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L'auberge de l'ange gardien

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The Project Gutenberg eBook of L'auberge de l'ange gardien

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Title: L'auberge de l'ange gardien

Author: comtesse de Sophie Ségur

Release date: July 20, 2004 [eBook #12969]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Renald Levesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AUBERGE DE L'ANGE GARDIEN ***

COMTESSE DE SÉGUR

L'AUBERGE DE L'ANGE GARDIEN.




A mes petits-fils, LOUIS ET GASTON DE MALARET.

Chers enfants, vous êtes de bons petits frères, et je suis bien sûre que, si vous vous trouviez dans la triste position de Jacques et de Paul, toi, mon bon petit Louis, tu ferais comme l'excellent petit Jacques; et toi, mon gentil petit Gaston, tu aimerais ton frère comme Paul aimait le sien. Mais j'espère que le bon Dieu vous fera la grâce de ne jamais passer par de pareilles épreuves, et que la lecture de ce livre ne réveillera jamais en vous de pénibles souvenirs.

Comtesse de Ségur, née Rostopchine.




I

A la garde de dieu.

Il faisait froid, il faisait sombre; la pluie tombait fine et serrée; deux enfants dormaient au bord d'une grande route, sous un vieux chêne touffu: un petit garçon de trois ans était étendu sur un amas de feuilles; un autre petit garçon, de six ans, couché à ses pieds, les lui réchauffant de son corps; le petit avait des vêtements de laine, communs, mais chauds; ses épaules et sa poitrine étaient couvertes de la veste du garçon de six ans, qui grelottait en dormant; de temps en temps un frisson faisait trembler son corps: il n'avait pour tout vêtement qu'une chemise et un pantalon à moitié usés; sa figure exprimait la souffrance, des larmes à demi séchées se voyaient encore sur ses petites joues amaigries. Et pourtant il dormait d'un sommeil profond; sa petite main tenait une médaille suspendue à son cou par un cordon noir; l'autre main tenait celle du plus jeune enfant; il s'était sans doute endormi en la lui réchauffant. Les deux enfants se ressemblaient, ils devaient être frères; mais le petit avait les lèvres souriantes, les joues rebondies; il n'avait dû souffrir ni du froid ni de la faim comme son frère aîné.

Les pauvres enfants dormaient encore quand, au lever du jour, un homme passa sur la route, accompagné d'un beau chien, de l'espèce des chiens du mont Saint-Bernard. L'homme avait toute l'apparence d'un militaire; il marchait en sifflant, ne regardant ni à droite ni à gauche; le chien suivait pas à pas. En s'approchant des enfants qui dormaient sous le chêne, au bord du chemin, le chien leva le nez, dressa les oreilles, quitta son maître: et s'élança vers l'arbre, sans aboyer. Il regarda les enfants, les flaira, leur lécha les mains et poussa un léger hurlement comme pour appeler son maître sans éveiller les dormeurs. L'homme s'arrêta, se retourna et appela son chien: «Capitaine! ici, Capitaine!»

Capitaine resta immobile; il poussa un second hurlement plus prolongé et plus fort.

Le voyageur, devinant qu'il fallait porter secours à quelqu'un, s'approcha de son chien et vit avec surprise ces deux enfants abandonnés. Leur immobilité lui fit craindre qu'ils ne fussent morts; mais, en se baissant vers eux, il vit qu'ils respiraient; il toucha les mains et les joues du petit: elles n'étaient pas très froides; celles du plus grand étaient complètement glacées; quelques gouttes de pluie avaient pénétré à travers les feuilles de l'arbre et tombaient sur ses épaules couvertes seulement de sa chemise.

«Pauvres enfants! dit l'homme à mi-voix, ils vont périr de froid et de faim, car je ne vois rien près d'eux, ni paquets ni provisions. Comment a-t-on laissé de pauvres petits êtres si jeunes, seuls, sur une grande route? Que faire? Les laisser ici, c'est vouloir leur mort. Les emmener? J'ai loin à aller et je suis à pied; ils ne pourraient me suivre.»

Pendant que l'homme réfléchissait, le chien s'impatientait: il commençait à aboyer; ce bruit réveilla le frère aîné; il ouvrit les yeux, regarda le voyageur d'un air étonné et suppliant, puis le chien, qu'il caressa, en lui Disant:

«Oh! tais-toi, tais-toi, je t'en prie; ne fais pas de bruit, n'éveille pas le pauvre Paul qui dort et qui ne souffre pas. Je l'ai bien couvert, tu vois; il a bien chaud.»

—Et toi, mon pauvre petit, dit l'homme, tu as bien Froid!

L'ENFANT.—Moi, ça ne fait rien; je suis grand, je suis fort; mais lui, il est petit; il pleure quand il a froid, quand il a faim.

L'HOMME.—Pourquoi êtes-vous ici tous les deux?

L'ENFANT.—Parce que maman est morte et que papa a été pris par les gendarmes, et nous n'avons plus de maison et nous sommes tout seuls.

L'HOMME.—Pourquoi les gendarmes ont-ils emmené ton papa?

L'ENFANT.—Je ne sais pas; peut-être pour lui donner du pain; il n'en avait plus.

L'HOMME.—Qui vous donne à manger?

L'ENFANT.—Ceux qui veulent bien.

L'HOMME.—Vous en donne-t-on assez?

L'ENFANT.—Quelquefois, pas toujours; mais Paul en a toujours assez.

L'HOMME.—Et toi, tu ne manges donc pas tous les Jours?

L'ENFANT.—Oh! moi, ça ne fait rien, puisque je suis Grand.

L'homme était bon; il se sentit très ému de ce dévouement fraternel et se décida à emmener les enfants avec lui jusqu'au village voisin.

«Je trouverai, se dit-il, quelque bonne âme qui les prendra à sa charge, et quand je reviendrai, nous verrons ce qu'on pourra en faire; le père sera peut-être de retour.»

L'HOMME.—Comment t'appelles-tu, mon pauvre petit?

L'ENFANT.—Je m'appelle Jacques; et mon frère, c'est Paul.

L'HOMME.—Eh bien, mon petit Jacques, veux-tu que je t'emmène? J'aurai soin de toi.

JACQUES.—Et Paul?

L'HOMME.—Paul aussi; je ne voudrais pas le séparer d'un si bon frère. Réveille-le et partons.

JACQUES.—Mais Paul est fatigué; il ne pourra pas marcher aussi vite que vous.

L'HOMME.—Je le mettrai sur le dos de Capitaine; tu vas voir.

Le voyageur souleva doucement le petit Paul toujours endormi, le plaça à cheval sur le dos du chien en appuyant sa tête sur le cou de Capitaine. Ensuite il ôta sa blouse, qui couvrait sa veste militaire, en enveloppa le petit comme d'une couverture, et, pour l'empêcher de tomber, noua les manches sous le ventre du chien.

«Tiens, voilà ta veste, dit-il à Jacques en la lui rendant; remets-la sur tes pauvres épaules glacées, et partons.»

Jacques se leva, chancela et retomba à terre; de grosses larmes roulèrent de ses yeux; il se sentait faible et glacé, et il comprit que lui non plus ne pourrait pas marcher.

L'HOMME.—Qu'as-tu donc, mon pauvre petit? Pourquoi pleures-tu?

JACQUES.—C'est que je ne peux plus marcher; je n'ai plus de forces.

L'HOMME.—Est-ce que tu te sens malade?

JACQUES.—Non, mais j'ai trop faim, je n'ai pas mangé hier; je n'avais plus qu'un morceau de pain pour Paul. L'homme sentit aussi ses yeux se mouiller; il tira de son bissac un bon morceau de pain, du fromage et une gourde de cidre, et présenta à Jacques le pain et le fromage pendant qu'il débouchait la gourde.

Les yeux de Jacques brillèrent: il allait porter le pain à sa bouche quand un regard jeté sur son frère l'arrêta:

«Et Paul? dit-il, il n'a rien pour déjeuner; je vais garder cela pour lui.»

—J'en ai encore pour Paul, mon petit; mange, pauvre enfant, mange sans crainte.

Jacques ne se le fit pas dire deux fois; il mangea et but avec délices en répétant dix fois:

«Merci, mon bon Monsieur, merci... Vous êtes très bon. Je prierai la sainte Vierge de vous faire très heureux.» Quand il fut rassasié, il sentit revenir ses forces et il dit qu'il était prêt à marcher. Capitaine restait immobile près de Jacques: la chaleur de son corps réchauffait le petit Paul, qui dormait plus profondément que jamais.

L'homme prit la main de Jacques, et ils se mirent en route suivis de Capitaine, qui marchait posément sans se permettre le moindre bond, ni aucun changement dans son pas régulier, de peur d'éveiller l'enfant. L'homme questionnait Jacques tout en marchant; il apprit de lui que sa mère était morte après avoir été longtemps malade, qu'on avait vendu tous leurs beaux habits et leurs jolis meubles; qu'à la fin ils ne mangeaient plus que du pain; que leur papa était toujours triste et cherchait de l'ouvrage.

«Un jour, dit-il, les gendarmes sont venus chercher papa; il ne voulait pas aller avec eux; il disait toujours en nous embrassant: «Mes pauvres enfants! mes pauvres enfants! «Les gendarmes disaient: «Il faut venir tout de même, mon garçon; nous avons des ordres.» Puis un gendarme m'a donné un morceau de pain et m'a dit: «Reste là avec ton frère, petit; je reviendrai vous prendre.» J'ai donné du pain à Paul et j'ai attendu un bout de temps; mais personne n'est venu; alors j'ai pris Paul par la main et nous avons marché longtemps. J'ai vu une maison où on mangeait, j'ai demandé de la soupe pour Paul; on nous a fait asseoir à table, et on a donné une grande assiette de soupé à Paul, et à moi aussi; puis on nous a fait coucher sur de la paille. Quand nous avons été éveillés, on nous a mis du pain dans nos poches, et on m'a dit: «Va, mon petit, à la garde de Dieu.» Je suis parti avec Paul, et nous avons marché comme cela pendant bien des jours. Hier la pluie est venue: je n'ai pas trouvé de maison: j'ai donné à Paul le pain que j'avais gardé. Je lui ai ramassé des feuilles sous le chêne; il pleurait parce qu'il avait froid; alors j'ai pensé que maman m'avait dit: «Prie la sainte Vierge, elle ne t'abandonnera pas.» J'ai prié la sainte Vierge; elle m'a donné l'idée d'ôter ma veste pour couvrir les épaules de Paul, puis de me coucher sur ses jambes pour les réchauffer. Et tout de suite il s'est endormi. J'étais bien content; je n'osais pas bouger pour ne pas l'éveiller et j'ai remercié la bonne sainte Vierge; je lui ai demandé de me donner à déjeuner demain parce que j'avais très faim et je n'avais plus rien pour Paul; j'ai pleuré, et puis je me suis endormi aussi; et la sainte Vierge vous a amené sous le chêne. Elle est très bonne, la sainte Vierge, Maman me l'avait dit bien souvent: «Quand vous aurez besoin de quelque chose, demandez-le à la sainte Vierge; vous verrez comme elle vous écoutera.»

L'homme ne répondit pas; il serra la main du petit Jacques plus fortement dans la sienne, et ils continuèrent à marcher en silence. Au bout de quelque temps, l'homme s'aperçut que la marche de Jacques se ralentissait.

«Tu es fatigué, mon enfant?» lui dit-il avec bonté.

—Oh! je peux encore aller. Je me reposerai au village.

L'homme enleva Jacques et le mit sur ses épaules.

«Nous irons plus vite ainsi», dit-il.

JACQUES.—Mais je suis lourd; vous allez vous fatiguer, mon bon Monsieur.

L'HOMME.—Non, mon petit, ne te tourmente pas. J'ai porté plus lourd que toi, quand j'étais soldat et en Campagne.

JACQUES.—Vous avez été soldat; mais pas gendarme?

L'HOMME, souriant.—Non, pas gendarme; je rentre au pays, après avoir fait mon temps.

JACQUES.—Comment vous appelez-vous?

L'HOMME.—Je m'appelle Moutier.

JACQUES.—Je n'oublierai jamais votre nom, monsieur Moutier.

MOUTIER.—Je n'oublierai pas non plus le tien, mon petit Jacques; tu es un brave enfant, un bon frère. Depuis que Jacques était sur les épaules de Moutier, celui-ci marchait beaucoup plus vite. Ils ne tardèrent pas à arriver dans un village à l'entrée duquel il aperçut une bonne auberge. Moutier s'arrêta à la porte.

«Y a-t-il un logement pour moi, pour ces mioches et pour mon chien?» demanda-t-il.

—Je loge les hommes, mais pas les bêtes, répondit l'aubergiste.

—Alors vous n'aurez ni l'homme ni sa suite, dit Moutier en continuant sa route.

L'aubergiste le regarda s'éloigner avec dépit; il pensa qu'il avait eu tort de renvoyer un homme qui semblait tenir à son chien et à ses enfants, et qui aurait peut-être bien payé.

«Monsieur! Hé! monsieur le voyageur!» cria-t-il en courant après lui.

—Que me voulez-vous? dit Moutier en se retournant.

L'AUBERGISTE.—J'ai du logement, Monsieur, j'ai tout ce qu'il vous faut.

MOUTIER.—Gardez-le pour vous, mon bonhomme; le premier mot, c'est tout pour moi.

L'AUBERGISTE.—Vous ne trouverez pas une meilleure auberge dans tout le village, Monsieur.

MOUTIER.—Tant mieux pour ceux que vous logerez. L'AUBERGISTE.—Vous n'allez pas me faire l'affront de me refuser le logement que je vous offre.

MOUTIER.—Vous m'avez bien fait l'affront de me refuser celui que je vous demandais.

L'AUBERGISTE.—Mon Dieu, c'est que je ne vous avais pas regardé; j'ai parlé trop vite.

MOUTIER.—Et moi aussi je ne vous avais pas regardé; maintenant que je vous vois, je vous remercie d'avoir parlé trop vite, et je vais ailleurs.

Moutier, lui tournant le dos, se dirigea vers une autre auberge de modeste apparence qui se trouvait à l'extrémité du village, laissant le premier aubergiste pâle de colère et fort contrarié d'avoir manqué une occasion de gagner de l'argent.


II

L'ange-gardien.

«Y a-t-il du logement pour moi, pour deux mioches et pour mon chien?» recommença Moutier à la porte de L'auberge.

—Entrez, Monsieur, il y a de quoi loger tout le monde, répondit une voix enjouée.

Et une femme à la mine fraîche et souriante parut sur le seuil de la porte.

«Entrez, Monsieur, que je vous débarrasse de votre cavalier, dit la femme en riant et en enlevant doucement le petit Jacques de dessus les épaules du voyageur. Et ce pauvre petit qui dort tranquillement sur le dos du chien! Un joli enfant et un brave animal! il ne bouge pas plus qu'un chien de plomb, de peur d'éveiller l'enfant.» Pourtant le bruit réveilla enfin le petit Paul; il ouvrit de grands yeux, regarda autour de lui d'un air étonné, et, n'apercevant pas son frère, il fit une moue comme pour pleurer et appela d'une voix tremblante:

«Jacques! veux Jacques!»

JACQUES.—Je suis ici; me voilà, mon Paul. Nous sommes très heureux! Vois-tu ce bon monsieur? Il nous a amenés ici; tu vas avoir de la soupe. N'est-ce pas, monsieur Moutier, que vous voudrez bien donner de la soupe à Paul?

MOUTIER.—Certainement, mon garçon; de la soupe et tout ce que tu voudras.

La maîtresse d'auberge regardait et écoutait d'un air Étonné.

MOUTIER.—Vous n'y comprenez rien, ma bonne dame, n'est-il pas vrai? C'est toute une histoire que je vous raconterai. J'ai trouvé ces deux pauvres petits perdus dans un bois, et je les ai amenés. Ce petit-là, ajouta-t-il en passant affectueusement la main sur la tête de Jacques, ce petit-là est un bon et brave enfant; je vous raconterai cela. Mais donnez-nous vite de la soupe pour les petits, qui ont l'estomac creux, quelque fricot pour tous, et je me charge du chien; un vieil ami, n'est-ce pas, Capitaine? Capitaine répondit en remuant la queue et en léchant la main de son maître. Moutier avait débarrassé Paul de la blouse qui l'enveloppait et il l'avait posé à terre. Paul regardait tout et tout le monde; il riait à Jacques, souriait à Moutier et embrassait Capitaine. L'hôtesse, qui avait de la soupe au feu, apprêtait le déjeuner; tout fut bientôt prêt; elle assit les enfants sur des chaises, plaça devant chacun d'eux une bonne assiette de soupe, un morceau de pain, posa sur la table du fromage, du beurre frais, des radis, de la salade.

«C'est pour attendre le fricot, Monsieur; le fromage est bon, le beurre n'est pas mauvais, les radis sont tout frais tirés de terre, et la salade est bien retournée.»

Moutier se mit à table; Jacques et Paul, qui mouraient de faim, se jetèrent sur la soupe; Jacques eut soin d'en faire manger à Paul quelques cuillerées avant que d'y goûter lui-même. Paul mangea tout seul ensuite, et le bon petit Jacques put satisfaire son appétit. Après la soupe il mangea et donna à Paul du pain et du beurre; ils burent du cidre; puis vint un haricot de mouton aux pommes de terre. La bonne et jolie figure de Jacques était radieuse; Paul riait, baisait les mains de Jacques toutes les fois qu'il pouvait les attraper. Jacques avait de son frère les soins les plus touchants; jamais il ne l'oubliait; lui-même ne passait qu'en second. Moutier ne les quittait pas des yeux. Lui aussi riait et se trouvait heureux. «—Pauvres petits! pensait-il, que seraient-ils devenus si Capitaine ne les avait pas dénichés? Ce petit Jacques a, bon coeur! quelle tendresse pour son frère! quels soins il lui donne! Que faire, mon Dieu! que faire de ces Enfants?»

