrait être défendu d'appeler en témoignage une femme contre son mari, des enfants contre leur père....

—M. de Trégars te dira comment répondre, maman, fit Mlle Gilberte.

Mais sept heures sonnèrent, puis huit heures, ni M. de Trégars, ni Maxence ne paraissaient.

L'inquiétude s'emparait de la mère et de la fille, quand enfin, un peu avant neuf heures, elles entendirent des pas dans l'antichambre.

Marius de Trégars parut presque aussitôt.

Il était pâle, et son visage portait les traces des écrasantes fatigues de la journée, des soucis qui l'agitaient et des réflexions que lui avait inspirées la provocation dont il avait failli être dupe l'instant d'avant.

—Maxence n'est pas ici? demanda-t-il tout d'abord.

—Nous ne l'avons pas vu, répondit Mlle Gilberte.

Il parut si surpris que Mme Favoral, épouvantée, se dressa.

—Qu'est-ce encore, mon Dieu! s'écria-t-elle.

—Rien, madame, dit M. de Trégars, rien qui doive vous inquiéter. Forcé il y a une couple d'heures de me séparer de Maxence, je lui avais donné rendez-vous ici.... S'il n'y est pas, c'est qu'il aura été retenu... je sais où, et je vous demande la permission d'y courir....

Il sortit, en effet, mais Mlle Gilberte le suivit dans l'antichambre, et lui prenant la main:

—Que vous êtes bon, commença-t-elle, et comment vous remercier jamais....

Il l'arrêta:

—Oh! vous ne me devez pas de remercîments, ma bien-aimée, car il y a dans mon fait plus d'égoïsme que vous ne croyez. C'est ma cause encore plus que la vôtre que je défends.... Du reste, tout va bien, ayez confiance!...

Et sans vouloir s'expliquer davantage, il reprit sa course.

C'est qu'en effet il croyait bien savoir où retrouver Maxence. Il ne doutait pas que Maxence en le quittant n'eût couru à l'Hôtel des Folies, rendre compte à Mlle Lucienne des démarches de la journée. Et s'il était contrarié qu'il s'y fût attardé, à la réflexion il ne s'en étonnait pas.

C'est donc à l'Hôtel des Folies qu'il se rendait. Maintenant qu'il avait démasqué ses batteries et engagé la lutte, il ne lui déplaisait pas de se trouver en face de Mlle Lucienne.

En moins de cinq minutes il eut atteint le boulevard du Temple.

Devant l'étroit couloir des honorables époux Fortin, une douzaine de badauds stationnaient et causaient le nez en l'air.

M. de Trégars s'avança, prêtant l'oreille.

—C'est un épouvantable accident, disait l'un, une si jolie fille, toute jeune!...

—Moi, déclarait un autre, c'est le cocher que je plains, car enfin, si cette jolie coquine était dans cette voiture, c'était pour son plaisir, tandis que le pauvre cocher faisait son état, lui!...

De tout temps le Parisien a été curieux et quelque peu badaud.

Huit jours après qu'une femme s'est jetée par la fenêtre, il y a encore des groupes devant la maison, des gens qui restent des heures, plantés sur leurs jambes, mesurant de l'œil la hauteur de l'étage, tâtant le pavé du bout de leur canne et épiloguant sur les circonstances du drame.

M. de Trégars savait cela, mais un pressentiment confus lui serrait le cœur.

S'adressant à l'un de ces braves bourgeois:

—Avez-vous des détails? lui demanda-t-il.

Flatté de la confiance:

—Certes, j'en ai, répondit-il, étant négociant du quartier.... Je n'ai pas vu la chose personnellement de mes yeux, mais ma femme l'a vue.... C'était terrible.... La voiture, une superbe voiture de maître, ma foi! venait du côté de la Madeleine. Les chevaux étaient emportés et déjà il y avait eu un malheur, place du Château-d'Eau, une vieille femme avait été renversée.... Tout à coup, tenez, là-bas, en face du magasin de jouets, qui est le mien, voilà que la roue de la voiture accroche la roue d'un énorme camion, et aussitôt, patatras! le cocher est jeté à terre et aussi la dame qu'il conduisait, qui est une belle fille qui demeure dans cet hôtel....

—Plantant là le complaisant narrateur, M. de Trégars se précipita dans l'étroit couloir de l'Hôtel des Folies.

Et au moment où il arriva dans la cour, il se trouva en présence de Maxence....

Blême, la tête nue, les yeux égarés, secoué par un horrible tremblement nerveux, le pauvre garçon semblait un fou....

Apercevant M. de Trégars:

—Ah! mon ami, s'écria-t-il, quel malheur!...

—Lucienne?

—Morte, peut-être.... Le médecin ne répond pas d'elle.... Je cours chez le pharmacien faire exécuter une ordonnance....

Il fut interrompu par le commissaire de police dont la bienveillante protection avait jusqu'à ce jour préservé Mlle Lucienne.

Il sortait de la petite pièce du rez-de-chaussée qui servait aux époux Fortin de chambre, de bureau et de salle à manger....

A la lueur du bec de gaz qui éclairait la cour, il avait reconnu Marius de Trégars. Il vint à lui, et lui serrant la main:

—Eh bien! fit-il, vous savez....

—Oui.

—C'est ma faute, monsieur le marquis, c'est ma très-grande faute, car nous étions prévenus.... Je savais si bien que l'existence de Lucienne était menacée, j'attendais si positivement une nouvelle tentative, que chaque fois qu'elle sortait en voiture, c'était un de mes hommes, revêtu d'une livrée de valet de pied, qui montait sur le siége, près du cocher.... Aujourd'hui, mon homme avait tant de besogne, que je me suis dit: «Bast, pour une fois!...» Vous voyez ce qui en est résulté....

C'est avec un inexprimable étonnement que Maxence écoutait. C'est avec une stupeur profonde qu'il découvrait entre Marius et le commissaire cette intimité sérieuse qui résulte de longues relations, d'une estime réelle et d'espérances communes.

—Ainsi, reprit M. de Trégars, ce n'est pas un accident?

—Non.

—Le cocher a parlé, sans doute?

—Non, le misérable a été tué sur le coup....

Et sans attendre une nouvelle question:

—Mais ne restons pas là, reprit le commissaire. Pendant que Maxence va courir chez le pharmacien, entrons dans le bureau des époux Fortin.

Il ne s'y trouvait que le mari, la femme étant en ce moment près de Mlle Lucienne.

—Faites-moi le plaisir d'aller vous promener un quart d'heure, lui dit le commissaire de police, nous avons à causer, monsieur et moi....

Humblement, sans souffler mot, en homme qui se rend justice et qui a conscience des égards qui lui sont dus, le sieur Fortin s'esquiva.

Et tout aussitôt:

—Il est clair, monsieur le marquis, reprit le commissaire, il est manifeste qu'un crime a été commis. Écoutez et jugez:

Je sortais de table, lorsqu'on est venu me prévenir de ce qu'on appelait l'accident de notre pauvre Lucienne. Sans même prendre le temps de changer de vêtements, j'accours. La voiture gisait en mille pièces sur la chaussée. Deux sergents de ville maintenaient les chevaux dont ils s'étaient rendus maîtres. Je m'informe: on m'apprend que Lucienne, relevée par Maxence, a pu se traîner jusqu'à l'Hôtel des Folies, et que le cocher a été porté chez le pharmacien le plus proche. Désespéré de ma négligence et tourmenté de vagues soupçons, c'est chez le pharmacien que je me rends en toute hâte. Le cocher était dans l'arrière-boutique, étendu sur un matelas.

Sa tête ayant porté contre l'angle du trottoir, il avait le crâne ouvert et venait de rendre le dernier soupir. C'était, en apparence, l'anéantissement de l'espoir que j'avais de m'éclairer en interrogeant cet homme. Cependant, j'ordonne qu'on le fouille. On ne découvre sur lui aucun papier de nature à établir son identité. Mais dans une des poches de son pantalon, savez-vous ce qu'on trouve? Vingt billets de banque de cent francs soigneusement enveloppés dans un fragment de journal.

M. de Trégars avait tressailli.

—Quelle révélation!... murmura-t-il.

Ce n'était pas aux circonstances actuelles que s'appliquait ce mot.

Mais le commissaire de police devait s'y méprendre.

—Oui, c'était une révélation, reprit-il. Pour moi, ces deux mille francs valaient un aveu; ils ne pouvaient être que les arrhes d'un crime. Aussi, sans perdre une minute, je saute dans un fiacre et je me fais conduire chez Brion. Tout le monde y était sens dessus dessous, car on venait d'y ramener les chevaux. J'interroge, et dès les premiers mots la justesse de mes présomptions m'est démontrée. Le misérable qui venait de mourir n'était pas un cocher de Brion. Voici ce qui était arrivé. A deux heures, lorsque la voiture commandée par M. Van-Klopen avait dû sortir pour venir prendre Lucienne, on avait dû envoyer chercher le cocher et le valet de pied, qui s'étaient attardés à boire dans un cabaret voisin, avec un individu qui était venu les voir dans la matinée. Ils étaient un peu avinés, mais pas assez pour qu'il fût imprudent de leur confier des chevaux, et même on devait croire que le grand air les dégriserait. Ils étaient donc partis, mais ils n'étaient pas allés fort loin, car un de leurs camarades les avait vus arrêter la voiture devant un marchand de vins et y rejoindre ce même individu avec lequel ils avaient riboté toute la matinée....

—Et qui n'était autre que l'homme qui est mort?

—Attendez. Ces renseignements obtenus, je me fais indiquer le marchand de vins, j'y cours et je demande le cocher et le valet de pied de Brion. Ils y étaient encore, et on me les montre, dans un cabinet particulier, étendus à terre et dormant.... J'essaie de les réveiller, inutile! Je commande de les arroser largement, peine perdue! Un broc d'eau fraîche qu'on leur lance à la face ne leur arrache qu'un grognement inarticulé.... Je devine sur-le-champ ce qu'on leur a fait prendre. J'envoie chercher un médecin et je demande au marchand de vins des explications. C'est son garçon et sa femme qui me répondent. Ils me racontent que vers deux heures est entré chez eux un homme qui leur a dit être un employé de Brion, et qui leur a commandé de servir trois verres pour lui et deux camarades qui vont venir.

Ils servent, et l'instant d'après, une voiture s'arrête à la porte et un cocher et un valet de pied en descendent. Ils étaient, prétendaient-ils, très-pressés et ne voulaient qu'avaler une tournée. Ils en avalent trois coup sur coup, puis ils font venir un litre.... Ils oubliaient évidemment leurs chevaux qu'ils avaient donné à tenir au commissionnaire du coin. Bientôt l'homme propose une partie. Les autres acceptent, et les voilà installés dans le cabinet, tapant du poing sur la table pour demander du vin bouché. La partie dura bien vingt minutes. Au bout de ce temps, l'homme qui s'est présenté le premier reparaît, l'air très-contrarié, disant que c'est bien désagréable, ce qui arrive, que ses camarades sont ivres-morts, qu'ils vont manquer leur service et que le patron, qui tient à contenter ses pratiques, les chassera certainement. Bien qu'il eût bu autant et même plus que les autres, il avait tout son sang-froid. Après avoir réfléchi un moment:

—«Il me vient une idée, fait-il.... Entre amis on doit s'entr'aider, n'est-ce pas?... Je vais prendre la livrée du cocher et conduire à sa place.... Justement je connais la pratique qu'il allait chercher, c'est une vieille dame très-bonne, et je lui conterai un mensonge pour expliquer l'absence du valet de pied...»

Persuadés qu'ils ont affaire à un employé de Brion, la femme du marchand de vins et son garçon ne trouvent rien à redire à ce beau projet.

