L'art pendant la guerre 1914-1918
The Project Gutenberg eBook of L'art pendant la guerre 1914-1918
Title: L'art pendant la guerre 1914-1918
Author: Robert de La Sizeranne
Release date: August 3, 2015 [eBook #49586]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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L’ART
PENDANT LA GUERRE
1914-1918
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ROBERT DE LA SIZERANNE
L’ART
PENDANT LA GUERRE
1914-1918
LEUR ART.
CE QU’ILS N’ONT PU DÉTRUIRE: LES TAPISSERIES
DE REIMS.—LES RUINES.
LA CARICATURE ET LA GUERRE.
LA NOUVELLE ESTHÉTIQUE
DES BATAILLES.
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS
1919
et d’adaptation réservés pour tous pays.
—Copyright by Hachette and Cº 1919.—
| TABLE DES MATIÈRES |
L’ART
PENDANT LA GUERRE
LEUR ART
Quel est l’Art de ces gens-là? Et qu’ont bien pu faire les artistes, signataires de l’Appel au monde civilisé, pour remplacer, dans le patrimoine esthétique des hommes, les merveilles qu’ils ont biffées du portail de Reims,—je veux dire les Behrens, les Klinger, les Stuck, les Trubner, les Hildebrand, sans parler de leurs aînés, signataires du même manifeste, les Hans Thoma, les Gebhardt, les Kaulbach, les Kalkreuth, les Liebermann, les Defregger? Beaucoup de gens ne soupçonnaient pas leur existence; ils viennent de la révéler par un procédé infaillible: celui de cette suffragette qui lacéra la Vénus au miroir, ou de ce vagabond qui déroba la Joconde. C’est de la notoriété, si ce n’est pas de la gloire, et l’on demeure ébahi de leur prestesse à l’acquérir. Il y a des ouvriers qui cherchent à se faire connaître par la production de quelque œuvre: le monde surpris n’a connu les noms de ceux-là que par la destruction d’un chef-d’œuvre.
Mais comme, après tout, il ne suffit pas de lacérer une toile ou de mutiler une statue pour être réputé «artiste»,—ni de se solidariser avec ceux qui l’ont fait,—ces Vertreter deutscher Kunst, comme ils s’intitulent eux-mêmes, doivent quelque part, en un temps quelconque, avoir façonné quelque chose, des objets réputés «objets d’art» par eux et leurs amis. Ils ont dû modeler des figures, dont la place leur paraissait marquée au portail de Reims, à la place de la Reine de Saba, du Saint Remy, du Saint Thierry et de l’Ange de Saint-Nicaise. Ils ont dû peindre des panneaux pour reposer leurs yeux que fatiguaient nos verrières, réduites par leurs soins en poussière. Peut-être, avec ce goût de l’organisation préventive qui les distingue, quelques-uns d’entre eux étaient-ils, déjà, désignés pour retoucher nos imagiers du XIIIe siècle. Et, sûrement, il en est de chargés de reconstruire Louvain, selon un plan plus moderne et plus rationnel. Que sont donc ces artistes et que valent-ils? On se pose, malgré soi, cette question.
Je vais tâcher d’y répondre. Cette réponse,—ai-je besoin de le dire?—ne sera pas dictée par des faits étrangers à la cause. Si, durant quelque vingt-cinq ans,—c’est-à-dire depuis la réunion des Portraits de Lenbach, en 1888, au Palais de Cristal, de Munich, jusqu’à l’Exposition du Pavillon des Arts industriels allemands, à Bruxelles, en 1910,—il n’est guère de manifestation de l’Art allemand que je n’aie suivie et notée, et si, cependant, je n’en ai jamais parlé, ce n’étaient point les horreurs de Louvain ou de Senlis qui arrêtaient l’éloge: c’est qu’il n’y en avait point à faire. Le silence est une opinion, et cette opinion ne devait rien alors aux circonstances. L’expression ne leur devra rien, non plus, sinon l’occasion ou la justification de ces lignes.
CHAPITRE I
LA PEINTURE ALLEMANDE ET BOECKLIN
«Depuis un siècle, au moins, les Allemands n’étaient plus maîtres. Ils faisaient figure de petites gens réduites au crédit des voisins, courbées sous une férule de régent. Ils s’avouaient de pauvres lourdauds éternellement stériles qui, incapables de jamais rien produire, devaient toujours se tenir au service, à la discrétion des Anciens, de leurs voisins plus intelligents et à des livres de classe. Ils ébranlaient le monde du tonnerre victorieux de leurs armes; leur science, leur technique, leur industrie envahissaient l’univers: les plus privilégiés d’entre eux cependant languissaient dans une servitude misérable. Oui, leurs chefs commandaient à des armées monstrueuses, à des forces et à des trésors sans nombre; et, touchant la vie intellectuelle, affinée, ils érigeaient la soumission aux idoles des temps morts en dogme patriotique. Vit-on jamais grand peuple en progrès et capable de se créer une civilisation particulière, choir dans une si horrible perversité? Certes, nous étions assez instruits pour savoir qu’il n’y a, pour l’homme, d’honneur à vivre que s’il domine la vie, que s’il lui imprime le sceau de sa puissance, le sceau de sa déification, c’est-à-dire la Beauté. Mais nous n’osions y tendre de nos mains[1]....» Ainsi gémissait, il y a une quinzaine d’années, un critique allemand, s’exprimant en français,—ou à peu près,—dans une des revues d’art les plus répandues outre-Rhin.
Ce gémissement révèle une blessure assez peu connue de la vanité allemande. Nous savions bien qu’il n’y avait plus d’art très original au pays des Holbein et des Dürer,—exception toujours faite pour la musique,—mais nous n’imaginions pas qu’on dût en souffrir à ce point. D’ailleurs, au moment où ces lignes paraissaient, on pouvait voir à l’œuvre, ensemble, Lenbach, Uhde, Hans Thoma, Liebermann, Menzel et quelques autres, dont les portraits ou les scènes modernistes de l’Évangile, ou les tentatives impressionnistes ou les anecdotes sur la vie du grand Frédéric n’étaient pas si méprisables. Mais la jeunesse les méprisait. C’était un art européen, dérivé des Hollandais, des Flamands et des Français. «Vous êtes couverts des signes du passé, leur disait Nietzsche, et ces signes, vous les avez peinturlurés de nouveaux signes..., le visage et les membres barbouillés de cinquante taches..., ô gens du présent! Qui est-ce qui pourrait encore vous reconnaître? Sût-on sonder les reins, qui pourrait croire que vous en avez encore, des reins? Vous êtes pétris de couleurs cuites et d’étiquettes collées les unes contre les autres...» On était dominé par cette idée,—une des plus fausses de la mentalité contemporaine,—qu’un grand peuple, puissant par son négoce ou ses armes, doit nécessairement procréer un grand art. Il y avait disproportion, semblait-il, entre Hambourg et le Palais de Cristal, entre Essen et la galerie Schack. Et les petits racontars de Menzel lui-même, si spirituels et si savoureux qu’ils fussent, donnaient mal l’impression d’un gigantesque effort national. Assez de dîners à Sans-Souci, de Frédéric jouant de la flûte, assez de moines égarés dans les caves ou de jeunes ménagères dévorant des lettres d’amour, assez de promenades sentimentales sur le vieux fleuve, en face des ruines romantiques, au son de la harpe, assez de villageois lutinés par les kobolds, au fond de la vieille forêt germanique, ou de seigneurs en équipages surannés traversant leurs vieilles villes du Tyrol,—tout ce que Menzel, Grützner, Defregger, Richter, Schwind, Spitzweg et tant d’autres avaient chuchoté, si longtemps, sans autre prétention que de les divertir, à leurs auditoires ébahis! Tout cela n’était que de petits côtés de l’Allemagne, traduits par un art aussi bien flamand ou hollandais qu’allemand. A un grand peuple il fallait un grand art, nettement national et inspirateur de grandes actions. L’Art devait être l’éducateur des masses et non leur amuseur. Rembrandt avait été un «éducateur».
De plus, ce n’est pas une culture étrangère, c’est-à-dire «inférieure», que l’Art devait apporter aux peuples germaniques: c’était une culture germanique, par conséquent empruntée au sol même de la patrie. On répétait ces mots du poète Stephan Georg: «Ce qui est le plus nécessaire à l’Allemagne, c’est un geste qui soit, enfin, allemand! Cela est plus important que la conquête de dix provinces!» Voilà où en étaient les jeunes artistes et la jeune critique d’outre-Rhin, dans le dernier quart du XIXe siècle. Ils cherchaient le maître qui ne devait rien aux nations rivales, ni au sentiment latin, pour en faire leur maître. Ils cherchèrent longtemps, tous leurs peintres à cette époque étant plus ou moins infectés de l’esprit et de la technique des Français. Enfin, ils crurent apercevoir celui qui devait les libérer et concentrer les aspirations de Berlin, de Weimar, de Munich, de Darmstadt, de Dresde, de Hambourg. Ils l’aperçurent, debout, au seuil de l’Allemagne, sur les bords du Rhin, tenant la clef du grand art entre ses mains. Ils se précipitèrent vers cet Allemand-type: c’était un Suisse.
Certes, il y a beaucoup à prendre en Suisse et à en apprendre. Les exemples que ce pays nous donne, dans la paix et dans la guerre, seraient bons, par toute l’Europe, à méditer. Et quand on considère que le Suisse en question était de Bâle, il n’est pas très surprenant, au premier abord, qu’une tradition purement alémanique ait pu revivre en lui. A la vérité, il n’habitait point Bâle: il habitait San Domenico, près de Florence, à mi-côte de Fiesole, et vivait entouré de cosmopolites. Mais ce ne sont là que des contingences. Malgré son obstination à vivre loin de sa patrie, on pourrait imaginer qu’il est resté fidèle à sa race, en son volontaire exil. Mais si l’on voit une seule de ses œuvres, on est tout de suite fixé. Tout l’art de Bœcklin est un effort furibond, têtu, désespéré, pour se brancher sur l’antiquité classique et méditerranéenne. C’est la perpétuelle nostalgie d’une race et d’un pays et, plus encore, d’une culture dont il n’était pas ou dont il n’était plus, si, comme le disent ses admirateurs, il en avait été dans quelque «existence antérieure.» Il prend à cette antiquité et à sa mythologie ses sirènes, ses centaures, ses néréides, toute son animalité à figure humaine, mais il les vide, aussitôt, de leur esprit antique, je veux dire la mesure, la pureté des lignes, l’harmonie. C’est Phidias chez Breughel, l’Olympe chez Téniers, quelque chose d’énorme et de débraillé, qui fait songer aux anamorphoses que subirait une statue antique, si elle se trouvait entourée de miroirs déformants ou de boules panoramas. Plus coloriste, il eût approché Rubens, plus spirituel, amusé comme Doré, c’est-à-dire, en tout état de cause, tourné le dos à l’antique. Tel qu’il est, sa prétention au grand art peut intéresser, mais ne touche guère, d’autant que, comme métier, c’est le plus composite et le moins original qui soit. Malgré tous nos efforts,—et Dieu sait si nous avons été hospitaliers aux génies étrangers!—nous n’avons jamais pu admirer ce parti pris violent de mépriser la mesure, dès l’instant qu’il n’aboutissait pas à quelque trouvaille de métier ou d’art.
Fût-il, d’ailleurs, le maître original que quelques-uns ont cru, Bœcklin n’avait plus rien d’allemand, à moins qu’on n’appelle précisément «allemande» depuis Cranach jusqu’à Cornelius, cette foncière inaptitude à comprendre l’Antique. Sur tous les points et avec une application constante, il prenait le contre-pied des vertus qui avaient fait les grands artistes de la vieille Allemagne: la minutie, la conscience, l’étude des visages, analytique et serrée, le goût des joies de la vie intime et recueillie. Aussi est-ce un des plus surprenants phénomènes de mimétisme, que l’engouement des Allemands, et des seuls Allemands, pour ce renégat de toutes leurs traditions esthétiques. Ils avaient tant d’autres modèles! Dans la ville même de Bœcklin, à Bâle, quand on visite les salles hautes de ce curieux musée qui se dresse à pic sur le Rhin, on éprouve une des émotions les plus profondes que puisse donner l’Art: le commerce familier avec des hommes ensevelis depuis plusieurs siècles, dans un subit dédoublement de notre personnalité, qui nous fait assister à la vie de quelques êtres privilégiés bien avant que la nôtre ait commencé. On est devant Holbein: la famille de Thomas Morus, Erasme, Jacob Mayer et sa femme, Dorothée Kannengiesser, Amerbach. Ces figures nous révéleraient, si nous savions les lire, tout le mystère de leur destinée. Les artistes allemands de l’école moderne ont passé devant elles sans y prendre garde. Puis, non loin de ces merveilles, on voit de lourdes caricatures de l’Antique: des allégories où le modèle d’atelier, figé en sa pose, attend patiemment l’heure de se rhabiller, des Naïades jouant dans la mer avec les soubresauts que la foule du dimanche, au jardin d’Acclimatation, se divertit à observer au déjeuner des otaries: la négation constante des utiles leçons d’Holbein, une constante prétention aux grands contours synthétiques aux vastes symboles, à la décoration murale, à la philosophie, exprimée par le dessin le plus commun, le plus banal et le plus lamentablement académique. C’est là que les artistes allemands se sont arrêtés, là qu’ils ont cru trouver l’idée rénovatrice de la peinture allemande! Franz Stuck, Max Klinger, Trubner, Wilhelm Bader, cent autres sont sortis de là.
A la vérité, Bœcklin avait trouvé quelque chose: c’était de prendre les êtres fantastiques créés par l’art antique et de les remettre dans des paysages vrais, les paysages d’où ils étaient venus, où ils avaient été, pour la première fois, aperçus ou devinés par l’imagination apeurée des bergers: de renvoyer Pan et les faunes et les satyres dans les bois, les sirènes et les naïades dans l’eau, les nymphes au creux des sources, et de faire galoper les centaures par les prés et les rochers sauvages. Il tirait l’homme-cheval de sa métope et l’envoyait, d’un coup de fouet brutal, bondir en plein marécage; il dévissait le faune de son socle ou de son cippe, et le jetait à la poursuite d’une femme à travers la feuillée des grandes forêts; il persuadait aux néréides de quitter les trois ou quatre volutes, par quoi sont figurés les «flots grecs», sur les terres cuites ou les mosaïques antiques, pour piquer une tête dans le golfe et faire une pleine eau. De là, mille apparitions imprévues, bien que logiques, d’un ragoût savoureux, qui faisaient écarquiller les yeux des archéologues et rugir d’aise les rapins: des corps de monstres ou de demi-dieux fouettés par les branches, tigrés par la boue, ruisselants d’embruns, pris dans l’écheveau vert des varechs et roulés par le ressac. C’était une idée.
Il en avait une autre, corollaire de la première, et aussi féconde. Étant donné telle forme fantastique mi-humaine, mi-bestiale: le centaure, par exemple, ou le triton ou la néréide, en déduire toutes les postures qu’elle peut prendre, qu’elle doit prendre en certaines occasions et ne pas s’en tenir aux attitudes réglées par la statuaire antique: par exemple conduire son centaure chez le maréchal ferrant, le faire ruer, sauter des obstacles, montrer des néréides qui jouent et s’ébrouent comme des phoques, ou qui font «l’arbre droit», des bébés tritons qui sautent sur les nageoires de leurs pères, une Vénus à demi liquide au sortir des eaux, des faunes ou des ægypans vieillis, blanchissants, obèses, la peau plissée sur des ventres incoercibles, aux confins de la caricature, en un mot, toute une mythologie réaliste. Cela aussi était une idée. Sans doute, l’antiquité en avait donné des exemples, sinon dans ses chefs-d’œuvre, du moins dans ses petites figurines décoratives, sur la panse de ses vases ou au plat de ses murs peints, comme à Herculanum et à Pompéi. L’artiste antique avait, déjà, en plus d’un endroit, suggéré des gestes assez libres à ses tritons et à ses centaures, imaginé des centauresses, voire des ichtyo-centaures, des hippocampes, des panthères marines, des pistris ou serpents-dauphins et même un peu flairé le «grand serpent de mer». Sans remonter si haut, et en s’en tenant à ce qu’on voit au musée de Bâle, Bœcklin avait pu observer de très savoureux gestes de centaures dans les vieux dessins d’Ursus Graf ou de Baldung Grien. Mais ce que nul n’avait jamais fait, c’était les plonger en pleine nature, dans le milieu humide ou herbeux, ou parmi les mystères sylvestres, au fond des paysages découverts par Corot; telle fut l’idée de Bœcklin.
Le malheur de ces idées-là, en art, c’est qu’elles ressemblent trop à des découvertes d’ordre scientifique. On peut les communiquer par de simples mots. Le moindre dessinateur, en les entendant énoncer, voit, tout de suite, le parti qu’il peut en tirer et, sans avoir connu l’œuvre de Bœcklin, il en reproduira l’aspect, à peu près. C’est si vrai qu’il y a eu, dans la vieillesse de Bœcklin, un procès pour savoir si tel tableau était de lui:—et il n’a su le dire, l’ayant oublié! Puis il suffit de tirer les conséquences logiques d’une idée, en art, pour choir inévitablement dans l’absurde. Aussi bien, quand il fut parvenu à la fin de sa vie, le peintre de Bâle, s’exagérant lui-même, rendit-il son système insupportable à ceux qu’il avait, un instant, charmés. La modernité de la Fable avait vécu.