L'hôtesse aussi examinait avec attention les soins de Jacques pour son frère et la belle et honnête physionomie de Moutier. Elle attendait avec impatience l'explication que lui avait promise ce dernier, et lui servait les meilleurs morceaux, son meilleur cidre et sa plus vieille eau-de-vie. Moutier mangeait encore; les enfants avaient fini; ils s'étaient renversés contre le dossier de leurs chaises et commençaient à bâiller.

«Allez jouer, mioches», leur dit Moutier.

-Où faut-il aller, monsieur Moutier? demanda Jacques en sautant en bas de sa chaise et en aidant Paul à descendre de la sienne.

MOUTIER.—Ma foi, je n'en sais rien. Dites donc, ma bonne hôtesse, où allez-vous caser les petits pour qu'ils s'amusent sans rien déranger?

-Par ici, au jardin, mes enfants, dit l'hôtesse en ouvrant une porte de derrière. Voici au bout de l'allée un baquet plein d'eau et un pot à côté, vous pourrez vous amuser à arroser les légumes et les fleurs.

JACQUES.—Puis-je me servir de l'eau qui est dans le baquet pour laver Paul et me laver aussi, Madame?

L'HÔTESSE.—Certainement, mon petit garçon; mais prends garde de te mouiller les jambes.

Jacques et Paul disparurent dans le jardin; on les entendait rire et jacasser. Moutier mangeait lentement et réfléchissait. L'hôtesse avait pris une chaise et s'était placée en face de lui, attendant qu'il eût fini pour enlever le couvert. Quand Moutier eut avalé sa dernière goutte de café et d'eau-de-vie, il leva les yeux, vit l'hôtesse, sourit, et, s'accoudant sur la table:

«Vous attendez l'histoire que je vous ai promise, dit-il; la voici: elle n'est pas longue, et vous m'aiderez peut-être à la finir.»

Il lui fit le récit de sa rencontre avec les enfants; sa voix tremblait d'émotion en redisant les paroles de Jacques et en racontant les soins qu'il avait eus de son petit frère, son dévouement, sa tendresse pour lui, le courage qu'il avait déployé dans leur abandon et sa touchante confiance en la sainte Vierge.

«Et à présent que vous en savez aussi long que moi, ma bonne dame, aidez-moi à sortir d'embarras. Que puis-je faire de ces enfants? Les abandonner? Je n'en ai pas le courage; ce serait rejeter une charge que je puis porter, au total, et refuser le présent que me fait le bon Dieu. Mais j'aï une longue route à faire: je quitte mon régiment et je rentre au pays. C'est que je n'y suis pas encore; j'ai à faire quatre étapes de sept à huit lieues. Et comment traîner ces enfants si jeunes, par la pluie, la boue, le vent? Et puis, je suis garçon; je ne suis pas chez moi; personne pour les garder. Mon frère est aubergiste, comme vous, et n'a que faire de moi; mon père et ma père sont depuis longtemps près du bon Dieu, mes soeurs sont mariées et elles ont assez des leurs, sans y ajouter des pauvres petits sans père ni mère, et sans argent. Voyons, ma bonne hôtesse, vous m'avez l'air d'une brave femme... Dites,... que feriez-vous à ma place?»

L'HÔTESSE.—Ce que je ferais?... ce que je ferais?... Parole d'honneur, je n'en sais rien.

MOUTIER.—Mais ce n'est pas un conseil, cela. Ça ne décide rien.

L'HÔTESSE.—Que voulez-vous que je vous dise?... D'abord, je ne les laisserais certainement pas vaguer à L'aventure.

MOUTIER.—C'est bien ce que je me suis dit.

L'HÔTESSE.—Je ne les donnerais pas au premier venu.

MOUTIER.—C'est bien mon idée.

L'HÔTESSE.—Je ne les emmènerais pas à pied si loin.

MOUTIER.—C'est ce que je disais.

L'HÔTESSE.—Alors... je ne vois qu'un moyen... Mais vous ne voudrez pas.

MOUTIER.—Peut-être que si. Dites toujours.

L'HÔTESSE.—C'est de me les laisser.

Moutier regarda l'hôtesse avec une surprise qui lui fit baisser les yeux et qui la fit rougir comme si elle avait dit une sottise.

«Je savais bien, dit-elle avec embarras, que vous ne voudriez pas. Vous ne me connaissez pas. Vous vous dites que je ne suis peut-être pas la bonne femme que je parais; que je rendrais les enfants malheureux; que vous les auriez sur la conscience et que sais-je encore?»

—Non, ma bonne hôtesse, je ne dirais ni ne penserais rien de tout cela. Seulement,... seulement,... je ne sais comment dire,... je vous suis obligé, reconnaissant, mais, vrai, je ne vous connais pas beaucoup... et..., et...

—L'HÔTESSE.—Vous pouvez bien dire que vous ne me connaissez pas du tout; mais vous n'en pourrez pas dire autant si vous voulez aller prendre des informations sur la femme BLIDOT, aubergiste de l'ANGE-GARDIEN. Allez chez M. le curé, chez le boucher, le charron, le maréchal, le maître d'école, le boulanger, l'épicier, et bien d'autres encore: ils vous diront tous que je ne suis pas une méchante femme. Je suis veuve; j'ai vingt-six ans; je n'ai pas d'enfants, je suis seule avec ma soeur qui a dix-sept ans; nous gagnons notre vie sans trop de mal; nous ne manquons de rien; nous faisons même de petites économies que nous plaçons tous les ans; il me manque des enfants; en voilà deux tout trouvés. Je ne vous demande rien, moi, pour les garder; je n'en fais pas une affaire. Seulement, je sais que je les aimerai, que je ne les rendrai point malheureux et que vous aurez la conscience tranquille à leur égard.

Moutier se leva, serra les mains à l'hôtesse dans les siennes et la regarda avec une affectueuse reconnaissance.

«Merci, dit-il d'un accent pénétré. Où demeure votre curé?»

—Ici, en face; voici le jardin du presbytère; poussez la porte et vous y êtes.

Moutier prit son képi et alla voir le curé pour lui parler de Mme Blidot et lui demander un bon conseil. Il faut croire que les renseignements ne furent pas mauvais, car Moutier revint un quart d'heure après, l'air calme et Joyeux.

«Vous aurez les petits, mon excellente hôtesse, dit-il en souriant.. Je vous les laisserai... demain; vous voudrez bien me loger jusqu'à demain, pas vrai?»

L'HÔTESSE.—Tant que vous voudrez, mon cher Monsieur; c'est juste: je comprends que vous vouliez vous donner un peu de temps pour savoir comment je suis et pour voir installer mes enfants,... car je puis bien dire à présent mes enfants, n'est-ce pas?

MOUTIER.—Ils restent un peu à moi aussi, sans reproche; et je ne dis pas que je ne reviendrai pas les voir un jour ou l'autre.

L'HÔTESSE.—Quand vous voudrez; j'aurai toujours un lit pour vous coucher et un bon dîner pour vous refaire. Et à présent je vais voir à mes enfants; ne voilà-t-il pas les soins maternels qui commencent? D'abord il me faut les coucher pas loin de moi et de ma soeur. Et puis, il leur faudra du linge, des vêtements, des chaussures.

MOUTIER.—C'est pourtant vrai! Je n'y songeais pas. C'est moi qui suis honteux de vous causer ces embarras et cette dépense; ça, voyez-vous, ma bonne hôtesse, inutile de m'en cacher: je n'ai pas de quoi payer tout cela; j'ai tout juste mes frais de route et une pièce de dix francs pour l'imprévu; un cigare, un raccommodage de souliers, une petite charité en passant, à plus pauvre que moi. Par exemple, je peux partager la pièce, et vous laisser cinq francs. J'arriverai tout de même; je me passerai bien de tabac et de souliers. Il y en a tant qui marchent nu-pieds! on se les baigne en passant devant un ruisseau, et on n'en marche que mieux.

L'HÔTESSE.—Gardez votre pièce, mon bon Monsieur; je n'en suis pas à cinq francs près. Gardez-la; votre bonne intention suffit, et les enfants ne manqueront de Rien.

L'hôtesse se leva, fit en souriant un signe de tête amical à Moutier et sortit.


III

Informations.

Mme Blidot appela sa soeur Elly, qui lavait la lessive, lui raconta l'aventure qui venait d'arriver et la pria de venir l'aider à préparer, pour les enfants, le cabinet près de la chambre où elles couchaient toutes deux.

«C'est le bon Dieu qui nous envoie ces enfants, dit Elfy; la seule chose qui manquait pour animer notre intérieur! Sont-ils gentils? Ont-ils l'air de bons garçons, d'enfants bien élevés?»

MADAME BLIDOT.—S'ils sont gentils, bons garçons, bien élevés? Je le crois bien! Il n'y a qu'à les voir! Jolis comme des Amours, polis comme des demoiselles, tranquilles comme des curés. Va, ils ne seront pas difficiles à élever; pas comme ceux du père Penard, en face!

ELFY.—Bon! Où sont-ils, que je jette un coup d'oeil dessus. On aime toujours mieux voir par ses yeux, tu sais bien. Sont-ils dans la salle?

MADAME BLIDOT.—Non, je les ai envoyés au jardin. Elfy courut au jardin; elle y trouva Jacques occupé à arracher les mauvaises herbes d'une planche de carottes; Paul ramassait soigneusement ces herbes et cherchait à en faire de petits fagots.

Au bruit que fit Elfy, les enfants tournèrent la tête et montrèrent leurs jolis visages doux et riants. Jacques, voyant qu'Elfy les regardait sans mot dire, se releva et la regarda aussi d'un air inquiet.

JACQUES.—Ce n'est pas mal, n'est-ce pas, Madame, ce que nous faisons, Paul et moi? Vous n'êtes pas fâchée contre nous? Ce n'est pas la faute de Paul; c'est moi qui lui ai dit de s'amuser à botteler l'herbe que j'arrache.

ELFY.—Pas de mal, pas de mal du tout, mon petit; je ne suis pas fâchée; bien au contraire, je suis très contente que tu débarrasses le jardin des mauvaises herbes qui étouffent nos légumes.

PAUL.—C'est donc à vous ça?

ELFY.—Oui, c'est à moi.

PAUL.—Non, moi crois pas; c'est pas à vous; c'est à la dame de la cuisine qui donne du bon fricot; moi veux pas qu'on lui prenne son jardin.

ELFY.—Ha, ha, ha! est-il drôle, ce petit! Et comment m'empêcherais-tu de prendre les légumes du jardin?

PAUL.—Moi prendrais un gros bâton, puis moi dirais à Jacques de m'aider à chasser vous, et voilà!

Elfy se précipita sur Paul, le saisit, l'enleva, l'embrassa trois ou quatre fois, et le remit à terre avant qu'il fût revenu de sa surprise et avant que Jacques eût eu le temps de faire un mouvement pour secourir son frère.

«Je suis la soeur de la dame au bon fricot, s'écria Elfy en riant, et je demeure avec elle; c'est pour cela que son jardin est aussi le mien.»

-Tant mieux! s'écria Jacques. Vous avez l'air aussi bon que la dame; je voudrais bien que M. Moutier, qui est si bon, restât toujours ici.

-Il ne peut pas rester; mais il vous laissera chez nous, et nous vous soignerons bien, et nous vous aimerons bien si vous êtes sages et bons.

Jacques ne répondit pas; il baissa la tête, devint très rouge, et deux larmes roulèrent le long de ses pauvres petites joues.

ELFY.—Pourquoi pleures-tu, mon petit Jacques? Est-ce que tu es fâché de rester avec ma soeur et avec moi?

JACQUES.—Oh non! au contraire! Mais je suis fâché que M. Moutier s'en aille; il a été si bon pour Paul et pour moi.

ELFY.—Il reviendra, sois tranquille; et puis il ne va pas partir aujourd'hui: tu vas le voir tout à l'heure. Le petit Jacques essuya ses yeux du revers de sa main, reprit son air animé et son travail interrompu par Elfy. Capitaine, qui faisait la visite de l'appartement, trouvant la porte du jardin ouverte, entra et s'approcha de Paul, assis au milieu de ses paquets d'herbes. Capitaine piétinait les herbes, les dérangeait; Paul cherchait vainement à le repousser, le chien était plus fort que l'enfant. «Jacques, Jacques, s'écria Paul, fais va-t'en le chien! il écrase mes bottes de foin.»

Jacques accourut au secours de Paul, au moment où Capitaine, le poussant amicalement avec son museau, le faisait rouler par terre. Jacques entoura de ses bras le cou du chien et le tira en arrière de toutes ses forces, mais Capitaine ne recula pas.

«Je t'en prie, mon bon chien, va-t'en. Je t'en prie, laisse mon pauvre Paul jouer tranquillement; tu vois bien que tu le déranges, que tu es plus fort que lui, qu'il ne peut pas t'empêcher... ni moi non plus», ajouta-t-il découragé en cessant ses efforts pour faire partir le chien.

Capitaine se retourna vers Jacques, et, comme s'il eût compris ses paroles, il lui lécha les mains, donna un coup de langue sur le visage de Paul, les regarda avec amitié et s'en alla lentement comme il était venu; il retourna près de son maître. Moutier était resté, après le départ de l'hôtesse, les coudes sur la table, là tête appuyée sur ses mains: il réfléchissait.

«Je crains, se disait-il, d'avoir été trop prompt, d'avoir trop légèrement donné ces enfants à la bonne, hôtesse... Car. enfin, elle a raison! je ne la connais guère!... et même pas du tout... Le curé m'en a dit du bien, c'est vrai; mais un bon curé (car il a l'air d'un brave homme, d'un bon homme, d'un saint homme!), un bon curé, c'est toujours trop bon; ça dit du bien de tout le monde; ça croirait pécher en disant du mal,... et pourtant... il parlait avec une chaleur, un air persuadé!... il savait que ces deux pauvres petits orphelins seraient à la merci de cette hôtesse, Mme Bli..., Blicot, Blindot... Je ne sais plus son nom... j'y suis; Blidot! C'est ça!... Blidot et sa soeur... Pardi! je veux en avoir le coeur net et m'assurer de ce qu'elle est. J'ai le temps d'ici au dîner, et je vais aller de maison en maison pour compléter mes observations sur Mme Blidot. Ces pauvres petits, ils sont si gentils! et Jacques est si bon! Ce serait une méchante action que de les placer chez de mauvaises gens, faire leur malheur! Non, non, je ne veux pas en avoir la conscience chargée.»

Et Moutier, laissant son petit sac de voyage sur la table, sortit après avoir appelé Capitaine. Il alla d'abord dans la maison à côté, chez le boucher.

«Faites excuse, Monsieur, dit-il en entrant; je viens pour une chose... pour une affaire,... c'est-à-dire pas une affaire... mais pour quelque chose: comme une affaire... qui n'en est pas une pour vous... ni pour moi non plus, à vrai dire.»

Le boucher regardait Moutier d'un air étonné, moitié souriant, moitié inquiet.

«Quoi donc? qu'est-ce donc?» dit-il enfin.

MOUTIER.—Voilà! C'est que je voudrais avoir votre avis sur Mme Blidot, aubergiste ici à côté...

LE BOUCHER.—Pourquoi? Avis sur quoi?

MOUTIER.—Mais sur tout. J'ai besoin de savoir quelle femme c'est. Si on peut lui confier des enfants à garder. Si c'est une brave femme, une bonne femme, une femme à rendre des enfants heureux.

LE BOUCHER,—Quant à ça, mon bon Monsieur, il n'y a pas de meilleure femme au monde: toujours de bonne humeur, toujours riant, polie, aimable, douce, travailleuse, charitable; tout le monde l'aime par ici, chacun en pense du bien; elle ne manque pas à un office, elle rend service à tous ceux qui en demandent. Elle et sa soeur, ce sont les perles du pays. Demandez à M. le curé; il vous en dira long sur elles; et tout bon, car il les connaît depuis leur naissance et il n'a jamais eu un reproche à leur faire.

MOUTIER.—Ça suffit. Grand merci, Monsieur, et pardon de l'indiscrétion.

LE BOUCHER.—Pas d'indiscrétion. C'est un plaisir pour moi que de rendre un bon témoignage à Mme Blidot. Moutier salua, sortit et alla à deux portes plus loin, chez le boulanger.

«Ce n'est pas du pain qu'il me faut, Monsieur, dit-il au boulanger qui lui offrait un pain de deux livres; c'est un renseignement que je viens chercher. Votre idée sur Mme Blidot, aubergiste ici près, pour lui confier des enfants à Élever?»

LE BOULANGER.—Confiez-lui tout ce que vous voudrez, brave militaire (car je vois à votre habit que vous êtes militaire); vos enfants ne sauraient être en de meilleures mains; c'est une bonne femme, une brave femme, et sa soeur la vaut bien; il n'y a pas de meilleures créatures à dix lieues à la ronde.

MOUTIER.—Merci mille fois; c'est tout ce que je voulais savoir. Bien le bonjour.

Et Moutier, satisfait des renseignements qu'on lui avait donnés, allait retourner chez Mme Blidot, quand l'idée lui vint d'entrer encore chez l'aubergiste qui tenait la belle auberge à l'entrée du village.

«Encore celui-là, pensa-t-il, ce sera le dernier; et si cet homme ne m'en dit pas de mal, je pourrai être tranquille, car il me semble méchant, et son témoignage ne pourra pas me laisser de doute sur le bonheur de mes mioches.» L'aubergiste était à sa porte; il vit venir Moutier et le reconnut au premier coup d'oeil. D'abord, il fronça ses gros sourcils; puis, le voyant approcher, il pensa qu'il revenait lui demander à dîner et il prit son air le plus Gracieux.

«Entrez, Monsieur; donnez-vous la peine d'entrer; je suis tout à votre service.»

Moutier toucha son képi, entra et eut quelque peine à calmer Capitaine qui tournait autour de l'aubergiste en le flairant, en grognant et en laissant voir des dents aiguës prêtes à mordre et à déchirer.

«Ah! ah! se dit Moutier, Capitaine n'y met pas beaucoup de douceur ni de politesse: il y a quelque chose là-dessous; l'homme est mauvais, mon chien a du flair.» L'aubergiste, inquiet de l'attitude de Capitaine, tournait, changeait de place et lui lançait des regards furieux, auxquels Capitaine répondait par un redoublement de grognements.

Moutier parvînt pourtant à le faire taire et à le faire coucher près de sa chaise; il fixa sur l'aubergiste des yeux perçants et lui demanda sans autre préambule s'il connaissait Mme Blidot.

«Pour ça non, répondit l'aubergiste d'un air dédaigneux; je ne fais pas société avec des gens de cette espèce.»

—Elle est donc de la mauvaise espèce?

—Une femme de rien; elle et sa soeur sont des pies-grièches dont on ne peut obtenir une parole; des sottes qui se croient au-dessus de tous, qui ne vont jamais à la danse ni aux fêtes des environs; des orgueilleuses qui restent chez elles ou qui vont se promener sur la route avec des airs de princesse. Il semblerait qu'on n'est pas digne de les aborder, elles crèveraient plutôt que de vous adresser une bonne parole ou un sourire. Des péronnelles qui gâtent le métier, qui vendent cinq sous ce que je donne pour dix ou quinze. Aussi, en a-t-on pour son argent: mauvais coucher, mauvais cidre, mauvaise nourriture. Je vous ai bien vu entrer; vous n'y êtes pas resté: vous avez bien fait; chez moi vous trouverez de la différence. Je vais vous servir un dîner soigné: vous n'en trouverez nulle part un pareil.

Il se retourna comme pour chercher quelqu'un et appela d'une voix tonnante:

«Torchonnet! Où es-tu fourré, mauvais polisson, animal, Fainéant?»

—Voici, Monsieur, répondit d'une voix étouffée par la peur un pauvre petit être, maigre, pâle, demi-vêtu de haillons, qui sortit de derrière une porte et qui, se redressant promptement, resta demi-incliné devant son terrible Maître.

—Pourquoi es-tu ici? pourquoi n'es-tu pas à la cuisine? Comment oses-tu venir écouter ce qu'on dit? Réponds, petit drôle! réponds, animal!

Chaque réponds était accompagné d'un coup de pied qui faisait pousser à l'enfant un cri aigu; il voulut parler, mais ses dents claquaient, et il ne put articuler une parole.

—A la cuisine, et demande à ma femme un bon dîner pour Monsieur; et vite, sans quoi...

Il fit un geste dont l'enfant n'attendit pas la fin et courut exécuter les ordres du maître aussi vite que le lui permettaient ses petites jambes et son état de faiblesse.

Moutier écoutait et regardait avec indignation.

«Assez, dit-il en se levant; je ne veux pas de votre dîner; ce n'est pas pour m'établir chez vous que je suis venu, mais pour avoir des renseignements sur Mme Blidot. Ceux que vous m'avez donnés me suffisent; je la tiens pour la meilleure et la plus honnête femme du pays, et c'est à elle que je confierai le trésor que je cherchais à placer.»

L'aubergiste gonflait de colère à mesure que Moutier parlait; mais lorsqu'il entendit le mot de trésor, sa physionomie changea; son visage de fouine prit une apparence gracieuse et il voulut arrêter Moutier en lui prenant le bras. Au mouvement de dégoût que fit Moutier en se dégageant de cette étreinte, Capitaine s'élança sur l'aubergiste, lui fit une morsure à la main, une autre à la jambe, et allait lui sauter à la figure quand Moutier le saisit par son collier et l'entraîna au loin. l'aubergiste montra le poing à Moutier et rentra précipitamment chez lui pour faire panser les morsures du vaillant Capitaine. Moutier gronda un peu son pauvre chien de sa vivacité, et le ramena à l'Ange-Gardien.


IV

Torchonnet.

Il n'y avait personne dans la salle quand Moutier rentra. Il fit l'inspection de l'appartement et alla au jardin, dont la porte était ouverte; après avoir examiné les fleurs et les légumes, il arriva à un berceau de lierre et y entra; un banc garnissait le tour du berceau; une table rustique était couverte de livres, d'ouvrages de lingerie commune; il regarda les livres: Imitation de Jésus-Christ, Nouveau Testament, Parfait Cuisinier, Manuel des ménagères, Mémoires d'un troupier.

Moutier sourit:

«A la bonne heure! voilà des livres que j'aime à voir chez une bonne femme de ménage! Ça donne confiance de voir un choix pareil. Ces manuels, c'est bon; si je n'avais pas eu mon Manuel de soldat pendant mes campagnes, je n'aurais jamais pu supporter tout ce que j'ai souffert par là-bas! Et en garnison! l'ennui donc! Voilà un terrible ennemi à vaincre et qui vous pousse au café et de là à la salle de police. Heureusement que mon ami le Manuel était là et m'empêchait de faire des sottises et de me laisser aller au chagrin, au découragement! Béni soit celui qui me l'a donné et celui qui l'a inventé!»

Tout en parlant, Moutier avait pris les Mémoires d'un troupier; il ouvrit le livre, en lut une ligne, puis deux, puis dix, puis des pages, suivies d'autres pages, si bien qu'une heure après il était encore là, debout devant la table, ne songeant pas à quitter le petit volume. Il n'entendit même pas Mme Blidot et Elfy venir le chercher au Jardin.

MADAME BLIDOT.—Le voilà dans notre berceau, Dieu me pardonne! Tiens! que fait-il donc là, immobile devant notre table? C'est qu'il ne bouge pas plus qu'une statue! ELFY, riant.—Serait-il mort? On dirait qu'il dort tout Debout.

MADAME BLIDOT, à mi-voix.—Hem! hem! Monsieur Moutier!... Il n'entend pas.

ELFY, de même.—Monsieur Moutier; le dîner est prêt, il vous attend... Sourd comme un mort! Parle plus haut; je n'ose pas, moi je ne le connais pas.

«Monsieur Moutier!» répéta plus haut Mme Blidot en approchant de la table et en se mettant en face de lui. Il leva les yeux, la vit, passa la main sur son front comme pour rappeler ses idées, regarda autour de lui d'un air Étonné.

«Bien des excuses, madame Blidot, Je ne vous voyais ni ne vous entendais; j'étais tout à mon livre, c'est-à-dire à votre livre, reprit-il en souriant. Je n'aurais jamais cru qu'un livre pût amuser et intéresser autant. J'en étais à la salle de police; c'est que c'est ça, tout à fait ça! Je n'y ai été qu'une fois et pour un faux rapport, sans qu'il y ait eu de ma faute... C'est si bien raconté, que je croyais y être encore!»

MADAME BLIDOT.—Je suis bien aise que ce livre vous plaise. Vous pouvez le garder si vous désirez le finir. M. le curé m'en donnera un autre; il en a autant qu'on en veut.

MOUTIER.—Ce n'est pas de refus, madame Blidot. J'accepte, et grand merci. Je le lirai à votre intention, et j'espère en devenir meilleur.

MADAME BLIDOT.—Quant à ça, monsieur Moutier, vous avez tout l'air d'être aussi bon que n'importe qui. Mais nous venons, ma soeur et moi, vous avertir que le dîner est servi, voilà bientôt deux heures; les enfants doivent avoir faim, et je pense que vous-même ne serez pas fâché de manger un morceau.

MOUTIER.—Ceci est la vérité; mon déjeuner est bien loin et ne fera pas tort au dîner.

Moutier salua Elfy, qu'il ne connaissait pas encore, et suivit les deux soeurs dans la salle où les attendaient les enfants. Paul avait bien envie de toucher à ce qui était sur la table, mais Jacques l'en empêchait.

«Attends, Paul; sois raisonnable; tu sais bien qu'il ne faut toucher à rien sans permission.»

PAUL.—Alors, Jacques, veux-tu donner permission?

JACQUES.—Moi, je ne peux pas, ce n'est pas à moi.

PAUL.—Mais c'est que j'ai faim, moi. Veux manger.

JACQUES.—Attends une minute; M. Moutier va venir, puis la dame, puis l'autre, ils te donneront à manger.

PAUL.—Est-ce long, une minute?

JACQUES.—Non, pas très long... Tiens, les voilà qui Arrivent.

Tout le monde se mit à table; Jacques hissa son frère sur sa chaise et s'assit près de lui pour le servir. Moutier leur donna une petite tape amicale, et ils se mirent tous à manger une soupe aux choux à laquelle Moutier donna les éloges d'un connaisseur. Quand la soupe fut achevée, Elfy voulut se lever pour placer sur la table un ragoût de boeuf et de haricots qui attendait son tour, mais Moutier la retint.

«Pardon, Mam'selle, ce n'est pas de règle que les dames servent les hommes. Permettez que je vous en épargne la peine.»

-Au fait, dit Mme Blidot en riant, vous êtes un peu de la maison depuis que vous nous avez donné ces enfants. Faites à votre idée, et mettez-vous à l'aise comme chez Vous.

—Ma foi, madame Blidot, ce que vous dites est vrai; je me sens comme si j'étais chez moi, et j'en use, comme vous voyez.

Le dîner s'acheva gaiement. Jacques était enchanté de voir Paul manger à s'étouffer. Après le dîner, Moutier les envoya s'amuser dehors; lui-même se mit à fumer; les deux soeurs s'occupèrent du ménage et servirent les voyageurs qui s'arrêtaient pour dîner; Moutier causait avec les allants et venants et donnait un coup de main quand il y avait trop à faire.

Jacques et Paul se promenaient dans la rue; ils regardaient les rares boutiques d'épicier, de boucher, boulanger, bourrelier; ils dépassèrent le village et rencontrèrent un pauvre petit garçon de huit à neuf ans, couvert de haillons, qui traînait péniblement un sac de charbon trop lourd pour son âge et ses forces; il s'arrêtait à chaque instant, essuyait du revers de sa main la sueur qui coulait de son front. Sa maigreur, son air triste, frappèrent le bon petit Jacques.

«Pourquoi traînes-tu un sac si lourd?» lui demanda-t-il en s'approchant de lui.

—Parce que mon maître me l'a ordonné, répondit le petit garçon d'une voix larmoyante.

—Et pourquoi ne lui dis-tu pas que c'est trop lourd?

—Je n'ose pas, il me battrait.

—Il est donc méchant?

—Chut! dit le petit garçon en regardant autour de lui avec terreur. S'il vous entendait, il me donnerait des coups de fouet.

—Pourquoi restes-tu chez ce méchant homme? reprit Jacques à voix basse.

LE GARÇON.—On m'a mis là, il faut bien que j'y reste. Je n'ai personne chez qui aller: ni père ni mère.

JACQUES.—C'est comme moi et Paul; mais fais comme moi, demande à la bonne sainte Vierge de t'aider, tu verras qu'elle le fera; elle est si bonne!

LE GARÇON.—Mais je ne la connais pas; je ne sais pas où elle demeure.

JACQUES.—Ah! mais je ne sais pas non plus, moi! Mais ça ne fait rien; demande toujours, elle t'entendra.

LE GARÇON.—Oh! je ne demanderais pas mieux. Mais si j'appelle trop fort, mon maître l'entendra aussi, et il me Battra.

JACQUES.—Il ne faut pas crier; dis tout bas: «Sainte Vierge, venez à mon secours. Vous qui êtes la mère des affligés, bonne sainte Vierge, aidez-moi.»

Le petit malheureux fit comme le lui disait Jacques, puis il attendit.

«Personne ne vient, dit-il, et il faut que je m'en aille avec mon sac: le maître l'attend.»

-Attends, je vais t'aider un peu; nous allons le traîner à nous deux. La sainte Vierge ne vient pas tout de suite comme ça, mais elle aide tout de même.

Jacques tira le sac, après avoir: recommandé à Paul de pousser; le petit garçon n'avait pas autant de force que Jacques, qui tira si bien que le sac bondit sur les pierres de la route, qu'il se déchira en plusieurs endroits et que les morceaux de charbon s'échappèrent de tous côtés. Les enfants s'arrêtèrent consternés; mais Jacques ne perdait pas la tête pour si peu de chose.

«Attends, dit-il, ne bouge pas; je vais appeler M. Moutier, qui est très bon; c'est lui que la sainte Vierge nous a envoyé, elle te l'enverra aussi? Viens, Paul, courons vite.» Il prit Paul par la main, et tous deux coururent aussi vite que les petites jambes de Paul le permirent, jusque chez Mme Blidot où ils trouvèrent Moutier fumant avec quelques voyageurs.

JACQUES.—Monsieur Moutier, vous qui êtes si bon, venez vite au secours d'un pauvre petit garçon bien plus malheureux que moi et Paul; il ne peut traîner un gros sac de charbon que nous avons crevé, et son méchant maître le battra. Ce pauvre petit a si peur! Et la sainte Vierge vous fait dire d'aller vite pour l'aider.—Où as-tu vu la sainte Vierge, mon garçon, pour me faire ses commissions? dit Moutier en riant et en se Levant.

—Je ne l'ai pas vue, mais je l'ai sentie dans ma tête et dans mon coeur. Vous savez bien que c'est elle qui vous a envoyé pour nous sauver, Paul et moi; il faut encore sauver ce petit malheureux.

—C'est bien, mon brave petit, j'y vais; tu vas m'y mener.

Moutier le suivit après avoir demandé à Elfy de garder Paul, qui ne marchait pas assez vite. Jacques le mena en courant sur la route, où ils trouvèrent le petit garçon, que Moutier reconnut de suite; c'était Torchonnet, le pauvre souffre-douleur du méchant aubergiste Bournier. Il s'en approcha d'un air de compassion, releva le sac, l'examina, tira de la poche de sa veste une aiguille et du gros fil, comme les soldats ont l'habitude d'en avoir, raccommoda les trous, et, tout en causant, demanda au petit: «N'y a-t-il pas moyen d'apporter le charbon sans traverser le village et sans être vu de ton maître, mon pauvre garçon? Je n'aimerais pas à rencontrer ce mauvais homme; je craindrais de me laisser aller à lui donner une roulée qui ne serait pas d'un très bon effet.»

LE GARÇON,—Oui, Monsieur, on peut passer derrière les maisons, et vider le sac dans le charbonnier qui se trouve adossé au hangar par dehors.

—Alors en route, mon ami, dit Moutier en chargeant le sac sur ses épaules.

Torchonnet regarda avec admiration.

«Oh! Monsieur, mon bon Monsieur! Dites bien à la sainte Vierge combien je la remercie de vous avoir envoyé. Cette bonne sainte Vierge!... Ce petit avait raison tout de même», ajouta-t-il en regardant Jacques d'un air joyeux.

—Je t'avais bien dit, reprit Jacques avec bonheur. Moutier riait de la naïveté des enfants, Ils ne tardèrent pas à arriver au charbonnier; Moutier vida le sac, le plia et le mit dans un coin. Il s'apprêtait à partir, quand l'enfant le rappela timidement.

«Monsieur, seriez-vous assez bon pour prier la sainte Vierge de m'envoyer à manger? On m'en donne si peu que j'ai mal là (montrant son estomac) et que je n'ai pas de forces.

—Pauvre malheureux!... répondit Moutier attendri.

Écoute: viens à l'Ange-Gardien, je te recommanderai à Mme Blidot, bonne femme s'il en fut jamais.

TORCHONNET.—Oh! monsieur, je ne pourrai pas! Mon maître me tuerait si j'y allais. Il la hait au possible.

MOUTIER.—Alors je t'apporterai quelque chose que je demanderai à Mme Blidot; et puis, mon bon petit Jacques t'apportera à manger tous les jours. Veux-tu, mon Jacquot?

JACQUES.—Oh oui, monsieur Moutier. Je garderai tous les jours quelque chose de mon déjeuner pour lui. Mais comment faire pour le lui donner? J'ai peur de son Maître.

TORCHONNET.—Vous pouvez le placer dans le creux de l'arbre, près du puits, j'y vais tous les jours puiser de l'eau.

MOUTIER.—C'est bien, c'est entendu. Dans un quart d'heure tu auras ton affaire. Jacquot le portera au puits. Partons, maintenant, pour qu'on ne nous surprenne pas; c'est ça qui ferait une affaire à ce pauvre Torchonnet! Moutier partit avec Jacques; en rentrant à l'Ange-Gardien, il raconta à Mme Blidot l'histoire de Torchonnet, et lui demanda de permettre à Jacques de faire cette charité de tous les jours.

«Mais, ajouta-t-il, je ne veux pas que vous vous empariez de toutes mes bonnes actions, et je veux payer la nourriture de ce petit malheureux; vous me direz à combien vous l'estimez et ce dont je vous serai redevable. Je viendrai faire nos comptes une ou deux fois l'an.»

MADAME BLIDOT.—Nos comptes ne seront pas longs à faire, monsieur Moutier; mais, tout de même, je serai bien aise de vous revoir pour que vous veniez inspecter nos enfants et voir si vous les avez mal placés en me les confiant. Tiens, mon petit Jacques, porte cela dans le creux de l'arbre du puits, pour que le pauvre enfant ne se couche pas sans souper.

Jacques reçut avec bonheur un paquet renfermant du pain et de la viande; il prit Paul par la main et se dirigea vers le puits que lui indiqua Mme Blidot et qui était à cent pas de l'Ange-Gardien. Il plaça son petit paquet dans l'arbre, et, peu de minutes après, il vit le pauvre Torchonnet arriver avec une cruche; pendant qu'elle se remplissait, Torchonnet saisit le paquet, l'ouvrit, mangea avidement une partie des provisions qu'il contenait, remit le reste dans le creux de l'arbre, fit de loin un salut amical à Jacques et repartit, portant péniblement sa cruche pleine.


V

Séparation.

La journée se continua et se termina gaiement pour tous les habitants de l'Ange-Gardien; les enfants jouèrent, soupèrent de bon appétit et se couchèrent de bonne heure, fatigués de leur journée et surtout de la nuit précédente. Moutier continua ses bons offices à Mme Blidot et à sa soeur pour le service des rares voyageurs qui s'arrêtaient pour se rafraîchir et se reposer. Quand les enfants furent couchés, il resta à causer avec elles sur ce qu'il convenait de faire pour ces pauvres petits abandonnés. MOUTIER.—Ils ont encore leur père, d'après ce que m'a raconté Jacques, mais comment le retrouver? Je ne peux seulement pas savoir son nom ni l'endroit où il demeurait quand les gendarmes l'ont emmené. Peut-être est-il en prison ou au bagne pour quelque grosse faute qu'il aura commise. Peut-être vaut-il mieux pour eux ne pas connaître leur père; mais il faut tout de même que demain, avant de partir, j'aille faire ma déclaration à la mairie; on pourrait arriver par là à savoir quel nom leur faire porter. Si le maire vient vous interroger, vous direz la simple vérité. Je vous laisserai mon adresse pour que vous puissiez me faire savoir les nouvelles en cas de besoin.

MADAME BLIDOT.—Mais vous ne serez pas sans revenir pour en avoir par vous-même, monsieur Moutier; car je considère ces enfants comme restant sous votre protection et vous appartenant plus qu'à moi.

MOUTIER.—J'en serais bien embarrassé si je les avais, ma bonne madame Blidot; ils sont mieux placés chez vous que chez moi, qui n'ai pas de domicile ni d'autres moyens d'existence que mes deux bras. Mais voilà qu'il se fait tard; ma journée a commencé avant le jour, et je ne serais pas fâché d'en voir la fin.

MADAME BLIDOT.—Que ne le disiez-vous plus tôt? Je vous aurais mené à votre chambre, qui est ici près, au rez-de-chaussée, donnant sur le jardin. Ma soeur et moi, nous couchons là-haut, c'est plus sûr pour deux femmes seules; non pas que le pays soit mauvais, mais si quelque mauvais sujet vient faire du train...

MOUTIER.—Qu'il y vienne donc pendant que j'y suis: moi et Capitaine, nous lui ferons son affaire, et lestement, je vous réponds.

Mme Blidot sourit, alluma une chandelle et la porta dans la chambre préparée pour Moutier. Il la remercia, la salua, ferma sa porte, alluma un cigare, fuma quelque temps, tout en réfléchissant, fit un grand signe de croix, une courte prière, se coucha et s'endormit jusqu'au lendemain matin. Il paraît qu'il dormit longtemps, car, à son réveil, il entendit le babillage des enfants et le gai rire d'Elfy et de Mme Blidot. Honteux de son long sommeil, il sauta à bas de son lit et commença ses ablutions. «Bon lit, pensa-t-il; il y a longtemps que je n'en avais eu un si bon; c'est ce qui m'a mis en retard... Me voici prêt; vite que j'aille aider ces femmes dans leur besogne.» En ouvrant la porte, il se trouva en face de ses deux hôtesses qui débarbouillaient et arrangeaient chacune leur enfant.

MOUTIER.—Pardon, excuse, Mesdames, je suis en retard, ce n'était pourtant pas mon habitude au régiment; mais les logements sont bons, trop bons, on dort trop bien dans vos lits.

JACQUES.—Bonjour, monsieur Moutier; vous avez bien dormi?

MOUTIER.—Je le crois bien que j'ai dormi; trop bien, comme tu vois, mon garçon, puisque je suis en retard. Tu n'as pas mauvaise mine non plus, toi; ton lit était meilleur que celui de la nuit dernière?

JACQUES.—Oh! qu'il était bon! Paul avait si chaud! Il était si content! il a si bien dormi! J'étais si heureux; et je vous ai tant remercié, mon bon monsieur Moutier.

MOUTIER.—Ce sont ces dames qu'il faut remercier, mon enfant, et pas moi, qui suis un pauvre diable sans asile.

JACQUES.—Mais c'est vous qui nous avez sauvés dans la forêt: c'est vous qui nous avez ramenés ici; c'est vous qui nous avez donnés à Mme Blidot et à Mlle Elfy; elles m'ont dit tout à l'heure que c'était la sainte Vierge et vous qui étiez nos sauveurs.

Moutier ne répondit pas; il prit Jacques et Paul dans ses bras, les embrassa à plusieurs reprises, donna une poignée de main à chacune des soeurs et s'assit près de la table en attendant que la toilette des enfants fût terminée.

«Que puis-je faire pour vous aider?» demanda-t-il.

ELFY,—Puisque vous êtes si obligeant, monsieur Moutier, allez me chercher du fagot au bûcher au fond du jardin, pour allumer mon feu; et puis une pelletée de charbon pour le fourneau. Je préparerai le café en attendant.

MADAME BLIDOT.—Y penses-tu, Elfy, de charger M. Moutier d'une besogne pareille?

MOUTIER.—Laissez, laissez, ma bonne hôtesse! Mlle Elfy sait bien qu'elle m'oblige en m'employant pour vous servir. Croyez-vous que je n'aie jamais porté de bois ni de charbon? J'en ai fait bien d'autres au régiment. Je ne suis pas si grand seigneur que vous le pensez! Moutier partit en courant et ne tarda pas à revenir avec une énorme brassée de fagots.

ELFY.—Ha! ha! ha! il y en a trois fois trop. Laissez-moi ces brins-là et reportez le reste au bûcher en allant chercher du charbon.

MADAME BLIDOT.—Elfy! je t'assure que tu es trop hardie!

ELFY.—Non, non; il faut qu'il apprenne son service convenablement. Il ne demanda pas mieux, c'est facile à voir; mais il ne sait pas; c'est pourquoi il faut lui dire. MOUTIER.—Merci, mademoiselle Elfy, merci; je vois combien vous êtes bonne et que vous avez de l'amitié pour moi.

«Tu vois bien», dit Elfy triomphante, pendant que Moutier était reparti avec sa brassée de bois. Mme Blidot sourit en secouant la tête...

MADAME BLIDOT.—Pense donc que nous le connaissons depuis hier seulement et que nous sommes chez nous pour servir les voyageurs et pas pour les faire travailler.

ELFY.—Mais lui n'est pas un voyageur comme un autre: il nous a donné ces enfants qui sont si gentils, et qui vont nous faire une vie si gaie, si bonne! C'est un présent, ça, qui se paye par l'amitié; et moi, quand j'aime les gens, je les fais travailler. Il n'y a rien que je déteste comme les gens qui ne font rien, qui vous laissent vous échiner sans seulement vous offrir le bout du doigt pour vous aider. «Et vous avez bien raison, mademoiselle Elfy, dit. Moutier, qui avait entendu ce qu'elle disait à sa soeur. Et c'est vrai que Je ne suis pas un voyageur comme un autre, car je vous dois de la reconnaissance pour la charge que vous avez bien voulu prendre; et croyez bien que je ne suis pas d'un caractère ingrat.»

ELFY, souriant.—Je le vois bien, monsieur Moutier; vous n'avez pas besoin de le dire; je suis fine, allez; je devine bien des choses.

Moutier sourit à son tour, mais il ne dit rien, et, prenant un balai, il commença à balayer la salle.

ELFY.—Laissez ce balai; prenez l'éponge et le torchon; quand vous aurez lavé et essuyé la table et le fourneau, alors vous balayerez.

Moutier obéit de point en point. Quand il eut fini: «Mon commandant est-il satisfait? dit-il en faisant le salut militaire. Que faut-il faire ensuite?»

—Très bien, dit Elfy après avoir parcouru des yeux toute la salle. A présent, allez nous chercher du lait à la ferme ici près, à la sortie du village; je vous serais bien obligée si vous emmeniez les enfants avec vous; ils connaîtront le chemin et ils pourront aller chercher notre lait quand vous serez parti.

Moutier prit la main de Jacques, qui tenait déjà celle de Paul, et tous trois se mirent gaiement en marche, sautant et riant.

«Du lait, s'il vous plaît», dit Moutier à une grosse fermière qui passait le lait nouvellement trait. La fermière se retourna, regarda avec surprise ce visage nouveau.

«Pour combien?» dit-elle enfin.

MOUTIER.—Ma foi, je n'ai pas demandé. Mais donnez comme d'habitude: vous savez ce qu'on vous en prend tous les matins.

LA FERMIÈRE.—C'est à savoir pour qui.

MOUTIER.—Pour Mme Blidot, à l'Ange-Gardien.

LA FERMIÈRE.—Tiens! vous êtes donc à son service? Depuis quand?

MOUTIER.—A son service pour le moment. Depuis hier seulement.

«C'est tout de même drôle», grommela la fermière en donnant trois mesures de lait.

-Faut-il payer? dit Moutier en fouillant dans sa poche.

LA FERMIÈRE.—Mais non. Vous savez bien que nous faisons nos comptes tous les mardis, jour du marché.

MOUTIER.—Je n'en sais rien moi. Comment le saurais-je depuis hier que je suis au pays? Bien le bonjour, Madame.

La fermière fit un signe de tête et se remit à son travail, en se demandant pourquoi Mme Blidot avait pris à son service un militaire dont elle n'avait nullement besoin. Moutier s'en alla avec les enfants et son pot au lait, riant de l'étonnement de la fermière.

«Voici, Mam'selle, dit-il en rentrant, je gage que vous allez avoir la visite de la grosse fermière.»

ELFY.—Pourquoi cela?

MOUTIER.—C'est qu'elle a eu l'air si surpris quand je lui ai dit que j'étais à votre service, qu'elle viendra, bien sûr, aux explications.

ELFY.—Et pourquoi avez-vous dit une... une chose pareille? Si l'on a jamais vu inventer comme cela?

MOUTIER.—Comment donc, Mam'selle? Mais c'est la pure vérité. Ne suis-je pas à votre service, tout à votre service.

ELFY.—Vous m'impatientez avec vos rires et vos jeux de mots.

MOUTIER.—Il n'y a pourtant pas de quoi, Mam'selle Elfy. Je ris parce que je suis content. Cela ne m'arrive pas souvent, allez. Un pauvre soldat loin de son pays, sans père ni mère, qui n'a aucun lien de coeur dans ce monde, peut bien s'oublier un instant et se sentir heureux d'inspirer quelque intérêt et d'être traité avec amitié. J'ai eu tort peut-être; j'ai fait sans y penser une mauvaise plaisanterie; veuillez m'excuser, Mam'selle. Pensez que je pars tantôt et pour longtemps sans doute; il ne faut pas trop m'en vouloir...

ELFY.—C'est moi qui ai tort de vous quereller pour une niaiserie, mon bon monsieur Moutier; et c'est à moi de vous faire des excuses. C'est que, voyez-vous, c'était si ridicule de penser que, ma soeur et moi, nous vous avions pris à notre service, que j'ai eu peur qu'on ne se moquât de nous.

MOUTIER.—Et vous avez un peu raison, Mam'selle; voulez-vous que je retourne chez la fermière, lui dire... MADAME BLIDOT.—Mais non, Monsieur; tout cela n'est qu'un enfantillage d'Elfy. Elle est jeune, voyez-vous; un peu trop gaie, à mon avis, et elle a abusé de votre complaisance.

MOUTIER.—C'est ce que je n'admets pas, madame Blidot; et pour preuve, je vais encore à l'ordre de Mlle Elfy et je lui demande ce qu'elle désire que je fasse.

—Aidez-moi à faire le café, à chauffer le lait, dit Elfy moitié riant, moitié rougissant.

Le déjeuner fut bientôt prêt; les enfants l'attendaient avec impatience et y firent honneur. Quand il fut terminé, Moutier alla à la mairie; Mme Blidot et Elfy s'occupèrent de leur ouvrage et les enfants s'amusèrent au jardin. La matinée passa vite; Moutier dîna encore avec les enfants et les deux soeurs; puis il se disposa, à sortir. Il demanda à payer sa dépense, mais Mme Blidot ne voulut jamais y consentir. Ils se séparèrent amicalement et avec regret. Jacques pleurait en embrassant son bienfaiteur, Paul essuyait les yeux de Jacques; tous deux entouraient Capitaine de leurs petits bras.

«Adieu, mon bon Capitaine, disait Jacques; adieu, mon bon chien; toi aussi, tu nous a sauvés dans la forêt, c'est toi qui nous a vus le premier; c'est toi qui as porté Paul sur ton dos; adieu mon ami, adieu; je ne t'oublierai pas, non plus que mon bon ami M. Moutier.»

Moutier était ému et triste. Il serra fortement les mains des deux bonnes et excellentes soeurs, donna un dernier baiser à Jacques, jeta un dernier regard dans la salle de l'Ange-Gardien et s'éloigna rapidement sans retourner une seule fois la tête. Les enfants étaient à la porte, regardant leur nouvel ami s'éloigner et disparaître; Jacques essuyait ses yeux. Quand il ne vit plus rien, il rentra dans la salle et se jeta en pleurant dans les bras de Mme Blidot.

«A présent que M. Moutier est parti, vous ne nous chasserez pas, n'est-ce pas, Madame? Vous garderez toujours mon cher petit Paul, et vous me permettrez de rester avec lui.»

MADAME BLIDOT.—Pauvre enfant! Non, je ne vous chasserai pas, je vous garderai toujours; je vous aimerai comme si vous étiez mes enfants. Et, pour commencer, je te demande ainsi qu'à Paul de ne pas m'appeler madame, mais maman.

JACQUES.—Oh oui! vous serez notre maman, comme pauvre maman qui est morte et qui était bien bonne. Paul, tu ne diras plus jamais madame: à Mme Blidot, mais maman.

PAUL.—Non, veux pas; veux aller avec Capitaine et Moutier.

JACQUES.—Mais puisqu'ils sont partis!

PAUL.—Ça ne fait rien; viens me mener à Capitaine.

JACQUES.—Tu n'aimes donc pas maman Blidot?

PAUL.—J'aime bien, mais j'aime plus Capitaine.

ELFY.—Laisse-le, mon petit Jacques; il s'habituera petit à petit; il nous aimera autant qu'il aime Capitaine, et il appellera ma soeur maman, et moi, ma tante. Toi aussi, je suis ta tante.

—Oui, ma tante, dit Jacques en l'embrassant.

Jacques, tranquille sur le sort de Paul, se laissa aller à toute sa gaieté; il inventa, pour occuper son frère, une foule de jeux amusants avec de petites pierres, des brins de bois, des chiffons de papier. Lui-même chercha à se rendre utile à Mme Blidot et à Elfy en faisant leurs commissions, en lavant la vaisselle, en servant les voyageurs. Vers le soir, il s'approcha de Mme Blidot et lui dit avec quelque embarras:

«Maman, vous avez promis à M. Moutier de donner un peu à manger au pauvre Torchonnet; je l'ai vu tout à l'heure, il courait avec un gros pain sous le bras, il m'a fait signe qu'il allait venir chercher de l'eau au puits; voulez-vous me donner quelque chose pour que je le lui porte dans l'arbre creux?»

MADAME BLIDOT.—Oui, mon ami; voici un reste de viande et un morceau de pain. Va mettre cela dans le creux de l'arbre; et, de peur que je ne l'oublie à l'avenir, rappelle-le-moi tous les jours à dîner; nous ferons la part du pauvre petit malheureux.

JACQUES.—Merci, maman, vous êtes bonne comme M. Moutier.

Et Jacques emporta ses provisions qu'il alla déposer dans l'arbre du puits. Il ne tarda pas à voir arriver Torchonnet avec sa cruche; il marchait lentement, et il s'essuyait les yeux tout en dévorant le pain et la viande de Mme Blidot; il but de l'eau de la cruche, salua tristement Jacques et Paul, qui le regardaient du seuil de la porte, et reprit le chemin de son auberge.

Les jours se passaient ainsi, heureux pour Jacques et pour tous les habitants de l'Ange-Gardien, tristes et cruels pour l'infortuné Torchonnet que son maître maltraitait sans relâche. Bien des fois Jacques l'aida en cachette à exécuter les ordres qu'il recevait et qui dépassaient ses forces; tantôt c'était un objet trop lourd à porter au loin; alors Jacques et Paul le rejoignaient à la sortie du village et l'aidaient à porter son fardeau. Tantôt c'était une longue course à faire à la fin du jour, quand la fatigue d'un travail continuel le rendait incapable d'accomplir une longue marche; Jacques, alors, obtenait de Mme Blidot la permission de faire la course pour Torchonnet, tandis que celui-ci se reposait au pied d'un arbre et mangeait les provisions que lui envoyait. Mme Blidot.


VI

Surprise et bonheur.

Il y avait trois ans que Mme Blidot et sa soeur avaient les petits orphelins; elles s'y attachaient chaque jour davantage, et ils devenaient de plus en plus aimables et charmants. La tendresse de Jacques pour son frère excitait l'intérêt de tous ceux qui en étaient témoins. Paul aimait son frère avec la même affection; tous deux étaient tendrement attachés à Mme Blidot et à Elfy. Tous parlaient souvent avec amitié et reconnaissance du bon M. Moutier; depuis longtemps on n'en avait aucune nouvelle. Dans les premiers mois il était revenu à deux reprises passer avec Capitaine quelques jours à l'Ange-Gardien; il avait écrit plusieurs fois pour s'informer de ce qui s'y passait; Mme Blidot lui avait exactement et longuement répondu, elle avait appris qu'il quittait le pays pour s'engager; elle n'avait pas su d'autres détails. Pendant ce silence prolongé, la campagne de Crimée avait eu lieu; elle s'était terminée comme elle avait commencé, avec beaucoup de gloire et de lauriers; mais des deuils innombrables furent la conséquence nécessaire de ces immortelles victoires. Au village de l'Ange-Gardien, plus d'une famille pleurait un fils, un frère, un ami. Quelques-uns revenaient avec une jambe ou un bras de moins, ou des blessures qui les rendaient incapables de continuer leur service.

Un matin, Jacques et Paul balayaient le devant de la porte de l'Ange-Gardien; Mme Blidot et Elfy préparaient le dîner, lorsqu'un homme, qui s'était approché sans bruit, arrêta doucement le balai de Paul. Celui-ci se retourna et se mit à crier:

«Jacques, au secours! on me prend mon balai.»

Jacques bondit vers son frère pour le défendre énergiquement, lorsqu'un regard jeté sur le prétendu voleur lui fit abandonner son balai; il se précipita dans les bras de l'homme en criant: «Maman! ma tante! M. Moutier, notre bon M. Moutier!»

Mme Blidot et Elfy apparurent immédiatement et se trouvèrent en face de Moutier qui laissa Jacques et Paul pour donner un cordial bonjour à ses deux amies. Ce fut un moment de grande joie. Tous parlaient à la fois et faisaient mille questions sans donner le temps d'y répondre.

Maman! ma tante! voilà M. Moutier!

Enfin, Moutier parvint à faire comprendre pourquoi il n'avait plus donné de ses nouvelles.

«Peu de temps après mon retour au pays, mes bonnes hôtesses, j'appris qu'il courait des bruits de guerre avec la Russie. Je n'avais jamais eu de rencontre avec les Russes, puisque nous étions en paix avec eux; je savais qu'ils se battaient bien, que c'étaient de braves soldats. J'avais fait mon temps, il est vrai, mais... un soldat reste toujours soldat. J'avais quelque chose dans le coeur qui me poussait à rejoindre mes anciens camarades; quand la guerre fut déclarée, le repris un engagement pour deux ans dans les zouaves, et je partis. Depuis ce jour, impossible d'écrire. Toujours en campagne, et quelle campagne! Au débarquer à Gallipoli, un choléra qui faillit m'emporter; à peine rétabli, des marches, des contremarches, une descente en Crimée, une bataille à Alma comme on n'en avait jamais vu; sans vanité, nous nous sommes tous battus comme des lions. Je ne parle pas des Anglais, qui, selon leur habitude, se sont trouvés en retard parce que leur rosbif et leur pouding n'étaient pas cuits. Mais nous autres, nous avons fait ce qu'aucun peuple au monde ne pourra refaire. Nous avons grimpé des rochers à pic sous une grêle de balles et de mitraille; nous avons chassé les Russes du plateau où ils s'étaient très joliment installés. Ces pauvres gens! Ah! j'en ris encore! Eh nous voyant escalader ces rochers et monter, monter toujours, ils nous ont pris pour des diables, et, après un échange de coups désespérés, ils se sont sauvés et ont couru si vite, que plus de la moitié se sont échappés. Leur général, le prince Mentchikoff, qui était là pour voir comme on nous culbutait de dessus les rochers, a failli être pris. Il s'est sauvé, laissant sa voiture, ses effets, ses papiers et tout. Après est venu le siège de Sébastopol; belle chose, ma foi! Belles batailles! bien attaqué, bien défendu. A Inkerman, au camp des Anglais, les Russes les ont rossés et en ont tué l'impossible, comme à Balaklava. Mais nous étions accourus, nous autres Français, et nous avons à notre tour fait une marmelade de ces pauvres Russes qui se battaient comme des lions, il n'y a pas de reproches à leur faire; mais le moyen de résister à des Français bien commandés! Je passe sur les détails du siège, qui a été magnifique et terrible, et j'arrive à Malakoff, un de ces combats flambants, où chaque soldat est un héros, et où chacun a mérité la croix et un grade. Là j'ai attrapé deux balles, une dans le bras gauche, qui est resté un peu raide, et une à travers le corps, qui a failli m'emporter et qui m'a fait réformer. Aussitôt guéri, aussitôt parti, avec l'idée de faire une reconnaissance du côté de l'Ange-Gardien. C'est que je n'avais oublié personne ici, ni les pauvres enfants, ni les bonnes et chères hôtesses. J'étais sûr de trouver un bon accueil; j'ai pensé que je pouvais bien venir pour quelques jours me remettre au service de Mlle Elfy, qui sait si bien commander.»

Moutier sourit en disant ces mots. Mme Blidot rit bien franchement. Elfy rougit.

ELFY.—Comment, monsieur Moutier! Vous n'avez pas oublié mes niaiseries d'il y a trois ans? Je suis moins folle que je ne l'étais, et je ne me permettrais pas de vous commander comme je l'ai fait alors; quand je n'avais que dix-sept ans.

MOUTIER.—Tant pis, Mam'selle; il faudra que je devine, et je pourrai faire des sottises, croyant bien faire. Quant à oublier, je n'ai rien oublié de ce qui regarde le peu de jours que j'ai passés chez vous en trois temps, pas un mot, pas un geste; tout est resté gravé là, ajouta-t-il en montrant son coeur. Et toi, mon pauvre petit Jacques, tu m'as eu bientôt reconnu; tu n'as pas hésité une minute.

JACQUES.—Comment ne vous aurais-je pas reconnu? J'ai toujours pensé à vous; je vous ai embrassé tous les jours dans mon coeur, et j'ai toujours prié pour vous; car M. le curé m'a appris à prier, et moi je l'ai appris à Paul.

MOUTIER.—Et moi aussi, mon garçon, j'ai appris à prier comme je n'avais jamais fait auparavant; ce qui prouve qu'on apprend à tout âge et partout; c'est un bon père Parabère, un jésuite, qui m'a montré comment on vit en bon chrétien. Un fameux jésuite, ce père Parabère! Courageux comme un zouave, bon et tendre comme une soeur de charité, pieux comme un saint, infatigable comme un Hercule.

JACQUES.—Où est-il ce bon père? Je voudrais bien le voir ou lui écrire.

MOUTIER, ému.—Parle-lui, mon ami, il t'entendra; car il est près du bon Dieu.

«Qu'est-ce que vous avez là?» dit Paul qui était près de Moutier et qui jouait avec sa croix d'honneur.

MOUTIER.—C'est une croix que j'ai gagnée à Malakoff.

ELFY.—Et vous ne nous le disiez pas? Vous l'avez pourtant bien gagnée certainement.

MOUTIER:—Mon Dieu, Mam'selle, pas plus que mes autres camarades; ils en ont fait tout autant que moi; seulement ils n'ont pas eu la chance comme moi.

ELFY.—Mais, pour que vous ayez eu la croix, il faut que vous ayez fait quelque chose de plus que les autres.

MOUTIER.—Plus, non; mais voilà! C'est que j'ai eu la chance de rapporter au camp un drapeau et un général.

ELFY.—Comment; un général?

MOUTIER.—Oui; un pauvre vieux général russe blessé qui ne pouvait pas se tirer des cadavres et des débris de Malakoff. J'ai pu le sortir de là comme le fort venait de sauter, et je l'ai rapporté dans le drapeau que j'avais pris; en nous en allant, comme j'approchais des nôtres, une diable de balle s'est logée dans mon bras; ce n'était rien; je pouvais encore marcher, lorsqu'une autre balle me traverse le corps; pour le coup je suis tombé, me recommandant, moi et mon blessé, à la sainte Vierge et au bon Dieu; on nous a retrouvés; je ne sais ce qu'a dit ce général quand il a pu parler, mais toujours est-il que j'ai eu la croix et que j'ai été porté à l'ordre du jour. C'est le plus beau de mon affaire; j'avoue que j'ai eu un instant de gloriole, mais ça n'a pas duré. Dieu merci. MADAME BLIDOT.—Vous êtes modeste, monsieur Moutier; un autre ferait sonner bien haut ce que vous cherchez à amoindrir.

PAUL.—Maman, j'ai faim; je voudrais dîner.

MOUTIER, se levant.—C'est moi qui vous ai mis en retard, qui ai mis le désordre dans votre service. Mam'selle Elfy, me voici prêt à vous servir; j'attends les Ordres.

ELFY.—Je n'ai pas d'ordre à vous donner, monsieur Moutier; laissez-vous servir par nous, c'est tout ce que je vous demande; Jacques, mets vite le couvert de ton ami. Jacques ne se le fit pas dire deux fois; en trois minutes le couvert fut mis. Pendant ce temps, Moutier coupa du pain, tira du cidre à la cave, versa la soupe dans la soupière et le ragoût de viande dans un plat. On se mit à table. Jacques demanda à se mettre à côté de M. Moutier, Paul prit sa place accoutumée près de son frère. «Comme te voilà grandi, mon ami! dit Moutier en passant amicalement la main sur la tête de Jacques. Et Paul! le voilà grand comme tu l'étais la première fois que je t'ai vu.»

ELFY.—Et il est aussi sage que Jacques, ce qui n'est pas peu dire. Il lit déjà couramment, et il commence à écrire.

MOUTIER.—Et toi, Jacques? Où en es-tu de tes études.

JACQUES.—Oh! moi, je suis plus vieux que Paul. je dois savoir plus que lui. Je vous ferai voir mes cahiers.

MOUTIER.—Ho! ho, mes cahiers! Tu es donc bien savant?

JACQUES.—Je fais de mon mieux; le maître d'école dit que je fais bien; je tâche toujours.

MOUTIER.—Bon garçon, va! Tu es modeste, je vois Ça...

PAUL.—Monsieur Moutier, est-ce que vous êtes toujours Soldat?

MOUTIER.—Je suis sergent, mon garçon.

ELFY.—Et vous ne nous le disiez pas! Quand avez-vous été nommé sergent?

MOUTIER.—Après Inkerman! j'ai toujours eu de la chance! Après l'Alma, caporal, puis sergent, puis la médaille, puis la croix.

JACQUES.—Racontez-nous ce que vous avez fait pour avoir tout cela, mon bon monsieur Moutier.

MOUTIER.—Mon Dieu, j'ai fait comme les autres; seulement à l'Alma, j'ai eu le bonheur de sauver mon colonel blessé; je suis tombé sur un groupe de Russes qui l'emportaient; j'ai sabré, piqué, je me suis tant démené, que j'en ai tué, blessé; les autres sont partis tout en courant et criant: Tchiorte! tchiorte! Ce qui veut dire: le diable! le diable!

MADAME BLIDOT.—Et puis, pour le reste?

MOUTIER.—Eh bien, après Inkerman ils m'ont nommé sergent, parce qu'ils ont dit que j'avais fait le travail de dix et que j'ai dégagé un canon que les Russes enclouaient, un canon anglais! Beau mérite! il ne valait pas la douzaine de pauvres diables que j'ai tués pour le ravoir. Mais enfin, c'est comme ça; je suis devenu sergent tout de même.

ELFY.—Et la médaille?

MOUTIER.—Vous n'oubliez rien, Mam'selle Elfy! La médaille, c'est à Traktir, pour avoir culbuté quelques Russes dans le ruisseau au-dessous. Nos hommes avaient perdu leur sous-lieutenant; c'est moi qui avais pris le commandement juste au bon moment. Encore et toujours la chance! Mais... qu'avez-vous donc, mam'selle Elfy? Vous avez les yeux pleins de larmes. Est-ce que je vous aurais chagrinée sans le vouloir?

ELFY.—Non, mon cher monsieur Moutier; c'est votre modestie qui me touche. Si courageux et si modeste! Ne faites pas attention, ça passera; c'est le premier moment; La conversation ralentit un peu le dîner, qui avançait pourtant; les enfants écoutaient avidement les récits de Moutier. Quand on fut au café, Jacques lui demanda ce qu'était devenu le général prisonnier.

MOUTIER.—Nous sommes venus ensemble, tous deux bien malades. Il avait comme moi le corps traversé d'une balle et d'autres blessures encore; c'est un brave homme qui n'a jamais voulu me quitter. Nous avons été à l'hôpital de Marseille; il a voulu qu'on me mît auprès de lui dans une chambre particulière, et, pour achever de nous guérir, on nous a ordonné les eaux de Bagnoles. Nous sommes arrivés à Paris, où le général devait séjourner; il voulait m'emmener aux eaux pour m'épargner le voyagé à pied par étapes, mais je lui avais raconté mon histoire, et je lui ai dit que je voulais absolument revoir mes enfants... et aussi... mes bonnes amies... Que diantre! je peux bien vous appeler mes bonnes amies, puisque vous soignez ces enfants et que je n'ai personne au monde que vous qui m'aimiez, et que je n'ai eu de bonheur que chez vous, auprès de vous, et que, si ce n'étaient les convenances et la nécessité de me faire un avenir, je ne bougerais plus d'ici, et que je me ferais votre serviteur, votre défenseur, tout ce que, vous voudriez.

MADAME BLIDOT, souriant.—Oh! moi d'abord, je ne vous défends pas de nous traiter avec amitié, parce que nous vous aimons bien et que nous sommes bien heureuses, de vous revoir! N'est-ce pas, Elfy?

ELFY.—C'est la vérité, mon cher monsieur Moutier; nous avons bien souvent parlé de vous et désiré votre Retour.

MOUTIER.—Merci, mes bonnes amies, merci. Mais il y a quelqu'un que j'oublie, dans ma joie de me retrouver ici. Que devient le pauvre Torchonnet?

JACQUES.—Toujours bien malheureux, bien misérable! Depuis trois jours je ne l'ai pas vu; peut-être est-ce parce qu'il a plus à faire. Il est venu ces jours-ci un monsieur à l'auberge de Torchonnet, un beau monsieur dans une belle voiture; il est reparti hier avec sa belle voiture. Ce qui est drôle, c'est que ce monsieur n'est pas sorti une fois de l'auberge; probablement que Torchonnet a été occupé avec lui au-dedans.

MOUTIER:—Nous irons faire une reconnaissance de ce côté; mais il faudra la faire habilement, à la tombée du jour, pour que l'ennemi ne nous surprenne pas.

JACQUES.—L'aubergiste n'est pas revenu encore; il ne reste que sa femme.

PAUL.—Et le bon Capitaine, qu'est-il devenu?

MOUTIER.—Capitaine est mort en brave, au siège de Sébastopol, la tête emportée par un boulet, en montant une garde avec moi par vingt degrés de froid.

JACQUES:—Pauvre Capitaine! J'espérais bien le revoir.


VII

Un ami sauvé.

L'après-midi se passa en conversations et promenades; mais on évita d'aller du côté de l'auberge Bournier. Ce ne fut qu'après le souper, quand il commença à faire nuit, que Moutier, accompagné de Jacques, se dirigea de ce côté pour tâcher d'avoir des nouvelles du pauvre Torchonnet. Ils firent un grand détour pour arriver par les derrières de l'auberge; .Moutier marchait, guidé par Jacques, dans les sentiers et les ruelles les plus désertes. Ils arrivèrent ainsi jusqu'aux bâtiments qui servaient de commun. Tout était sombre et silencieux; les portes étaient fermées. Pas moyen de pénétrer dans l'intérieur. Un hangar ouvert leur permit d'approcher; ils y étaient depuis quelques instants, cherchant un moyen d'arriver jusqu'à Torchonnet, lorsqu'une porte de derrière s'ouvrit. Un homme en sortit sans bruit; Moutier reconnut l'aubergiste, faiblement éclairé par la lanterne sourde qu'il tenait à la main. Il se dirigea vers le charbonnier, séparé du hangar par une cloison en planches; il en ouvrit la porte avec précaution et entra.

«Voilà ton souper que je t'apporte, dit-il d'une voix rude, mais basse. L'étranger est parti; demain tu reprendras ton ouvrage, et si tu as le malheur de raconter un mot de ce que tu as vu et entendu, de dire à n'importe qui comme quoi tu as été enfermé ici pendant que l'étranger était à l'auberge, je te briserai les os et je te brûlerai à petit feu... Entends-tu ce que je dis, animal?»

—Oui, Monsieur, répondit la voix tremblante de Torchonnet.

L'aubergiste sortit, referma la porte et rentra dans la maison.

Quand Moutier fut bien assuré qu'on ne pouvait pas l'entendre, il s'approcha de la cloison et dit à Jacques d'appeler Torchonnet à voix basse.

«Torchonnet, mon pauvre Torchonnet, dit Jacques, pourquoi es-tu enfermé dans ce trou noir?»

TORCHONNET.—C'est vous, mon bon Jacques? Comment avez-vous su que ce méchant homme m'avait enfermé? Je ne sais pas pourquoi il m'a mis ici.

JACQUES.—Depuis quand y es-tu?

TORCHONNET.—Depuis le jour où est arrivé un beau monsieur, dans une belle voiture, avec une cassette pleine de choses d'or. Il a eu pitié de moi; il a dit à mon maître que j'avais l'air malade et malheureux. Il lui a proposé de donner de l'argent pour me placer ailleurs; mon maître a refusé. Alors, ce bon monsieur m'a donné une pièce d'or en me disant d'aller lui acheter pour un franc de tabac et de garder le reste pour moi. Mon maître m'a suivi, m'a arraché la pièce d'or avant que j'eusse seulement eu le temps de sortir dans la rue. J'ai voulu crier; il m'a saisi par le cou, m'a entraîné dans ce charbonnier et m'a jeté dedans en me disant que, si j'appelais, il me tuerait. Il m'apporte tous les soirs un morceau de pain et une cruche d'eau.

