L'art pendant la guerre 1914-1918
Par ung second jour de juillet,
Jehan Delamotte et Pierre Goulattre
Firent en ce lieu le premier guet,
Estant à nouveau le Beffroi faict
Par ung nommé Jehan Caron
Maistre en cet art, ung des perfaicts
Car il avoit un grand renom.
L’inscription de M. Flameng, au bas de son aquarelle, Arras, juillet 1915, a la même éloquence et éveillera chez nos descendants autant de souvenirs.
L’artiste ne s’est pas borné à cet éloge funèbre du Beffroi, la gloire d’Arras. Il a voulu conserver l’aspect de ruines d’un moindre style.
Voici l’incendie de la cathédrale d’Arras, le 6 juillet, au lendemain de la pluie d’obus,—cinq mille, dit la chronique,—qui acheva la destruction de la ville. Cette façade à colonnes corinthiennes, qui semble empruntée à quelque église d’Italie, c’est l’entrée de la cathédrale, plaquée contre l’immense bâtiment appelé le Palais Saint-Vaast, ancienne abbaye, sorte de caravansérail intellectuel où se trouvaient réunis non seulement l’église, mais l’évêché, le musée, les archives, le séminaire, la bibliothèque. Tout, sauf çà et là quelques façades, est détruit. Le Palais flamba le premier, puis le feu gagna les combles de la cathédrale. On voit, à terre, un des chevrons de la charpente qui flambe encore après l’écroulement du toit tout entier. Sur le sol, le bois crépite et, là-haut, les fumées lumineuses, traversées par le soleil, s’évanouissent dans le ciel indifférent et bleu.
Ce sont, là, les derniers tisons de l’incendie allumé dans la nuit du 5 au 6 juillet. Cette nuit elle-même, M. Flameng l’a peinte. Elle restera certainement, au point de vue esthétique, la grande nouveauté des combats modernes. On voit peu de choses, dans une bataille, le jour: on en voit beaucoup la nuit, beaucoup plus qu’autrefois. Les projecteurs, les fusées éclairantes, les obus fusants, les incendies sont les seuls cadeaux que la Guerre fasse à l’Art. Sans doute, la guerre de nuit remonte loin dans l’histoire. Lors du siège d’Arras par Louis XI, en 1477, lorsque, comme dit Commines, «le roy fit approcher son artillerie et tirer, laquelle estoit puissante et en grand nombre; les fossés et murailles ne valoient guères; la batterie fut grande et furent tous espouvantés...»—on dut voir quelques-uns de ces effets de nuit. «Le vingtième jour d’avril, audit an, ajoute un chroniqueur, on jettait journellement engiens de cité dedans Arras, furent jettés plusieurs mortiers en plusieurs lieux, en especial en l’enclos de Saint-Vaast, tant sur le corps de l’église dont la voulte de le nef fut perchié, et fut grand dommage, dont le roy la fit refaire comme il aperra cy après: de rechef cheyrent sur le dortoir et en plusieurs aultres lieux jusques au nombre de 14, dont aucuns avoient 52 pous de tour, mais par la grâce de Dieu, il n’y eut nulluy bleschié, et jectoient tant de nuict comme de jour incessamment serpentines contre la tour, le cloquier et le portail....» Mais les bombardiers modernes ont grandement perfectionné leur pyrotechnie homicide et infiniment varié les effets éclairants de leurs poudres. Si M. Flameng a pu oublier le sens humain du drame qui se jouait devant lui, c’est d’une des plus belles heures de sa vie d’artiste que cette aquarelle pourra témoigner.
Comme Ypres, comme Arras, Nieuport avait connu des heures terribles dans le Passé, et aussi des heures glorieuses, mais ne croyait pas en revoir. Étrange aventure que cette guerre où l’on détruit des villes déjà mortes depuis des siècles, ensevelies dans la vase, le silence et la solitude, où les obus vont déterrer les morts! Nieuport était de ces villes-là. Elle flottait dans des vêtements trop amples faits en d’autres temps. Les aquarelles de M. Duvent, les Halles et l’Église, nous montrent deux monuments construits jadis pour des multitudes de drapiers ou de fidèles, du temps où la ville n’était pas délaissée par la mer, où elle se défendait avec de hauts remparts, éclairait l’horizon avec ses phares, jouait son rôle dans le cycle international des échanges. Depuis longtemps, ces jours glorieux étaient finis. La mer s’était retirée et les foules avaient suivi la mer. L’immense église était quasi vide, le phare enterré. La ville était plongée dans un sommeil léthargique dont rien ne semblait pouvoir la tirer. Elle ressemblait à ces dormeuses que la science observe parfois durant des années, dans les hôpitaux. Elles ne se réveillent que pour mourir.
Les grands jours d’Ypres et de Nieuport semblaient finis. Voici une petite ville qui n’avait guère eu de grands jours: Gerbéviller, en Lorraine. Elle en aura un désormais: le jour de sa ruine. Un dessin de M. Georges Scott nous le montre sinistre. On devine, rien qu’au coup de crayon de l’artiste, les scènes de sauvagerie qui se sont passées dans cette rue, les jeunes gens brûlés, les femmes fusillées à la course, «comme des lapins», dit le récit d’un témoin oculaire. C’est là, surtout, que le mot de ruines perd sa signification esthétique: ce ne sont pas, là, des ruines, ce sont des décombres....
Après toutes ces visions tragiques, c’est un curieux contraste que la grande aquarelle de M. Vignal, Sermaize-les-Bains. C’est la ruine sous le ciel rasséréné, qui a déjà pris son aspect pittoresque, avec les verdures nouvelles des arbres. C’est un paysage à la place d’une ville: on sent la vie qui se transforme et qui continue. L’homme se lasse, la terre ne se lasse pas. La nature recommence, indifférente, son grand œuvre, recouvrant tranquillement le crime des hommes, comme leurs édifices, d’une même splendeur. M. Vignal a repris son métier, non pas avec la même indifférence, mais avec la même sûreté que la Nature. Il a posé sur le papier ses teintes les plus fraîches, comme lorsqu’il était paisiblement occupé à tailler les ifs d’un beau jardin d’Espagne ou, dans l’indolente Venise, à égrener le chapelet des reflets.
CHAPITRE II
LA CATHÉDRALE DE REIMS
Maintenant voici la Ruine inexpiable, celle que la Nature elle-même ne peut suppléer, parce qu’elle contenait un peu du cœur des hommes,—et d’hommes qui ont disparu depuis six cents ans: la cathédrale de Reims! Nous connaissons surtout le désastre accompli sur le portail angle nord de la grande façade occidentale et sur les deux contreforts. C’est bien loin d’être tout le désastre, mais c’est le plus sensible. Ce portail était peuplé de figures mystérieuses. Ce qui distingue l’entrée d’une église de celle d’un château-fort, ce sont ces haies de personnages qui vous accueillent, vous bénissent, vous sourient. Distrait par leur présence, on entre sans s’apercevoir qu’on a franchi un mur gigantesque. Au-dessus de la tête, d’autres figures, en myriades, plus petites, grimpent, s’accrochent aux tiges de pierre, comme des cigales à des roseaux et les bouts des tiges plient sous le poids, se rejoignent en ogives—et voilà des voussures. Ces figures sont celles des prophètes, des saints, des sages, des rois et des héros. C’est seulement dans les temps modernes qu’on s’est avisé de planter un particulier au milieu d’une place publique, ne tenant à rien, dans l’isolement de sa gloire individuelle, tout commençant à son piédestal et finissant à son chapeau. Les artistes du XIIIe siècle donnaient à leurs héros une autre gloire. On ne pouvait entrer dans l’église sans passer entre les rangs serrés de ceux qui l’avaient faite: apôtres, martyrs, confesseurs, prophètes, serrés les uns contre les autres, confondus dans le rang de la grande milice chrétienne, dans la gloire collective du portail, tenant à la pierre, adossés à ses colonnes, recouverts par sa voûte, faisant corps avec l’immense édifice, vivant de sa vie et pouvant, comme on voit, mourir de sa mort. On ne sait pas toujours leurs noms, on hésite pour plusieurs d’entre eux, mais on sait la grande tâche que leurs épaules ont portée. Leur œuvre est inoubliable: ils ont donc pour fondement le solide parvis des fondations du temple et pour couronne le développement infini des siècles préfigurés.
Les fabricants du monument de Leipzig ont mis de l’ordre dans tout ce symbolisme: plus de simplicité leur a paru nécessaire. A coups d’obus, ils ont effacé entièrement les deux figures de saint Thierry et de son maître saint Remy, le patron de Reims, lesquelles étaient les premières à nous accueillir au bord du portail, à notre gauche, en entrant, l’une logée dans l’angle du contrefort et de l’ébrasement, l’autre à l’angle même de l’ébrasement. Ils n’ont laissé à sainte Clotilde, qui vient après, qu’un peu de sa tête et sa couronne: tout le reste de la statue a été enlevé par leurs soins. Ils ont raboté l’ange gardien qui se tient entre sainte Clotilde et saint Nicaise, ainsi que le saint lui-même. Déjà martyr des barbares, massacré sur le seuil de son église, et représenté ainsi par le statuaire, la tête amputée du crâne, voici que son effigie elle-même, bien des siècles après, est brisée. Enfin, la dernière figure au fond du portail n’a plus sa tête ni sa main, qui étaient tournées vers le saint. On ne voit plus, collées au mur, qu’une paire d’ailes qui annoncent assez qui se tenait là: c’était un ange, l’ange gardien de saint Nicaise, le «Sourire de Reims».
La figure de l’Ange de saint Nicaise était moins parfaite que d’autres ici, mais plus moderne et aussi plus humaine, plus accueillante. La Renaissance a, depuis, inventé des anges pleins de morgue et de distance. Ceux du Moyen âge se tenaient dans le rang, faisaient la haie, comme tout le monde, à l’entrée du sanctuaire, avec les hommes qu’ils guidaient et qu’ils consolaient. Ils n’étaient pas plus invisibles que les hommes, guère plus agiles, malgré leurs ailes, mais toujours souriants; véritables infirmiers des âmes, ils savaient les gestes qui mènent au Paradis.
Celui-ci avait, en se tournant vers saint Nicaise, le léger hochement de tête qu’a, sur l’autre portail, placée pareillement au coin de l’entrée, la prophétesse Anne en se tournant vers le grand-prêtre. Ces inflexions très discrètes suffisent à mettre en communion toutes ces figures et à faire de leur rencontre une «conversation sacrée». Puis il souriait, en plissant les yeux, d’un sourire un peu pointu. Et cette expression, tout humaine et un peu mondaine chez un être céleste, a toujours intrigué les passants. C’est le mystérieux sourire de celui qui connaît l’autre côté de la vie, les réalités dont toute cette cathédrale est la figuration. Or, cette tête qui souriait est tombée. On l’a ramassée brisée en plusieurs morceaux. Une chose fabriquée par les usines Krupp en a eu raison. Qu’est-ce que M. Krupp donnera au monde en échange?
L’autre côté du portail a un peu moins souffert. Pourtant, les deux premières figures du fond, près de la porte, où l’on croit voir saint Étienne et un apôtre barbu, sont rabotées par les éclats d’obus, de même que la figure suivante, celle de sainte Eutropie, sœur de saint Nicaise, qui assista à son martyre, et aussi saint Jean, à sa gauche. A côté de saint Jean, à l’entrée du portail, on voit encore une tête coiffée d’une mitre: c’est celle de saint Sixte, premier évêque de Reims; le reste du personnage est entièrement effacé. Quant à sa voisine, à ce qui fut la Reine de Saba, placée en face de nous sur le contrefort, elle gît dans les gravats et la poussière qui jonchent le sol. C’était une figure simple et fine, droite et souple, dans sa tunique aux longs plis fléchissants, écartant légèrement son manteau des deux mains d’un geste mesuré, avec une expression très vivante et très particulière: sans doute un portrait. Elle était là pour commémorer, à la base de l’église, un très lointain passé: elle était venue, jadis, des extrêmes pays d’Orient, adorer le roi Salomon, comme, plus tard, les Mages devaient venir adorer l’Enfant Jésus. La légende même racontait que, pour venir, elle avait franchi un torrent sur un madrier rejeté comme impropre à la construction du Temple, et dont on fit plus tard le bois de la Croix. Les Allemands, qui ont cru devoir effacer cette figure du portail de Reims, ont, par la même occasion, détruit à peu près les bas-reliefs où la scène de l’invention de la vraie Croix par sainte Hélène était représentée, dans le tympan ogival du contrefort à notre gauche. Ainsi, tout ce portail est-il dépeuplé.
Là, ne s’arrête pas le désastre. D’autres photographies nous montrent ce qu’il est advenu des sujets sculptés au revers de la façade, entre les trois portails. Dans celle du portail central, où figure la rosace à seize rayons, couronnés de trois petites rosaces trilobées, nous voyons comment étaient disposés ces sujets. Dans des niches rangées trois par trois le long de la muraille et superposées en sept rangées de haut, alternant avec des panneaux sculptés de feuillages, des prophètes, des saints, des anges, des chevaliers se tenaient, un par un. On distingue, à la rangée la plus basse, au-dessus des draperies sculptées, les trois prophètes Isaïe, Malachie, David, déroulant leurs phylactères. Au-dessus, on devine l’ange apparaissant à Anne et Joachim; au-dessus encore, on sait qu’il y a Anne et Joachim se rencontrant à la Porte d’Or. On est confondu de cette profusion de figures très étudiées dans des coins où nul ne les voyait. Aujourd’hui, l’obus a déblayé la place. Le feu a pris aux grands tambours de bois qui masquaient les portes. Nous voyons le résultat. Et il ne faut pas juger du désastre seulement par les choses qui se sont écroulées. Presque toutes les autres sont calcinées. L’épiderme de la pierre ne tombera-t-il pas au premier choc? On ne mesurera que dans longtemps l’étendue de la catastrophe....
Nous touchons ici au crime, non pas le plus inhumain, mais le plus inexplicable qui ait jamais été commis par des êtres qui avaient figure humaine et dont la langue assemblait des sons! Lorsque le télégraphe, dans les heures anxieuses de septembre 1914, nous apporta la nouvelle que l’Allemand détruisait la cathédrale de Reims, le cri fut moins d’horreur que de stupéfaction. Ce fut moins la sensibilité qui fut blessée que l’intelligence, par l’impossibilité où elle était,—où elle est toujours,—de comprendre. Détruire les demeures de l’ennemi, souffler une rafale de fer et de feu qui emporte les toits et rend une ville inhabitable, c’est une opération conforme au système de terreur inauguré par les reîtres. Mais un édifice où nul ne demeure,—que Dieu,—qui n’apporte à personne aucun confort, aucune protection matérielle, aucune richesse, dont la présence n’ajoute pas une minute de plus à la lutte, dont la disparition ne lui en ôte pas une,—bien plus, un édifice qui ne sert pas un pays plus qu’un autre, qui remplit un même office de beauté pour tous les peuples de race blanche, qui rappelle les fastes d’une religion commune à tous les peuples issus de la civilisation chrétienne: le viser comme une forteresse, l’incendier comme un dépôt de pétrole, envoyer des obus contre ses roses, décapiter ses anges, s’escrimer contre son idéal, chercher à faire peur à Dieu!—quel rêve, et combien d’années faudra-t-il à l’homo sapiens pour réparer une telle régression!
Tous les pays se sont sentis lésés. L’Allemagne, elle-même, l’aurait compris, si elle était encore capable d’un sentiment désintéressé. «Une chose de beauté» n’est pas seulement «une joie pour toujours», comme l’a dit le poète anglais, mais pour tous. Le pays où elle est née ne la possède pas plus que les autres. Il en est le détenteur, il n’en est pas le propriétaire, au sens du jus abutendi. Cela est si vrai que, lorsqu’il est question, dans une ville quelconque, non pas même de détruire, mais seulement de «restaurer» un de ces chefs-d’œuvre, le monde entier s’émeut. De toutes parts, des protestations éclatent, et elles sont écoutées. Les municipalités sentent bien, et, à leur défaut, l’État, qu’il y a, là, quelque chose qui dépasse le droit individuel ou même collectif d’une nation,—je dirai: d’une génération entière. Nous sommes tous sur ce globe comme les passagers d’une barque naufragée, qui n’ont pu sauver qu’un petit trésor. Le monde n’a pas trop de beauté pour ne pas la mettre toute en commun. Le peuple qui en a créé un atome n’a pas le droit de le détruire, non plus qu’un père son enfant: à plus forte raison, un peuple étranger.
On l’a fait dans le passé, c’est vrai. On a détruit des églises, brûlé des bibliothèques, rasé des palais à peine construits, effondré des fresques à peine peintes, fondu des cloches et des bronzes d’art. Alphonse d’Este a fait un canon d’une statue de Michel-Ange. D’innombrables marbres grecs ont servi de mortier. Dans la région même de ces ruines: Ypres, Arras, Nieuport, et aussi dans les pays wallons, le XIVe, le XVe et le XVIe siècles ont connu de semblables spectacles. Tantôt par vengeance de prince, tantôt par fanatisme de foules, tantôt par explosion de démagogie, les statues ont été décapitées, les verrières brisées, les rues jonchées de débris de chefs-d’œuvre. Charles le Téméraire a brûlé Dinant et Liège. Les Gueux et les Iconoclastes ont brisé tout ce qu’ils ont pu d’œuvres d’art, bien avant les docteurs et les professeurs de l’armée von Heeringen. Tout cela est de l’histoire. Mais c’est de l’histoire ancienne et la seule raison qu’a l’humanité de se perpétuer de nos jours, sa seule excuse de durer encore, lorsqu’elle a tant dégénéré,—en art, par exemple,—c’est de progresser en loyauté, en beauté morale et en fraternité. L’erreur des bombardiers de Reims, de ces gens prétendûment modernes, est de se croire toujours au XIIIe ou au XVe siècle, non quand ils font de l’art—ce qui serait très bien,—mais quand ils font la guerre et quand ils défont les traités.
Cette erreur pourra leur être fatale. N’en doutons pas: il arrivera un jour où les Barbares nieront ces attentats—car tout arrive! Ils ergoteront, ils discuteront, ils diront que ce qu’ils ont détruit n’était pas réellement ancien, que c’était déjà restauré. Il faut s’attendre aux plus effarants exercices d’acrobatie dialectique de gens qui ont démontré que Benvenuto Cellini était Allemand, parce qu’il avait la barbe blonde, et que Courbet et Millet ont «introduit le sentiment allemand dans l’art français!» Ils le nieront, parce que cette destruction est plus qu’un crime: c’est une honte,—et aussi parce que l’humanité entière, dont ils ont appauvri le patrimoine, se lèvera pour le leur redemander. Le crime contre la vie humaine, contre les êtres sans défense, les populations entières emmenées en captivité, les femmes et les enfants fusillés, est ce qui nous indigne le plus aujourd’hui. Le reste semble peu de chose. Il n’est pas un de nous qui ne donnerait encore quelques-unes de ces admirables pierres pour sauver une vie en péril là-bas, et qui lui est chère. Mais ce sentiment passera, puisque nous passerons nous-mêmes. Le crime contre l’Art ne sera jamais pardonné. Les hommes se remplacent. Le chef-d’œuvre ne se remplace pas. Un jour viendra où, de tous nos deuils individuels, il ne restera plus qu’un souvenir confus: le souvenir d’une immense hécatombe. Les Ruines, elles, resteront profilées sur l’horizon de l’Histoire, avec la même netteté qu’aujourd’hui. Les Barbares feignent d’en rire aujourd’hui: ils n’en riront pas toujours. Lorsqu’ils voudront reprendre leur place parmi les peuples civilisés, parler encore de leur goût pour les arts, de leurs génies, de leurs musées, de leurs instituts d’archéologie, de leur dévouement aux vestiges du Passé, il suffira de leur montrer ces Ruines...
25 décembre 1915.
LA CARICATURE ET LA GUERRE
Si la caricature était, comme on l’a souvent prétendu, l’art du rire, la présente étude serait sans objet et son titre même ne pourrait s’écrire de sang-froid. Les spectacles auxquels nous avons assisté pendant toute cette guerre ont éveillé ou surexcité en nous, jusqu’au paroxysme, tous les sentiments dont l’âme humaine est capable, sauf ceux dont le rire est l’expression. Même les neutres, même les habitants les plus lointains de ce globe, qui semble, d’ailleurs, s’être rapetissé comme fait une boule d’argile dans la fournaise, ont senti que l’humanité entière court un danger. Que l’on puisse, en plein XXe siècle, déchirer les traités, renier sa signature, préparer froidement dans le plus grand détail l’assassinat d’un peuple, noyer des familles entières d’émigrants, envoyer des infirmières au poteau d’exécution, c’est là une surprise tellement tragique, un réveil si brutal des longs songes de paix et de fraternité sociales, qu’à peine aujourd’hui même notre pensée peut la «réaliser». On n’en pourrait rire que dans Sirius, à la condition encore que, dans Sirius, il y eût des hommes et qui fussent dépourvus de tout sentiment d’humanité. Les auteurs gais se sont tus, du moins ceux dont l’humour vise au plaisant et demande, pour être goûté, l’esprit paisible et détaché des dilettantes. Ils ne feraient pas leurs frais.
Mais la caricature,—on a essayé de le montrer il y a longtemps[8],—n’est pas nécessairement ni essentiellement l’art du rire. C’est seulement une de ses fonctions que de faire rire,—et ce n’est pas la plus haute. Les pages immortelles de la Danse des Morts d’Holbein, des Horreurs de la Guerre de Callot, des Scènes de l’Invasion de Goya, les plus belles pages d’Hogarth, de Gillray, de Rowlandson, de Daumier, de Gavarni, de Grandville, de John Leech, et plus près de nous de M. Forain, de M. Willette, de M. Steinlen, de M. Grandjouan, n’ont jamais fait rire personne: elles ont fait penser. Plus d’une fois, elles auraient pu faire prévoir. «Tiens, tu m’fais mal avec tes ennemis les Anglais!...» disait,—il y a quelque vingt ans,—un terrassier de M. Forain, en montrant un obus que son camarade venait de déterrer dans un terrain vague, près de Paris. «Il est peut-être anglais, celui-là!...» et il n’était guère possible de résumer, avec plus de bon sens, la conduite à tenir dans les conseils de l’Europe. «Tiens! la bière, aussi, est allemande!» s’écriait un reporter de Caran d’Ache, admis à la table de l’État-major turc, pendant la première guerre gréco-turque, en considérant l’étrange allure des officiers du calife. Et vers la même époque, le même prophète dessinait une double image de Guillaume II. Dans l’une, le Kaiser, debout devant sa fenêtre, montre au public tout le haut de son personnage, casqué, cuirassé, la main sur son sabre, en empereur de la guerre; mais le reste de son accoutrement dément cet appareil belliqueux: c’est une robe de chambre, des pantoufles, les attributs du commerce et des arts libéraux. Dans l’autre, c’est le buste d’un négociant ou d’un artiste qu’on aperçoit par la fenêtre; seulement, le reste du personnage dément ce décor pacifique: les hautes bottes, le sabre, les engins de la guerre sont là pour avertir celui qui pénètre dans l’intimité, regarde et réfléchit. Et l’on se demandait: «Lequel est le vrai?» Tandis que Jules Simon, revenant de Berlin, répondait sans hésiter: «C’est le pacifiste!» et que Déroulède affirmait: «C’est le guerrier!» Caran d’Ache laissait ouverte la porte du formidable inconnu.
Cet exemple du plus gai de nos caricaturistes modernes n’est pas unique. Elles fourniraient des volumes, les légendes profondes, suggestives, amères même, de Gavarni, de Daumier et de M. Forain. «Si «humour» voulait dire seulement «rire», écrivait Thackeray, qui fut, lui aussi, un caricaturiste à ses heures, vous ne prendriez guère plus d’intérêt à l’histoire des écrivains humoristes qu’à la vie du pauvre Arlequin, qui partage avec eux la faculté de faire rire. Si la vie et l’histoire de ces hommes éveillent en vous une curiosité mêlée de sympathie, c’est qu’ils s’adressent à un grand nombre de facultés, outre le sens du ridicule. L’humoriste cherche à éveiller et à diriger votre amour, votre compassion, votre bonté, votre mépris du mensonge, de la prétention, de l’imposture, votre tendresse pour les faibles, pour les pauvres, pour les opprimés, les misérables....» Thackeray, qui ne prévoyait pas la guerre actuelle, explique ainsi pourquoi, sans rien abdiquer des sentiments de tristesse ou d’indignation qu’elle suscite, on peut consulter ses caricatures.
Ce qu’on y trouvera, ce ne sont sans doute point des faits, comme dans les photographies ou les dessins des champs de bataille, mais bien les sentiments des peuples sur ces faits. Ce qu’on y saisira, ce ne sont point des réalités, mais l’image que les artistes et leur public se font des réalités et aussi des sentiments de leurs amis et de leurs adversaires. Ainsi envisagée, la caricature projette une vive lumière sur le grouillement complexe et confus des passions, des espérances et des craintes, éparses dans la subconscience d’une nation.
D’abord, elle résume. En tirant de tous les traits qui composent une figure le seul trait qui marque sa dissemblance d’avec l’espèce, le caricaturiste nous découvre le caractère propre à l’individu et, par là, nous résume le visage. De même, en faisant tenir, dans le cadre étroit d’un dessin et le geste de deux ou trois personnages, tout un événement contemporain, ou une théorie sociale, un système politique, il nous le résume, le dégage de tout ce qui est accessoire et, même en l’exagérant, nous en fait apparaître, à première vue, l’essentiel. C’est là, surtout quand il s’agit des idées et des sentiments d’un peuple étranger, lointain, ou dont nous ne pouvons pas aisément lire les publicistes, un avantage qu’il ne faut point dédaigner.