Toutefois, il en était l’inventeur et l’on pardonne beaucoup aux inventeurs. Mais que dire des Allemands, des Stuck, des Klinger, des Bader, des Trubner, des Paul Burck, parfois même de Hans Thoma, qui, venus après Bœcklin, la formule étant trouvée, l’ont systématisée, développée, amplifiée, en un mot exploitée, comme on fait un brevet d’invention? On ne peut s’empêcher, en les voyant, de penser à cette caricature de Bruno Paul dans le Simplicissimus: un jeune rapin famélique, carton sous le bras et pipe à la bouche, est debout auprès de son père, vieillard moribond qui tient un basset sur ses genoux, et le vieillard lui dit: «Mon fils, je ne te laisse rien que ce basset: ce sera ton gagne-pain. Tu pourras chaque semaine, envoyer une blague sur lui aux Fliegende Blaetter»,—faisant allusion aux plaisanteries sans nombre que la petite bête, courte sur jambes, longue sur reins et tout en oreilles, inspire aux humoristes de la feuille célèbre. Bœcklin a fait comme ce vieillard. Il a légué son centaure à Stuck et à Klinger, et c’est merveille ce qu’ils en ont fait et toutes les sauces à quoi ils l’ont accommodé! Ce centaure poursuit, encore là-bas, une carrière extrêmement profitable. La magnifique villa antique de Stuck, à Munich, a été payée par ce centaure. Les idées,—même les idées d’autrui,—ne demeurent pas improductives en Allemagne.
Enfin, Bœcklin avait fait une dernière trouvaille: son Ile des Morts. Il en était si satisfait qu’il l’a répétée, nul ne sait combien de fois. C’est la page de lui qu’on connaît le mieux à l’étranger: une cuve de pierre, pleine de cyprès, baigne dans un lac noir, échancrée en toute sa hauteur pour qu’on puisse voir qu’il ne s’y passe rien, une barque glisse sur les eaux endormies et ramène à la «bonne demeure» un hôte debout en son linceul. C’est une création très artificielle. On sent que l’artiste a réuni, méthodiquement, tout ce qui peut donner l’idée de l’insensible et du perpétuel: une île escarpée et sans bords, une eau sans mouvement, un crépuscule éternel, l’ombre, une nature où rien ne change, où rien ne naît, où rien ne souffre, où rien ne meurt. L’impression produite, bien qu’artificielle, est assez forte. Ainsi se clôt le cycle des découvertes du peintre suisse. La passion de l’antique, la recherche du brutal, enfin le terrifiant,—voilà tout l’Art de Bœcklin.
Et c’est tout l’Art allemand contemporain. Les deux plus notables représentants de cette école sont Franz Stuck et Max Klinger, tous deux à peu près du même âge, entre cinquante et soixante ans. Klinger doué de la figure classique du herr professor à lunettes, broussailleux, soupçonneux, hirsute, l’œil vif sous le sourcil épais, plus petit serait Mime, et Stuck, bonne tête ronde de feldwebel, l’œil rond, extasié, impérieux, plus grand, jouerait les Siegfried, tous deux sculpteurs autant que peintres et décorateurs autant que sculpteurs, menant tout de front, visant à tout, appelés artistes et maîtres seulement en Allemagne, répondant à ce que, dans tous les autres pays, on honore du nom d’«amateur».
Ils se sont partagé le royaume de Bœcklin: Stuck a pris la terre et Klinger a pris la mer. Tous deux ont gardé le centaure. Seulement, Stuck lui donne quelques nouveaux agréments. Il lui met quelquefois une crinière, il lui rase la tête à la manière «hygiénique» allemande et lui ôte la barbe qu’il portait au Parthénon. Il en fait un cerf que poursuit un centaure, chasseur et archer. Il a même imaginé un centaure nègre, une sorte de bon géant courtisant une jeune blanche, au grand ébahissement de ses compagnes. Il a fait des centauresses blondes fuyant, les cheveux dénoués et en riant comme des folles, la poursuite des centaures mâles, ou encore, attendant paisiblement couchées comme un cheval dans son box, l’issue de la lutte entre deux rivaux. Tous ces centaures ont appris à galoper à l’école de M. Muybridge ou, tout au moins, de M. Marey. Ils respectent les enseignements de la chronophotographie. Aussi offrent-ils un mélange de réalisme, de modernité, d’archaïsme, de pédantisme et de fantaisie, qui atteint sans effort la plus haute bouffonnerie.
Klinger, lui, a conduit son centaure dans la mer, parmi les néréides et les ordinaires chevaux marins, les mouettes et les goélands, l’a englouti à demi, dans les vagues, échevelé dans le vent du large, balafré d’écume. Telles sont, notamment, ses peintures décoratives pour la villa Albers, conservées dans les musées de Berlin et de Hambourg. Il est parvenu, ainsi, à insuffler à son Chiron, ou à son Nessus, une vie brutale et joyeuse qui, au premier abord, séduit. L’attrait de la nature méridionale pour l’homme du Nord y éclate. C’est une ruée vers la mer bleue, l’horizon d’or dentelé par l’étrave des caps, la Méditerranée convoitée au loin, par delà les lacs trop calmes et trop froids, par delà les Chiemsee et les Constance, l’art qui cherche à déboucher en «eau chaude», comme l’Empire lui-même, et y tend d’un effort vertigineux.
Dans tout cela, qu’est devenue la vieille Allemagne, la vie paisible, les drames ou les joies intimes de la famille, les rêveries sentimentales que nous peignaient, hier encore, les maîtres, et qui sont encore sensibles dans l’œuvre de Hans Thoma? Il n’y en a plus trace... Les gens que Ludwig Richter nous montrait passant l’Elbe, sur une petite barque, en face d’un vieux château en ruines; les jeunes amoureux, la main dans la main, le vieillard penché sur sa harpe, le jeune touriste debout, sac au dos s’adonnant avec ferveur aux joies esthétiques de la contemplation, et le poète échevelé, pensif, qui va noter quelque chose de profond, ou, tout au moins, d’obscur,—que sont-ils devenus? Un souffle a passé sur les ateliers allemands, qui en a chassé toute cette humanité naïve, parfois mesquine, mais touchante et, en tous cas, vraie. Il n’est plus resté que des figurants de théâtre, laborieusement travestis en symboles, guindés dans leur archaïsme et empêtrés dans leur philosophie.
C’est une fatalité, en effet, que les artistes allemands cherchent toujours à réaliser ce à quoi ils sont le moins propres: le symbole, et sous les formes qui sont le moins dans leur génie: les formes classiques. Certes, leur passion pour l’antique n’est point nouvelle. On chantait, il y a longtemps déjà, dans leurs ateliers:
Ist Griechenland, ist Griechenland!
Mais c’est une passion toujours malheureuse. Elle a perdu Cornélius et son école, elle a donné à Munich et à Berlin leur faux grec. Dès qu’elle saisit son homme, elle le tue. Moritz de Schwind, par exemple, au milieu du XIXe siècle, anime d’une vie très divertissante les figurines sentimentales ou grotesques, qu’il conduit à travers les mystères de la forêt germanique, mais ses figures symboliques sont vides de toute substance. Il réussit toujours le nain: il manque toujours la Walkyrie, à plus forte raison, la déesse antique. Cornélius croit s’inspirer de l’antique: il le surmoule. Tout l’imprévu, toute la netteté, toute la hardiesse et la force, tout l’accent de l’antique est perdu. On ne sent plus ses os. Pareillement, de nos jours, Trubner croit beau de montrer l’empereur Guillaume Ier, en triomphateur, accompagné des Walkyries: il n’évoque autre chose que l’idée d’un vieux monsieur égaré dans les praticables de Bayreuth, au moment où l’on prépare la figuration.
Les nouveaux venus, il est vrai, ont cru sauver leurs pastiches de l’antique en y introduisant deux caractères que l’antique offre bien rarement: le colossal et le terrifiant. Mais c’est encore une erreur, ni l’un ni l’autre n’étant dans les moyens du Germain,—je veux dire dans ses moyens plastiques. Habich modelait, en perfection, de petites statuettes de bronze, propres à mettre sur une table, comme encriers ou presse-papiers: il a fait pour la Künstler Kolonie, à Darmstadt, des statues gigantesques d’Adam et d’Ève, qui passent les bornes du ridicule. Klinger réussit fort bien, aussi, la statuette de bronze: il a imaginé des Beethoven ou des femmes en marbre polychrome, dont les meilleures, si elles étaient plus spirituelles, eussent dû aller chez Mme Tussaud. Hildebrand, à force de fréquenter les Antiques et les Florentins, chez eux, à San Francesco di Paolo, arrive à des approximations fort agréables du quattrocento dans les petits sujets: rêve-t-il de monuments, il choit dans le pire banal. Frantz Metzner parvenait, çà et là, dans de simples bustes inspirés par des figures réelles, à exprimer un sentiment saisissant; il a voulu se hausser aux colosses d’Égypte, ou peut-être d’Assyrie, en sa figure de la Force, dans le monument de Leipzig: le résultat est lamentable. Évidemment, il a été impressionné par le Pugiliste au repos des Thermes de Dioclétien, mais il lui a trouvé l’air trop intelligent. Il a regardé, avec sympathie, le Penseur de Rodin, mais il lui a trouvé les extrémités trop fines. Il a voulu bâtir un hercule où tout ce qui n’est pas brutal disparaît, mais alors le crétinisme pathologique, où il est parvenu, enlève à son demi-Dieu non seulement toute sa divinité, mais toute son humanité et, par là, toute sa vraisemblance. C’est un pantin colossal et qui ne fait plus peur.
La peur, cependant, ou plutôt la terreur, tel est le sentiment que l’Allemand cherche le plus, depuis quelque vingt ans, à inspirer. Il semble que ce soit pour lui un moyen de triompher en art, comme chez ses théoriciens militaires de triompher dans la guerre. La toile la plus fameuse, peut-être, de Stuck est précisément son allégorie de la Guerre: un entassement de cadavres nus sous le cheval du triomphateur. Les sphinx, les chasses infernales, les furies, les harpies, tout ce qui menace l’homme dans l’ombre et lui rappelle l’énigme de sa destinée, lui paraît admirable à peindre. C’est si vrai que, depuis la guerre, les caricaturistes allemands, lorsqu’ils veulent symboliser la terreur qu’ils s’imaginent inspirer à leurs ennemis, n’ont qu’à reproduire quelque page célèbre, de Sascha Schneider, dont ils détournent le sens. Ainsi, le Destin, batracien dégoûtant, guette l’homme nu, désarmé, qu’il encercle de ses griffes inévitables: c’est, dans leur pensée, Hindenburg guettant le grand-duc Nicolas.
Malheureusement, cette entreprise de terrorisme échoue de façon misérable. Le Lucifer de Stuck ressemble à un jeune Anglais qui suit passionnément les péripéties d’un match de boxe ou de football. Son Remords est un marin en permission qui a pris le pas gymnastique pour ne pas manquer le dernier canot. Son triomphateur de la Guerre est un gars de la campagne qui revient, le soir, sa journée finie, sur son cheval fourbu. Son Vice et toutes les femmes fatales, qu’il a entortillées d’un boa ou d’un python, semblent tout simplement des charmeuses de serpents. Son Guerrier est un jeune valet de chambre qui époussette une statuette de la Victoire avec un plumeau fait de feuilles de laurier. Son Ange du Paradis perdu est une manière de suisse qui, debout, raide, les jambes écartées, tient son épée flamboyante fichée en terre en face de lui, comme un portier de Rome sa canne à boule, sous le portique d’un somptueux palais. Tout cela rappelle le piteux effet que produit, à la scène, l’apparition du dragon Fafner. Mais, à côté de ces horrifiques images, figure-t-il quelque faunin luttant, tête contre tête, avec un jeune bélier, dans un cercle d’autres petits faunes ébahis, ou dessine-t-il des paysans allemands en visite dans un musée, pour les Fliegende Blaetter,—et voici la main d’un artiste vrai, particulier, spirituel, qui reparaît.
Sur un point, toutefois, cet appel à la terreur est émouvant: dans la Danse des Morts. Klinger a fait toute une suite d’eaux-fortes intitulée De la Mort, fort ingénieuses, à la manière de M. André de Lorde, pour entretenir, chez l’être périssable que nous sommes, l’appréhension du mystère et l’horreur de l’étroit passage. Ses Miséreux au carcan; son bébé assis sur le rigide cadavre de sa Mère endormie; sa figure d’homme en train de se noyer; sa Pietà, où saint Jean a pris la tête de Beethoven; sa Mort guérisseuse, conçue à la manière du «libérateur céleste» de Lamartine, tout cela est nouveau et d’un artifice assez adroit à nous émouvoir. Cela doit tenir à quelque caractère foncier de la race, car, à toutes les époques, les Allemands ont excellé dans le squelette. La suite d’Holbein est géniale. On pourrait croire qu’il avait épuisé les ressources tragiques et comiques du macabre,—mais à chaque génération, l’Allemand sait le renouveler. Encore au XIXe siècle, Alfred Rethel, médiocre dans tout le reste, a trouvé un étonnant symbole du mouvement révolutionnaire de 1848, avec sa Mort à cheval. De nos jours, un artiste de second plan, Joseph Sattler, en figurant la Mort, sur des échasses, qui passe sur les feuillets des livres et y laisse ses traces, a prouvé que le don ancien de fantaisie macabre n’est pas perdu. Cette Mort, sortie d’un cabinet d’anatomie, grimace et fait des mines de vieille coquette,—dolichocéphale, bien entendu. Chez Hans Thoma, le squelette, bien droit sur ses apophyses épineuses, tend un drap, avec le geste du garçon de bain, derrière Adam et Ève, prêt à les envelopper dès qu’ils auront cueilli la pomme.... C’est un rien, mais il fallait le trouver. On n’en finirait pas de citer toutes les facéties funèbres de ces morticoles hilares. On ne voit guère que Liebermann qui s’abstienne d’épouvanter ainsi ses contemporains. Ainsi, le macabre, chez les Austro-Allemands, est une industrie nationale. Et cela encore, ils l’avaient trouvé dans l’œuvre de Bœcklin: si peu Allemand qu’il fût dans son art, il avait pourtant cru devoir enseigner l’équitation à une Mort en habits carnavalesques, dans la Guerre, et figurer un squelette raclant du violon derrière son propre portrait.
Il ne faut pas croire, cependant, que Bœcklin, seul, serve aux Teutons de modèle. L’artiste allemand prend son bien un peu partout. Liebermann a toujours pastiché nos impressionnistes, Hohlwein pastiche Nicholson, Frederyk Pautsch pastiche Brangwyn, Georg Merkel pastiche Maurice Denis, Otto Barth et Junghanns pastichent Segantini: Paul Burck, aussi, à l’occasion, et maint autre, car Segantini a fait, outre-Rhin, une impression presque aussi profonde que Bœcklin. Hans Thoma, dans plus d’un endroit, a pastiché Holman Hunt, et Max Klinger, dans son Aphrodite, a pastiché Watts. Adolf Brütt pastiche Rodin, Joseph Wackerle pastiche Thorwaldsen, Max Neumann pastiche Toulouse-Lautrec, Sascha Schneider pastiche de Groux, Hildebrand pastiche, à merveille, les della Robbia et moins bien Verrocchio. En sculpture, il semble toujours qu’on ait déjà vu, «dans un monde meilleur», l’anatomie et le geste que produit le statuaire allemand. En art appliqué, c’est la même chose, et à peine a-t-on pénétré dans quelque salle de «style moderne», que le faux Copenhague, le faux Gallé, le faux Doulton, le faux Delft, le faux Rozenburg, le faux Roerstrand, le faux Tiffany éclatent aux regards. On a souvent parlé de créer un Musée des pastiches, c’est inutile: il suffit d’entrer dans une exposition d’art allemand contemporain.
Le plus singulier est que ces emprunts perpétuels au génie étranger n’entament pas la confiance de l’Allemand en la supériorité de son génie propre. Il a, au moment même où il imite les autres, un immense contentement de soi-même. Il revendique l’esprit du voisin comme un trait de sa race à lui, égaré hors de ses frontières, et qui doit lui faire retour par conséquent. «Ceci est beau, dit-il, donc cela doit venir de moi, ou de mes ancêtres.» Par exemple, un de leurs critiques loue Courbet et Millet d’avoir «introduit des éléments absolument allemands dans la peinture française[2]». C’est une forme de folie raisonnante très curieuse à observer. Ruskin, qu’on me pardonnera de citer cette fois encore, parce qu’il serait difficile de mieux voir aujourd’hui même ce qu’il démêlait, il y a longtemps déjà, avec une lucidité singulière, écrivait dans Fors Clavigera, en 1874: «Il n’y a de bonheur que pour les doux et les miséricordieux et l’Allemand ne peut être ni l’un ni l’autre: il ne comprend même pas ce que ces mots signifient. C’est là qu’est l’intense, l’irréductible différence entre les natures allemande et française. Un Français n’est égoïste que lorsqu’il est vil et déréglé; un Allemand est égoïste dans les plus purs états de vertu et de moralité. Un Français n’est sot que lorsqu’il est ignorant: aucune somme de science ne rendra jamais un Allemand modeste. «Seigneur, dit Albert Dürer en parlant de sa propre œuvre, cela ne peut être mieux fait.» Luther condamne, avec sérénité, l’Évangile de saint Jean tout entier, parce qu’il arrive que saint Jean n’est pas précisément de son avis. De même, lorsque les Allemands occupent la Lombardie, ils bombardent Venise, volent ses tableaux (dont ils sont incapables d’apprécier un seul coup de pinceau) et ruinent entièrement le pays moralement et physiquement, laissant derrière eux le vice, la misère et une haine intense déchaînée contre eux, sur tout le sol que leurs pieds maudits ont foulé. Ils font précisément la même chose en France, l’écrasent, la dépouillent, la laissent dans la misère, la rage et la honte, et s’en retournent chez eux, se pourléchant d’aise, chanter un Te Deum[3].»