MOUTIER.—Pauvre garçon!

La voix de Moutier fit tressaillir Torchonnet.

TORCHONNET.—Mon Dieu! mon Dieu! il y a quelqu'un avec vous, Jacques? Mon maître le saura; il dira que j'ai parlé et il me tuera.

MOUTIER.—Sois tranquille, pauvre enfant! C'est moi qui t'ai aidé, il y a trois ans, à porter ton sac de charbon; je suis l'ami, le père de Jacques, et je ne te trahirai pas. Quand le monsieur est-il parti?

TORCHONNET.—Le maître dit qu'il est parti, mais je ne crois pas; car j'ai entendu ce soir la voix du monsieur, qui parlait très haut, puis mon maître qui jurait, et puis beaucoup de bruit comme si on se battait, et puis le frère et la femme de mon maître qui parlaient très fort, puis rien ensuite, et il est venu m'apporter mon pain.

Moutier frémissait d'indignation. «Auraient-ils commis un crime? se demanda-t-il, ou bien se préparent-ils à en commettre un? Comment faire pour l'empêcher, s'il n'est déjà trop tard? Tout est fermé... Impossible d'entrer sans faire de bruit... Ce n'est pas que je les craigne! Avec mon poignard algérien et mes pistolets de poche, j'en viendrais facilement à bout; mais, si le pauvre étranger vit encore, ils le tueront avant que je puisse briser une porte et entrer dans cette caverne de brigands. Que le bon Dieu m'inspire et me vienne en aide! Chaque minute de retard peut causer la mort de l'étranger.»

Moutier se recueillit un instant et dit à Jacques: «Rentre à la maison, mon enfant; tu me gênerais dans ce que j'ai à faire.»

JACQUES.—Je ne vous quitterai pas, mon bon ami. Je crois que vous voulez voir s'il y a quelque chose à craindre pour l'étranger et je veux rester près de vous pour vous venir en aide.

MOUTIER.—Au lieu de m'aider, tu me gênerais, mon garçon. Va-t'en, je le veux... Entends-tu? Je te l'ordonne. Ces derniers mots furent dits à voix basse comme le reste, mais d'un ton qui ne permettait pas de réplique; Jacques lui baisa la main et partit. A peine était-il assez éloigné pour qu'on n'entendît plus ses pas; au moment où Moutier allait quitter le hangar sombre qui l'abritait, la porte de l'auberge s'ouvrit encore une fois; l'aubergiste Bournier sortit à pas de loup, écouta et, se retournant, dit à voix basse:

«Personne! pas de bruit! Dépêchons-nous; la lune va se lever et notre affaire serait manquée.»

Il rentra, laissant la porte ouverte; Moutier s'y glissa après lui, le suivit et s'arrêta en face d'une chambre dans laquelle entra l'aubergiste. Une faible lumière éclairait cette pièce; un homme était étendu par terre, garrotté et bâillonné. Le frère et la femme de Bournier le soulevèrent par les épaules, l'aubergiste prit les jambes, et tous trois s'apprêtaient à se mettre en marche, quand Moutier bondit sur eux, et cassa la cuisse de l'aubergiste d'un coup de pistolet, brisa le crâne du frère avec la poignée de ce pistolet, et renversa la femme d'un coup de poing sur la tête. Tous trois tombèrent; l'aubergiste seul poussa un cri en tombant. Moutier le roula dans un coin, sans avoir égard à ses hurlements, coupa avec son poignard les cordes qui attachaient le malheureux étranger, arracha le mouchoir qui l'étouffait, garrotta l'aubergiste, courut dans la salle d'entrée, ouvrit la porte qui donnait sur la rue et tira un coup de pistolet en l'air en criant: «Au voleur! à l'assassin!»

Une douzaine de portes s'ouvrirent, des têtes épouvantées Apparurent.

«Par ici, à l'auberge! cria Moutier. Arrivez vite; il n'y a plus de danger.»

Cette assurance donna du courage aux plus hardis. Quelques hommes armés de couteaux et de bâtons se dirigèrent, non sans trembler, vers l'auberge; ils entrèrent avec hésitation dans la salle et se groupèrent près de la porte, n'osant avancer, dans l'incertitude des dangers qu'ils pouvaient courir encore et dans l'ignorance des événements qui se passaient.

Pendant qu'ils hésitaient et se consultaient, Elfy entra précipitamment; elle avait entendu le coup de pistolet, l'appel de Moutier, et accourait en appelant les gens du village pour le secourir, ainsi que Jacques qu'elle croyait encore avec Moutier.

ELFY.—Que se passe-t-il ici? Pourquoi restez-vous dans la salle? Où est M. Moutier? Pourquoi n'entrez-vous pas dans les appartements?

UN BRAVE,—C'est que, voyez-vous, mademoiselle Elfy, on ne sait pas ce qui peut arriver; ce n'est pas prudent de se trop avancer sans savoir à qui on a affaire. Ce Bournier est un mauvais gueux! On n'aime pas à se faire des querelles avec des gens comme ça.

ELFY.—Et vous laissez peut-être égorger quelqu'un, de peur d'attraper un coup ou de vous faire un ennemi? Moi, femme, j'aurai plus de courage que vous.

Elfy, arrachant un couteau des mains d'un des trembleurs indécis, se précipita dans les chambres qui se trouvaient près de la salle en appelant:

«Monsieur Moutier, où êtes-vous? Où est Jacques? Que vous est-il arrivé? On vient à votre aide!»

Elle ne tarda pas à entrer dans la pièce où étaient étendus l'aubergiste garrotté, le frère ne donnant aucun signe de vie, la femme évanouie. Moutier jetait de l'eau sur le visage saignant de l'étranger, qui était resté par terre; il ignorait s'il n'y avait aucune blessure grave et si le sang dont il avait le visage inondé provenait d'une blessure ou d'un fort saignement de nez. A la voix d'Elfy, il se releva, et, allant à elle:

«Ma bonne, ma chère Elfy, je suis désolé de vous voir ici; n'y restez pas, je vous prie. Envoyez-moi du monde. Pourquoi êtes-vous venue?»

ELFY.—J'avais entendu le coup de pistolet et votre voix: je craignais qu'il ne vous fût arrivé malheur, et je suis accourue. Ils sont là dans la salle une douzaine d'hommes, mais ils n'osent pas entrer; alors je suis venue.

—Sans avoir égard au danger! Je n'oublierai pas cela, Elfy! dit Moutier lui serrant affectueusement les mains. Non jamais!... Mais, puisque vous voilà, appelez-moi du monde; il faut soigner ces gueux-là, aller chercher les gendarmes et tirer ce pauvre monsieur qu'ils ont voulu tuer pour le voler sans doute. J'avais renvoyé Jacques près de vous avant d'entrer.

Elfy, sans faire de questions, retourna à la salle, dit brièvement aux hommes ce que Moutier leur demandait, et retourna en toute hâte à l'Ange-Gardien pour rassurer sa soeur qui était restée avec Paul. Elfy rencontra à la porte de l'auberge de Bournier le petit Jacques qui accourait aussi tout effrayé; il avait entendu le coup de pistolet, et il se dépêchait d'arriver au secours de son ami. Il avait été retardé par le chemin plus long qu'il avait dû prendre pour revenir au village. Elfy lui expliqua en peu de mots ce qui venait d'arriver, et le ramena avec elle, pensant qu'il gênerait Moutier plus qu'il ne lui servirait.

Les hommes qu'Elfy avait trouvés tremblants dans la salle de l'auberge déployèrent un courage héroïque aussitôt qu'ils eurent appris par Elfy où en étaient les choses et le genre de secours que leur demandait Moutier. Ils se lancèrent bruyamment dans la chambre où gisaient les blessés, et s'empressèrent d'offrir au vainqueur l'aide de leurs bras pour terrasser ses ennemis.

MOUTIER.—Quant à cela, Messieurs, je ne vous ai pas laissé d'ouvrage, les voilà tous par terre; mais il faut que vous m'aidiez à les loger, aux frais de l'État, dans la prison de la ville la plus proche. Je ne suis ici qu'en passant; je n'y connais personne. Et puis vous voudrez bien, quelques-uns de vous, m'aider à transporter le pauvre étranger qu'ils ont voulu égorger et qui n'a pas encore repris connaissance; pour celui-là, c'est un médecin qu'il faut et de bons soins.

Les vaillants habitants se mirent à la disposition de Moutier, dont l'habit militaire, la croix et les galons de sergent les disposaient au respect. Il en dépêcha deux à la ville pour requérir les gendarmes; il donna à quatre autres la garde des malfaiteurs, avec injonction de garrotter la femme et son frère. Il en envoya un demander à Mme Blidot si elle pouvait recevoir l'étranger, et il garda les autres pour l'aider à faire revenir le blessé et pour aller délivrer Torchonnet, dont il indiqua la prison. Mme Blidot ne fit pas attendre la réponse.

«Tout ce que vous voudrez et quand vous voudrez, vous fait dire Mme Blidot, monsieur le sergent. Tout sera prêt pour recevoir votre monsieur.»

Moutier posa un matelas par terre, étendit dessus l'étranger; aidé de trois hommes vigoureux, il l'emporta ainsi et le déposa chez Mme Blidot, dans la chambre et sur le lit qu'elle leur indiqua. Elle aida Moutier à lui enlever ses vêtements, à laver le sang figé sur son visage et qui le rendait méconnaissable. Quand il fut bien nettoyé, Moutier le regarda; il poussa une exclamation de surprise. «Quelle chance, ma bonne madame Blidot? Savez-vous qui je viens de sauver du couteau—de ces coquins? Mon pauvre général prisonnier! C'est lui! Comment, diantre, a-t-il été se fourrer par là? Le voilà qui ouvre les yeux; il va revenir tout à fait.»

En effet, le général reprenait connaissance, regardait autour de lui, cherchait à se reconnaître; il examinait Mme Blidot. Il ne voyait pas encore Moutier, qui s'était effacé derrière le rideau du lit; mais quand le général demanda:

«Où suis-je? Qu'est-il arrivé?» Moutier se montra et, lui prenant la main:

«Vous êtes ici chez mes bonnes amies, mon général. Le brigand chez lequel vous étiez descendu a la cuisse cassée, son frère a le crâne défoncé, et la femme a reçu un coup d'assommoir dont il lui restera quelque chose si elle en revient.»

LE GÉNÉRAL.—Comment! encore vous, mon brave Moutier? C'est pour vous que je suis venu me fourrer dans ce guêpier, et c'est vous qui m'en tirez, qui êtes encore une fois mon brave sauveur?

MOUTIER.—Trop heureux, mon général, de vous avoir rendu ce petit service. Mais comment est-ce pour moi que vous avez pris vos quartiers chez ces coquins? Avant de répondre, le général demanda un verre de vin; il l'avala, se sentit remonté et dit à Moutier:

«Vous m'aviez dit que vous vouliez passer par ici pour voir vos bonnes amies et les enfants; j'ai voulu vous épargner la route par étapes d'ici jusqu'aux eaux de Bagnoles, et je suis venu vous attendre chez ce scélérat qui a si bien manqué m'égorger.»

MOUTIER.—Comment ont-ils fait pour s'emparer de vous? Et pourquoi voulaient-ils vous tuer?

LE GÉNÉRAL.—Nous avons eu une querelle au sujet d'un pauvre petit diable qui avait l'air si malheureux, si malade, si terrifié, que j'en ai eu compassion. Je lui ai donné une commission et vingt francs pour en payer un, le surplus pour lui. Le fripon d'aubergiste a volé les vingt francs, car je n'ai plus revu l'enfant. Je lui en ai reparlé le lendemain. J'ai su que l'enfant était le fils d'une mendiante qui l'a laissé à l'aubergiste pour l'aider dans son ouvrage; j'ai vu que l'enfant devait être traité fort durement. J'ai demandé à payer son apprentissage quelque part; le coquin a refusé. J'ai dit que j'irai le demander au maire de l'endroit; il est entré en colère et m'a parlé grossièrement. J'avais eu la sottise de lui laisser voir ma bourse pleine d'or, des billets de banque et des bijoux dans ma cassette, et je lui dis qu'il avait perdu par sa grossièreté une bonne occasion d'avoir quelques milliers de francs. Il s'est radouci, m'a dit qu'il acceptait le marché; j'ai refusé à mon tour, et j'ai tout remis dans ma cassette. L'homme m'a lancé un regard de démon et s'en est allé. Une heure après, la femme m'a fait passer dans une petite salle éloignée et m'a apporté mon déjeuner; le mari est rentré comme je finissais. Je n'y ai pas fait attention. J'ai entendu qu'en sortant il fermait la porte à double tour. J'ai sauté sur la porte, j'ai secoué, j'ai poussé, j'ai appelé; personne et pas moyen d'ouvrir. J'ai été à la fenêtre, j'ai ouvert; pas moyen de sauter dehors: des barreaux de fer énormes et serrés à n'y pas passer un écureuil J'ai crié comme un sourd, mais aussitôt les volets se sont fermés; j'ai entendu barricader au-dehors. Pour le coup, la peur m'a pris; j'étais là comme dans une souricière. Pas d'armes! je n'en avais pas sur moi, et ils avaient enlevé le couvert et les couteaux. Je criais; c'est comme si j'étais resté muet. Personne ne m'entendait. Que faire? Attendre? C'est ce que j'ai fait. Il faudra bien qu'ils m'apportent à manger, pensais-je; en me mettant près de la porte, je m'élancerai dehors dès qu'elle sera entrouverte. J'attendis longtemps, et, quand on vint, ce ne fut pas la porte qui s'entrouvrit, mais le volet; on me passa des tranches de pain. «Il y a de l'eau dans la carafe», dit la voix de l'aubergiste, et le volet se referma. Je restai ainsi deux jours, fatigué à mourir, n'ayant qu'une chaise pour me reposer, du pain et de l'eau pour me nourrir, horriblement inquiet de ce qui allait m'arriver; je bouillonnais quand je pensais que vous étiez peut-être ici, à cinq cents pas de moi et ne pouvant me porter secours. Enfin, le troisième jour, j'entendis un mouvement inaccoutumé du côté de la porte; je repris mon poste, prêt à me jeter sur le premier qui paraîtrait. En effet, j'entends approcher, la clef tourne dans la serrure, la porte s'ouvre lentement; l'obscurité de ma prison ne leur permettait pas de me voir. J'attends que l'ouverture de la porte soit assez large pour me laisser passer, et je me lance sur celui qui entre; je reçois un coup de poing dans le nez. Le sang jaillit et me gêne la vue, ce qui ne m'empêche pas de chercher à me faire jour; mais ils étaient plusieurs, à ce qu'il paraît, car je sentais les coups tomber comme grêle sur ma tête, sur mon dos et surtout sur mon visage. Le sang m'aveuglait; je ne voyais plus où j'étais. J'appelle, je crie au secours; les coquins jurent comme des templiers et parviennent enfin à me jeter par terre. L'un d'eux saute sur ma poitrine, pendant que d'autres me garrottent les pieds, les mains, et m'enfoncent dans la bouche un mouchoir qui m'étouffait. J'ai bientôt perdu connaissance, et je ne sais pas comment j'ai été délivré ni comment vous avez pu deviner le danger où je me trouvais.

MOUTIER.—Je vous raconterai cela, mon général, quand vous serez reposé; vous avez l'air fatigué. Il vous faut un médecin et je vais l'aller chercher.

LE GÉNÉRAL.—Je ne veux rien que du repos, mon ami. Pas de médecin, pour l'amour de Dieu! Laissez-moi dormir. La pensée que je me trouve ici, chez vos bonnes amies et près de vous, me donne une satisfaction et un calme dont je veux profiter pour me reposer. A demain, mon brave Moutier, à demain.

Le général avala un second verre de vin, tourna la tête sur l'oreiller et s'endormit.


VIII

Torchonnet placé.

Mme Blidot et Moutier restèrent quelques instants près du général, mais, le voyant si calme, Mme Blidot dit:

«Je vais rester près de lui un peu de temps pour voir si le sommeil n'est pas agité, cher monsieur Moutier, tout en nettoyant et en rangeant la chambre. Et vous, allez voir ce que deviennent là-bas ces brigands de Bournier.»

MOUTIER.—Vous avez raison, ma bonne madame Blidot; Où est mon pauvre Jacques?

MADAME BLIDOT.—Avec Elfy, sans doute; vous les trouverez dans la salle.

Moutier sortit, ferma la porte et entra dans la salle. Elfy y était avec les enfants. Jacques se précipita au-devant de Moutier.

«Comme j'ai eu peur pour vous, mon cher bon ami! Quand j'ai entendu le coup de pistolet, j'ai cru qu'on vous avait tué.»

Moutier se baissa vers Jacques, l'embrassa a plusieurs reprises, puis, s'approchant d'Elfy, il lui prit les mains et les serra en souriant. Elfy le regardait avec une joyeuse satisfaction.

ELFY.—Et moi donc! quelle peur j'ai eue aussi, moi!

MOUTIER.—Une peur qui vous a donné le courage de tout braver. Vous, vous n'avez pas hésité un instant! Votre air intrépide, lorsque vous êtes entrée, m'a inspiré un véritable sentiment d'admiration, et de reconnaissance aussi, soyez-en certaine.