Ensuite, elle exprime très vraisemblablement, de ce peuple, le sentiment moyen et universel. Le trait caricatural est un signe ou un «sigle». Pour qu’il soit employé, il faut qu’il soit compris. La «légende» même est trop courte et trop resserrée pour évoquer clairement ce qui ne serait pas, déjà, dans l’esprit du lecteur. La preuve en est que beaucoup de «légendes» de M. Forain, quoique bien modernes, sont déjà inintelligibles pour ceux qui n’ont pas assisté aux faits qu’elles résument ou qui, y ayant assisté, les ont oubliés. Quel homme d’État désignait chez nous un 7 gigantesque, auquel on le figurait pendu? Quel autre, une ceinture dorée ou trente-six bêtes? Que voulait dire ce morceau de lard, accroché au chapeau d’un prince? Autant de signes qui seraient pour beaucoup d’entre nous lettres mortes. Aujourd’hui même, quelle nation désigne le Dindon chez les Anglais, quel parti l’Éléphant chez les Américains? Lorsque le kangourou bondit dans une image politique, anglo-saxonne, quelle idée et quel pays traîne-t-il à sa suite? Le tigre, à New York, a une signification complètement inconnue de ce côté de l’eau. C’est tout un langage presque hiéroglyphique à déchiffrer pour nous et cependant très clair pour le premier gamin qui passe dans le Strand ou Broadway.
Il y a donc conformité entre la caricature d’un homme ou d’une chose et l’idée que la foule se fait de cet homme ou de cette chose, du moins lorsque cette caricature circule, se répète, entre dans les habitudes et les moyens d’expression du public. Lorsqu’il s’agit d’un simple accessoire signalétique, cela n’a pas grande importance; mais s’il s’agit d’un trait moral ou physiologique, ce peut être fort révélateur. Du temps de Gillray, c’est-à-dire sous la Révolution et l’Empire, la silhouette d’un homme maigre, efflanqué, mal rasé, sordidement vêtu de loques, dévorant des grenouilles ou jetant sur un roastbeef anglais des regards d’envie, désignait, sans plus de gloses, un Français. Cela ne prouve pas que les Français, à cette époque, fussent hâves et mourants de faim; mais cela prouve que les Anglais les croyaient tels.
Il en va tout autrement d’un livre, un discours, même un article de journal qui est un développement d’idées et peut ainsi exprimer une thèse tout individuelle, propre à l’auteur, quitte à la développer, à la commenter et à la défendre, si elle ne répond pas, tout de suite, au sentiment moyen du lecteur. La caricature y répond, de toute nécessité. S’en servant en dehors et en dépit de l’assentiment du public, le dessinateur ferait comme un écrivain qui emploierait de nouveaux signes à la place des lettres accoutumées: il ne serait pas compris.
Puisqu’il l’est dans son pays, tâchons, nous aussi, de le comprendre et, par là, de comprendre mieux le sentiment populaire dont il est l’expression. Même exagérée, même fugitive, elle a son prix, parce que ce sentiment a sa force. Elle change comme il change, se fixe s’il se fixe, tourne à tous les vents. Il y a peu d’années encore, ce que la caricature, en Allemagne, raillait le plus, c’était le militarisme prussien. C’est le pacifisme qu’elle raille aujourd’hui. C’est donc une girouette. Mais il est bon de consulter les girouettes, parfois—en temps d’orage surtout. Ne dédaignons pas ces légères annonciatrices, si grotesques parfois que soient leurs formes découpées sur le ciel. Regardons les orientations qu’elles prennent sur nos toits, sur les toits de nos amis, sur les toits de nos adversaires. Elles nous indiqueront les grands souffles qui passent, en ce moment, sur l’Humanité.
CHAPITRE I
CHEZ LES ALLIÉS
La guerre, qui a surpris nos politiques, nos sociologues et nos financiers, a surpris également nos caricaturistes. Leur ironie n’était pas prête. Elle a, d’abord, été étouffée par l’indignation: l’indignation devant la mauvaise foi évidente des prétextes de guerre, la violation de la parole donnée, les cruautés inouïes de la première heure. Et l’indignation, dans son premier spasme, n’a pas d’esprit. Puis, l’événement nous prenait au dépourvu, non pas d’esprit critique:—c’est une matière qui ne manque guère en France,—mais des notions nécessaires pour l’entretenir. Nous n’étions pourvus d’armes que contre nous-mêmes. Des anecdotes désobligeantes sur nos hommes d’État, sur leur passé, sur leurs familles, nous en possédions à revendre, et aussi des portraits si peu flattés que leurs moindres défauts, physiques ou moraux, en faisaient de purs grotesques. Mais, de traits contre l’Ennemi, qui, secrètement, minutieusement et de longue main, venait de perpétrer les moyens de nous assassiner, nous n’en possédions pas. A part le Kaiser,—que la satire, chez nous, a respecté infiniment plus qu’elle n’a fait nos propres hommes d’État,—et depuis quelque temps, le Kronprinz, les figures d’outre Rhin nous étaient totalement inconnues. Ce fut une révélation que celles de M. de Bethmann-Hollweg, de Bernhardi, de von der Goltz, de Tirpitz, de M. Helfferich, du comte Zeppelin, d’Hindenburg, de von Kluck. Ainsi, les actes,—des actes formidables,—précédèrent les visages, et l’Histoire universelle fut faite par des gens dont nous ignorions l’histoire individuelle, les antécédents, les mœurs, les ridicules, les manies;—bref, tout ce qui peut prêter à l’ironie et à la caricature. «On entendait le pas du cheval, mais sans voir le cavalier.» Dans ces conjonctures, l’ironie ne sait trop où se prendre. Il n’est pas nécessaire de connaître un homme pour lui tirer dessus, mais c’est indispensable pour le caricaturer, pour montrer ses défauts ou seulement ses caractéristiques. De là, sans doute, le peu de satires mémorables que la guerre inspira, chez nous, contre l’Ennemi.
Une autre raison, tout à l’honneur de nos humoristes, est que beaucoup d’entre eux étaient aux armées. La plupart des journaux satiriques ont dû cesser brusquement leur publication. Le Français, dont c’est le métier d’être spirituel, devint subitement grave et résolu. Les «mots», s’il en fit, furent entendus seulement de quelques camarades, bons juges de leur à-propos héroïque, et plus d’un les signa de son sang. Lorsque, la guerre se prolongeant, plusieurs purent reprendre leur crayon et les journaux satiriques leur publication, il semble que le désir de se détendre, de distraire, un instant, les yeux et l’esprit des horreurs du massacre, de l’ambulance et des mutilations, l’ait emporté sur le goût de stigmatiser l’envahisseur.
La matière n’était pas, non plus, excellente. La raillerie n’a de prise que sur la faiblesse ou ce qui est faible dans la force, jamais sur la force même. L’odieux est un bloc où l’ironie ne peut mordre. Ce qui prête, parfois, à l’erreur sur ce point, c’est qu’on confond le motif déterminant de l’attaque avec cette attaque même et ses moyens. Il est vrai que souvent des hommes d’esprit ont été déterminés à user de leur arme par l’indignation que leur a causée l’excès de la force. Mais ils ont senti leur arme s’émousser sur du granit, et l’on ne saurait citer un bon trait qui ait porté. Si, parfois, ils ont réussi à pousser leur pointe ironique, c’est que le granit avait un défaut, quelque fissure: par exemple, l’hypocrisie,—c’est-à-dire une faiblesse, ou l’infatuation,—c’est-à-dire une autre faiblesse. Et comme, souvent, en effet, le crime triomphant a de ces faiblesses, qu’il se masque d’hypocrisie ou se drape d’infatuation, il est vulnérable et l’esprit fait son œuvre. Mais la brutalité triomphante ne l’est point.
Au vrai, nos maîtres de la caricature ont fait des planches excellentes sur la guerre; mais, si l’on y prend garde, les meilleures ne sont pas sur les Allemands: elles sont sur nous-mêmes. La plus célèbre de toutes: Pourvu qu’ils tiennent?—Qui ça?—Les Civils, figurée par deux «poilus» exposés aux balles, au froid, à la faim, dans les tranchées, n’est point destinée à ridiculiser l’Ennemi, mais à réconforter ceux qui ne risquent rien, ceux de l’arrière, par l’exemple de ceux qui, sans se plaindre, risquent tout.
Et jamais, aux heures les plus brillantes du Doux Pays, M. Forain n’a été mieux inspiré. Au même ordre d’idées appartiennent une foule de dessins comme celui de M. Roubille. «Je vous l’achète, votre casque!» dit un monsieur quelconque, orné d’un brassard où on lit Service-Publicité, en s’adressant à un blessé, décoré de la médaille militaire. Celui-ci a rapporté un casque à pointe et le montre à un groupe de passants dans la rue. «Il n’est pas à vendre, répond le «poilu», mais je puis vous donner l’adresse du magasin.»
Et aussi, cette page excellente de M. Ricardo Florès. Ce sont encore les poilus de M. Forain. Un an a passé: ils sont toujours dans la tranchée, au froid, emmitouflés, le nouveau casque posé sur leur passe-montagne, et lisant le journal. «Ils ne crieraient pas si fort s’ils étaient ici!» remarque l’un d’eux en fumant sa pipe. Voilà de quoi défrayer bien des mémoires à de savantes académies, si, un jour, les archéologues s’emparent de ce texte obscur. Il y aura bien des discussions pour savoir lequel des corps d’armée allemands, bulgares, turcs, avaient coutume, au XXe siècle de pousser des cris effroyables pour épouvanter l’adversaire. Mais nous, nous savons qu’il ne s’agit pas des Prussiens....
Si les civils, chez nous, en ont pris pour leur grade, les soldats ont été abondamment célébrés par les humoristes. L’heure de la justice a sonné pour eux, en même temps que l’heure du sacrifice. Et l’éloge décerné par un railleur de profession a une saveur que les autres n’ont pas. Il semble arraché, par l’évidence du mérite, à l’esprit critique défaillant sous l’émotion, mais demeurant l’esprit tout de même. En réalité, ceux qui savent le mieux couper sont aussi ceux qui savent le mieux coudre, qu’il s’agisse de réputations ou de dynasties, de manteaux de cour ou de lauriers. «Merci père La Victoire!» s’écrie une cantinière de M. Willette, se jetant au cou du général Joffre. C’est que le vieil homme de guerre lui apporte une statuette dorée, au soir d’une journée d’orage. Et cette statuette est celle de la Victoire avec les ailes, et elle semble être sortie des volutes de fumée d’un 75 et la cantinière a le bonnet de la République, et l’arc-en-ciel est aux couleurs de la France.... Le symboliste ému qu’a toujours été M. Willette, du temps où il conduisait la farandole de ses Pierrots, sous les moulins et la lune de Montmartre, a trouvé encore une très belle image pour figurer ce que la France doit à son armée. Cela parut en 1914 et cela s’appelait Les Semailles. Dans un vaste champ d’automne, un paysan demi-soldat pousse la charrue, tandis que la femme, tenant un poupon, d’un bras, guide de l’autre les bœufs lourds, attentifs à suivre la gaule. Du haut du ciel, un aigle immense, aux ailes écartelées, va fondre sur l’attelage, et son ombre déchiquetée blasonne déjà la morne plaine. C’est une aigle héraldique: sa tête est coiffée de la couronne impériale, elle tient dans une de ses serres non pas un globe, mais une bombe; dans l’autre, non pas un sceptre, mais un poignard. Mais elle ne fera pas de mal. Un guerrier antique, coiffé du bonnet phrygien, un géant couvert de son bouclier, le glaive en main, veille seul sur l’humble attelage.... Et le sillon commencé s’achève.
Toutefois, nos humoristes ne se sont pas occupés que de nous-mêmes. Ils se sont aussi, un peu, occupés de l’ennemi. Ils ont vite découvert son point faible. Le point faible du Teuton, c’est sa prétention à l’humanité, à la propreté morale, à la «culture». S’il ne l’avait pas, la raillerie, ne saurait où le mordre, mais il l’a, et très forte. Aussi, tout ce qui marquera le désaccord énorme entre cette prétention et ses actes portera. C’est la vertu de cet admirable dessin de M. Forain, digne d’être retenu par l’histoire, gravé sur l’Arc d’Infamie par où passeront, éternellement, les ombres des assassins de Miss Cavell. Une voiture d’ambulance est embourbée sur le champ de bataille, par une journée grise d’hiver et le conducteur s’efforce de la redresser. Le vent fait flotter sa Croix-Rouge sur fond blanc, au-dessus de la plaine nue et morne. «Cache donc ton drapeau! Tu vas te faire tuer!» crie une sentinelle, qui connaît les mœurs de l’ennemi. Raillerie des prétentions allemandes à la civilisation, raillerie aussi, peut-être de la naïveté de l’ambulancier, qui croit encore aux conventions de Genève, le mot de M. Forain vise deux faiblesses, et, par là, il porte.
Une autre faiblesse de l’Allemand, ce fut sa prétention à une victoire foudroyante et à la rapide conquête de Paris. S’il ne l’avait pas eue, ses succès dans le premier mois de la guerre eussent été suffisants pour que la raillerie ne sût où se prendre. Mais son infatuation fut plus grande que ses succès. On se souvient du dîner que l’Empereur devait offrir à ses intimes, dans un restaurant célèbre, d’avance choisi, à Paris. La Vie Parisienne s’en est souvenue, elle aussi. Elle a représenté une luxueuse salle à manger vide: la table mise, la nappe au chiffre impérial, les serviettes en bonnets d’évêque, le surtout en biscuit de Sèvres, les bouteilles de champagne et les coupes, tout annonce qu’on attend d’illustres hôtes. Mais ils ne viennent point... et, à leur place, des rats grignotent le linge et des araignées tendent leurs fils entre les chaises et le surtout.—«Sire, votre potage refroidit...» Jamais plus petit signe ne résuma plus grandes choses.
Enfin, c’est une infatuation que de s’imaginer terroriser Paris avec des Taubes et des Zeppelins. M. Guillaume l’a bien fait voir dans le Bystander. C’est une délicieuse scène de genre, surprise dans quelque jardin de Paris, au Luxembourg, par exemple, à l’heure de la promenade. Tout le monde a le nez en l’air pour regarder ce qui se passe dans le ciel. Une joie sans mélange règne autour de ces nez levés par la curiosité: nez de l’étudiant de trentième année, nez de l’élégante à face-à-main et de son compagnon assis, jambes pendantes, sur la balustrade, nez du monsieur aux jumelles, nez du petit garçon arc-bouté sur son cerceau, nez du petit chien intrigué de ce qui se passe. C’est une scène de paix profonde, une des rares minutes où l’humanité oublie toutes ses misères pour s’attacher à une vision enchanteresse. C’est, dit M. Albert Guillaume, l’Heure du Taube.
Le Punch a traité à peu près le même problème psychologique, et la solution qu’il lui donne est une nuance du caractère anglais. Le Zeppelin a passé; il a jeté une bombe sur le village et, entre autres désastres, a mis en miettes la maison de l’épicier. Mais l’épicier, un vieil homme à lunettes, n’est pas mort. Il prend donc un crayon et sur le dernier pan de mur branlant, il écrit avec application: «La maison est ouverte, comme d’habitude, l’après-midi....»
C’est que les Anglais et les Français, si différents en tout et en bien des choses si contradictoires, se ressemblent en un point: le mépris de la force brutale, le dédain du fait accompli—dès lors que ce fait blesse leur conscience. Nul peuple au monde n’est moins fataliste que ces deux peuples, moins disposé à s’incliner devant la conjuration des forces humaines ou la conjonction des astres. Nul n’a mieux entendu le Tu, ne cede malis... du poète latin. Le Français, auquel on montre une masse prête à l’écraser, s’en moque. L’Anglais ne l’aperçoit même pas. L’esprit, seul, qui anime cette masse les intéresse tous les deux, mais ils l’évoquent au tribunal de leur conscience individuelle et si cet esprit leur paraît injuste ou faux, ils le méprisent, sans plus.
«Qui aurait cru, old chap, que la Marseillaise irait si bien avec le God save the king?» dit un grand diable de piper des Scots guards, orné du kilt et du béret national, en arpentant une route de France, pipe à la bouche, les rubans de son béret flottant au vent.... «T’épate pas, mon vieux»,—répond le tambour Bara, qui file à ses côtés, sabots aux pieds et pipe à la bouche, en allongeant ses petites jambes pour rejoindre l’énorme compas de l’English,—«T’épate pas, tu en verras bien d’autres!» On dirait, à voir ce dessin de M. Louis Vallet, qu’on aperçoit l’humoriste français et l’humoriste anglais, si différents qu’ils soient l’un de l’autre, cheminant du même pas.
Mais la caricature anglaise a quelque chose de plus tragique. Où que ce soit, dans le vieux Punch ou chez ses deux filleuls: le Punch de Melbourne et le Hindi Punch de Bombay, dans la Westminster Gazette ou le Bystander, ou même le Cape Times ou le Bulletin de Sydney, sur les plages les plus lointaines et aux latitudes les plus diverses, partout où un homme de race anglo-saxonne prend la plume pour tracer un symbole de la Germanie et de la guerre, on se sent au pays de William Blake et de Shakspeare. C’est un jet de lumière sur un charnier; il éclaire, il frappe, il ne scintille pas et ne joue pas. Ce qui a choqué le plus l’humoriste anglais, dans toute cette affaire, c’est la faillite de la civilisation, la régression de tout un peuple vers les sauvageries et les perfidies animales. La guerre lui fait horreur, mais moins la guerre que la façon dont on la fait. On ne se sent pas en présence d’un pacifiste convaincu, mais d’un loyaliste. Le Français caricature le manque d’élégance, le Hollandais le manque d’humanité, l’Anglais, surtout le manque de bonne foi. Le business man, en lui, ne comprendra jamais qu’un souverain ait pu protester sa signature au bas d’un traité, et le sportif qu’un général ait violé, pour y gagner, les règles du jeu de la guerre. Si l’homme a fait quelques progrès, depuis l’âge de pierre, c’est qu’il s’est entraîné à tenir sa parole et à lutter, lorsque la lutte est inévitable, avec le moins de cruauté possible. S’il l’oublie, il retourne instantanément à la condition de l’anthropopithèque. Les progrès dont il se sert n’y font rien. Il ne sera pas moins un gorille parce qu’il connaîtra les propriétés de la nitroglycérine ou de la balistite, qu’aux jours lointains où il se saisissait d’un quartier de roche et emmanchait à quelque branche d’arbre un silex convenablement éclaté. La science, avec ses engins nouveaux de destruction, ne fera que surexciter ses instincts de gorille en leur donnant toute liberté de s’épanouir. C’est ce qu’a très fortement exprimé Will Dyson dans plusieurs de ses Kultur Cartoons. Il a imaginé un vieux savant, en pantoufles, un Ostwald ou un Guttman, malingre, souffreteux, tout en cerveau, flottant dans sa redingote et son châle, qui confère avec un anthropopithèque. Celui-ci a le front fuyant et les bras formidables. Et, à la lumière du laboratoire, le cerveau du XXe siècle montre à la brute des temps où les siècles n’étaient pas encore commencés, une fine éprouvette pleine d’une substance mystérieuse et lui dit: «Ensemble, mon cher habitant des Cavernes, nous serions irrésistibles!» Il semble que la brute ait compris, car elle laisse tomber la hache de silex qui lui servait jusque-là et passe son bras sous le bras du professeur.... Plus loin, nous voyons un chimpanzé, pendu par une patte à un Taube que dirige un autre singe et prêt à laisser tomber les bombes accrochées à ses trois autres pattes, sur une capitale moderne, ses églises et ses musées. Et les deux singes sont coiffés du casque à pointe, et c’est intitulé: Merveilles de la Science.... Que celle-ci ait fait faillite, ou non, dans sa prétention d’améliorer, à elle seule, l’humanité, c’est ce qui n’est pas en question ici. Mais il semble bien que Will Dyson ait trouvé, là, le symbole qui résume le monstrueux accouplement que nous offre l’Allemagne: la science la plus avancée unie à la plus ancienne barbarie.
Cette barbarie est un des thèmes les plus ordinaires du caricaturiste anglais. Il estime qu’il suffit de la montrer pour provoquer, dans le corps social, la réaction nécessaire. Le Punch, de Melbourne, emprunte à Frémiet sa saisissante vision d’un gorille de l’âge préhistorique enlevant une femme, et sur le bras du gorille, il écrit: Allemagne et sur les bras de la femme, il écrit: Civilisation. Edmund Sullivan, dans son album La Guirlande du Kaiser, montre un soldat allemand embrochant un enfant au bout de sa baïonnette et le Kaiser lui-même, donnant le bras à sa fiancée la Mort, qui est en voile de mariée. Des cynocéphales leur jettent des roses et cela s’appelle Mariage de convenance.
Des femmes et des enfants viennent d’être massacrés: c’est l’Arménie; l’Allemand et le Turc tiennent encore le couteau sanglant à la main. Un troisième bandit s’approche: il porte les traits de Ferdinand de Cobourg: «Lorsque je suis venu en Bulgarie, je me résolus, s’il y avait des assassinats, à être du côté des assassins», dit-il, dans le Punch. Pareillement, David Wilson, qui a fait toute une suite sur ce sujet, dans le Graphic, montre un Prussien, le fantôme du Brouillard et la Mort, qui vont de compagnie. Le Prussien quitte le continent et enfonce une de ses grosses bottes dans l’eau: il part pour quelque expédition. Le Brouillard le précède, le couvrant de ses voiles, la Mort le suit, en lui passant discrètement sa faucille. Il tient à la main une bombe pour les villes sans défense: c’est le raid sur la côte anglaise qui commence. Au loin, sur les plaines qu’il vient de quitter, disparaît la cathédrale de Reims. Et c’est intitulé: la Réelle Triple-Alliance. La même horreur de la barbarie inspire les Alliés dans l’autre hémisphère. Dans le Bulletin, de Sydney, on voit le Kaiser trônant sur un amas de crânes desséchés, comme ceux que Veretschaguine peignait jadis, après la campagne de Plevna, pour inspirer l’horreur de la guerre. Derrière son trône, un squelette géant, armé du fusil et de la bonbonne aux gaz axphyxiants, le protège de son corps hideux. Devant lui, l’Épidémie, décharnée, couverte de pustules, suivie de figures mille et mille fois grossies des bacilles et des microbes, s’incline respectueusement. Et la Maladie dit à l’Empereur: «Salut, maître! J’en ai tué des dizaines, mais vous en avez tué des milliers!» Enfin, le Punch, de Melbourne, montre une longue théorie de femmes en deuil, pleurant et priant, que leurs enfants, pendus à leurs voiles noirs, tâchent de consoler, et il intitule cela: «Veuves et orphelins Made in Germany».
Mais si l’horreur presque physique des cruautés germaniques a inspiré les symboles anglo-saxons, on sent que le coup brutal, tout seul, n’eût pas soulevé la conscience britannique, comme la déloyauté du prétexte, d’abord, et ensuite l’hypocrisie du but: c’est-à-dire le péché contre l’Esprit. L’assassinat de miss Cavell a moins blessé l’âme anglaise que le mot «ce chiffon de papier». Des villes entières brûlées lui ont paru un spectacle moins monstrueux que le Gott mit uns. Edmund Sullivan figure continuellement le Kaiser agitant le papier où la signature de l’Allemagne garantit la neutralité de la Belgique et y mettant le feu: le papier flambe et met le feu, à son tour, à une corbeille de papiers pleins d’autres traités qui incendient la mappemonde entière,—et le Kaiser et le kronprinz s’en vont, d’un pied léger, en fumant leur pipe allumée à l’incendie universel, ou bien encore l’Homme au casque pointu patauge dans le sang de la Belgique, en agitant toujours le traité en flammes, comme une torche.... David Wilson le montre en «Empereur de la Paix», des ailes blanches attachées à ses épaules, des lis blancs sortant de son fusil: seulement la colombe qu’il tient au bout du doigt, comme le fauconnier son gerfaut, prend insensiblement des airs de Taube, et de son bec dégoutte du sang,—tandis qu’à l’horizon les villes brûlent sous le ciel noir. Le même artiste évoque, auprès du Kaiser, habillé en amiral, l’ombre de son modèle: l’écumeur de mer du temps de la reine Elisabeth. Et ce bandit, qui porte encore le serre-tête tacheté, les larges boucles d’oreilles, le pistolet du partisan, se croise les bras avec indignation,—car, au loin, une colonne d’eau fuse sous le chapelet de lumières qui annonce un paquebot dans la nuit: une torpille vient d’éclater,—et il dit: «On l’appelle un pirate! On oublie que les pirates, eux-mêmes, jouaient selon les règles du jeu!»
Et à cela, pas d’excuse! Le jeu a des règles, la civilisation a des lois: il se peut qu’elles soient conventionnelles, mais sans elles il n’y a pas de match, pas de cricket possible, ni de vie en commun dans l’humanité. «Laissez-moi vous expliquer...» dit le Germain au moine qui écrit l’histoire de la Belgique sur le grand livre des siècles, en vue des villes détruites et des populations massacrées.—«Je n’écris pas les explications, mais les faits», répond l’Histoire. Les explications seraient, d’ailleurs, pitoyables. Car si l’on peut violer une convention, sous prétexte que les circonstances ont changé depuis qu’on l’a signée, quel est non pas seulement le traité, mais le contrat, l’acte de vente, la promesse la plus banale ou la plus sacrée qu’on ne puisse, du matin au soir, répudier à plaisir? Et si c’est une guerre «préventive», que celle qu’on déchaîne contre le monde entier, quand le monde entier incline au désarmement, est-il possible d’imaginer une seule agression que ce sophisme ne justifie? Caïn a tué Abel, préventivement: qui sait si Abel n’aurait pu inventer quelque arme perfectionnée, un nouveau «silex éclaté», qui lui aurait procuré quelque avantage? Le loup a tué l’agneau «préventivement»: l’agneau, sous couleur de se désaltérer, avait «repéré» la place du loup, près de l’«onde pure», et allait, peut-être bien, prévenir les chiens du troupeau.... Il faut se méfier d’un agneau qui se désaltère.... Enfin, si l’on appelle «philanthropie» et «humanité» le massacre d’une population entière pour abréger la guerre et limiter ses horreurs, qu’est-ce qu’on appellera, dans la langue de Bernhardi, «barbarie» et «cruauté»? Mieux vaut, pour l’honneur de la raison humaine, avouer qu’on a frappé parce qu’on était le plus fort et qu’on a violé les règles du jeu parce qu’on a pensé que nul ne serait là pour les faire respecter. Ainsi, on n’ajoutera pas un crime contre l’Esprit au crime contre l’humanité. Car le crime contre l’Esprit ne sera jamais pardonné. C’est ce que signifie une belle planche de Will Dyson, dans ses Kultur Cartoons, intitulé: «La Voix du Ciel». Sous un haut portique de Ninive ou de Thèbes, un Kaiser, casqué, se courbe, se cache, se sauve ébloui: c’est qu’à travers le portique apparaît un soleil sanglant. Et ce soleil grandit, s’approche, éclate, entouré de millions d’anges, les anges à peine perceptibles, dans la lumière qu’on voit au Paradis de Gustave Doré:—et de toutes ces splendeurs, une voix, la voix du Ciel, répond au paradoxe de l’avorton chétif: «Notre loi ne connaît pas de nécessité».