Tout ceci, je ne prétends pas que ce soit, et ce ne peut être, en effet, un diagnostic de l’âme allemande. Il y a d’autres éléments à considérer que l’art dans la psychologie d’un peuple, surtout quand cet art est, comme ici, voulu, guindé, composé de toutes sortes d’emprunts. Mais l’artifice même, que dévoile cette recherche, et l’échec total où elle aboutit sont de précieux indices. A ne considérer l’âme allemande que dans son art, il ne semble pas du tout que le brutal, le colossal, et le terrifiant en soient des caractères fonciers. Ce sont manifestement des caractères acquis et assimilés par une forte volonté. Tandis que la grâce, l’ordre, la mesure sont, chez l’artiste français, si naturels que, pour y manquer, il faut qu’il fasse quelque effort, ce caractère hautain et brutal de l’Allemand est si manifestement voulu que le même artiste, fort médiocre quand il se l’impose, devient tout de suite meilleur lorsque, d’aventure, il cesse de se suggestionner et se remet, comme ses ancêtres, à peindre des petites filles dans des prairies, des vieillards lisant leur Bible, ou des gnomes lutinant des fées dans la forêt. Hans Thoma, Max Klinger, Franz Stuck peuvent, là-dessus, servir de contre-épreuve. Il semble donc bien qu’ils expient, en ce moment, leur infidélité au penchant naturel de leur race. La génération précédente: les Ludwig Richter, les Moritz de Schwind, les Defregger, les Spitzweg, les Menzel, n’étaient pas de très grands artistes, mais leur art n’était nullement emprunté. Ils faisaient tranquillement leur petite besogne locale et de terroir. Ils balayaient devant leur porte.
Leurs successeurs n’ont pas été si sages, ni si heureux. En se juchant, tout d’un coup, sur un Sinaï de pacotille, en enflant la voix pour annoncer des choses qui dépassent de beaucoup leur compréhension et tenter des prodiges qui excèdent de beaucoup leur puissance, ils ont oublié ce qu’ils avaient à dire et n’ont rien trouvé d’autre. L’artiste allemand ressemble à un bon comptable qui s’imagine, un jour, avoir le génie des affaires: il emprunte à tout le monde, monte une entreprise gigantesque, s’y ruine, et donne à rire aux passants, jusqu’au jour où il regrimpe sur son tabouret et se remet à faire ses petits calculs, à la satisfaction générale.
CHAPITRE II
LES ARTS DÉCORATIFS ET LA KÜNSTLER-KOLONIE
En est-il ainsi des Arts Décoratifs? Assurément, ils n’ont pas suscité de moindres ambitions que les autres. C’est peut-être, là, que s’est porté le principal effort de l’artiste allemand et qu’il croit le plus sincèrement l’avoir emporté sur ses voisins. Si l’on pouvait tirer de lui, en toute franchise, son opinion intime sur l’art de son pays, il avouerait peut-être que sa peinture et sa sculpture n’ont pas éclipsé les françaises, mais il réclamerait en faveur de l’architecture, du meuble, et de la décoration intérieure de la maison allemande. «Si, dans le domaine de l’architecture, dit Ostwald, une forme d’art a pris naissance, c’est à l’Allemagne qu’on doit ce progrès sur une stagnation qui durait depuis environ mille ans.» Et le professeur Kuno Francke explique: «Ce n’est pas seulement dans le bon gouvernement ou dans le progrès social que l’Allemagne, durant les quarante dernières années, a dépassé la plupart des autres pays. La supériorité germanique s’est aussi manifestée avec une rapidité et un poids surprenants dans les choses qui comptent pour la beauté et la joie et l’ornement de la vie. Tandis qu’au point de vue architectonique, Paris conserve toujours le cachet du second Empire et Londres de l’ère victorienne, et que, dans les provinces françaises et les petites villes d’Angleterre, l’art de bâtir ne s’exerce que lentement et selon les vieux errements, Berlin, Hambourg, Brême, Hanovre, Cologne, Cassel, Darmstadt, Francfort, Nuremberg, Munich, pour ne pas parler de beaucoup d’autres villes allemandes, ont entrepris de véritables révolutions, durant la dernière génération. De nouveaux halls municipaux, des théâtres, des opéras, des musées, des bâtiments universitaires, des hôpitaux, des gares, des magasins, de somptueux hôtels particuliers ou des cottages modèles ont surgi partout, et, dans tous ces cas, un style d’architecture nouveau et typiquement allemand semble se développer. Il y a pas mal de lourdeur dans tout cela, mais certainement on n’y voit plus cette imitation académique et cet éclectisme formel de souvenirs pseudo-gothiques ou pseudo-renaissants. Il y a, là, la preuve fréquente d’une imagination originale et puissante et un effort incontestable vers la majesté, la proportion, la symétrie de la silhouette[4].» Il y a quelque chose de vrai dans ce panégyrique: l’ampleur de l’effort allemand. Quiconque a visité une de ces expositions d’art industriel ou décoratif qu’on a multipliées depuis le début du siècle, pour aider à la gestation d’un style moderne, à Paris comme à Turin, comme à Saint-Louis, comme à Bruxelles, quand il est entré dans la section allemande, a été frappé d’une impression particulière: puissance et cohésion.
Il semblait qu’on parcourût un royaume de titans. Les portes massives et hautes, les cyprès ou les lauriers, les aigles noirs, tout parlait de gloire, de mort, de rapacité. Mais un royaume de titans-unis. Tout portait la même marque, révélait le même caractère; et sur chaque objet semblait imprimée la trace d’une même main démesurée. A certains moments, il semblait plutôt qu’on fût dans le royaume d’un nain: l’industrieux gnome à capuchon, aux jambes torses, à la barbe patriarcale, que Ludwig Richter et Moritz de Schwind ont popularisé. Car, en toute chose, les caractères étaient de forgerons, d’alchimistes, de bûcherons: objets mal dégrossis, taillés à coups de cognée, puis ornés, tout à coup, dans un coin, d’un joyaux précieux. Mais, nains ou géants, la besogne était la même: énorme et collective. Pas de noms propres: çà et là, des noms de sociétés, de ligues, c’est tout. A Paris, en 1900, il n’y avait pas des exposants de jouets allemands, il n’y en avait qu’un: l’Allemagne. Et ce pays où la pédagogie règne jusque dans la confection des polichinelles,—car il y a des écoles spéciales pour jouets en Thuringe,—présentait tous ses pantins et leurs accessoires sur une seule scène, machinée comme une salle du musée Grévin.
Mais où l’impression était la plus forte, c’était durant l’automne de 1902, sur les bords du Pô, en Piémont. La ville de Turin avait invité les artistes de tous les pays à déployer, en liberté, les monstres du modern style. Tout était admis, pourvu que rien ne ressemblât aux chefs-d’œuvre du passé. Et, en effet, cela n’y ressemblait pas. Il y avait, là, des appartements pour gens maigres et des appartements pour gens gras. Il y avait des armoires rondes, des secrétaires sphériques, des garde-manger sphériques, des fauteuils triangulaires, des sièges tendus de peau ou parchemin, retentissants comme des tambours, des harmonies décoratives pour calmer toutes les espèces de neurasthénies et aussi pour en procurer d’autres. Naturellement, les portes allaient s’élargissant vers le haut, les cristaux étaient tout à fait opaques, et les porcelaines plus lourdes que du plomb. Il semblait que l’homme d’esprit, qui présidait alors aux destinées de la ville de Turin, eût voulu montrer à l’Europe tout ce qu’il fallait éviter. Mais les Allemands prirent la chose fort au sérieux. Nul de ceux qui passèrent, ce jour-là, sous l’étrange velum égyptien tendu à l’entrée du parc de Valentino ne peut l’avoir oublié. Tous les pays se présentaient à leur guise et avaient envoyé leurs meilleurs exemples de tératologie ornementale. Mais aucun ne se présentait en bataille, en rangs serrés, comme une armée. La France apparaissait dans un désarroi notable: ici, la vitrine d’un de ses joailliers, là, quelques meubles d’un artiste moderne, plus loin des céramiques. Seuls, les noms des auteurs apprenaient que, parmi tant d’autres exposants, il y avait quelques Français. L’Angleterre existait à peine: il y avait la salle Mackintosh, il y avait la salle Walter Crane, mais d’ensemble britannique, point. Les autres nations faisaient claquer au vent les noms de leurs artistes comme des drapeaux: «Horta! Hobé! Henry van de Velde!» criait la Belgique. Le Danemark exposait ses porcelaines fameuses en deux endroits fort distants l’un de l’autre.
Au contraire, il y avait toute une région, toute une suite de salles, tout un dédale purement allemand. Pas de noms: l’Allemagne. On ne trouvait, si bien que l’on fouillât toutes les pièces, que deux individus, deux têtes dressées du même rythme, impassible, hautain, impersonnel: d’abord l’Empereur, au-dessus d’une fontaine massive et rude, et puis, au fond d’une petite chambre, Nietzsche. L’homme qui a dit: «Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et n’en croyez pas ceux qui vous parlent d’espérances supra-terrestres! Ce sont des empoisonneurs...» et celui qui a dit: «L’Art doit être une aide et une force éducative pour toutes les classes de mon peuple, c’est-à-dire lui donner, quand il est las après un dur labeur, le moyen de se fortifier par la contemplation des choses idéales.» C’était tout. Si vous prêtiez l’oreille aux accents des constructeurs, ou de leurs amis, voici les étranges paroles qu’on entendait: «Pénètre, étranger: ici règne l’Empire allemand; considère d’un cœur joyeux sa vaillance!—C’est une devise de ce goût qu’il faudrait graver au centre de l’entrée. Car ce qui se révèle silencieusement dans ce hall, c’est la puissance: c’est la puissance de l’Empire de Wilhelm II, mûre, prête, décidée, forte du même droit, de la même possession, de la même autorité, s’il lui fallait assurer sa place parmi les puissances du monde, dans un nouveau partage du globe, que celles que le destin de ses peuples a publiées comme son immuable décret[5]....»
Alors, on s’enfonçait dans des salles obscures, çà et là, éclairées d’une lumière louche, vers des fontaines où l’eau semblait rouler une poussière d’or. Des meubles trapus se courbaient vers la terre et y enfonçaient leurs griffes, comme s’ils avaient peur qu’on les en arrachât. Des cheminées en forme de sarcophages, des tables myriapodes, des tentures massives comme des cottes de mailles, défiant le temps, des figures de cauchemar: toujours la lutte de l’homme contre la destinée, ou bien des symboles du courage, de la patience, de la force: une lionne, un chevalier tout armé; des forêts sombres, des sommets incultes, neigeux, une nature implacable dans son indifférence ou son hostilité:—voilà ce qu’on rencontrait toujours et partout. Ah! elle était loin, la recherche du gemüthlich? Ce n’était pas beau, mais c’était écrasant. Parmi la dispersion des autres pays, l’Allemagne se présentait, là, unie et disciplinée comme une armée en bataille. Et quand on repassait sous le velum et sous le monument sculpté par Calandra, et qu’on quittait cette éphémère apothéose de l’extravagance internationale que fut l’Exposition de Turin, en 1902, on emportait une impression de malaise à la pensée de l’immense nation organisant un art comme on organise une invasion.
D’où venait cet art? De l’endroit le moins fait, semble-t-il, pour inspirer de pareils énergumènes: de Darmstadt. Car c’est de là, plutôt que de Munich, plutôt que de Weimar, qu’est parti, à la fin du XIXe siècle, le mouvement qui devait «rénover», au dire de M. Ostwald et de M. Kuno Francke, «l’Art de la Maison», en Allemagne. Il y avait, en ce temps-là, dans la capitale de la Hesse, un jeune prince épris des arts, qui venait de ceindre la couronne grand-ducale. Il s’appelait Ernst-Ludwig, et méditait de laisser ce nom à la postérité, entouré des prestiges que donne un mécénisme intelligent. Il méditait, aussi, de faire une bonne affaire. Or, à l’extrémité de sa bonne ville, bien loin vers l’Est, par delà les casernes, près de l’ancienne porte de la ville, appelée «la porte des Chasseurs», sur le chemin des prairies et des forêts de hêtres, s’étendait un parc touffu, ombreux, mystérieux, enchevêtré, qu’on appelait la Mathildenhöhe. On n’y voyait jamais personne, sauf quelques enfants, le jeudi, ce qui faisait qu’on l’appelait le «parc du jeudi». Beaucoup de vieux habitants de Darmstadt ignoraient son existence. Des pavillons royaux, inhabités, contrevents fermés, oubliés par les princes, adoptés par les mousses et les aristoloches, paraissaient, çà et là, au détour d’une allée. Le reste était sauvage. On eût pu, en cherchant bien, trouver les troncs d’arbres où habitait la sœur des Sept Corbeaux, où l’épée de Siegfried est plantée. C’était beau. Toutefois le jeune prince jetait sur ces splendeurs végétales un regard sévère. Peut-être se rappelait-il le parti que les habitants de la Riviera ont su tirer de leurs pinèdes et de leurs champs d’oliviers, en les remplaçant par des garages d’automobiles ou des maisons de rapport. Il lui parut que l’Allemagne avait assez entretenu de forêts mystérieuses, dans le passé, pour le plaisir des Richter et des Schwind, et qu’il était temps de monnayer le mystère. Bref, il découpa, abattit, dépeça, vendit tout ce qui était d’un rapport facile, traçant, à travers le parc féerique, des rues et des trottoirs, pour mieux attirer le chaland. Il restait encore un morceau d’importance: ne sachant qu’en faire, il le donna aux artistes.
Un des thèmes favoris de la critique contemporaine est que l’absence d’un style moderne, dans l’art, tient à l’absence de liberté chez l’artiste. L’architecte, le décorateur, le dessinateur de meubles, ont la tête pleine de nouveautés heureuses, prêtes à s’extérioriser: malheureusement, le bourgeois, qui les emploie, pèse de tout son poids, du poids de ses préjugés et de son or, pour les arrêter dans leur essor. Il y a, aussi, les ordonnances de police sur les façades, qu’il faut rendre responsables des mascarons sans génie et des pâtisseries superfétatoires. Enfin, la division du travail et la spécialisation à outrance,—ces deux conditions du travail moderne,—sont de grandes coupables. Au lieu que ce soit l’architecte, comme dans les temps anciens, qui ait la haute main sur tout l’œuvre et en règle les diverses parties, sculpture, décoration, meubles même, dans leur rapport avec le plan général de l’édifice, chaque artiste employé ne songe qu’à faire une exposition de ses talents, comme s’il était seul, et sans égard à l’effet que produisent les autres. Que l’artiste ne dépende plus du bourgeois et que tout dépende de l’architecte,—et le style du XXe siècle est né!
Le grand-duc de Hesse entendait ces doléances, comme nous les avons tous entendues, il y a quelque vingt cinq ans, et il résolut d’y mettre un terme. Il décida d’appeler, de toutes parts, les «stylistes modernes» et de leur donner, libéralement, les moyens de bâtir des demeures qui «répondent à la personnalité humaine et artistique de leurs habitants», comme on disait dans le jargon du moment. Il leur offrit cet espace admirable de la Mathildenhöhe, demeuré sauvage, tout en légères ondulations, et plein des plus beaux arbres du monde, pour y établir un groupe de maisons et d’ateliers, à leur guise, une Künstler-Kolonie. Il fournit l’argent nécessaire. Tous les artistes capables de réaliser l’insaisissable style moderne furent conviés au grand œuvre. Il alla chercher, à Paris, Hans Christiansen, Allemand formé par la fréquentation des ateliers français et connu seulement par les dessins modernistes qu’il envoyait à la Jugend; il alla prendre, à Vienne, l’architecte Olbrich, redoutable bâtisseur de villes mi-orientales et pseudo-italiennes; il fit venir, de Munich, le sculpteur Habich; il découvrit, à Mayence, le jeune Patriz Huber, âgé de vingt ans tout au plus, décorateur alaman de Souabe, qui donnait les plus grandes espérances; il appela, de Magdebourg, un enfant prodige, Paul Burck, la tête déjà pleine de réminiscences de tous les maîtres, spécialement de Segantini; il emprunta à Berlin Rudolf Bosselt, qui, comme tant d’autres, ciselait des figures de femmes exaspérées d’être attachées à des objets de première nécessité; il nomma maître de l’œuvre Peter Behrens, architecte et décorateur notable, déjà, et qui devait le devenir plus encore. Il les lâcha dans le parc de la Mathildenhöhe et leur dit: «Allez! Il n’y a plus de style, il n’y a plus de loi, il n’y en a jamais eu. Faites la maison de vos rêves!»
Ce qu’ils firent, les bons Hessois le virent à l’Exposition de la Künstler-Kolonie, en 1901, et se demandèrent, respectueusement, si leur grand-duc avait bien sa tête à lui. A peine au sortir de leur ville, il leur semblait qu’ils entraient dans un autre monde: celui de la cacophonie et de l’incongru. «Qu’est cela? se dirent-ils, nous ne sommes plus à Darmstadt!» Ceux d’entre eux qui avaient vu, à Paris, la rue du Caire, en 1889, ou bien à Berlin, Venise, pensèrent qu’ils assistaient à une nouvelle fantaisie de ce genre. Mais du moins, à Paris, ils s’étaient amusés! Ici, on ne s’amusait qu’aux dépens de l’art allemand.
Pourtant, on était en présence d’une imposante manifestation d’union et de solidarité esthétiques. Olbrich avait bâti la maison de Hans Christiansen, que celui-ci avait décorée de roses, de roses sanglantes plaquées entre des murs bleus, sous un toit de tuiles vertes. Comme décor d’un jour, c’était un peu criard, mais assez réussi: seulement, il ne semblait pas qu’on pût habiter dans ce «déjeuner de soleil». Olbrich avait encore bâti, au milieu de la colonie, la maison commune des artistes, celle où ils devaient tous avoir leurs ateliers: la Maison Ernst-Ludwig. On voyait, sur le perron, deux gigantesques statues de Habich, qu’on croyait laissées à la porte par l’impossibilité où l’on avait été de les faire entrer. Peter Behrens avait bâti sa propre maison dans le style perpendiculaire, à longs filets de briques, qu’on voit à quelques vieux édifices allemands, notamment à la Stargardterthor, à Neu-Brandenburg. Les autres s’étaient entr’aidés à construire ou à décorer leurs réciproques demeures, avec un enthousiasme collectif. L’ensemble paraissait fait pour loger des marionnettes. Les intérieurs, tout en coins et en recoins, pouvaient servir de décors à des scènes de genre, mais interdisaient tout espoir d’y vivre bourgeoisement. Certaines choses, comme la Maison Ernst-Ludwig, étaient franchement horribles.