ELFY.—Je suis bien heureuse que vous soyez content de moi, cher monsieur Moutier. J'avais bien peur d'avoir fait une sottise.

Moutier sourit.

«Il faut que j'aille voir là-bas ce qui se passe, dit-il; je tâcherai d'abréger le plus possible, et je verrai ce que devient le pauvre Torchonnet.»

JACQUES.—Voulez-vous que j'aille avec vous, mon bon ami? Cette fois il n'y aura pas de danger.

MOUTIER.—Je veux bien, mon garçon; mais que ferons-nous de Torchonnet? Si nous le menions chez le Curé?

ELFY.—Pourquoi ne l'amèneriez-vous pas ici?

MOUTIER.—Parce que votre maison n'est pas une maison de refuge, ma bonne Elfy; d'ailleurs, savons-nous ce qu'est ce malheureux garçon, et si sa société ne serait pas dangereuse pour les nôtres? Si le curé veut bien le garder, c'est tout ce qui pourrait lui arriver de plus heureux, et ce serait un moyen de le rendre bon garçon, s'il ne l'est pas encore, et plus tard un brave homme, un bon chrétien.

ELFY.—Vous avez raison, toujours raison. Au revoir donc, et ne soyez pas trop longtemps absent.

MOUTIER.—Le moins que je pourrai. Viens, Jacquot; à bientôt, Elfy.

Moutier sortit, tenant Jacques par la main. En entrant dans l'auberge Bournier, ils entendirent un concert de gémissements, d'imprécations et de jurements; les blessés avaient repris connaissance; les braves du village les avaient déjà garrottés et les gardaient en se promenant devant eux en long et en large; ils répondaient par des jurons et des coups de pied aux injures que leur prodiguaient les prisonniers. Quand Moutier entra dans la salle, il demanda si Torchonnet avait été délivré; on l'avait oublié, et Moutier alla avec Jacques ouvrir la porte du charbonnier; mais la clef n'y était pas. Jacques voulait aller la chercher dans les poches de l'aubergiste; «Pas la peine, mon ami; je me passe de clef; tu vas voir comment.»

Moutier donna un coup d'épaule à la porte: elle résista; il donna une seconde secousse: un craquement se fit entendre et la porte tomba dans le charbonnier. Torchonnet eut une peur épouvantable; il n'osait pas sortir du coin où il s'était réfugié. Jacques le rassura en lui expliquant pourquoi Moutier avait brisé la porte et comme quoi le méchant Bournier allait être mis en prison par les gendarmes, qu'on attendait. Torchonnet ne pouvait croire à sa délivrance et à l'arrestation de son méchant maître. Dans sa joie, il se jeta aux genoux de Moutier et de Jacques et voulut les leur baiser; Moutier l'en empêcha. «C'est le bon Dieu qu'il faut remercier, mon garçon, c'est lui qui t'a sauvé.»

TORCHONNET.—Je croyais que c'était vous, Monsieur, avec le bon Jacques.

MOUTIER.—Je ne dis pas non, mon ami, mais c'est tout de même le bon Dieu qu'il faut remercier. Tu ne comprends pas, je le vois bien, mais un jour tu comprendras. Suis-nous, je vais te mener chez M. le curé.

TORCHONNET, joignant les mains.—Oh non! non, pas le curé! pas le curé! grâce, je vous en supplie!

MOUTIER.—Pourquoi cette peur de M. le curé? Que t'a-t-il fait?

TORCHONNET.—Il ne m'a rien fait, parce que je ne l'ai jamais approché; mais s'il me touchait, il me mangerait tout vivant.

MOUTIER.—En voilà une bonne bêtise! Qui est-ce qui t'a conté ces sornettes?

TORCHONNET.—C'est mon maître, qui m'a bien défendu de l'approcher pour ne pas être dévoré.

JACQUES.—Ha! ha! ha! Et moi qui y vais tous les jours, suis-je dévoré?

TORCHONNET.—Vous? vous osez?... Comment que ça se fait donc?

MOUTIER.—Ça se fait que ton maître est un mauvais gueux, un gredin, qui avait peur que le curé ne vînt à ton secours, et qui t'a fait croire que, si tu lui parlais, il te mangerait. Voyons, mon pauvre garçon, pas de ces sottises, et suis-moi.

Torchonnet suivit Moutier et Jacques avec répugnance. Moutier traversa l'auberge, lui fit voir son maître garrotté ainsi que sa femme et le frère, puis il sortit et alla au presbytère.

La porte était fermée parce qu'il se faisait un peu tard. Moutier frappa. Le curé vint ouvrir lui-même. Il reconnut Moutier.

LE CURÉ:—Bien le bonjour, mon bon monsieur Moutier; vous voilà de retour? depuis quand?

MOUTIER.—Depuis ce matin, monsieur le curé, et voilà que je viens vous proposer une bonne oeuvre.

LE CURÉ.—Très bien, monsieur Moutier, disposez de moi, Je vous prie.

MOUTIER.—Monsieur le curé, c'est qu'il s'agit de donner pour un temps le logement et la nourriture à ce pauvre petit que voilà.

Moutier présenta Torchonnet tremblant.

LE CURÉ.—Son maître lui a donc rendu la liberté? C'est la seule bonne oeuvre qu'il ait faite à ma connaissance. Cet enfant a bien besoin d'être instruit. Il y a longtemps que j'aurais voulu l'avoir, mais il n'y avait pas moyen de l'approcher.

Le curé voulut prendre la main de Torchonnet qui la retira en poussant un cri.

«Eh bien! qu'y a-t-il donc?» dit le curé surpris.

MOUTIER.—Il y a, monsieur le curé, que ce nigaud se figure que vous allez le dévorer à belles dents. C'est son diable d'aubergiste qui lui a fait cette sotte histoire pour l'empêcher d'avoir recours à vous.

—Mon pauvre garçon, dit le curé en riant, sois bien tranquille, je me nourris mieux que cela; tu serais un mauvais morceau à manger. Tous les enfants du village viennent chez moi, et je n'en ai mangé aucun, pas même les plus gras; demande plutôt à Jacques.

JACQUES.—C'est ce que je lui ai déjà dit, monsieur le curé, quand il nous a dit cette drôle de chose. Tiens, vois-tu, Torchonnet? Je n'ai pas peur de M. le curé.

Et Jacques, prenant les mains du curé, les baisa à plusieurs reprises. Torchonnet ne le quittait pas des yeux; il avait encore l'air effrayé, mais il ne cherchait plus à se Sauver.

LE CURÉ.—Il s'agit donc de garder cet enfant un bout de temps, monsieur Moutier? Mais comment son maître va-t-il prendre la chose?

Moutier lui raconta les événements qui venaient de se passer. Le curé accepta la charge de cet enfant abandonné. Il appela sa servante, lui remit Torchonnet en lui recommandant de le faire souper et de lui arranger un lit dans un cabinet quelconque.

«A présent, dit-il, je vais aller faire une visite aux blessés pour tâcher de les ramener à de meilleurs sentiments. A demain, mon bon monsieur Moutier; j'irai vous voir à l'Ange-Gardien.»

Et le curé sortit avec Moutier et Jacques. Les deux derniers traversèrent la rue pour rentrer chez eux. Ils trouvèrent Mme Blidot et Elfy qui les attendaient avec impatience.

«Viens vite te coucher, mon Jacquot, dit Mme Blidot; Paul dort déjà.»

—Adieu maman, adieu ma tante, adieu mon bon ami, dit Jacques en les embrassant tous affectueusement.

MADAME BLIDOT.—Quels aimables enfants vous nous avez donnés, mon cher monsieur Moutier! Si vous saviez la tendresse que j'ai pour eux et combien notre vie est changée et embellie par eux!

MOUTIER.—Et pour eux quelle bénédiction d'être chez vous, mes bonnes et chères amies! Quels soins maternels ils reçoivent! Comme on est heureux sous votre toit!

MADAME BLIDOT.—Pourquoi n'y restez-vous pas, puisque vous trouvez qu'on y est si bien?

MOUTIER.—Un homme de mon âge ne doit pas vivre inutile, à fainéanter. Avant tout, pour le moment, il faut que j'aille aux eaux de Bagnoles, pour bien guérir ma blessure, mal fermée encore.

ELFY.—Oui, c'est bien pour le moment; et après?

MOUTIER.—Après? Je ne sais. Je verrai ce que j'ai à faire. A la grâce de Dieu.

ELFY.—Vous ne vous engagerez plus, j'espère?

MOUTIER.—Peut-être oui, peut-être non; je ne sais encore.

ELFY.—Vous ne vous engagerez toujours pas sans m'en parler, et nous verrons bien si vous aurez le coeur de me causer du chagrin.

MOUTIER.—Ce ne sera pas moi qui vous causerai jamais du chagrin volontairement, ma chère Elfy.

ELFY.—Bon! alors je suis tranquille, vous ne vous engagerez pas.

Les deux soeurs et Moutier prolongèrent un peu la soirée. Moutier et Mme Blidot allaient voir de temps à autre si le général n'avait besoin de rien. Voyant qu'il dormait toujours, ils parlèrent d'aller se coucher; Moutier dit qu'il passerait la nuit sur une chaise pour veiller le général.

Elfy et Mme Blidot se récrièrent et lui déclarèrent qu'elles ne le souffriraient pas. Pendant que Mme Blidot débattait la chose avec Moutier, Elfy disparut et rentra bientôt avec un matelas qu'elle jeta par terre pour courir en chercher un autre.

«Elfy! Elfy! cria Moutier, que faites-vous? Pourquoi vous fatiguer ainsi? Je ne le veux pas.»

Elfy revint avec un second matelas qu'elle jeta sur Moutier qui voulait l'en débarrasser, et disparut de nouveau en courant.

«C'est trop fort! dit Moutier. Va-t-elle en apporter une demi-douzaine?»

Et il courut après elle pour l'empêcher de dévaliser les lits de la maison. Il la rencontra portant un traversin, un oreiller, une couverture et des draps. Après un débat assez vif, il parvint à lui tout enlever, et descendit accompagné par elle jusque dans la salle.

«Si ce n'est pas honteux pour un soldat, dit-il, de se faire un lit comme pour un prince!»

Tout en causant et riant, le lit se faisait. Moutier serra les mains de ses amies, en leur disant adieu, et chacun alla se coucher.


IX

Le général arrange les affaires de Moutier.

Le général dormit comme un loir jusqu'à une heure assez avancée de la matinée, de sorte que Moutier, qui s'attendait à passer une mauvaise nuit, fut très surpris à son réveil de voir le grand jour. Il sauta à bas de son lit, se débarbouilla et s'habilla à la hâte; il entendit l'horloge sonner six heures. N'entendant pas de bruit chez le général, il y entra doucement et le trouva dans la même position dans laquelle il l'avait laissé endormi la veille; il aurait pu le croire privé de vie si la respiration bruyante et l'attitude calme du malade ne l'eussent entièrement rassuré. Il ressortit aussi doucement qu'il était entré, rentra dans la salle, roula et rangea son lit improvisé, n'oublia pas la prière du bon père Parabère et alluma le feu pour en épargner la peine à ses hôtesses. Il donna un coup de balai, nettoya, rangea tout et attendit. A peine fut-il installé sur une chaise en face de l'escalier qu'il entendit des pas légers; on descendait bien doucement; c'était Elfy; elle lui dit un bonjour amical.

ELFY..—Je craignais que vous ne fussiez encore endormi; vous aviez l'air fatigué hier.

MOUTIER.—Mais j'ai dormi comme un prince dans ce lit de prince, ma bonne Elfy, et je me sens reposé et heureux et prêt à vous obéir.

ELFY.—Vous dites toujours comme cela, comme si je vous commandais en tyran.

MOUTIER.—C'est que je voudrais toujours vous être utile et vous épargner tout travail, toute fatigue. ELFY.—Et c'est pour cela que vous avez si proprement roulé vos matelas, et tout rangé dans ce coin juste en face de la porte d'entrée?... C'est très bien roulé, ajouta-t-elle en s'approchant et en l'examinant,... très bien, mais il faut tout défaire.»

MOUTIER.—Et pourquoi cela, s'il vous plaît?

ELFY.—Parce qu'un lit, roulé ou pas roulé, ne peut pas rester dans la salle où tout le monde entre et où nous nous tenons toute la journée, et je vais l'emporter.

MOUTIER.—Vous! Je voudrais bien voir cela; dites-moi où il faut le mettre.

ELFY.—Dans cette chambre ici à côté; ça fait que nous n'aurons pas à le descendre ce soir, si vous voulez encore coucher près du général.

Moutier prit le lit tout roulé et le porta dans la chambre indiquée par Elfy; après l'avoir posé dans un coin, il regarda tout autour de lui.

«La jolie chambre! dit-il. Un papier tout trais, des meubles neufs et quelques livres! Rien n'y manque, ma foi. Chambre soignée, on peut bien dire.»

ELFY.—C'est qu'elle vous est destinée. Nous n'y avons encore mis personne, et nous l'appelons: chambre de notre ami Moutier. C'était un souvenir pour vous et de vous. Jacques va quelquefois balayer, essuyer là-dedans, et il dit toujours avec un soupir: «Quand donc notre bon ami Moutier y sera-t-il?»

Avant que Moutier eût le temps de remercier Elfy, Jacques et Paul se précipitèrent dans la salle et dans les bras de Moutier.

«Ah! vous voilà enfin dans votre chambre, dit Jacques. Restez-y, mon ami, mon bon ami. Restez: nous serions tous si heureux!»

MOUTIER.—Impossible, mon enfant! Je ne servirais qu'à gêner votre maman et votre tante.

JACQUES.—Gêner! Ah! par exemple! Elles ont dit je ne sais combien de fois que vous leur seriez bien utile, et que vous êtes si bon et si obligeant qu'elles seraient enchantées de vous avoir toujours.

MOUTIER.—Très bien, mon ami, je te remercie des bonnes paroles que tu me dis, et quand j'aurai fait un peu fortune, je serai aussi bien heureux ici. Mais je ne suis qu'un pauvre soldat sans le sou et je ne peux pas rester où je ne puis pas gagner ma vie.

Moutier embrassa encore Jacques et sortit de la jolie chambre pour rentrer dans celle du général. Elfy s'occupa du déjeuner: elle cassa du sucre, passa le café et alla chercher du lait à la ferme. Le général était éveillé, et, sauf quelques légères douleurs à son nez et à ses yeux pochés, il se sentait très bien et ne demandait qu'à manger.

«Trois jours au pain et à l'eau, dit-il, m'ont diablement mis en appétit, et, si vous pouviez m'avoir une tasse de café au lait, vous me feriez un sensible plaisir.»

MOUTIER.—Tout de suite, mon général; on va vous en apporter avant dix minutes.

Moutier rentra dans la salle au moment où Elfy rentrait avec une jatte de lait. Elfy avait l'air triste et ne disait rien. Moutier lui demanda du café pour le général; elle le mit au feu sans répondre.

MOUTIER.—Elfy, qu'avez-vous? Pourquoi êtes-vous triste?

ELFY.—Parce que je vois que vous ne tenez pas à nous et que vous ne vous inquiétez pas de nous voir du chagrin, à Jacques et à moi.

MOUTIER.—J'avoue que le chagrin de Jacques, qui est ici heureux comme un roi, ne m'inquiète guère; mais le vôtre, Elfy, me va au fond du coeur. Je vous jure que, si j'avais de quoi vivre sans vous être à charge, je serais le plus heureux des hommes, parce que je pourrais alors espérer ne jamais vous quitter, ma chère, excellente amie; mais vous comprenez que je ne pourrais rester avec vous que si je vous étais attaché par les liens de la parenté... ou... du mariage,... et...

Elfy leva les yeux, sourit et dit:

«Et vous n'osez pas, parce que vous êtes pauvre et que je suis riche? Est-ce votre seule raison?»

MOUTIER.—La seule, je vous affirme. Ah! si j'avais de quoi vous faire un sort, je serais tellement heureux que je n'ose ni ne veux y penser. Sans amis, sans aucun attachement dans le monde, m'unir à une douce, pieuse, charmante femme comme vous, Elfy; vivre auprès d'une bonne et aimable femme comme votre soeur; avoir une position occupée comme celle que j'aurais ici, ce serait trop de bonheur!

ELFY.—Et pourquoi le rejeter quand il s'offre à vous? Vous nous appelez vos amies, vous êtes aussi notre ami; pourquoi penser à votre manque de fortune quand vous pouvez, en partageant la nôtre, nous donner ce même bonheur qui vous manque? Et ma soeur qui vous aime tant, et le pauvre Jacques, nous serions tous si heureux! Mon ami, croyez-moi, restez, ne nous quittez pas.

Moutier, fort ému, hésitait à répondre, quand le général, qui s'était impatienté d'attendre et qui était entré depuis quelques instants dans la salle, s'approcha de Moutier et d'Elfy sans qu'ils l'aperçussent, et, enlevant Elfy dans ses bras, il la poussa dans ceux de Moutier en disant: «C'est moi qui vous marie! Que diable! ne suis-je pas là, moi? Ne puis-je pas doter mon sauveur, deux fois mon sauveur? Je lui donne vingt mille francs; il ne fera plus de façon, j'espère, pour vous accepter.»

MOUTIER.—Mon général, je ne puis recevoir une somme aussi considérable! Je n'ai aucun droit sur votre fortune.

LE GÉNÉRAL.—Aucun droit! mais vous y avez autant droit que moi, mon ami. Sans vous, est-ce que j'en jouirais encore? Vous parlez de somme considérable! Est-ce que je ne vaux pas dix mille francs, moi? Ne m'avez-vous pas sauvé deux fois? Deux fois dix mille, cela ne fait-il pas vingt? Oseriez-vous me soutenir que c'est me payer trop cher, que je vaux moins de vingt mille francs? Que diable! on a son amour-propre aussi; on ne peut pas se laisser taxer trop bas non plus.