L’invoquer, au même moment qu’on transgresse sa loi, est un pharisaïsme intolérable. Ce sentiment, que nous verrons admirablement exprimé chez les Neutres, notamment par Raemaekers, anime constamment l’artiste anglais ou australien. Le Bulletin, de Sydney, montre la horde allemande passant devant un crucifix, piétinant des cadavres de femmes, portant des corps d’enfants embrochés à leurs baïonnettes, brandissant des bouteilles de champagne, jetant devant eux des gaz empoisonnés: «En avant, soldats chrétiens!» dit la légende. Et, une autre fois, c’est le Christ qui paraît, au milieu d’eux, portant sa croix, sous les doubles étendards de l’aigle allemande et du croissant, conduit pour la seconde fois au Calvaire. «Jérusalem, Samarie et le mont des Oliviers sont transformés en champs d’exercice pour les soldats turcs sous la direction des Allemands et, au Golgotha, des cibles ont été dressées pour apprendre aux Turcs à tirer sur les chrétiens.» C’est pourtant dans une église que David Wilson représente toutes les fortes têtes de la Germanie, réunies, en foule compacte, chantant pieusement et comme une chose agréable à Dieu l’Hymne de haine, le Gott strafe England, qui a remplacé pour les théologiens de là-bas, les Deissmann et les Dryander, le Pax in terris des Anges de Bethléem. Enfin, une image du Cape Times résume le crime, tous les crimes, dans une vision saisissante,—saisissante, au moins, pour les peuples anglo-saxons, à qui la Chanson du vieux marin, de Coleridge, est familière. Le pont d’un navire, sous le ciel noir; un albatros y gît, transpercé d’une flèche; un marin, armé d’une arbalète, le regarde, épouvanté de ce qu’il a fait... «Et il a fait une chose infernale. Et cela leur portera malheur!» Et l’albatros est la Paix de l’Europe, et sa flèche est la Guerre, et le marin est Guillaume II.
D’où viendra le châtiment?—«Du Peuple», répond Bernard Partridge, dans le Punch. C’est la vieille idée anglaise, qui est aussi bien française que latine: en appeler du chef coupable au Peuple qui, nécessairement, est abusé et trahi. «Si le Peuple savait!» dit-on aujourd’hui, dans les pays démocratiques, comme on disait jadis: «Si le Roi savait!» car l’on ne doute pas que, sachant, il ne punisse les coupables. L’humanité n’a fait que changer de rêve. Le Kaiser est dans son cabinet, penché sur ses cartes de guerre; il a entendu un léger bruit, il s’est redressé et regarde: une sombre figure de femme est là, derrière le rideau, en haillons, coiffée du bonnet phrygien; elle tient une torche, la main basse, et sur la fumée de cette torche, on lit Révolution. Ou bien le Kaiser, toujours assis devant ses atlas, levait son verre pour boire: «Au jour...» mais avant qu’il ait pu achever son toast, une main, la main d’un spectre horrible, l’a saisi au poignet, et, lui montrant un gibet prêt, avec le bout de la corde qui s’y balance, le spectre termine ainsi le vœu: «...du Jugement!» Même sort attend Ferdinand de Cobourg, toujours d’après le Punch. Il s’avance, à pas prudents, le long d’une ruelle, le couteau à la main, pour entrer dans la rue de la Serbie et y faire son coup, mais il est inquiet, car dans l’ombre d’une voûte, sur ses traces, se glisse un homme armé d’un couteau semblable, et sur le manteau de cet homme qu’il ne voit pas, nous lisons ce mot: Révolution. En attendant, la voix des Peuples le condamne, sur tout le globe, et le Bulletin, de Sydney, montre le Teuton, revenu à l’âge de bronze, nu, musclé, hagard, qui fuit, sa lance homicide à la main, lapidé par une foule furieuse: c’est une vision comme celles que nous donnait jadis M. Cormon. Voilà l’Ismaël des Nations, dit le journal australien, et il ajoute: «Et ce sera un homme sauvage et il sera l’ennemi de tout homme et tout homme sera son ennemi».
Tel est le caractère général de la caricature anglaise. Mais elle ne se tient pas toujours à cette hauteur biblique. Elle ne s’indigne pas toujours contre la force; elle raille aussi la faiblesse: faiblesse militaire, faiblesse diplomatique. Que les légions du Kaiser n’aient pas pu triompher de la «misérable petite armée du général French» et que cette armée soit devenue la grande armée de Kitchener, c’est un échec allemand à commémorer. Et l’on a vu l’Empereur et son fils observant, à la lorgnette, le lion britannique, qui leur paraît gros comme un rat,—mais ils avaient regardé par le mauvais bout de la lorgnette et le lion bondit sur eux, formidable. Ils avaient cru pouvoir aller à Calais: ils n’y sont jamais parvenus. Et l’on voit dans le Punch, le Kaiser en grand costume de général et gants blancs qui chante au milieu de son état-major, un vieux refrain de music-hall, qu’il a ainsi rajeuni: «Y a-t-il quelqu’un qui aurait vu Calais?» Et tous les autres généraux, appuyés sur leurs sabres, l’air dolent et désespéré, reprennent en chœur: «Y a-t-il quelqu’un qui aurait vu Calais?» L’Impérial Comique (c’est le nom irrévérencieux que le Punch lui donne) se dédommage avec l’empereur François-Joseph. «Comme nos armes font de bonne besogne!» lui dit le vieillard, un peu titubant, et l’autre, redressant les pointes de ses moustaches: «En effet! A propos, j’apprends que vous êtes en guerre avec l’Italie. Avez-vous des nouvelles de ce front?» De plus, le parti qu’a pris jusqu’ici la flotte allemande de ne point affronter la haute mer réjouit trop l’Angleterre pour que, dans le Tattler, le caricaturiste n’ait pas trouvé son symbole: c’est un bouledogue provocant d’une part, et, de l’autre, un chien enfoncé dans sa niche et qui n’ose sortir. Et le chien à la niche est l’Allemagne, et le bouledogue est l’Angleterre. Enfin, le sort des colonies allemandes est admirablement résumé dans ce dessin du Passing Show: nous sommes dans le bureau du ministre des Colonies, à Berlin; la porte est fermée, le silence profond. Dans un fauteuil, dort paisiblement, la casquette enfoncée jusqu’aux oreilles, les mains jointes sur son ventre, un fonctionnaire sans fonction. Sur le mur, en effet, le planisphère, où l’araignée a suspendu son fil, porte de nombreuses étiquettes collées sur les colonies allemandes, et portant ce mot: perdu. Il y a perdu sur Kiao-Tchéou, perdu sur le Togo, perdu sur la Nouvelle-Guinée et les îles de la mer du Sud, perdu sur le Cameroun, perdu sur le Sud-Ouest africain, en train de se perdre sur l’Est-Africain.... Partout, les araignées tissent leur toile, les rats rongent le tapis et font cent tours, la tapisserie se décolle et pend lamentablement. Le fonctionnaire ne se réveille pas pour si peu: c’est le sommeil heureux du bureaucrate, dont le droit au repos est désormais hors de conteste.
Les échecs diplomatiques de l’Allemagne n’ont pas moins excité la verve des Anglais que ses échecs militaires. Deux dessins du Punch, surtout, sont admirables et méritent d’être retenus. Le premier a trait aux négociations avec l’Italie, avant l’entrée de celle-ci dans l’Entente. Un bersaglier, qui accuse une vague ressemblance avec le roi Victor-Emmanuel, écoute distraitement et d’un air fort détaché les propos que lui tient le Kaiser, en le tirant par la manche. Tout bas, pour ne pas être entendu par un oiseau couronné qu’on voit au loin sur son perchoir et l’œil fixé sur les plumages du bersaglier, le tentateur lui dit: «N’auriez-vous pas besoin encore de quelques plumes? Je connais un aigle à deux têtes....» Si Bismarck était encore là, tout cela ne serait pas arrivé! se disent bien des gens en présence de ces erreurs. C’est le sujet du second dessin du Punch: le Navire hanté. Pour le comprendre, il faut se souvenir d’un autre dessin paru dans le même journal, vingt-cinq ans auparavant. C’était après le renvoi du chancelier de fer par le jeune Empereur. Le monde entier était surpris de ce qu’il considérait comme un acte d’ingratitude et d’imprudence. Alors, dans le Punch du 29 mars 1890, on vit ceci: un marin de haute stature, triste, vieux, mais vigoureux encore, descend, lentement, l’échelle d’un navire de haut bord, la main gauche tâtant encore la paroi du vaisseau qu’il a longtemps guidé, et ce marin a les traits de Bismarck. Penché au haut du bastingage, un jeune souverain le regarde partir. L’impression produite fut immense. Le Punch s’en est souvenu et, dans un de ses récents numéros, il a figuré le même navire et, sur le même bastingage, le même souverain, couronne en tête, mais combien vieilli, lui aussi, et les yeux agrandis par la terreur. Que voit-il donc? Près de l’échelle que descendait Bismarck il y a vingt-cinq ans, un canot vient d’accoster, une ombre épaisse et lourde en est sortie et a gravi lentement les premières marches, et ce fantôme, qui a une casquette et de grosses bottes, ressemble étrangement au vieux pilote autrefois congédié, dans la présomptueuse insolence des jours de la jeunesse, et il murmure: «Cela m’étonnerait, s’il me chassait maintenant!...»
Les ombres des morts reviennent parfois dans les caricatures, pour raisonner sur ce que font, après eux, les vivants. Que diraient-ils s’ils voyaient ce que nous voyons? s’ils savaient où conduisait la route qu’ils ont faite avec nous? Lequel d’entre eux serait sans surprise? Lequel, sans reproche? La Westminster Gazette a évoqué les ombres de lord Salisbury et de Gladstone, ces deux adversaires d’antan, mis dans le pays où il n’y a plus d’adversaires, ni de temps, et l’ombre de Salisbury demande à celle de Gladstone: «A quoi pensez-vous?»—«A la Bulgarie! répond Gladstone, et vous?»—«A Héligoland!» C’est un des rares exemples où les Anglais se caricaturent eux-mêmes. Un autre, emprunté au Bulletin, de Sydney, est également saisissant. L’artiste a voulu stigmatiser l’attitude de ceux qui refusent le service obligatoire. Il a représenté une galère antique où rament de jeunes et robustes Anglais enchaînés. Un Teuton sauvage, aux longues tresses, leur laboure les épaules de coups de fouet et, sous le dessin, on lit ces mots: «La fin des indolents. Ils ont préféré l’esclavage à la conscription».
Indignation contre le crime, raillerie des échecs de l’ennemi et de ses propres faiblesses, cela ne suffit pas au Punch, qui se souvient encore, au milieu des horreurs de la guerre, qu’il doit à ses lecteurs de les faire rire, ou au moins sourire, et qu’il s’appelle le Charivari de Londres. Il a eu, pour son premier numéro de 1916, une idée fort ingénieuse. Il a imaginé qu’il était soumis à la censure impériale allemande et qu’ainsi texte et dessins devaient être modifiés selon l’humour germanique. La couverture même, fameuse depuis les temps de Lemon, a subi quelques améliorations. Le Polichinelle bossu et ventru qui se grattait le nez a été remplacé par le Kaiser qui redresse ses moustaches; le roquet anglais, par un basset allemand qui fait le beau; le lion britannique, qui souriait sur le chevalet de Master Punch, tourne le dos et fuit honteusement devant son nouveau peintre; la Bacchanale qui errait sur le soubassement ne montre plus le triomphe de Bacchus-Punch, mais du Kronprinz; le tambourin où frappe un petit génie rend le son: à Calais! et l’ophicléide où souffle un génie ailé: Gott strafe England! cependant que des cornes d’abondance, devenues de gigantesques saucisses, sortent des légions de petits «boches» éperdument amusés par ce triomphe de l’esprit germanique. Il a imaginé, ensuite, ce qui arriverait Si le Kaiser devenait le directeur du Punch, et notamment ce que serait le dîner des rédacteurs du journal. La scène est truculente et digne d’Hogarth. C’est vraiment une belle fin de repas de corps. Les convives se tiennent assez bien: un seul a mis sa botte sur la table, mais tout le monde, comme il convient, parle à la fois: «Regardez! des ballons!» dit le comte Zeppelin en montrant des cercles de fumée qu’il tire de sa pipe. «Je suis un sous-marin: voyez mon périscope!» dit l’amiral de Tirpitz, en sortant de dessous la table et en montrant un bock posé sur son crâne dénudé. Il rit; mais cela ne fait pas rire M. de Bethmann-Hollweg, qui a le vin triste et lui crie: «Cessez, Tirpitz, ce n’est pas drôle». Dans un coin, le roi Ferdinand de Bulgarie tâche de réveiller le Sultan, endormi, par ses joyeux propos: «Courage, Mahomet, à nous deux, nous lancerons un Punch balkanique!» Le prince Henri de Prusse chante à tue-tête et l’Empereur, debout, les bras croisés, furieux, clame: «L’humour allemand au-dessus de tout!»—ce que, d’ailleurs, nul n’écoute, sauf le Dr Sven Hedin qui applaudit et s’écrie: «Oh! Guillaume, vous êtes un homme étonnant. Vous auriez dû être lama!» En vérité, quand on songe à tous les rôles qu’il joua, jadis, avant de débuter dans la tragédie, cela semble presque une satire des temps de paix. Chez les autres pays alliés, la caricature a été moins active. Pourtant, la Mucha, de Varsovie, le Numero, le Pasquino et l’Asino, en Italie, donnent fréquemment des images dignes d’être retenues. Telle, cette satire parue dans la Mucha, en 1914, lorsque les Allemands voulant déborder notre aile gauche, montèrent, montèrent indéfiniment vers le Nord. Nous sommes en Amérique, devant les chutes du Niagara. L’oncle Sam, gigantesque, avec sa queue de pie et ses gros souliers traditionnels, se penche, fort intrigué, sur une armée de myrmidons qui traverse le fleuve. Il reconnaît, soudain, le casque à pointe, et s’écrie: «Qu’est-ce que c’est que tout ça? L’armée allemande? D’où sortez-vous?» Campé sur son cheval, le général de Dummerjahn lui répond: «Depuis trois semaines, nous faisons un mouvement enveloppant sur l’aile gauche des Alliés et cela nous a conduits ici. Maintenant, les Alliés ne nous échapperont sûrement pas.»
L’expédition d’Égypte inspire à la même Mucha une satire semblable. Tous les sphinx se mettent à rire, de toutes les fentes et les crevasses de leurs pierres millénaires et les Arabes s’écrient: «O Allah! qu’est-ce qui est arrivé?»—«C’est, répond le Sphinx, que les Allemands veulent conquérir l’Egypte à travers le désert de Libye. Il y a de quoi faire rire même les pierres!» De même, la campagne de Russie lui paraît un accès de folie. Elle représente un Napoléon regardant à la loupe un tout petit Guillaume II, lilliputien, qu’il a pris dans le creux de sa main: «Et ce pygmée a le toupet de prétendre me remplacer!» dit l’Empereur, «la seule ressemblance sera que son Waterloo arrivera juste un siècle après le mien.» L’ironie de l’artiste slave est parfois plus amère. Dans un de ses derniers dessins, il montre le Kronprinz, en déshabillé, armé d’une loupe, lui aussi, afin de mieux examiner les objets d’art et les pendules dont il fait l’inventaire. Pourtant, c’est le jour où l’on célèbre l’anniversaire des Hohenzollern. «N’êtes-vous pas encore prêt? Les invités sont tous arrivés», lui dit son père, en grande tenue, indigné.—«Laissez-moi seul, répond le jeune homme. Au lieu de me réjouir au cinquième anniversaire des voleurs de notre famille, je préfère jouir de la collection que j’ai moi-même réunie, en une seule année, par ma propre industrie.»
Ou bien encore, on voit Mars, dieu de la guerre, devenu un général allemand qui dit à la Mort, un peu lasse de faucher sans cesse: «Dis donc, tas d’os, ne fais pas attention à ce que j’ai dit de mon intérêt pour les Polonais. Coupe-les, fauche-les, sans pitié. Je ne me soucie pas qu’il reste des gens vivants sur le sol, mais dans ce sol, je dois préparer un terrain libre pour les immigrants qui arriveront du pays natal.»
En Italie, la caricature, d’abord neutre puis alliée, est beaucoup moins amère. Elle est aussi moins saisissante du point de vue graphique. La légende y est toujours très supérieure au dessin. Le peuple le plus fin du monde n’est jamais à court d’esprit, mais son art, toujours orienté vers le Beau, n’a jamais condescendu à s’appliquer aux menues besognes de la catagraphie. C’était vrai déjà du temps de Léonard, dont les caricatures sont de simples «charges» et n’ont rien de psychologique. Les peuples et les époques d’art idéaliste ne connaissent point la caricature fine et nuancée: elle n’apparaît que chez les peuples et aux époques d’art réaliste.
Toutefois, l’idée satirique suffit pour rendre son signe précieux. Telle est celle des deux rats figurés par le Pasquino, de Turin, dans les premiers jours de guerre. C’est le Rat de Paris et le Rat de Berlin, en face l’un de l’autre, des deux côtés du Rhin et songeant aux invasions et aux sièges futurs: «Lequel de nous aura l’honneur de servir de comestible?» Lorsque, plus tard, il est question, pour l’Italie, de prendre part au conflit, le Numero, de Turin, résume ainsi l’attitude de l’Allemagne. Un Prussien tient dans sa main une marionnette qui a la tête d’un Turc et, de ses doigts cachés sous la figurine, lui fait manœuvrer un sabre de bois, le tout pour effrayer la pauvre petite Italie, encagée sur sa chaise, par la neutralité. L’enfant, apeurée par le pantin, serre craintivement sa chère petite poupée Libye, sur son cœur. Et le Prussien lui dit: «Bu! Bu! Bu! tu vois comme il est méchant? Si tu n’es pas gentille, il mangera ta poupée».
Mais l’Italie n’a pas eu peur de la menaçante baudruche et tous ses crayons satiriques, maintenant, sont tournés contre l’Allemagne. Un des plus acérés est celui de l’Asino, de Rome. Il a parfaitement retracé, en quatre tableaux, la folie mégalomane qui a déchaîné cette guerre. Cela s’appelle les Discours du Kaiser en 1915. Dans le premier tableau, on voit un grand Kaiser et un tout petit Père Éternel, enchaîné à sa fortune, tenant dans sa main une petite boule, qui est le monde. Nous sommes au mois de janvier et l’Empereur, brandissant une épée gigantesque et sanglante, s’écrie: «A moi seul je déferai le monde!» En mars, il ajoute: «Naturellement avec l’aide de Dieu» et son vieux Dieu allemand a un peu grandi. «Cela va mal: ce n’est pas ma faute!» s’écrie-t-il en juin et désignant le Père Éternel fort embarrassé du globe qu’il lui a mis sur les bras. Enfin, en décembre, le Kaiser est tout petit, estropié, le «vieux dieu allemand» gigantesque et désolé: «C’est sa faute!» crie le Kaiser. Hélas! ce léger croquis de l’Asino, c’est l’éternelle attitude de l’homme en face de la Providence.
CHAPITRE II
EN ALLEMAGNE
L’Allemagne, en 1914-1916, a-t-elle été en guerre avec la France? Un archéologue, qui n’aurait pour se guider, dans quelques milliers d’années, que les caricatures allemandes,—comme il arrive aujourd’hui qu’on ne possède, sur un événement de l’ancienne Égypte, qu’une suite de dessins sur un papyrus,—pourrait se poser la question. Non que les feuilles satiriques d’outre-Rhin se soient désintéressées de la guerre. Tous les crayons ont été mobilisés sur-le-champ, toutes les plumes et tous les pinceaux, des Lustige Blaetter et du Kladderadatsch de Berlin à la Jugend et au Simplicissimus de Munich. Pareillement, la Muskete et le Kikeriki de Vienne et d’autres moins célèbres, comme la Ulk de Berlin et le Wahre Jacob de Stuttgart et même le Brummer, ont donné. Tout ce qu’on peut inventer de drôle, sur les bords de la Sprée, a été réquisitionné par l’autorité supérieure, et, aussi, ce qu’on peut imaginer de tragique pour épouvanter l’ennemi: les fantômes au gantelet de fer, un peu démodés depuis les Burgraves, les diables cornus du temps de Grünewald ou de Martin Schongauer, les vieux dieux sont sortis de leurs obituaires; Breughel et Albert Dürer, eux-mêmes, ont été appelés à la rescousse. Depuis le début de la guerre, c’est un feu roulant de sarcasmes et de quolibets, de menaces apocalyptiques, ou le gros rire alterne avec le susurrement de la calomnie,—ce que les Anglais, qui suivent de très près ces manifestations de l’esprit teuton, appellent «l’Évangile de la Haine», ou «l’Humour des Huns», ou les «Gaz empoisonnés pictoriaux».
Mais contre la France, on ne trouve presque rien. Çà et là, dans la foule des Alliés on aperçoit le bonnet de Marianne, ou le képi du généralissime, ou le haut de forme du Président de la République, mais on ne voit point clairement qu’ils aient à lutter contre l’Allemagne. Bien mieux, on pourrait croire, parfois, que c’est contre l’Angleterre. Dès novembre 1914, un cuirassier français, blessé, traversait les Lustige Blaetter en s’appuyant sur son sabre. Il rencontrait Jeanne d’Arc, en vue de la cathédrale de Reims et lui disait: «Chère Jeanne d’Arc, reviens et chasse ces maudits Anglais hors de France![9]» Un peu plus tard, dans les premiers mois de 1915, on voyait dans la même feuille ce tableau de genre intitulé John Bull à Calais: un énorme officier anglais, casquette enfoncée jusqu’aux oreilles et pipe vissée au coin de la bouche, s’est installé dans un salon français meublé dans le goût du XVIIIe siècle. Il a calé l’essentiel de son personnage dans un canapé et il ne lui faut pas moins de deux fauteuils Louis XV pour étendre ses grandes jambes entortillées de leggins. «Mon Dieu! s’écrie une jeune femme élégante, coiffée du bonnet phrygien, qui apparaît à la porte, je crois que cette brute a l’intention de rester avec moi toute la vie!» Et, par un raffinement d’ironie, qui a dû coûter bien des méditations à l’artiste berlinois, mais en revanche lui a donné une joie bien douce en songeant aux amertumes où il nous plongerait, dans un coin, sur un socle, on aperçoit un objet d’art, qui n’est autre qu’une réduction d’un des Bourgeois de Calais, de Rodin....
Aussi, Marianne se fâche et le Wahre Jacob, de Stuttgart, nous la montre, en cotillon court et souliers plats, qui fait voler toute sa vaisselle dans la direction d’un groupe d’invités, anglais ou russes, en criant: «Sortez, vous autres, sans quoi ma belle France sera ruinée!» En attendant, les profonds symbolistes de Munich, qui dessinent à la Jugend, estiment que la pauvre France est en grand danger de mort. Ils la représentent enveloppée par les pattes filamenteuses et perforée par les suçoirs immondes d’une gigantesque araignée, laquelle a déjà saigné toute la pauvre Belgique, qui pend au bout du fil, exsangue, et cette araignée monstrueuse, buveuse du sang de deux peuples et toujours inassouvie,—ne pensez pas que ce soit l’Allemagne, non! non! cherchez ou plutôt ne cherchez pas plus longtemps: c’est l’Angleterre! C’est l’Angleterre, on ne peut en douter aux trois croix superposées qui la ceinturent et, d’ailleurs, son nom est lisiblement écrit sous le symbole. Après cela, rien d’étonnant si la Muskete, de Vienne, a cru apercevoir la scène suivante: un soldat français et un écossais reconnaissable à son kilt, prisonniers de guerre, tous deux, s’injurient, derrière les fils barbelés, se montrent le poing en grinçant des dents, tandis que deux paisibles Poméraniens les retiennent et cherchent à les calmer par cette douce perspective: «Attendez quelques semaines, mes amis, et vous serez obligés de vous battre l’un contre l’autre, par vos propres gouvernements».
C’est que, sans se priver absolument de nous décocher quelque épigramme, l’artiste allemand a toujours devant les yeux cet unique but: l’Angleterre. C’est la grenouille de ce jeu de tonneau. D’abord, c’est l’Angleterre qui a voulu la guerre. C’est un axiome. Sir Edward Grey, aveugle conduisant d’autres aveugles, les chefs d’État alliés, les a précipités dans cet abîme, et le Simplicissimus s’est souvenu, à ce propos, de la toile fameuse de Breughel. Le pied lui glisse dans le sang et le malheureux John Bull s’accroche désespérément au globe qu’il a ainsi rendu inhabitable: il tombe ainsi que les gouttes pourprées qui suintent de l’Europe égorgée, dans une estampe du Simplicissimus en noir, blanc et rouge et il crie: «Malédiction! le sang est plus glissant que l’eau!»
Il bat la générale, sous la forme d’un squelette à gros ventre, pipe à la bouche, et la caisse en bandoulière et il appelle les hommes aux armes: «Pour chaque heure de service, un shilling! Pour chaque cadavre, un dollar!» répète le tambour de la Jugend. «Il a le mauvais œil! Nous savons cela depuis longtemps», dit la Ulk en représentant la tête de sir Edward Grey, et, en effet, l’on voit que dans les yeux, les pupilles sont remplacées par deux petites têtes de mort. D’ailleurs, l’homme d’Etat anglais est le plus visé, ridiculisé, déformé, stigmatisé des adversaires de l’Allemagne. Aucun de nos compatriotes ne peut prétendre, même de bien loin, à un tel honneur. Après être apparu en aveugle conduisant des aveugles, le voici transformé en harpie posée sur les ballots de l’industrie et du commerce allemands, en hibou, qu’offusque la lumière du Croissant turc, dans le Kladderadatsch, en négociant en têtes de mort, sous la firme Albion and Cº, avec ce titre: Le gardien de la loi internationale et ces mots: «La guerre est une affaire comme une autre». Si le roi des Belges se présente à lui, en voyageur, la valise à la main, et lui demande assistance en lui disant: «Rappelez-vous que j’ai tout perdu pour vous», sir Edward Grey lui répond: «Vraiment! eh bien, quand vous aurez encore quelque chose à perdre, je m’intéresserai à vous. Mais maintenant!...» ou si c’est le roi de Serbie, qui vient lui dire: «Votre très gracieuse seigneurie m’a fait demander. Comment puis-je vous êtes utile, sir Grey?» l’homme fatal, enfoncé dans son fauteuil et ses remords, répond: «Votre armée, roi Pierre, ne peut plus nous être d’aucune utilité, mais vous pourriez me recommander un couple d’assassins». Et si l’on regarde attentivement les détails de cette planche, qui a paru dans la Jugend, on remarque, sur la table du diplomate, un dossier sur lequel sont écrits ces mots: Casement, Findley, plus loin, un revolver, enfin, une photographie entourée de lauriers, portant cette dédicace: Princip. Ces menus accessoires font allusion à une histoire d’assassinat où les Allemands ont voulu impliquer le ministre d’Angleterre en Norvège et au drame de Serajevo. L’énormité de ces falsifications historiques montre assez la naïveté sans bornes du peuple qui s’en nourrit. Sans doute, il ne faut point croire à la bonne foi des historiens. Il y a des pince-sans-rire à Munich. Mais la foule n’absorberait pas indéfiniment cette nourriture si elle la croyait frelatée. La transformation du plus pacifiste des diplomates en un vampire altéré du sang humain est opérée, sans aucun doute, de concert avec le sentiment public en Allemagne. Et cela prouve combien l’esprit critique est chose différente de l’instruction ou de la «culture». Le peuple qui se targue d’avoir l’une et l’autre au plus haut point jusqu’ici, est aussi celui qui prend le plus aisément des concombres pour des violons.
Donc, c’est l’Angleterre qui a voulu la guerre. Comment est-il possible, qu’au XXe siècle, une nation tout entière se décide à aller au-devant de la mort? C’est qu’elle n’y va pas.... Elle fait la guerre avec le sang des autres. Voilà ce que veut dire l’étrange image de l’araignée Albion suçant le sang de la France, après avoir sucé celui de la Belgique. Lord Kitchener, dans la Muskete, de Vienne, prononce un discours devant la table ronde où s’est réuni le Conseil de Guerre des Alliés, et quel est ce discours? «L’Angleterre attend que chacun: Belge, Français, Russe, Japonais, Serbe, etc., fasse son devoir!» En effet, trois haleurs, dans les Lustige Blaetter, tirent à grand’peine un bateau, chargé de marchandises, où se prélasse John Bull, et ces pauvres diables sont un Russe, un Belge que la fatigue jette à terre et un Français. Les choses tournent fort mal pour les Alliés: il n’en a cure et voici, dans le Wahre Jacob, une image du déluge: les eaux ont tout envahi, sous le ciel noir, seul un piton émerge encore, où voudraient bien se hisser le Français, le Russe, l’Italien et les autres près d’être engloutis, mais le roc est escarpé, glissant et ils luttent vainement pour s’y agripper. John Bull, lui, confortablement assis sur le sommet, fume sa pipe. Au loin, l’arche de Noé,—sa marine,—vogue et le tirera toujours d’affaire. Les neutres ne sont pas plus épargnés. John Bull, toujours la pipe à la bouche et les mains dans les poches, leur marche sur les pieds à tous: l’Espagnol, l’Italien (c’était avant l’entrée en scène de l’Italie), l’Américain et le Hollandais: «Combien de temps laisserez-vous cette brute marcher sur vos cors?» demandent les Lustige Blaetter.... Ainsi, l’égoïsme de l’Angleterre égale sa cruauté.
Les deux sont surpassées encore, dans l’esprit des Allemands, par son incapacité militaire. Cette «nation de boutiquiers» a voulu la guerre et elle est incapable de la faire. Elle n’a pas de soldats, et pour s’en procurer elle est obligée aux plus humiliants stratagèmes. Son roi lui-même, son ministre de la Guerre en grand costume, couronne en tête et hermine aux épaules, ses magistrats, ses évêques, s’en vont, avec des drapeaux, le long de la Tamise, selon la Ulk, et s’ils rencontrent un voyou, assis sur la margelle en train de pêcher à la ligne, sans prendre garde qu’il est patibulaire et bossu, ils joignent les mains, s’agenouillent et en chœur: «Votre Roi et votre Pays ont besoin de vous. Ne voudriez-vous pas, s’il vous plaît, vous engager?...» Si le voyou résiste, ils ne craignent pas d’argumenter avec lui. «Ne voulez-vous pas vous engager? Les choses vont au mieux pour l’Angleterre», dit Kitchener à un ignoble drôle, qu’il rencontre au coin de Hyde Park. «Alors vous n’avez pas besoin de moi», dit l’autre. «Non, vous ne m’avez pas compris. L’Angleterre court les plus grands dangers. Il faut vous enrôler tout de suite.—Non, dans ce cas, c’est trop dangereux pour moi», rétorque le drôle. Mais on le rattrapera d’une autre manière. Le même Simplicissimus nous montre un cambrioleur surpris par un policeman, durant une opération nocturne de «reprise individuelle». Son ignoble face, clignotante sous le jet livide de la lampe sourde, sue la peur de la prison ou de la potence, mais il est vite rassuré et réchauffé en son cœur d’Anglais par ces paroles éminemment patriotiques: «Venez, Kitchener a besoin de vous!» C’est de semblables recrues qu’est formée l’armée nouvelle, pense-t-on à Berlin. Aussi faut-il prendre avec elles quelques précautions et la Ulk nous montre comment on les conduit au feu. Ces gens sont encagés dans des cellules roulantes comme les bêtes fauves d’une foire, le boulet aux pieds, et, poussés par des policemen, ils tirent, à travers les barreaux de leur cage. Cette image est intitulée: L’Armée de Kitchener et accompagnée de cette légende: «Les condamnés font le reste de leur peine sur le front».
Toutefois, et pour nombreux que soient les cambrioleurs ou les assassins en Angleterre, ils ne suffisent pas à lutter contre l’Allemagne. Alors, on fait appel aux colonies. Un kangourou s’élance sur une page de la Ulk, intitulée: le Dernier espoir de l’Angleterre. Un kangourou, cela ne paraît pas bien dangereux, mais regardez bien: dans sa poche abdominale, il loge deux petits soldats en béret écossais, qui, clignant de l’œil, visent l’ennemi, et cela s’appelle l’Australie sur le front. On descendra plus loin encore dans l’échelle des êtres: Après la chute de Maubeuge, dit le Simplicissimus, voici l’Anglais fort désemparé, meurtri, qui parlemente avec des nègres féroces. «L’orgueilleuse Albion a encore une ressource pour l’aider, elle et ses alliés. Elle mendie l’appui des Basutos et leur chef Billy-Billy promet de débarquer à Marseille avec cinq cent mille hommes.» Il en vient de partout des Boschimans et des Magris, des Achantis et des Botocudos. C’est avec cela que le pays de Bacon et d’Herbert Spencer défend la civilisation et la pensée libre. Hourra! voici les noires légions du désert, qui vont dévorer à belles dents les professeurs d’Iéna ou de Tubingue. En attendant, une négresse, restée seule au logis, réconforte ses petits négrillons, tout en préparant son couscous, par les paroles suivantes: «Papa est parti pour l’Europe pour protéger les gentils Anglais contre les sauvages. Si vous êtes bien sages, peut-être qu’il vous rapportera un joli beefsteak d’Allemand.» Après cela, quoi d’étonnant, si même au fond de la forêt tropicale, les orangs-outangs, les mandrills et les chimpanzés sentent comme un remords de ne pas voler au secours de la mère patrie! «Quoi! n’avez-vous pas de honte de ne pas vous battre pour l’Angleterre contre l’Allemagne?» dit une femelle à son mâle à croupetons sur une branche d’arbre, tout en cueillant des noix de coco.... Et le Simplicissimus intitule triomphalement cette dernière planche: «Les troupes anglaises d’outre-mer».
Malgré ces honteux auxiliaires, l’Angleterre est affolée. L’humoriste d’outre-Rhin ne se tient pas de joie en songeant aux blessures que lui infligent les sous-marins allemands. C’est un sujet inépuisable de gaieté pour lui que la vue du Neptune britannique, jadis «tranquille et fier du progrès de ses eaux», béatement endormi dans la sécurité de son omnipotence, qui se sent tout à coup pincé, lardé, troué sous l’eau par une foule d’espadons, et pousse des cris de douleur:—et c’est un spectacle que la Jugend ou le Kladderadatsch s’offrent le plus qu’ils peuvent. Leurs lecteurs ont l’esprit assez ouvert par la haine pour comprendre que les espadons figurent, ici, les sous-marins qui surprennent la marine anglaise là où elle ne songeait pas à se défendre. John Bull, épouvanté, finit par grimper sur le sommet de son île, minuscule rocher, autour duquel passent et repassent, plongent et émergent des sous-marins qui ont des gueules de requins. Cela s’appelle: Isolement splendide. Il ne craint pas seulement pour ses jambes: il est fort effrayé de ce qui se passe au-dessus de sa tête et le Simplicissimus nous montre la foule de Trafalgar Square prise de panique à la vue d’un Zeppelin.
La fin de tout cela, c’est que le roi George et M. Poincaré, selon les Lustige Blaetter, seront obligés d’endosser des scaphandres pour faire, au fond des abîmes de l’Océan, la prochaine revue de leurs flottes, parmi les madrépores, et qu’un Tommy tombé en enfer, conduit par des démons et mordu par les molosses de Satan, sur le gril éternel, s’écrie: «Pas de Zeppelin, ici, pas de canons Krupp! Pas de sous-marins! Je suis au ciel!»
L’affolement de la «perfide Albion» ne vient pas seulement de ses désastres sur la mer, mais aussi de la Révolution chez elle ou dans ses colonies. Tous les humoristes allemands ont concouru sur ce thème. Le Kladderadatsch, les Lustige Blaetter, la Ulk, le Simplicissimus et la Muskete ont fait appel à toutes les ressources de leur symbolique: le sphinx pour l’Égypte avec son cortège de pyramides et le tigre pour l’Inde ont été enrégimentés parmi les alliés des Allemands. Par où il apparaît que leur mépris pour les peuples de couleur était un peu surfait. Ils les trouvent trop noirs pour défendre l’Angleterre, mais ils les trouveraient bien assez blancs pour l’attaquer. Voici, par exemple, le soir qui tombe sur l’Égypte et derrière les triangles sombres des pyramides, une faucille menaçante, dégouttante de sang, s’arrondit dans le ciel. Un horseguard s’en va, disant: «Je crains que le temps ne change. La lune brille trop....»
C’est l’idée du Simplicissimus. Moins avisé est l’officier en khaki, des Lustige Blaetter. Il se tient tranquille, les mains dans les poches, sans voir que, derrière lui, le sphinx réveillé, terrible, les sourcils froncés en arc, a déterré une de ses griffes puissantes, la lève sur lui.... Et la légende dit: «L’ancienne énigme du Sphinx sera bientôt résolue d’un coup». La Ulk prévoit un peu plus de perspicacité chez le touriste anglais. Coiffé du casque colonial, le nez en l’air, il considère les figures tracées il y a des milliers d’années sur la pierre. Raus! dit Set; Raus! dit Horus; Raus! dit le Pharaon,—c’est-à-dire: Dehors! Dehors! Dehors! «A la fin des fins, je commence à comprendre le sens des hiéroglyphes...» murmure l’Anglais. Et le dessin est intitulé: Progrès en Égyptologie. La Ulk a aussi trouvé un symbole de la révolte des Indes qui la réjouit fort. C’est une descente de lit en peau de tigre, qui commence à s’agiter et à battre l’air de sa queue, au moment où John Bull s’éveille: «Malédiction! Mon camarade de lit devient enragé!» s’écrie-t-il épouvanté; ou bien encore, il se trouve dans la Jungle, à terre, crispé de terreur, entouré de tigres menaçants, tandis que l’Agence Reuter télégraphie: «Tout est tranquille aux Indes». Enfin, le Kladderadatsch résume tous les espoirs de Berlin, en montrant un sinistre incendiaire qui court de réverbère en réverbère allumer un feu terrible, et ces réverbères sont l’Inde, l’Égypte, le Transvaal; et cet incendiaire est la Révolution.
Comment, de tant de dangers, la «perfide Albion» espère-t-elle se tirer? se demande l’Allemand, et il répond: par sa perfidie, par son hypocrisie même et ses ruses déloyales de guerre. D’abord, elle a «enchaîné la Vérité», dit le Kladderadatsch, et John Bull, clignant de l’œil, d’un air féroce, monte la garde près du poteau d’infamie, où elle se morfond. C’est son «premier exploit». Elle a tissé une trame de mensonges et s’y promène comme une araignée, dit la Ulk, qui ajoute: «Lorsque le grand jour de la purification viendra, cette ordure sera balayée avec le reste». Elle a semé l’or à pleins sacs pour faire assassiner les gens paisibles, dit le Wahre Jacob. Il montre, en effet, une route de corniche, en Italie, vraisemblablement aux environs d’Amalfi, et deux jeunes Allemandes ou Tyroliennes, à longues tresses dans le dos, qui contemplent innocemment la mer. Dans l’anfractuosité du rocher, Fra Diavolo tire son couteau et va les frapper. Pourquoi? C’est que, dans une anfractuosité encore plus obscure, un gentleman sec, élégant, au col correctement cassé, lui met, dans la main, une bourse,—la vraie bourse de théâtre,—et lui désigne les victimes, l’Allemande et l’Autrichienne, et ce gentleman méphistophélique, c’est sir Edward Grey. «Une mission diplomatique», dit le Simplicissimus, et l’on voit un général anglais en grande conférence avec la Mort, à qui, sans doute, il donne des instructions. Il s’agit de voyage, car la Mort a un petit sac à main, qu’elle tient avec un poignard. Elle écoute, avec déférence, l’homme aux leggings, et la légende porte: «Sur le front belge, l’Anglais donne à la Mort huit jours de congé pour visiter les Cours de Sofia et d’Athènes».
C’est qu’il n’a point réussi dans ses tentatives avec la Vierge grecque, dit la Jugend: il a eu beau se transformer en bœuf, en nuée légère, en pluie d’or, elle l’a repoussé.... «Et quand je parle de venir en Dreadnought, elle se moque de moi!» s’écrie le Jupiter britannique en serrant le poing,—tandis que Pallas Athéné, debout, lance en main, se profile, dédaigneuse, sur la mer....
Alors, que faire? Se cacher, se dissimuler sous les pavillons des neutres, renier ses couleurs, pensent les Lustige Blaetter et les autres feuilles comiques. C’est pour elles un inépuisable sujet de sarcasmes. On voit le patron d’un navire marchand anglais en face d’une collection complète de masques: le haut de forme étoilé du Yankee, le bonnet de la Hollandaise, l’immobile peau jaune du Céleste, et se disant: «Aujourd’hui, il faut que je traverse la mer d’Irlande: lequel de ces masques neutres doit prendre un vieux marin honorable?» Ou bien, tout nu aux bains de mer, John Bull cherche parmi les drapeaux des nations, qui sèchent au soleil, celui qui couvrira le mieux sa vilaine académie. Ou encore, c’est la vieille Albion, en haillons, qui sort de sa cabine, et se plaint ainsi: «Vraiment, je ne peux plus sortir avec ces oripeaux dégoûtants...—Courage, Britannia, volez-en de meilleurs!» lui crie Churchill, en lui montrant les costumes des neutres, qui se balancent, séchant au vent. «Quel costume choisirais-je pour qu’on ne me reconnaisse pas?» se demande, perplexe, John Bull, chez un fripier. «Pourquoi ne vous habillez-vous pas en gentleman?» répond l’autre, goguenard. Enfin, la Jugend a trouvé le meilleur moyen d’échapper aux sous-marins allemands: c’est d’embarquer, à chaque voyage, trois comparses américains qui protégeront les passagers anglais et la contrebande de guerre. Sur le pont du paquebot, près de la cloison où on lit: Attention! Munition! le capitaine crie à son second: «Tout est-il prêt?—Non, monsieur, répond le second, les trois Américains en extra ne sont pas encore à bord.» En effet, on les voit, sur la passerelle, leur sac de voyage et le drapeau étoilé à la main, qui n’ont pas encore atteint le navire.
Quant aux Zeppelins, c’est le Simplicissimus qui a découvert quel procédé emploie la perfide Albion pour exciter contre eux l’indignation publique. Il a représenté une ville maritime anglaise, au moment où un de ces meurtriers aériens est signalé. «Attention! Vite! Tous les bébés dehors!» s’écrie un policeman, et, de toutes les fenêtres, se tendent des perches, suspendant des poupons dans le vide, afin de les exposer, seuls, aux bombes qui ne manqueront pas de tomber. La noirceur de l’âme anglaise éclate, dans cette image, aux yeux de l’innocente Germanie. Un dernier trait achèvera de la peindre, et c’est la Jugend qui l’a trouvé. «Depuis qu’il a été déclaré que les «Barbares» allemands refusaient de tirer sur les cathédrales, l’Angleterre a élaboré un joli petit plan pour la défense de ses côtes», dit la légende. On voit, en effet, des paravents en forme de façades gothiques, dressés au bord de la mer; sous les portails moyenâgeux, s’arrondissent des bouches de canon; derrière les gargouilles, s’embusquent des tireurs: il n’est pas un ornement, un fleuron, ni une ogive qui ne recèle une embûche. Bien mieux, les garde-côtes cuirassés eux-mêmes ont une superstructure de clochers et de chapelles, et, dans le ciel, les aéroplanes volants prennent une allure de chapelles en déplacement aérien.
Les Anglais accusent le coup, sans sourciller, en beaux joueurs qu’ils sont[10]. Ils n’y ont pas grand mérite, car le coup ne porte guère et ils pourraient aussi bien, la plupart du temps, ramasser l’injure qu’on leur jette comme une pierre et s’en parer comme d’un joyau. Car si l’Australie et le Cap et les Indes et le Canada et la Nouvelle-Zélande, tous les pays d’outre-mer, accourent à la défense de la vieille Angleterre, qu’est-ce à dire, sinon qu’elle a su s’en faire aimer? Et si tant d’autres peuples et de tant de couleurs, épars sur le globe, sous toutes les latitudes, se rangent du côté des Alliés, qu’en saurions-nous conclure, sinon que la conscience universelle se prononce contre l’Allemagne? Ce ne sont pas des gens de «haute culture», dira-t-elle: c’est à voir. Car il faudrait démontrer que les Bachi-Bouzoucks le sont et aussi les Bulgares, et qu’on est plus près de l’idéal scientifique de l’humanité à Panagurista et à Kastamouni qu’à Melbourne et à Montréal.... «Nous appelons civilisés les peuples qui sont nos dupes et sauvages ceux qui ne le sont pas»:—voilà ce qu’il faudrait dire tout uniment, au lieu de tant de gloses, et cette définition à la Gorenflot rendrait fort bien justice à toute l’argumentation des professeurs de Weimar ou de Greifswald. Pourquoi ne peut-on employer des Gourkas ou des Sikhs et peut-on employer des gaz asphyxiants? Pourquoi l’Angleterre est-elle un monstre d’égoïsme en envoyant se battre pour elle des Australiens ou des Canadiens, qui sont nés d’elle, et l’Allemagne ne l’est-elle pas en versant le sang des Turcs, pour qui elle n’a jamais rien fait? Le peuple du «libre examen» ne supporterait guère toutes ces théories, si elles étaient, par aventure, examinées librement.
De même, les plaisanteries des Allemands sur le recrutement volontaire. C’est une honte, à leurs yeux, que de solliciter un homme d’entrer au service au lieu de le faire encadrer par deux gendarmes. Mais c’est l’orgueil de l’Angleterre que d’avoir vu trois millions de volontaires, sans y être forcés, accourir à son appel. Il n’est pas très sûr que l’Allemagne, elle-même, eût obtenu ce résultat. L’Angleterre a prouvé, jusqu’à l’évidence, par sa pauvreté première en hommes et en munitions, qu’elle ne tendait, ni ne s’attendait à la guerre, et, par son magistral «rétablissement», qu’elle était capable de la faire, comme les camarades. De tout cela, elle a lieu d’être fière, et plus on lui décernera de sarcasmes, plus elle les collectionnera comme des titres d’honneur.
Nous n’en saurions montrer autant, ni les autres Alliés. Pourtant, l’Allemagne nous a bien fait, çà et là, l’honneur de quelques outrages et l’injure de quelque compassion. Le plus saisissant, si l’artiste avait été plus habile, serait un dessin des Lustige Blaetter, intitulé: «La mort du Gaulois». C’est la nuit: le généralissime Joffre dort dans une chambre, où une réduction du Gaulois mourant orne la cheminée. Un rayon de lune tombe sur le chef-d’œuvre antique. Le dormeur est en proie à un cauchemar: il voit celui qu’on appela longtemps le Gladiateur mourant, dans sa pose affaissée, tragique, répétée à des exemplaires sans nombre, et, chacun de ces Galates mourants a un képi, qui désigne assez la nation dont il est.
Ou bien, le président de la République, présidant un dîner des Alliés, se lève, frappe du couteau sur son verre et prononce un discours: «Messieurs, dit-il, quand nous nous retournons vers le passé, nous devons admettre que notre position en Angleterre... ah! en Russie... heu! en Belgique, hem! hem! en France... Ah! heu! heu!... Mais le dîner était bon.» Tel est le ton général de la caricature allemande sur la France. Elle s’en écarte rarement. Une fois, dans la Ulk, on a vu ceci: Pallas Athéné, portant, dans une main, la cathédrale de Reims; de l’autre, son égide, protège des soldats et même des civils, français, tirant à l’abri de l’Art. Et encore, la guillotine dressée sur la place de la Concorde, le bourreau, masqué, attendant les chefs de l’État français, qui vont «encore une fois perdre la tête». Mais l’affectation de l’impartialité est souvent sensible. Un dessin de la Ulk figure une représentation à Berlin, les bustes de Molière et de Shakespeare sur la scène, couronnés, le parterre applaudissant à tout rompre, avec cette légende: «Ces Allemands! ces Boches! Chaque soir, ils ridiculisent les grands poètes de la France et de l’Angleterre!»
Contre la Russie, les attaques sont plus âpres. Le grand-duc Nicolas, surtout, est honoré d’une haine incessante et multiforme. Hindenburg l’enserre de ses griffes, fatales comme le Destin, selon le caricaturiste de l’an dernier, détrompé aujourd’hui, ou bien il est nommé généralissime des blessés alliés, comme ayant été le plus mutilé de tous. Ces images, qui n’ont aucun sens réel, montrent pourtant la crainte que l’invasion russe inspire aux Allemands. Pour se défaire de ce cauchemar, ils comptent surtout sur la Révolution. Innombrables sont les images qui invoquent le peuple russe contre le Tsar, dans la Ulk, dans le Wahre Jacob, dans le Kladderadatsch et jusque dans la Muskete de Vienne. Partout l’on voit un moujik gigantesque tendant le poing au Tsar atterré. Tel est le désir de l’Allemagne.
La Serbie est honorée d’une haine presque égale. Si l’esprit chevaleresque dominait jamais le monde, il y a un coin où l’on serait sûr, encore, de ne pas le rencontrer: ce serait la Ulk, à Berlin. Ce journal a représenté un moribond, affaissé dans une petite voiture, avec une couverture brodée d’une couronne royale. Il est coiffé du képi serbe. Devant lui, debout, un gros homme, un hercule coiffé d’un fez, salue militairement: «Je ne sais pas si vous me reconnaissez, dit le Turc avec un gros rire, je suis l’Homme malade!»
L’Italie n’est pas mieux traitée. Ses dirigeants sont, d’ordinaire, montrés emboîtant le pas à un fou, chauve, couvert de lauriers, armé d’une lyre et qui les conduit aux abîmes.... Depuis Lamartine, nul poète, assurément, n’avait été autant caricaturé que M. d’Annunzio. La présence de l’ancienne alliée aux côtés des amis du Droit a déchaîné toutes les calomnies. «A-t-il signé?» demande le soldat français à son camarade anglais, derrière un petit bersaglier qui écrit: «Pas de paix séparée».—Yes, répond le highlander.—Alors, surveillez-le avec un soin tout spécial!» et le Kladderadatsch, en figurant «Noël dans les Dolomites», évoque un paysage de montagnes et de neige où s’ensevelissent tous les espoirs italiens.
Même affectation de mépris à l’égard des Japonais, tant loués pourtant, jadis, par le parti militaire allemand. Ils sont devenus des sauvages, des singes, des monstres aux dents acérées, dont la fureur, d’ailleurs, est impuissante. Une grande planche, d’une assez belle allure décorative, a paru dans le Simplicissimus, tout au début de la guerre: c’était un chevalier immobile dans son armure, planté sur un rocher, tenant d’un bras de fer, bien droit, le pavillon allemand, tandis que des vagues furieuses se recourbent autour de lui, et la crête écumeuse des vagues est faite de têtes féroces, les lèvres retroussées sur les gencives, montrant les dents.... C’était l’Allemagne à Kiao-Tchéou. Un autre dessin du même journal nous transportait en Allemagne, dans un jardin zoologique. A travers les barreaux d’une cage, on voyait des macaques nippés de costumes européens, qui se divertissaient en compagnie d’autres singes sans costume. Et la légende disait: «On demande que les Japonais résidant en ce moment soient enfermés dans les jardins zoologiques. On ne tiendra aucun compte des protestations des chimpanzés.» La victoire des Nippons a mis un terme à ces singeries.