Les gens de Darmstadt se consultèrent avec inquiétude. Ils se racontaient l’histoire d’un jeune homme riche de Munich qui, ayant eu la faiblesse de se bâtir une maison art nouveau, laquelle ne lui avait pas coûté moins de 1 200 000 marks, avait pris le parti, la voyant terminée, d’aller faire le tour du monde. Puis la foule s’écoula, plus goguenarde qu’on ne l’eût attendu, peut-être, d’une foule allemande, et les artistes se trouvèrent seuls dans la «maison de leurs rêves...». Ils n’y restèrent pas longtemps. Bientôt, à l’usage, ils s’aperçurent que dans le groupe des ateliers, on ne pouvait pas faire d’ateliers et que dans les maisons d’habitation, on ne pouvait pas vivre. Dès lors, il suffit d’un vent d’hiver pour les lasser de leur fantasmagorie moderniste, et ceux qui l’avaient conçue, épouvantés de leur propre œuvre, se hâtèrent de fuir sous d’autres plafonds, se chauffer à d’autres foyers, moins modernes, mais plus pratiques, montrant ainsi qu’ils étaient capables de toutes les gageures, hors d’habiter la maison qu’ils avaient bâtie.
La première tentative d’art nouveau, en Allemagne, était donc un échec. Croyez-vous qu’on s’en tint là? Pas du tout. «Les moulins allemands tournent lentement, mais ils tournent toujours.» On se remit à l’œuvre, sur de nouveaux frais. Un peu partout, à Berlin, à Munich, à Dresde, on travailla. A Weimar, notamment, la grande-duchesse s’était mis en tête de renouveler, dans une certaine mesure, la tentative de Darmstadt sans tomber dans ses erreurs, et ce fut un Belge, Henry van de Velde, qui prit la direction du mouvement nouveau. Il fut rapidement entouré de disciples; les plus audacieuses tentatives furent envisagées, spécialement pour renouveler le meuble; les plus hauts problèmes d’esthétique abordés. Quelques-uns prétendirent que «les jours de Gœthe étaient revenus...». D’autres, plus prudents, prirent le paquebot pour l’Angleterre, soupçonnant que le meuble anglais, solide sans être massif, clair, simple, pratique, exactement adapté aux exiguïtés de nos demeures et aux exigences de la vie moderne, était peut-être plus facile à démarquer qu’à surpasser. Ils tentèrent donc de le pasticher. Ce qu’il advint de tous ces efforts, on le vit à l’Exposition de Bruxelles, en 1910, et l’on fut édifié.
Reprenons, par le souvenir, le chemin de cette Exposition, telle qu’elle apparaissait à la lisière du Bois de la Cambre, avant que l’incendie en eût détruit nombre de palais. Dépassons les pavillons anglais et français et arrêtons-nous sur le plateau où se tient l’Allemagne. De fort loin, on l’aperçoit, tout entière, concentrée dans une cité bâtie par elle-même, comme un État dans l’État, annonçant son omnipotence par son aspect rogue et cossu. Il y a un abîme entre les prétentions architecturales du modern style, à Darmstadt en 1901, ou de Turin en 1902, et celles de Bruxelles en 1910. L’Allemagne s’est très assagie. On voit, tout de suite, qu’on y a beaucoup travaillé depuis dix ans et qu’on a renié, sans vergogne, la plupart des principes affichés avec hauteur, dix ans auparavant. «Rien des styles anciens!» telle est la théorie, en 1901, à Darmstadt. Tous les styles anciens mélangés selon de nouvelles formules: telle est, à Bruxelles en 1910, la pratique. On s’est retourné complètement, et, si l’on se trompe, du moins ce n’est plus de la même façon. L’influence a passé à d’autres maîtres, à Emmanuel de Seidl et à Hermann Muthesius, notamment. Ils ont fait triompher le massif, le sobre et le sévère. Dorénavant, l’architecte allemand ne cherche plus à tirer une salle de bains des profondeurs de sa propre conscience, ni à extérioriser son état d’âme dans un vestibule. Il revient au solide et au traditionnel. Il se remet aux styles anciens, qui ont ceci de bon qu’ils ont été expérimentés et soumis à la contre-épreuve des siècles et ont prouvé leur vitalité en vivant. La route qu’il suit désormais est meilleure et si elle ne l’a mené à aucun chef-d’œuvre, elle ne l’a pas conduit à des abîmes de mauvais goût.
Comme aspect, c’est, au premier abord, bizarre. Cela commence à terre comme un temple grec et cela finit dans le ciel comme une maison de Nuremberg. Un grand capuchon de tuiles descend sur des colonnes doriques, basses et trapues, le vieux pignon national couronne la maison gréco-romaine:—telle est l’impression d’ensemble. Considérons maintenant le détail: cette maison antique ne ressemble, en rien, à la véritable demeure des anciens, le toit gothique se relève par des ondulations et des renflements, sans une seule coupure nette du profil, jusqu’au moment où il jaillit en pignon. C’est une combinaison de vieux et de neuf. Par là-dessus domine une couleur mi-partie noire et blanche sur les grands plans, avec de petites décorations d’un rouge vif de géranium. On remarque que les fenêtres, larges et basses, quadrillées de carreaux blancs, sont aussi tendues de rideaux roses, gris et noirs. C’est une maison en deuil, avec, çà et là, des roses.
L’intérieur est tout aussi surprenant. Il n’est pas rare d’y trouver un plafond blanc Louis XV, soutenu par des piliers de la Susiane en briques vernissées, vert et lie-de-vin; un boudoir sombre et carré, alternant avec une salle d’étude ovale décorée dans le goût de Sans-Souci; une chambre à coucher sépulcrale meublée comme une cour d’assises, une salle à manger plaquée de céramiques diverses, avec un aspect de damier gigantesque et de jeu de dominos, où les verres, pleins de vins du Rhin, montent et éclosent comme des fleurs. Nul souvenir de la ligne torse et retorse qu’on appela le grand «vermicelle belge», ni du «modern-style» français, lequel empruntait presque toutes ses formes au monde sous-marin. Quand, par hasard, ce n’est pas sombre et trapu, c’est tout simplement anglais. L’ensemble, abstraction faite des rares souvenirs du XVIIIe siècle, donne l’impression de quelque chose d’étoffé, de rabattu sur le sol, de dur et de géométrique, de «cubique», en un mot,—ce mot étant le seul qui transpose, en une notion intellectuelle, pour le lecteur, l’ensemble des sensations que le visiteur a éprouvées.
Aussi, le meuble et la décoration intérieure, en Allemagne, ont-ils cette fois encore abouti à un complet échec. Nous en avons vu quelque chose, en 1910, à Paris, au Salon d’automne, dans les salles de l’Exposition des arts décoratifs de Munich. Il fallut, à cette époque, tout l’engouement irraisonné que la critique, dite «d’avant-garde», professait à l’égard des innovations exotiques, pour se dissimuler la pauvreté de cette œuvre. Elle ne vaut rien.
Mais il en va tout autrement de l’architecture même et de la décoration extérieure. Là, il faut reconnaître un grand progrès chez l’artiste d’outre-Rhin. L’accusation de mauvais goût qu’on lance contre lui doit s’entendre dans un certain sens et perd de sa valeur à être prodiguée. Quand on parle du «goût décoratif» des Allemands, il ne faut point en juger par celui que la femme allemande déploie dans ses toilettes. C’est un point de vue, mais ce n’est pas le seul. Il ne faut pas en juger, non plus, par ces articles de «camelote» débités, dans le monde entier et tellement adaptés au goût des foules de tous les pays que, le plus souvent ces foules la croient marchandise nationale. Une autre opinion tout aussi erronée est que l’architecture allemande se reconnaîtrait à la surabondance d’ornements parasites, à son faux luxe, à ses entassements de figures et de surplombs. C’est juste le contraire qui est vrai. L’édifice allemand contemporain se reconnaît à ce qu’il y a, dans sa construction, de sobre, de massif et de sévère, disons même de triste,—et c’est son plus grand défaut. De grandes surfaces plates et nues, encadrées de hautes tiges droites, du sol aux combles, où les pleins l’emportent de beaucoup sur les vides, où les ornements n’apparaissent que par petits groupes et généralement en retrait, au lieu d’être en saillie, les colonnes mêmes rentrantes dans le plan des façades, une matière très dure et compacte, des toits tombant très bas et encapuchonnant l’édifice:—voilà son caractère distinctif. Rien au monde n’est plus éloigné du rococo, du Zwinger de Dresde ou des fantaisies de Louis II de Bavière. C’est une réaction totale, hautaine, brutale même, contre tout ce que l’Allemagne, francisée au XVIIIe siècle, adora.
C’est ce qu’on trouve, par exemple, dans la Surintendance de Dresde, bâtie par Schilling et Graebner, dans le château Zlin, à Mähren, bâti par Léopol Bauer, dans les maisons bâties par Paul Ludwig Troost, dans la Georgenstrasse, à Munich, dans la maison Lautenbacher bâtie par Emmanuel de Seidl, dans la maison Lautenschlager, à Francfort-sur-le-Mein, bâtie par Hugo Eberhardt, dans la Caisse d’Épargne et le Gymnase du Roi George, de Dresde, bâtis par Hans Erlwein, la Banque provinciale de Dresde, bâtie par Lossow et Viehweger, pour ne citer que les plus connus. De même, encore, la villa du docteur Narda, à Blankenburg, en Thuringe, la maison des Anglais à Elberfeld, par Seidl et le château Wendorff, dans le Mecklembourg, bâti par Paul Korff. Tout n’est point mauvais dans ces laborieuses combinaisons de styles anciens, nationaux ou autres. En tout cas, ces tentatives, relativement nouvelles, sont beaucoup moins malheureuses que les anciennes. L’art décoratif moderne, après tant de siècles inventeurs, est une adaptation plutôt qu’une création et une recherche d’appropriation des belles formes trouvées par d’autres à des besoins ressentis par nous. C’est un travail tout à fait conforme au génie allemand. Même à Berlin, dans les maisons, palais, ou salles de concert bâtis par les Rathenau, les Gessner, les Endell, les Bischoff, les Berndt, les Schaudt, les Jaster et Herpins, les Klopsch, et surtout par Muthesius, on trouve d’heureuses appropriations des styles surannés.
Mais qu’est-ce qu’il y a de proprement allemand dans tout cela? Rien du tout. Seuls, les philosophes ou apologistes de rencontre, comme Ostwald, prétendent voir, dans les constructions nouvelles de leur pays, des caractères spécifiquement germaniques. Les critiques d’art et les artistes savent mieux à quoi s’en tenir. Il n’est pas niable,—et ils ne nient pas,—que tout ce que l’art allemand a produit de bon, dans l’application décorative, soit venu d’Angleterre. «Nous ne saurions, ni ne voudrions passer sous silence,—dit l’auteur de la notice sur l’Industrie d’art en Allemagne, en tête du catalogue officiel de l’Exposition de Bruxelles, en 1910,—que les principes de réforme qui ont été par la suite pour notre industrie d’art comme la parole de salut, ont pris pour nous venir d’Angleterre, dans une proportion considérable, le chemin de la Belgique, et que, dans ce pays de réalités industrielles, ils ont été, pour notre profit, dégagés tout d’abord d’un romantisme de mauvais aloi. Il n’y pas un ouvrier d’art allemand qui puisse visiter cette exposition sans se remémorer les noms autrefois si souvent prononcés des Lemmen, des Finch, des Serrurier-Bovy, ou des Horta, mais surtout de Henry van de Velde.... C’est de Muthesius, à la fois artiste et administrateur, et qui a, pendant un temps, étudié à fond l’organisation de l’enseignement industriel en Angleterre, que part, dans ce qu’elle a d’essentiel, la réforme radicale des écoles allemandes d’art industriel....»
La seule prétention des artistes d’outre-Rhin est d’avoir adapté aux conditions économiques de la foule et aux moyens de production mécanique, les idées venues d’Angleterre: «Le large esprit de réforme éthico-esthétique, dit le même auteur, à la conscience duquel se sont éveillés les temps nouveaux, dans les ateliers professionnels du groupe Morris, ou aux tables de travail du groupe Ruskin, et qui s’est ensuite modernisé, socialisé, individualisé en Belgique d’une façon décisive, a pris, dans l’Allemagne contemporaine, un tel élan de croissance qu’il y régit en grande puissance l’Industrie, le Commerce et l’Art[6].» Mais cette prétention même est insoutenable. L’Angleterre avait donné, bien avant l’Allemagne, des exemples de cottages, de portails, de meubles, d’aménagement et de décoration intérieurs, fort simples et fort bon marché, du moins pour les bourses anglaises. Des architectes comme Baillie Scott et Voysey avaient travaillé dans ce sens bien avant les Allemands et Voysey avait même fait la théorie de cette pratique. C’est lui qui avait insisté le premier sur le parti qu’on pourrait tirer des procédés mécaniques de fabrication dans le meuble, si l’on voulait bien concevoir le meuble en fonction de ces procédés. On ne sait ce que signifient ces mots «modernisé, socialisé en Belgique», lorsqu’on observe que ce souci de l’esthétique ne s’est pas arrêté, chez les Anglais, aux classes supérieures, mais qu’il a pénétré, depuis bien longtemps, dans les projets d’habitations ouvrières et, depuis vingt ans, dans l’organisation des immenses garden-cities, qui sont des modèles. Tout ce que les Allemands ont de bon, dans cet ordre de choses, est anglais.
Un seul caractère purement germanique se révèle dans les récentes constructions allemandes: le colossal ou le cyclopéen. Certes, ce caractère n’est pas nouveau dans l’architecture monumentale et commémorative, ni dans la statuaire qui en fait partie intégrante. La Germania du Niederwald; le monument de Barberousse et de Guillaume Ier, sur le Kyffhaüser, en Thuringe, par Geiger; la statue d’Arminius, dans la forêt de Teutoburg; la statue colossale de Bismarck, bien d’autres gigantesques entassements de pierres ou de bronze avaient, dès longtemps, révélé ce goût immodéré de l’Allemand pour ce qui tient de la place. Ce qui est nouveau, c’est de le porter dans l’aspect extérieur de simples maisons de rapport, de banques, de gares de chemins de fer ou de magasins de nouveautés; c’est de donner une structure cyclopéenne, en pleine ville d’affaires, le long d’une rue où roulent les tramways, à des édifices d’usage domestique et journalier, et d’évoquer, tout d’un coup, Thèbes ou Ipsamboul, à propos de rien. Cette innovation, la dernière en date, des architectes d’outre-Rhin, leur appartient bien en propre. Mais elle n’est guère heureuse, et nul n’aura l’idée de la louer.
Dans l’art du décor, au théâtre, il s’est produit aussi une évolution curieuse et fort inattendue. Du temps de Wagner, c’était un axiome que la mise en scène devait donner, aussi complète que possible, l’impression de la réalité. S’il s’agissait d’une forêt, on devait se croire vraiment transporté en pleine ombre verte, sous des feuilles bruissantes, avec l’éclairage véritable et changeant que donne la nature; s’il s’agissait d’un intérieur, le jour ne devait venir que d’un côté, non de la rampe, et frapper inégalement les figures. Le détail des objets concourait à une illusion complète.
Aujourd’hui, c’est tout le contraire: un schéma de décor suffit; une arabesque sur la toile suggère un nuage, un pan de terrain, une forêt; deux ou trois grands traits symbolisent des arbres; quelques cubes sombres, l’intérieur d’un palais. Pratiquement, c’est le retour au décor conventionnel, c’est-à-dire qui ne ressemble point à la nature. La seule différence, c’est qu’on a remplacé le mot «conventionnel» par le mot «stylisé». Ainsi, tout l’effort du décorateur ancien tendait à meubler la scène de choses diverses et pittoresques pour amuser l’œil et l’occuper en même temps que l’oreille. Tout l’effort du nouveau est de vider la scène de tout ce qui n’est pas indispensable pour en suggérer, vaguement, le lieu. Tels sont les décors d’Adolphe Appia, et de Ludwig Sievert pour Parsifal, d’Ottomar Starke pour Gudrun et Jules César, de Walter Bertine pour Aglavaine et Selysette, de Fritz Schumacher pour Hamlet, de Curt Kempin pour les Niebelungen, pour le Torquato Tasso de Gœthe et pour la Grotte des lépreux, dans l’Annonciation de Paul Claudel, à Hellerau. D’autres décorateurs, au théâtre des Artistes, de Munich, ont appliqué plus ou moins heureusement ce programme. Au reste, il semble bien que cette réforme vienne encore d’un Suisse, Adolphe Appia, en même temps que deux autres Suisses, Hodler et Dalcroze, donnaient, dans divers domaines, des exemples très suivis de l’autre côté du Rhin, notamment au théâtre d’Hellerau. Ainsi, en parvenant au terme de cette étude, nous retrouvons ce qui nous a frappé, dès le début, dans cette école: l’imitation.
Tel est l’art allemand d’aujourd’hui: médiocre dans la peinture, détestable dans la sculpture, emprunté dans la décoration. Il offre toujours une adaptation, plus ou moins heureuse, des styles étrangers. C’est pourquoi n’avait-il jamais, jusqu’ici, fait parler de lui. On pensait qu’il n’en ferait jamais parler: on se trompait. Le manifeste pour la destruction de la cathédrale de Reims est, à cet égard, un coup de maître. Ce texte, où les sculpteurs, les peintres et les architectes se solidarisent avec les bombardiers qui ont brisé nos statues du XIIIe siècle, n’est imité d’aucune œuvre ancienne, ne doit rien à personne: il est entièrement original. Il y a des exemples d’un pareil vandalisme, dans l’histoire: il est sans exemple que les artistes d’un pays se soient levés pour l’applaudir. Il faudrait, je ne dis pas pour les excuser, mais pour les comprendre, que, dans un délire d’ambition créatrice, ces hommes soient capables de donner au monde un chef-d’œuvre en échange de celui qu’ils ont détruit. Or, ils ne le sont pas.
Janvier 1916.