Le bandit revêt la livrée du cocher endormi, monte sur le siége à sa place et part après avoir dit qu'il reviendra prendre ses camarades dès que son service sera fini, que sans doute à ce moment ils seront dégrisés.

M. de Trégars connaissait assez le savoir-faire du commissaire de police pour ne pas s'étonner de sa promptitude à obtenir des renseignements précis.

Déjà il poursuivait:

—Juste comme je terminais mon interrogatoire, le médecin arrive. Je lui montre mes ivrognes, et immédiatement il reconnaît que j'ai deviné juste et que ces hommes ont été endormis avec un de ces narcotiques dont se servent certains voleurs pour dépouiller leurs victimes. Une potion qu'il leur administre, en leur desserrant les dents avec une lame de couteau, les tire de leur léthargie. Ils ouvrent les yeux et bientôt sont en état de répondre à mes questions. Ils sont furieux du tour qui leur a été joué, mais ils ne connaissent pas l'homme. Ils l'ont vu, me jurent-ils, pour la première fois le matin même, et ils ignorent jusqu'à son nom....

Il n'était plus de doute possible après de si complètes explications.

Le commissaire de police avait bien vu et il le prouvait.

Ce n'était pas d'un vulgaire accident que venait d'être victime Mlle Lucienne, mais d'un crime laborieusement conçu et exécuté avec une audace inouïe, d'un de ces crimes comme il ne s'en commet que trop, dont les combinaisons, neuf fois sur dix, écartent jusqu'au soupçon et déjouent tous les efforts de la justice humaine.

Comment les choses s'étaient passées, M. de Trégars désormais le discernait aussi clairement que s'il lui eût été donné de recueillir l'aveu des coupables.

Un homme s'était trouvé pour exécuter ce périlleux programme:

Lancer des chevaux à fond de train, jusqu'à les faire s'emporter, et accrocher quelque lourde charrette.

Le misérable jouait sa vie, à ce jeu, la légère voiture devant infailliblement être brisée en mille pièces. Mais il avait dû compter sur son adresse et son sang-froid pour éviter le choc, pour sauter à terre sain et sauf, pendant que Mlle Lucienne, lancée sur le pavé, serait probablement tuée sur le coup....

L'événement avait trompé ses calculs, et il avait été victime de sa scélératesse, mais sa mort était un malheur.

—Car maintenant, reprit le commissaire de police, voilà rompu entre nos mains le fil qui infailliblement nous eût conduit à la vérité. Qui a commandé et payé le crime? Nous le savons, puisque nous savons à qui le crime profite. Cela ne nous suffit pas: il faut à la justice plus que des preuves morales. Vivant, ce bandit eût parlé. Sa mort assure l'impunité des misérables dont il n'était que l'instrument.

—Peut-être! dit M. de Trégars.

Et ce disant, il sortait de sa poche et montrait le billet trouvé dans le portefeuille de Vincent Favoral, ce billet si obscur la veille, et à cette heure si terriblement clair:

«Je ne conçois rien à votre négligence. Il faudrait en finir avec l'affaire Van-Klopen... là est le danger...»

Le commissaire de police n'y jeta qu'un coup d'œil, et répondant aux objections de sa vieille expérience, bien plus qu'il ne s'adressait à M. de Trégars:

—On ne saurait le contester, murmura-t-il, c'est au crime d'aujourd'hui qu'ont trait ces recommandations si pressantes; et adressées à Vincent Favoral, elles attestent sa complicité. C'est lui qui s'était chargé d'en finir avec l'affaire Van-Klopen, c'est-à-dire avec Lucienne. C'est lui, j'en mettrais la main au feu, qui avait traité avec le faux cocher.

Il demeura plus d'une minute plongé dans ses réflexions, puis:

—Mais qui adressait ces recommandations à Vincent Favoral? reprit-il. Le savez-vous, monsieur le marquis?...

Ils se regardaient, et le même nom leur montait aux lèvres:

—La baronne de Thaller....

Ce nom, cependant, ils ne le prononcèrent pas....

Le commissaire de police s'était rapproché du bec de gaz qui éclairait le bureau des époux Fortin, et chaussant ses lunettes, il examinait le billet avec la plus méticuleuse attention, étudiant le grain et la transparence du papier, l'encre, les caractères....

Et à la fin:

—Ce billet, déclara-t-il, ne saurait constituer une preuve manifeste, matérielle, telle qu'il nous la faut pour obtenir, d'un juge d'instruction, un mandat d'amener....

Et Marius se récriant:

—Ce billet, insista-t-il, est écrit de la main gauche, avec de l'encre ordinaire, sur du papier écolier, tel qu'il s'en trouve partout.... Or, toutes les écritures de la main gauche se ressemblent.... Concluez.

Mais M. de Trégars ne se tenait pas pour battu.

—Attendez! interrompit-il.

Et brièvement, bien qu'avec la dernière exactitude, il se mit à raconter sa visite à l'hôtel de Thaller, son entretien avec Mlle Césarine, avec la baronne ensuite, et enfin avec le baron.

C'est d'une façon saisissante qu'il retraçait la scène qui avait eu lieu dans le grand salon, entre Mme de Thaller et un homme de mine plus que suspecte, cette scène dont une glace lui avait livré jusqu'au moindre détail....

Le sens en éclatait, désormais, plus clair que le jour.

Cet homme de mine suspecte avait été un des entremetteurs du meurtre, de là le trouble de la baronne quand il lui avait fait passer sa carte, et sa précipitation à le rejoindre. Si elle avait eu un mouvement d'effroi lorsqu'il lui avait adressé la parole, c'est qu'il lui annonçait l'accomplissement du crime. Si elle avait eu ensuite un geste de joie, c'est qu'il lui apprenait que le cocher avait été tué du même coup et qu'elle se trouvait ainsi débarrassée d'un complice dangereux....

Le commissaire de police hochait la tête.

—Tout cela est probable, murmurait-il, mais ce n'est que probable....

De nouveau M. de Trégars l'arrêta.

—Je n'ai pas terminé, fit-il.

Et il poursuivit plus vite, disant à quel guet-apens il venait d'échapper, comment tout à coup, dans un restaurant, il avait été brutalement provoqué par un inconnu, comment il s'était précipité sur cet abject drôle et lui avait arraché une lettre accablante et qui ne pouvait laisser de doutes sur la mission dont il s'était chargé.

Les yeux du commissaire de police étincelaient.

—Cette lettre! s'écria-t-il, cette lettre!...

Et dès qu'il l'eut parcourue:

—Ah! cette fois, reprit-il, je crois que nous l'emportons.... «Il s'agit de faire tenir tranquille un monsieur gênant....» Le marquis de Trégars, parbleu! qui est sur la bonne piste.... «Ce sera pour vous l'affaire d'un coup d'épée....» Naturellement, les morts ne gênent personne.... «Ce sera pour nous l'occasion de partager une somme assez ronde...» Honnête commerce, en vérité!...

L'excellent homme se frottait les mains à s'enlever l'épiderme.

—Enfin, nous tenons un fait positif, continuait-il, une base où asseoir nos accusations.... Soyez tranquille: cette lettre va nous livrer le gredin qui vous a provoqué, qui nous livrera l'entremetteur, qui ne manquera pas de nous livrer la baronne de Thaller.... Lucienne sera vengée!... Si avec cela nous pouvions mettre la main sur Vincent Favoral!... Mais bast! on finira bien par le dénicher. J'ai vu ce tantôt le juge d'instruction chargé de l'affaire du Crédit mutuel, et sur un mot de lui, la préfecture a mis en campagne deux gaillards qui ont un flair supérieur et qui savent leur métier....

Mais il fut interrompu par Maxence qui rentrait hors d'haleine, tenant à la main les médicaments qu'il était allé chercher....

—J'ai cru, dit-il, que ce pharmacien n'en finirait jamais!

Et désolé d'être resté si longtemps absent, inquiet et pressé de remonter:

—Ne voulez-vous pas voir Lucienne? ajouta-t-il, s'adressant à M. de Trégars bien plus qu'au commissaire de police.

Pour toute réponse, ils le suivirent.

C'était un pauvre logis que la chambre de Mlle Lucienne, sans autres meubles qu'un étroit lit de fer, une commode boiteuse, quatre chaises de paille et une petite table. Au lit et aux fenêtres étaient des rideaux de calicot blanc, dont la bordure, jadis bleue, était devenue jaune à la lessive.

Souvent Maxence avait supplié son amie de prendre un logement plus confortable, toujours elle avait refusé.

—Il faut économiser, répondait-elle; cette chambre me suffit, et d'ailleurs j'y suis habituée.

Lorsque M. de Trégars et le commissaire y arrivèrent, la maîtresse de l'Hôtel des Folies, l'estimable Mme Fortin, était acroupie devant la cheminée où elle avait allumé du feu et où elle surveillait une tisane.

Entendant des pas, elle se dressa, et le doigt sur les lèvres:

—Chut! fit-elle, prenez garde de la réveiller!

Précaution inutile:

—Je ne dors pas, fit Mlle Lucienne d'une voix faible; mais qui donc est là?

—Moi, répondit Maxence en s'avançant vers le lit.

Il ne fallait que voir la pauvre jeune fille pour comprendre les épouvantables angoisses de Maxence. Elle était plus blanche que le drap, et la fièvre, cette fièvre horrible qui suit les graves blessures, donnait à ses yeux un éclat sinistre.

—Vous n'êtes pas seul, Maxence, reprit-elle.

—Je suis avec lui, mon enfant, répondit le commissaire. Je viens vous demander pardon de vous avoir si mal protégée....

D'un geste triste et doux, elle hochait la tête:

—C'est moi qui ai manqué de prudence, interrompit-elle, car aujourd'hui, en route, il m'avait semblé m'apercevoir de quelque chose.... J'ai eu peur d'avoir peur pour rien!... Mais bast! ce qui est arrivé ce soir serait quand même arrivé un jour ou l'autre.... Les misérables qui depuis tant d'années s'acharnent après moi doivent être contents.... Ils vont être débarrassés de moi....

—Lucienne!... fit douloureusement Maxence.

M. de Trégars, à son tour, s'était approché.

—Vous vivrez, mademoiselle, prononça-t-il d'une voix émue, vous vivrez pour apprendre à aimer la vie....

Et comme elle arrêtait sur lui ses grands yeux surpris:

—Vous ne me connaissez pas, ajouta-t-il.

Timidement, et comme si elle eût douté de la réalité:

—Vous, fit-elle, le marquis de Trégars....

—Oui, mademoiselle... votre frère....

Arbitre des événements, Marius de Trégars ne se fût, certainement, ni si vite, ni si complétement découvert.

Mais comment demeurer maître de soi, devant ce lit où une pauvre fille allait mourir peut-être, sacrifiée aux terreurs et aux convoitises de la misérable qui était sa mère, mourir à vingt ans, victime du plus lâche et du plus odieux des crimes! Comment se défendre d'une immense pitié, à la vue de cette infortunée qui avait enduré tout ce que peut souffrir une créature humaine, dont la vie n'avait été qu'une lutte douloureuse, dont le courage s'était haussé au-dessus de toutes les adversités, et qui avait su traverser sans une souillure toutes les fanges parisiennes!...

Marius d'ailleurs n'était pas de ces hommes qui se défient de leur premier mouvement; qui ne s'émeuvent qu'à bon escient; qui réfléchissent et calculent avant de s'abandonner aux inspirations de leur cœur.

Lucienne était bien la fille du marquis de Trégars, il en avait acquis la certitude absolue; il savait que le même sang coulait dans leurs veines.... Il le lui dit.

Et il le lui dit surtout parce qu'il la jugeait en danger et qu'il voulait, si elle venait à mourir, qu'elle eût eu du moins cette joie suprême.

Pauvre Lucienne.... Jamais elle n'avait osé rêver un tel bonheur. Tout son sang afflua à ses joues, et d'un accent où vibrait toute son âme:

—Ah! maintenant, oui, prononça-t-elle, oui, je voudrais vivre!