De telles énormités, de quelque mauvais goût qu’elles s’aggravent, se conçoivent quand elles s’adressent à des pays en guerre avec l’Allemagne. Elles surprennent fort quand elles s’adressent à des Neutres.
C’est un fait, cependant, que les Etats-Unis ne sont pas mieux traités, par les satiristes allemands, que les pays belligérants eux-mêmes[11]. Ils sont considérés, d’ailleurs, comme belligérants en quelque manière, car on les accuse de forger l’arme des Alliés en échange de leur or. L’Or! le Dollar! les Affaires! le Profit! Quelle honte chez le peuple de la Liberté éclairant le monde! Ah! elle est bien précieuse aux caricaturistes de la Jugend ou du Kladderadatsch, la statue de Bartholdi! On la voit submergée, engloutie par l’or que gagnent MM. Morgan, Schwab et Rockefeller, et pouvant à peine soulever son flambeau par-dessus le flot mortel, ou bien transformée en une vieille mégère, «la Liberté du commerce des armes qui rapporte gros» et ne tenant plus à la main qu’une lampe à pétrole, ou bien déboulonnée et remplacée par le Dieu du Profit, un vieux monsieur qui compte sur ses doigts.... En vérité, on ne savait pas que les Allemands eussent, à ce point, le mépris des Affaires! Mais il paraît que l’Amérique en oublie tous ses principes d’humanité. «Vous priez, oncle Sam?» demande le Michel allemand à Jonathan, qu’il voit à genoux, mains jointes, levant sa barbe de bouc vers le ciel. «Oui, je demande au Ciel que vous capturiez les canons que j’ai vendus aux maudits ennemis de l’Allemagne.»—«Ah! et pourquoi demandez-vous cela?»—«Pour que je puisse leur en vendre encore davantage.» En effet, on voit le président Wilson, dans le Simplicissimus, proposer des obus à des généraux français, où l’on retrouve assez exactement le type du général de Galliffet. Sur l’obus il est écrit: «Cause beaucoup de douleur» et le président ajoute: «Vous comprenez, naturellement, que plus l’agonie produite par mes obus est douloureuse, plus ils coûtent cher.» Ou encore, il s’adresse à un officier anglais, assis sur une table, en train de fumer sa pipe et lui présentant un obus, emmailloté dans du papier, il lui dit: «Voici un nouveau modèle d’obus. Il est enveloppé dans un petit bout de protestation, mais vous ne devez pas la prendre très au sérieux.» Aussi, qu’arrive-t-il? Un Allemand, gisant sur le champ de bataille, retrouve un morceau de l’obus qui l’a frappé à la tête et y lit: Braves Allemands, nous prions pour vous! Fabrique de munitions de Jonathan-Amérique. Quelle hypocrisie! pense le lecteur d’outre-Rhin. Et il se pâme encore devant cette image de l’Amérique neutre: Jonathan, qui a fabriqué des faulx, en offre une à la Mort en échange d’un sac d’écus, et l’homme à la bannière étoilée lui dit doucement: «Madame la Mort, ne croyez pas que je cherche seulement à gagner de l’argent. Je vous vends cela seulement pour que vous ameniez la paix....»
Après des satires aussi sanglantes contre tout le monde,—y compris les Neutres,—il ne restait plus aux Allemands que d’en faire contre eux-mêmes. Ils n’y ont pas manqué. S’ils n’insistent pas sur les horreurs de la guerre, ils sont loin de la présenter comme une chose belle en soi et souhaitable. Une suite de caricatures, assez récentes, du Wahre Jacob, de Stuttgart, est, à ce sujet, assez significative. Elle montre l’évolution qui s’est faite, dans certains esprits, au delà du Rhin. Un gros industriel allemand est d’abord ravi de ce qui se passe: «Enfin, voilà la guerre!» dit-il. «Déjà, un bon traité pour fournitures de guerre», continue-t-il, et, en ouvrant son coffre-fort: «Pour ma part, la guerre peut durer dix ans!» Mais il reçoit une convocation, sa figure change: «Oh! je suis appelé!» Le voilà, faisant l’exercice et déjà suant à grosses gouttes, sous l’œil d’un feldwebel injurieux: «Oh! oh!» crie-t-il, puis coiffé du casque à pointe, le sac au dos: «Ah! ah!» puis dans la tranchée, sous les obus: «Au diable!» Enfin, il fuit, devant les éclatements, tombe à genoux, et s’écrie: «O Dieu, mon Dieu, donne-nous bientôt la paix!»
Tel est le dernier trait des crayons satiriques d’Allemagne. C’est peut-être, aussi, le plus sincère. Si jamais l’on entreprend d’écrire l’histoire de la guerre d’après les images qu’ils en ont données, c’est une étrange histoire qu’on écrira: l’Angleterre envahit la France et saigne à blanc la Belgique; des hordes nègres accourent en Europe pour mettre la paisible Allemagne à feu et à sang; les Etats-Unis conspirent contre elle; enfin, les peuples français, russe et anglais se soulèvent contre leurs gouvernements respectifs et s’ensevelissent sous les ruines d’une Révolution. Voilà qui nous indique seulement, chez les Allemands, ce qu’est «le Désir, père de la Pensée». Mais le chauvin du Wahre Jacob, qui souhaite la paix, dès qu’il a goûté de la guerre, c’est une réalité.
CHAPITRE III
CHEZ LES NEUTRES
Le premier de tous les neutres dans l’ironie vengeresse et la résistance à l’oppression, c’est la Hollande, et en Hollande, c’est Louis Raemaekers. L’Allemagne menaçait de tout submerger sous le flot de ses calomnies et de ses promesses: il s’est levé et de son crayon acéré, a marqué la limite du cataclysme. Il n’est pas le seul, mais fût-il le seul, il eût suffi, comme l’enfant célèbre de Harlem qui, de son doigt, boucha la fissure de l’écluse et sauva la Hollande. Raemaekers a sauvé son pays de l’inondation germanique. Être une digue, la digue de la civilisation et de la liberté, semble une tradition nationale de ce pays. Il n’en est pas qui ait lutté plus souvent, plus obstinément, plus victorieusement et contre de plus formidables Puissances que les Pays-Bas. Et chose curieuse, c’est aussi une tradition nationale que de lutter par la caricature. C’est par elle, par les planches célèbres de Romain de Hooghe, que les Hollandais combattirent et poursuivirent, dans toute l’Europe, Louis XIV. Le grand Roi ressentit toujours cruellement les blessures de ce burin vengeur. La Hollande était tellement considérée comme la patrie de la caricature politique, au XVIIIe siècle, qu’un pamphlet paru à Londres, en 1710, sous le titre: Peinture de la malice, le dit expressément: «L’estampe est originairement un talisman hollandais (légué aux anciens Bataves par un certain nécromancien et peintre chinois), doué d’une vertu surpassant de beaucoup celles du Palladium, qui les met à même non seulement de protéger leurs villes et leurs provinces, mais aussi de nuire à leurs ennemis, et de maintenir un juste équilibre parmi les Puissances leurs voisines....» L’auteur de ce pamphlet, deux cents ans à l’avance, définissait Raemaekers.
On eût pourtant fort étonné le dessinateur du Telegraaf, si on lui eût prédit, il y a quelques années, qu’il jouerait un jour, en face de Guillaume II, le rôle de Romain de Hooghe devant Louis XIV et de Gillray devant Napoléon. L’histoire, ni la tragédie ne l’attiraient spécialement. C’était un paisible paysagiste et un portraitiste. En cette qualité, il s’essayait à reproduire la ressemblance des hommes célèbres dans la politique aux Pays Bas et, depuis quelques années, il donnait des dessins politiques au Telegraaf, lorsque la guerre survint. La froide cruauté de cette machination l’indigna, l’hypocrisie des fauteurs d’assassinats lui parut insupportable et, aussi, le «ponce-pilatisme» de certains spectateurs. Il tailla son crayon plus affilé que de coutume. Il s’en fit une arme. Les cris de douleur, de protestation, de vengeance, éclatèrent hors des frontières et dans les Pays-Bas eux-mêmes, dès longtemps exposés à l’infiltration germanique. On interdit la vente de ses albums, on l’accusa d’être payé par l’Angleterre. Une averse de calomnies et de menaces fondit sur lui. Le nouveau Romain de Hooghe ne s’en émut pas: il dessina de plus belle. Il lui arriva, dès lors, ce qui ne pouvait arriver à Romain de Hooghe, ni à Gillray, ni à aucun des artistes qui attaquèrent la France: Paris l’a adopté et l’a désigné, d’un geste sûr, à l’admiration du monde. Il a ce qui manquera toujours aux crayons assermentés de la Jugend ou du Kladderadatsch: la consécration mondiale. On a jamais entendu parler d’une gloire artistique née à Berlin.
Raemaekers a donc déclaré la guerre à Guillaume II:
Et le vers admirable, le vers caricatural d’Agrippa d’Aubigné, en ses Tragiques, semble avoir été fait pour définir exactement le type imaginé par l’artiste. Ce n’est pas un grotesque, comme Gillray avait eu le tort de peindre Napoléon, ce n’est pas un fantoche: c’est un homme vigoureux et adroit, mais dont l’adresse et la vigueur s’emploient pour le mal, un mauvais homme, hypocrite et qui fait une œuvre infâme. Il provoque, non le rire, mais l’indignation. «Voilà qui est fait...» dit-il en écartant doucement le rideau qui cachait l’exécution de miss Cavell, «...maintenant tu peux m’apporter la protestation de l’ambassadeur américain.» Et le sous-ordre salue respectueusement, avec un rire silencieux, car il a compris: au loin, une tête de femme, les yeux bandés, gît dans le sang, et un soldat, le fusil sous le bras, comme un chasseur heureux, la regarde. C’est le «juste arquebusier».
Il n’a pas manqué son coup, non plus, quand il a visé les femmes et les enfants que transportaient les paquebots: la Lusitania et les autres. Ils sont bien morts, étouffés, serrés convulsivement les uns aux autres pour s’entr’aider, se maintenir, un instant de plus, accrochés à une épave. Les voilà, glissant dans la profondeur des eaux calmes, les yeux agrandis par l’épouvante, les cheveux dénoués et flottants, les vêtements empesés par le lourd liquide, de grosses bulles d’air remontant à la surface, les faces glacées sous le mobile émail des eaux. Le souverain «a giboyé aux passants trop tardifs à noyer» et il a fait bonne chasse, grâce à la Mine flottante.
Il n’a pas été moins «juste arquebusier,» quand il a installé sa machine à tuer dans le ciel. Nous sommes à Paris, dans la rue, parmi l’embarras des voitures et des foules, une civière passe, encadrée de gardiens de la paix: c’est une fillette, pâle, exsangue, qu’on transporte à l’hôpital sans doute. On dirait, d’abord, un fait-divers de la paix, quelque chose comme l’Accident qui fit, dans des temps lointains, la réputation de M. Dagnan-Bouveret. Mais non: ici, il y a quelque chose d’inattendu et de plus tragique. Un ouvrier, qui accompagne la civière, se redresse vers le ciel avec un rictus effrayant de colère aux confins de la folie et montre le poing à l’invisible: c’est de là-haut qu’est venu le coup qui a fait de son enfant, qui jouait, ce matin, une morte.... Un Taube a passé. Et Raemaekers appelle cela: La Culture qui vient du ciel. Aussi, la Vierge elle-même prend peur, la Vierge de pierre de Notre-Dame de Paris, et quand le sinistre oiseau passe et laisse tomber sa bombe sur un coin de la cathédrale, elle se met à genoux et couvre, de sa main et du pan de son manteau, l’Enfant-Jésus. Nécessité militaire, dit la légende. Raemaekers, qui est un réaliste émouvant plutôt qu’un symboliste, a pourtant trouvé, ce jour-là, un symbole très simple et très touchant du péril que court, en face de l’arquebusier royal, l’Art des vieux siècles de foi.
Le Kaiser a-t-il donc déclaré la guerre à Dieu? Il le prétend son allié, au contraire, il l’invoque à tout bout de champ, à tout bout de crime, il l’enrôle dans son armée, l’enchaîne à sa fortune, et cette prodigieuse aberration est peut-être, parmi tous les problèmes de cette guerre, celui qui fait le plus hésiter et chanceler la raison humaine. Là, encore, c’est Raemaekers qui a trouvé l’image définitive. Il a évoqué le Christ dans une des scènes de la Passion, celle que décrit saint Mathieu, lorsqu’il le montre livré aux outrages des valets et de la soldatesque, par ces mots: Et ils pliaient le genou devant lui et ils se moquaient de lui. Un soldat à lunettes et à longs cheveux, qui, hier encore, devait professer, dans quelque Université, que Jésus (Ger-us) veut dire «germain» en latin, le coiffe d’un casque à pointe et cherche à éteindre, ainsi, un peu de l’auréole divine. Un Turc, à face parcheminée de vieux croupier, gambade devant lui en faisant le salut militaire et lui offre un sabre. L’Autrichien s’esclaffe à cette bonne plaisanterie. Et un quatrième ligote le Sauveur avec un ceinturon où brillent les mots qui sont le suprême blasphème de cet Empereur: Gott mit uns.
Le châtiment ne se fera pas attendre. Châtiment au dehors de lui, châtiment en lui-même. Trop de voix du ciel et de la terre s’élèvent pour l’accuser. «Voilà le profanateur!» disent les statues de sainte Clotilde et d’un saint moine, devant la cathédrale incendiée. Et l’Allemand, ainsi interpellé, tombe à genoux, épouvanté que les pierres parlent. «C’est une guerre de conquête! Me voici, je ne puis faire autrement!» s’écrie Liebknecht, suivant l’exemple de Luther, en se présentant devant le Kaiser cuirassé, casqué, pensif,—et ce mot retentit comme un premier glas de la conscience individuelle. D’autres cris l’environnent, des cris frêles, des voix d’enfants innombrables noyés par ses sous-marins: les faces enfantines paraissent encore au-dessus du flot qui monte, les yeux révulsés dans les orbites, et les voix des Innocents affolent Hérode. «Ils crient: maman, mais j’entends toujours: meurtrier», dit Hérode, en se bouchant les oreilles[12]. Les cassolettes de ses thuriféraires ont beau l’envelopper des vapeurs opiacées du sophisme: les cris d’enfants le dégrisent et les théories de Bernhardi, sur l’humanité de la guerre inhumaine, sont impuissantes à dissiper son cauchemar....
Le Bernhardi, lui, est radieux. Il n’a pas compris la leçon des choses. A la Mort, vieille coquette, chaussée d’escarpins, coiffée de roses, et qui manie l’éventail, il offre un bouquet composé de crânes et de mains squelettiques. «Vous n’en espériez pas tant, n’est-ce pas?» dit-il en saluant avec la grâce d’un pachyderme. Raemaekers a résumé en lui tous les caractères du «Boche» moderne. La tête rasée à la manière «hygiénique», le cou en bourrelet, le rire gras, le ventre sanglé et triomphant, il tient son casque par la pointe, selon le geste habituel du vieux Guillaume Ier aux bals de la Cour. La vieille coquette lui paraît encore digne de ses hommages. Mais le Maître, plus sensible, sinon moins coupable, s’épouvante déjà et s’excuse. Il n’a pas voulu cette guerre, il le jure. Il fuit l’apparition du Christ lumineux, et, courbé, hagard, il balbutie: «Nous ne sommes pas... ne sommes pas... des barbares». Il s’éveille, le matin, encore hésitant devant le réel; et tandis qu’un laquais, en grande tenue, lui apporte son déjeuner, il murmure: «Je rêvais si délicieusement que tout cela n’était pas arrivé!»
C’est que la guerre n’est pas chose moins terrible pour son peuple que pour les autres. Qu’est-ce que cette effroyable valse où est entraînée la pauvre Germania, exsangue et défaillante, par un squelette aux escarpins vernis? C’est la continuelle navette entre les deux lignes de feu: De l’Est à l’Ouest, de l’Ouest à l’Est (da capo al fine), dit la légende. Qu’est-ce que cette étendue d’eaux mornes, jalonnée, çà et là, par le sommet d’un arbre ou le toit d’une maison, où flottent des cadavres allemands en décomposition, des casques renversés? C’est la Route de Calais.... Plus loin, d’autres «Boches» apparaissent figés, accroupis, dans la contraction subite de la rigor mortis, au milieu des fils barbelés, comme de gros moucherons pris dans la toile inextricable d’une araignée de fer. Aussi les survivants ne conservent-ils plus grand espoir. La lettre qu’écrit un jeune Allemand, du fond de la tranchée, le montre assez: «Chère mère, nous avons fait encore quelques progrès; nos cimetières atteignent la mer....»
Voilà pour les combattants: la population civile n’est pas épargnée, non plus. Raemaekers la montre en files lamentables, attendant devant les cantines de Berlin. «Les femmes à gauche!» crient les policiers, et les coups de crosse rangent brutalement toute la gent féminine en quête de pain. Voilà où mène la folie des rois. C’est encore parmi les combattants eux-mêmes qu’on trouverait, çà et là, le plus d’humanité. Deux turcos se sont agenouillés auprès d’un ennemi tombé et le font boire dans leur quart. Les Bons Samaritains, dit Raemaekers. Ailleurs, c’est un soldat allemand, qui a quitté ses camarades en marche pour regarder mourir un jeune Écossais, un enfant, étendu sur la route. Il s’est agenouillé, lui a pris la main, assiste à cette agonie d’un air sombre, et, tandis qu’il le regarde, voici l’enfant qui parle dans le délire, les yeux hagards. «C’est toi, maman?» murmure-t-il, trompé par cette étreinte, l’esprit déjà bien loin, au moment de s’en aller plus loin encore....
Ainsi, pour Raemaekers, la guerre est le plus terrible des maux. Il la flétrit, en elle-même. Il a déclaré «la guerre à la guerre» selon la formule chère à Mme de Suttner. Nous ne savons trop quelle fortune aura, auprès des peuples d’Europe, désormais, la théorie de Joseph de Maistre sur la «divinité de la guerre» et ses bienfaits. Il est possible qu’on la soutienne. Mais il ne faudra pas faire appel à Raemaekers pour l’illustrer. Ses pages navrantes sur les Mères, les Veuves, Où gisent nos pères? Les Fils barbelés, la lettre du soldat allemand dans la tranchée, les petites victimes de la Lusitania, sont l’envers de cette tapisserie magnifique que les Gros, les Gérard, les Vernet et les van der Meulen tissaient dans leurs Galeries des Batailles. Elles montrent ce que la guerre traîne avec elle, après elle, presque fatalement, réserve faite des cruautés propres à celle-ci. Des femmes à genoux, dans leurs longs voiles de deuil, à l’église, la tête appuyée sur le prie-Dieu, les yeux fermés, appesantis sous la douleur: les Mères; ou, venant en longues théories, la main dans la main, des bourgeoises et des paysannes unies dans leur désespoir: les Veuves; des multitudes, un fleuve ininterrompu d’enfants, s’écoulant sous le ciel noir, entre deux haies de croix mortuaires, ces mêmes enfants flamands que Léon Frédéric a montrés si souvent joyeux dans le soleil, devenus graves soudainement, défiants, serrés les uns contre les autres, les plus grands portant les plus petits, beaucoup pleurant, allant toujours, allant on ne sait où, en demandant: «Où gisent nos pères?» Ce sont les Orphelins.
Une femme restée seule vivante dans un village incendié: deux cadavres de vieillards fusillés étendus près d’elle, rigides; un petit garçon, son petit, à terre, mort, les yeux ouverts. Elle lui tient la main, elle rit: elle est devenue folle: c’est la «jolie guerre nouvelle». Des enfants encore, des écoliers de tout âge, de toutes les nations, sont rangés par terre, sans vie, déchaussés, quelques-uns encore enlacés dans l’étreinte suprême, qui les unit au moment du danger. Entre leurs files rigides, circulent les parents venus pour les reconnaître. Un père et une mère, qui ont «reconnu», sanglotent ensemble, la face cachée dans leurs mains. Ce sont les Petites victimes de la «Lusitania». Heureuses victimes! Le dur passage est accompli. En voici qui n’y sont pas parvenus encore. Dans une salle d’hôpital, une infirmière se détourne avec désespoir pour ne pas voir, et un vieux major à lunettes, les bras croisés, regarde, impuissant, deux malades horriblement convulsés, qui se tordent, en des gestes fous, sur leurs oreillers: c’est l’Asphyxie lente qui fait son œuvre. Dans une autre chambre d’hôpital, un homme sanglote, assis près d’un lit où le drap dessine vaguement une forme humaine, et que marque un crucifix noir. Quelle fut donc cette mort? Un châtiment? Et de quoi? Une fillette, debout auprès de son père, tâche de le faire parler au milieu de ses sanglots: «Maman n’avait rien fait de mal, n’est-ce pas, père?» Une dernière planche résume, là-dessus, toute la pensée de Raemaekers: c’est une femme de la campagne, qui pleure, abattue par la douleur, la figure posée à plat sur une table, tandis qu’une vieille paysanne, debout, cherche à la consoler et qu’un enfant s’accroche au bras de la vieille, épouvanté. C’est: «Une qui ne comprend pas les beautés de la guerre».
Raemaekers n’est point cependant un pacifiste quand même. Il ne prêche pas que la honte soit préférable à la lutte. Il raille le président Wilson, qui réfléchit profondément et dit à l’Humanité éplorée, pour la consoler: «J’écrirai, si vous avez à vous plaindre de quelque chose, j’écrirai,—oui, mais quand j’y pense, je crois que j’ai déjà écrit![13]» Il a sur les neutres, en général, et leur masque d’impartialité, une image cinglante. Elle doit être dédiée à tous ceux qui prétendent, lorsque le Droit est en jeu, se tenir au-dessus de la mêlée. C’est un bourgeois, gros, glabre, élégant, couvert d’un beau gilet à fleurs, surmonté d’un chapeau de cérémonie. En sa présence, un apache au front bas, à la face patibulaire, vient d’égorger une femme, pour un butin qu’il emporte, et le voici qui tient encore à la main le couteau sanguinolent. Le gros monsieur détourne son regard et délibère, à part lui, sur ce qu’il convient de faire. «Lui dirai-je qu’il est un assassin?» se demande-t-il, puis aussitôt: «Non, je vais le saluer poliment; c’est plus neutre».
Tous les neutres ne raisonnent pas comme le bourgeois de Raemaekers. Sans même sortir de son pays, on trouve d’autres crayons que le sien occupés à flétrir la guerre. Ce sont principalement ceux de l’Amsterdammer: Johann Braakensiek, connu depuis ses dessins sur la guerre du Transvaal, George van Raemdonck et Jean Collette. Seulement, ils flétrissent la guerre en général plus nettement que l’auteur de la guerre. On n’aperçoit pas toujours très clairement que, sans l’agression voulue, préméditée, de l’Allemagne, cette guerre n’eût jamais eu lieu. Pourtant, ils l’ont symbolisée de façon saisissante. Tel est le dessin où Raemdonck a montré tout ce qu’a causé le meurtre de Serajevo. Un revolver est là, posé, qui a fait feu et fume encore: du petit tube d’acier sortent, enveloppées dans sa fumée, des figures et des calamités mondiales: après les têtes de l’archiduc et de sa femme unies dans la mort, l’aigle à double tête de l’Autriche-Hongrie fondant sur la Serbie suppliante, l’incendie allumé, les Alliés cherchant à l’éteindre, l’Allemagne l’attisant; puis les populations quittant les villes incendiées, les épaves de la Lusitania, et rayonnant, dans une apothéose, un crâne: la Mort triomphante. A son tour, Braakensiek, adaptant un tableau de Henneberg, a montré la Course impériale au Bonheur: le Kaiser, suivi par la Mort, galope à la suite de la Fortune, par-dessus le cadavre de la Paix; il va, il va, forçant le galop infernal, car il a vu briller, dans la main de l’Inconstante, la couronne mondiale, et il ne voit pas qu’elle a dépassé le pont étroit où il la poursuivait, qu’elle file maintenant au dessus d’un abîme et que, sur cet abîme, est écrit: Révolution.... Une autre fois,—et c’est un de ses derniers dessins,—il figure une femme, coiffée du bonnet phrygien, debout au bord d’un précipice, luttant contre un aigle gigantesque et furieux qui l’assaille, et lui arrachant des plumes qui tombent dans l’abîme. «Qui oserait maintenant parler de la décadence de la France?» dit la légende sous ce titre: La lutte pour Verdun.
Braakensiek ne plane pas toujours à ces hauteurs allégoriques. Il a de l’ironie, parfois à l’adresse des Alliés: ainsi lorsqu’il représente une conférence entre trois gardiens de l’ordre; un policeman, un sergent de ville et un carabinier, en face des cadavres qui jonchent la rue: le serbe, le belge, le monténégrin. Un gamin, dissimulé derrière un pilier, leur crie: «Dites donc, les protecteurs, si vous voulez réellement protéger ces petits camarades, il ne faut pas toujours arriver trop tard[14]. En voilà encore un par terre!...» C’est un des plus récents dessins du maître. Enfin, Joan Collette a nettement pris parti contre l’Allemagne. Il montre, toujours dans l’Amsterdammer, des soldats du kaiser qui ont capturé une petite fille, aux longues tresses, haute comme leurs bottes et l’interrogent: «Elle a tiré!...» disent-ils, et cela s’appelle le Crime de la population civile. La Hollande a vu juste, à travers ses fils barbelés.
La Suisse, je veux dire la caricature suisse, a-t-elle pris un parti aussi net contre l’Impérialisme? Cela n’est pas évident, à ne considérer que les dessins du Nebelspalter, de Zurich, son principal journal satirique. Au début de la guerre, on a pu les confondre parfois avec les dessins allemands. Par exemple, ils raillaient, de la même manière, l’Anglais, de faire appel à des peuples de toutes les couleurs «pour établir fermement la supériorité de la culture européenne» et les singes y jouaient leur rôle, tout comme dans le Simplicissimus. Plus tard, le Nebelspalter a simplement montré l’avance de l’Allemagne sur les Alliés dans les Balkans: Grey lutte de vitesse avec l’Allemand, mais ses jambes sont plus courtes que celles de son adversaire et il lui dit: «Si fort que je puisse courir, vous êtes toujours devant!» Enfin, plus récemment, il a montré les belligérants jouant aux cartes, selon la tradition bien ancienne des caricaturistes politiques, car elle remonte au XVe siècle, c’est-à-dire au Revers du Jeu des Suisses, et ce sont, à peu de choses près, les mêmes partenaires qui jouent. Selon lui, les Empires du Centre ont gagné: l’Allemand a raflé la Belgique et le Nord de la France, l’Autrichien la Pologne, le Bulgare la Serbie, et ils déclarent: «Messieurs, on pourrait lever la partie. Nous avons assez gagné.» Mais les autres n’entendent pas de cette oreille. «Continuons, disent le Français, le Russe et l’Anglais, peut-être la chance va tourner.» Plus récemment encore, le Nebelspalter montrait le roi de Grèce et le général Sarrail, passant en voiture au milieu du peuple hellène qui les acclame et il leur faisait tenir le langage suivant: «Écoutez le peuple qui acclame Votre Majesté», disait le général.—«Oui, répondait le roi, mais je ne sais pas tout à fait exactement si c’est pour nous féliciter à l’occasion de votre départ, ou pour vous féliciter de vous en aller....» On sent ici l’ironie expectative du satiriste neutre. Ni le directeur du Nebelspalter, Paul Altheu, ni son dessinateur principal, Boscovits le jeune, n’interprètent entièrement les sentiments complexes et nuancés d’un pays aussi divers que la Suisse: toutefois, leur attitude mérite d’être notée.
Tout autre est celle des États-Unis, le plus puissant des neutres, et beaucoup plus marquée. Ses artistes ont, presque tous, pris le parti des Alliés[15], et avec une fougue et une verdeur d’expression, qui témoignent assez de leur foi ardente. Ils montrent volontiers les ombres de Washington et de Franklin, sommant l’Amérique de sortir de sa neutralité en faveur de la France. Que ce soit aussi en faveur du pays qu’ils ont combattu autrefois, voilà qui ne les trouble pas le moins du monde! Ce n’est pas un Américain, que l’historien teuton embarrassera d’objections historiques,—ou préhistoriques! Le Life a trouvé une très ingénieuse image pour s’en débarrasser: c’est une chambre d’enfants, jonchée de jouets de construction et de guerre. Un grand lion mécanique se soulève sur ses roulettes et va tomber sur un petit Américain, costumé en général de 1781, qui se défend, comme il peut, avec son sabre de bois. Heureusement, un autre petit garçon, costumé comme était La Fayette à la même époque, se pend à la queue du lion et l’empêche d’avancer, et l’artiste intitule cette scène d’enfants: Our nursery days.
Le même journal satirique a pris parti plus nettement encore. Il a intitulé un de ses numéros: Vive la France! Il y montre les ombres de toutes les gloires françaises défilant, à la manière de la Revue nocturne de Raffet, devant Joffre, qui les salue. Le Kaiser, lui, est représenté, piétinant dans le sang, submergé par un océan d’atrocités et de crimes où flottent les cadavres de la Lusitania, ou bien écrasant de son poids le pauvre Michel allemand, obligé de le porter sur ses épaules, à travers les ruines. Au-dessus de la plaine ravagée, en vue de la cathédrale de Reims qui brûle encore, il élève son coutelas vers le ciel, en hurlant l’Hymne de Haine. La fin de toute cette tragédie, selon les vœux du Life, c’est l’application de la peine réservée aux pirates: la pendaison, et celui qui la subit offre une grande ressemblance avec l’empereur Guillaume. Dans le ciel où se balance le corps du supplicié, une vision dantesque passe, une bufera infernal de nuées à figures humaines et ces figures ressemblent à des mères échevelées qui serrent leurs enfants sur leur cœur.
Ce n’est pas le Life, seulement, qui manifeste cette indignation. Elle est pareille dans les dessins de l’Evening Sun, de New York, de l’Inquirer, de Philadelphie, du World, de New York, du Nashville American, d’une foule d’autres et avec d’égales trouvailles d’expression. «Contrebande de guerre», dit l’Evening Sun, en montrant Jonathan qui soulève dans ses bras le cadavre d’une passagère de la Lusitania. «L’Allemagne au-dessous de tout», dit l’Inquirer, en figurant une main géante sous les eaux de l’Océan, cherchant à saisir et à engloutir les bateaux qui passent. «Pilote congédié», dit un autre, en reprenant l’idée du Punch lors du départ de Bismarck, et en montrant non plus le chancelier, mais la Civilisation qui quitte le navire où commandent le Kaiser et l’amiral de Tirpitz. «La loi, épave du temps de guerre», dit l’Eagle, de Brooklyn, en montrant un livre déchiré, défeuillé, sur une grève: le «code international» que la tempête a rejeté, hors d’usage. «Par Allah!» s’écrie le Turc de l’Evening Sun, en lisant le récit des atrocités allemandes en Belgique, «il faut que j’intervienne au nom de l’humanité!» A peu près toutes les images satiriques, de l’autre côté de l’Océan, donnent la même note.
Cette note est jusqu’ici tout simplement la note anglaise, mais le caricaturiste américain en a une autre: la satire du Germain ou du pro-Germain en Amérique. Celui-ci grince des dents, roule des yeux furieux en voyant le flirt de la France et de l’oncle Sam. Caché dans la charmille, tandis qu’ils se racontent des douceurs, il les lapide de notes, d’explications, de commentaires sur les événements du jour. «Mais qu’est-ce que cela peut bien nous faire, à vous et à moi, dear?» murmure Jonathan qui, pour la circonstance, a rajeuni son allure, revêtu un beau gilet étoilé, des bottes neuves et qui serre tendrement la main d’une petite paysanne en sabots, coiffée du bonnet phrygien.... Le même pro-Germain apparaît dans un dessin de Charles Dana Gibson. Gibson est cet admirable synthétiste qui créa, pour notre époque, le type idéal de l’Américaine, comme jadis Burne-Jones celui de l’Anglaise et M. Helleu celui de la Parisienne. L’élaboration de ce nouveau personnage fut peut-être moins séduisante pour l’artiste, mais le résultat est aussi heureux. Le gros homme à la tête carrée, aux extrémités massives, révélatrices de ses origines, remplit un large fauteuil, au club, au milieu d’Américains authentiques. Il discute, ergote, s’enfonce dans la dialectique et les contradictions, tandis que tous ses voisins, furieux, brandissent les feuilles où ils viennent de lire les derniers forfaits allemands. «Il reste neutre!» dit la légende, et le dessin dit assez pourquoi.
Le pro-Germain est un sujet inépuisable de caricatures. «Une des choses les plus touchantes de cette guerre, c’est que la France est devenue pieuse», dit une jeune Américaine, en s’arrêtant de tricoter dans son fauteuil à haut dossier: «Tous les Français prient».—«Et tous les Allemands prient aussi», répond un pro-Germain furieux, et il ajoute, pour donner du poids à son affirmation: «Ils prient Dieu de damner l’Angleterre!» L’hypocrisie de ces appels à la Divinité indigne fort l’artiste américain. Dans un de ses dessins, le plus saisissant peut-être, un Satan gigantesque ouvre ses immenses ailes de chauve-souris sur le Kaiser épouvanté, et le morigène ainsi: «Cesse de m’appeler «Dieu!» J’ai ce mot en horreur....» Ainsi, lorsqu’il feuillette les images satiriques des Américains, le lecteur allemand n’a aucune chance d’y trouver un vif plaisir.
Les espagnoles sont un peu plus capables de le dérider. Le Blanco y Negro, de Madrid, s’y essaie de son mieux. Il figure deux requins, au fond de la mer, parmi des débris de navires et des cadavres de noyés, et l’un dit à l’autre: «Frère Requin, voilà notre subsistance assurée pour nous et pour nos enfants, tant que la guerre durera,—et cela peut durer cent ans!» Il y a là de quoi, peut-être, faire rire quelqu’un à Brême ou à Hambourg. Une autre planche du même journal montre un général anglais et un français juchés sur deux pitons des Balkans et regardant, de tous leurs yeux, dans leurs lorgnettes. «Voyez-vous quelques Italiens dans cette direction?» demande l’un.—«Pas un seul! Et vous», dit l’autre, qui interroge à son tour: «Apercevez-vous quelques Russes?»—«Aucun!» L’attitude expectante de la Roumanie est caractérisée, dans le Gedeon, de Madrid, par une ingénieuse image, qui n’est pas, non plus, pour trop déplaire à l’Allemand: c’est un obus à demi enfoncé dans la terre meuble, en vue de Salonique, aux yeux inquiets des Alliés et qui n’a pas encore explosé!—mais l’on ne sait de quel côté il lancera sa mitraille.... Le lecteur allemand se rembrunit, au contraire, devant les images de l’Iberia et de la Campana de Gracia, de Barcelone. Dans la première, il voit une foule menaçante, parce qu’affamée, sous les fenêtres du palais impérial, à Berlin, et elle crie: «Nous avons faim et il n’y a pas de pain!» et le Kaiser, à son balcon, répond: «Eh bien! quoi? Moi aussi, j’ai faim, puisque je ne puis dévorer l’Angleterre». Dans la seconde, il voit son Kaiser offrir galamment son bras à la Paix, avec cette demande: «Me ferez-vous le plaisir de venir avec moi?—Merci, répond la Paix. Quand vous vous serez lavé les mains», qui sont sanglantes. Dans la troisième, enfin, il voit son Kaiser en train de choisir son rôti de Noël. C’est l’oiseau de la Paix qu’il désigne en disant: «Si je ne peux avoir une bonne dinde, je me contenterais de cette colombe.»—«Oh! si je pouvais seulement quitter la partie!» murmure le même Kaiser, dans l’Evening Sun, devant les piles d’écus qu’il a gagnés aux Alliés, assis à la même table de jeu. C’est l’idée et quasi le dessin du Nebelspalter. Par où l’on voit que, dans la pensée des Neutres, c’est presque un axiome que l’Allemagne, au point où en est arrivée la guerre[16], désire la paix.
CHAPITRE IV
LES TRAITS COMMUNS A TOUTES LES CARICATURES
Et d’ailleurs, qui ne la désire pas, s’il fallait en croire toutes ces images,—alliées, allemandes ou neutres;—qui ne l’a pas toujours désirée? Quel est le peuple qui se vante ou seulement avoue avoir rêvé d’agression, de domination ou d’hégémonie? Aucun. Vainement chercherait-on, parmi tous ces dessins et ces légendes, l’éloge ou seulement l’apologie de la guerre de conquête: on ne la trouverait pas. Toutes exaltent les mêmes vertus: la liberté des peuples, la fidélité à la parole donnée, la fraternité; toutes flétrissent ceux qui, selon leurs auteurs, y ont manqué. Il n’y a pas, sur les principes, de divergence: tel est le premier point à noter. Que les chefs actuels de l’Allemagne tiennent pour nulle leur signature au bas d’un traité lorsqu’il les gêne, et pour moins encore le droit à la vie des petites nations, c’est ce qui est discernable dans leurs écrits et manifeste dans leurs actes. Que le peuple allemand soit entré, tout entier, dans cette voie avec une discipline impeccable, c’est ce que les faits ont surabondamment démontré. Mais il est curieux d’observer que, dans leurs images populaires, ils continuent à faire appel à des sentiments tout différents, à ceux qui ont cours chez les Alliés: la justice, l’humanité, la franchise, la liberté. Une image assez récente du Simplicissimus est significative à cet égard: elle figure Neptune galopant sur son cheval marin, lequel a des pattes de canard, le trident en bandoulière. Ce vieux Dieu aquatique accueille avec des transports de joie une sorte de Naïade, et cette Naïade élève au ciel ses deux bras chargés de chaînes brisées.... Cela s’appelle la Libération du Danube et on lit: «Ainsi, ma petite fille, la liberté des fleuves sera suivie bientôt, nous l’espérons, par la liberté des mers....»
Voilà pour la Liberté. Quant à la Vérité, l’Allemand ne la chérit pas, en apparence, moins tendrement. La Jugend nous fait assister à une scène digne de Shakspeare: dans un cimetière «survolé» par une bande de corbeaux, un fossoyeur, sinistre, sorte de Caliban habillé aux couleurs de l’Angleterre, est en train de creuser des tombes. Il a, déjà, enterré l’Honnêteté, l’Humanité, et quelques autres vertus sociales; mais du fond d’une fosse nouvellement ouverte une figure de femme se redresse, auréolée de feu, et lui présente un miroir. Et la légende dit: «L’Anglais voulait aussi enterrer la Vérité, mais elle s’est redressée chaque fois et l’a confondu avec son miroir».
Que dire de la fidélité aux engagements? Elle ne tient pas moins de place dans la caricature allemande. Le Kladderadatsch a trouvé, pour l’exalter, une image apocalyptique. Le roi d’Italie, sur son trône, est assailli par les objurgations d’un immonde gnome, qui est John Bull, et d’une sorcière coiffée de couleuvres, vêtue de plumes de coq, qui est la France; et il va les écouter, lorsque, dans l’ombre, une main gigantesque et lumineuse paraît, et cette main ouvre trois doigts de feu, formidable rappel d’une trinité sainte, et la France s’écrie: «Viens avec nous. Le mot «loyauté» est une pure invention des barbares allemands.» On ne croirait pas possible, après tant de «chiffons de papier» déchirés, la prétention que cette image suggère et encore moins celle qu’affiche plus récemment le Simplicissimus, en figurant le voyage du cardinal Mercier. Celui-ci est représenté causant avec des catholiques et leur disant: «Les Allemands m’ont donné un sauf-conduit, et comme je sais qu’ils tiennent toujours leur parole, je peux les calomnier avec assurance». Qu’ils tiennent toujours leur parole! est une telle trouvaille, qu’on se demande à qui les ironistes de Munich en veulent parfois....
Enfin, l’humanité est pareillement invoquée, contre toute attente, par l’humoriste allemand. Le Simplicissimus montre toute une famille anglaise, femmes et enfants, rassemblée autour d’une table couverte de cartouches, en train de confectionner des balles dum-dum. Cela s’appelle: «L’aide aux soldats anglais en Angleterre». Pour lui, la barbarie est de l’autre côté de la Manche.
En regard de toutes les hypocrisies et de toutes les lâchetés qu’il attribue à ses adversaires, l’imagier teuton dresse la figure idéale de l’Allemagne: une Allemagne unie, forte, disciplinée, mais pacifique, uniquement appliquée à se défendre, un roc compact et formidable que tous les flots du monde, déchaînés, viennent battre, sans l’entamer. L’écume de ces flots prend vaguement, sous la lune, une ressemblance avec des formes fantastiques de John Bull, de Marianne et d’un moujik. Le bloc, lui, ressemble à la Tour de Bismarck, blasonnée aux armes des villes de l’Empire. «Il nous a construit une forte demeure, un asile sûr en Dieu, contre toutes les tempêtes». Ainsi, l’idée du peuple allemand, réduit par la conjuration de ses ennemis à défendre sa propre existence, est sensible dans beaucoup de ces images: l’idée de ce même peuple entreprenant la conquête du globe ne l’est nulle part.
Est-ce pour les Neutres que l’humoriste allemand donne cette note extraordinaire? Est-ce pour la masse de son peuple? Est-ce, là, un sentiment tout personnel? En tout cas, dans ces myriades d’images destinées au grand public, rien n’a passé des idées de Bernhardi et de Treitschke sur les beautés de la guerre de conquête, ou sur la légitimité de la terreur. Elles procèdent toutes de ce postulat que l’Allemagne ne fait que se défendre contre une coalition formidable d’envieux voisins. Que ce soit par un hypocrite accord entre les auteurs et leurs lecteurs, ou que le public allemand soit encore abusé par la plus gigantesque mystification et la plus fatale dont l’Histoire nous offre l’exemple, les humoristes d’outre-Rhin ne cessent d’invoquer les mêmes principes que les autres. C’est pour les mêmes idées qu’ils prétendent faire la guerre et y avoir été contraints par les mêmes nécessités.
Pour la terminer, ils comptent également sur la même chose: les dissensions intestines. C’est le second caractère commun aux caricatures. Tout le monde est aux écoutes pour surprendre, chez l’ennemi, les premiers travaux d’approche de la Révolution. Anglais et Français l’attendent du socialisme allemand: les Austro-Allemands, des révolutionnaires russes[17] et de l’esprit de fronde qui soufflait, d’habitude, en France. Ils l’attendent aussi non pas du peuple anglais,—ils sont trop au fait pour l’espérer de cette nation librement disciplinée qu’est la Grande-Bretagne,—mais du moins de ses colonies, de l’Inde, de l’Égypte, du Cap. Ils l’attendent, enfin, de la Tripolitaine contre l’Italie. Jusqu’ici, les postes d’écoute en sont pour leurs frais. Si fine que soit leur ouïe, nul bruit de sape ne vient la frapper. La guerre, qui devait, selon les sociologues, dissocier les nationalités arbitrairement réunies, les a resserrées, au contraire, et les plus artificielles tiennent comme les autres. Mais, quels que soient les faits, le sentiment demeure, et l’image satirique montre, par tous les pays, la foi profonde ou l’espoir qu’on a dans la Révolution chez le voisin.
Un troisième point, sur lequel il semble bien que tous les humoristes soient d’accord, c’est l’énorme fardeau financier de la guerre. «Tout cela finira par deux emprunts!» disait déjà M. Forain, lors de la première guerre gréco-turque, en figurant des veuves désolées sur des ruines. Par combien d’emprunts l’actuelle tragédie va-t-elle finir? Par une telle quantité, estime la San Francisco Chronicle, que l’Europe entière est submergée et se noie. Quelle sera «la place de la nation allemande au soleil?» se demande la Kansas City Post. Et elle répond en montrant le Michel allemand suant à grosses gouttes sous le fardeau énorme de la Dette de guerre, intérêts et pensions, un sac si gros qu’il le couvre entièrement de son ombre. Le même Michel se serre furieusement, le ventre, d’après Braakensiek, dans l’Amsterdammer, à mesure que les impôts vont croissant. «La Paix, vite, ou nous sommes ruinés!» crie, par la fenêtre, le banquier allemand, dans le Star, de Montréal. Et l’Inquirer, de Philadelphie, prévoit comment finira le globe terrestre: il le représente envahi, peu à peu, par une calotte de glace, qui détruit toute vie sur la surface, et cette glace s’appelle: la Dette de guerre. Cette universelle ruine des pays combattants, profitera-t-elle du moins aux neutres? Ce n’est pas l’avis du Social Democrat, de Copenhague. Il figure, en effet, la Suède sous les traits d’un homme qui n’a plus que la peau sur les os, assis sur son rivage et mourant de faim. A la vérité, il est entouré de richesses, de sacs et de lingots d’or; mais ce nouveau Midas meurt de faim, tout de même, s’usant les dents à cette indigeste nourriture. La morale de cette caricature est que gagner de l’or, ce n’est pas produire des aliments, ni des objets utiles à la vie, et que ces objets qui n’auront pas été produits, pendant des années, par les millions de bras occupés à tuer ou à fabriquer des obus, manqueront à tout le monde. Ainsi, l’image, en tout pays, mais surtout chez les Neutres, s’accorde à déplorer les suites de la guerre, comme elle déplore son principe et ses moyens.
Cette communauté qu’on observe dans les sentiments, vrais ou feints, des divers peuples, se retrouve dans les moyens employés par les artistes pour les exprimer. Et, d’abord, il est bon de l’observer, ces moyens sont exactement les mêmes qu’autrefois. Il serait intéressant de noter les formes et les idées nouvelles que la nouveauté prodigieuse des événements apporta jusqu’ici dans les arts du dessin et notamment dans la caricature. Et nous les noterions, en effet, s’il y en avait. Mais il n’y en a pas. La guerre va tout renouveler en nous et autour de nous, dit-on: il est douteux qu’elle renouvelle la vision de l’artiste. L’artiste est comme l’oiseau qui vole au-dessus des ruines, pépie, fait entendre ses trilles et ses roulades dans les courts silences du canon: ce sont les coups d’aile et les chansons appris aux jours de paix.
A priori, rien ne peut faire supposer que l’art va être transformé par la guerre. L’histoire n’offre pas d’exemple de ces subites transformations. Sans doute, la tragique raideur des héros de David s’apparente bien aux principes et aux gestes de la Révolution; mais les héros de David n’ont pas suivi la Révolution: ils l’ont précédée. Ils sont tout entiers contenus, et à leur paroxysme, dans les Horaces, qui ont paru au Salon de 1785. Sans doute encore, Watteau et l’Embarquement pour Cythère nous semblent bien refléter l’idéal galant et la société de Mme de Pompadour; mais c’est bien plutôt cette société qui a reflété l’Embarquement, comme en un «tableau vivant», car Watteau est mort l’année où est née Mme de Pompadour: il a peint surtout au plus sombre et au plus austère du règne de Louis XIV. Enfin, si le goût du Moyen âge sentimental et le style «troubadour» paraissent une suite assez logique aux événements de la Restauration, il ne faut pas oublier qu’ils étaient déjà en honneur, sous le Consulat, dans le salon d’Hortense de Beauharnais.
Si l’on remonte plus haut dans l’Histoire, on ne voit point que, dans les arts plastiques, une esthétique nouvelle ait jamais suivi une transformation sociale, dans des conditions telles qu’on puisse y voir un rapport de cause à effet, ou bien elle l’a suivie de si loin que, pratiquement, l’effet n’a pu toucher les contemporains. Le christianisme a bien fait surgir un art nouveau, mais après combien de siècles! Presque toujours, les formes d’art et de vie esthétique répandues après une grande commotion sociale préexistaient à cette commotion. Elle les a parfois fait adopter: elle ne les a pas fait naître.
En fait, rien n’est venu renouveler l’art depuis la guerre,—pas même celui de la caricature! Aucune forme inédite n’a, jusqu’ici, enrichi la raillerie, ni magnifié l’indignation. C’est dans des moules anciens qu’on a coulé toutes les idées nouvelles, moules qui datent de cent ans parfois, et parfois de bien davantage. Ainsi, le Napoléon de la Mucha, de Varsovie, examine, à la loupe, un lilliputien Guillaume II qu’il tient dans le creux de sa main, mais, ce faisant, il répète exactement le geste, inventé par Gillray pour son George III, considérant, avec la plus extrême curiosité, les rodomontades d’un minuscule Bonaparte. La seule différence est qu’il tient une loupe au lieu d’une lorgnette. L’idée de montrer les belligérants autour d’une table de jeu, qui est continuellement reprise de nos jours, date, nous l’avons vu, de 1499. Celle de symboliser les nations par des animaux: l’ours russe, l’aigle allemande, le kangourou australien, le lion britannique, le dindon turc, est vieille comme le monde, puisque les vignettes du fameux papyrus de Turin: le lion pinçant de la cythare, le marsouin soufflant dans une flûte, le crocodile portant un théorbe, l’âne jouant de la harpe, passent pour figurer l’Éthiopie, l’Égypte et d’autres pays soumis à Ramsès. Le coq, qui joue un si grand rôle aujourd’hui chez Hansi et les autres, figure déjà la France, vers 1707, dans une caricature où l’on voit la reine Anne qui lui rogne les ailes.
Les formules d’exécration, non plus, ne sont guère nouvelles: il en est peu d’employées contre Guillaume II, qui n’aient déjà servi contre Napoléon. Les artistes ne se sont pas même mis en frais de nouveaux traits pour ridiculiser la soldatesque ennemie. Les Anglais et les Français n’ont eu qu’à feuilleter la collection du Simplicissimus, pour trouver les types les plus grotesques et les plus réjouissants de «Boches», depuis le général ventripotent et circonspect jusqu’au lymphatique étudiant fourvoyé à la caserne, et depuis le lieutenant aristocrate et penseur jusqu’à la sombre brute. Les Allemands, Bruno Paul et Thony, les avaient tous étudiés et rassemblés depuis longtemps dans leur petit album Der Soldat. De même, les Allemands n’ont pas pris la peine d’inventer un type nouveau d’officier anglais: ils ont tout bonnement pris celui de Caran d’Ache et, par exemple, le général du Simplicissimus, qui donne commission à la Mort d’aller visiter les cours de Sofia et d’Athènes, paru à la fin de 1915, sort tout droit du Rire, du 17 novembre 1900. Pareillement, les innombrables Sphinx, qui s’ébattent dans les feuilles de Berlin, sont la lignée d’une figure de Caran d’Ache, parue dans le Figaro du 12 février 1900 et intitulée: le Sphinx bouge.... C’est en temps de guerre, surtout, qu’on prend son bien où on le trouve.
Ce goût du pastiche a conduit les artistes à user d’un procédé comique, déjà connu, mais peu employé jusqu’ici: l’adaptation de quelque œuvre d’art célèbre à des idées nouvelles. Nous avons vu la Parabole des aveugles, de Breughel, exploitée par le Simplicissimus pour railler les chefs d’État alliés conduits à l’abîme par sir Edward Grey, et la Harpie de Hans Thoma, détournée de son sens primitif pour incarner le même Edward Grey. Pareillement, un tableau célèbre de Bœcklin, les Sirènes, a servi à la Muskete, de Vienne, pour symboliser la Russie, la France et l’Angleterre tâchant d’attirer les navigateurs neutres de leur côté. Bœcklin a, d’ailleurs, donné tous les modèles des Neptunes britanniques ridiculisés par l’humour allemand. Un symbole fameux de Sascha Schneider, la Fatalité qui guette l’homme nu et désarmé, a été imité par la même Muskete, pour figurer le blocus guettant John Bull sur son île, et par le Kladderadatsch, pour montrer Hindenburg, guettant le grand-duc Nicolas. Le Punch, de Melbourne, a eu recours au groupe fameux de Frémiet, Gorille enlevant une femme, pour stigmatiser l’attitude de l’Allemagne envers la civilisation. Et, chose inattendue, les Lustige Blaetter ont réquisitionné le même gorille pour lui faire soutenir la thèse contraire: elles l’ont coiffé d’un béret écossais, par quoi elles donnent à entendre que c’est l’Angleterre, et que la femme désespérée que ce monstre enlève, c’est la Grèce! David Wilson, dans le Graphic, a repris un dessin célèbre de Joseph Sattler, la Mort des livres. Mais, à la place du squelette qui passait sur les vieux missels, avec des échasses, en y laissant ses traces, on voit le Kaiser, qui souille les précieux vélins, et sur ces vélins on lit: «Histoire de la Civilisation.... La Belgique....»