CE QU’ILS N’ONT PU DÉTRUIRE
LES TAPISSERIES DE REIMS
Au Moyen âge, lorsque la guerre obligeait un prince à quitter ses foyers pour entrer en campagne, il ne manquait pas d’emporter avec lui ses tapisseries. On les roulait, on les mettait sur le dos des mulets ou «sommiers», et elles suivaient le camp, si elles ne le précédaient pas. A l’étape, on les déroulait, on les accrochait soigneusement aux murailles du château ou de l’hôtel de ville, là où devait s’arrêter le chef, parfois même autour de sa tente, en plein champ. Inutile de dire si les badauds et les enfants, habitants de ces pays perdus, s’attroupaient pour voir se déployer les éclatantes figures tissées dans la laine, l’or ou la soie: les rois, les prophètes ou les saints, avec leurs beaux phylactères déroulés de la bouche, les bêtes fantastiques affrontées avec leurs longues cornes au milieu du front, Dieu le Père en habits d’archevêque, les dames tout emperlées, les seigneurs coiffés de leurs toques et de leurs bicoquets.
Les pauvres gens se remplissaient l’imagination de ces images pour toute leur vie et, la guerre finie, le prince disparu, il leur en restait une vision du Paradis et de l’art des hommes plus durable peut-être que les horreurs auxquelles ils avaient assisté.
Nous sommes, en ce moment, ces badauds. Les hasards de la guerre ont amené à Paris, où elles n’auraient jamais dû venir, les tapisseries tissées il y quatre et cinq cents ans, pour embellir le chœur de la cathédrale de Reims. A l’approche des Barbares, elles ont été enlevées et mises en lieu sûr. Le bombardement, qui a fait un petit tas de poussière de la Reine de Saba, de l’Ange compagnon du saint Nicaise et de tant d’autres figures du portail, ne les a pas touchées. Car c’est parfois ce qui est le plus fragile qui est le moins éphémère. Et les voici, maintenant, au Petit-Palais, dans la pleine lumière des Champs-Élysées, entourées des feuilles vivantes des marronniers visibles à travers les hautes baies de cristal, au milieu de toutes les activités d’un peuple moderne. On ne les avait jamais si bien vues. Beaucoup de leurs figures, soupçonnées plutôt qu’aperçues, ne livraient leurs secrets qu’à de patients archéologues. C’étaient des fantômes de chefs-d’œuvre. Et, en plusieurs endroits, leurs couleurs éteintes, leurs lignes tremblantes, leurs laborieux et malchanceux rapiéçages en font encore des énigmes. Mais leur charme voilé s’accorde admirablement à nos sentiments et à nos méditations présentes. Leurs couleurs ne crient pas, ne chantent pas: elles psalmodient à peine. Ce qu’elles murmurent, ce sont de bien vieilles histoires qui enchantèrent l’humanité autrefois et qui, aujourd’hui peut-être encore, peuvent distraire l’âme française de ses douleurs, sans cependant troubler son recueillement. Profitons donc de leur présence, pour les interroger et, s’il nous est possible, pour les comprendre. Jusqu’au jour où, revenues à leur berceau et à leur destination première, elles se tendront pour un défilé triomphal, comme les défilés pour quoi elles furent faites, il y a cinq cents ans.
CHAPITRE I
CE QU’ONT VOULU LES DONATEURS
Il y a, au Petit-Palais, trois suites, ou fragments de suites, de tapisseries très diverses: l’une du XVe siècle, l’autre du XVIe, la troisième du XVIIe, et destinées, semble-t-il, au même rôle décoratif. La première, qui ne comprend que deux pièces sur six, énormes à la vérité, est l’histoire du «fort roy Clovis», tissée vers 1435; la seconde, qui comprend quatorze pièces sur dix-sept, est l’histoire de la vie et de la mort de la Vierge, imaginée par un certain Lemaire, commencée en 1509, terminée en 1530 et offerte par l’archevêque de Reims, Robert de Lenoncourt, à la cathédrale, pour tapisser l’intérieur de l’ancien chœur. Cette suite comprenait primitivement dix-sept pièces: l’une d’elles, destinée à servir de tenture à la porte du chœur, a toujours été beaucoup plus petite que ses voisines; deux autres pièces ont été rognées, on ne sait quand, ni pourquoi et fort abîmées: elles existent encore, mais elles ne figurent pas ici.
Enfin, la troisième suite comprend deux des scènes de l’Évangile, tissées par Pepersack, à Reims, vers 1633. Les autres, étant demeurées à l’ancien archevêché de Reims, viennent d’être brûlées par les Barbares. Il se trouve heureusement que cette suite détruite était la moins précieuse, mais on ne saurait faire un mérite aux canonniers allemands de n’avoir point détruit les autres: si doctes qu’on puisse les supposer, il est peu probable que leurs obus aient distingué entre les fils tissés au XVe et au XVIIe siècle.
Les exemples ainsi réunis au Petit-Palais représentent admirablement les trois principaux âges de la tapisserie, comme pour une leçon. Le passant le plus distrait et le moins versé dans cette étude y lit, comme à livre ouvert, ce qui caractérise chacun d’eux. Et, par «âges», j’entends surtout trois règnes ou trois conceptions différentes de la tapisserie décorative, car elles ne se sont pas succédé toujours dans un rigoureux ordre chronologique. Ce sont, là, trois esthétiques très différentes et qui, dans l’ensemble de l’art, marquent bien les trois étapes qu’il a fournies. La première, représentée par l’Histoire du roi Clovis, est l’âge de la confusion; la seconde, représentée par la Vie et la Mort de la Vierge, est l’âge de l’harmonie; la troisième, représentée par les deux tapisseries de Pepersack, est l’âge de l’ordre, mais, hélas! l’ordre dans le vide et la solitude. La première est la pléthore décorative, la seconde est la richesse décorative, et la troisième est le dénuement.
Autant donc qu’on en peut juger encore, car beaucoup de ces couleurs sont passées, l’Histoire de Clovis était un émiettement de l’effet coloré, œuvre d’un mosaïste minutieux, qui ne songeait qu’à mettre le plus de couleurs diverses dans le plus petit espace. L’Histoire de la Vierge était, au contraire, un équilibre de tons locaux et de tons rompus, avec des notes très longues et des notes très brèves alternant, beaucoup de modulations mais aussi des mélodies. Enfin, l’œuvre de Pepersack est un simple tableau et encore un tableau classique, qui devait être enfermé dans un cadre d’or et réduit aux proportions d’une toile de chevalet. Seule, l’Histoire de la Vierge est une vraie tapisserie décorative, c’est-à-dire que, seule, elle présente les caractères propres à une grande décoration murale et monumentale, mobile et tendue. Elle accuse nettement sa matière textile. Elle peut faire des plis et même, çà et là, être cachée en partie sans perdre pour cela toute sa signification. Elle peut donc servir de fond à d’autres objets, à une figuration. On peut la regarder pendant toute la durée d’une cérémonie, sans fatigue et avec un plaisir sans cesse renouvelé, une curiosité jamais lassée, ni même satisfaite. C’est l’âge d’or de la tapisserie.
Cette conformité de l’objet à sa destination a-t-elle été expressément voulue par l’artiste? Devons nous croire cette adaptation de l’art à ses fins, le résultat d’une longue méditation sur les différences entre la décoration murale et le tableau de chevalet, ou encore sur l’utilisation des procédés propres à la peinture textile opposés à ceux de la détrempe ou de l’huile? Point du tout. Ce sont, là, des préoccupations modernes, nées de l’étude critique des œuvres. C’est le hasard et les circonstances qui ont déterminé l’artiste du XVe et du XVIe siècle à prendre ce parti heureusement décoratif. Il a employé moins de couleurs avec ses laines qu’avec ses ocres, mais c’est parce qu’il en avait moins. Il a représenté plus d’épisodes que dans un tableau, mais c’est parce qu’il avait plus d’espace. Il a multiplié les armoiries et les inscriptions sur les cartouches, banderoles ou «rolets», mais c’est parce qu’elles lui étaient imposées par ses patrons. Un heureux concours de nécessités ou d’obstacles, de facilités ou d’impossibilités matérielles l’a conduit et contraint à faire œuvre décorative. On ne voit pas du tout qu’il l’ait choisie et voulue de préférence à toute autre chose. Ce qu’il a voulu, de toute évidence et du plus près possible, c’est «contrefaire la nature», comme on disait alors. Il ne s’y est pas pris autrement que s’il avait à faire un tableau, comme nous le verrons tout à l’heure en examinant, dans le détail, les caractères spécifiques de son œuvre. Cette tapisserie des premières années du XVIe siècle offre donc tous les caractères de la peinture du XVe siècle,—sans plus.
Considérons donc les compositions de la Vie et la Mort de la Vierge, une à une, comme les plus beaux ensembles d’images faites pour animer les murailles dans un sanctuaire. Justement, on les a disposées, ici, dans l’ordre où elles étaient autrefois, à la cathédrale de Reims, quand elles tapissaient l’ancien chœur, c’est-à-dire à droite, en entrant, l’Arbre de Jessé, qui est le premier tableau de la Vie et la Mort de la Sainte Vierge, et à gauche, la Mort de la Vierge, qui en est le dernier, les douze autres pièces faisant le tour du chœur, interrompues seulement, derrière le maître-autel, par les six pièces de l’Histoire de Clovis. Des trois autres pièces plus petites de la Vie et la Mort de la Vierge, qui manquent ici, l’une, l’Assomption, tapissait la porte du jubé, les deux autres, les Prétendants à la main de Marie et la Visitation, tapissaient vraisemblablement les deux entrées latérales du chœur. Leur absence ne nous prive de rien d’essentiel. Nous sommes donc placés matériellement, pour en jouir, à peu près comme les fidèles l’étaient dans le meilleur temps.
Dès le premier pas, à droite et à gauche, des inscriptions, tissées dans la trame même des images, nous renseignent sur leur origine. Dans la partie droite de la Mort de Marie, nous lisons ces mots:
L’an mil cinq cents assemblez avecq trente,
Céans donna cette tapisserie
Le prélat qui à genouilz se présente.
Priez Jhesus et des cieulx la Régente
Que, après sa mort, entre les bénédictz
Son âme soit en clarté réfulgente
Digne d’avoir l’éternel paradis.
Vous pouvez, d’ailleurs, chercher longtemps le prélat à genoux: vous ne le trouverez pas céans. Il n’y est pas. Il est plus loin, dans la Nativité de Notre-Seigneur, tout contre la crèche, côte à côte avec l’âne, mais moins familier avec Jésus, les mains jointes, en chape richement brodée à ses armes et avec sa croix pastorale. C’est Robert de Lenoncourt, archevêque de Reims dès 1509, homme libéral et magnifique, surnommé le Père du Peuple, et dont «la charité, dit un biographe, ne demeura pas oisive dans son église». Ce sont ses armoiries, croix dentelées de gueules, que nous voyons utilisées en motifs décoratifs, jusqu’à trois fois dans chaque tapisserie, écartelées avec celles de l’église de Reims et surmontées de la croix pastorale. Maintenant, pourquoi est-il là, où rien ne le désigne, et n’est-il pas dans la Mort de Marie, où il est désigné?
Nul ne le peut dire. C’est, là, une de ces inconséquences nombreuses chez nos pères et qui mettent en déroute la logique des archéologues. Supposez qu’un accident, survenu à cette tapisserie, ait arraché une de ces figures: d’après ce texte, on aurait fort bien soutenu et prouvé que la figure manquante était celle de Robert de Lenoncourt. Car un texte, qui n’est jamais qu’une œuvre humaine, c’est-à-dire soumise à toutes les erreurs ou les fantaisies de l’homme, jouit toujours d’un prestige extraordinaire auprès des archéologues, et malgré tant d’exemples propres à les éclairer, les savants, n’ayant point de fantaisie, ne permettent pas à l’artiste d’en avoir.
Au fait, quel est cet artiste? Tournons-nous vers la tapisserie d’en face, l’Arbre de Jessé: nous allons peut-être le savoir. C’est une curieuse vision que cet arbre de Jessé: des docteurs graves, barbus, coiffés de bonnets surprenants, ont grimpé dans un arbre, où ils se tiennent comme ils peuvent, empêtrés qu’ils sont dans des robes somptueuses, assis à califourchon, agitant des bâtons comme pour gauler des fruits invisibles, et si l’œil descend jusqu’au pied de l’arbre, pour voir où il prend racine, on s’aperçoit qu’il pèse, de tout son poids, sur la poitrine d’un vieillard endormi, à la barbe admirablement peignée, et semble ainsi le rêve d’un patriarche épris de postérité. C’est le triomphe de la passion nobiliaire. A l’époque où ce fut imaginé, il fallait, même à Dieu, une généalogie terrestre flatteuse, et tous ces rois de Judas, coiffés de la corne d’abondance de Dschem ou du chaperon de Charles VIII, décorés de chaînes d’or comme Ludovic le More, ou portant des crevés, à leurs manches, comme François Ier, quelques-uns cachant leur sceptre derrière leur dos ou le tenant renversé, pour témoigner que leurs règnes ont eu des malheurs, les David, les Salomon, les Roboam, les Abias, ne sont, là, groupés, que pour faire honneur à la Vierge, «la Vierge royalle», comme le dit l’inscription sous le patriarche endormi.
Or, si l’on regarde, avec attention, le plus désinvolte d’entre eux, Aza, qui discourt en maniant son sceptre comme une baguette d’escamoteur, on aperçoit sur le bas de sa robe, en bordure, sous des ramages d’un bleu pâle, ces lettres tissées en rose: LE. MAIRE. INA. On admet, généralement, que cet A est une erreur de l’ouvrier tapissier, qui aurait dû mettre V, et il paraît qu’on a pu lire, autrefois, quand la tapisserie était moins passée, les lettres I O H, avant Lemaire, ce qui signifie Johannes Lemaire invenit, ou inventor. La conception de l’œuvre serait donc due à un certain Jehan Lemaire. Malheureusement Jehan Lemaire, Flamand fort connu à cette époque, était un écrivain et un théologien, non un peintre. Il a peut-être donné le thème de ces tapisseries, mais non dessiné les cartons, auquel cas, d’ailleurs, il semble qu’on eût mis, après son nom, fecit[7].
Ce thème n’est pas, au premier abord, très clair. On a beaucoup dit,—c’est même devenu un lieu commun de l’histoire de l’art,—que la cathédrale était jadis le «livre du peuple». Il faut croire que celui-ci l’a bien mal lu, ou bien mal retenu son enseignement, car où sont les gens, je dis parmi les fidèles et les plus habitués à séjourner dans les églises, qui comprennent quoi que ce soit aux «histoires» dictées et peut-être dessinées par Jehan Lemaire et tissées ici?
La première qu’on aperçoit en entrant, la Mort de Marie est, à la vérité, très intelligible, bien que la peinture ait cessé depuis longtemps de la représenter: c’est la pieuse fin d’une femme âgée, dans une riche chambre du XVe siècle, sur un lit à baldaquin, et, dès que l’inscription est lue, on devine que les vieillards ici assemblés sont les douze Apôtres. Il y a quelque charme à ce calme départ d’une mère heureuse d’aller retrouver son fils. On comprend donc assez vite le sens profond de l’inscription, qui court sur la frise du motif architectural, au-dessus de la chambre de la Vierge: Fulcite me floribus, stipate me malis quia amore langueo. Car aujourd’hui, comme il y a quatre siècles, ce qui nous détache le plus de la vie est l’absence de ceux en qui nous espérions revivre et qui, au contraire, ne revivent plus qu’en nous. Ce premier épisode garde donc pour nous toute sa signification. Mais il n’est pas le seul. Et que signifient les autres?
Voici, dans la Sainte Famille ou les Trois Maries, qui fait suite à la Mort de la Vierge, un couple élégant et singulier: tout au haut et à gauche, il sort d’un château et se promène dans un parc, le cavalier relevant le bout de son manteau entre le pouce et l’index de la main gauche, avec préciosité, montre de la droite, à la dame qui joint les mains d’extase, les armoiries fleurdelisées qui écussonnent un arbre. Il discourt penchant la tête vers elle et glissant l’œil vers les fleurs de lis: au loin, un paysage bleu, du bleu des faïences de Delft. C’est Faust et Marguerite, pensez-vous;—point, c’est Penter et Hismerie, Santa Hismeria, dit l’inscription, tante de la Sainte Vierge et grand’mère de saint Jean-Baptiste, et qui s’en vont, de ce pas, adorer la Sainte Famille.
Notre perspicacité, mise en déroute dès cette première rencontre, se raffermit mal à la seconde. Ici, se déroule la Fuite en Égypte et nous sommes, d’abord, tout heureux de nous y retrouver, en reconnaissant la Vierge sur son âne, précédée par saint Joseph et cantonnée par quatre anges à pied, en dalmatique, tandis que cinq autres ouvrent la marche. Même l’épisode qui se passe derrière eux ne nous trouble pas: cet enfant mort à terre et cette mère qui se tord les mains, désolée, et cette autre qui défend son bébé contre les instances polies d’un chevalier chargé de l’égorger, c’est le massacre des Innocents. Mais, derrière tout cela, se déroule une série d’actions incompréhensibles. Des statues d’or, juchées sur des colonnes, croulent en morceaux, comme atteintes par un bombardement invisible; un personnage considérable en robe somptueuse est descendu avec précaution d’une fenêtre, comme sur une sellette, par les mains d’une belle dame; des gens armés envahissent un palais, et un jeune pèlerin se met à genoux devant un vieillard, tandis qu’un élégant damoiseau s’amuse à tirer de l’arc dans un bois.
Qu’est-ce que tout cela peut bien signifier?
En mettant en commun leurs souvenirs, les dévots du Moyen âge parviennent encore à s’expliquer l’écroulement des statues. C’est une des plus jolies légendes des Apocryphes. Elle veut que, lors de la Fuite en Égypte, lorsque l’Enfant-Dieu passa devant les idoles, celles-ci se brisèrent en morceaux. Commovebuntur simulacra Egipti,—Isaie, 19, dit la prophétie inscrite au-dessus.