Le commissaire de police, lui aussi, était ému:

—Soyez sans inquiétude, mon enfant, dit-il de sa bonne voix, avant quinze jours vous serez sur pieds; M. de Trégars est un fameux médecin!

Cependant elle avait essayé de se soulever sur ses oreillers, et ce seul mouvement lui avait arraché un cri de douleur:

—Mon Dieu! que je souffre!

—Voilà ce que c'est que de ne pas vous tenir tranquille, ma chérie, fit la Fortin, d'un ton de gronderie maternelle. Oubliez-vous donc que le docteur vous a expressément défendu de bouger?

C'est que c'était une femme de tête, que l'hôtesse de l'Hôtel des Folies, et dont rien n'était capable d'altérer l'admirable sang-froid. En ce moment même, elle se creusait la cervelle à chercher quel profit elle pourrait bien tirer de cette aventure.

Appelant dans l'embrasure de la fenêtre le commissaire de police, M. de Tregars et Maxence, elle se mit à leur expliquer avec force soupirs qu'il était fort imprudent de troubler le repos de Mlle Lucienne. Elle était bien malade, la chère fille, affirmait l'estimable hôtelière, bien plus malade que ces messieurs ne l'imaginaient. Elle avait été horriblement meurtrie, une de ses épaules était luxée, et le médecin redoutait quelqu'une de ces lésions internes dont les symptômes mortels ne se révèlent que plus tard....

Son avis était donc qu'on se hâtât d'envoyer chercher une garde-malade.

Certes, il lui eût été doux de passer la nuit au chevet de sa chère locataire; mais elle n'y devait pas songer, réclamée qu'elle était par les soins de son hôtel, car elle ne pouvait se reposer en rien sur son mari, le sieur Fortin étant d'une santé très-délicate et ayant un sommeil si profond qu'on pouvait bien briser toutes les sonnettes sans l'éveiller assez pour tirer le cordon.

Heureusement elle connaissait dans le voisinage une veuve qui était l'honnêteté même, et qui n'avait pas sa pareille pour soigner les malades.... Devait-elle la faire prévenir?... Car il était absolument nécessaire que Mlle Lucienne eût une femme près d'elle....

C'est d'un regard inquiet et suppliant que Maxence consultait M. de Trégars. Dans ses yeux se lisait la proposition qui lui brûlait les lèvres:

—Si j'allais chercher Gilberte?

Cette proposition, il n'eut pas le temps de la formuler.

Si bas qu'on eût parlé, Mlle Lucienne avait entendu.

—J'ai une amie, dit-elle, qui, certainement, me rendrait ce triste service de me veiller.

Les autres se rapprochèrent.

—Quelle amie? interrogea le commissaire de police.

—Vous la connaissez bien, monsieur, c'est cette pauvre fille qui m'avait recueillie chez elle, aux Batignolles, à ma sortie de l'hôpital, qui m'est venue en aide pendant la Commune, et que vous avez tirée des prisons de Versailles....

—Savez-vous donc ce qu'elle est devenue?...

—Je le sais depuis hier que j'ai reçu une lettre d'elle. Oh! une lettre bien amicale. Elle m'écrit qu'elle a trouvé de l'argent pour monter un atelier de couturière et qu'elle compte sur moi pour l'aider et surveiller ses ouvrières. C'est rue Saint-Lazare qu'elle va s'établir, ces jours-ci, et en attendant, elle demeure rue du Cirque....

M. de Trégars et Maxence avaient tressailli.

—Comment donc s'appelle votre amie? demandèrent-ils vivement.

—Zélie Cadelle.

Ignorant les détails de la visite des deux jeunes gens rue du Cirque, le commissaire de police ne pouvait s'expliquer leur trouble.

—Je crois, dit-il, qu'il serait peu convenable de s'adresser maintenant à cette fille.

—C'est à elle seule, au contraire, que nous devons recourir, interrompit M. de Trégars.

Et comme il avait ses raisons de se défier de la Fortin, il entraîna le commissaire hors de la chambre, sur le palier, et là, en deux mots, il lui expliqua que cette Zélie était précisément la femme qu'il avait trouvée rue du Cirque, dans ce somptueux hôtel où Vincent Favoral, sous le nom de M. Vincent, menait, au dire des voisins, un train de prince.

Le commissaire de police était confondu.

Comment n'avait-il pas su cela plus tôt!... A quoi tiennent cependant les destinées!... Enfin, mieux valait tard que jamais.

—Ah! vous avez raison cent fois, monsieur le marquis, déclara-t-il. Cette fille, évidemment, doit connaître le secret de Vincent Favoral, le mot de l'énigme que nous cherchons en vain.... Ce qu'elle n'a pas dit à vous, un étranger, elle le dira à Lucienne, son amie....

Maxence s'offrait pour courir chercher Zélie Cadelle.

—Non, lui répondit Marius, elle n'aurait qu'à vous connaître, elle se défierait, elle refuserait de venir.

C'est donc le sieur Fortin qui fut expédié rue du Cirque, et qui partit en maugréant, encore bien qu'on lui eût donné cent sous pour sa course et cent sous pour prendre une voiture....

—Et maintenant, dit le commissaire de police à Maxence, nous allons, vous et moi, nous retirer, moi parce que ma qualité de commissaire effaroucherait Mme Cadelle, vous parce qu'étant le fils de Vincent Favoral vous la gêneriez certainement....

Ils sortirent donc, mais M. de Trégars ne resta pas longtemps seul avec Mlle Lucienne.

Le sieur Fortin avait eu la délicatesse de ne pas muser en route.

Onze heures sonnaient, lorsque Zélie Cadelle entra comme un tourbillon dans la chambre de son amie.

Telle avait été sa hâte d'accourir, qu'elle n'avait pas pensé à sa toilette. Elle avait campé sur ses cheveux dépeignés le premier chapeau qui lui était tombé sous la main, et jeté un châle sur le vieux peignoir que Marius lui avait vu le tantôt.

—Comment, ma pauvre Lucienne, s'écria-t-elle, tu serais si malade que cela!...

Mais elle s'arrêta court; elle venait de reconnaître M. de Trégars; et d'un ton soupçonneux:

—Voilà une rencontre!... fit-elle.

Marius s'inclina.

—Vous connaissez Lucienne?

Ce qu'elle entendait par là, il le comprit.

—Lucienne est ma sœur, madame, dit-il froidement.

Elle haussa les épaules.

—Quelle blague!...

—C'est la vérité, affirma Mlle Lucienne, je te le jure, et tu sais que je ne mens jamais....

Mme Zélie tombait des nues.

—Puisque tu le dis!... grommela-t-elle.... Mais c'est égal, c'est raide....

D'un geste, M. de Trégars lui imposa silence:

—C'est même parce que Lucienne est ma sœur, reprit-il, que vous la voyez là, sur ce lit.... On a tenté aujourd'hui de l'assassiner....

—Oh!...

—C'est sa mère qui a essayé de se défaire d'elle, pour s'emparer de la fortune que mon père lui avait léguée.... Et il y a tout lieu de croire que le guet-apens a été combiné par Vincent Favoral....

Mme Zélie ne comprenait pas bien, mais lorsque Marius et Mlle Lucienne lui eurent appris ce qu'il était utile qu'elle sût:

—Ah ça, mais, s'écria-t-elle, c'est une affreuse canaille que le papa Vincent!

Et comme M. de Trégars restait muet:

—Ce tantôt, reprit-elle, je ne vous ai pas menti, mais je ne vous ai pas tout dit....

Elle s'arrêta, et après un moment de délibération:

—Tant pis pour le père Vincent! poursuivit-elle. Ah! il a voulu tuer Lucienne. Eh bien! vous allez savoir tout ce que je sais. Primo, il ne m'était rien de rien.... Dame! ce n'est pas très-flatteur pour moi, mais c'est comme cela.... Jamais il ne m'a seulement embrassé le bout du doigt.... Il disait comme cela qu'il m'aimait, mais qu'il me respectait encore plus parce que je ressemblais à une fille qu'il avait perdue.... Vieux farceur! Et moi qui le croyais! Car je le croyais, parole d'honneur! dans les commencements.... Mais on n'est pas si bête qu'on en a l'air.... Je n'ai pas tardé à reconnaître qu'il se moquait de moi, et qu'il ne m'avait que pour détourner les soupçons d'une autre femme....

—De quelle femme?...

—Ah! dame, ni moi non plus! Tout ce que je sais, c'est qu'elle est mariée, qu'il en est fou, et qu'elle doit filer avec lui....

—Il n'est donc pas parti?

Le visage de Mme Cadelle s'était assombri, et pendant une bonne minute elle parut hésiter.

—Savez-vous, dit-elle enfin, que ma réponse va me coûter gros. On m'a promis le Pérou, mais je ne le tiens pas... si je parle, bonsoir, je n'aurai rien.

M. de Trégars ouvrait la bouche pour la rassurer, elle lui coupa la parole:

—Eh bien! non, fit-elle, le père Vincent n'est pas parti. Il a monté une comédie pour dépister, à ce qu'il m'a dit, le mari de sa belle, il a fait filer des tas de bagages à l'étranger, mais il est resté à Paris.

—Et vous savez où il se cache?

—Rue Saint-Lazare, parbleu! dans le logement que j'ai loué il y a quinze jours....

D'une voix que faisait trembler l'émotion d'un succès presque certain:

—Consentiriez-vous à m'y conduire? demanda M. de Trégars.

—Quand vous le voudrez... dès demain.


XI

En sortant de la chambre de Mlle Lucienne:

—Rien ne me retient plus à l'Hôtel des Folies, dit le commissaire de police à Maxence. Tout ce qui est possible sera fait et bien fait par le marquis de Trégars. Donc, je regagne mon logis et je vous emmène, j'ai de la besogne par-dessus la tête, vous me donnerez un coup de main....

Ce n'était rien moins qu'exact, ce qu'il disait là; mais il craignait que Maxence, dont la tête était absolument perdue, ne commît quelque imprudence et ne compromît le succès de la mission de M. de Trégars.

Il s'efforçait de penser à tout, de livrer au hasard le moins possible, en homme qui a vu les entreprises les mieux combinées échouer faute d'une futile précaution.

Une fois dans la cour, il ouvrit la porte de la loge où les honorables époux Fortin délibéraient et échangeaient leurs conjectures au lieu de songer à se mettre au lit. Car ils étaient extraordinairement intrigués de tous ces événements qui se succédaient, et inquiets de tant d'allées et de venues. Et leur locataire, Lucienne, qui tout à coup se trouvait la sœur d'un marquis!...

—Je rentre chez moi, leur dit le commissaire, mais avant, écoutez une recommandation: vous ne laisserez monter personne, vous m'entendez bien, personne d'étranger près de Mlle Lucienne. Et rappelez-vous que je n'admettrais aucune excuse, et qu'il ne s'agirait pas de venir me dire après: «Ce n'est pas notre faute, on ne voit pas tous les gens qui entrent,» et autres niaiseries....

Il s'exprimait de ce ton dur et impérieux dont les hommes de police ont le secret, lorsqu'ils s'adressent à des gens que leur conduite a fait tomber sous leur dépendance....

—Nous allons fermer notre porte, répondirent les estimables hôteliers. Monsieur le commissaire peut être tranquille....

—Je le suis, parce que si vous veniez à me désobéir j'en serais averti, et qu'il en résulterait pour vous les plus graves désagréments.... Outre que votre hôtel serait fermé sans miséricorde, vous vous trouveriez impliqués dans une très-mauvaise affaire....

La plus ardente curiosité flambait dans les petits yeux de la Fortin.

—J'ai bien compris tout de suite, commença-t-elle, qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire....

Mais le commissaire lui coupa la parole.

—Je n'ai pas fini. Il se peut que ce soir ou demain il se présente quelqu'un qui vous demande des nouvelles de Mlle Lucienne....

—Et alors?

—Vous répondrez qu'elle est au plus mal, et qu'elle n'a ni prononcé une parole ni repris connaissance depuis sa chute, et que certainement elle ne passera pas la journée....

L'effort que s'imposait la Fortin, pour garder le silence, donnait mieux que tout la mesure de la frayeur que lui inspirait le commissaire.

—Ce n'est pas tout, poursuivit-il. Dès que le quelqu'un en question se retirera, vous le suivrez sans affectation jusqu'à la porte de la rue, et vous le désignerez du doigt, tenez, comme cela, à un de mes agents qui se trouvera par hasard sur le boulevard....

—Et s'il ne s'y trouvait pas?...

—Il s'y trouvera, rassurez-vous....

Les regards de détresse qu'échangeaient les honorables hôteliers n'annonçaient pas une conscience bien tranquille.

—C'est-à-dire que nous voilà en surveillance, gémit le sieur Fortin. Qu'avons-nous fait pour qu'on se défie ainsi de nous?...

Lui répondre eût été plus long que difficile.

—Faites ce que je vous dis, insista durement le commissaire, et ne vous occupez pas du reste. Et sur ce, bonne nuit!...

Il avait raison de se porter garant de l'exactitude de son agent, car aussitôt qu'il sortit de l'étroit couloir de l'Hôtel des Folies, un homme passa près de lui qui, sans paraître s'adresser à lui ni seulement le connaître, dit à demi-voix:

—Quoi de nouveau?

—Rien, répondit-il, sinon que la Fortin a le mot. La souricière est bien tendue, à toi d'ouvrir l'œil et de filer quiconque viendrait s'informer de Mlle Lucienne.

Et il pressa le pas, toujours suivi de Maxence, qui s'en allait comme un corps sans âme, torturé par les plus effroyables angoisses.

Comme le commissaire avait été absent toute la soirée, quatre ou cinq personnes l'attendaient à son bureau pour des affaires courantes. Il les expédia en moins de rien, après quoi, s'adressant à un agent de service:

—Ce soir, lui dit-il, vers neuf heures, dans un des restaurants du boulevard, une rixe a eu lieu.... Un consommateur en a provoqué grossièrement un autre....

Vous allez vous rendre dans ce restaurant; vous vous ferez expliquer ce qui s'est passé, et vous me saurez qui est au juste ce provocateur, son nom, sa profession, son domicile....

En homme accoutumé à de telles commissions:

—Peut-on avoir son signalement? demanda l'agent.

—Oui. C'est un homme d'un certain âge déjà, tournure militaire, grosses moustaches, chapeau sur l'oreille....

—Un «crâneur», quoi! Je vois ça d'ici.

—Eh bien! allez, je ne me coucherai pas que vous ne soyez de retour.... Ah! j'oubliais: sachez aussi ce qu'on pensait ce soir à la petite Bourse de l'affaire du Crédit mutuel, et ce qu'on disait de l'arrestation du sieur Saint-Pavin, directeur du Pilote financier, et d'un banquier nommé Jottras....

—Peut-on prendre une voiture?

—Prenez.

L'agent prit ses jambes à son cou, et il n'était pas hors de la maison, que le commissaire ouvrant une porte qui donnait dans un petit cabinet de travail, appela:

—Félix!

C'était son secrétaire, un garçon d'une trentaine d'années, blond, à l'air doux et timide, ayant dans sa longue redingote les allures d'un ancien séminariste. Il parut tout aussitôt.

—Vous m'appelez, monsieur?

—Mon cher Félix, reprit le commissaire, je vous ai vu autrefois imiter fort joliment toutes sortes d'écritures....

Le secrétaire rougit, beaucoup sans doute à cause de Maxence, qu'il voyait assis près de son patron. C'était un garçon très-honnête, mais il est de ces petits talents dont on n'aime pas à s'entendre louer, et le talent de contrefaire l'écriture d'autrui est de ce nombre, par la raison que, fatalement et tout de suite, il éveille des idées de faux....

—C'est en m'amusant que je faisais cela, monsieur! balbutia-t-il.

—Seriez-vous ici s'il en était autrement? fit le commissaire. Seulement il s'agit cette fois non de vous amuser, mais de me rendre service.

Et tirant de son portefeuille la lettre arrachée par M. de Trégars à l'homme du restaurant:

—Examinez-moi cette écriture, reprit-il, et dites-moi si vous êtes de force à l'imiter passablement.

Étalant la lettre sous la lampe, en pleine lumière, le secrétaire resta bien deux minutes à l'étudier avec la minutieuse attention d'un expert. Et en même temps, il grommelait:

—Pas commode du tout!... Fichue écriture à contrefaire.... Pas un trait saillant, pas un signe caractéristique!... Rien qui frappe l'œil et saisisse l'attention!... Ce doit être quelque ancien huissier qui a griffonné cela....

En dépit de ses préoccupations, le commissaire souriait.

—Vous pourriez bien avoir deviné, dit-il.

Ainsi encouragé:

—Enfin, je vais essayer, déclara Félix.

Il prit une plume, et après une douzaine de tentatives:

—Est-ce cela? demanda-t-il, en tendant une feuille de papier.

Soigneusement le commissaire compara l'original et la copie.

—Ce n'est pas parfait, murmura-t-il, mais la nuit, l'imagination troublée par un grand péril.... Ne faut-il pas risquer quelque chose, d'ailleurs....

—Si j'avais quelques heures pour m'exercer....

—Vous ne les avez pas.... Allons, reprenez la plume, et écrivez de cette même écriture ce que je vais vous dire.

Et après un moment de réflexion, il dicta:

«Tout va bien. T... provoqué, se bat demain à l'épée. Seulement, notre homme, que je ne quitte pas, refuse de marcher si on ne lui compte pas deux mille francs avant l'affaire. Je ne les ai pas. Remettez-les au porteur, qui a l'ordre de vous attendre.»

Le commissaire suivait, penché sur l'épaule de son secrétaire, et le dernier mot écrit:

—Parfait! s'écria-t-il. Vite l'adresse: Madame la baronne de Thaller, rue de la Pépinière....

Il est des professions qui éteignent chez ceux qui les exercent, toute curiosité. C'est avec la plus profonde indifférence et sans une question, que le secrétaire avait fait ce qu'on lui avait demandé.

—Maintenant, reprit le commissaire, vous allez, mon cher Félix, vous donner autant que possible la tournure d'un garçon de restaurant, et porter cette lettre à son adresse....

—A cette heure....

—Oui. La baronne de Thaller est en soirée. Vous direz à ses domestiques que vous lui apportez la réponse de l'affaire de tantôt. Ils ne comprendront pas, mais ils vous permettront d'attendre leur maîtresse chez le concierge. Dès qu'elle rentrera, vous lui remettrez la lettre, en disant que la réponse est attendue par deux messieurs qui soupent dans votre restaurant. Il se peut qu'elle s'écrie que vous êtes un drôle, qu'elle ne sait pas ce que cela signifie... c'est que nous aurions été prévenus.

En ce cas, déguerpissez sans demander votre reste. Mais il y a bien des chances pour qu'elle vous donne les deux mille francs, et alors il faudra vous arranger de façon à ce qu'on la voie bien vous les donner.... C'est bien entendu?

—Très-bien.

—En route alors, et ne perdez une minute. J'attends....

Loin de Mlle Lucienne, Maxence, peu à peu, avait été rappelé au sentiment de la situation, et c'est avec une curiosité mêlée d'étonnement qu'il regardait agir et s'empresser le commissaire de police.

L'excellent homme retrouvait son activité de vingt ans et cette fièvre d'espoir et cette impatience du succès qu'éteignent les années.

Il y avait si longtemps que cette affaire était sa constante préoccupation!...

Il n'était encore qu'officier de paix lorsqu'il avait eu l'occasion de soustraire Mlle Lucienne aux suites désastreuses d'une dénonciation infâme. De ce jour, il s'y était attaché, à mesure qu'il l'avait mieux connue.

Pour un homme de sa profession, confident obligé de toutes les hontes secrètes et de toutes les flétrissures ignorées, condamné à laver le linge sale d'une société corrompue, c'était un rare phénomène et digne d'étude que cette jeune fille d'une exquise beauté, livrée à elle-même, et qui conservait intact le pur sentiment de l'honneur, qui savait se défendre de toutes les séductions, résister à des tentations presque irrésistibles et repousser même les épouvantables suggestions de la misère et de la faim.

Dès cette époque, il s'était demandé:

—Qui donc peut lui en vouloir? Qui donc gêne-t-elle?

Mais il n'avait que de vagues soupçons. Plus tard seulement, lors de l'attaque de nuit, il avait eu la certitude d'une machination ayant pour but de se défaire de Mlle Lucienne.

Qu'y avait-il au fond de ce crime avorté?...

—Je le saurai, dit-il, je saurai quels gens ont un si puissant intérêt à supprimer ma protégée.

Ce devint, en effet, sa préoccupation habituelle, quelque chose comme une de ces innocentes manies qui bouchent tous les vides de l'existence.

Quand il avait fait son métier, comme il disait, expédié toutes ces affaires banales, stupides, ridicules ou ignobles, qui sont du ressort d'un commissaire, c'est à l'énigme qu'il s'était juré de déchiffrer qu'il songeait.

Pour guider ses recherches, il n'avait rien que le récit que lui avait fait de sa vie Mlle Lucienne. C'était assez pour qu'il en tirât des déductions dont l'événement devait démontrer la justesse.

Aisément les hommes de police se laissent aller aux conjectures les plus aventurées. Ils ont vu si souvent l'impossible se réaliser, qu'il n'est pas pour eux de combinaisons inadmissibles. Les plus bizarres conceptions des romanciers ne sauraient surprendre des gens qui ont étudié les complications des intérêts, les écarts des passions, tous les vertiges de l'esprit et des sens.

—Lucienne a été abandonnée par ses parents, pensait le digne homme, c'est eux qu'elle gêne, et c'est eux qu'il s'agit de retrouver.

C'était aisé à dire, non à exécuter. Où prendre le bout de fil qui pouvait conduire à la vérité?

Des recherches qu'il fit à Louveciennes n'amenèrent aucun résultat.

Après la Commune, lorsque Lucienne fut dénoncée en même temps que son amie Zélie et conduite à Versailles, alors seulement le brave commissaire eut un indice. On lui confia la lettre qui avait motivé l'arrestation. C'était peu de chose, pour le moment; ce pouvait devenir décisif, car c'était un moyen de vérification.

C'est pourquoi, lorsque Van-Klopen proposa à Mlle Lucienne de devenir en quelque sorte l'enseigne vivante de sa maison, le commissaire de police, combattant ses répugnances, la détermina à accepter cette offre.

Il était persuadé que parmi le «beau monde» qui fréquente le bois de Boulogne, elle rencontrerait ses parents, et qu'un mouvement de physionomie les trahirait.

Et chaque fois que Mlle Lucienne se rendait au bois, il faisait monter sur le siége, vêtu d'une livrée de valet de pied, un homme à lui, un observateur intelligent et subtil.

L'expérience ne devait pas être inutile.

Dès la fin de la seconde semaine, cet observateur était venu lui dire.

—Il est une femme qui, toutes les fois que sa voiture croise la nôtre, détourne la tête ou regarde Mlle Lucienne avec des yeux enflammés de haine et de colère.... Cette femme est la baronne de Thaller.

Le commissaire, aussitôt, s'était procuré des lettres de la baronne et de son mari. Déception cruelle! Leur écriture ne se rapprochait en rien de celle de la dénonciation.

Voilà exactement où il en était de ses investigations, lorsque Marius de Trégars, qu'il avait perdu de vue depuis plus de deux ans, vint lui confier la résolution qu'il avait prise de revendiquer la fortune de son père, et lui demander conseil.

En le revoyant, éclairé soudainement par sa ressemblance avec Mlle Lucienne:

—J'ai trouvé! s'écria-t-il.

Et, en effet, grâce aux renseignements que lui apportait Marius, ce n'avait été qu'un jeu, pour lui, de remonter jusqu'à la marquise de Javelle, et de reconstituer le passé de Mme de Thaller.

Maître de la vérité, il n'avait plus qu'à rechercher les moyens de la démontrer, lorsque arriva le désastre du Crédit mutuel.

Il ne crut pas une minute à l'innocence de Vincent Favoral, mais il fut persuadé qu'il n'était pas seul coupable, que ce n'était pas à lui qu'était revenue la plus grosse part des douze millions volés, et qu'enfin il avait été dupe des mêmes gredins qui avaient, si audacieusement autrefois, dépouillé le marquis de Trégars....

—Et je le prouverai! s'était-il écrié....

Il se voyait à la veille de tenir parole, et de là lui venait cette exaltation joyeuse dont Maxence s'étonnait.

—Maintenant que nous voilà seuls, reprit-il, examinons un peu nos pièces de conviction.

Ayant dit, il tira d'un carton la dénonciation qui lui avait été confiée, et il la rapprocha de la lettre arrachée par M. de Trégars à son adversaire.

Manifestement l'écriture était la même.

—Ce qui prouve, s'écria le commissaire, que ce n'est pas d'hier que l'homme suspect du grand salon est l'âme damnée de Mme de Thaller.... Aux mêmes procédés, il m'avait bien semblé reconnaître les mêmes intrigants.... Si M. de Trégars pouvait réussir!... D'un seul coup de filet, nous prendrions toute la bande!...

Le claquement de la porte brusquement ouverte lui coupa la parole. M. de Trégars entrait, tout essoufflé d'avoir couru:

—Zélie a parlé! dit-il.

Et tout de suite, s'adressant à Maxence:

—Vous, mon cher ami, reprit-il, vous allez courir l'Hôtel des Folies....

—Lucienne serait-elle plus mal!...

—Non. Ce n'est pas de Lucienne qu'il s'agit. Zélie a parlé, mais rien ne nous prouve qu'à la réflexion elle ne s'en repentira pas. Rien ne nous dit que l'idée ne lui viendra pas d'aller donner l'éveil. Donc, vous allez rentrer et ne pas la perdre de vue jusqu'au moment où j'irai la prendre, demain matin. Si elle voulait sortir, vous l'en empêcheriez.

Le commissaire avait compris l'importance de la précaution.

—Vous l'en empêcherez, fût-ce de force, insista-t-il. Et au besoin, je vous autorise à requérir l'agent que j'ai en observation devant l'Hôtel des Folies, et que je vais faire prévenir.

Maxence sortit en courant.

—Pauvre garçon, murmura Marius, je sais où est ton père; maintenant qu'allons-nous apprendre?...

Il avait à peine eu le temps de rapporter les renseignements qu'il venait d'obtenir de Mme Cadelle, lorsque reparut le premier des émissaires du commissaire de police.

—La commission est faite, dit-il, du ton de suffisance d'un homme qui a mené à bien une tâche difficile.

—Vous avez le nom de l'individu qui a provoqué M. de Trégars?

—C'est un nommé Corvi, dont la réputation est faite dans toutes les tables d'hôte où il y a des femmes et où on taille un petit bac de santé après le dîner. Je ne connais que lui. C'est un mauvais gars, qui se donne pour un ancien officier supérieur de l'armée italienne....

—Son adresse?

—Il demeure rue de la Michodière..., chez une dame qui loue des chambres meublées. J'y suis allé, le portier m'a répondu que mon homme venait de sortir avec un particulier de mauvaise mine, et qu'ils devaient être à un petit café borgne au coin de la rue. J'y ai couru, et, en effet, j'ai vu mes deux gaillards attablés devant des bocks....

—Ne nous glisseront-ils pas entre les doigts?...

—Pas de danger, ils sont bouclés!...

—Comment cela?...

—C'est une idée qui m'est venue. Je me suis dit: s'ils allaient filer! Et tout de suite, je suis allé avertir des sergents de ville. Je suis alors revenu m'embusquer près du café. Justement on le fermait. Mes deux particuliers sont sortis, je leur ai cherché une querelle d'Allemand... et maintenant ils sont au poste, bien recommandés....

Le commissaire fronçait les sourcils.

—C'est peut-être beaucoup de zèle, murmura-t-il. Enfin, puisque c'est fait!... Vous êtes-vous informé de M. Saint-Pavin et du banquier Jottras?...

—Je n'ai pas eu le temps, il était trop tard.... Monsieur le commissaire oublie qu'il est près de deux heures.

Comme il finissait, le secrétaire qui avait été envoyé rue de la Pépinière reparut.

—Eh bien? interrogea le commissaire de police, non sans une visible anxiété.

—J'ai attendu Mme de Thaller plus d'une heure, répondit-il. Quand elle est rentrée en voiture, je lui ai remis la lettre, elle l'a lue et m'a donné les deux mille francs que voici, en présence de plusieurs domestiques....

A la vue des billets de banque, le commissaire de police s'était dressé d'un bond.

—C'est fini! s'écria-t-il de l'accent du triomphe, voilà la preuve qui nous manquait!...


XII

Il était plus de quatre heures, lorsqu'il fut enfin permis à Marius de Trégars de regagner son logis.

Il s'était longuement et minutieusement concerté avec le commissaire de police, il s'était efforcé de prévoir toutes les éventualités, sa conduite était parfaitement tracée, et il emportait cette certitude qu'en ce jour, qui se levait, serait définitivement gagnée ou perdue l'étrange partie qu'il jouait.

Lorsqu'il arriva chez lui:

—Enfin, vous voici, monsieur! s'écria son fidèle domestique.

C'était l'inquiétude, évidemment, qui avait tenu ce brave homme sur pied toute la nuit, mais telle était la préoccupation de Marius, qu'il n'y prit pas garde.

—Personne n'est venu en mon absence? interrogea-t-il.

—Pardonnez-moi.... Un monsieur s'est présenté dans la soirée, M. Costeclar, qui a paru très-contrarié de ne pas trouver monsieur.... Il venait, à ce qu'il m'a dit, pour une affaire très-importante que monsieur sait bien, et il m'a chargé de prier monsieur de l'attendre demain... c'est-à-dire aujourd'hui, avant midi....

M. Costeclar était-il envoyé par M. de Thaller?

Le directeur du Crédit mutuel avait-il réfléchi et se décidait-il à accepter les conditions qu'il avait d'abord refusées?...

Il était, en ce cas, trop tard. Il n'était plus au pouvoir de qui que ce fût de suspendre l'action de la justice.

Sans plus s'inquiéter de cette visite:

—Je suis écrasé de fatigue, dit M. de Trégars à son domestique, et je vais me jeter sur mon lit. A huit heures précises, tu m'éveilleras....

Mais c'est en vain qu'il demanda au sommeil quelques instants de répit.

Depuis quarante-huit heures que son esprit restait tendu outre mesure, ses nerfs s'étaient montés à un degré d'exaltation presque intolérable. Dès qu'il fermait les yeux, c'est avec une implacable précision que son imagination lui représentait tous les événements qui s'étaient succédé depuis cette après-midi de la place Royale, où il avait osé avouer son amour à Mlle Gilberte.

Qui lui eût dit, alors, qu'il engagerait cette lutte, dont l'issue fatalement allait être quelque scandale abominable où son nom serait mêlé!...

Qui lui eût dit qu'insensiblement, et par la force même des choses, il en arriverait à surmonter toutes ses répugnances et à rivaliser de ruses et de combinaisons tortueuses avec les misérables qu'il prétendait atteindre!

Mais il n'était pas de ceux qui, une fois engagés, regrettent, hésitent et reculent. Sa conscience ne lui reprochait rien, c'était pour la justice et le droit qu'il combattait, et Mlle Gilberte devait être la récompense du succès....

Huit heures sonnèrent; son domestique entra.

—Cours me chercher une voiture, commanda-t-il, en un tour de main je suis prêt....

Il était prêt, en effet, quand le vieux serviteur reparut, et comme il avait en poche de ces arguments qui donnent des jambes aux pires chevaux de fiacre, moins de dix minutes plus tard, il arrivait à l'Hôtel des Folies.

—Comment va Mlle Lucienne? demanda-t-il tout d'abord aux honorables hôteliers.

L'intervention du commissaire de police avait rendu le sieur Fortin et son épouse plus souples que des gants et plus doux que miel.

—La pauvre chère fille va beaucoup mieux, répondit la Fortin, et le médecin, qui sort d'ici, répond d'elle désormais. Seulement, il y a du grabuge là-haut!...

—Du grabuge?

—Oui. Cette dame que vous avez envoyé chercher, hier soir, par mon mari, voudrait absolument s'en aller et M. Maxence la retient, de sorte qu'ils sont en train de se disputer. Écoutez plutôt!...

On entendait, en effet, les éclats de voix d'une violente altercation.

M. de Trégars s'élança dans l'escalier, et sur le palier du second étage, il trouva Maxence obstinément cramponné à la rampe, tandis que Mme Zélie Cadelle, plus rouge qu'une pivoine, prétendait le forcer à lui livrer passage et l'accablait des injures les plus salées de son riche répertoire.

Apercevant Marius:

—Est-ce vous, lui cria-t-elle, qui avez ordonné qu'on me retînt ici malgré moi?... De quel droit? Suis-je votre prisonnière?...

L'irriter encore eût été imprudent.

—Pourquoi vouloir partir, fit doucement M. de Trégars, juste au moment où vous saviez que j'allais venir vous prendre?

Mais elle lui coupa la parole, et haussant les épaules:

—Avouez donc la vérité, fit-elle, avouez donc que vous vous êtes défiés de moi!...

—Oh!

—Vous avez eu tort! Quand j'ai promis, je tiens. Si je voulais rentrer chez moi, c'était pour m'habiller. Puis-je me montrer dans la rue telle que je suis?

Et elle étalait son peignoir, tout passé en effet, et tout couvert de taches.

—J'ai une voiture en bas, dit Marius, personne ne nous verra.

Sans aucun doute, elle comprit qu'hésiter serait inutile.

—Comme vous voudrez!... fit-elle.

M. de Trégars attira Maxence un peu à l'écart, et à voix basse et très-vite:

—Vous allez, lui dit-il, vous rendre rue Saint-Gilles, et, de ma part, prier votre sœur de vous accompagner.... Vous prendrez une voiture fermée, et vous irez attendre rue Saint-Lazare, en face du numéro 25.... Il se peut que le secours de Gilberte me devienne indispensable.... Et comme Lucienne ne doit pas rester seule, vous demanderez à Mme Fortin de monter près d'elle.

Et sans attendre une réponse:

—Partons, dit-il à Mme Cadelle.

Ils se mirent en route, mais la verve effrontée de la jeune femme s'était absolument éteinte. Il était clair qu'elle regrettait amèrement de s'être tant engagée et de n'avoir pu s'esquiver au dernier moment. A mesure que le fiacre roulait, elle pâlissait, et ses sourcils se fronçaient.

—C'est égal, commença-t-elle, ce n'est pas propre, ce que je fais.

—Vous repentez-vous donc de m'aider à punir les assassins de votre amie? fit M. de Trégars.

Elle secoua la tête:

—Je sais bien que le père Vincent est une vieille canaille, mais il s'était fié à moi, et je le trahis, je le livre....

—Vous vous trompez, madame.... Me fournir le moyen de parler à M. Favoral est si peu le livrer, que je ferai tout au monde pour qu'il puisse se soustraire aux recherches de la police et passer à l'étranger....

—Quelle plaisanterie!...

—C'est l'exacte vérité, je vous en donne ma parole d'honneur.

Elle parut un peu rassurée, et lorsque la voiture tourna rue Saint-Lazare:

—Faites arrêter, dit-elle à M. de Trégars.

—Pourquoi?

—Pour que j'achète le déjeuner du père Vincent. Il ne peut pas descendre au restaurant, cet homme, et il a été convenu que je lui porterais à manger....

Les défiances de Marius étaient loin d'être dissipées et cependant il ne crut pas devoir refuser, se promettant bien de ne pas quitter Mme Zélie d'une semelle. Il la suivit donc chez le boulanger et chez le charcutier, et lorsqu'elle eut fini son marché, il entra avec elle dans la maison de modeste apparence où elle avait son appartement.

Déjà ils montaient l'escalier, lorsque la portière sortit en courant de sa loge.

—Madame! appelait-elle, madame!...

Mme Cadelle s'arrêta.

—Qu'est-ce qu'il y a?

—Une lettre pour vous.

—Pour moi?

—La voilà! C'est une dame qui l'a apportée, il n'y a pas cinq minutes. Vrai, elle avait l'air bien contrariée de ne pas vous rencontrer. Mais elle va repasser. Elle savait que vous deviez venir ce matin.

M. de Trégars lui aussi s'était arrêté.

—Comment est cette dame? interrogea-t-il.

—Tout en noir, avec une voilette épaisse sur la figure.

—Je vous remercie, c'est bien.

La portière ayant regagné sa loge, Mme Zélie rompit le cachet. La première enveloppe en contenait une autre, sur laquelle elle épela, car elle ne lisait pas très-couramment:

Pour remettre à M. Vincent.

—On sait qu'il se cache chez moi! murmura-t-elle abasourdie. Qui peut le savoir?...

—Qui? la femme dont M. Favoral tenait si fort à ménager la réputation, quand il vous a installée rue du Cirque.

Il n'était pas de souvenir qui irritât plus violemment la jeune femme.

—Vous avez raison, fit-elle. M'a-t-il assez fait poser, le vieux scélérat! Mais il va me le payer.

Ce qui n'empêche qu'en arrivant à son étage, le troisième, au moment de glisser la clef dans la serrure, ses perplexités la reprirent.

—S'il allait arriver un malheur! gémit-elle.

—Que craignez-vous?

—Le père Vincent a toutes sortes d'armes. Il m'a juré que le premier qui pénétrerait dans l'appartement, il le tuerait comme un chien. S'il allait tirer sur nous!...

Elle avait peur, une peur terrible, elle était blême et ses dents claquaient.

—Voulez-vous que je passe le premier? proposa M. de Trégars.

—Non.... Seulement, si vous étiez un bon garçon vous feriez ce que je vais vous demander... dites voulez-vous?...

—Si c'est faisable....

—Oh! certainement.... Voilà la chose. Nous entrons ensemble, n'est-ce pas, seulement vous ne faites aucun bruit.... Moi, j'avance seule, j'attire le père Vincent dans la grande pièce qui sera mon atelier, je lui remets ses provisions et la lettre, et je le prépare à vous recevoir.... Vous, pendant ce temps, vous restez dans un grand cabinet vitré, d'où on peut tout voir et tout entendre, et au bon moment, v'lan, vous paraissez....

C'était, en somme, fort raisonnable.

—Accepté! fit Marius.

—Alors, dit-elle, tout ira bien. La porte du cabinet vitré est à droite en entrant. Marchez doucement, surtout!...

Et elle ouvrit.


XIII

L'appartement était bien tel que le faisaient supposer les indications de Mme Cadelle.

Dans l'antichambre étroite et à demi-obscure, trois portes s'ouvraient: à gauche, celle de la salle à manger, au milieu, celle d'un salon et d'une chambre à coucher qui se commandaient; à droite, celle du cabinet vitré.

C'est par cette dernière que M. de Trégars se glissa sans bruit, et immédiatement, il reconnut que Mme Zélie ne l'avait pas trompé, et qu'il allait tout voir et tout entendre de ce qui se passerait dans le salon.

Il vit la jeune femme y entrer. Elle posa ses provisions sur une table et appela:

—Vincent!

L'ancien caissier du Crédit mutuel parut aussitôt, sortant de la chambre à coucher.

Il était changé à ce point que sa femme et ses enfants eussent hésité à le reconnaître. Il avait abattu sa barbe, épilé presque complétement ses épais sourcils et caché ses cheveux plats et rudes sous une perruque brune. A sa redingote de marguillier de campagne—selon l'expression de Mlle Césarine—à ses pantalons trop courts et à ses souliers lacés, il avait substitué des bottes vernies, le pantalon à la prussienne, très-évasé par le bas, et un de ces vestons à longs poils, courts et à larges manches, empruntés par l'élégance française aux palefreniers anglais.

Il faisait effort pour paraître calme, insouciant, enjoué.... Mais la contraction de ses lèvres trahissait d'horribles angoisses et son regard avait l'étrange mobilité de l'œil des bêtes fauves, quand, à demi forcées, elles s'arrêtent un instant, écoutant les hurlements de la meute.

—Je commençais à craindre que vous ne me fissiez faux-bond, dit-il à Mme Zélie....

—Il m'a fallu du temps pour acheter votre déjeuner....

—Et c'est la seule cause de votre retard?

—La portière aussi m'a retardée.... Elle m'a remis une lettre dans laquelle j'en ai trouvé une pour vous, que voici....

—Une lettre!... s'écria Vincent Favoral.

Et se jetant dessus, comme sur une proie, il en arracha l'enveloppe.

Mais à peine l'eut-il parcourue:

—C'est monstrueux! reprit-il en froissant le papier entre ses mains crispées, c'est une trahison infâme, ignoble!...

Un violent coup de sonnette, à la porte d'entrée, l'interrompit.

—Qui peut venir?... balbutia Mme Cadelle.

—Je le sais, répondit l'ancien caissier, je le sais, ouvrez vite....

Elle obéit et presque aussitôt une femme se précipita dans le salon, pauvrement vêtue d'une robe de laine noire.

D'un mouvement brusque elle arracha sa voilette, et M. de Trégars reconnut la baronne de Thaller.

—Laissez-nous! commanda-t-elle à Mme Zélie, d'un ton qu'on n'oserait prendre pour parler à une servante de cabaret....

L'autre en fut révoltée:

—Hein! de quoi! commença-t-elle, je suis chez moi, ici....

—Sortez! répéta M. Favoral avec un geste menaçant, sortez! sortez!...

Elle sortit, mais ce fut pour venir se réfugier près de M. de Trégars.

—Vous entendez comme ils me traitent!... lui dit-elle d'une voix sourde.

Il ne lui répondit pas. Tout ce qu'il avait d'attention se concentrait sur le salon.

La baronne de Thaller et l'ex-caissier du Crédit mutuel se tenaient debout, l'un devant l'autre, immobiles, se mesurant du regard comme deux adversaires au moment d'un duel.

—Je viens de lire votre lettre, commença enfin Vincent Favoral.

Froidement la baronne fit:

—Ah!...

—C'est une raillerie, sans doute?

—Non.

—Vous refusez de partir avec moi?

—Formellement.

—C'était bien convenu, cependant. Je n'ai agi comme je l'ai fait que conseillé, poussé, harcelé par vous. Combien de fois m'avez-vous répété que vivre près de votre mari vous était devenu un supplice intolérable! Combien de fois m'avez-vous juré que vous vouliez n'être plus qu'à moi seul, me conjurant de me procurer une grosse somme et de fuir avec vous....

—J'étais de bonne foi, alors. J'ai reconnu, au dernier moment, qu'il me serait impossible d'abandonner ainsi mon pays, mes relations, ma fille....

—Nous pouvons emmener Césarine.

—N'insistez pas....

Il la considérait d'un air de morne hébêtement, tel qu'un homme qui soudainement verrait tout s'effondrer autour de lui.

—Alors, bégaya-t-il, ces larmes, ces prières, ces serments....

—J'ai réfléchi....

—Ce n'est pas possible!... Si vous disiez vrai, vous ne seriez pas ici....

—J'y suis, pour vous faire comprendre qu'il nous faut renoncer à des projets irréalisables. Il est de ces conventions sociales qu'on ne déchire pas.

Comme si ce qu'elle disait n'eût pu lui entrer dans l'entendement, il répéta:

—Des conventions sociales!...

Et tout à coup s'abattant aux pieds de Mme de Thaller, la tête rejetée en arrière et les mains jointes:

—Tu mens, reprit-il, avoue-moi que tu mens et que c'est une dernière épreuve que tu m'imposes!... Tu ne m'aurais donc jamais aimé!... C'est impossible, tu me le dirais que je ne te croirais pas.... Une femme qui n'aime pas un homme n'est pas pour lui ce que tu as été pour moi; elle ne se donne ni si joyeusement ni si complétement! As-tu donc tout oublié? Se peut-il que tu ne te souviennes plus de nos soirées divines de la rue du Cirque, des nuits dont le seul souvenir allume des flammes dans mes veines et dans mon cerveau?

Il était épouvantable à voir, effrayant et en même temps ridicule. Comme il voulait prendre les mains de Mme de Thaller, elle reculait, et il la poursuivait, se traînant sur les genoux.

—Où trouverais-tu, continuait-il, un homme qui t'adore comme moi, d'une passion ardente, absolue, aveugle, folle?... Qu'as-tu à me reprocher?... Ne t'ai-je pas, sans un murmure, sacrifié tout ce qu'un homme peut sacrifier ici-bas, fortune, famille, honneur?... Pour subvenir à ton luxe, pour prévenir tes moindres fantaisies, pour te donner de l'or à répandre à flots, n'ai-je pas laissé les miens aux prises avec la misère?... J'aurais arraché le pain de la bouche de mes enfants pour acheter des roses à effeuiller sous tes pas! Et pendant des années, est-ce que jamais un mot de moi a trahi le secret de nos amours?... Que n'ai-je pas enduré!... Tu me trompais, je le savais et je me taisais. Sur un mot de toi, je m'effaçais devant l'heureux que faisait ton caprice d'un jour. Tu m'as dit: vole, j'ai volé. Tu m'as dit: tue, j'ai essayé de tuer....

Il venait de saisir une des mains de la baronne, mais elle se dégagea vivement, et d'un accent d'insurmontable dégoût:

—Oh!... assez! fit-elle.

Dans le cabinet vitré, Marius de Trégars sentait frissonner à ses côtés Mme Zélie Cadelle.

—Quelle misérable, que cette femme! murmura-t-elle, et lui, quel lâche!...

L'ancien caissier restait prosterné, battant le parquet de son front.

—Et tu voudrais m'abandonner, gémissait-il, quand nous sommes liés par un passé tel que le nôtre!... Comment me remplacerais-tu? Où trouverais-tu un esclave plus dévoué de toutes tes volontés?...

L'impatience semblait gagner la baronne.

—Cessez, interrompit-elle, cessez ces démonstrations inutiles et ridicules....

Cette fois il se redressa comme sous un coup de fouet.

—Que voulez-vous donc que je devienne? demanda-t-il.

—Fuyez. On n'est jamais embarrassé, quand on a, comme vous, douze cent mille francs en or, en billets de banque et en bonnes valeurs....

—Et ma femme, et mes enfants!...

—Maxence est en âge d'aider sa mère. Gilberte trouvera un mari, soyez tranquille. Rien ne vous empêche d'ailleurs de leur envoyer de l'argent.

—Ils n'en voudraient pas.

—Vous serez toujours naïf, mon cher!...

A la stupeur première de Vincent Favoral et à son indigne faiblesse, une colère terrible succédait. Tout son sang s'était retiré de son visage, ses yeux flamboyaient:

—Alors, reprit-il, tout est bien fini?

—Eh! oui!

—Alors je suis joué misérablement, comme tous les autres, comme ce pauvre marquis de Trégars, que vous aviez rendu fou, lui aussi!... Malheureux! Il a du moins sauvé son honneur, lui!... Tandis que moi!... Et je suis sans excuse, car je devais bien savoir, car je savais bien que vous étiez l'amorce que le baron de Thaller tendait à ses dupes....

Il attendait une réponse, mais elle gardait un dédaigneux silence.

—Alors vous croyez, fit-il, avec un rire menaçant, que tout est dit comme cela!

—Que pouvez-vous?...

—Il y a une justice, j'imagine, et des juges. Je puis me constituer prisonnier et tout révéler....

Elle haussait les épaules.

—Ce serait vous jeter bien inutilement dans la gueule du loup, prononça-t-elle. Vous devez savoir mieux que personne que les précautions ont été assez habilement prises pour défier toutes les dénonciations.... Je n'ai rien à craindre!...

—En êtes-vous bien sûre?...

—Fiez-vous à moi! fit-elle avec le sourire de la sécurité parfaite.

L'ancien caissier du Crédit mutuel eut un geste terrible, mais tout aussitôt, se maîtrisant:

—C'est ce que nous allons voir, dit-il.

Et fermant à double tour la porte du salon qui donnait sur l'antichambre, il mit la clef dans sa poche, et, d'un pas roide comme celui d'un automate, il disparut dans la chambre à coucher.

—Il va chercher une arme! murmura Mme Cadelle.

C'est ce que Marius avait cru comprendre.

—Descendez vite, dit-il à Mme Zélie, dans un fiacre, en face du nº 25, Mlle Gilberte Favoral attend.... Qu'elle vienne....

Et se précipitant dans le salon:

—Fuyez! dit-il à Mme de Thaller.

Mais elle était comme pétrifiée de cette apparition.

—M. de Trégars....

—Oui, moi, mais partez, hâtez-vous.

Et il la poussa dans le cabinet vitré.

Il était temps. Vincent Favoral reparaissait sur le seuil de la chambre à coucher.

Si c'était une arme qu'il était allé chercher, ce n'était pas celle que supposaient Marius et Mme Cadelle. C'était une liasse de papiers qu'il tenait à la main.

Apercevant M. de Trégars et non plus Mme de Thaller, un cri d'étonnement et de terreur s'étouffa dans sa gorge.

Il démêlait si vaguement ce qui s'était passé, qu'il avait oublié le cabinet vitré et que l'homme qu'il voyait là s'y tenait caché et venait de faire évader la baronne.

—Ah! la misérable! bégaya-t-il d'une langue épaissie par la rage, l'infâme! Elle me trahissait, elle m'a livré, je suis perdu!

Maîtrisant la plus terrible émotion qu'il eût jamais ressentie:

—Non, vous n'êtes pas livré, prononça M. de Trégars.

Rassemblant tout ce que lui avait laissé d'énergie la dévorante passion qui avait dévasté son existence, l'ancien caissier du Crédit mutuel fit quelques pas en avant.

—Qui donc êtes-vous? demanda-t-il.

—Ne me connaissez-vous pas?... Je suis le fils de ce malheureux marquis de Trégars dont vous parliez il n'y a qu'un instant. Je suis le frère de Lucienne.

Tel qu'un homme qui reçoit un coup de massue, Vincent Favoral s'affaissa lourdement sur une chaise.

—Il sait tout!... gémit-il.

—Oui, tout!

—Vous devez me haïr mortellement....

—Je vous plains.

L'ancien caissier en était à cet instant où toutes les facultés exaltées à un degré insoutenable défaillent; où l'homme le plus fort s'abandonne et pleure comme un enfant.

—Ah! je suis le dernier des misérables! s'écria-t-il.

Il avait caché son visage entre ses mains et en une seconde, comme il arrive, dit-on, aux mourants, sur le seuil de l'éternité, il revit son existence tout entière.

—Et cependant, reprit-il, je n'avais pas l'âme d'un scélérat.... Je voulais m'enrichir, mais honnêtement, par mon travail et à force de privations.... Et j'y serais parvenu. J'avais cent cinquante mille francs à moi, lorsque j'ai rencontré le baron de Thaller. Hélas! pourquoi l'ai-je rencontré! C'est lui qui, le premier, m'a fait entendre que travailler et économiser est stupide, quand, à la Bourse, avec un peu de bonheur, on peut en six mois devenir millionnaire....

Il s'interrompit, secoua la tête, et tout à coup:

—Connaissez-vous le baron de Thaller? demanda-t-il.

Et sans attendre la réponse de Marius:

—C'est un Allemand, continua-t-il, un Prussien.... Son père était cocher de fiacre à Berlin, et sa mère servait dans les brasseries.... A dix-huit ans, une escroquerie le força de s'expatrier, et c'est en France qu'il vint s'établir, à Paris.... Admis dans les bureaux d'un agent de change, il vivait misérablement, quand il fit connaissance d'une blanchisseuse nommée Euphrasie, qui avait pour amant un grand seigneur très-riche, le marquis de Trégars, dont la faiblesse était de se faire passer pour un pauvre employé. Euphrasie et Thaller étaient faits pour s'entendre, ils s'entendirent et s'associèrent, apportant à l'association, elle sa beauté, lui son génie d'intrigue, tous deux leur corruption et leurs vices. Elle était enceinte alors. Quand elle accoucha, elle confia son enfant, une fille, à de pauvres gens de Louveciennes, avec la résolution bien arrêtée de l'y abandonner.

Et cependant c'est sur cette fille, dont ils espéraient bien n'entendre plus parler jamais, que les deux complices bâtissaient leur fortune.

C'est au nom de cette fille qu'Euphrasie arracha au marquis de Trégars des sommes considérables. Dès que Thaller et elle se virent à la tête de six cent mille francs, ils congédièrent le marquis et se marièrent. Alors déjà, Thaller avait pris le titre de baron, et menait un certain train.... Mais ses premières spéculations ne furent pas heureuses; la révolution acheva de le ruiner, et il allait être exécuté à la Bourse quand il me trouva sur son chemin, moi, pauvre imbécile qui m'en allais de tous côtés, demandant comment placer avantageusement mes cent cinquante mille francs....

C'est d'une voix rauque qu'il parlait, et, de son poing crispé dans le vide, il menaçait... le baron de Thaller sans doute.

—Malheureusement, reprit-il, ce n'est que bien plus tard que j'ai su tout cela. Sur le moment, M. de Thaller m'éblouit. Ses amis, Saint-Pavin et les banquiers Jottras, le proclamaient l'homme le plus fort et le plus honnête de France.... Je n'aurais cependant pas lâché mon argent sans la baronne.... La première fois que je lui fus présenté et qu'elle arrêta sur moi ses grands yeux noirs, je me sentis remué jusqu'au fond de l'âme.... Pour la revoir, je l'invitai avec son mari et les amis de son mari, à dîner chez moi, entre ma femme et mes enfants.... Elle vint. Son mari me fit signer tout ce qu'il voulut, mais en me quittant elle me serra la main....

Il en frissonnait encore, le malheureux!...

—Le lendemain, continua-t-il, je remis à Thaller tout ce que je possédais, et, en échange, il me donna la place de caissier du Crédit mutuel qu'il venait de fonder. Il me traitait en subalterne, et ne m'admettait pas dans son intérieur, mais j'en riais: la baronne m'avait permis de la revoir, et presque toutes les après-midi, je la rencontrais aux Tuileries, et j'avais osé lui dire que je l'aimais éperdûment.... Si bien qu'un soir elle consentit à accepter, pour le surlendemain, un rendez-vous dans un appartement que j'avais loué.... La veille de ce jour, et pendant que j'étais comme fou de joie, la veille de ce premier rendez-vous, le baron de Thaller me demanda de l'aider, au moyen de certaines irrégularités d'écriture, à masquer un déficit, provenant de fausses spéculations.... Comment refuser à l'homme que je m'apprêtais, pensais-je, à tromper? Je fis ce qu'il voulait.... Le lendemain, Mme de Thaller était ma maîtresse, et j'étais perdu....

Cherchait-il à se disculper?

Obéissait-il à ce sentiment impérieux, plus fort que la volonté, plus puissant que la raison, qui pousse le misérable à révéler le secret qui l'obsède?...

—De ce jour, poursuivit-il, commença pour moi le supplice de la double existence que j'ai soutenue pendant des années. Ainsi le voulait ma maîtresse. Dur, avare, morose avec les miens, je devais, près d'elle, me montrer toujours souriant, et d'une prodigalité folle.... Mais j'aurais payé de mon sang et du sang des miens, ses baisers et ses caresses. De nouveau, M. de Thaller m'avait demandé d'altérer mes écritures, et je l'avais fait sans hésiter. Bientôt ce fut pour mon compte que je les altérai.

J'avais donné à ma maîtresse tout ce que je possédais, et elle était insatiable. Il lui fallait de l'argent, quand même, toujours, à flots. Elle avait voulu un hôtel pour nos rendez-vous, et j'en avais acheté un, rue du Cirque.... Si bien qu'entre les exigences du mari et celles de la femme, je devenais fou. Je puisais à ma caisse comme à une mine inépuisable, et comme je sentais qu'un jour viendrait où tout se découvrirait, je portais toujours sur moi un revolver chargé, pour me faire sauter la cervelle, quand on m'arrêterait.

Et, en effet, il tirait à demi de sa poche, et montrait à Marius un revolver.

—Si encore elle m'eût été fidèle! continuait-il, en s'animant peu à peu. Mais que n'ai-je pas enduré! Quand le marquis de Trégars est revenu à Paris, et qu'il s'est agi de le dépouiller, ne s'est-elle pas donnée à lui! Elle me disait: «Es-tu bête! Je n'en veux qu'à son argent, c'est toi que j'aime!...» Mais lui mort, elle en a pris d'autres. Notre hôtel de la rue du Cirque était, pour elle et pour sa fille Césarine, comme un lieu de débauche. Et moi, misérable lâche, je souffrais tout, tant je tremblais de la perdre, tant je craignais d'être sevré des semblants d'amour dont elle payait mes sacrifices inouïs!...

Et aujourd'hui, elle me trahirait, elle m'abandonnerait! Car tout ce qui est arrivé a été inspiré par elle, pour me procurer une somme qui nous permît de fuir, de vivre à l'étranger, en Amérique. C'est elle qui m'a soufflé l'ignoble comédie que j'ai jouée, pour endosser la responsabilité de tout. M. de Thaller a eu des millions, pour sa part; je n'ai eu, moi, que douze cent mille francs.

De grands frissons le secouaient, sa face s'empourprait....

Il se dressa, et brandissant les lettres qu'il était allé chercher:

—Mais tout n'est pas dit! s'écria-t-il. J'ai là des preuves que ne me savent ni le baron ni sa femme!.. J'ai la preuve de l'indigne escroquerie dont le marquis de Trégars a été dupe.... J'ai la preuve de la comédie jouée par M. de Thaller et par moi pour dépouiller les actionnaires du Crédit mutuel....

—Qu'espérez-vous?... interrogea Marius.

Il riait d'un air stupide.

—Moi? je vais me cacher dans quelque faubourg de Paris et écrire à Euphrasie de venir.... Elle me sait douze cent mille francs, elle viendra.... Elle reviendra tant que j'aurai de l'argent, et quand je n'en aurai plus....

Mais il s'interrompit, se rejetant en arrière, les bras étendus comme pour écarter une terrifiante apparition....

Mlle Gilberte entrait.

—Ma fille!... bégaya le misérable, Gilberte!...

—La marquise de Trégars, prononça Marius.

Une indicible expression de terreur et d'angoisse convulsait les traits de Vincent Favoral, il comprenait que c'était la fin....