Enfin, Albert Dürer lui-même a été requis d’apporter le concours de sa symbolique à l’imagination un peu courte de ses successeurs. Les Lustige Blaetter ont reproduit sa planche fameuse: Le Chevalier, la Mort et le Démon, en l’accommodant aux idées de M. Maximilien Harden. Le chevalier, c’est Bismarck, qui passe grave, impavide, tout en fer, sur ce fameux cheval, ce cheval de profil, au pas, qui est devenu, depuis Dürer, le thème où s’essaient tous les artistes allemands. La Mort est à pied; elle a revêtu le kilt et coiffé le béret écossais: elle menace, de sa masse d’armes, le chevalier qui n’en a cure. Le même Démon a, pour figurer la Russie, accentué la ressemblance qu’il avait, déjà, chez Dürer, avec un ours, mais un ours de carnaval et il lève sa griffe en vain. Une foule de bêtes rampantes, sifflantes, scorpions, serpents, araignées géantes, crapauds,—ce sont vraisemblablement les Neutres,—embarrassent la route: le chevalier chemine toujours du même pas, sans voir, sans entendre ce vain bruit de quolibets, et son cheval placide ne sent même pas les facéties d’un singe coiffé du képi français, une sorte de Bandar-Log qui gambade et lui tire la queue. A l’arrière-plan, la forêt et la montagne mystérieuses se sont abaissées, et l’on voit, dans la lumière, un ange déployant des inscriptions sacrées. «Bismarck, 1815-1915. Nous craignons Dieu et nul autre.» La España, de Madrid, a fait une adaptation semblable, mais sans modifier, autant, l’idée primitive de Dürer. Chez elle, c’est le Kaiser qui est entré dans l’armure du chevalier et, à travers la forêt, on voit brûler la cathédrale de Reims. Ainsi, pour donner une image saisissante de l’Allemagne contemporaine, il a fallu adapter un dessin vieux de quatre cents ans.
Toutefois, il y a là un signe que la caricature élargit ses moyens d’expression. Ce recours à des formes nobles et à de graves symboles doit retenir notre attention. Certes, l’évolution symboliste de la caricature est un phénomène bien antérieur à la guerre. Elle était nettement perceptible, déjà, chez les maîtres, il y a une vingtaine d’années. Mais la guerre l’a précipitée peut-être et, en tout cas, l’a fait mieux voir. Ce qu’on appelait autrefois, et ce qu’on appelle encore, par habitude et faute d’un mot plus précis, une «caricature», dans l’imagerie politique, n’a souvent rien de la «charge» et ne déforme plus du tout les proportions. Il n’y a pas plus de déformations dans les dessins de Bernard Partridge, du Punch, qui sont qualifiés «caricatures», que dans les planches de l’Illustration, signées de M. Jonas, qui ne le sont pas. Si l’on désigne encore de ce nom les dessins de Raemaekers et de M. Forain, où les figures ne sont point davantage déformées, c’est que ce terme ne désigne plus expressément le grotesque ou la «charge», mais qu’il s’étend à quelque autre chose, dont on n’a pas encore trouvé la définition. Cette autre chose, c’est toute image qui caractérise fortement un état moral ou une attitude politique, sous une forme brève et intelligible à première vue.
Ainsi, le même terme sert aujourd’hui à qualifier trois sortes d’images, tout à fait différentes d’art et d’intention et parfois contradictoires. On appelle «caricatures» les formes exagérées et grotesques, sans légende ni intention morale: c’est la caricature de Léonard de Vinci. On appelle aussi «caricatures» les scènes ironiques par leur intention, sans aucune forme grotesque: c’est la caricature de Gavarni. Mais l’on est encore contraint de donner ce nom, faute d’un autre plus adéquat, à des images où il n’y a plus ni formes grotesques, ni intention ironique,—mais des symboles de gloire, ou des spectacles d’horreur. Quand Raemaekers montre une femme en deuil et ses deux enfants agenouillés dans un coin d’église et récitant: «Notre Père qui êtes aux cieux...», il n’y a pas plus d’ironie dans la pensée que dans la forme. Quand les Lustige Blaetter dressent le lumineux fantôme d’Andreas Hofer parmi les neiges des Alpes, au-dessus d’un chasseur tyrolien et dit: «Confiez-lui votre Tyrol bien-aimé...», l’ironie n’est ni dans la forme, ni dans la pensée. Si M. Forain dessine une paysanne qui guide la charrue, tandis que sa petite gamine tire le cheval en avant et appelle cela: l’Autre Tranchée, où est l’ironie? Si le Life fait défiler devant le général Joffre les ombres de tous les grands capitaines français qui l’acclament, et si le Punch montre la déesse de la guerre veillant sur le tombeau de lord Roberts, avec ces mots: «Celui-là fut le guerrier heureux. Il fut ce que tout homme sous les armes doit désirer être...» où est, je ne dis pas seulement l’ironie, mais même l’humour? Dans toutes ces images, qui ont pourtant paru dans des feuilles caricaturales, la pensée est admirative ou douloureuse, la forme est réaliste ou académique. C’est la forme habituelle aux peintres de genre ou de scènes «vécues». La seule différence,—ce qui distingue nettement l’œuvre du caricaturiste de l’autre,—c’est qu’au lieu de chercher simplement à faire «voir», il vise à faire «penser».
Voilà pourquoi, en dernière analyse, les mythes les plus anciens, les légendes les moins scientifiques, ont subitement réapparu dans ces petits miroirs de la mentalité contemporaine. C’est, là, un phénomène constant. Tant qu’il s’agit de petits ridicules, d’ambitions médiocres, ou même de crimes mesquins, l’ironie trouve, pour les flétrir, des formules dans l’immédiate réalité. Mais quand les événements dépassent le train ordinaire de la vie, lorsqu’il faut évoquer quelque chose de grand, d’impressionner vivement les âmes, l’artiste est obligé de faire appel aux souvenirs bibliques, aux histoires traditionnelles qui nous arrivent toutes chargées d’images et de rêves, du fond d’un lointain Passé.
Pour figurer le cataclysme mondial nié, jusqu’ici, par la raison humaine, et les forces secrètes et incoercibles qui l’ont déchaîné, il retourne, d’instinct, aux conceptions épouvantées de l’An mil, aux images du XIIIe et du XIVe siècle. Le Prince des Démons, avec ses cornes, ses griffes et ses ailes de chauve-souris, quitte le tympan des vieilles cathédrales, la «pesée des âmes», les chaudières où «damnés sont boullus», et opère une rentrée triomphale aux kiosques des boulevards et dans les bibliothèques de chemins de fer, partout où l’on débite l’ironie vengeresse et le symbole à bon marché. Raemaekers, Edmund Sullivan, Will Dyson, la plupart des caricaturistes américains et allemands l’enrôlent dans leur troupe et en tirent des services éminents. Circé a quitté son rivage antique pour venir, chez Dyson et Sullivan, verser son breuvage maléfique aux «Boches» de 1914. La vieille Mort d’Holbein est rentrée dans le cycle habituel des figures qu’on voit dans les journaux.
Il ne faut pas trop nous en étonner. L’imagination plastique de l’homme est beaucoup moins étendue qu’on ne le croit et surtout moins variée. C’est la Nature qui est variée infiniment. Un seul coup de sonde, au fond de la mer, ramène plus de monstres que n’en ont jamais enfanté, dans les bestiaires, les volucraires ou les cathédrales, tous les cerveaux du XIIIe siècle, appliqués à s’évader de la Nature et à découvrir de l’irréel. On vit, dès qu’on touche au symbole, sur les formes du Passé. Et ce sont les êtres surnaturels rêvés par Orcagna, pour le Campo Santo de Pise, qui reviennent, aujourd’hui encore, incarner les Puissances du Mal dans le Life de New York, ou la Ulk de Berlin.
Et aussi les Puissances du Bien. On ne s’expliquerait pas, autrement, la présence du Christ dans ces petits dessins autrefois qualifiés de «caricatures». Or cette présence est fréquente. Il apparaît chez Raemaekers; il est visible dans le Bulletin de Sydney, en France, dans les estampes, jusque dans des cartes postales populaires, toutes les fois que la prétention des Allemands d’être le «fléau de Dieu» provoque chez nous un sursaut d’indignation. Le contraste entre l’esprit de l’Évangile et leurs actes est si flagrant, que les peuples le moins habitués à transposer leurs idéals en des symboles bibliques et religieux ont senti le besoin de protester. En entendant les faussaires et les assassins dire: Gott mit uns! les gens mêmes qui n’avaient nullement l’habitude de faire intervenir l’idée de la divinité dans leurs spéculations théoriques se sont révoltés, leur ont dénié le droit d’invoquer cette idéale figure de la Justice et l’ont revendiquée pour eux-mêmes. D’ailleurs, il n’y a pas, là, contradiction. L’esprit moderne et le Christianisme se rejoignent pour condamner l’un le but, l’autre les moyens du Pangermanisme. Il est donc naturel que la figure de la Civilisation et la figure du Christ apparaissent toutes les deux, trahies et bafouées par ces prétendus civilisés et ces pseudo-chrétiens, pour les désavouer et pour les maudire.
Seulement, ces deux principes ne sont pas de la même ressource pour l’artiste. Civilisation, Humanité, Charité, Justice: ce sont, là, des termes abstraits, froids, impossibles à figurer en des images, sinon par des allégories féminines, qui voudraient aussi bien dire: Hygiène, Poésie, Assistance Publique, Hiver ou Eté. La figure du Christ apparaissant, les résume, les incarne, leur prête la vie,—sa vie, qui fut tout ce qu’on attend d’elles, qui les mit en action et, pour ainsi dire, en tableaux sensibles à tous les yeux. C’est pourquoi sans le vouloir, sans le dire et presque à leur insu, les nouveaux symbolistes l’ont évoquée. Ils ont montré le Christ enfant se détournant à la vue des monstrueux présents des nouveaux rois: l’obus du Kaiser, le 305 de François-Joseph, le cimeterre du Sultan; ils l’ont figuré sur sa croix, barrant le chemin au militarisme bardé de fer et abattu par lui à coups de hache; ils l’ont dressé, lumineux fantôme, comme un remords vivant, devant l’Empereur épouvanté.
Il n’est même pas besoin qu’il parle. Sa seule présence est une condamnation. Toute la dialectique des théologiens d’outre-Rhin ne prévaut pas contre la vue des cadavres, des femmes en pleurs, des enfants mourant de faim, des noyés, des ruines. «Vous jugerez l’arbre à ses fruits», dit l’Évangile. L’artiste fait de même: il montre ce qui est arrivé. Les causes échappent à son crayon, mais l’effet est de son domaine et l’effet n’est pas beau, il n’est pas souhaitable, il n’est pas excusable. L’image qu’il en donne, soit qu’il reproduise les réalités, soit qu’il s’élève jusqu’aux symboles, inspire l’horreur de ce qui a pu produire de tels fruits. La caricature, dans son ensemble et par ses maîtres les plus incisifs, s’est déclarée contre la guerre.
Mai 1916.
LA NOUVELLE ESTHÉTIQUE DES BATAILLES
Une guerre s’est déchaînée qui a changé toute la physionomie de notre planète, déconcerté toutes les prévisions, démenti tous les prophètes, bouleversé les théories les mieux établies des stratèges, des ingénieurs, des économistes, des hygiénistes et des statisticiens, consterné les diplomates, stupéfié les chimistes, interloqué à un égal degré les sociologues et les cuisinières. Sur toute la surface du globe, elle a modifié les conditions de la vie publique et privée, du travail, de la liberté, de la sociabilité, du crédit et même du pot-au-feu, répandu le superflu et raréfié le nécessaire, enrichi ou ruiné des gens qui ne s’attendaient nullement à un changement de fortune, fait apparaître dans des pays autrefois gorgés de victuailles le spectre de la famine, mélangé toutes les races et toutes les conditions, interverti l’ordre des valeurs sociales, abattu des trônes, avancé les horloges, ramené du fond du Passé des engins oubliés qu’on croyait désormais inutiles et arraché à l’avenir des progrès qu’on croyait impossibles, dissocié et fait éclater en morceaux ce qui semblait cimenté pour toujours, uni et fondu ce qui semblait prêt à se dissoudre. Bien plus, elle a révélé, chez certaines races, des rancunes et des convoitises qu’on disait disparues depuis des siècles et, chez d’autres, des sources d’héroïsme et de foi qu’on s’imaginait taries, déterminé ainsi une régression vers les âges de barbarie, et avancé de plusieurs siècles le sentiment de la fraternité; ramené les esprits les plus raffinés et les plus spéculatifs sur les conditions primordiales de l’existence et élevé les esprits les plus vulgaires à des entités et des abstractions qu’ils n’avaient jamais envisagées. Bref, elle a ébranlé notre vieux monde comme nulle autre guerre ne l’avait fait, ni en étendue ni en profondeur: elle n’a rien changé au Salon de peinture.
Celui qui vient de s’ouvrir, paisiblement, à la date accoutumée, est le même qu’avant la guerre. La seule différence est qu’au lieu de se faire au Grand Palais, il se fait au Petit, qui, jusqu’ici, était plutôt réservé aux Rétrospectives. Aussi a-t-il pris lui-même les allures d’une Rétrospective. On y voit des œuvres de Puvis de Chavannes, de Carrière, de Rodin, de Carolus-Duran, d’Harpignies, d’Edgar Degas. Ce sont des ancêtres. Les derniers, il est vrai, ne sont morts que depuis peu, mais leur vertu était depuis longtemps épuisée. Il faut remonter à quinze ans en arrière pour se rappeler d’eux quelque œuvre digne de leur nom.
Seuls, parmi les artistes récemment disparus, Rodin et Saint-Marceaux ont été surpris par la mort en plein travail et pouvaient encore nous donner quelques belles émotions d’art. Les autres appartiennent à une époque entièrement révolue. Quant aux artistes vivants, ils ne semblent pas avoir été touchés par la grâce des temps nouveaux. Ils continuent vaillamment,—car il faut pour cela une certaine vaillance,—à faire de la peinture, mais c’est la peinture d’avant la catastrophe et d’avant la gloire. Ni leur faire, ni leur inspiration n’ont changé. Par où l’on voit qu’il n’y a pas un rapport étroit, ni surtout immédiat, entre les secousses les plus formidables du continent et le sismographe subtil où s’enregistrent les moindres frémissements de l’âme. Il est plus facile à un souverain mégalomane de mettre le feu à la planète que d’introduire un ton nouveau ou une ligne imprévue dans la peinture de son temps.
Pourtant, à défaut d’une technique, il y a un «genre» qui devrait être galvanisé et renouvelé par la guerre: c’est la peinture militaire. Elle le fut, dès le lendemain de la guerre de 1870, par Alphonse de Neuville. Beaucoup se souviennent encore de l’impression profonde que firent, dans les premiers Salons qui suivirent l’Année Terrible, dès 1872 et 1873, l’apparition de ces lignards ou de ces mobiles, si différents des imperturbables héros de David: ces êtres souffrants, saignants, boueux, affamés, piétinant dans la neige, les décombres, dans les bois dénudés par l’hiver, sous les fumées déchirées par le vent, disputant pied à pied à l’envahisseur le champ, le village, la forêt, le parc, le mur,—notations émues d’un combattant, qui préfiguraient pour les esprits attentifs tant de choses de la présente guerre.
Il semble qu’aujourd’hui un même renouveau dans le tableau de bataille ait dû se produire. Cette guerre, dit-on, ne ressemble à rien de ce qui l’a précédée. Elle doit donc renouveler son image. Les témoins ne manquent pas. Les artistes aux armées sont nombreux. L’équipe des «camoufleurs» en compte de célèbres. Dans toutes les armes, il s’en trouve. Quelques-uns des combattants ont pu travailler, prendre au moins quelques croquis. Ceux de M. Georges Leroux, d’un accent si ferme et si sûr, de M. Charles Hoffbauër, puissant coloriste, de M. Louis Montagné, de M. Mathurin Méheut, de M. de Broca, de M. Georges Bruyer, de M. Bernard Naudin, du lieutenant Jean Droit et de l’héroïque Ricardo Florès sont précieux. D’autres, sans combattre eux-mêmes, ont pu suivre l’armée, prendre part au spectacle et au danger. Quelques-uns, en le faisant, n’ont fait que reprendre le chemin de leur jeunesse. M. Flameng, qui avait abandonné les fastes de l’épopée napoléonienne pour peindre le portrait de ses belles contemporaines, s’est remis à fourbir des armes et à allumer des explosions. M. Le Blant, qui avait renoncé à précipiter des Chouans contre des habits bleus pour guetter les passages fugitifs de la lumière sur des scènes rurales, a repris le crayon qui traçait les silhouettes héroïques. Déjà, on a pu voir plusieurs de ces notations à la galerie Georges Petit, entre autres à l’exposition des dessins de M. Georges Scott, des aquarelles de M. Jean Lefort, des paysages de guerre de M. Joseph Communal, puis au Luxembourg, où de nombreux peintres ont mis leurs études: un grand nombre de témoins ont apporté leur témoignage à l’Illustration. M. Duvent et M. Vignal y ont donné d’admirables et sinistres vues de Ruines. M. Lucien Jonas y a dessiné des types de poilus qui deviendront peut-être classiques à l’égal des grognards de Raffet et de Charlet. On a pu deviner quelque chose des combats et des bombardements aériens par les tableaux de M. Bourguignon et plus récemment de M. Léon Félix, Enfin, pour contrôler la vérité documentaire des tableaux imaginés par les peintres, on a vu, au pavillon de Marsan, l’Exposition de la Section photographique de l’Armée. Nous possédons ainsi des éléments suffisants pour imaginer en quoi les aspects nouveaux du champ de bataille, de l’action et de l’homme, diffèrent de ceux d’autrefois, le parti que l’Art peut en tirer, en un mot quelle est «la nouvelle Esthétique des Batailles»[18].
CHAPITRE I
LE TERRAIN
D’abord, sur le théâtre de la lutte ou son décor. Il serait bien étrange qu’il n’eût pas été modifié par les omnipotents engins de destruction récemment mis en œuvre,—et, en effet, il l’a été. Ce n’est plus le riche paysage d’autrefois, complexe et vivant, des anciens tableaux de bataille, où les arbres élevaient paisiblement leurs dômes de feuillage au-dessus de la mêlée, où les moissons continuaient à croître autour des foulées du galop, où les boulets déchiraient, çà et là, les rideaux de verdure, mais sans les décrocher ni en joncher le sol: c’est une terre nue et aride, bouleversée, retournée, émiettée, par le pilonnage des «marmites», couverte des débris de choses concassées, indiscernables, criblée d’entonnoirs, comme de fourmis géantes, un désert pêtré où rien ne croît, rien ne bouge, rien ne vit,—sauf parfois un arbuste miraculeusement préservé, qui fleurit et tremble au vent, un oiseau qui se pose, une fontaine qui continue à épancher ses eaux inutiles au milieu d’une zone de mort, objets devenus intangibles, tabou. Une invisible menace suspendue sur tout ce théâtre empêche une silhouette humaine de s’y aventurer: c’est le no man’s land.
Dans le ciel, de petits nuages artificiels, des flocons blancs qui parfois se rejoignent en une longue vapeur, çà et là, une lourde colonne de fumée violacée ou safran, debout et immuable comme un champignon charnu,—la fumée d’une explosion, et plus haut, la flèche ailée des avions, ou la chenille de la «saucisse», avec sa queue de petits parachutes. Tout cela mobile, poussé par le vent; mêlé aux nuages vrais, traversé par la lumière naturelle, enflammé par le soleil, forme un spectacle infiniment plus vivant, plus varié et plus coloré au-dessus qu’au-dessous de la ligne d’horizon.
Le regard, en s’abaissant sur la terre, ne retrouve que le vide ou des détritus amorphes et inorganiques. Là où fut un bois, un jeu de quilles ébréchées et pointues; là où fut un village, un semis de jonchets, là où fut un fort, une moraine de décombres: au premier plan, le réseau vermiculé des tranchées, reconnaissables à leurs bourrelets de terre, l’entrée de quelque casemate s’ouvrant comme une gueule de four, des sacs de terre gris empilés, des rondins assemblés, quelque chose au ras du sol qui évoque des isbas enterrées ou des tanières, parfois, à l’arrière, des habitations improvisées faites des matériaux les plus hétéroclites, auprès desquelles les maisons des zoniers sont des chefs-d’œuvre de symétrie:—tel est le décor que trouvent les peintres qui veulent situer une bataille.
Il est à peu près nul. Si donc le peintre veut exprimer ce qu’il y a de vraiment nouveau et de caractéristique dans le théâtre de la guerre, tel que l’ont fait les explosifs, il ne doit pas s’acharner à peindre un «champ» de bataille: il doit peindre un «ciel de bataille». Ainsi van Goyen, dans ses Marines, exprimait en réalité des ciels sur la mer.—Montrer la tache d’encre que fait, au milieu d’une nature radieuse de soleil, la fumée de l’obus qui éclate; dresser, au-dessus des villes ou des villages bombardés, la colonne d’or que forme en s’élevant dans l’air la fumée de l’obus incendiaire; marquer d’un violet sale le point où une mine explose; gonfler autour des avions qui passent les petits flocons clairs ou noirs des «fusants», qui les poursuivent au vol; parsemer l’horizon des légères bouffées de vapeur blanche qui semblent sortir du sol, là où a éclaté un obus dans le lointain bleuâtre où tout se confond; et surtout pénétrer toutes ces splendeurs mortelles des rayons réverbérés de la terre et du ciel; les harmoniser, dans la sérénité lumineuse de l’immense nature:—telle est, s’il veut bien la comprendre, la tâche du paysagiste de bataille. On a déjà vu, à la galerie Georges Petit, dans les études d’un combattant de Verdun, M. Joseph Communal, le parti qu’un vrai coloriste peut tirer de ces spectacles nouveaux. Il y a vraiment un tableau dans le ciel.
Il y en a un aussi sous la terre. Le feu intense de l’artillerie moderne, en supprimant le spectacle de l’activité humaine sur la surface du sol, a suscité tout un fourmillement de vie souterraine. Le combattant, pour échapper à la mort éparse dans l’air, a fouillé le sol de plus en plus profondément, plus loin que les racines des arbres, à travers les stratifications diverses, et puis, il a poussé ses rameaux de combat vers l’adversaire, sous les pieds de l’ennemi, et allumé ses camouflets. Il s’est astreint à une vie de troglodyte et de mineur. Ce que nous imaginons de l’habitat ordinaire des hommes préhistoriques, dans leurs cavernes, se reproduit, ramené, comme en un cycle de fer, par les conditions que nous font les plus récents progrès de la Science. De là, un décor nouveau et fort inattendu: celui d’une cave mal éclairée, voûtée de roches ou de rondins, où un mince filet de lumière venue d’un jour de souffrance, parfois une chandelle fumeuse éparpillant sa pauvre clarté dans l’obscurité oppressante; une lanterne déployant un éventail de lumière aux branches d’ombre; une ampoule électrique émettant son éclat immobile et blême, peuplent les parois d’ombres chinoises. C’est l’ambiance d’un cabinet d’alchimiste ou de souffleur ou d’une oubliette moyenâgeuse.
Pareillement, les chefs que l’ancien tableau de bataille montrait, caracolant sur un cheval fougueux en plein soleil, ou escaladant, le chapeau piqué au bout de leur épée, des gradins de franchissement, parmi les rayons, les reflets, sous les ombres changeantes des nuages et la vie étincelante des champs, les écharpes déroulées sous la brise, les longs cheveux flottants au vent, sont là, immobiles et solitaires dans le décor où Rembrandt place son Philosophe en méditation. C’est un décor tout nouveau pour un tableau de bataille. Jamais guerre n’a été moins que celle-ci une guerre de «plein air». L’artiste, qui voudra en dégager le trait le plus nouveau et le plus caractéristique, devra donc s’astreindre aux effets de clair-obscur, oublier les théories intransigeantes de l’Impressionnisme et se remettre à l’école des Rembrandt et des Nicolas Maes.
Il fera bien, aussi, de demander conseil à M. Le Sidaner et à certains Nocturnes de Whistler, car ce n’est pas seulement la demi-obscurité de la tranchée ou de la cagna: c’est la nuit qu’il devra peindre, la nuit en plein air et semée de feux. C’est un des aspects les plus nouveaux et les plus curieux de la guerre moderne: je ne dis pas des plus inattendus. Il était aisé de prévoir et l’on a prévu, en effet[19], que le combattant moderne ferait de la nuit sa complice afin de déjouer le tir trop précis des engins qui visent. La nuit favorise non seulement les attaques d’infanterie, mais les travaux d’approche à exécuter sur le front et les raids d’aviation. De là, pour se garder, la nécessité d’illuminer, de temps à autre, le no man’s land et le ciel: les fusées éclairantes révélant brusquement un paysage lunaire, avec ses cratères en miniature et ses chaînes de montagnes pour Lilliputiens; les projecteurs promenant leurs longs pinceaux livides sur le ciel ou le sol, et allant réveiller des formes endormies, fantômes d’églises ou de maisons, sortes de menhirs debout sur la lande, flaques d’eaux qui deviennent d’éblouissants soleils, et, çà et là, tout près, une bonne grosse figure de «poilu», aussi surprise et surprenante que l’apparition d’un homme dans la planète Mars. M. Joseph Communal a déjà donné de saisissantes visions, qui montrent ce qu’on peut attendre de ces effets de nuit.