Et maintenant, que nous connaissons mieux les colosses ensablés dans le désert, leur émiettement, sous l’imperceptible souffle du nouveau-né divin, est un symbole peut-être plus frappant encore qu’au Moyen âge. Mais les autres sujets demeurent obscurs, et quand on nous dit ceci: l’un est le départ de Jacob, menacé par Esaü, tandis que celui-ci est à la chasse, l’autre est la fuite inglorieuse de David, descendu avec l’aide de sa femme Michol, par la fenêtre, tandis que les gens de Saül envahissent sa maison, nous ne sommes guère plus avancés, car nous n’apercevons pas du tout ce que font, dans une Fuite en Égypte, tous ces intrus.
Notre désarroi est à son comble, lorsque, nous tournant de l’autre côté, vers la Naissance de la Vierge, nous apercevons un seigneur en robe de chambre damassée, les épaules couvertes d’un collet d’hermine, serrant de près un ange qui a l’air de le repousser et, de l’autre côté, ce même ange volant au-dessus de ce même seigneur, avec le même collet, qui cette fois est monté sur un âne. L’ange fait tournoyer au-dessus de sa tête une épée, cependant que d’autres anges perchent sur le toit de la Vierge, en agitant des encensoirs et que le chat de la maison, troublé de tout ce tintamarre, se coule dehors sans bruit. Il faut encore qu’on nous explique ceci: ces deux scènes ne sont pas jouées, du tout, par les mêmes personnages. A gauche, c’est Jacob qui lutte avec l’ange et lui dit: «Je ne te lâcherai pas que tu ne m’aies béni!» A droite, c’est Balaam, le sorcier, sur son ânesse, en route pour aller jeter des sorts à l’armée d’Israël et l’ange qui l’empêche d’avancer. Enfin, si nous poursuivons jusqu’au Mariage de la Vierge, nous demeurons quinauds en voyant qu’un démon y figure, qu’il piétine six jouvenceaux et est en train d’en malmener un septième. Y a-t-il un visiteur sur dix, y en a-t-il un sur cent, qui s’avise de ceci: ce sont les sept premiers maris de Sara, que le diable emporte, afin qu’elle puisse convoler, enfin, avec celui que le Ciel lui destine et qui est Tobie? Et toutes ces étrangetés à propos de la vie de la Vierge! Il faut qu’il y ait, dans tout ceci, un monde d’intentions que nous ne soupçonnons pas....
Il y en a un, en effet, et quand on le sait, on tient la clef de tous ces mystères. Pour cela, il faut se rappeler que tout le Moyen âge a été dominé par l’idée de se rattacher au passé. Ce qui avait le plus de chances de durer, pour lui, c’est ce qui avait toujours été; ce qui était le plus vrai, c’est ce qu’on avait toujours cru. De là, au point de vue religieux, une conséquence notable et qui le sépare fort de nous. Si rien ne nous préoccupe moins, aujourd’hui, que de rattacher le Nouveau Testament à l’Ancien, rien ne préoccupait plus les théologiens du Moyen âge. Que les actes de la vie de Jésus et de la Vierge aient été annoncés par les prophètes et «préfigurés» dans les temps bibliques par des gens à nez crochu et à barbe en pointe, c’est ce dont nul de nous ne s’inquiète. Mais cela inquiétait fort les docteurs à bonnet carré qui disputaient dans les Sorbonnes. Ils attachaient ainsi aux causes et aux origines du Christianisme tout l’intérêt que nous attachons à ses effets.
Lors donc qu’ils commandaient une image de la vie du Christ ou de la Vierge à un artiste, ils lui enjoignaient de montrer, à côté de la scène de l’Évangile, celles de la Bible qui avaient pu y ressembler, vaguement, la faire pressentir, ou, comme on dit, la «préfigurer». La reine de Saba venant adorer Salomon préfigure les rois Mages aux pieds de l’Enfant Jésus; le Buisson ardent qui brûle sans se consumer et la toison de Gédéon qui reçoit la rosée sans être mouillée, ou qui est couverte de rosée quand l’aire ne l’est point, préfigurent la virginité merveilleuse de Marie. Ce n’est pas pour nous très évident, mais ce l’était pour eux et il suffit. De plus, il fallait faire, auprès de l’événement, le portrait des prophètes qui l’avaient annoncé.
Tout cela plaisait-il beaucoup à l’artiste? L’histoire ne le dit pas. Remarquons seulement ceci: chaque fois qu’il est libre, il se déleste de toute cette érudition apologétique et réduit son œuvre au motif purement humain et pittoresque. Mais, ici, visiblement, il n’était pas libre. L’homme d’Église qui faisait la commande ordonnait le sujet. Il fallait suivre sa dictée, laquelle n’était pas, elle-même, toujours très originale, car pour huit des scènes de la Vie et Mort de la Vierge, il paraît bien qu’il n’a fait que suivre les prescriptions de deux manuels d’iconographie chrétienne, illustrés, gravés sur bois, très connus au XVe siècle: la Bible des pauvres et le Speculum humanae salvationis. C’est M. Émile Mâle qui l’a découvert, il y a déjà longtemps, et parfaitement établi dans son ouvrage sur l’Art religieux au XIIIe siècle.
Or, ces guide-ânes des compositeurs de scènes religieuses au Moyen âge sont très impératifs. Ils ne laissent à l’artiste, au point de vue du sujet proprement dit et de sa disposition générale, que fort peu de liberté. On y voit, par exemple, des choses comme ceci: lorsqu’on représente l’Annonciation, il convient de figurer, à gauche, Ève tentée par le serpent et, à droite, Gédéon recevant la toison des mains de l’ange, plus deux prophètes: David et Isaïe. Quand on figure le Mariage de la Vierge, il ne faut pas oublier les sept premiers maris de Sara enlevés par le diable et ses noces avec Tobie, ni non plus, le mariage de Rébecca avec Isaac. Une Nativité doit nécessairement être flanquée d’un Moïse cornu, se déchaussant devant le Buisson ardent et du grand prêtre Aaron, en extase devant le vieux bâton qui fleurit. Une Présentation de la Vierge au Temple ne doit pas contenir seulement la petite fille montant, toute seule, à l’âge de trois ans, les quinze marches extérieures, qui répondent aux quinze psaumes graduels, et conduisent à l’autel des holocaustes et le grand prêtre qui l’accueille; il faut encore que cette scène, déjà peu claire pour nous, soit préfigurée par deux autres qui ne le sont pas du tout: une belle dame en grande toilette de brocart et d’hermine, discourt au bas d’un perron avec un grand prêtre et semble l’inviter à descendre:—et c’est la Fille de Jephté,—et des pêcheurs tirent leurs filets dans un bassin, sous les murs d’un palais Renaissance:—et c’est la pêche de la Table d’or qu’on va porter dans le Temple du Soleil.... Or voilà précisément quelques-unes des actions incompréhensibles que contiennent les tapisseries de Reims.
N’éprouvons pas une confusion trop grande, si nous ne les avons pas comprises, tout d’abord. Le savant archiviste de Reims, auquel on doit le meilleur ouvrage d’ensemble qui ait été fait sur ces tapisseries, M. Loriquet, avait passé sa vie à les regarder sans les comprendre. C’est, peut-être, qu’il n’avait pas lu le Spéculum humanae salvationis. Les ouailles de Robert de Lenoncourt l’avaient-elles toutes lu et comprenaient-elles toutes ces énigmes? Je n’en suis pas sûr. Que l’enseignement de la foi par l’art fût l’intention des patrons de l’Église, des chanoines qui commandaient la décoration, et des donateurs, M. Mâle l’a magistralement démontré et je le crois sans peine. Mais que le peuple ait jamais compris ce qu’on lui disait et qu’il l’ait retenu, c’est autre chose. Pour le prouver, on fait avancer, en bon ordre, quelques vers de Villon, toujours les mêmes, et l’on veut qu’ils contiennent la profession de foi des humbles durant cinq siècles. Mais ces vers ne prouvent qu’une chose, c’est que la mère de Villon, bien qu’illettrée, «povrette» et «ancienne», savait distinguer l’Enfer du Paradis,—ce que l’on sait encore fort bien aujourd’hui. Ils ne prouvent pas qu’elle aurait lu, ici, couramment, l’histoire des sept maris de Sara, de la toison de Gédéon, ou la pêche de la plaque d’or à offrir au Temple du Soleil.
Peut-être, aurait-elle reconnu mieux que nous l’ânesse de Balaam, à cause de la Fête de l’Ane, ou quelque autre drame biblique, parce que les acteurs des Mystères le jouaient sur les tréteaux. Mais cela prouverait alors en faveur du théâtre et non de la cathédrale, comme moyen d’instruction pour les illettrés. Si l’image avait été réellement le livre de ceux qui ne savaient pas lire, elle n’aurait pas contenu, en français et en latin, plus d’explications écrites qu’elle n’en a jamais contenu depuis. Si elle avait été alors comprise par la foule, nombre de légendes pieuses ne seraient pas sorties d’une fausse interprétation et d’un quiproquo des sujets figurés, comme on sait qu’elles le furent. Enfin, puisque la foule des fidèles n’a pas cessé d’aller à l’église, ni l’église de contenir ces sujets, les fidèles les connaîtraient aujourd’hui comme autrefois. La tradition n’ayant jamais été interrompue, rien ne se serait perdu. Il faut en rabattre. En réalité, il n’y a jamais eu d’autre «livre du peuple», autrefois comme aujourd’hui, que le théâtre. Les héros et les actions qui sont incarnés par des figures vivantes, devant la foule, sur la scène, entrent dans la mémoire populaire avec toutes les déformations que la légende ou l’auteur leur font subir: les autres sont comme s’ils n’étaient pas. Du jour où l’on a cessé de représenter, sur la scène, le Sacrifice d’Abraham ou la Fille de Jephté, le peuple n’y a plus rien compris à l’église. La statue, le bas-relief, le retable, ou le vitrail n’étaient que les répétiteurs qui redisaient la leçon enseignée sur les tréteaux. Ce n’est pas la cathédrale qui a été le «livre du peuple»: c’est l’Opéra.
L’Opéra, ou le cinématographe, ont d’autres objets en vue, maintenant, qu’Anne et Joachim chassés du Temple, ou David descendant par sa fenêtre. Ils les auraient encore si ces histoires touchaient profondément quelques fibres humaines en nous. Mais elles ne les touchent pas, et c’est la vraie raison de notre oubli. On reproche parfois au catholicisme de n’avoir point assez répandu la Bible, et l’on entend, par là, l’Ancien Testament. Mais son effort pour le répandre a été immense: ces tapisseries, comme les portails de nos cathédrales, en témoignent. Il a répété, à satiété, toutes ces histoires de généalogies, de meurtres ou de prodiges, auxquelles nous ne comprenons rien, et qui ne préfigurent aucun de nos rêves modernes, nos rêves d’Occidentaux en quête du progrès social. L’Évangile, seul, les a «préfigurés», avec ses images gracieuses ou touchantes de la Crèche, de l’Adoration des Bergers, de la guérison des malades, des Saintes femmes en pleurs, de la Pietà, des Béatitudes. Aussi ne les a-t-on pas oubliées. Ce n’est pas l’enseignement de la Bible qui a manqué à l’âme moderne, c’est l’âme moderne qui s’est dérobée à cet enseignement, ou, du moins, qui ne s’en est assimilé qu’une partie: tout ce qui était assimilable. Le reste languit, froid, inutile, dans la nécropole des théologies. Ces énigmes, lorsqu’elles apparaissent figurées par un grand artiste, comme ici, piquent un instant notre curiosité, mais sans éveiller notre sympathie, et, dès que les érudits nous les expliquent, elles cessent de nous plaire.
CHAPITRE II
CE QU’ONT FAIT LES ARTISTES
Notre plaisir ou notre émotion grandissent, au contraire, à mesure que nous pénétrons mieux le détail pittoresque de l’œuvre. Or, celui-ci est infini. Voyez comme l’artiste a tiré parti, au point de vue décoratif, de toute cette complication apologétique, réduisant à leur plus simple expression les actions imposées qui le gênaient, et s’appliquant à en développer d’autres qui n’avaient rien à voir ici et pour leur pur agrément esthétique. Si, maintenant, vous lisez non plus les gloses des savants, mais ces images mêmes, vous trouverez que jamais l’art n’a fait meilleur marché du sujet, qu’à nulle époque la peinture religieuse n’a contenu tant de choses étrangères à la religion, et, en poussant plus avant l’analyse, que c’est peut-être à cela qu’elle doit d’avoir conservé son charme divers et universel.
Je parle de ces tapisseries de haute lisse, faites d’après des cartons composés tout exprès, comme s’il s’agissait de tableaux ou de fresques. C’est qu’en effet elles sont, en tout, semblables. On peut étudier, sur cette décoration murale, de laine, faite au XVIe siècle, toutes les caractéristiques de la peinture, du XVe. Même les procédés de modelé sont, autant que la matière différente le permet, identiques. Dès la première tenture à gauche, en entrant, la Mort de la Vierge, on en a la preuve. Il y a, là, les exemples les plus frappants qu’on puisse voir de décoloration du ton local par la lumière. La robe bleue de la Vierge est décolorée en blanc, la robe verte de l’Apôtre, qui tient la croix, est décolorée en jaune d’or; de même, celle de l’Apôtre qui gravit une marche, à gauche et, tout le long de ces tapisseries, vous verrez les lumières des feuilles vertes exprimées par du jaune d’or. Ce n’est pas du tout, là, une adaptation propre à la tapisserie: à cette époque, la peinture faisait de même. Il y a, aux Uffizi, une salle entière, la salle dite «de Michel-Ange», où toutes les lumières des plantes sont ainsi tissées d’or: c’est très sensible, par exemple, dans les herbes des premiers plans de Ghirlandajo, en son Adoration des Rois. Notre artiste, en composant ses cartons, n’a donc pas pensé tout spécialement au métier de l’interprète: il a pensé à tirer le meilleur parti esthétique de son sujet.
Pour cela, il a enfermé son sujet principal, la Vierge et les Saints, dans un cadre d’architecture, gracile et svelte, au milieu de sa composition. Sur le toit, il a donné un siège à Dieu le Père, ou aux anges qui forment une couronne surnaturelle à la société terrestre de Marie. Dans les coins d’en haut, à droite et à gauche, il a logé les deux scènes bibliques imposées par l’inventeur pour «préfigurer» la scène centrale et, au-dessous de ces deux scènes, dans les deux coins d’en bas, il a portraituré, en pied, les prophètes qui ont annoncé l’événement. Enfin, entre ces motifs qui lui étaient imposés, il a répandu des figures épisodiques, des feuillages, des bêtes, des plantes, des fleurs à foison: oliviers, chênes, palmiers, faisans, paons, canards, moutons, chiens barbets, chouettes, pigeons, mendiants, grues, perroquets, pages, suivantes puisant de l’eau, infirmes montrant leurs plaies, singes jouant avec leur chaîne, hérons gobant des reptiles, faucons planeurs, pigeons sur les créneaux, lavandières tordant leur linge, bergers emplissant leur gourde, coqs et poules picorant, béliers luttant, écureuils grimpant, œillets, roses, lis, fougères, fraises, potentilles, simples de toutes sortes, et parmi elles, lapins se frottant le museau, faisant leurs cent tours.
Tout cela court, vole, s’ébroue, jaillit, grimpe, plane ou foisonne, du haut en bas de la toile, sans se laisser arrêter par le frêle édifice qui encadre le sujet principal, va d’une scène à l’autre, du Nouveau Testament à l’Ancien et de la terre au ciel. On ne se lasse pas d’admirer la souplesse et la variété de cette mise en scène, dans un cadre toujours pareil, jamais identique, avec une symétrie parfaite de l’ensemble qui repose l’œil et une dissymétrie continuelle du détail qui l’amuse, chaque pilastre différant de son pendant, chaque chapiteau de son vis-à-vis, tout, jusqu’aux cartouches, aux banderoles ou «rolets» suspendus des deux côtés pour porter les paroles saintes, s’équilibrant sans se ressembler.
De même, le peintre a merveilleusement tiré parti des couleurs mises à sa disposition: le rouge, le bleu, le jaune, le vert, le tanné et le brun rouge. Il a plaqué, au centre, un accord bleu, entouré de nombreux accords rouges et jaunes qu’avivent, partout, les accents verts des feuillages. Il n’y a qu’à se retourner vers les tapisseries de Pepersack, les Noces de Cana, ou Jésus au milieu des Docteurs, pour saisir à quel point l’homme du XVe siècle, avec moins de couleurs, était plus coloriste que celui du XVIIe.
Or, rien de tout cela n’est dû au théologien, bien que les couleurs de certains costumes sacrés fussent prévus par les manuels: tout cela est dû à l’artiste. C’est le sujet officieux qui se glisse à côté du sujet ou plutôt de l’objet officiel, le senti à côté du voulu, ou ce qui est voulu par l’imaginatif après ce qui a été voulu par le pédant. «Ah! il faut citer l’Ecclésiaste au Mariage de la Vierge et montrer un prophète qui dise: «Unum de mille virum reperi, j’ai trouvé un homme entre mille!» Je vais en profiter pour témoigner aux âges à venir ce qu’est un vieux beau sous Louis XII!» se dit sans doute notre homme. Car, si naïf qu’on le suppose, l’artiste, au commencement du XVIe siècle, n’imaginait pas que l’auteur de l’Ecclésiaste fût coiffé comme Balthazar Castiglione. En portraiturant cet humaniste à la barbe frisée, tête à tête avec un perroquet, en détaillant sa toque rebrassée et son bicoquet, son collet d’hermine, ses manches à crevés, ses bottes rabattues et son manteau de cérémonie bordé et brodé de gemmes, il s’est diverti extraordinairement.