Elfy riait, Moutier souriait de la voir rire et de la colère du général.

MOUTIER.—J'accepte, mon général, dit-il enfin. Le courage me manque pour laisser échapper cette chère Elfy, que vous me donnez si généreusement.

—C'est bien heureux! dit le général en s'essuyant le front. Vous convenez enfin que je vaux vingt mille francs.

MOUTIER.—Oh! mon général! ma reconnaissance...

LE GÉNÉRAL.—Ta, ta, ta, il n'y a pas de reconnaissance! Je veux être payé par l'amitié du ménage, et je commence par embrasser ma nouvelle petite amie. Le général saisit Elfy et lui donna un gros baiser sur chaque joue. Elfy lui serra les mains.

ELFY.—Merci, général, non pas des vingt mille francs que vous donnez si généreusement à..., à..., comment vous appelez-vous? dit-elle à Moutier en se retournant vers lui.

—Joseph, répondit-il en souriant.

—A Joseph alors, continua Elfy en riant; mais je vous remercie de l'avoir décidé à... Ah! mon Dieu! et moi qui n'ai rien dit à ma soeur! Je m'engage sans seulement la prévenir.

Elfy partit en courant. Le général restait la bouche ouverte, les yeux écarquillés.

LE GÉNÉRAL.—Comment? Qu'est-ce que c'est? Sa soeur ne sait rien, et elle-même se marie sans seulement connaître votre nom!

MOUTIER, riant.—Faites pas attention, mon général; tout ça va s'arranger.

LE GÉNÉRAL.—S'arranger! s'arranger! Je n'y comprends rien, moi. Mais ce que je vois, c'est qu'elle est charmante.

MOUTIER.—Et bonne, et sage, et pieuse, courageuse, douce.

LE GÉNÉRAL.—Etc., etc. Nous connaissons ça, mon ami. Je ne suis pas né d'hier. J'ai été marié aussi, moi! une femme adorable, douce, bonne!... Quel démon, sapristi! Si j'avais pu me démarier un an après, j'aurais sauté par-dessus mon clocher dans ma joie.

MOUTIER, vivement.—J'espère, mon général, que vous n'avez pas d'Elfy l'opinion...?

LE GÉNÉRAL, riant.—Non parbleu! Un ange, mon ami, un ange!

Moutier ne savait trop s'il devait rire ou se fâcher; l'air heureux du général et sa face bouffie et marbrée lui ôtèrent toute pensée d'irritation, et il se borna à dire gaiement:

«Vous nous reverrez dans dix ans, mon général, et vous nous retrouverez aussi heureux que nous le sommes Aujourd'hui.»

LE GÉNÉRAL, avec émotion.—Que Dieu vous entende, mon brave Moutier! Le fait est que la petite est vraiment charmante et qu'elle a une physionomie on ne peut plus agréable. Je crois comme vous que vous serez heureux; quant à elle, je réponds de son bonheur; oui, j'en réponds; car, depuis plusieurs mois que nous sommes ensemble...

Le général n'acheva pas et serra fortement la main de Moutier. Mme Blidot entrait à ce moment, suivie d'Elfy et des enfants; Moutier courut à Mme Blidot et l'embrassa affectueusement.

MOUTIER.—Pardon, ma chère, mon excellente amie, de m'être emparé d'Elfy sans attendre votre consentement. C'est le général qui a brusqué la chose!

MADAME BLIDOT.—J'espérais ce dénouement pour le bonheur d'Elfy. Dès votre premier séjour j'ai bien vu que vous vous conveniez tous les deux; votre seconde, votre troisième visite et vos lettres ont entretenu mon idée; vous y parliez toujours d'Elfy; quand vous êtes revenu, les choses se sont prononcées, et l'équipée d'Elfy, lorsqu'elle vous a cru en danger, disait clairement l'affection qu'elle a pour vous. Vous ne pouviez pas vous y tromper.

MOUTIER.—Aussi ne m'y suis-je pas trompé, ma chère soeur, et c'est ce qui m'a donné le courage d'expliquer comme quoi j'y pensais, mais que j'étais arrêté par mon manque de fortune; mon bon général y a largement pourvu. Et me voici bientôt votre heureux frère, dit-il en embrassant encore Mme Blidot; et votre très heureux mari et serviteur, ajouta-t-il en se tournant vers Elfy.—Mon bon ami, mon bon ami, s'écria Jacques à son tour, je suis content, je suis heureux! Vous garderez votre belle chambre et vous resterez toujours avec nous! Et ma tante Elfy ne sera plus triste! Elle pleurait, ce matin, Je l'ai bien vue!

--Chut, chut, petit bavard! dit Elfy en l'embrassant, ne dis pas mes secrets.

JACQUES.—Je peux bien les dire à mon ami, puisqu'il est aussi le vôtre.

LE GÉNÉRAL.—Ah çà! déjeunerons-nous enfin? Je meurs de faim, moi! Vous oubliez tous que j'ai été pendant deux jours au pain et à l'eau, et que l'estomac me tiraille que je n'y tiens pas. Je n'ai pas une Elfy, moi, pour me tenir lieu de déjeuner, et je demande mon café.

MADAME BLIDOT.—Le voici tout prêt. Mettez-vous à table, général.

—Pardon, Elfy, c'est moi qui sers à partir d'aujourd'hui, dit Moutier en enlevant le plateau des mains d'Elfy, vous m'en avez donné le droit.

—Faites comme vous voudrez, puisque vous êtes le maître, répondit Elfy en riant.

—Le maître-serviteur, reprit Moutier.

—Comme moi, général-prisonnier, dit le général avec un soupir.

MOUTIER.—Ce ne sera pas long, mon général; la paix se fait et vous retournerez chez vous.

LE GÉNÉRAL.—Ma foi, mon ami, j'aimerais autant rester ici pendant Un temps.

MOUTIER.—Vous assisterez à mon mariage, général.

LE GÉNÉRAL.—Je le crois bien, parbleu! C'est moi qui ferai les frais de la noce. Et un fameux repas que je vous donnerai! Tout de chez Chevet. Vous ne connaissez pas ça; mais moi, qui suis venu plus d'une fois à Paris, je le connais, et je vous le ferai connaître.


X

A quand la noce?

Le général commençait à satisfaire son appétit; il fit connaissance avec les enfants, qu'il prit fort en gré et avec lesquels il sortit après le déjeuner. Jacques le mena voir Torchonnet chez le curé. Mais Torchonnet avait subi un changement qui ne lui permettait plus de conserver son nom. La servante du curé, très bonne femme, et qui plaignait depuis longtemps le pauvre enfant, l'avait nettoyé, peigné; elle s'était procuré du linge blanc, un pantalon propre, une blouse à ceinture, de gros souliers de campagne. Le curé l'avait baptisé et lui avait donné le nom de Pierre. Toute crainte avait disparu; Pierre Torchonnet avait l'air enchanté, et ce fut avec une grande joie qu'il vit arriver Jacques et le général. Ce dernier apprit, en questionnant Torchonnet, combien Jacques avait été bon pour lui, et la part que lui et Moutier avaient prise à sa délivrance. Le général écoutait, questionnait, caressait Jacques, serrait les mains du curé.

LE GÉNÉRAL.—Monsieur le curé, je ne connais pas un homme qui eût fait ce que vous faites pour ce garçon, et pas un qui eût donné à Jacques l'instruction et l'éducation que vous lui avez données. Vous êtes un bon, un estimable curé, je me plais à le reconnaître.

LE CURÉ.—J'ai été si bien secondé par Mme Blidot et son excellente soeur, que je ne pouvais faire autrement que de réussir.

LE GÉNÉRAL.— A propos de la petite soeur, je la marie.

LE CURÉ.—Vous la mariez? Elfy! pas possible!

LE GÉNÉRAL.—Et pourtant, c'est comme ça! C'est moi qui dote le marié; ce nigaud ne voulait pas, parce qu'elle a quelque chose et qu'il n'a rien. J'ai trouvé la chose si bête que je me suis fâché et que je lui ai donné vingt mille francs pour en finir. C'est lui maintenant qui est le plus riche des deux. Bonne farce, ça!

LE CURÉ, souriant.—Mais qui donc Elfy peut-elle épouser? Elle refusait tous les jeunes gens qui se présentaient; et quand nous la grondions, sa soeur et moi, de se montrer si difficile, elle répondait toujours: «Je ne l'aime pas». Et si j'insistais: «Je le déteste». Puis elle riait et assurait qu'elle ne se marierait jamais.

LE GÉNÉRAL.—Il ne faut jamais croire ce que disent les jeunes filles! Je vous dis, moi, qu'elle épouse Moutier, mon sauveur, le brave des braves, le plus excellent des hommes.

LE CURÉ.—Moutier! Ah! le brave garçon! J'en suis bien aise; il me plaît et j'approuve le choix d'Elfy.

LE GÉNÉRAL.—Et le mien, s'il vous plaît. Quand nous étions blessés tous deux, moi son prisonnier, et lui mon ami, il me parlait sans cesse d'Elfy et de sa soeur, et me répétait ce que vous lui aviez raconté et ce qu'il avait vu par lui-même des qualités d'Elfy. Je lui ai tant dit: «Épousez-la donc, mon garçon, épousez-la puisque vous la trouvez si parfaite», qu'il a fini par accueillir l'idée; seulement il voulait attendre pour se faire un magot. Entre nous, c'est pour arranger son affaire que je suis venu au village et que je me suis mis dans le guêpier Bournier; tas de gueux! Il m'a sauvé, et il a bien fait; je vous demande un peu comment il aurait pu se faire un magot sans Dourakine.

LE CURÉ.—Qu'est-ce que c'est que Dourakine?

LE GÉNÉRAL.—C'est moi-même qui ai l'honneur de vous parler. Je m'appelle Dourakine, sot nom, puisqu'en russe dourake veut dire sot.

Le curé rit de bon coeur avec Dourakine qui le prenait en gré et qui lui proposa d'aller féliciter les soeurs de l'Ange-Gardien.

Le curé accepta. Pendant qu'ils causaient, Jacques et Torchonnet n'avaient pas perdu leur temps non plus; Torchonnet raconta à Jacques qu'il était comme lui sans père ni mère, qu'il avait huit ans quand la femme qui était morte au village l'avait donné à ce méchant Bournier; que cette femme lui avait dit avant de mourir qu'elle n'était pas sa mère, qu'elle l'avait volé tout petit pour se venger des gens qui l'avaient chassée sans lui donner la charité, et que, lorsqu'elle serait guérie, elle y retournerait pour le rendre à ses parents, car il la gênait plus qu'il ne lui rapportait, mais qu'il n'en serait pas plus heureux, parce que ses parents étaient pauvres et avaient bien assez d'enfants sans lui. Et qu'elle avait dit plus tard la même chose aux Bournier, et leur avait indiqué la demeure et le nom de ses parents.

Jacques engagea Pierre à raconter cela au bon curé qui pourrait peut-être aller voir les Bournier et savoir d'eux les indications que la mendiante leur avait données sur les parents de Torchonnet.

Jacques et Paul demandèrent au curé la permission de rester chez lui avec Torchonnet, ce que le curé leur accorda avec plaisir.

Le général et le curé rentrèrent à l'Ange-Gardien. Moutier causait avec Elfy; Mme Blidot achevait l'ouvrage de la maison et disait son mot de temps en temps.

LE GÉNÉRAL.—Les voilà, monsieur le curé! Quand je vous disais!

Le curé alla à Elfy et lui donna sa bénédiction d'une voix émue.

LE CURÉ.—Soyez heureuse, mon enfant! Votre choix est bon; ce jeune homme est pieux et sage; je l'ai jugé ainsi la première fois qu'il est venu chez moi pour prendre des renseignements sur vous, et surtout dans les quelques jours qu'il a passés chez vous depuis.

MOUTIER.—Monsieur le curé, je vous remercie de votre bonne opinion, et comme à l'avenir tout doit être en commun entre Elfy et moi, je vous demande de me donner un bout de la bénédiction qu'elle vient de recevoir.

Moutier mit un genou en terre et reçut, la tête inclinée, la bénédiction qu'il avait demandée. Avant de se relever, il prit la main d'Elfy et dit d'un accent pénétré:

«Je jure devant Dieu et devant vous, monsieur le curé, de faire tous mes efforts pour rendre heureuse et douce la vie de cette chère Elfy, et de ne jamais oublier que c'est à Dieu que nous devons notre bonheur.»

Moutier se releva, baisa tendrement la main d'Elfy; Mme Blidot pleurait, Elfy sanglotait, le général s'agitait.

LE GÉNÉRAL.--Que diantre! je crois que je vais aussi tirer mon mouchoir. Allez-vous bientôt finir, vous autres? Moi qui amène M. le curé pour lui faire voir comme vous êtes tous heureux, et voilà que Moutier nous fait une scène à faire pleurer sa fiancée et sa soeur; moi, j'ai une peine du diable à garder l'oeil sec. M. le curé a les yeux rouges, et Moutier lui-même ne doit pas avoir la voix bien assurée.

MOUTIER.—Mon général, les larmes que je retiens sont des larmes de bonheur, les premières que je verse de ma vie. C'est à vous que je dois cette douce émotion! Vous êtes d'aujourd'hui mon bienfaiteur! ajouta-t-il en saisissant les deux mains du général en les serrant avec force dans les siennes.

L'agitation du général augmentait. Enfin, il sauta au cou de Moutier, serra dans ses bras le curé étonné, manqua le jeter par terre en le lâchant trop brusquement, et marcha à pas redoublés vers la porte de sa chambre qu'il referma sur lui.

Le curé s'assit, Mme Blidot se mit près de lui, Elfy s'assit près de sa soeur, et Moutier plaça sa chaise près d'Elfy.

La porte du général se rouvrit, il passa la tête et cria:

«A quand la noce?»

—Comment, la noce? dit Elfy; est-ce qu'on a eu le temps d'y penser?

LE GÉNÉRAL.—Mais moi qui pense à tout, je demande le jour pour commander mon dîner chez Chevet.

MOUTIER.—Halte-là! mon général, vous prenez trop tôt le pas de charge. Vous oubliez nos eaux de Bagnoles et vos blessures.

LE GÉNÉRAL—Je n'oublie rien, mon ami, mais il y a temps pour tout, et la noce en avant.

ELFY.—Du tout, général, Joseph a raison; vous devez aller d'abord aux eaux, et lui doit vous y accompagner pour vous soigner.

MOUTIER.—C'est bien, chère Elfy, vous êtes aussi raisonnable que bonne et courageuse. Nous nous séparerons pour nous réunir ensuite.

ELFY.—Et pour ne plus nous quitter.

LE GÉNÉRAL.—Ah çà! mais pour qui me prend-on? On dispose de moi comme d'un imbécile! «Vous ferez ci; vous ferez ça.—C'est bien, ma petite.—C'est très bien, mon ami.—Est-ce que je n'ai pas l'âge de raison? Est-ce qu'à soixante-trois ans on ne sait pas ce qu'on fait? Et si je ne veux pas aller à ce Bagnoles qui m'excède? si je ne veux pas bouger avant la noce.»

ELFY.—Alors vous resterez ici pour me garder, et Joseph ira tout seul aux eaux. Il faut que mon pauvre Joseph guérisse bien son coup de feu pour n'avoir pas à me quitter après.

LE GÉNÉRAL.—Tiens! voyez-vous cette petite! Ta, ta, ta, ta, ta, comme sa langue tourne vite dans sa bouche! Il faut donc que je me soumette. Ce que vous dites est vrai, mon enfant; il faut que votre Joseph (puisque Joseph il y a) se rétablisse bien et vite; et nous partons demain. ELFY.—Oh non! pas demain. J'ai eu à peine le temps de lui dire deux mots, et ma soeur n'a encore pris aucun arrangement. Et puis... Enfin, je ne veux pas qu'il s'en aille avant..., avant... Dieu! que c'est ennuyeux!... Monsieur le curé, quand faut-il le laisser partir?

Le général se frottait les mains et riait.

LE GÉNÉRAL.—Voilà, voilà! La raison s'en va! L'affection reste en possession du champ de bataille! Hourra pour la noce!

ELFY.—Mais pas du tout, général! Dieu! que vous êtes impatientant, vous prenez tout à l'extrême! Avec vos belles idées de noce, puis de départ tout de suite, tout de suite, vous avez brouillé tout dans ma tête; je ne sais plus où nous en étions!... Et d'abord, Joseph ne peut pas partir avant d'avoir fait sa déclaration dans l'affaire des Bournier; et vous aussi, il faut que vous soyez interrogé. N'est-ce pas, monsieur le curé! Joseph ne dit rien; il me laisse toute l'affaire à arranger toute seule.

Moutier souriait et n'était pas malheureux du désir que témoignait Elfy de le garder un peu de temps.

«Je ne dis rien, dit-il, parce que vous plaidez notre cause bien mieux que je ne pourrais le faire, et que j'ai trop de plaisir à vous entendre si bien parler pour vouloir vous interrompre.

LE CURÉ.—Ma chère enfant, vous avez raison; il faut attendre leurs interrogatoires, c'est-à-dire quelques jours, et partir dès le lendemain.

MADAME BLIDOT.—Bien jugé, monsieur le curé; j'aurais dit tout comme vous. Je l'avais sur la langue dès le commencement.

ELFY.—Et pourquoi ne l'as-tu pas dit tout de suite?

MADAME BLIDOT, riant.—Est-ce que tu m'en as laissé le temps? Tu étais si animée que Joseph même n'a pu dire un mot.

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