—Que voulez-vous de moi?... balbutia-t-il.

—L'argent que vous avez volé, mon père, répondit la jeune fille, d'un accent inexorable, les douze cent mille francs que vous avez ici, puis les preuves que vous possédez, et enfin... vos armes.

Il tremblait de tous ses membres:

—Me prendre mon argent, fit-il, c'est me livrer... veux-tu me voir au bagne?...

—Le déshonneur en rejaillirait sur vos enfants, monsieur, dit M. de Trégars, nous ferons tout au monde, au contraire, pour vous soustraire aux recherches de la police....

—Eh bien!... alors oui.... Mais demain.... Il faut que j'écrive à Euphrasie, que je la voie....

—Vous avez perdu la raison, mon père, reprit Mlle Gilberte, revenez à vous.... Faites ce que je vous demande....

Il se redressa de toute sa hauteur.

—Et si je ne voulais pas?

Mais ce fut le dernier éclair de sa volonté brisée.

Non sans d'horribles déchirements, non sans une lutte désolante, il céda, et l'argent, et les preuves, et ses armes, il remit tout à sa fille.

Et lorsqu'elle se retira au bras de M. de Trégars:

—Mais envoie-moi ta mère, supplia-t-il, elle me comprendra, elle ne sera pas impitoyable, elle. C'est ma femme, qu'elle vienne vite, je ne veux pas, je ne peux pas rester seul!


XIV

C'est avec une hâte convulsive que la baronne de Thaller franchit la distance qui sépare la rue Saint-Lazare de la rue de la Pépinière.

La soudaine intervention de M. de Trégars confondait toutes ses idées. Les plus sinistres pressentiments tressaillaient en elle.

Dans la cour de son hôtel, tous ses domestiques réunis en un groupe causaient. Ils ne daignèrent pas se déranger quand elle passa, et même elle put surprendre des sourires et des ricanements ironiques.

Elle en reçut un coup terrible. Que se passait-il? Que savait-on? La joie insolente des valets présage le désastre du maître.

Dans le magnifique vestibule, un homme était assis quand elle entra.

C'était ce même homme de mine louche que Marius de Trégars avait aperçu dans le grand salon, en mystérieuse conférence avec la baronne.

—Fâcheuses nouvelles, dit-il d'un air piteux.

—Quoi?

—Cette coquine de Lucienne a l'âme chevillée dans le corps, elle n'est que blessée, elle en reviendra....

—Il s'agit bien de Lucienne!... M. de Trégars....

—Oh! lui, c'est un fin merle. Au lieu de répondre à la provocation de notre homme, il lui a pris le billet que je lui écrivais....

Mme de Thaller eut un soubresaut.

—Alors, interrogea-t-elle, que signifie votre lettre de cette nuit, où vous me disiez de remettre deux mille francs au porteur?

L'homme devint tout pâle....

—Vous avez reçu une lettre, balbutia-t-il, cette nuit, de moi....

—Oui, de vous, et j'ai donné l'argent....

L'homme se frappa le front.

—Je comprends tout! s'écria-t-il.

—Dites....

—On voulait des preuves. On a imité mon écriture, et vous avez donné dans le panneau. Voilà donc pourquoi j'ai été consigné au poste, cette nuit. Et si on m'a relâché ce matin, c'était pour savoir où j'irais; je suis suivi, on me file.... Nous sommes flambés, madame la baronne.... Sauve qui peut!

Et il s'élança dehors....

De plus en plus troublée, Mme de Thaller gagna le premier étage....

Dans le petit salon bouton d'or, l'attendaient le baron de Thaller et sa fille.... Allongée sur un fauteuil, les jambes croisées, le bout du pied à la hauteur de l'œil, Mlle Césarine suivait d'un air curieux et narquois son père, qui blême et secoué de tressaillements nerveux, se promenait de long en large, comme la bête fauve dans sa loge.

Dès que la baronne parut:

—Cela va mal, lui dit son mari, très-mal.... Notre partie est diablement compromise.

—Vous croyez?

—Je n'en suis que trop sûr! Un coup si bien monté! Mais tout est contre nous!... Devant le juge d'instruction, Jottras s'est bien tenu, mais Saint-Pavin a parlé. Ce misérable drôle n'était pas satisfait de la part que je lui avais faite. Sur ses dénonciations, Costeclar a été arrêté ce matin. Et Costeclar sait tout, puisqu'il a été votre confident, celui de Vincent Favoral et le mien. Quand on a, comme lui, dans son passé, deux ou trois affaires de faux, on parle toujours. Il parlera. Peut-être a-t-il déjà parlé, puisque la justice s'est transportée chez Lattermann, de la rue Joquelet, avec lequel j'avais organisé la panique et la dégringolade des actions du Crédit mutuel. Comment parer ce coup!

D'un coup d'œil plus sûr que celui de son mari, Mme de Thaller mesurait la situation.

—N'essayez pas de parer, fit-elle, ce serait inutile.

—Parce que....

—Parce que M. de Trégars a retrouvé Vincent Favoral, parce qu'à l'heure qu'il est, ils sont ensemble, en train de se concerter....

Le baron eut un geste terrible.

—Ah! tonnerre du ciel! s'écria-t-il, je l'avais bien dit que cet imbécile de Favoral nous perdrait.... Il vous était si facile de lui trouver l'occasion de se brûler la cervelle....

—Vous était-il si difficile d'accepter les conditions de M. de Trégars?...

—C'est vous qui n'avez pas voulu.

—Est-ce moi aussi qui tenais tant à me débarrasser de Lucienne?...

Il y avait des années que Mlle Césarine n'avait paru s'amuser autant, et à demi voix elle chantonnait l'air fameux de La Perle de Pontoise:

Touchant accord.... Heureux ménage!...

—Mais à quoi bon récriminer, reprit Mme de Thaller, après un moment de silence: il s'agit de prendre un parti....

Désespérément le baron faisait appel à son sang-froid.

—Sans doute, reprit-il, mais lequel? De toutes façons il va falloir restituer les cinq cent mille francs de Lucienne, et peut-être deux millions de la fortune du marquis de Trégars.... J'ai bien eu la prévoyance de mettre à l'abri les fonds du dernier coup de filet; mais on peut les retrouver....

—Le temps presse, monsieur....

—Eh! je le sens bien, mais que faire? Filer? On obtiendrait mon extradition.... Rester? Ce serait peut-être encore le plus sage. En somme, je n'ai pas fait de faux, moi! Pourquoi serais-je poursuivi? Pour escroquerie, pour manœuvres frauduleuses?... Ce serait cinq ans, au maximum. On ne meurt pas de cinq ans de prison.... Si on ne met pas la main sur mes capitaux, je serai encore dix fois millionnaire, mon temps fini.... Si on les découvre, eh bien! il me restera encore notre fortune personnelle, pour recommencer les affaires....

Mais la baronne pinçait les lèvres.

—De quelle fortune voulez-vous parler? fit-elle. De la mienne?

—N'est-elle pas mienne aussi? Aviez-vous le million de dot que je vous ai reconnu? N'est-ce pas de mon argent, que j'ai placé, sous votre nom, douze ou quinze cent mille francs?... Nous sommes séparés de biens, c'est autant de sauvé....

Elle hochait la tête.

—Ne comptez pas sur cet argent, prononça-t-elle. Je l'ai bien gagné, il est à moi, je le garde....

Lui la regardait, d'un air d'inconcevable stupeur, comme s'il n'eût pu lui entrer dans l'esprit qu'elle parlait sérieusement....

—Quoi! balbutia-t-il, vous ne me donneriez pas....

—Pas un sou, mon cher, pas un centime....

Les traits décomposés par une épouvantable colère, l'œil injecté de sang et l'écume à la bouche:

—Ah! misérable femme! s'écria le directeur du Crédit mutuel, exécrable créature; c'est à moi que tu prétends refuser ce qui est à moi?...

Mlle Césarine ne riait plus.

—Pas de bêtises!... fit-elle.

Mais la baronne ricanait d'un air de défi.

—Tu me crois donc aussi lâche que tes amants! clamait le baron, aussi stupide que Trégars, aussi ridicule que Favoral!... Ici même, à l'instant, tu vas me signer un abandon en règle....

Il avançait pour la saisir, elle reculait, le sachant peut-être capable de tout, lorsque brutalement on frappa à la porte.

—Au nom de la loi!...

C'était un commissaire de police, avec deux mandats d'amener, décernés, l'un contre le baron, l'autre contre la baronne de Thaller.

Et pendant qu'entourés d'agents, ils montaient dans un fiacre:

—Orpheline de père et de mère! murmurait Mlle Césarine. Me voilà libre. On va pouvoir rire un peu.


A cette heure-là même, M. de Trégars et Mlle Gilberte arrivaient rue Saint-Gilles.

En apprenant que son mari était retrouvé:

—Je veux le voir! s'écria Mme Favoral.

Et quoi qu'on pût lui dire, jetant un châle sur ses épaules, elle partit avec Mlle Gilberte.

Lorsqu'elles pénétrèrent dans l'appartement de Mme Zélie, dont elles avaient une clef, elles aperçurent dans le salon, leur tournant le dos, Vincent Favoral, assis à une table, le haut du corps penché en avant et semblant écrire....

Sur la pointe du pied, Mme Favoral s'approcha, et par-dessus l'épaule de son mari, elle lut la lettre qu'il venait de commencer:

«Euphrasie, ma bien-aimée, maîtresse éternellement adorée, me pardonneras-tu? L'argent que je gardais pour toi, ma chérie, les preuves qui vont accabler ton mari, on m'a tout pris... lâchement, de force. Et c'est ma fille...»

Il en était resté là. Étonnée de son immobilité, Mme Favoral appela:

—Vincent!...

Il ne répondit pas.

Elle le poussa du doigt.... Il roula à terre, il était mort!...


Trois mois plus tard, se déroulait devant la sixième chambre l'affaire du Crédit mutuel. Le scandale fut grand, mais la curiosité publique fut étrangement désappointée. Ainsi que dans presque tous ces procès financiers, la justice, tout en constatant les plus audacieuses filouteries, n'avait pas su en démêler le secret....

Elle sut du moins étendre la main sur tout ce qu'avait espéré mettre à l'abri le baron de Thaller, lequel fut condamné à cinq ans de prison.

M. Costeclar en fut quitte pour trois ans, et M. Jottras pour deux ans. M. Saint-Pavin fut acquitté....

Poursuivie pour tentative de meurtre, l'ancienne marquise de Javelle, la baronne de Thaller, fut relâchée faute de preuves suffisantes. Mais impliquée dans le procès de son mari, elle est aux trois quarts ruinée et vit avec sa fille, dont on annonce les débuts aux Bouffes ou aux Délassements-Comiques....


Déjà, avant cette époque, Mlle Lucienne, complétement rétablie, avait épousé Maxence Favoral.

Des cinq cent mille francs qui lui furent restitués, elle consacra trois cent mille francs à payer des dettes de son beau-père, et avec le reste, elle décida son mari à s'expatrier.

Paris leur était devenu odieux, à l'un et à l'autre.


C'est au château de Trégars, à trois lieues de Quimper, que Marius et Mlle Gilberte, devenue marquise de Trégars, sont allés se fixer, suivis dans leur retraite par Mme veuve Favoral et le comte de Villegré.

La plus notable partie de la fortune de son père, Marius l'a employée à désintéresser tous les créanciers personnels de l'ancien caissier du Crédit mutuel, tous les fournisseurs, et aussi M. Chapelain, le papa Désormeaux et les époux Desclavettes....

Il ne reste guère plus au marquis et à la marquise de Trégars qu'une vingtaine de mille livres de rentes, et s'ils les perdent jamais, ce ne sera pas à la Bourse....

Le Crédit mutuel fait 467 25....

FIN.


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