Visiblement, il y a deux volontés qui cheminent, ici, l’une près de l’autre, très différentes, souvent contradictoires. Le chanoine a voulu faire œuvre d’instruction et d’éducation, et suivre, le mieux possible, les indications de la Bible des Pauvres ou du Miroir. L’artiste, lui, a voulu réjouir les yeux par la multiplicité des spectacles, attirer dans ce cadre tout ce qu’il trouvait de beau dans la nature, faire étalage de sa virtuosité picturale, que cela cadrât, ou non, avec l’histoire. Le chanoine ne s’était guère avisé, et peut-être n’était-il pas toujours enchanté, de ces fantaisies qui nous enchantent. C’est bien lui qui a dicté la Rencontre de saint Joachim et de sainte Anne à la Porte d’Or de Jérusalem: d’un côté, l’ange avertit saint Joachim de quitter ses troupeaux et de rentrer dans le monde, de l’autre, il enjoint à sainte Anne, d’abandonner ses lectures pieuses, parce que son veuvage va finir, et de s’en aller à cette même porte, où l’attend sa divine destinée. Mais ce n’est pas lui qui a imaginé l’élégant donjon à pont-levis, et la rue en perspective, les Amours courant sur la frise, comme échappés des cheminées d’Urbino, les têtes curieuses aux lucarnes, les poules picorant, le coq triomphant, les canards nageant, la grue marchant à pas comptés, l’écureuil grimpant à l’arbre, le chien lapant l’eau du fossé, le berger y descendant sa gourde, la lavandière y tordant son linge, ni le faisan, ni le paon, ni le lapin, sous les fougères, ni toute cette somptueuse défroque de chapes, de manteaux et de bonnets. C’est lui qui a dicté les trois actions principales dans la Présentation de la Vierge enfant au Temple, mais non les robes de «beau maintien», les escoffions, les templettes et les manches à crevés bouffants, de l’éblouissant cortège féminin. Il a bien donné, dans les Perfections de la Vierge, le texte Fons hortorum, mais non prévu la délicieuse vasque d’or qui s’arrondit, ni les filets d’eau qui descendent des flûtes maniées par les petits Amours.
Ainsi, lorsqu’on a trouvé, dans chacune de ces images, le texte sacré d’où l’artiste a tiré son sujet, on n’a pas trouvé, du tout, ce qui leur donne leur aspect particulier. Pour le trouver, il faut les regarder avec des yeux d’ignorant, non d’archéologue, en les confrontant, non plus avec l’histoire ou la théologie, mais avec la nature et la vie. Alors, on voit tout de suite ce qui fait le charme de ces images: c’est leur fantaisie. Otez à ces dames leurs costumes anachroniques, leurs toilettes du XVe siècle, et drapez-les à l’antique, comme l’eussent fait Le Sueur et Poussin; fauchez toutes ces fleurs et ces feuillages du premier plan; frappez dans vos mains et faites envoler tous ces oiseaux; chassez tous ces gens et toutes ces bêtes qui n’ont rien à faire ici; mettez de l’ordre dans ces moutons; rendez aux trésors des églises les dalmatiques dont les anges se sont indûment affublés et enseignez-leur plus de simplicité dans leurs parures aviatrices; réduisez, en un mot, les acteurs aux rôles prévus par les livres saints en leur défendant de chercher des «effets» à contresens, et le décor aux indications du metteur en scène,—et vous n’aurez touché, en quoi que ce soit, aux instructions de la Bible des pauvres ou du Speculum humanae salvationis,—vous les aurez mieux suivies, au contraire,—et tout le charme de ceci aura disparu.
Il tient donc à tout autre chose, et cette autre chose peut se résumer en un seul mot: la disparité.
D’abord, disparité dans les styles. Chaque tableau offre le plus bel exemple de la «confusion des genres,» ou, si l’on veut, de la réunion des genres. Aujourd’hui, on distingue ceux-ci très nettement, et, dans les comptes rendus, on voit les tableaux des Salons répartis en «peinture d’histoire, tableaux de genre, paysages, art décoratif, art religieux, scènes humoristiques, portraits, natures mortes.» Sous quelle rubrique, un salonnier rendrait-il compte de ces quatorze scènes de la Vie et Mort de la Vierge? Sous celle de la «Peinture religieuse», c’est entendu, à cause de son sujet officiel, mais jamais composition ne fut moins spécifiquement et uniquement dévote. Considérez le cortège de dames, en grande toilette, qui ont ouï parler de la Présentation de la Vierge enfant au Temple et ne veulent pas manquer le spectacle: c’est un défilé mondain des dernières «créations» des couturiers à la mode: les templettes à turban enrubanné, les corsages échancrés carrément, assez bas, avec la gorgerette de «doulx-fillet», les larges manches, dites à la grand’garre, tout un luxe féminin qui s’émancipe, petit à petit, de la tutelle d’Anne de Bretagne, tandis que le luxe des hommes s’est, déjà, tout à fait émancipé et que nous voyons, de l’autre côté de l’escalier, un seigneur arborer, déjà, la toque plate, à brillants, de François Ier. On y voit même, sur une petite fille, la dernière «création» de Beatrice d’Este. Cette gamine, que nous retrouvons sept fois dans ces quatorze compositions, toujours conduite par la main, se faufilant au milieu des grandes personnes pour mieux voir la scène, est toujours coiffée et habillée à l’italienne. D’où vient-elle? Que fait-elle? On dirait une de ces poupées envoyées en France par les grandes dames de Mantoue, de Milan ou de Ferrare pour y propager les modes nouvelles d’outre-monts.... Enfin, dans un coin, nous voyons un vieux beau commodément installé pour ne pas perdre un coup d’œil du cortège et qui en désigne les attractions du bout du doigt. C’est une «scène de genre», traitée par un portraitiste mondain.
C’est peut-être, aussi, une collection de portraits, et non pas de portraits honteux, dissimulés sous des habits d’emprunt et dans une action biblique, mais de portraits campés en pied, séparés de la foule, exactement tels qu’on les fait aujourd’hui pour le Salon. Voyez, dans les Trois Maries, le docteur en bonnet carré, qui discourt à notre gauche: n’est-ce pas évidemment un portrait, et criant de ressemblance, je veux dire: de dissemblance et de particularité? Il y a quelque vingt ans, on fut un peu choqué de voir un peintre introduire M. Renan, simple spectateur, dans une scène de l’Évangile. Ce docteur était, sans doute, aussi reconnaissable pour ses contemporains que pour nous M. Renan,—auquel il ressemble quelque peu, par aventure. Le peintre l’a mis pourtant aux pieds de la Vierge, derrière Marie Jacobé. On l’aurait beaucoup surpris en le blâmant. C’est qu’on n’avait, alors, aucune idée de la «division des genres».
De même, saisit-il toutes les occasions pour retracer les scènes de la vie populaire et les caractériser jusqu’à la caricature. Comme les mendiants venaient autour du Temple, il en met trois dans sa Présentation de Notre-Seigneur, qui sont des études très poussées des infirmités humaines. Nous avons, là, sous prétexte de peinture religieuse, un croquis digne de Breughel ou de Callot. Et comme le prophète Malachie, qui se tient là, pour dire: veniet ad Templum..., nous montre une trogne extraordinaire, on pourrait découper, dans cette tapisserie, tout un tableau réaliste et profane au plus haut point. Parfois, cela va jusqu’à l’humour, et les deux bergers qui retournent la tête dans la Nativité, près des armoiries de l’archevêque, sont de véritables «charges». Le caricaturiste du XVe siècle n’a pas besoin, comme aujourd’hui, d’une exposition des humoristes pour se faire connaître: il lui suffit d’un tableau de piété.
Cela suffit, aussi, à l’«animalier» du XVe siècle. C’est toute une ménagerie qui est répandue dans les premiers plans et sur les architectures. Chaque bête est étudiée à part, dans ses caractères spécifiques, saisi dans son mouvement le plus révélateur: l’écureuil quand il grimpe, la chèvre quand elle se suspend au cytise, la poule quand elle picore, la grue ou le héron quand ils s’en vont, sur leurs échasses, chasser aux vermisseaux. Ces études d’après nature qui, plus tard, seront mises à part, dans des cadres, pour divertir les amis des bêtes et les chasseurs, sont introduites, un peu par fraude, là où le peintre l’a pu: près du Bon Dieu.
Ses études botaniques, de même. C’est peu de dire de l’artiste, à cette époque, qu’il fait du paysage, et c’est trop:—il fait de la botanique. Vous reconnaissez facilement chacune des plantes et des fleurs qu’il a détaillées au premier plan. Chacune est considérée à part comme posant pour son portrait: ce sont des monographies de fleurs. Rien de si précis, de si exact ou de si scientifique n’a paru, depuis lors, dans nos premiers plans de paysage.
Et ce détail, aussi, contribue grandement à l’aspect décoratif de ces tapisseries. Je dis qu’il y contribue et non pas qu’il a été choisi délibérément pour y contribuer. Vous trouverez cette même insistance analytique, ce nombre et cette variété de plantes jaillies au premier plan et étudiées une à une dans presque toutes les œuvres fameuses des maîtres d’alors. Il y a moins de variétés de fleurs et de plantes dans toutes les bordures de tapisseries réunies, ici, que dans le seul premier plan de la Nativité de Fiorenzo di Lorenzo, à Pérouse.
Pareillement, ces architectures bien régulières et symétriques, le toit de la crèche dans la Nativité et les Rois Mages sont d’un excellent effet ornemental. Mais on les retrouve dans tous les tableaux de cette époque. On ne voit, nulle part, que l’artiste, ayant pu donner, par la tapisserie, l’illusion d’un tableau, s’en soit privé.
Non seulement cet artiste n’évite pas la confusion des genres et des styles, mais il s’y complaît manifestement. Toujours la chose vue se juxtapose, chez lui, à la chose imaginée. Il habille le fantastique avec le réel: l’ange avec la dalmatique, Dieu le père avec la couronne impériale, et rien n’est plus précis que l’inventaire de l’intérieur bourgeois où il reçoit les anges de l’Annonciation. Il fait le procès-verbal de l’impossible. De là, une saveur et une suggestion toujours piquantes. Cette juxtaposition continuelle du détail vrai servilement reproduit et de la fantaisie rêvée sauve les compositions primitives de toute monotonie.
Toutefois, cette disparité des styles, si elle est la plus apparente, n’est pas la seule, ni la plus importante. Un artiste, de nos jours, qui voudrait confondre ainsi les genres dans un même tableau et y être, dans un coin, humoriste, dans l’autre dévot, dans l’autre épique et plus loin réaliste, le pourrait sans nécessairement atteindre au caractère singulier de ceci. Pourquoi? C’est que partout, d’un bout à l’autre, il apporterait une science égale, plus ou moins grande, du dessin, de l’attitude et une connaissance égale de l’objet. C’est à quoi de longs siècles de maîtres et d’exemples et de recettes l’ont habilité. Ce n’est pas, là, le fait de notre peintre. Il y a des choses qu’il sait très bien faire dès longtemps et il y en a d’autres qu’il apprend seulement; il y a des gestes où il est désinvolte et d’autres où il est gauche; il y a des sortes d’hommes ou de bêtes, des espèces ou des âges où il est expérimenté et d’autres où il est novice, des essences d’arbres qu’il connaît et d’autres qu’il ignore, des lignes qu’il sait mettre en perspective, et d’autres où il hésite encore et fléchit.
Par exemple, lorsqu’il met une figure en action, tout geste purement impulsif, démonstratif ou sentimental est gauche, incertain, inexpressif. Les vingt-huit prophètes, ou docteurs, qui se tiennent dans les coins de ses compositions, s’ingénient vainement à prendre des attitudes révélatrices. Ils ne savent que faire de leurs mains, et les plus expressifs d’entre eux ne parviennent qu’au geste du montreur de phénomènes, à la porte d’une baraque, qui invite à entrer. Dieu n’est pas certes apparu dans le Buisson ardent à Moïse pour le même objet que, dans l’Arbre de la Science du bien et du mal, à Ève après sa faute: pourtant ses deux gestes, interchangeables, ont aussi peu de signification l’un que l’autre. La Fille de Jephté, arrivant au Temple, semble prononcer une allocution. De même, les soldats venus pour massacrer les innocents. Quand l’action est rapide, l’impropriété du geste est flagrante. Jacob et l’Ange n’ont nullement l’air de lutter. David, descendant de sa fenêtre, n’a nullement l’air de fuir. Dans Joachim et Anne chassés du Temple, on ne voit point du tout, par le geste du grand prêtre, qu’il les chasse, ni par les leurs, qu’ils soient chassés. En revanche, les deux mendiants qui tendent leur sébile se font admirablement comprendre, et leur geste est très propre à remplir son objet. C’est qu’alors il ne s’agit plus d’une action impulsive, ou sentimentale, mais d’un mouvement commandé par une nécessité définie, et un mouvement souvent répété, par conséquent facile à observer.
Aussi, tout geste professionnel, qui tend à une opération concrète et définie, sur un objet, tout «geste de métier» est-il très bien rendu. La femme qui puise de l’eau, dans la Nativité de la Vierge, tient son seau exactement comme il faut le tenir pour le remplir à un robinet. Le saint Joseph, qui menuise dans l’Annonciation, lève son maillet et arc-boute son genou comme il faut pour enfoncer son coin dans le bois solidement maintenu. La lavandière, qui lave son linge dans le fossé de la Porte d’Or, le tord réellement assez pour qu’il s’égoutte. Le mendiant, qui tend sa sébile à Joachim chassé du Temple, est certainement un professionnel. A côté de ces gestes, qu’on peut appeler «de métier», la femme qui fouille le coffre à linge et celle qui, du bout des doigts, tâte l’eau dans la Nativité de la Vierge, et aussi le Moïse qui se déchausse et le saint Joseph qui protège, de la main, la flamme de sa chandelle, dans la Nativité de Notre-Seigneur, font des gestes effectifs et qu’on a l’occasion souvent d’observer: aussi sont-ils tous attrapés avec justesse et rendus avec humour. Ceci n’est point particulier à l’artiste. C’est une caractéristique des Primitifs et de tous ceux qui les ont suivis jusqu’au XVIe siècle. Il n’y a pas d’exemple, avant Raphaël, qu’un geste de métier soit manqué. Nous en avons encore un exemple frappant, un siècle avant cette tapisserie, dans celle du Roi Clovis: ce sont les gestes des soldats se servant de leurs armes.
C’est un étrange salmigondis, à première vue, que la tapisserie longue de huit mètres et demi, haute de la moitié environ, qui représente comment le fort roy Clovis fu couronné, comment prist la Cité de Soissons. Il semble qu’on ait mis, dans un sac, des têtes, des casques, des bras, des maisons, des tours, des créneaux, des mâchicoulis, des pièces d’armures, des draperies, des tiares, des coutelas, des toits, des broderies, des arbalètes, des arcs et toutes sortes de choses cornues et pointues, qu’on ait secoué le tout longuement et le tout répandu sur un tapis. Mais l’imbroglio n’est qu’apparent. Étudions-le, un instant, en partant de la dernière figure à notre droite et en revenant, pas à pas, sur notre gauche. Tout se débrouille: il y a même un certain ordre de bataille. A n’en pas douter, une armée rangée sous l’étendard vermeil aux trois crapauds, qui désigne les Francs, s’avance de gauche à droite, repoussant devant elle un lot d’adversaires. En avant, marchent des fantassins, maniant des armes d’hast, ce sont les gens du corps à corps: l’un d’eux, cuirassé d’extraordinaires épaulières d’or rouge, à têtes de lion, et de genouillères cornues, charge comme à la baïonnette, mais avec un fauchart ou plutôt avec un «vouge», emmanché d’une rondelle d’arrêt; l’autre, à cuirasse bleue et à manches et chausses rouges, coiffé d’un surprenant casque à mèche, décharge un terrible coup de maillet d’armes sur un nègre qui s’en va. Au-dessus, dans l’intérieur de la ville, on se bat également corps à corps: épée, coutelas ou maillet d’armes; le roi Clovis, lui-même, s’y emploie terriblement.
Derrière ce corps à corps, se tiennent les gens qui se battent à distance, les archers de l’infanterie légère et chacun d’eux représente un temps différent du tir. Le premier ajuste sa flèche et va tirer: c’est l’archer barbu, au justaucorps rouge et coiffé d’un casque pyramidal où s’ébahit en poupée une petite tête de nègre; l’autre vient à peine de tirer: son œil suit le vol de sa flèche, et toute sa machine musculaire demeurant figée dans cette attention, les doigts de sa main droite ont conservé la flexion prise au moment du débandement; un troisième, en dessous, justaucorps bleu, manches rouges, a tiré depuis plus de temps: son bras droit a terminé en l’air le mouvement de recul et il considère avec un peu de dégoût, à ses pieds, le résultat de son tir: un ennemi transpercé par sa flèche, gisant à terre, les yeux morts, un filet de sang ruisselant des lèvres: cette fantasmagorie contient des détails d’un réalisme horrible.
Derrière les archers, voici les gens qui tuent à plus de distance encore: les arbalétriers, l’infanterie lourde. Là, encore, chaque temps du tir a été noté par l’artiste. Au bord du tableau, en voici un, la flèche entre les dents, en train de tendre une arbalète à tour; pour cela, l’arc renversé est fiché en terre; il a passé le pied gauche dans l’étrier qui est à la tête du fût (mangé par la bordure) et il tourne la manivelle, des deux mains, pour amener la corde jusqu’au saillant, la noix, qui la retiendra tendue. Derrière lui, un camarade, sa corde étant déjà tendue, se dispose à fixer son carreau dans la rainure de l’arbrier. Son arme est moins savante: c’est une arbalète simple, munie de son étrier; on voit pendre à sa ceinture le pied-de-biche qui a servi à la tendre. En avant, à l’abri d’un immense pavois, tenu debout par un camarade, l’autre arbalétrier, tenant son arme toute garnie, s’avance sur la pointe du pied comme pour faire une farce: il va viser. Tous ces gestes de métier sont d’une propriété qui témoigne de leur justesse, et je doute que, dans toute la galerie des Batailles, à Versailles, il y ait un seul tableau nous donnant sur la manière de charger et de décharger une arme, des renseignements aussi précis et aussi complets.
Là, au contraire, où manque le «geste de métier», aucune attitude n’est plus significative. C’est ce qui arrive dans l’admirable tapisserie Marie dans le Temple, où vous lisez ces vers tissés entre le héron, le gerfaut, les licornes et l’hermine:
Porte du ciel, comme soleil eslue,
Puis de vive eaue, ainsy que lune belle,
Tour de David, lis de noble value,
Cité de Dieu, clair miroir non pollue,
Cèdre exalté, distillante fontaine
En ung jardin fermée, est résolue
De besongnier, et si de grâce pleine.