Sur mer, le spectacle n’est pas moins précieux pour le coloriste et M. Léon Félix a pu étudier, du haut d’un dirigeable, les émeraudes, enchâssées par les mines sous-marines dans le saphir sombre de la Méditerranée, les topazes et traînées de rubis qu’y accrochent les dragueurs et, derrière, les flotteurs qui soutiennent les dragues, et l’ombre portée du dirigeable, devenu par une illusion d’optique, un gigantesque squale nageant entre deux eaux.... Enfin, les bombardements de nuit, comme celui qu’a peint M. Flameng, Arras, du 5 au 6 juillet 1915, font apparaître dans le ciel nocturne un spectacle infiniment plus varié qu’autrefois. La pyrotechnie moderne est multicolore et multiforme: les obus fusants, les incendies, les explosions de munitions, les projections électriques, les signaux lumineux, les flammes de Bengale, parent d’une joaillerie splendide l’œuvre de mort. Au-dessus des villes menacées par les vols nocturnes, le grand coup d’éventail des projecteurs lumineux achève d’animer le ciel.
Et ce qui a été noté est peu de chose auprès de tout ce que le peintre pourrait nous révéler sur les nuits de guerre: le feu follet, rouge clair, des canons tirant dans l’obscurité, qui piquent l’ombre de leurs éclipses précipitées; la blancheur spectrale des fusées éclairantes, retombant lentement sur le sol avec tout leur éclat, ou demeurant suspendues à la même place jusqu’au moment où elles s’éteignent; le lugubre incendie des flammes de Bengale empourprant tout le ciel durant une demi-minute; les perles rouges, jaunes, vertes des fusées employées pour les signaux, se groupant parfois en grappes lumineuses suspendues dans les ténèbres; la longue chevelure rouge qui suit l’explosion des fusées lancées par les avions ennemis rentrant dans leurs lignes; les voies lactées formées par les fusées allemandes dans les coins du ciel où un bruit de moteur leur fait soupçonner un avion; l’éclairage immobile des chenilles incendiaires, flottant dans le ciel en attendant le malheureux papillon humain qui viendra s’y brûler les ailes, s’il touche le fil qui relie les globules de feu; l’ascension quasi indéfinie des boules blanches montant, l’une après l’autre, comme les gouttes d’un jet d’eau lumineux; la courbe fulgurante de ces étoiles filantes que sont les balles «traceuses»; parfois enfin, la fixe clarté d’un projecteur, découpant le voile de la nuit dans un quart de ciel:—telles sont, avec mille autres notations plus subtiles, que les mots ne peuvent rendre, et combinés avec les clartés naturelles, les thèmes d’une richesse inouïe offerts au coloriste par la bataille nocturne. Voilà donc, avec le no man’s land et l’animation du ciel pendant le jour, le troisième trait esthétique de la guerre moderne.
Un quatrième est l’abondance et la qualité des Ruines. Certes, ce n’est pas la première guerre qui ait fait des ruines,—elles en ont toutes fait,—mais c’est la première, du moins dans les temps modernes, qui en ait fait de si complètes et de si précieuses. Depuis des siècles, on n’avait pas rasé une ville, ni détruit un chef-d’œuvre. Sur les champs de bataille, on voyait, çà et là, une ruine: maintenant, ce sont des paysages de ruines: Louvain, Nieuport, Arras, Ypres, Gerbéviller, Sermaize-les-Bains, Péronne, Loos, cent autres jusqu’à Reims, systématiquement détruits, effacés de la surface de la terre. L’horreur de ces destructions est telle qu’elle finit par paraître grandiose, presque à l’égal des grandes convulsions du globe. Quand on regarde les photographies d’Ypres prises, de haut en bas, à 400 mètres, en avion, par l’Australian official, on croit être devant des fouilles faites sur un terrain autrefois comblé par l’éruption d’un Vésuve du Nord; l’échiquier des rues et des places se devine encore, mais à peine; les fondations des maisons et des palais se dessinent, çà et là, en géométral. Quelques pans de murs, miraculeusement préservés, se dressent par endroits: c’est un spectacle qu’on n’aurait jamais attendu des temps modernes.
Le crime des Allemands, ce n’est donc pas d’avoir commis des actes dont les siècles passés n’avaient jamais donné l’exemple et d’ouvrir une ère nouvelle dans l’histoire: c’est, au contraire, d’avoir renouvelé la barbarie des siècles morts, barbarie jugée et condamnée, dès longtemps, par la conscience universelle; c’est d’avoir fait apparaître, en plein XXe siècle, l’âme d’un Charles le Téméraire brûlant Dinant et Liége, d’un Alphonse d’Este, faisant un canon d’une statue de Michel-Ange, ou de ces archers qui, à Milan, dans la cour du Castello, prenaient pour cible le monument équestre de Sforza par Léonard de Vinci.
Ce n’est donc pas la première fois qu’on a détruit des chefs-d’œuvre, mais c’est la première fois que cette destruction a eu un tel retentissement dans les âmes, des «harmoniques» aussi longues, quasi infinies. Ainsi, ce n’est pas la guerre qui a tant changé: c’est nous,—nous tous à l’exception des Allemands, lesquels semblent être restés contemporains des époques où ces sacrilèges paraissaient naturels à tout le monde. Vainement, avaient-ils accumulé,—sans doute pour donner le change au monde civilisé,—leurs écoles d’art, leurs instituts ou missions archéologiques et l’innommable fatras de leur érudition sans lumière et de leur esthétique sans tendresse: ce n’était qu’une façade. Des canons Krupp étaient derrière, prêts à bombarder les cathédrales si savamment décrites par eux en ces monographies, qui apparaissent maintenant ce qu’elles étaient réellement: des nécrologies. A la lueur des incendies de Reims ou d’Amiens, tout le monde aperçoit ce que la lecture de leurs ouvrages sur l’Art aurait suffi à nous révéler: une indifférence profonde et peut-être une haine secrète pour la Beauté.
On comprend que ces Ruines nous soient doublement chères. Aussi, est-ce la première fois qu’on a eu l’idée de faire des tableaux entiers et pour ainsi dire des «portraits de ruines». M. Duvent, M. Vignal, M. Flameng, M. Mathurin Méheut, M. Louis Arr en ont donné d’excellents exemples. On y voit des défilés d’architectures écroulées, jusqu’à l’horizon, un rêve ou plutôt un cauchemar de Piranèse, des choses pyramidales et dentelées comme une chaîne des Dolomites, calcinées et titubantes,—çà et là, une aiguille restée debout au coin d’une tour, une porte béante sur le vide, un escalier tournoyant dans le ciel. Lorsqu’il n’a pas allumé l’incendie qui détruit tout, l’obus a sculpté curieusement la pierre: il a rasé le beffroi à son premier étage et le ramène aux dimensions du XVe siècle; il a creusé son hublot près de la rosace, détaché le Christ qui reste pendu par un bras à la croix vide; décapité les statues, exhumé les morts, suspendu aux voûtes des anneaux de lumière.
Dans l’écroulement d’une église, parmi les gravats, les décombres, l’âpre poussière soulevée par l’effondrement des plâtras, les vieux appareils de construction mis à nu, parfois une vision idéale de paix apparaît: une Vierge dans sa niche continue son geste de protection, un orgue devenu inaccessible, suspendu dans les airs, attend qu’on le touche, un flambeau, qu’on l’allume, une cloche qu’on la fasse parler. Une maison éventrée laisse échapper ses meubles, son lit, son matelas, son linge; le plancher verse, et par la paroi abattue, on aperçoit tout ce qui faisait son intimité: une pendule paisible sur la cheminée, des photographies, des fleurs. C’est un petit tableau d’intérieur ou de genre cloué au milieu d’une fresque épique, une sorte de Jugement dernier: Pieter de Hooch chez Michel-Ange.
Voilà, donc encore, un aspect nouveau. Mais remarquons-le bien: si tout cela est dû à la guerre et se voit sur le théâtre de la guerre, ce n’est point du tout le «champ de bataille». Revenons-nous sur le terrain même de la lutte, nous n’y trouvons guère de ruines visibles, si ce n’est quelques ruines végétales. L’obus a fait table rase. Au bout de quelques jours de pilonnage, il n’y a plus rien. C’est sur ce «rien» que le peintre moderne doit déployer l’action de ses combattants.
CHAPITRE II
L’ACTION
Un soldat de 1914 décrit les sensations éprouvées lors de son premier repos, après les durs combats qui ont sauvé la France: il est dans une maison de campagne et, pendant le peu de temps que dure cette halte, il jouit délicieusement de la détente: entre autres objets calmes et familiers de la vie d’autrefois, ses yeux tombent sur des journaux illustrés représentant les derniers événements de la guerre. Il se précipite et les interroge avidement: enfin, il va savoir à quoi peut bien ressembler une bataille!
Ce trait, sans doute, n’est point absolument particulier au soldat de cette guerre: de tout temps, il y a eu des soldats qui ont figuré dans une action sans la voir. Mais, jadis, il y avait, du moins, quelqu’un qui la voyait: chefs ou aides de camps, estafettes, aérostiers, artistes parfois chargés de la dessiner. Un Denon, un Lejeune ou un Vereschaguine pouvaient rendre compte d’un spectacle d’ensemble, parce qu’il y avait un spectacle d’ensemble visible, qui avait un commencement, un milieu et une fin, qui se déroulait d’ordinaire entre le lever et le coucher du soleil, à travers ses nombreuses péripéties, graduées pour soutenir l’intérêt, qui obéissait, en un mot, à la règle des trois unités: lieu, temps et action. Parfois, il est vrai, la bataille s’y conformait dans le récit mieux que dans la réalité: il n’était pas rare que le grand chef la composât, après coup, comme une tragédie classique, après l’avoir livrée au petit bonheur comme un pot-pourri. Mais elle se laissait faire, et très souvent elle se composait d’elle-même aux yeux des témoins. Il est évident, par exemple, que des actions ramassées et précises comme celles de Fontenoy ou d’Austerlitz se dessinaient sur le terrain avec une netteté suffisante pour que le peintre n’eût qu’à les reproduire telles quelles. Blaremberghe a pu faire voir, comme les habitants de Tournay l’avaient vu, le 17 mai 1745, l’action des escadrons blancs et bleus du maréchal de Saxe, disloquant l’énorme colonne rouge du duc de Cumberland, après que les canons, visibles aussi, y avaient pratiqué une entaille. Horace Vernet a pu montrer, dans son Montmirail, le mouvement de la vieille garde abordant en colonnes serrées la garde impériale russe, et quant aux manœuvres fameuses qui amenèrent jadis l’écrasement de la Prusse et de l’Autriche, elles ont quelque chose de si plastique et de si défini, qu’on a pu parler de l’«Esthétique napoléonienne».
Aujourd’hui, les batailles sont gigantesques, interminables et amorphes. Personne ne les voit plus se développer sur le terrain, ni les armées évoluer comme des organismes vivants, marcher à leur rencontre, s’enserrer, se pénétrer, se disjoindre: on ne les voit plus que sur des cartes de géographie. Fréquemment, les lettres écrites par les combattants ou leurs notes de carnets et les livres déjà parus sur la guerre témoignent de la stupéfaction que leur cause cette absence de spectacle. Sur la foi des tableaux de la grande galerie, à Versailles, ils s’imaginaient qu’ils apercevraient deux armées aux prises, des masses de combattants, coude à coude, montant à l’assaut ou croisant la baïonnette, des escadrons entre-choqués, des chevaux se mordant au poitrail, des baïonnettes affrontées jetant des buissons d’éclairs, des mises en batterie au grand galop, déployées et régulières, des gestes grandioses profilés sur un horizon de flammes, des chefs, enfin, sur des chevaux cabrés, désignant à leurs aides de camp la bataille, qu’ils semblent dessiner du bout de leur cravache sur la toile de fond:—ce qu’ont décrit le général Lejeune, le commandant Parquin, le capitaine Coignet, le général Thiébault, le grenadier Pils, le prince de Joinville, le général du Barail et tant d’autres témoins oculaires et sincères des combats d’autrefois.... Rien de tout cela. «On ne voit au front, écrit un officier d’artillerie de 1915, que très peu de combattants. Ceux-ci sont couchés avec leurs canons sous des verdures de sapin, des branchages, des terrassements ou avec leurs fusils dans des tranchées. Les uns et les autres ne voyagent que la nuit. Le jour, on rencontre seulement des ouvriers bûcherons, des terrassiers ou des rouliers pilotant paisiblement des voitures de toutes sortes. Tout ce monde-là est silencieux et calme et semble regarder en dedans. Entre les deux lignes, on s’attend à plus d’animation; on entend, en effet, gronder les obus dans le ciel et crépiter les mitrailleuses, mais on ne voit rien, rien! Avec une jumelle, peut-être? Rien non plus. Cependant, on sait que si on montre sa tête, on entendra immédiatement siffler une balle ou se déclencher une mitrailleuse. C’est poignant de penser à toutes ces paires d’yeux qui surveillent à chaque seconde l’espace désert. Voilà comment nous avons passé notre hiver[20]».
Lors d’une attaque, l’animation est plus grande. Toutefois, il n’y a plus de ces charges de cavalerie qui donnaient aux peintres l’occasion d’appliquer leur science du cheval, et des dernières découvertes de la chronophotographie, ni la ruée montante des assauts en masses serrées, comme celui de Constantine, ni le récif des bataillons formés en carré, submergé par les values de la cavalerie, comme ceux de Waterloo, ni même les surprises de l’embuscade, de maison à maison, qui fournirent à Neuville tant d’épisodes pittoresques. Tous les témoins, dans leurs notes ou dans leurs croquis, nous montrent ceci: des hommes dispersés s’avançant rapidement, mais sans mouvements démonstratifs, ni même révélateurs de leur action, le fusil à la main, comme à la chasse, posément, comme s’ils faisaient une promenade. Ils ne s’arrêtent pas pour tirer. On tire sur eux, mais ceux qui tirent sont invisibles,—cachés dans des trous, des «nids de mitrailleuses», ou à plusieurs lieues de là, les canons. Toute l’action est dans les rafales de l’artillerie qu’on ne voit pas, dont on ne voit que les effets: çà et là, un homme s’affaisse comme pris d’un mal subit. Toute la beauté ou l’élégance, si l’on peut dire, est dans les âmes qu’on ne voit pas davantage. Toute l’union ou la cohésion est dans les volontés, qui ne sont pas des objets qu’on puisse représenter par des lignes et des couleurs. En apparence et pour l’œil, ces hommes marchent sans lien, sans guide, sans but. Ce qui fait la beauté dramatique de cette promenade, c’est le passage incessant de l’obus ou la pluie de balles, qu’on n’aperçoit point, ou encore des gaz asphyxiants qui n’ont pas, on l’imagine, une forme plastique assez définie pour qu’on la représente. La fumée enveloppe, d’ailleurs, le peu de combattants que l’artiste pourrait peindre.
Le soldat, lui-même, se détache fort peu sur le milieu coloré; tous les progrès tendent à l’y confondre, «déguisé en invisible»; et mieux encore que les progrès, la boue,—la boue de la Woëvre surtout,—l’a enduit d’un tel masque terreux, qu’on croirait voir des statues d’argile ou des «hommes de bronze» en mouvement. Nous voilà loin des dolmans, des pelisses, des brandebourgs, des flammes aurore ou jonquille, des kolbacks, toutes les bigarrures dorées, étincelantes du premier Empire, qui semblaient destinées à éblouir l’ennemi et donner à la mort un air de fête. Il n’y a même plus les couleurs vives et franches, les capotes bleues, les pantalons rouges, les galons d’or, qui faisaient tache sur le fond du champ de bataille et permettaient à l’œil de suivre les évolutions. Le moraliste et le philosophe peuvent s’en réjouir,—voyant combien le soldat a gagné en sérieux, en dignité, en simplicité,—mais le peintre n’y trouve plus son compte. Les actions sur le champ de bataille sont aussi brillantes qu’autrefois: elles ne brillent plus aux yeux, et c’est une file de fantômes monochromes, qui s’enfoncent dans un horizon indiscernable, à travers une atmosphère fumeuse, vers un but lointain.
Si, du moins, chacun d’eux faisait des gestes expressifs de la lutte, l’artiste retrouverait et restituerait, dans le groupe, un microcosme de la bataille. Mais cela n’arrive guère. La bataille est faite de tant d’éléments différents, son succès est dû à des actions si dissemblables, qu’aucun groupe d’hommes ne peut la figurer tout entière. La plupart des combattants et des plus utiles ne témoignent pas, aux yeux, qu’ils combattent: le sapeur couché dans son trou, le microphone à l’oreille pour ouïr les travaux souterrains de l’ennemi, ou allongé dans le rameau de combat pour préparer une mine; l’observateur suspendu à son périscope, ou accroché à sa longue-vue, dans un observatoire d’armée, ou juché dans son poste convenablement camouflé; l’aviateur assis, au milieu de son fuselage; l’officier d’état-major penché sur ses cartes ou sur son téléphone; l’officier de liaison s’en allant sur une route balayée par le feu; le sapeur qui coupe les fils de fer barbelés, en avant des colonnes d’assaut, jouent le rôle le plus nécessaire et courent les plus grands dangers; mais ils ne diffèrent en rien, par leurs attitudes, de gens qui s’occuperaient paisiblement à des travaux ordinaires d’avant la guerre, et rien ne témoigne autour d’eux qu’il y ait bataille.
Le chef suprême, auquel aboutissent toutes les nouvelles, de qui partent tous les ordres, centre nerveux et conscient de l’immense organisme lutteur, ne gesticule pas plus qu’un patron dans son cabinet de travail. Il ne saurait, sans compromettre le succès de sa tâche, se porter incessamment sur tous les points du front, comme Masséna dans sa calèche, ou apparaître soudainement, comme Napoléon, en silhouette sombre sur le rouge horizon. Tout se passe dans son cerveau et dans son cœur. Le geste de Bonaparte saisissant un drapeau au pont d’Arcole, de Ney faisant le coup de fusil pendant la retraite de Russie, de Murat sabrant à la tête de ses escadrons, de Napoléon pointant un canon en 1814, de Lannes appliquant une échelle d’assaut à Ratisbonne, de Canrobert dégainant à Saint-Privat, sont de très beaux gestes expressifs, mais désormais surannés. Les chefs d’aujourd’hui ne les font point, parce qu’étant inutiles, ils ne seraient plus qu’ostentatoires. C’est tout un thème des anciens tableaux de bataille qui disparaît.
La guerre moderne en offre-t-elle de nouveaux? C’est possible, c’est même probable. Mais encore faut-il que ces thèmes soient pittoresques et reproduisibles par l’Art. Voyons donc, de ce point de vue, quelles sont précisément les nouveautés qu’elle a introduites dans l’action.
C’est, d’abord, l’usage des tranchées avec la fusillade dans les fils de fer barbelés. Sans doute, les peintres avaient déjà vu ce spectacle. On lit, dans une lettre écrite par l’un d’eux, après une attaque sur Chevilly, l’Hay et Thiais: «Les Prussiens étaient sur leurs gardes: ils avaient tendu des fils de fer à quelque distance du sol. Au petit jour, nos compagnies se sont embarrassé les pieds là-dedans et les Prussiens cachés dans des trous les ont fusillés à bout portant....» Et cette lettre, signée d’Alphonse de Neuville, est du 8 décembre 1870. Mais ce qui n’était qu’épisodique lors des dernières guerres est devenu habituel dans celle-ci. Or, le principal effet de la tranchée, ou du «trou individuel» est non pas de révéler le geste du combattant, mais de le dissimuler à la vue. C’est expressément pour cela que c’est fait. La mine le cache mieux encore. Ce premier trait de l’action nouvelle est donc défavorable à la peinture.
Un second est l’importance de la mitrailleuse. Mais le mitrailleur lui-même est caché, terré, dans ce qu’on appelle son «nid», et son geste se déploie fort peu. De même, le servant du «crapouillot» ou lance-bombes. Seul, de toutes les actions nouvelles dictées par la nouvelle tactique, le combat à la grenade offre un thème au peintre. Seul, il dicte un grand geste, un geste en extension et même deux: le geste de la main gauche qui vise et celui du bras droit qui lance, avec toute la suite d’attitudes giratoires que ces mouvements déterminent. Certes, ce n’est pas le Discobole: pourtant, s’il était dégagé de la lourde carapace du vêtement, il offrirait un beau motif, même au sculpteur. En tout cas, l’action du «grenadier», comme celle du «nettoyeur de tranchées», la rencontre fortuite ou voulue de l’ennemi dans les boyaux, la dispute d’un entonnoir à la baïonnette, le corps à corps, en un mot, ou le contact:—voilà qui parle aux yeux et qui est significatif de la lutte.
En effet, le corps à corps a été à peu près le seul thème du combat antique figuré par la sculpture grecque et l’un des plus fréquents de la peinture de batailles jusqu’au XIXe siècle. Mais on pouvait croire que la guerre moderne, conditionnée par les armes à longue portée, n’en donnerait plus d’exemple. On se trompait. Cette guerre donne des exemples de tout. Elle est comme un coup de drague, qui ramène des profondeurs du Passé les engins primitifs contemporains des civilisations ensevelies, des organismes qu’on croyait disparus avec les époques géologiques favorables à leur développement. C’est tout au plus si l’on n’a pas vu reparaître dans les tranchées, autour de Reims, les arbalètes figurées dans les tapisseries de sa cathédrale, tissées au XVe siècle. On s’est battu à coups de crosse de fusil, à coups de couteau, à coups de poignards hindous, à coups de pelle et de pioche. On s’est même battu à coups de poing,—lorsque deux corvées, parties sans armes à la recherche de quelque source ou fontaine, se sont inopinément rencontrées. Dans cette lutte, où l’engin de mort vient parfois de si loin et tombe de si haut qu’il prend tout l’aspect d’une météorite,—après avoir traversé les espaces interstellaires où l’homme ne peut s’élever,—il frappe parfois de si près que l’âge de la pierre polie eût suffi à le fournir. Voilà des motifs pittoresques et même plastiques dont l’Art peut s’emparer.
Il faut s’attendre à ce qu’il en use largement. Mais la rencontre de quelques hommes, au fond d’un entonnoir ou au détour d’un boyau, n’est pas toute la guerre. Ce n’en est même pas un trait assez saillant pour la signifier à ceux qui l’ont faite. Il n’y a peut-être pas un homme sur mille qui ait jamais eu l’occasion de croiser la baïonnette avec l’ennemi. Le trait saillant de cette guerre, avec la tranchée et la mitrailleuse, c’est l’action du canon et des autres machines: avions, tanks, sous-marins, torpilles. Or, les unes de ces machines sont tout à fait invisibles et exercent leur action sans qu’on les ait aperçues: c’est même leur raison d’être. Il n’y a donc pas, là, sujet de tableau. Les autres seraient visibles, mais les hommes ont pris soin de leur ôter toute leur signification. Ce sont même les peintres qui s’en chargent. Par leurs soins, les formidables tueuses sont déguisées en choses inoffensives, «camouflées» comme on dit: les canons couverts de ramée ou de filets, les camions et les automobiles rayées et bigarrées comme des tigres, selon les couleurs du paysage ambiant, les tanks enduits de la même ocre que les terres environnantes. Ainsi, ces monstres homicides arrivent, par un curieux effort de mimétisme inspiré de certaines espèces animales, à se faire passer pour des objets débonnaires. Jamais les apparences n’ont moins révélé les réalités. Jamais les formes n’ont été moins expressives de la fonction. Jamais, par conséquent, elles n’ont été si peu favorables à l’Art.
Et cela s’observe également de tous les progrès dans toutes les machines. A mesure que l’effet produit est plus grand, la cause est moins sensible et le moteur initial plus dissimulé. Le petit 75 est plus formidable, assurément, que le canon historié des Invalides, cannelé en hélice, avec ses devises féroces: velox et atrox, igne et arte; mais étant mince, fluet, d’ailleurs entièrement défilé sous des feuillages, il ne manifeste point, par son attitude modeste, l’action qu’il exerce au loin. Une attaque de tanks est mille fois plus redoutable qu’une charge de cavalerie, mais elle n’est pas, comme l’autre, expressive d’un effort humain, ni animal, ni de la fougue et de la beauté de ceux qui les manient. Un tank marchant à l’attaque a, dans un tableau, l’air immuable d’une maison. Pareillement, l’aviateur voit infiniment mieux que le cavalier d’autrefois envoyé en éclaireur, mais il est moins visible et enfoui dans sa carapace; il n’est guère plus représentatif de son rôle qu’un scaphandrier. Même le mitrailleur, qui exerce en une minute plus de ravages dans les rangs ennemis que le sabreur de Lasalle ou de Murat durant toute sa vie, est loin de faire un geste aussi démonstratif. Toute l’évolution de la guerre tend donc à raccourcir le geste et à condenser l’effort, et ainsi à masquer l’action de l’homme.
Elle masque l’homme lui-même et voici que le visage du soldat, qui s’était toujours montré à découvert dans le combat, depuis le XVIe siècle, est parfois entièrement voilé. Nous touchons au dernier trait caractéristique de la guerre moderne: l’arrivée sur le champ de bataille d’auxiliaires déloyaux et sournois: le chlore, le brome, les vapeurs nitreuses, et alors, pour s’en défendre, l’apparition de ces masques et cagoules aux yeux de verre ronds, qui évoquent, dans les tranchées, l’image des Pénitents de jadis, des Frères de la Miséricorde, ou encore le sac à fenêtre rectangulaire ou le groin qui pend sous le menton.
Déjà, M. Clairin a tenté de reproduire quelques-uns de ces aspects dans son tableau: Les Masques et les gaz asphyxiants. Ainsi le gaz, qui est une arme amorphe, oblige l’homme à revêtir une armure amorphe, qui supprime sa personnalité. C’est la lutte de l’invisible contre l’inconnaissable. De même sur mer: l’attaque d’un navire qui s’est enveloppé d’un nuage artificiel, par un sous-marin plongé dans l’eau, n’est plus une chose dont le sens de la vue puisse se saisir. Que veut-on que le peintre en fasse? Certes, le drame n’est pas moins poignant: il est plus poignant peut-être qu’aux beaux jours du combat chevaleresque. Il exige des nerfs plus solides, une conscience plus assurée, une obstination plus constante. Mais il ne se manifeste plus par des gestes qu’on puisse peindre: il se passe tout entier dans le cœur de l’homme.