Une seule figure, ici, fait un geste de métier: c’est la Vierge elle-même, et c’est le geste du tapissier. Assise devant une chaîne de basse lisse, sa main gauche va passer la laine entre les fils, et sa droite tient le peigne, ou plutôt le couteau de bois qui la tassera. Derrière elle, une nichée d’anges; devant elle, des prophètes; au-dessus d’elle, Dieu le Père, ne font que des gestes vagues d’admiration, d’adoration ou de bénédiction. Les licornes, dressées sur leur train de derrière, ont une attitude aussi parlante que les deux prophètes; les perroquets et les faucons sur le bord des fontaines jouent un rôle aussi précis que les anges: un rôle purement décoratif. La Légende dorée nous dit que la Vierge, élevée dans le Temple, «croissait tous les jours en sainteté, visitée par les anges et admise à la vision divine, qu’elle s’était imposé pour règle de rester en prière depuis le matin jusqu’à la troisième heure, et ensuite de la troisième à la neuvième, de tisser de la laine, après quoi elle se remettait en prière, jusqu’au moment où un ange venait lui apporter sa nourriture.» Nous le voyons ici, mais nous voyons surtout autre chose. Nous voyons un paysage décoratif, une fête ordonnée pour le plaisir des yeux. L’artiste a supprimé le temple, ou l’a réduit aux deux colonnes ornementales qui lui étaient nécessaires pour tendre sa tapisserie et pour supporter les armoiries inévitables de Monseigneur. Et, profitant de ce qu’un des emblèmes de la Vierge est l’ortus conclusus, au lieu de la mettre dans le Temple, il l’a mise dans un jardin. C’est le jardin selon le cœur du Moyen âge, le jardin d’Albert le Grand, de Jean de Garlande, du Roman de la Rose, bien clos, à l’abri des incursions du dehors, régulier, en contraste avec l’irrégularité de la nature, ordonné contre tout désordre, riche de tout ce qu’on connaissait alors de plantes, même exotiques.
De chaque emblème des Perfections de Marie, l’artiste a fait un motif décoratif: Fons hortorum est devenu le motif d’une fontaine précieusement ciselée; oliva speciosa, d’un grand arbre; turris David, d’un château fort; puteus aquarum vivencium, d’un puits ornemental; porta celi, d’un donjon; De lilium inter spinas il a fait jaillir une touffe de lis, de Plantacio rose, une touffe de roses, et, ainsi, chacune des perfections de la Vierge, indiquée par le théologien, se trouve transposée, par l’artiste, en une beauté nouvelle dans le paysage.
A l’inverse, comme toute impression sensorielle se résout chez nous en un sentiment, même cette fantaisie purement pittoresque dépose dans notre souvenir une impression morale. C’est celle d’une vie paisible dans de beaux paysages. L’homme chemine de la naissance à la mort, entouré de prodiges, protégé et guidé par les puissances célestes. Il n’est plus seul en face de la fatalité, nu devant la nature adverse et formidable, comme aux premiers âges, lorsqu’il y avait, entre lui et les êtres du ciel, tant d’«anneaux manquants». Dieu est moins haut, la bête est moins hostile: il vit tout près de l’un et de l’autre, dans un échange continuel de services et de figurations. Les dieux, ou plutôt les Saints, qui ont remplacé les dieux, ne sont plus des forces de la nature, mais des Vertus et des Mérites, des êtres de chair et de sang nés de la femme, qui ont souffert ce que nous souffrons. La nature tout entière est hospitalière. Entre les colères du ciel et nous, les anges tendent le voile de leurs ailes; sur le rocher et la masse géologique du globe, les plantes tissent l’éclatante trame de leurs feuilles et de leurs fleurs et voici que le paysage idéal, le «jardin secret», est fait de toutes les Perfections de la Vierge.
Aussi bien, cette vie idéale, cette Histoire de la Vie et Mort de la Vierge n’est-elle pas autre chose que l’apothéose de la Femme, le triomphe de la pureté et de la faiblesse. C’est l’humanité, enfin délivrée de ses obscurs instincts animaux et soustraite au règne de la violence. Il ne s’agit pas, ici, de conquérir le monde, de dompter des forces naturelles, d’être un «surhomme», mais d’échapper à toute souillure, de demeurer le maître de son âme, de se rattacher à la communion des saints, passés et à venir, par l’obéissance à la loi d’en haut, afin de vivre heureux dans l’émerveillement de la nature d’en bas. Aucune recherche de progrès, point d’ambition, partant point d’inquiétude, nulle poursuite de ce qui sera, mais la jouissance de ce qui est et le souvenir de ce qui a été. Le bonheur depuis longtemps préfiguré, des images un peu obscures de l’avenir: le buisson qui brûle sans se consumer, la verge qui fleurit, et puis, la tache originelle étant enfin effacée, la flamme des premières convoitises et des premières violences étant éteinte, l’avènement de la Femme dans la Paix et dans la lumière:—voilà ce que ces images insinuaient dans les âmes, il y a quatre cents ans. Cela paraissait bien loin de la vie réelle alors. En sommes-nous beaucoup plus près aujourd’hui?
Mai 1915.
LES RUINES
Ce mot de «ruines», quand on le prononçait avant la grande coupure historique de 1914, évoquait des choses patinées par le temps, sanctifiées par le respect, témoins de générations disparues. C’étaient des visages d’aïeules qu’on n’avait jamais connues jeunes et à qui l’on n’imaginait pas une autre beauté. Les cicatrices paraissaient des rides, les brèches, dans les longues lignes architecturales, des élégances. De l’herbe, montée peu à peu, noyait les décombres, des feuilles s’abaissaient sur les mains mutilées des statues. La mousse y jetait sa fourrure verte, le lichen son voile doré. Les surplombs des sommets, entraînés, jour à jour, par les intempéries ou l’action dissolvante des racines, étant peu à peu tombés, les masses avaient pris, insensiblement, une forme pyramidale, la plus stable de toutes, et, ainsi, n’avaient plus l’air de choses détruites, mais bien de choses bâties telles quelles «pour le plaisir des yeux». D’ailleurs, une vie nouvelle y était née, de tous les germes apportés par l’oiseau ou le vent qui passe, et y croissait sous la protection des vieilles pierres encore capables de ce service, et, pourvu que les archéologues ne vinssent pas trop les gratter, rien n’y évoquait l’idée de la mort.
Mais des ruines d’hier, des «ruines neuves», on ne savait ce que c’était ce que ce pouvait être—hors des pays à tremblements de terre! Des villes mises à sac, des palais en flammes, des maisons éventrées, le brasier où tombent des trésors d’églises, où se calcinent les statues, où fondent les plombs, les bronzes, les orfèvreries, les tentures précieuses; des cathédrales illuminées intérieurement, comme par un feu d’enfer; les torsades des fumées d’incendie qui montent, la terre qui change la couleur du Ciel, c’était là des spectacles néroniens qu’on ne pouvait situer que dans le Passé! Peut-être quelques dilettantes, moralement pervertis, comme il y en a toujours aux époques de civilisation raffinée, regrettaient-ils de vivre à une époque où l’on ne pût rien espérer connaître des émotions des temps barbares. Quand les artistes voulaient les représenter, quand ils tâchaient de figurer, par exemple, le tableau évoqué par Olivier de la Marche, racontant le siège de Dinant, en 1465: «Et le comte de Charolois et ses gens entrèrent dedans la vile comme maîstres et seigneurs et fut la vile pillée de toutes pars et puis fut mis le feu dedans: et fut brûlé Dinand par telle façon qu’il semblait qu’il y eut cent ans que la ville était en ruine»,—ils faisaient des efforts inouïs d’imagination. Aujourd’hui, ils n’ont plus besoin d’imaginer, de surexciter artificiellement leur verve, de fermer les yeux,—mais de les ouvrir. Des ruines toutes chaudes, des ruines comme celles que les Vandales ou les Huns ont pu faire après eux, des ruines comme celles de Dinant en 1465, en voici.
Ce qui frappe, d’abord, dans les aquarelles de la guerre, de M. Duvent, de M. Flameng, de M. Vignal, c’est leur allure de procès-verbal. On sent fort bien que l’artiste n’a nullement cherché à se «monter la tête». Il a cherché, au contraire,—devant un spectacle d’horreur qu’il ne pensait voir de sa vie,—à garder tout son sang-froid, à dompter ses nerfs, à fermer, pour ainsi dire, les pores de sa sensibilité. Quand Gustave Doré, quand Victor Hugo, dans leurs étonnants dessins, fabriquent des «ruines», ils mettent l’accent sur l’horreur et sur la désolation. Ici, l’accent n’est pas mis, la voix n’est pas enflée: elle raconte, d’un ton égal, la lamentable histoire. C’est dans les temps de calme et de bonheur qu’on aiguise ses facultés de sentir, c’est-à-dire de souffrir. De même, c’est quand le «motif» est banal, qu’on se livre à des tentatives de technique hasardeuse, pour le renouveler. Quand le drame est là, pesant sur toutes nos fibres à les briser, on chercherait plutôt le secret de l’insensibilité pour «tenir». Quand le «motif» d’horreur se présente dans la vie, il ne s’agit pas de l’accentuer, ni de l’enrichir d’une technique imprévue. Il suffit de le rendre.
CHAPITRE I
YPRES ET LES FLANDRES
Et ils l’ont rendu. Regardons, par exemple, l’aquarelle de M. Duvent: Ypres sous les obus. Nous avons sous les yeux la réalité des vieilles chroniques. Des Halles d’Ypres, qui furent le Palais du Drap, la Cathédrale des libertés publiques depuis le XIIIe siècle, quelque chose, à la fois, comme le Palais de l’Arte della Lana et le Palais Vieux, à Florence,—il ne reste plus que quelques aiguilles, les tourelles isolées des toits qu’elles flanquaient, et une masse ruineuse, dont le découpage semble emprunté à une eau-forte de Victor Hugo. L’aiguille, qui pointe sur cette masse, est une des quatre tourelles d’angles qui cantonnaient le beffroi; les deux autres, posées comme en poivrières, marquent les deux extrémités de cet immense vaisseau de 138 mètres de long, troué de 96 fenêtres, qui fut la Halle d’Ypres.
Derrière, à droite, on voit ce qui subsiste du clocher carré de la cathédrale Saint-Martin. La petite aiguille, qui pointe tout auprès, est un des deux clochetons qui jaillissaient à droite et à gauche du transept. Un bout de galerie ajourée court encore au-dessus des ogives, ouvertes maintenant sur le vide. Entre ces deux aiguilles, cette basse masure trouée, couleur de sang, est tout ce qui reste de l’Hôtel de Ville, le Nieuwerk, Renaissance, à toit hollandais, bâti au XVIIe siècle, qui était accolé, plaqué aux Halles, pour le grand scandale de ceux qui aiment l’unité des styles. L’obus prussien a réparé cette «erreur». Les hauts murs sanglants, avec quelques pignons demeurés en l’air, dans le coin à droite, c’est la grande nef de cette cathédrale Saint-Martin du XIIIe et du XVe siècle, fameuse par ses stalles et ses bois sculptés. Et, sous ce ciel traversé de nuées sombres, au-dessus de ces flaques de pluie où les flèches de pierre enfoncent leurs reflets, la grande Halle, privée de son faîte, aplatie à terre et soulevée encore lourdement par ses colonnades, ressemble—on l’a dit, et la comparaison est exacte—au fantôme du Palais des Doges.
La comparaison est plus juste et va plus loin qu’on ne croit si l’on songe à leur sens historique. Ce qui s’est écroulé là, c’est le plus grand monument, peut-être, de la Bourgeoisie et de l’oligarchie patronale au Moyen âge. Les drapiers qui s’y rencontraient ressemblaient, en plus d’un point, aux seigneurs qui s’assemblaient dans la sala dei Pregadi: par leur génie commercial, par leur exclusivisme, par leur esprit d’entreprise. Ce n’est pas le Roi, ni l’Église qu’exaltait ce Beffroi de 70 mètres de haut, commencé pourtant dans les premières années du XIIIe siècle, en 1201, et entièrement achevé en 1380: c’était le Capital. C’était le clocher laïque et municipal, où sonna, pendant des siècles, la cloche des patrons appelant au travail et au repos les multitudes ouvrières. Placé au bord du continent consommateur de drap, en face de l’Angleterre, productrice de laine, c’était aussi le phare vers où se portaient les regards de toute l’Europe, pour un des besoins primordiaux de l’homme: se vêtir. 87 000 marques de plomb désignaient, chaque année, les pièces de drap sorties des halles d’Ypres et expédiées par le monde. Plus que du Palais des Doges, son histoire rejoignait l’histoire de notre temps. Car c’est là, que s’était posée pour la première fois, en plein Moyen âge, la «question ouvrière» sous la forme même qu’elle prend aujourd’hui, là, que les «Drapiers», patrons du temps, virent déferler la foule hâve et menaçante des tisserands, des foulons et des teinturiers. C’est de là que partirent les revendications populaires, qui secouèrent les foules jusqu’à Amiens, jusqu’à Paris, jusqu’à Rouen. Les révoltes de 1359 à 1379, presque continuelles sous les formes antidynastiques habituelles à l’époque, étaient des rêves de communisme ouvrier.
Ces Halles avaient vu passer, aussi, la grande guerre. Maintes fois, le flot de l’invasion avait battu leurs murs. Ypres était, avec Bruges et Gand, une des Trois villes du Nord qui commandaient toutes les plaines. La possession en était disputée par tous les voisins.
Lors du siège fameux de 1383, elle avait résisté à l’assaut de vingt mille Gantois appuyés par toute une armée anglaise, l’armée de l’évêque de Norwich. Il faut lire, dans notre Froissart, le récit de ces jours terribles, pour imaginer le spectacle dont ce vieux Beffroi avait été témoin: «Et vous dis que les archers d’Angleterre qui étoient sur les dunes des fossés de la ville, tiroient sajettes dedans si ouniement et si dur que à peine osoit nul appareoir aux créneaux de la ville et aux défenses. Et recueillirent ce jour ceux de Yppre bien la valeur de deux tonneaux pleins d’artillerie. Et n’osoit nul aller par les rues qui marchissoient aux murs où l’assaut étoit, par paour du trait, si il n’étoit trop bien armé et pavesché de son bouclier. Ainsi dura cel assaut jusques à la nuit, que les Anglois et les Flamands qui tout le jour avoient assailli en deux batailles, retournèrent en leurs logis, tous lassés et tous travaillés; et aussi étoient ceux de la ville de Yppre.» Les Flamands savent leur histoire, mais ils croyaient bien que ces choses étaient du Passé: elles étaient de l’Avenir.
Une autre ville, qui avait connu bien des sièges terribles, avant de voir tomber ses monuments par ce dernier déluge de feu, c’est Arras. Regardons l’aquarelle de M. Duvent, faite le 12 août 1915, les ruines blanches de plâtras et rouges de briques à nu, sur un ciel tragique d’incendie ou de bombardement. Du Beffroi d’Arras, jadis haut de 75 mètres, ciselé comme une châsse, vibrant comme une volière, plein de carillons qui semblaient ne jamais devoir finir, voici ce qui reste: un pic de pierres sculptées sur une moraine de décombres. Aux grandes dates de sa vie: 1463, date de sa première pierre, 1499, date de son achèvement en toute sa partie carrée, puis 1551, date de son nouveau «départ» pour le ciel, en deux étages octogones, flanqués de choses pointues et fleuries qui montaient avec lui, il faut ajouter aujourd’hui une quatrième date, 1915, date de son écroulement jusqu’à la hauteur du premier étage. Le reste, qui avait vu Louis XI avec ses médailles et, depuis, tant de sièges, tant de fêtes, de carrousels et de kermesses et les journées tragiques de la Révolution, est poussière. A droite, cette chose plate triangulaire dessine, seule encore, la forme qu’avait la haute toiture de l’Hôtel de Ville, lorsqu’elle descendait des deux côtés en pentes raides, semées de lucarnes sur trois rangs, crêtée, plombée et dorée à son sommet comme un reliquaire. Tout contre, ce magma carbonisé, voilà tout ce qui reste d’une aile dans le style Renaissance flamande ajoutée après coup à l’Hôtel de Ville gothique, car ici, comme à Ypres, on avait accolé hardiment les deux styles. Ce trou rond dans les briques rouges est comme le dernier hublot de cette nef démâtée. On voit, là, le dernier vestige d’une rangée de baies circulaires ouvertes au second étage. Elles contrastaient vivement avec les hautes ogives gothiques qui flamboyaient au-dessous. La délicieuse dissymétrie de cet Hôtel de Ville, presque égale à celle du Palais des Doges, se devine encore quand on regarde les ruines des arcades si exactement dessinées par M. Duvent. On sent qu’elles s’ouvraient selon des courbes toutes différentes: l’arc en tiers-point et le plein-cintre, alternant sur des colonnes inégalement espacées, sauvaient les sept arcades de l’inévitable ennui d’un plan régulier. Peut-être cela gênait-il M. Hoffmann, l’architecte municipal de Berlin, ou M. Peter Behrens. L’ordre règne maintenant dans le style ogival d’Arras: il n’y a plus rien.
Comment c’est-il arrivé? C’est M. Flameng qui va nous le dire. Il a peint le même motif, mais vu un mois auparavant, et vu d’un autre point: du pan de mur qu’on aperçoit, à l’extrémité gauche dans l’aquarelle de M. Duvent. Peintre de batailles, il a saisi la Ruine au moment où elle se fait. On croit entendre le bruit sourd de la masse qui s’éboule, on croit respirer cette poussière âcre qui flotte dans l’air pendant l’incendie. L’écorce sombre des pierres, patinées par le temps, se détache et tombe; la bâtisse primitive, l’appareil du XVe siècle, est mis à nu: c’est une minute rare pour l’œil de l’artiste.
Lorsque le dernier étage du Beffroi d’Arras avait été terminé, jadis, un poète du lieu était venu en commémorer le souvenir par ces vers, ensuite gravés sur une plaque, à l’intérieur de l’édifice: