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L'auberge de l'ange gardien

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XI

La dot et les montres.

Le général et Moutier partirent tous deux pour l'auberge Bournier; ils n'y trouvèrent personne que le greffier de la mairie qui écrivait dans la salle. Moutier lui expliqua pourquoi venait le général. Le greffier fit quelques difficultés, disant qu'il ne connaissait pas le général, etc.

LE GÉNÉRAL.—Est-ce que vous me prenez pour un voleur, par hasard? Puisque c'est moi que ces gueux de Bournier voulaient assassiner, pour me voler plus à leur aise et sans que je pusse réclamer! J'ai bien le droit de reprendre ce qui m'appartient, je pense.

LE GREFFIER.—Mais, Monsieur, je suis chargé de la garde de cette maison jusqu'à ce que l'affaire soit décidée, et je ne connais pas les objets qui sont à vous. Je ne veux pas risquer de voir enlever des effets dont je suis responsable et qui appartiennent à ces gens-là.

Le général lui fit la liste de ses effets et indiqua la place où on les trouverait. Le greffier alla dans la chambre désignée, y trouva les objets demandés et les apporta; le général lui donna comme récompense une pièce de vingt francs. Le greffier refusa d'abord vivement, puis mollement, puis accepta, tout en témoignant une grande répugnance à donner à ses services une apparence intéressée. Moutier se chargea des effets, du nécessaire et de la lourde cassette; et ils rentrèrent à l'Ange-Gardien. Le général appela Jacques et Paul qui le suivirent dans sa chambre; il leur fit voir ce que contenait sa cassette et son nécessaire de voyage; dans la cassette il y avait une demi-douzaine de montres d'or avec leurs chaînes, de beauté et de valeur différentes; toutes ses décorations en diamants et en pierres précieuses, un portefeuille bourré de billets de banque et une sacoche pleine de pièces d'or. C'était tout cela que le général, imprudemment, avait laissé voir à Bournier, et qui avait enflammé la cupidité de ce dernier. Le nécessaire était en vermeil et contenait tout ce qui pouvait être utile pour la toilette et les repas. Jacques et Paul étaient dans le ravissement et poussaient des cris de joie à chaque nouvel objet que leur faisait voir le général. Les montres surtout excitaient leur admiration. Le général en prit une de moyenne grandeur, y attacha la belle chaîne d'or qui était faite pour elle, mit le tout dans un écrin ou boîte en maroquin rouge et dit à Jacques:

«Celle-là, c'est celle que ton bon ami donnera à tante Elfy. Et puis, ces deux-là, dit-il en retirant de la cassette deux montres avec des chaînes moins belles et moins élégantes, ce sont les vôtres que vous donne votre bon ami. Mais ne dites pas que je vous les ai fait voir, il me gronderait.»

JACQUES.—C'est vous, mon bon général, qui nous les donnez.

LE GÉNÉRAL.—Non, vrai, c'est Moutier; c'est son présent de noces.

JACQUES.—Mais quand donc les a-t-il achetées? Et avec quoi? il disait tantôt qu'il était pauvre, qu'il n'avait pas d'argent.

LE GÉNÉRAL.—Précisément! Il n'a pas d'argent parce qu'il a tout dépensé.

JACQUES.—Mais pourquoi a-t-il dépensé tout son argent en présents de noces, puisqu'il ne voulait pas se marier, et que, sans vous, il ne se serait pas marié?

LE GÉNÉRAL.—Précisément! C'est pour cela. Et quand je te dis quelque chose, c'est très impoli de ne pas me croire.

JACQUES.—Oui, mon bon général, mais quand vous nous donnez quelque chose, et de si belles choses, nous serions bien ingrats de ne pas vous remercier.

LE GÉNÉRAL.—Petit insolent! Puisque je te dis...

Il ne put continuer parce que Jacques et Paul se saisirent chacun d'une de ses mains qu'ils baisaient et qu'ils ne voulaient pas lâcher, malgré les évolutions du général qui tirait à droite, à gauche, en avant, en arrière: il commençait à se fâcher, à jurer, à menacer d'appeler au secours et de les faire mettre à la salle de police. Il parvint enfin à se dégager et rentra tout rouge et tout suant dans la salle où se trouvaient Moutier, Elfy et sa soeur.

«Moutier, dit-il d'une voix formidable, entrez chez moi; j'ai à vous parler!»

Moutier le regarda avec surprise; sa voix indiquait la colère, et, au lieu de rentrer chez lui, il se promenait en long et en large, les mains derrière le dos, soufflant et s'essuyant le front.

MOUTIER.—Que vous est-il arrivé, mon général? Vous avez l'air...

LE GÉNÉRAL.—J'ai l'air d'un sot, d'un imbécile, qui a moins de force d'esprit et de corps qu'un gamin de neuf ans et un autre de six. Quand je parle, on ne me croit pas, et quand je veux m'en aller, on me retient de force. Trouvez-vous ça bien agréable?

MOUTIER.—Mais, mon général, je ne comprends pas... Que vous est-il donc arrivé?

LE GÉNÉRAL.—Demandez à ces gamins qui grillent de parler; ils vont vous faire un tas de contes.

JACQUES, riant.—Mon bon ami Moutier, je vous remercie des belles montres d'or que vous nous donnerez, à Paul et à moi, comme cadeau de noces.

MOUTIER, très surpris.—Montres d'or! Cadeau de noces! Tu es fou, mon garçon! Où et avec quoi veux-tu que j'achète des montres d'or? Et à deux gamins comme vous encore, quand je n'en ai pas moi-même! Et quel cadeau de noces, puisque je ne songeais pas à me marier?

JACQUES.—Voyez-vous, mon bon général? Je vous le disais bien, C'est vous...

LE GÉNÉRAL.—Tais-toi, gamin, bavard! Je te défends de parler. Moutier, je vous défends de les écouter. Vous n'êtes que sergent, je suis général. Suivez-moi; j'ai à vous parler.

Moutier, au comble de la surprise, obéit; il disparut avec le général qui ferma la porte avec violence.

LE GÉNÉRAL, rudement.—Tenez, voilà votre dot. (Il met de force dans les mains de Moutier un portefeuille bien garni.) J'y ai ajouté les frais de noces et d'entrée en ménage. Voilà la montre et la chaîne d'Elfy; voilà la vôtre. (Moutier veut les repousser.) Sapristi! ne faut-il pas que vous ayez une montre? Lorsque vous voudrez savoir l'heure, faudra-t-il pas que vous couriez la demander à votre femme? Ces jeunes gens, ça n'a pas plus de tête, de prévoyance que des linottes, parole d'honneur!... Tenez, vous voyez bien ces deux montres que voilà? ce sont celles de vos enfants! C'est vous qui les leur donnez. Ce n'est pas moi, entendez-vous bien?... Non, ce n'est pas moi! Quand je vous le dis! Pourquoi leur donnerais-je des montres? Est-ce moi qui me marie? Est-ce moi qui les ai trouvés, qui les ai sauvés, qui ai fait leur bonheur en les plaçant chez ces excellentes femmes? Oui, excellentes femmes, toutes deux. Vous serez heureux, mon bon Moutier; je m'y connais et je vous dis, moi, que vous auriez couru le monde entier pendant cent ans, que vous n'auriez pas trouvé le pareil de ces femmes. Et je suis bien fâché d'être général, d'être comte Dourakine, d'avoir soixante-quatre ans, d'être Russe, parce que, si j'avais trente ans, si j'étais Français, si j'étais sergent, je serais votre beau-frère; j'aurais épousé Mme Blidot.

L'idée d'avoir pour beau-frère ce vieux général à cheveux blancs, à face rouge, à gros ventre, à carrure d'Hercule, parut si plaisante à Moutier qu'il ne put s'empêcher de rire. Le général, déridé par la gaieté de Moutier, le partagea si bien que tous deux riaient aux éclats quand Mme Blidot, Elfy et les enfants, attirés par le bruit, entrèrent dans la chambre; ils restèrent stupéfaits devant l'aspect bizarre du général à moitié tombé sur un canapé où il se roulait à force de rire, et de Moutier partageant sa gaieté et s'appuyant contre la table sur laquelle étaient étalés l'or et les bijoux de la cassette et du nécessaire. Le général se souleva à demi.

LE GÉNÉRAL.—Nous rions, parce que Ha! ha! ha!... Ma bonne madame Blidot... Ha! ha! ha! Je voudrais être le beau-frère de Moutier... en vous épousant... Ha! ha! Ha!

MADAME BLIDOT.—M'épouser, moi! Ha! ha! ha! Voilà qui serait drôle, en effet! Ha! ha! ha! La bonne bêtise! Ha! ha! Ha!

Elfy n'avait pas attendu la fin du discours du général pour partir aussi d'un éclat de rire. Les enfants, voyant rire tout le monde, se mirent de la partie: ils sautaient de joie et riaient de tout leur coeur. Pendant quelques instants on n'entendit que des Ha! ha! ha! sur tous les tons. Le général fut le premier à reprendre un peu de calme; Moutier et Elfy riaient de plus belle dès qu'ils portaient les yeux sur le général. Ce dernier commençait à trouver mauvais qu'on s'amusât autant de la pensée de son ménage.

«Au fond, dit-il, je ne sais pas pourquoi nous rions. Il y a bien des Russes qui épousent des Françaises, bien des gens de soixante-quatre ans qui se marient, bien des comtes qui épousent des bourgeoises. Ainsi, je ne vois rien de si drôle à ce que j'ai dit. Suis-je donc si vieux, si ridicule, si laid, si sot, si méchant, que personne ne puisse m'épouser? Voyons. Moutier, vous qui me connaissez, est-ce que je ne puis pas me marier tout comme vous?»—Parfaitement, mon général, parfaitement, dit Moutier en se mordant les lèvres pour ne pas rire; seulement, vous êtes tellement au-dessus de nous, que cela nous a semblé drôle d'avoir pour beau-frère un général, un comte, un homme aussi riche! Voilà tout.

—C'est vrai, reprit le général; aussi n'est-ce qu'une plaisanterie. D'ailleurs, Mme Blidot n'aurait jamais donné son consentement.

MADAME BLIDOT, riant.—Certainement non, général, jamais. Mais pourquoi cet étalage d'or et de bijoux? Et toutes ces montres? Que faites-vous de tout cela?

LE GÉNÉRAL.—Ce que j'en fais? Vous allez voir. Elfy, voici la vôtre! Moutier, prenez celle-ci; Jacques et Paul, mes enfants, voilà celles que vous donne votre bon ami, Ma chère madame Blidot, vous prendrez celle qui vous est destinée, et qui ne peut aller à personne, ajouta-t-il, voyant qu'elle faisait le geste de refuser, parce que le chiffre de chacun est gravé sur toutes les montres.

ELFY.—Oh! général! que vous êtes bon et aimable! Vous faites les choses avec tant de grâce qu'il est impossible de vous refuser.

MOUTIER.—Merci, mon général! je dis, comme Elfy, que vous êtes bon, réellement bon. Mais comment avez-vous eu l'idée de toutes ces emplettes?

LE GÉNÉRAL.—Mon ami, vous savez que je ne suis pas né d'hier, comme je vous l'ai dit. Quand vous êtes parti pour venir ici, j'ai pensé: «L'affaires'arrangera; le manque d'argent le retient; je ferai la dot, je bâclerai l'affaire, et les présents de noces seront tout prêts.» Je les avais déjà achetés par précaution. Je suis parti le même jour que vous pour avoir de l'avance et faire connaissance avec la future, avec la soeur et avec les enfants. J'ai été coffré par ce scélérat d'aubergiste; j'avais apporté la dot en billets de banque, plus trois mille francs pour les frais de noces; ce coquin a vu tout ça et ma sacoche de dix mille francs en or et tout le reste. Et voilà comment j'ai les montres avec les chiffres toutes prêtes d'avance. Comprenez-vous maintenant?

MOUTIER.—Parfaitement, je comprends parce que je vous connais; de la part de tout autre, ce serait à ne pas le croire; Elfy et moi, nous n'oublierons jamais...

LE GÉNÉRAL.—Prrr! Assez, assez, mes amis. Soupons, causons et dormons ensuite. Bonne journée que nous aurons passée! J'ai joliment travaillé, moi, pour ma part; et vrai, j'ai besoin de nourriture et de repos. Mme Blidot courut aux casseroles qu'elle avait abandonnées, Elfy et Moutier au couvert, Jacques et Paul à la cave pour tirer du cidre et du vin; le général restait debout au milieu de la salle, les mains derrière le dos; il regardait ses amis en riant:

«Bien, ça! Moutier. Vous ne serez pas longtemps à vous y faire. Bon, voilà le couvert mis! Je prends ma place. Un verre de vin, Jacques, pour boire à la prospérité de l'Ange-Gardien.

Jacques déboucha la bouteille et versa.

«Hourra pour l'Ange-Gardien! et pour ses habitants! cria le général en élevant son verre et en le vidant d'un seul trait... Eh, mais vraiment, elle est très bien fournie la cave de l'Ange-Gardien! Voilà du bon vin, Moutier. Ça fait plaisir de boire des santés avec un vin comme ça! On se mit à table, on soupa de bon appétit; on causa un peu et on se coucha, comme l'avait dit le général. Chacun dormit sans bouger jusqu'au lendemain. Jacques et Paul mirent leurs montres sous leur oreiller; il faut même avouer que non seulement Elfy resta longtemps à contempler la sienne, à l'écouter marcher, mais qu'elle ne voulut pas non plus s'en séparer et qu'elle s'endormit en la tenant dans ses mains. Bien plus, Mme Blidot et Moutier firent comme Jacques et Paul; et, à leur réveil, leur premier mouvement fut de reprendre la montre et de voir si elle marchait bien.


XII

Le juge d'instruction.

Quand tout le monde se réunit le lendemain pour le café, le général examina avec satisfaction les visages radieux qui l'entouraient. Le repas fut gai, mais court; chacun avait à ranger et à travailler. Moutier se chargea de faire la chambre du général et la salle, pendant que les deux soeurs, aidées de Jacques, nettoyaient la vaisselle de la veille et préparaient tout pour la journée. Le général sortit; il faisait beau et chaud. En allant et venant dans le village, il vit arriver les gendarmes escortant une charrette où se trouvaient Bournier, étendu sur le dos à cause de sa blessure, son frère et sa femme, assis sur une banquette. Une autre voiture, contenant le juge d'instruction et l'officier de gendarmerie suivait la charrette. On s'arrêta devant l'auberge; on fit descendre le frère et la femme de Bournier; deux gendarmes les emmenèrent et les firent entrer dans la salle où se trouvaient déjà les magistrats et l'officier. Deux autres gendarmes apportèrent l'aubergiste qui criait à chaque secousse qu'il recevait, malgré les précautions et les soins dont on l'entourait. Ils l'étendirent par terre sur un matelas; le juge d'instruction appela un des gendarmes.

«Allez chercher les témoins et la victime.

Les gendarmes partirent pour exécuter les ordres.

Le général avait accompagné le cortège; il entra dans la salle presque en même temps que les criminels. Il se plaça en face de Bournier qui le regardait d'un oeil enflammé par la colère.

«Gredin! gueux, scélérat!—cria le général.

-Qui est cet homme qui injurie le prévenu? dit le juge d'instruction en se retournant vers lui. Pourquoi est-il entré? Faites-le sortir.

LE GÉNÉRAL.—Pardon, Monsieur, je suis entré parce que je dois rester. Et si vous me faites sortir, vous serez fort attrapé.

LE JUGE.—Parlez plus poliment à la justice, Monsieur!

Des étrangers ne doivent pas assister à l'interrogatoire que j'ai à faire, et je vous réitère l'ordre de sortir!

LE GÉNÉRAL.—L'ordre! Sachez, Monsieur, que je n'ai d'ordre à recevoir de personne que de mon souverain (qui est très loin). Sachez, Monsieur, qu'en me forçant à m'en aller, vous faites un acte inique et absurde. Et sachez enfin que, si vous m'obligez à quitter cette salle, aucune force humaine ne m'y fera rentrer de plein gré et n'obtiendra de moi une parole relative à ces coquins. LE JUGE.—Eh! Monsieur! c'est ce que nous vous demandons; taisez-vous et partez!

LE GÉNÉRAL.—Je sors, Monsieur! Et je me ris de vous et de l'embarras dans lequel vous allez vous trouver. Le général enfonça son chapeau sur sa tête et se dirigea vers la porte. Moutier entrait au même moment; il se rangea, porta la main à son képi:

«Pardon, général!» dit-il.

Le général sortit.

Le juge d'instruction regarda d'un air surpris.

«Qui êtes-vous, Monsieur?» dit-il à Moutier.

MOUTIER.—Moutier, le principal témoin de l'affaire, Monsieur le juge; celui qui a cassé la cuisse de ce gredin-là, qui a enfoncé le crâne à celui-ci et causé un étourdissement à cette gueuse de femme.

LE JUGE, souriant.—Tâchez de ménager vos épithètes, Monsieur; et qui est le gros homme qui vient de sortir?

MOUTIER.—Le général Dourakine, mon prisonnier, que ces... je ne sais comment les appeler, car enfin ce sont de fieffés coquins que ces coquins, car coquins est le mot, que ces coquins auraient égorgé si je n'avais eu la chance de me trouver là.

LE JUGE.—Comment! ce monsieur est... Courez après lui, monsieur Moutier; faites-lui bien mes excuses. Ramenez-le: il faut absolument qu'il fasse sa déposition.

Moutier partit et ne tarda pas à rattraper le général qui rentrait chez lui, le teint allumé, les veines gonflées, le souffle bruyant, avec tous les symptômes d'une colère violente et concentrée.

Lorsqu'il eut entendu la commission du juge, il s'arrêta, tourna vers Moutier ses yeux flamboyants et dit d'une voix sourde:

«Jamais! Dites à ce malappris qu'il se souvienne de mes paroles!»

MOUTIER.—Mais, mon général, on ne peut pas se passer de votre déposition!

LE GÉNÉRAL.—Qu'on fasse comme si j'étais mort.

MOUTIER.—Mais vous ne l'êtes pas, mon générai, et alors.

LE GÉNÉRAL.—Alors qu'on suppose que je le suis.

MOUTIER.—Mon général, c'est impossible. On ne peut se passer de vous.

LE GÉNÉRAL.—Alors pourquoi m'ont-ils renvoyé? Pourquoi ne m'ont-ils pas écouté? Je les ai prévenus; ils n'ont pas voulu me croire. Qu'ils s'arrangent sans moi à présent.

MOUTIER.—Mon général, je vous en supplie!

LE GÉNÉRAL.—Non, jamais, jamais et jamais! Je ne bouge pas de ma chambre jusqu'à ce qu'ils soient tous partis.

Le général entra chez lui, ferma sa porte à clef, et, calmé par l'idée de l'embarras que causerait son refus, il se mit à rire et à se frotter les mains. Moutier retourna à l'auberge et rendit compte de son ambassade. Le juge d'instruction, fort contrarié, parlait de forcer la déposition par des menaces.

MOUTIER.—Pardon, monsieur le juge, on n'obtiendra rien de lui par la force; vous l'avez froissé, il fera comme il l'a dit, il se laissera mettre en pièces plutôt que de revenir là-dessus; mais nous pouvons le prendre par surprise; laissez-moi faire. Suivez-moi, ne faites pas de bruit, faites ce que je vous dirai, et vous aurez la déposition la plus complète que vous puissiez désirer.

LE JUGE.—Voyons, terminons d'abord ce que nous avons à faire ici; faites votre déposition, monsieur Moutier; greffier, écrivez.

Le juge d'instruction commença l'interrogatoire; quand ils eurent terminé, le juge accompagna Moutier à l'Ange-Gardien; Moutier le pria d'attendre dans la salle; il appela Elfy, lui raconta l'affaire et lui donna ses instructions. Elfy sourit, et alla frapper doucement à la porte du général.

«Qui frappe?» dit-il d'une voix furieuse.

ELFY.—C'est moi, mon général; ouvrez-moi.

—Que voulez-vous? reprit-il d'une voix radoucie.

—Vous voir un instant, vous consulter sur un point relatif à mon mariage, puisque c'est vous qui l'avez décidé.

LE GÉNÉRAL.—Ah! ah! je ne demande pas mieux, ma petite Elfy.

La porte s'ouvrit et, en s'ouvrant, masqua Moutier et le juge d'instruction.

Le général jeta un coup d'oeil dans la salle, ne vit personne, prit un visage riant et laissa la porte ouverte à la demande d'Elfy qui trouvait qu'il faisait bien chaud dans: sa chambre.

«Permettez-moi de vous déranger pendant quelques instants, général, dit Elfy en acceptant le siège que le général lui offrait près de lui; c'est vous qui avez fait notre mariage; et quand je pense que, sans Joseph, ces abominables gens vous auraient tué! car ils voulaient vous tuer, n'est-ce pas?

LE GÉNÉRAL.—Je crois bien! m'égorger comme un mouton.

ELFY.—Vous ne nous avez pas raconté encore les détails de cet horrible événement. Je ne comprends pas bien pourquoi ces misérables voulaient vous tuer, et comment ils ont pu faire pour s'emparer de vous qui êtes si fort, si courageux!

Le général, flatté de l'intérêt que lui témoignait Elfy et: assez content de s'occuper de lui-même, lui fit le récit très détaillé de tout ce qui s'était passé à l'auberge Bournier depuis le moment de son arrivée. Quand le récit s'embrouillait, Elfy questionnait et obtenait des réponses claires et détaillées. Lorsqu'il n'y eut plus rien à apprendre, Elfy se frappa le front comme si un souvenir lui traversait la pensée et s'écria:

«Que va dire ma soeur? J'ai oublié de plumer et de préparer le poulet pour notre dîner. Pardon, général, il faut que je me sauve.»

LE GÉNÉRAL.—Et votre mariage dont nous n'avons pas dit un mot?

ELFY.—Ce sera pour une autre fois, général.

LE GÉNÉRAL.—A la bonne heure! Nous en causerons à fond.

Elfy s'échappa leste comme un oiseau. Le général la suivit des yeux et entra dans la salle pour la voir plumer son poulet dans la cuisine. Un léger bruit lui fit tourner la tête et il vit le juge d'instruction achevant de rédiger ce qu'il venait d'entendre. Le général prit un air digne.

LE GÉNÉRAL.—Venez-vous m'insulter jusque chez moi. Monsieur?

LE JUGE.—Je viens, au contraire, général, vous faire mes excuses sur l'algarade malheureuse que je me suis permise à votre égard, ignorant votre nom et pensant que vous étiez un curieux entré pour voir et entendre ce qui doit rester secret jusqu'au jour de la mise en jugement. Je vous réitère mes excuses et j'espère que vous voudrez bien oublier ce qui s'est passé entre nous.

LE GÉNÉRAL:—Très bien, Monsieur. Je ne vous garde pas de rancune, car je suis bon diable, malgré mes airs d'ours; mais il m'est impossible de revenir sur ma parole, de retourner dans cette auberge pour l'interrogatoire, ni de vous répondre un seul mot sur l'affaire.

LE JUGE.—Quant à cela, Monsieur, je n'ai plus besoin de vous interroger; votre déposition a été complète et je n'ai plus rien à apprendre de vous.

Le général écoutait ébahi; son air étonné fit sourire le juge d'instruction.

«Je vois, je comprends! s'écria le général. La friponne! Ce que c'est que les jeunes filles! C'est pour me faire parler qu'elle est venue me cajoler! Mais comment a-t-elle su? Ah! la petite traîtresse! Et moi qui m'attendrissais de son désir de tout savoir, de n'omettre aucun détail sur ce qui me concernait! Et Moutier? où est-il? c'est lui qui a tout fait. Moutier! Moutier! Ah! il croit que, parce qu'il m'a fait prisonnier, il peut me mener comme un enfant! Il se figure que, parce qu'il m'a sauvé deux fois, car il m'a sauvé deux fois, Monsieur, au péril de sa vie, et je l'aime comme mon fils! et je l'adopterais s'il voulait. Oui, je l'adopterai! Qu'est-ce qui m'en empêcherait? Je n'ai ni femme ni enfant, ni frère ni soeur. Et je l'adopterai si je veux. Et je le ferai comte Dourakine, et Elfy sera comtesse Dourakine. Et il n'y a pas à rire, Monsieur; je suis maître de ma fortune; j'ai six cent mille roubles de revenu, et je veux les donner à mon sauveur. Moutier, venez vite, mon ami.»

Moutier entra, l'air un peu penaud: il s'attendait à être grondé.

LE GENÉRAL.—Viens, mon ami, viens, mon enfant; oui, tu es mon fils, Elfy est ma fille; je vous adopte; je vous fais comte et comtesse Dourakine, et je vous donne six cent mille roubles de rente.

Elfy était entrée en entendant appeler Moutier; elle s'apprêtait à le défendre contre la colère du général. A cette proposition si ridicule et si imprévue, elle éclata de rire, et, saluant profondément Moutier:

«Monsieur le comte Dourakine, j'ai bien l'honneur de vous saluer.

Puis, courant au général, elle lui prit les mains, les baisa affectueusement.

«Mon bon général, c'est une plaisanterie; c'est impossible! c'est ridicule! Voyez la belle figure que nous ferions dans un beau salon, Moutier et moi.»

Le général regarda Moutier qui riait, le juge d'instruction qui étouffait d'envie de rire, Elfy qui éclatait en rires joyeux, et il comprit que sa proposition était impossible.

«C'est vrai! c'est vrai! Il m'arrive sans cesse de dire des sottises. Mettez que je n'ai rien dit.»

MOUTIER.—Ce que vous avez dit, mon général, prouve votre bonté et votre bon vouloir à mon égard, et je vous en suis bien sincèrement reconnaissant.

Le juge d'instruction salua le général et s'en alla riant et marmottant: «Drôle d'original!»


XIII

Le départ.

Lorsque Moutier fut de retour, Elfy lui reparla du départ pour les eaux.

«J'ai réfléchi, dit-elle, et je crois que le plus tôt sera le mieux, puisqu'il faut que ce soit.»

MOUTIER.—Vous savez, Elfy, que le général s'est mis à votre disposition et que c'est à vous à fixer le jour.

ELFY.—Et que diriez-vous si je disais comme le général, demain?

MOUTIER.—Je dirais: «Mon commandant, vous avez raison»; et je partirais.

ELFY.—Merci, Joseph; merci de votre confiance en mon commandement. Je vous engage, d'après cela, à faire vos préparatifs pour demain.

MOUTIER.—Il faut que j'en fasse part au général.

ELFY.—Oui, oui, et tâchez qu'il ne s'emporte pas et qu'il n'ait pas quelque idée... à sa façon. Moutier entra chez le général qui écrivait.

MOUTIER.—Mon général, nous partons demain si vous n'y faites pas d'obstacle.

LE GÉNÉRAL.—Quand vous voudrez, mon ami; je restais ici pour vous et pour Elfy, plus que pour moi; moi je me porte bien et je suis prêt à continuer ma route. J'écrivais tout juste à un carrossier que je connais à Paris, de m'envoyer tout de suite une bonne voiture de voyage; ces coquins de Bournier m'ont volé la mienne et je, suis à Pied.

MOUTIER.—Mais, mon général, vous n'aurez pas votre voiture avant dix ou quinze jours; et que feriez-vous ici tout ce temps-là?

LE GÉNÉRAL.—Vous avez raison, mon cher; mais encore me faut-il une voiture pour m'en aller. Je n'aime pas les routes par étapes, moi; et comment trouver une bonne voiture dans ce pays?

Moutier tournait sa moustache; il cherchait un moyen.

MOUTIER.—Si j'allais à la ville voisine en chercher une, mon général?

LE GÉNÉRAL.—Allez, mon ami. Où est Mme Blidot?

MOUTIER.—Dans la salle, mon général, à servir quelques voyageurs avec Elfy.

LE GÉNÉRAL.—Demandez-leur donc s'il n'y a: pas de diligence qui passe par ici.

Moutier sortit et rentra quelques instants après.

MOUTIER.—Mon général, il y en a une à deux lieues d'ici, correspondance du chemin de fer; elle passe tous les jours à midi.

LE GÉNÉRAL.—Si nous allions la prendre demain?

MOUTIER.—Je ne dis pas non, mon général; mais comment irez-vous?

LE GÉNÉRAL.—A pied, comme vous.

MOUTIER.—Mon général, pardon si je vous objecte que deux lieues, qui ne seraient rien pour moi, sont de trop pour vous.

LE GÉNÉRAL.—Pourquoi cela? Suis-je si vieux que je ne puisse plus marcher?

MOUTIER.—Pas du tout, mon général; mais... votre blessure...

LE GÉNÉRAL.—Eh bien! ma blessure... Est-ce que vous n'en avez pas une comme moi? Une balle à travers le corps.

MOUTIER.—C'est vrai, mon général, mais... comme je suis plus mince que vous,... alors...

LE GÉNÉRAL.—Alors quoi? Voyons, parlez, monsieur le Sylphe.

MOUTIER.—Mon général,... alors..., alors la balle, ayant eu moins de trajet à faire, a déchiré moins de chair... et ma blessure est moins terrible.

Le général le regarda fixement:

«Moutier, regardez-moi là (il montre son nez), et osez me regarder sans rire. (Moutier regarde, sourit et mord sa moustache, pour ne pas rire tout à fait.) Vous voyez bien! vous riez! Pourquoi ne pas dire franchement: Général, vous êtes trop gros, trop lourd, vous resterez en route! (Moutier veut parler.) Taisez-vous! je sais ce que vous allez dire. Et moi je vous dis que je marche tout comme un autre, que j'irai à pied quand même vous me trouveriez dix voitures pour me transporter.»

MOUTIER.—Mon général, je suis tout à fait à vos ordres, mais je crains... que vous ne vous fatiguiez beaucoup; avec ça qu'il fait chaud.

LE GÉNÉRAL.—J'arriverai, mon ami, j'arriverai. A mes paquets maintenant. D'abord je laisse ici tous mes effets; je n'emporte que l'or, que vous mettrez dans votre poche, le portefeuille, que j'emporte dans la mienne, du linge pour changer en route, et mes affaires de toilette dans ma poche. J'achèterai là-bas ce qui me manquera.

Le général, enchanté de partir à pied, en touriste, rentra rayonnant dans la salle où ne se trouvait plus qu'un seul voyageur, un soldat; ce soldat se tenait à l'écart, ne s'occupait de personne, ne disait pas une parole; son modeste repas tirait à sa fin. Le général le regardait attentivement. Il le vit tirer sa bourse, compter la petite somme qu'elle contenait et en tirer en hésitant une pièce d'un franc.

«Combien, Madame?» dit-il à Mme Blidot.

MADAME BLIDOT.—Pain, deux sous; fromage, deux sous; cidre, deux sous; total, six sous ou trente centimes. Le visage du soldat s'anima d'un demi-sourire de satisfaction.

LE SOLDAT.—Je craignais d'avoir fait une dépense trop forte. Vous avez oublié les radis.

MADAME BLIDOT.—Oh! les radis ne comptent pas, Monsieur.

Au moment où il allait payer, Elfy, à laquelle le général avait dit un mot à l'oreille, plaça devant le soldat une tasse de café et un verre d'eau-de-vie. «Je n'ai pas demandé ça,» dit le soldat d'un air moitié Effrayé.

ELFY.—Je le sais bien, Monsieur; aussi cela n'entre pas dans le compte; nous donnons aux militaires la tasse et le petit verre par-dessus le marché.

Le soldat se rassit et avala lentement avec délices le café et l'eau-de-vie.

LE SOLDAT.—Bien des remerciements, Mam'selle; je n'oublierai pas l'Ange-Gardien ni ses aimables hôtesses.

«De quel côté allez-vous, mon brave?»

—Aux eaux de Bagnoles, répondit le soldat surpris.

LE GÉNÉRAL.—J'y vais aussi. Nous pourrons nous retrouver au chemin de fer pour faire route ensemble.

LE SOLDAT.—Très flatté, Monsieur. Mais je vais à Domfront pour prendre la correspondance du chemin de fer...

LE GÉNÉRAL.—Et nous aussi. Parbleu! ça se trouve bien; nous partirons demain! tous trois militaires! Ça ira Bien!

LE SOLDAT.—Il faut que je parte tout de suite, Monsieur; on m'attend ce soir même pour une affaire importante. Bien fâché, Monsieur! nous nous retrouverons à Bagnoles.

Le soldat porta la main à son képi et sortit avec le même air grave et triste qu'il avait en entrant. Sur le seuil de la porte, il aperçut Jacques et Paul qui rentraient en courant. Il tressaillit en regardant Jacques, le suivit des yeux avec intérêt et ne se mit en route que lorsqu'il eut entendu Jacques dire à Mme Blidot:

«Maman, M. le curé est très content de moi.»

Jacques fit voir ses notes et celles de Paul; elles étaient si bonnes que le général voulut absolument leur donner à chacun une pièce d'or.

«Prenez, mes enfants, prenez, dit-il; c'est l'adieu du prisonnier; ce ne serait pas bien de me refuser parce que je ne suis qu'un pauvre prisonnier.»

JACQUES.—Oh! mon bon général, comment pouvez-vous croire...? vous qui êtes si bon.

LE GÉNÉRAL.—Alors prenez.

Et il leur mit à chacun la pièce d'or dans leur poche.

La journée s'acheva gravement; le général était pressé de partir et allait sans cesse déranger ses affaires, sous prétexte de les arranger. Moutier et Elfy étaient tristes de se quitter. Mme Blidot était triste de leur tristesse. Jacques regrettait son ami Moutier et même le général qui avait été si bon pour lui et pour Paul. On se sépara en soupirant, chacun alla se coucher. Le lendemain on se réunit pour déjeuner; il fallait partir avant neuf heures pour arriver à temps.

«Allons, dit le général se levant le premier, adieu, mes bonnes hôtesses, et au revoir.»

Il embrassa Mme Blidot, Elfy, les enfants et se dirigea vers la porte. Moutier fit comme lui ses adieux, mais avec plus de tendresse et d'émotion Et il suivit le général en jetant un dernier regard sur Elfy.


XIV

Torchonnet se dessine.

Jacques pleurait encore le départ de son ami, Paul lui essuyait les yeux avec son petit mouchoir et le regardait avec anxiété. Elfy était allée ranger la chambre de Moutier, Mme Blidot mettait en ordre celle du général qui avait tout jeté de tous côtés.

«A-t-on idée d'un sans-souci pareil? dit Mme Blidot. Il n'a rien rangé; jusqu'à sa cassette qu'il a laissée ouverte. Tous ses bijoux, ses décorations en pierreries, son service en vermeil! Les voilà à droite, à gauche; c'est incroyable! Et c'est moi qui vais avoir à répondre de tout cela! Quel drôle d'homme! Je parie qu'il ne sait pas seulement ce qu'il a.»

Pendant qu'elle cherchait à rassembler les objets épars, Jacques entra.

JACQUES.—Maman, voici Pierre Torchonnet qui est en colère après moi de ce que je ne l'ai pas averti que le général partait; ai-je eu tort, croyez-vous?

MADAME BLIDOT.—Mais non, mon enfant, tu n'avais pas besoin d'avertir Torchonnet; pourquoi faire?

JACQUES.—Il dit que le général l'aurait emmené.

MADAME BLIDOT.—Emmené? En voilà une idée!

Torchonnet entre dans la chambre.

TORCHONNET.—Oui, certainement, il m'aurait emmené puisqu'il voulait me prendre pour fils; c'est le curé qui l'en a empêché. Et si j'étais venu à temps ce matin, je serais parti avec lui; le curé n'a aucun droit sur moi, il ne peut pas empêcher le général de me prendre.

MADAME BLIDOT.—Torchonnet, ce que tu dis là est très mal. M. le curé a bien voulu te prendre quand, tu étais malheureux et abandonné, Il te garde par charité et pour ton bonheur.

TORCHONNET.—Et moi je ne veux pas rester avec lui. J'ai bien entendu ce que le général disait et ce que le curé répondait; il m'a empêché d'être riche et d'être un monsieur, et moi je ne veux pas rester chez lui à travailler et à m'ennuyer. Je veux qu'on me mène au general.

MADAME BLIDOT.—Il me semble, mon garçon, que ta langue s'est bien déliée depuis hier; tu n'étais pas aussi bavard ni aussi volontaire quand tu étais chez ton maître.

TORCHONNET.—Je n'ai plus de maître et je n'en veux plus. Je veux aller rejoindre le général.

MADAME BLIDOT.—Eh bien! va le rejoindre si tu peux, et laisse-nous tranquilles. Mon petit Jacques, viens m'aider à serrer tout cela.

TORCHONNET.—Qu'est-ce que vous avez là? Ce sont les affaires du général. S'il me prend pour fils, tout sera à moi. Pourquoi les avez-vous prises? Je le dirai aux gendarmes quand je les verrai.

MADAME BLIDOT.—Dis Ce que tu voudras, mauvais garçon, mais va-t'en: laisse-nous faire notre ouvrage.

Torchonnet, au lieu de s'en aller, entra plus avant dans la chambre, et, sans que Mme Blidot et Jacques s'en aperçussent, il saisit une timbale et un couvert de vermeil et les mit sous sa blouse, dans la poche de son pantalon.

Jacques aidait Mme Blidot à remettre en place les pièces du nécessaire de voyage; ils y réussirent avec beaucoup de peine, mais deux compartiments restaient vides.

JACQUES.—Il manque quelque chose, maman; on dirait que c'est un verre et un couvert qui manquent; voyez la forme des places vides.

MADAME BLIDOT.—C'est vrai! Nous avons peut-être mal mis les autres pièces.

Torchonnet s'esquiva pendant que Mme Blidot et Jacques cherchaient à remplir les deux vides du nécessaire.

MADAME BLIDOT.—Impossible, mon ami; les deux pièces manquent, c'est certain.

JACQUES.—Je suis pourtant bien sûr que tout était plein quand le général nous a ouvert ce beau nécessaire.

MADAME BLIDOT.—Il les a peut-être emportées. Ce qui est certain c'est que nous avons cherché partout sans rien trouver... Est-ce que Torchonnet...?

JACQUES.—Oh non! maman. Torchonnet est parti. Et puis, il ne ferait pas une vilaine chose comme ça. Jugez donc, il serait voleur!...

MADAME BLIDOT.—Mon bon Jacquot, tu es un bon et honnête enfant, toi, mais ce pauvre garçon, qui a vécu entouré de mauvaises gens, ne doit pas être grand-chose de bon. Vois comme il est ingrat. Tu l'as entendu nous menacer des gendarmes? Et pourtant, voici trois ans et plus que tous les jours tu vas lui porter son dîner près du puits.

JACQUES.—C'est vrai, maman, mais il ne pensait pas à ce qu'il disait; je crois qu'il nous aime et qu'il vous a de la reconnaissance pour l'avoir nourri depuis trois ans.

Mme Blidot ne répondit qu'en embrassant Jacques; elle enferma les bijoux et les autres effets du général dans une armoire dont elle emporta la clef, et envoya Jacques et Paul à l'école où ils allaient tous les jours. Elfy se mit à travailler; elle était triste, et sa soeur fut assez longtemps avant de pouvoir la faire sourire. Vers le milieu du jour, les voyageurs commencèrent à arriver, ce qui donna aux deux soeurs assez d'occupation pour les empêcher de penser aux absents.

Quand Torchonnet rentra au presbytère, le curé lui demanda s'il avait été à l'école.

TORCHONNET.—Non, je ne sais rien, et l'école m'ennuie.

LE CURÉ.—C'est parce que tu ne sais rien que l'école t'ennuie! Quand tu sauras quelque chose, tu t'y amuseras.

TORCHONNET.—C'est trop difficile.

LE CURÉ.—Mon pauvre enfant, ce que tu faisais chez ton méchant maître était bien plus difficile, et tu l'as fait pourtant.

TORCHONNET.—Parce que j'y étais forcé.

LE CURÉ.—Il faudra bien que tu apprennes à lire, à écrire et à compter, sans quoi tu ne pourras te placer nulle part.

TORCHONNET.—Je n'ai pas besoin de me placer.

LE CURÉ.—Toi, plus qu'un autre, mon enfant, parque tu n'as pas de parents pour te venir en aide.

TORCHONNET.—Bah! bah! Je sais ce que je sais.

LE CURÉ.—Et que sais-tu, mon enfant, que je ne sache pas?

TORCHONNET.—Oh! vous le savez bien aussi; seulement vous faites semblant de ne pas savoir.

LE CURÉ.—Je t'assure que je ne comprends pas où tu veux en venir.

TORCHONNET.—J'en veux venir à vous dire que vous n'êtes pas mon maître, que le général voulait me donner tout son argent et me faire son fils, que c'est vous qui l'en avez empêché, et que je veux, moi, être riche et devenir un beau monsieur.

Le bon curé, stupéfait de la hardiesse et des reproches de ce garçon qui, trois jours auparavant, tremblait devant tout le monde, resta muet, le regardant avec surprise.

TORCHONNET.—Vous faites semblant de ne pas comprendre! Vous croyez que je n'ai pas entendu ce que vous a dit le général et comment vous avez refusé de me donner, comme si j'étais à vous. Le général m'aime, et il me prendra à son retour, et vous verrez alors ce que je ferai.

—Pauvre, pauvre enfant, dit le curé les larmes dans les yeux et la voix tremblante d'émotion. Pauvre petit! Tu fais le mal sans le savoir; personne ne t'a appris ce qui est mal et ce qui est bien!... Tu crois, mon.. enfant, que le général t'aurait emmené? que c'est moi qui l'en ai empêché? Je sais que je n'ai pas le droit de te retenir malgré toi; que tu peux t'en aller tout de suite si tu le veux. Mais où iras-tu? Que feras-tu? Qui te nourrira et te logera? Ce que je fais pour toi, je le fais par charité, pour l'amour de Dieu, pour te venir en aide, à toi pauvre petite créature du bon Dieu. Le général a eu l'idée de te prendre; elle lui a passé de suite, il en a ri lui-même.

TORCHONNET.—Comment le savez-vous, puisqu'il n'est pas revenu vous voir?

LE CURÉ.—Il m'a envoyé Moutier pour me le faire savoir. Je te pardonne ce que tu viens de dire, mon ami, et je ne t'en offre pas moins un asile chez moi tant que tu ne trouveras pas mieux. Mettons nous à table et dînons, sans songer à ce qui s'est passé entre nous. Le bon curé passa dans la salle où l'attendaient son dîner et sa servante; Torchonnet, un peu honteux, demi-repentant et indécis, se mit à table et mangea comme s'il n'avait rien qui le troublât. Il n'en fut pas de même du curé qui était triste et qui réfléchissait sur les moyens de ramener Torchonnet à des meilleurs sentiments. Il résolut de redoubler de bonté à son égard et de n'exiger de lui que de s'abstenir de mal faire.


XV

Première étape du général.

Pendant que Torchonnet volait, injuriait ses bienfaiteurs, pendant que Jacques le défendait et gagnait à l'école des bons points et des éloges, pendant qu'Elfy comptait les, heures et les jours qui la séparaient de son futur mari, pendant que Mme Blidot veillait à tout, surveillait. tout et pensait au bien-être de tous, le général marchait d'un pas résolu vers Domfront, escorté de Moutier qui le regardait du coin de l'oeil avec quelque inquiétude. Pendant la première demi-lieue, le général avait été leste et même trop en train; à mesure qu'il avançait, son pas se ralentissait, s'alourdissait; il suait, il s'éventait avec son mouchoir, il soufflait comme les chevaux fatigués. Moutier lui proposa de se reposer un instant sur un petit tertre au pied d'un arbre; le général refusa et commença à s'agiter; il ôta son chapeau, s'essuya le front.

LE GÉNÉRAL.—Il fait diantrement chaud, Moutier; depuis Sébastopol je n'aime pas la grande chaleur; en avons-nous eu là-bas! Quelle cuisson! et pas un abri... J'ai envie d'ôter ma redingote: c'est si chaud ces gros draps!

MOUTIER.—Donnez-la-moi, que je la porte, mon général; elle vous chargerait trop.

LE GÉNÉRAL—Du tout, mon cher; laissez donc. A la guerre comme à la guerre!

Le général fit quelques pas.

LE GÉNÉRAL.—Saperlotte! qu'il fait chaud!

MOUTIER.—Donnez, mon général; cela vous écrase.

LE GÉNÉRAL.—Et vous donc, parbleu? Si c'est lourd pour moi, ce l'est aussi pour vous.

MOUTIER.—Moi, mon général, je n'ai pas passé par tous les grades pour arriver au vôtre, et je puis porter votre redingote sans fatigue aucune.

LE GÉNÉRAL.—Ce qui veut dire que je suis une vieille carcasse bonne à rien, tandis que vous, jeune, beau, vigoureux, tout vous est possible.

MOUTIER.—Ce n'est pas ce que je veux dire, mon général; mais je pense à ce qu'il m'a fallu endurer de fatigues, de souffrances, de privations de toutes sortes pour arriver au grade de sergent; et je m'incline avec respect devant votre grade de général que vous avez conquis à la pointe de votre sabre.

Le général parut content, sourit, passa la redingote à Moutier et lui serra la main.

«Merci, mon ami, vous savez flatter doucement, agréablement et sans vous aplatir, parce que vous êtes bon. Elfy sera heureuse! Elle a de la chance d'être tombée sur un mari comme vous! Sapristi que la route est longue!» Le pauvre gros général traînait la jambe; il n'en pouvait plus. Il regardait du coin de l'oeil la droite et la gauche de la route, pour découvrir un endroit commode pour se reposer; il en aperçut un qui remplissait toutes les conditions voulues; un léger monticule au pied d'un arbre touffu, pas de pierres, de la mousse et de l'herbe. Moutier voyait bien la manoeuvre du général, qui tournait, s'arrêtait, soupirait, boitait, mais qui n'osait avouer son extrême fatigue. Enfin, voyant que Moutier ne disait mot et n'avait l'air de s'apercevoir de rien, il s'arrêta: «Mon bon Moutier, dit-il, vous êtes en nage, ma redingote vous assomme, asseyons-nous ici; c'est un bon petit endroit, fait exprès pour vous redonner des forces.»

MOUTIER.—Je vous assure, mon général, que je ne suis pas fatigué et que j'irais du même pas jusqu'à la fin du jour.

LE GÉNÉRAL.—Non, Moutier, non; je vois que vous avez chaud, que vous êtes fatigué.

MOUTIER.—Pour vous prouver que je ne le suis pas, mon général, Je vais accélérer le pas.

Et Moutier, riant sous cape, prit le pas gymnastique des chasseurs d'Afrique. Le pauvre général, qui se sentait à bout de force, se mit à crier, à appeler.

«Moutier! arrêtez! Comment, diantre, voulez-vous que je vous suive? Puisque je vous dis que je suis rendu, que je ne puis plus avancer un pied devant l'autre. Voulez-vous bien revenir... Diable d'homme! il fait exprès de ne pas entendre.»

Moutier se retourna enfin, revint au pas de course vers le général et le trouva assis au pied de cet arbre, sur ce tertre que Moutier refusait.

«Comment, mon, général, vous voilà resté? Je croyais que vous me suiviez.»

LE GÉNÉRAL, avec humeur.—Comment voulez-vous que je suive un diable d'homme qui marche comme un cerf? Est-ce que j'ai les allures d'un cerf, moi? Suis-je taillé comme un cerf? Est-ce qu'un homme de mon âge, de ma corpulence, blessé, malade, peut courir pendant des lieues sans seulement souffler ni se reposer?

MOUTIER.—Mais c'est tout juste ce que je vous disais, mon général; vous n'avez pas voulu me croire.

LE GÉNÉRAL.—Vous me le disiez comme pour me narguer, en vous redressant de toute votre hauteur et prêt à faire des gambades, pour faire voir à Elfy votre belle taille élancée, votre tournure leste et pour faire comparaison avec mon gros ventre, ma taille épaisse, mes lourdes jambes. On a son amour-propre, comme je vous l'ai dit jadis, et on ne veut pas, devant une jeune fille et une jeune femme, passer pour un infirme, un podagre, un vieillard décrépit.

MOUTIER.—Je vous assure, mon général...

LE GÉNÉRAL.—Je vous dis que ce n'est pas vrai, que c'est comme ça.

MOUTIER.—Mais, mon général...

LE GÉNÉRAL.—Il n'y a pas de mais; vous croyez que je n'ai pas vu votre malice de vous mettre à courir comme un dératé pour me narguer. Vous vous disiez: «Tu t'assoiras, mon bonhomme; tu te reposeras, mon vieux! Je cours, toi tu t'arrêtes; je gambade, toi tu tombes. Vivent les jeunes! A bas les vieux!» Voilà ce que vous pensiez, Monsieur; et votre bouche souriante en dit plus que votre langue.

MOUTIER.—Je suis bien fâché, mon général, que ma bouche...

LE GÉNÉRAL.—Fâché, par exemple! Vous êtes enchanté; vous riez sous cape; vous voudriez me voir tirer la langue et traîner la jambe, et que je restasse en chemin, pour dire: «Voilà pour punir l'orgueil de ce vieux tamis criblé de balles et de coups de baïonnette!» Car j'en ai eu des blessures; personne n'en a eu comme moi. Oui, Monsieur, quoi que vous en disiez; quand vous m'avez ramassé à Malakoff, au moment où j'allais sauter une seconde fois, j'avais plus de cinquante blessures sur le corps; et sans vous, Monsieur, je ne m'en serais jamais tiré; c'est vous qui m'avez sauvé la vie, je le répète et je le dirai jusqu'à la fin de mes jours; et vous avez beau me lancer des regards furieux (ce qui est fort inconvenant de la part d'un sergent à un général), vous ne me ferez pas taire, et je crierai sur les toits: «c'est Moutier, le brave sergent des zouaves, qui m'a sauvé au risque de périr avec moi et pour moi; et je ne l'oublierai jamais, et je l'aime, et je ferai tout ce qu'il voudra, et il fera de moi ce qu'il Voudra.»

Le général, ému de sa colère passée et de son attendrissement présent, tendit la main à Moutier qui s'assit près de lui.

«Reposons-nous encore, mon général; je ne fais qu'arriver; moi aussi j'ai une blessure qui me gêne pour marcher, et je serais bien aise de...»

—Vrai? dit le général avec une satisfaction évidente, vous avez vraiment besoin de vous reposer?

MOUTIER.—Très vrai, mon général. Ce que vous avez pris pour de la malice était de la bravade, de l'entrain de zouave. Ah! qu'il fait bon se reposer au frais! continua-t-il en s'étendant sur l'herbe comme s'il se sentait réellement fatigué.

Le général, enchanté, se laissa aller et s'appuya franchement contre l'arbre; il ferma les yeux et ne tarda pas à s'endormir, Quand Moutier l'entendit légèrement ronfler, il se releva lestement et partit au galop, laissant près du général un papier sur lequel il avait écrit: «Attendez-moi! mon général, je serai bientôt de retour.»

Le général dormait, Moutier courait; il paraît que sa blessure ne le gênait guère, car il courut sans s'arrêter jusqu'à Domfront; il demanda au premier individu qu'il rencontra où il pourrait trouver une voiture à louer; on lui indiqua un aubergiste qui louait de tout; il y alla, fit marché pour une carriole, un cheval et un conducteur, fit atteler de suite, monta dedans et fit prendre au grand trot la route de Loumigny; il ne tarda pas à arriver au tertre et à l'arbre où il avait laissé le général; personne! Le général avait disparu, laissant sa redingote, que Moutier avait déposée par terre près de lui.

Le pauvre Moutier eut un instant de terreur. Le cocher, voyant l'altération de cette belle figure si franche, si ouverte, si gaie, devenue sombre, inquiète, presque terrifiée, lui demanda ce qui causait son inquiétude.

MOUTIER.—J'avais laissé là ce bon général, éreinté et endormi. Je ne retrouve que sa redingote. Qu'est-il devenu?

LE COCHER.—Il, s'en est peut-être retourné, ne vous voyant pas venir.

MOUTIER.—Tiens, c'est une idée! Merci, mon ami; continuons alors jusqu'à Loumigny.

Le cocher fouetta son cheval qui repartit au grand trot; ils ne tardèrent pas à arriver à l'Ange-Gardien. Moutier sauta à bas de la carriole, entra précipitamment et se trouva en face du général en manches de chemise, son gros ventre se déployant dans toute son ampleur, la face rouge comme s'il allait éclater, la bouche béante, les yeux égarés par la surprise.

Le général fut le premier à le reconnaître.

«Que veut dire cette farce, Monsieur? Suis-je un Polichinelle, un Jocrisse, un Pierrot, pour que vous vous permettiez un tour pareil? Me planter là au pied d'un arbre! me perdre comme le Petit-Poucet! Profiter d'un sommeil que vous avez perfidement provoqué en feignant vous-même de dormir! Qu'est-ce, Monsieur? Dites. Parlez!

MOUTIER.—Mon général...

LE GÉNÉRAL.—Pas de vos paroles mielleuses, Monsieur! Expliquez-vous... Dites...

MOUTIER, vivement.—Et comment voulez-vous que je m'explique, mon général, quand vous ne me laissez pas dire un mot?

LE GÉNÉRAL.—Parlez, Monsieur l'impatient, le colère, l'écervelé, parlez! nous vous écoutons.

MOUTIER.—Je vous dirai en deux mots, mon général, que, vous voyant éreinté, n'en pouvant plus, j'ai profité de votre sommeil...

LE GÉNÉRAL.—Pour vous sauver, parbleu; je le sais bien.

MOUTIER.—Mais non, mon général; pour courir au pas de charge jusqu'à Domfront, vous chercher une voiture que j'ai trouvée, que j'ai amenée au grand trot du cheval, et qui est ici à la porte, prête à vous emmener, puisqu'il faut que nous partions. Et à présent, mon général, que je me suis expliqué, je dois dire deux mots à Elfy qui rit dans son petit coin.

Et, allant à Elfy, il lui parla bas et lui raconta quelque chose de plaisant sans doute, car Elfy riait et Moutier souriait. Il faut dire que l'entrée du général en manches de chemise, descendant péniblement de dessus un âne à la porte de l'Ange-Gardien, avait excité la gaieté d'Elfy et de sa soeur, et qu'elle était encore sous cette impression. Le général ne bougeait pas, il restait au milieu de la salle, les bras croisés, les jambes écartées; ses veines se dégonflaient, la rougeur violacée de son visage faisait place au rouge sans mélange; ses sourcils se détendaient, son front se déridait.

LE GÉNÉRAL.—Mon brave Moutier, mon ami, pardonne-moi; je n'ai pas le sens commun. Partons vite dans votre carriole; bonne idée, ma foi! excellente idée! Et le général dit adieu aux deux soeurs, serra les mains de Moutier qui pardonnait de bon coeur et venait en aide au général pour passer sa redingote et le hisser dans la carriole, où il prit place près de lui.

Quand ils furent à quelque distance du village, Moutier demanda au général pourquoi il ne l'avait pas attendu, et comment il avait pu refaire la route jusqu'à Loumigny. «Mon cher, quand je me suis réveillé, j'étais seul; désolé d'abord, en colère ensuite; je ne savais que faire, où aller, lorsque j'ai aperçu votre papier.

«L'attendre! me suis-je dit, je t'en souhaite! Moi général, attendre un sergent! Non, mille fois non. Ah! Il me plante là! (J'étais en colère, vous savez.) Il me fait croquer le marmot à l'attendre! Moi aussi, je lui jouerai un tour; moi aussi, je vais me promener de mon côté pendant qu'il se promène du sien. (Toujours en colère, n'oubliez pas.) Alors je me lève: je me sentais bien reposé, je fais volte-face et je reprends le chemin de notre bon Ange-Gardien. Je rencontre un bonhomme avec un âne, je lui demande de monter dessus (car j'étais essoufflé, j'avais marché vite pour vous échapper); le bonhomme hésite; je lui donne une pièce de cinq francs; il ôte son bonnet, salue jusqu'à terre, m'aide à monter sur le grison, monte en croupe derrière moi, et nous voilà partis au trot. Ce coquin d'âne avait le trot d'un dur! il me secouait comme un sac de noix. Nous avions, je pense, un air tout drôle. Tous ceux qui nous rencontraient riaient et se retournaient pour nous voir encore. Je suis arrivé à l'Ange-Gardien. Elfy a poussé un cri et est devenue pâle comme la lune; je l'ai bien vite rassurée sur vous, car c'est pour vous, mauvais sujet, qu'elle a pâli; et moi, vous croyez qu'elle a eu peur en me voyant revenir en manches de chemise, à âne, avec un bonhomme en croupe? Ah bien oui! peur! Elle s'est sauvée pour rire à son aise. Il y avait bien de quoi, en vérité! Elle m'a envoyé Mme Blidot. Celle-là est une bonne femme! pas une petite folle çomme votre Elfy... Allons, voyons, vous voilà rouge comme un homard; vos yeux me lancent des éclairs! On peut bien dire d'une jeune et jolie fille qu'elle est une petite folle!... A la bonne heure! vous riez à présent. Il n'y avait pas une demi-heure que j'y étais lorsque vous êtes arrivé çomme un ouragan. Je ne m'y attendais pas, je l'avoue; j'ai été pris par surprise.»

Moutier raconta à son tour sa consternation quand il n'avait pas retrouvé le général. La route ne fut pas longue. Ils arrivèrent à Domfront trop tard pour prendre la correspondance; le général loua une voiture, qui heureusement était attelée d'un excellent cheval, et ils arrivèrent à temps pour le départ du chemin de fer de quatre heures.


XVI

Les eaux.

Après avoir dîné un peu à la hâte, ils allèrent prendre leurs billets au guichet; le général reconnut le soldat qu'il avait vu la veille à l'Ange-Gardien.

«Trois billets, Moutier; trois de premières!» s'écria le Général.

Moutier lui en passa deux et en garda un, sans comprendre le motif de cette nouvelle fantaisie du général. Celui-ci donna un des billets au soldat qui le suivait de près; le soldat porta la main: à son képi et remercia le général quand il l'eut rejoint. Ils montèrent tous trois dans le même wagon, Moutier ayant été expédié en éclaireur pour garder les trois places.

Pendant la route, le général fit plus ample connaissance avec le soldat, qui avait fait, comme lui, la campagne de Crimée; la réserve polie du soldat, ses réponses claires et modestes, son ensemble honnête et intelligent plurent beaucoup au général, facile à engouer et toujours extrême dans ses volontés; il résolut de l'attacher à son service à tout prix, le soldat lui ayant appris qu'il était libre, sans occupation et sans aucune ressource pécuniaire. Le voyage se passa, du reste, sans événements majeurs; par-ci par-là, quelques légères discussions du général avec les employés, avec ses voisins de wagon, avec les garçons de table d'hôte. On finissait toujours par rire de lui et avec lui, et par y gagner soit une pièce d'or, soit un beau fruit ou un verre de champagne, ou même une invitation à visiter sa terre de Gromiline, près de Smolensk,... quand il ne serait plus prisonnier.

Ils arrivèrent aux eaux de Bagnoles, près d'Alençon. En quittant la gare, le soldat voulut prendre congé du général.

LE GÉNÉRAL.—Comment! Pourquoi voulez-vous me quitter? Vous ai-je dit ou fait quelque sottise? Me trouvez-vous trop ridicule pour rester avec moi?

LE SOLDAT.—Pour ça, non, mon général; mais je crains d'avoir déjà été bien indiscret en acceptant toutes vos bontés, et...

LE GÉNÉRAL.—Et pour m'en remercier, vous me plantez là comme un vieil invalide plus bon à rien. Merci, mon cher, grand merci.

LE SOLDAT.—Mon général, je serais très heureux de rester avec vous.

LE GÉNÉRAL.—Alors, restez-y, que diantre!

Le soldat regardait d'un air indécis Moutier qui retenait un sourire et qui lui fit signe d'accepter. Le général les observait tous deux, et, avant que le soldat eût parlé:

LE GÉNÉRAL.—A la bonne heure! c'est très bien. Vous restez à mon service; je vous donne cent francs par mois, défrayé de tout... Quoi, qu'est-ce? Vous n'êtes pas content? Alors Je double: deux cents francs par mois.

LE SOLDAT.—C'est trop, mon général, beaucoup trop; nourrissez-moi et payez ma dépense, ce sera beaucoup pour moi.

LE GÉNÉRAL.—Qu'est-ce à dire, Monsieur? Me prenez-vous pour un ladre? Me suis-je comporté en grigou à votre égard? De quel droit pensez-vous que je me fasse servir pour rien par un brave soldat qui porte la médaille de Crimée, qui a certainement mérité cent fois ce que je lui offre, et dont j'ai un besoin urgent puisque je me trouve sans valet de chambre, que je suis vieux, usé, blessé, maussade, ennuyeux, insupportable? Demandez à Moutier qui se détourne pour rire; il vous dira que tout ça c'est la pure vérité. Répondez, Moutier, rassurez ce brave garçon.

MOUTIER, se retournant vers le soldat.—Ne croyez pas un mot de ce que vous dit le général, mon cher, et entrez bravement à son service! vous ne rencontrerez jamais un meilleur maître.

LE GÉNÉRAL.—Je devrais vous gronder de votre impertinence, mon ami, mais vous faites de moi ce que vous voulez. Allons chercher un logement pour nous trois. Et s'adressant ensuite au soldat: «Comment vous appelez-vous?»

LE SOLDAT.—Jacques Dérigny, mon général.

LE GÉNÉRAL.—Je ne peux pas vous appeler Jacques, pour ne pas confondre avec mon petit ami Jacques; vous serez Dérigny pour moi et pour Moutier.

Ils arrivèrent au grand hôtel de l'établissement. Le général arrêta pour un mois le plus bel appartement au rez-de-chaussée et s'y établit avec sa suite. Le garçon lui demanda s'il fallait aller chercher son bagage. Le général le regarda avec ses grands yeux malins, sourit et répondit:

«J'ai tout mon bagage sur moi, mon garçon. Ça vous étonne? C'est pourtant comme ça.»

—Et... ces messieurs?...

—Ces messieurs font partie de ma suite, mon garçon: ils ne sont pas mieux montés que moi.

Le garçon regarda le général d'un air sournois et sortit sans mot dire. Le général, se doutant bien de ce qui allait se passer, se frottait les mains et riait. Peu d'instants après, le maître d'hôtel entra d'un air fort grave, salua légèrement et dit au général:

L'HÔTE.—Monsieur, on a commis une erreur en vous indiquant ce bel appartement; il est promis et vous ne pouvez y rester.

LE GÉNÉRAL, d'un air décidé.—Vraiment? Et pourtant j'y resterai; oui, Monsieur, j'y resterai.

L'HÔTE.—Mais, Monsieur, puisqu'il est retenu.

LE GÉNÉRAL.—J'attendrai, Monsieur, que la personne en question soit arrivée, et je m'arrangerai avec elle; en attendant, j'y reste, puisque j'y suis.

L'HÔTE.—Monsieur, quand on n'a pas de bagage, on paye d'avance.

Le général cligna de l'oeil en regardant Moutier et fit semblant d'être embarrassé; il se gratta la tête.

«Monsieur, dit-il, jamais on ne m'a fait de conditions pareilles; je n'ai jamais payé d'avance.»

—C'est que, Monsieur, riposta l'hôte d'un air demi-impertinent, les gens qui n'ont pas de bagage ont assez souvent l'habitude de ne pas payer du tout, quand on ne les fait pas payer d'avance.

LE GÉNÉRAL.—Monsieur, ces gens-là sont des voleurs.

L'HÔTE.—Je ne dis pas non, Monsieur.

LE GÉNÉRAL.—Ce qui veut dire que vous me prenez pour un voleur.

L'HÔTE.—Je ne l'ai pas dit, Monsieur.

LE GÉNÉRAL.—Mais il est clair que vous le pensez, Monsieur.

L'hôte se tut. Le général se plaça à six pouces de lui, le regardant bien en face.

«Monsieur, vous êtes un insolent, et moi je suis un honnête homme, un brave homme, un bon homme; et je suis le comte Dourakine, Monsieur, général prisonnier sur parole, Monsieur; et j'ai six cent mille roubles de revenu, Monsieur; et voici mon portefeuille bourré de billets de mille francs (il montre son portefeuille), et voici ma sacoche (il tire la sacoche de la poche de Moutier); et je vous aurais payé votre appartement le double de ce qu'il vaut, Monsieur; et je l'aurais payé d'avance, Monsieur, un mois entier, Monsieur; et maintenant vous n'aurez rien, car je m'en vais loger ailleurs, Monsieur. Venez, Moutier; venez, Dérigny.»

Le général enfonça son chapeau sur sa tête en face de l'hôte, ébahi et désolé. Il fit un pas, l'hôte l'arrêta: «Veuillez m'excuser, Monsieur le comte. Je suis désolé; pouvais-je deviner? Mon garçon me dit que vous n'avez pas même une chemise de rechange. L'année dernière, Monsieur, j'ai été volé ainsi par un prétendu comte autrichien qui était un échappé du bagne et qui m'a fait perdre plus de deux mille francs. Veuillez me pardonner. Monsieur le comte, nous autres, pauvres aubergistes, nous sommes si souvent trompés! Si Monsieur le comte savait combien je suis désolé!...»

LE GÉNÉRAL.—Désolé de ne pas empocher mes pièces d'or, mon brave homme, hein!

L'HÔTE.—Je suis désolé que Monsieur le comte puisse croire...

—Allons, allons, en voilà assez, dit le général en riant. Combien faites-vous votre appartement par mois et la nourriture première qualité, pour moi et pour mes amis, qui doivent être traités comme des princes?

L'hôte réfléchit en reprenant un air épanoui et en saluant plus de vingt fois le général et ses amis, comme il les avait désignés.

L'HÔTE.—Monsieur le comte, l'appartement, mille francs; la nourriture, comme Monsieur le comte la demande, mille francs également, y compris l'éclairage et le service.

LE GÉNÉRAL.—Voici deux mille francs, Monsieur. Laissez-nous tranquilles maintenant.

L'hôte salua très profondément et sortit. Le général regarda Moutier d'un air triomphant et dit en riant:

«Le pauvre diable! a-t-il eu peur de me voir partir! Au fond, il avait raison, et j'en aurais fait autant. à sa place. Nous avons l'air de trois chevaliers d'industrie, de francs voleurs. Trois hommes sans une malle, sans un paquet, lui prennent un appartement de mille francs!

MOUTIER.—Tout de même, mon général, il aurait pu être plus poli et ne pas nous faire entendre qu'il nous prenait pour des voleurs.

LE GÉNÉRAL.—Mon ami, c'est pour cela que je lui ai fait la peur qu'il a eue. A présent que nous voilà logés, allons acheter ce qu'il nous faut pour être convenablement montés en linge et en vêtements.

Le général partit, suivi de son escorte; il ne trouva pas à Bagnoles les vêtements élégants et le linge fin qu'il rêvait, mais il y trouva de quoi se donner l'apparence d'un homme bien monté. Il voulut faire aussi le trousseau de Moutier et de Dérigny, et il leur aurait acheté une foule d'objets inutiles si tous deux ne s'y fussent vivement opposés.

Le séjour aux eaux se passa très bien pour le général qui s'amusait de tout, qui faisait et disait des originalités partout, qui demandait en mariage toutes les jeunes filles au-dessus de quinze ans, qui invitait toutes les personnes gaies et agréables à venir le voir en Russie, à Gromiline, près de Smolensk, qui mangeait et buvait toute la journée. Moutier et Dérigny passèrent leur temps posément, un peu tristement, car Moutier attendait avec impatience l'heure du retour qui devait le ramener et le fixer à jamais à l'Ange-Gardien, près d'Elfy; et Dérigny était en proie à un chagrin secret qui le minait et qui altérait même sa santé. Moutier chercha vainement à gagner sa confiance; il ne put obtenir l'aveu de ce chagrin. Le général lui-même eut beau demander, presser, se fâcher, menacer, jamais il ne put rien découvrir des antécédents de Dérigny. Jamais aucun manquement de service ne venait agacer l'humeur turbulente du général; jamais Dérigny ne lui faisait défaut; toujours à son poste, toujours prêt, toujours serviable, exact, intelligent, actif, il était proclamé par le générai la perle des serviteurs; du reste, insouciant pour tout ce qui ne regardait pas son service, il refusait l'argent que lui offrait le général; et quand celui-ci insistait:

«Veuillez me le garder, mon général; je n'en ai que faire à présent.»

Quand vint le jour du départ, le général était radieux, Moutier bondissait de joie. Dérigny restait triste et grave. On partit enfin après des adieux triomphants pour le général qui avait répandu l'or à pleines mains à l'hôtel, aux bains, partout.

Plus de deux cents personnes le conduisirent avec des bénédictions, des supplications de revenir, des vivats, qu'il récompensa en versant dans chaque main un dernier tribut de la fortune à la pauvreté.


XVII

Coup de théâtre.

Le voyage ne fut pas long. Partis le matin, nos trois voyageurs arrivèrent pour dîner à Loumigny, et pas à pied, comme au départ.

Mme Blidot, Elfy, Jacques et Paul, qui avaient été prévenus par Moutier de l'heure du retour, les reçurent avec des cris de joie. Moutier présenta Dérigny à Mme Blidot et à Elfy. Lorsque Moutier lui amena Jacques et Paul pour les embrasser, Dérigny les saisit dans ses bras, les embrassa plus de dix fois et se troubla à tel point qu'il fut obligé de sortir. Moutier et les enfants le suivirent.

MOUTIER.—Qu'avez-vous, mon ami? Quelle agitation!

DÉRIGNY.—Mon Dieu! mon Dieu, soutenez-moi dans cette nouvelle épreuve. Oh! mes enfants! mes pauvres Enfants!

Jacques s'approcha de lui les larmes aux yeux, le regarda Longtemps.

«C'est singulier, dit-il en passant la main sur son front, papa a dit comme ça quand il est parti.»

DÉRIGNY..—Comment t'appelles-tu, enfant?

JACQUES.—Jacques.

DÉRIGNY.—Et ton frère?

JACQUES.—Paul.

Dérigny poussa un cri étouffé, voulut faire un pas, chancela et serait tombé si Moutier ne l'avait soutenu.

DÉRIGNY.—Dites-moi pour l'amour de Dieu, cette dame d'ici est-elle votre maman?

—Oui, dit Paul.

—Non, dit Jacques; Paul ne sait pas; il était trop petit; notre vraie maman est morte; celle-ci est une maman très bonne, mais pas vraie.

—Et... votre père? demanda Dérigny d'une voix étranglée par l'émotion.

JACQUES.—Papa? Pauvre papa! les gendarmes l'ont emmené...

Jacques n'avait pas fini sa phrase que Dérigny l'avait saisi dans ses bras, ainsi que Paul, en poussant un cri qui fit accourir le général et les deux soeurs.

Le pauvre Dérigny voulut parler, mais la parole expira sur ses lèvres et il tomba comme une masse, serrant encore les enfants contre son coeur. Moutier avait amorti sa chute en le soutenant à demi, aidé des deux soeurs; il dégagea avec peine Jacques et Paul de l'étreinte de Dérigny. Lorsque Jacques put parler, il fondit en larmes et s'écria:

«C'est papa, c'est mon pauvre papa! Je l'ai presque reconnu quand il a dit: «Mes pauvres enfants!» et surtout quand il nous a embrassés si fort; c'est comme ça qu'il a dit et qu'il a fait quand les gendarmes sont venus.»

Le cri poussé par Dérigny avait attiré aux portes presque tous les voisins de l'Ange-Gardien, et un rassemblement considérable ne tarda pas à se former. Les premiers venus répondaient aux interrogations des derniers accourus.

«Qu'est-ce?» demandait une bonne femme.

—C'est un homme qui vient de tomber mort de besoin.

—Pourquoi les petits pleurent-ils?

—Parce qu'ils ont bon coeur, ces enfants! N'est-il pas terrible de voir un homme mourir de besoin à votre porte?

—Voyez donc ce gros, comme il se démène! Il va tous les écraser s'il tombe dessus.

—C'est le monsieur que les Bournier ont assassiné.

—Comment donc qu'il a fait pour en revenir?

—C'est parce que le grand zouave l'a mené aux eaux; ça l'a tout remonté.

—Tiens! quand ma femme sera morte, pas de danger que je la porte là-bas.

Dérigny ne reprenait pas connaissance, malgré les moyens énergiques du général; des claques dans les mains à lui briser les doigts, de la fumée de tabac à suffoquer un ours, de l'eau sur la tête à noyer un enfant, rien n'y faisait; la secousse avait été trop forte, trop imprévue. Moutier commençait à s'inquiéter de ce long évanouissement; il se relevait pour aller chercher le curé, lorsqu'il le vit fendre la foule et arriver précipitamment à Dérigny.

LE CURÉ.—Qu'y a-t-il? un homme mort, me dit-on! Pourquoi ne m'a-t-on pas prévenu plus tôt?

MOUTIER.—Pas mort, mais évanoui, monsieur le curé; il vient de tomber par suite d'une joie qui l'a saisi. Le curé s'agenouilla près de, Dérigny, lui tâta le pouls, écouta sa respiration, les battements de son coeur et se releva avec un sourire.

«Ce ne sera rien, dit-il; ôtez-le d'ici, couchez-le sur un lit bien à plat, bassinez le front, les tempes avec du vinaigre, et faites-lui avaler un peu de café.»

Après avoir donné encore quelques avis, le curé, se voyant inutile, retourna chez lui.

JACQUES.—Mon bon ami Moutier, laissez-moi embrasser mon pauvre papa avant qu'il soit mort tout à fait, je vous en prie, je vous en supplie; tante Elfy ne veut pas. Moutier tourna la tête et vit le pauvre Jacques à demi agenouillé, les mains jointes, le regard suppliant, le visage baigné de larmes.

MOUTIER.—Viens, mon pauvre enfant, embrasse ton papa et ne t'effraye pas; il n'est pas mort, et dans quelques instants il t'embrassera lui-même et te serrera dans ses bras.

Jacques remercia du regard son ami Moutier et se jeta sur son père qu'il embrassa à plusieurs reprises. Dérigny, au contact de son enfant, commença à reprendre connaissance; il ouvrit les yeux, aperçut Jacques et fit un effort pour se relever et le serrer contre son coeur. Moutier le soutint, et l'heureux père put à son aise couvrir de baisers ses enfants perdus et tant regrettés.

Après les premiers moments de ravissement, Dérigny parut confus d'avoir excité l'attention générale; il se remit sur ses pieds, et, quoique tremblant encore, il se dirigea vers la maison, tenant ses enfants par la main. Arrivé dans la salle, suivi du général, de Moutier et des deux soeurs, il se laissa aller sur une chaise, regarda avec tendresse et attendrissement Jacques et Paul qu'il tenait dans chacun de ses bras, et, après les avoir encore embrassés à plusieurs reprises:

«Excusez-moi, mon général, dit-il; veuillez m'excuser, Mesdames; j'ai été si saisi, si heureux de retrouver ces pauvres chers enfants que j'ai tant cherchés, tant pleurés, que je me suis laissé aller à m'évanouir comme une femmelette. Chers, chers enfants, comment se fait-il que je vous retrouve ici, avec une maman, une tante, un bon: ami? (Dérigny sourit en disant ces mots et jeta un regard reconnaissant sur les deux soeurs et sur Moutier.)

JACQUES.—Deux bons amis, papa, deux. Le bon général est aussi un bon ami.

Dérigny tressaillit en s'entendant appeler papa par son enfant.

DÉRIGNY, l'embrassant.—Tu avais la même voix quand tu étais petit, mon Jacquot; tu disais papa de même.

—Mon bon ami, dit le général avec émotion, je suis content de vous voir si heureux. Oui, sapristi, je suis plus content que si..., que si... j'avais épousé toutes les petites filles des eaux, que si j'avais adopté Moutier, Elfy, Torchonnet. Je suis content, content!

Dérigny se leva et porta la main à son front pour faire le salut militaire.

DÉRIGNY.—Grand merci, mon général! Mais comment se fait-il que mes enfants se trouvent ici à plus de vingt lieues de l'endroit où je les avais laissés?

MADAME BLIDOT.—C'est le bon Dieu et Moutier qui nous les ont amenés, mon cher Monsieur.

JACQUES.—Et aussi la sainte Vierge, papa, puisque je l'avais priée comme ma pauvre maman me l'avait recommandé.

DÉRIGNY.—Mon bon Jacquot! Te souviens-tu encore de ta pauvre maman?

JACQUES.—Très bien, papa, mais pas beaucoup de sa figure; je sais seulement qu'elle était pâle, si pâle que j'avais peur.

Dérigny l'embrassa pour toute réponse et soupira profondément.

JACQUES.—Vous êtes encore triste, papa? et pourtant vous nous avez retrouvés, Paul et moi!

DÉRIGNY.—Je pense à votre pauvre maman, cher enfant; c'est elle qui vous a protégés près du bon Dieu et de la sainte Vierge et qui vous a amenés ici. Mon bon Moutier, comment avez-vous connu mes enfants?

MOUTIER.—Je vous raconterai ça quand nous aurons dîné, mon ami; et quand les enfants seront couchés. Ils savent cela, eux, il est inutile qu'ils me l'entendent raconter.

LE GÉNÉRAL.—Et vous, mon cher, comment se fait-il que vous ayez perdu vos enfants, que vous ayez fait la campagne de Crimée, que vous n'ayez pas retrouvé ces enfants au retour? Vous n'avez donc ni père, ni mère, ni personne?

DÉRIGNY.—Ni père, ni mère, ni frère, ni soeur, mon général. Voici mon histoire, plus triste que longue. J'étais fils unique et orphelin; j'ai été élevé par la grand-mère de ma femme qui était orpheline comme moi; la pauvre femme est morte; j'avais tiré au sort; j'étais le dernier numéro de la réserve: pas de chance d'être appelé. Madeleine et moi, nous restions seuls au monde, je l'aimais, elle m'aimait; nous nous sommes mariés; j'avais vingt et un ans; elle en avait seize. Nous vivions heureux, je gagnais de bonnes journées comme mécanicien-menuisier. Nous avions ces deux enfants qui complétaient notre bonheur; Jacquot était si bon que nous en pleurions quelquefois, ma femme et moi. Mais voilà-t-il pas, au milieu de notre bonheur, qu'il court des bruits de guerre; j'apprends qu'on appelle la réserve; ma pauvre Madeleine se désole, pleure jour et nuit; moi parti, je la voyais déjà dans la misère avec nos deux chérubins; sa santé s'altère; Je reçois ma feuille de route pour rejoindre le régiment dans un mois. Le chagrin de Madeleine me rend fou; je perds la tête; nous vendons notre mobilier et nous partons pour échapper au service; je n'avais plus que six mois à faire pour finir mon temps et être exempt. Nous allons toujours, tantôt à pied, tantôt en carriole; nous arrivons dans un joli endroit à vingt lieues d'ici; je loue une maison isolée où nous vivions cachés dans une demi-misère, car nous ménagions nos fonds, n'osant pas demander de l'ouvrage de peur d'être pris: ma femme devient de plus en plus malade; elle meurt (la voix de Dérigny tremblait en prononçant ces mots); elle meurt, me laissant ces deux pauvres petits à soigner et à nourrir. Pendant notre séjour dans cette maison, tout en évitant d'être connus, nous avions pourtant toujours été à la messe et aux offices les dimanches et fêtes; la pâleur de ma femme, la gentillesse des enfants attiraient l'attention; quand elle fut plus mal, elle demanda M. le curé qui vint la voir plusieurs fois, et, lorsque je la perdis, il fallut faire ma déclaration à la mairie et donner mon nom; trois semaines après, le jour même où le venais de donner à mes enfants mon dernier morceau de pain et où j'allais les emmener pour chercher de l'ouvrage ailleurs, je fus pris par les gendarmes et forcé de rejoindre sous escorte, malgré mes supplications et mon désespoir. Un des gendarmes me promit de revenir chercher mes enfants; j'ai su depuis qu'il ne l'avait pas pu de suite, et que plus tard il ne les avait plus retrouvés. Arrivé au corps, je fus mis au cachot pour n'avoir pas rejoint à temps. Lorsque j'en sortis, je demandai un congé pour aller chercher mes enfants et les faire recevoir enfants de troupe; mon colonel, qui était un brave homme, y consentit; quand je revins à Kerbiniac, il me fut impossible de retrouver aucune trace de mes enfants; personne ne les avait vus. Je courus tous les environs nuit et jour, je m'adressai à la gendarmerie, à la police des villes. Je dus rejoindre mon régiment et partir pour le Midi sans savoir ce qu'étaient devenus ces chers bien-aimés. Dieu sait ce que j'ai souffert. Jamais ma pensée n'a pu se distraire du souvenir de mes enfants et de ma femme. Et, si je n'avais conservé les sentiments religieux de mon enfance, je n'aurais pas pu supporter la vie de douleur et d'angoisse à laquelle je me trouvais condamné. Tout m'était égal, tout, excepté d'offenser le bon Dieu. Voilà toute mon histoire, mon général; elle est courte, mais bien remplie par la souffrance.


XVIII

Première inquiétude paternelle.

Jacques et Paul avaient écouté parler leur père sans le quitter des yeux; ils se serraient de plus en plus contre lui; quand il eut fini, tous deux se jetèrent dans ses bras; Paul sanglotait, Jacques pleurait tout bas. Leur père les embrassait tour à tour, essuyait leurs larmes.

«Tout est fini à présent, mes chéris! Plus de malheur, plus de tristesse! Je serai tout à vous et vous serez tout à moi.»

—Et maman Blidot, et tante Elfy? dit Jacques avec anxiété. Est-ce que nous ne serons plus à elles?

DÉRIGNY. Toujours, mon enfant, toujours. Vous les aimez donc bien?

JACQUES.—Oh! papa, je crois bien que nous les aimons! elles sont si bonnes, si bonnes, que c'est comme maman et vous. Vous resterez avec nous, n'est-ce pas? Le pauvre Dérigny n'avait pas encore songé à ce lien de coeur et de reconnaissance de ses enfants; en le brisant, il leur causait un chagrin dont tout son coeur paternel se révoltait; s'il les laissait à leurs bienfaitrices, lui-même devait donc les perdre encore une fois, s'en séparer au moment où il venait de les retrouver; l'angoisse de son coeur se peignait sur sa physionomie expressive.

LE GÉNÉRAL.—J'arrangerai tout cela, moi! Que personne ne se tourmente et ne s'afflige! Je ferai en sorte que tout le monde reste content. A présent, si nous soupions, ce ne serait pas malheureux; j'ai une faim de cannibale; nous sommes tous heureux: nous devons tous avoir faim. Moutier, Elfy et Mme Blidot étaient allés chercher les plats et les bouteilles; le souper ne tarda pas à être servi et chacun se mit à sa place, excepté Dérigny qui se préparait à servir le général.

LE GÉNÉRAL.—Eh bien, pourquoi ne soupez-vous pas, Dérigny? Est-ce que la joie tient lieu de nourriture?

DÉRIGNY.—Pardon, mon général: tant que je reste votre serviteur, je ne me permettrai pas de m'asseoir à vos côtés.

LE GÉNÉRAL.—Vous avez perdu la tête, mon ami! Le bonheur vous rend fou! Vous allez servir vos enfants comme si vous étiez leur domestique? Drôle d'idée vraiment! Voyons, pas de folie. A l'Ange-Gardien nous sommes tous amis et tous égaux. Mettez-vous là, entre Jacques et Paul, mangeons... Eh bien, vous hésitez?... Faudra-t-il que je me fâche pour vous empêcher de commettre des inconvenances? Saperlote! à table, je vous dis! Je meurs de faim, moi!

Moutier fit en souriant signe à Dérigny d'obéir; Dérigny se plaça entre ses deux enfants; le général poussa un soupir de satisfaction et il commença sa soupe. Il y avait longtemps qu'il n'avait mangé de la cuisine, bourgeoise mais excellente, de Mme Blidot et d'Elfy; aussi mangea-t-il à tuer un homme ordinaire; l'éloge de tous les plats était toujours suivi d'une seconde copieuse portion. Il était d'une gaieté folle qui ne tarda pas à se communiquer à toute la table; Moutier ne cessait de s'étonner de voir rire Dérigny, lui qui ne l'avait jamais vu sourire depuis qu'il l'avait connu.

MOUTIER.—Tu vois, mon Jacquot, les prodiges que tu opères ainsi que Paul. Voici ton papa que je n'ai jamais vu sourire, et qui rit maintenant comme Elfy et moi.

DERIGNY.—J'aurais fort à faire, mon ami, s'il me fallait: arriver à la gaieté de Mlle Elfy, d'après ce que vous m'en avez dit, du moins. Mais j'avoue que je me sens si heureux que je ferais toutes les folies qu'on me demanderait.

LE GÉNÉRAL.—Bon ça! Je vous en demande une qui vous fera grand plaisir.

DERIGNY.—Pourvu qu'elle ne me sépare pas de mes enfants, mon général, je vous le promets.

LE GÉNÉRAL.—Encore mieux! Je vous demande, mon ... ami, de ne pas me quitter... Ne sautez pas, que diantre! Vous ne savez pas ce que je veux dire... Je vous demande de ne jamais quitter vos enfants et de ne pas me quitter. Ce qui veut dire que je vous garderai tous les trois avec moi, qu'en reconnaissance de vos soins (dont je ne peux plus me passer; je sens que je ne m'habituerais pas à un autre service que le vôtre, si exact, si intelligent, si doux, si actif: il me faut vous ou la mort), qu'en reconnaissance, dis-je, de ces soins que rien ne peut payer, j'achèterai pour vous et je vous donnerai un bien quelconque où vous vous établiriez, après ma mort, avec vos enfants et une femme peut-être. Ce serait votre avenir et votre fortune à tous. Tant que je suis prisonnier, vous resterez en France avec vos enfants et notre ami Moutier.

DÉRIGNY.—Et après, mon général?

LE GÉNÉRAL.—Après? Après? Nous verrons ça, Nous avons le temps d'y penser... Eh bien, que dites-vous?

DÉRIGNY.—Rien encore, mon général; je demande le temps de la réflexion; ce soir je n'ai pas la tête à moi et mon coeur est tout à mes enfants.

LE GÉNÉRAL.—Bien, mon cher, je vous donne jusqu'au repas de noces d'Elfy et de Moutier, demain nous fixerons le jour et j'écrirai à Paris pour le dîner et les accessoires. A nous deux, ma petite Elfy! Reprenons notre vieille conversation interrompue sur votre mariage. C'est aujourd'hui lundi, demain mardi j'écris, on m'expédie mon dîner et le reste samedi; tout arrive lundi, et nous le mangerons en sortant de la cérémonie.

ELFY.—Impossible, mon général; il faut faire les publications, le contrat.

LE GÉNÉRAL..—Il faut donc bien du temps en France pour tout cela! Chez nous, en Russie, ça va plus vite que ça. Ainsi, je vois Mme Blidot; vous me convenez, je vous conviens; nous allons trouver le pope qui lit des prières en slavon, chante quelque chose, dit quelque chose, vous fait boire dans ma coupe et moi dans la vôtre, qui nous promène trois fois en rond autour d'une espèce de pupitre, et tout est fini. Je suis votre mari, vous êtes ma femme, j'ai le droit de vous battre, de vous faire crever de faim, de froid, de misère.

MADAME BLIDOT, riant.—Et moi, quels sont mes droits?

LE GÉNÉRAL.—De pleurer, de crier, de m'injurier, de battre les gens, de déchirer vos effets, de mettre le feu à la maison même dans les cas désespérés.

MADAME BLIDOT, riant.—Belle consolation! A quel sort terrible j'ai échappé!

LE GÉNÉRAL.—Oh! mais moi, c'est autre chose! Je serais un excellent mari! Je vous soignerais, je vous empâterais; je vous accablerais de présents, de bijoux; je vous donnerais des robes à queue pour aller à la cour, des diamants, des plumes, des fleurs!

Tout le monde se met à rire, même les enfants; le général rit aussi et déclare qu'à l'avenir il appellera Mme Blidot «ma petite femme». Après avoir causé et ri pendant quelque temps, le général va se coucher parce qu'il est fatigué; Dérigny, après avoir terminé son service près du général, va avec ses enfants, dans leur chambre, les aider à se déshabiller, à se coucher, après avoir fait avec eux une fervente prière d'actions de grâces. Il ne peut se décider à les quitter; et quand ils sont endormis, il les regarde avec un bonheur toujours plus vif, effleure légèrement de ses lèvres leurs joues, leur front et leurs mains; enfin la fatigue et le sommeil l'emportent, et il s'endort sur sa chaise entre les deux lits de ses enfants. Il dort d'un sommeil si paisible et si profond qu'il ne se réveille que lorsque Moutier, inquiet de sa longue absence, va le chercher et l'emmène de force pour le faire coucher dans le lit qui lui avait été préparé. Il était tard pourtant: minuit venait de sonner à l'horloge de la salle; mais Moutier n'avait pas encore eu le temps de causer avec Elfy et sa soeur; ils avaient mille choses à se raconter, et les heures s'écoulaient trop vite. Enfin Mme Blidot sentit que le sommeil la gagnait; l'horloge sonna, Moutier se leva, engagea les soeurs à aller se coucher et alla à la recherche de Dérigny, qu'il ne trouvait pas dans sa chambre près du général. Il réfléchit encore quelque temps avant de s'endormir lui-même; ses pensées étaient imprégnées de bonheur et ses rêves se ressentirent de cette douce inspiration.


XIX

Mystères.

Le lendemain, le notaire, que le général avait mandé la veille par un exprès pour une affaire importante, arriva de bonne heure. Le général s'enferma avec lui pendant longtemps; ils sortirent de cette conférence satisfaits tous les deux et riant à qui mieux mieux. Le général ne dit mot à personne de ce qui s'était passé entre eux, et, quand le notaire partit, il mit le doigt sur sa bouche pour lui recommander le silence, et lui fit promettre de revenir bien exactement pour le contrat de mariage d'Elfy, la veille de la noce:

«N'oubliez pas, mon très cher, que vous êtes de la noce, du dîner surtout, dîner de chez Chevet. Ne vous inquiétez pas de votre coucher; c'est moi qui loge.»

—Mais, général, lui dit tout bas Mme Blidot, nous n'avons pas de place.

—Ta, ta, ta, j'aurai de la place, moi; c'est moi qui loge, ce n'est pas vous. Soyez tranquille, ne vous inquiétez de rien; nous ne dérangerons rien chez vous.

Le notaire salua et partit. Le général se frottait les mains comme d'habitude et souriait d'un air malin. Il s'approcha d'une fenêtre donnant sur le jardin.

«C'est joli ces prés qui bordent votre jardin! Et le petit bois qui est à droite, et la rivière qui coule au milieu. Ce serait bien commode d'avoir tout cela. Quel dommage que ce ne soit pas à vendre!»

Mme Blidot et Elfy ne répondirent pas. C'était à vendre; le malin général le savait bien depuis une heure; il savait aussi que les soeurs n'avaient pas les fonds nécessaires pour l'acheter. Il eût fallu avoir vingt-cinq mille francs; et elles n'en avaient que trois mille.

«C'est dommage, répéta le général. Quel joli petit bien cela vous ferait! Et, si un étranger l'achète, il peut bâtir au bout de votre jardin, vous empêcher d'avoir de l'eau à la rivière, vous ennuyer de mille manières. N'est-ce pas vrai ce que je dis, Moutier?

MOUTIER.—Très vrai, mon général; aussi je ne dis pas que n'ayons fort envie d'en faire l'acquisition. Et, si Elfy y consent, les vingt mille francs que je tiens de votre bonté, mon général, pourront servir à en payer une grande partie; mais nous attendrons que le bien soit à vendre. Le général sourit malicieusement; il avait tout prévu, tout arrangé. Le notaire avait ordre de répondre, en cas de demande, que le tout était vendu. A partir de ce jour, le général prit des allures mystérieuses qui surprirent beaucoup Moutier, Dérigny et les deux soeurs. Il envoya a Domfront louer un cabriolet attelé d'un cheval vigoureux; il y montait tous les jours après déjeuner et ne revenait que le soir. Habituellement il partait seul avec le conducteur; quelquefois il emmenait avec lui le curé. On demanda plus d'une fois au conducteur où il menait le général, jamais on n'en put tirer une parole, sinon: «J'ai défense de parler; si je dis un mot je perdrai un pourboire de cent francs.»

Quelques personnes avaient suivi le cabriolet, mais le général s'en apercevait toujours; ces jours-là il allait, allait comme le vent, jusqu'à ce que les curieux fussent obligés de terminer leur poursuite, sous peine de crever leurs chevaux.

Un autre motif de surprise pour le village, c'est que, peu de jours après la visite du notaire, une foule d'ouvriers de Domfront vinrent s'établir à l'auberge Bournier; ils travaillèrent avec une telle ardeur qu'en huit jours ils y firent un changement complet. Le devant était uni, sablé et bordé d'un trottoir; un joli perron en pierre remplaçait les marches en briques demi-brisées qui s'y trouvaient jadis. Les croisées à petits carreaux sombres et sales furent remplacées par de belles croisées à grands carreaux. Toute la maison fut réparée et repeinte; la cour, agrandie et nettoyée; les écuries, la porcherie, le bûcher, la buanderie, les caves, les greniers aérés et arrangés. Des voitures de meubles et objets nécessaires à une auberge arrivaient tous les soirs; mais personne ne voyait ce qu'elles contenaient, car on attendait la nuit pour les décharger et tout mettre en place. De jour, les ouvriers défendaient les approches de la maison.

Il en était de même dans les prés et les bois qui bordaient là propriété de l'Ange-Gardien. Une multitude d'ouvriers y traçaient des chemins, y établissaient des bancs, y mettaient des corbeilles de fleurs, jetaient des ponts sur la rivière, en régularisaient les bords; ils construisirent en vue de l'Ange-Gardien un petit embarcadère couvert, auquel on attacha par une chaîne un joli bateau de promenade. Chaque jour donnait un nouveau charme à ce petit bien convoité par Elfy et Moutier, et chaque jour augmentait leur désappointement. Il était évident que ce bien avait été acheté récemment; le nouveau propriétaire voudrait probablement bâtir une habitation pour jouir des travaux qui rendaient l'emplacement si joli.

«Chère Elfy, disait Moutier, ne désirons pas plus que nous n'avons; ne sommes-nous pas très heureux avec ce que nous a déjà donné le bon Dieu? D'ailleurs, pour moi, le bonheur en ce monde, c'est vous; le reste est peu de chose. Il ne sert qu'à embellir mon bonheur, comme une jolie toilette vous embellira le jour de notre mariage.»

ELFY.—Vous avez raison, mon ami; aussi donnerais-je tous les prés et tous les bois du monde pour vous conserver près de moi. Je trouve seulement contrariant de n'avoir pu acheter tout cela et de nous en voir privés pour toujours, faute d'y avoir pensé plus tôt.

-C'est tout juste ce que je pensais, mes pauvres amis, dit le général d'une voix douce... (Il rentrait par le jardin après avoir examiné les travaux qui marchaient avec une rapidité extraordinaire.) Il n'y aurait que la haie de votre petit jardin à ouvrir, et vous auriez là une propriété ravissante.

MOUTIER.—Pardon, mon général, si je vous faisais observer qu'il serait mieux de ne pas augmenter les regrets de ma pauvre Elfy; elle est bien jeune encore et il est facile d'exciter son imagination.

LE GÉNÉRAL.—Bah! Bah! Ne disait-elle pas, il y a un instant, que vous lui teniez lieu de tous les bois et de tous les prés? Vous êtes pour elle l'ombre des bois, la fraîcheur des rivières, le soleil des prés. Ha! ha! ha! Un peu de sentiment, voyons donc! Au lieu de prendre des airs d'archanges, vous me regardez tous deux avec un air presque méchant. Ha! ha! ha! Moutier est furieux que je ne fasse pas des jérémiades avec son Elfy, et Elfy est furieuse que je me moque de ses soupirs et de ses regrets pour les prés et les bois. Au revoir, mes amis, j'ai une course à faire.

Quand il fut parti:

«Joseph, dit Elfy à Moutier (qui mordait sa moustache pour contenir l'humeur que lui causait le général), Joseph, le général est insupportable depuis quelques jours; je serais enchantée de le voir partir.

MOUTIER.—Ma pauvre Elfy, il est bon, mais taquin. Qu'y faire? C'est sa nature; il faut la supporter et ne pas oublier le bien qu'il nous a fait. Sans lui, je n'aurais jamais osé demander votre main.

ELFY.—Mais moi, je vous l'aurais donnée, mon ami; j'y étais bien décidée lors de votre seconde visite.

MOUTIER.—Ce qui n'empêche pas que c'est, après vous, au général que je la dois, et un bienfait de ce genre fait pardonner bien des imperfections.


XX

Le contrat.

Le jour de la noce approchait. Le général ne tenait plus en place; il sortait et rentrait vingt fois par jour. Il faisait apporter une foule de caisses de l'auberge Bournier: il avait voulu faire venir la robe, le voile et toute la toilette de mariée d'Elfy. Il avait exigé de Moutier qu'il se fit faire à Domfront un uniforme de zouave en beau drap fin; il l'avait mené à cet effet chez le meilleur tailleur de Domfront et avait fait la commande lui-même. Le placement des dix mille francs de Torchonnet était terminé; le versement de cent cinquante mille francs qu'il donnait au curé pour l'église, le presbytère, les soeurs de charité et l'hospice était fini. Torchonnet, bien guéri, avait été transféré chez les frères de Domfront. Les caisses du trousseau et les cadeaux étaient arrivés. A l'exception de celles qui contenaient les toilettes du contrat et du jour de noce que le général ne voulait livrer qu'au dernier jour, elles avaient été ouvertes et vidées, à la grande joie d'Elfy qui pardonnait tout au général, et à la grande satisfaction de Mme Blidot, de Moutier, des enfants et de Dérigny: Mme Blidot, parce qu'elle trouvait un grand supplément de linge, de vaisselle, d'argenterie et de toutes sortes d'objets utiles pour leur auberge; Moutier, parce qu'il jouissait de la joie d'Elfy plus que de ses propres joies; les enfants, parce qu'ils aidaient à déballer, à ranger et que tout leur semblait si beau, que leurs exclamations de bonheur se succédaient sans interruption; Dérigny, parce qu'il ne vivait plus que par ses enfants, que toutes leurs joies étaient ses joies et que leurs peines lui étaient plus que les siennes. Le général ne touchait pas terre; il était leste, alerte, infatigable, il courait presque autant que Jacques et Paul. Il riait, il déballait; il se laissait pousser, chasser. Ses grosses mains maladroites chiffonnaient les objets de toilette, laissaient échapper la vaisselle et autres objets fragiles.

De temps à autre il courait à l'auberge Bournier, sous prétexte d'avoir besoin d'air, puis aux ouvriers des prés et des bois, pour avoir, disait-il, un peu de fraîcheur. On le laissait faire, chacun était trop agréablement surpris pour gêner ses allées et venues.

L'auberge Bournier ressemblait à une fourmilière; les ouvriers étaient plus nombreux encore et plus affairés que les jours précédents. Il était arrivé plusieurs beaux messieurs de Paris qui s'y établissaient et qui achetaient, dans le village et aux environs, des provisions si considérables de légumes frais, de beurre, d'oeufs, de laitage, qu'on pensait dans Loumigny qu'on allait avoir à loger incessamment un régiment ou pour le moins un bataillon.

Moutier et Dérigny semblaient avoir perdu la confiance du général; il ne leur demandait plus rien que les soins d'absolue nécessité pour son service personnel.

Ils avaient défense de toucher aux paquets qui se succédaient; le général les déballait lui-même et ne permettait à personne d'y jeter un coup d'oeil. Elfy craignait parfois que ce ne fût un symptôme de mécontentement. Moutier la rassurait.

«Je le connais, disait-il; c'est quelque bizarrerie qui lui passe par la tête et qui s'en ira comme tant d'autres que je lui ai vues.»

Mme Blidot s'inquiétait du repas de noces, du dîner, du contrat. Quand elle avait voulu s'en occuper et les préparer avec Elfy, le général l'en avait empêchée en répétant chaque fois:

«Ne vous occupez de rien, ne vous tourmentez de rien; c'est moi qui me charge de tout, qui fais tout, qui paye Tout.»

MADAME BLIDOT.—Mais, mon cher bon général, ne faut-il pas au moins préparer des tables, de la vaisselle, des rafraîchissements, des flambeaux? Je n'ai rien que mon courant.

LE GÉNÉRAL.—C'est très bien, ma chère madame Blidot! Soyez tranquille; ayez confiance en moi.

Mme Blidot ne put retenir un éclat de rire auquel se joignirent Elfy et Moutier; le général, enchanté, riait plus fort qu'eux tous.

MADAME BLIDOT.—Mais, mon bon général, pour l'amour de Dieu, laissez-nous faire nos invitations pour le dîner du contrat et pour le jour du mariage; si nous ne faisons pas d'invitations, nous nous ferons autant d'ennemis que nous avons d'amis actuellement.

LE GÉNÉRAL.—Bah! bah! ne songez pas à tout cela; c'est moi qui fais tout, qui règle tout, qui invite, qui régale, etc.

MADAME BLIDOT.—Mais, général, vous ne connaissez seulement pas les noms de nos parents et de nos amis?

LE GÉNÉRAL.—Je les connais mieux que vous, puisque j'en sais que vous n'avez jamais vus ni connus.

—Mon Dieu! mon Dieu! que va devenir tout ça! s'écria Mme Blidot d'un accent désolé.

LE GÉNÉRAL,—Vous le verrez; demain c'est le contrat: vous verrez, répondit le général d'un air goguenard.

MADAME BLIDOT.—Et penser que nous n'avons rien de préparé, pas même de quoi servir un dîner!

LE GÉNÉRAL, riant.—A tantôt, ma pauvre amie; j'ai besoin de sortir, de prendre l'air.

Et le général courut plutôt qu'il ne marcha vers la maison Bournier. Les ouvriers avaient tout terminé; on achevait d'accrocher au-dessus de la porte une grande enseigne recouverte d'une toile qui la cachait entièrement. Une foule de gens étaient attroupés devant cette enseigne. Le général s'approcha du groupe et demanda d'un air indifférent:

«Qu'est-ce qu'il y a par là? Que représente cette enseigne Voilée?»

UN HOMME.—Nous ne savons pas, général. (On commençait à le connaître dans le village.) Il se passe des choses singulières dans cette auberge; depuis huit jours on y a fait un remue-ménage à n'y rien comprendre.

LE GÉNÉRAL.—C'est peut-être pour le procès.

UNE BONNE FEMME.—C'est ce que disent quelques-uns. On dit que les Bournier vont être condamnés à mort et qu'on prépare l'auberge pour les exécuter dans la chambre où ils ont manqué vous assassiner, général.

Le général comprima avec peine le rire qui le gagnait. Il remercia les braves gens des bons renseignements qu'ils lui avaient donnés, continua sa promenade et revint lestement à l'auberge par les derrières sans être vu de personne. Il entra, regarda et approuva tout, encouragea par des généreux pourboires les gens qui préparaient diverses choses à l'intérieur, et s'esquiva sans avoir été aperçu des habitants de Loumigny.


XXI

Le contrat. Générosité inattendue.

Le lendemain était le jour du contrat. Chacun était inquiet à l'Ange-Gardien; on ne voyait rien venir. Le général était calme et causant. On déjeuna, Jacques et Paul seuls étaient gais et en train.

Le général se leva et annonça qu'il était temps de s'habiller. Chacun passa dans sa chambre, et de tous côtés on entendit partir des cris de surprise et de joie. Elfy et Mme Blidot avaient des robes de soie changeante, simples, mais charmantes; des châles légers en soie brodée, des bonnets de belle dentelle. Les rubans d'Elfy étaient bleu de ciel; ceux de sa soeur étaient verts et cerise. Les cols, les manches, les chaussures, les gants, les mouchoirs, rien n'y manquait. Moutier avait trouvé un costume bourgeois complet; Dérigny de même; Jacques et Paul, de charmantes jaquettes en drap soutaché, avec le reste de l'habillement. Ils n'oublièrent pas leurs montres; chacun avait la sienne.

Les toilettes furent rapidement terminées, tant on était pressé de se faire voir. Quand ils furent tous réunis dans la salle, le général ouvrit majestueusement sa porte; à l'instant il fut entouré et remercié avec une vivacité qui le combla de joie.

LE GÉNÉRAL;—Eh bien, mes enfants, croirez-vous une autre fois le vieux Dourakine quand il vous dira: «Ayez confiance en moi, ne vous inquiétez de rien?»

—Bon! cher général! s'écria-t-on de tous côtés.

LE GÉNÉRAL,—Je vous répète, mes enfants, ne vous tourmentez de rien; tout sera fait et bien fait. A présent, allons recevoir nos invités et le notaire.

ELFY.—Où ça, général? où sont-ils?

LE GÉNÉRAL.—C'est ce que vous allez voir, mon enfant. Allons, en marche! Par file à gauche!

Le général sortit le premier; il était en petite tenue d'uniforme avec une seule plaque sur la poitrine. Il se dirigea vers l'auberge Bournier, suivi de tous les habitants de l'Ange-Gardien. Le général donnait le bras à Elfy, Moutier à Mme Blidot; Dérigny donnait la main à ses enfants. Tout le village se mit aux portes pour les voir passer. «Suivez, criait le général, je vous invite tous! Suivez-nous, mes amis.»

Chacun s'empressa d'accepter l'invitation, et on arriva en grand nombre à l'auberge Bournier. Au moment où ils furent en face de la porte, la toile de l'enseigne fut tirée et la foule enchantée put voir un tableau représentant le général en pied; il était en grand uniforme, couvert de décorations et de plaques. Au-dessus de la porte était écrit en grosses lettres d'or: Au Général reconnaissant. La peinture n'en était pas de première qualité, mais la ressemblance était parfaite, et la vivacité des couleurs en augmentait la beauté aux yeux de la multitude. Pendant quelques instants on n'entendit que des bravos et des battements de mains. Au même instant le curé parut sur le perron; il fit signe qu'il voulait parler. Chacun fit silence.

«Mes amis, dit-il, mes enfants, le général a acheté l'auberge dans laquelle il aurait péri victime des misérables assassins sans le courage de M. Moutier et de vous tous qui êtes accourus à l'appel de notre brave sergent. Il a voulu témoigner sa reconnaissance à la famille qui devient celle de Moutier, en faisant l'acquisition de cette auberge pour répandre ses bienfaits dans notre pays; bien plus, mes enfants, il a daigné consacrer la somme énorme de cent cinquante mille francs pour réparer et embellir notre pauvre église, pour fonder une maison de Soeurs de charité, un hospice, une salle d'asile et des secours aux malades et infirmes de la commune. Voilà, mes enfants, ce que nous devrons à la générosité du Général reconnaissant. Que cette enseigne rappelle à jamais ses bienfaits.

Les cris, les vivats redoublèrent. On entoura le général, on voulut le porter jusqu'en dedans de la maison. Il s'y opposa d'abord avec calme et dignité, puis la rougeur aux joues, avec quelques jurons à mi-voix et des mouvements de bras, de jambes et d'épaules un peu trop prononcés, puis enfin par des évolutions si violentes que chacun se recula et lui laissa le passage libre.

On monta le perron, on entra dans la salle; Elfy et Moutier se trouvèrent en face d'une foule compacte: le notaire, les parents, les amis, les voisins, tous avaient été invités et remplissaient la salle, agrandie, embellie, peinte et meublée. Des sièges étaient préparés en nombre suffisant pour tous les invités. Le général fit asseoir Elfy entre lui et Moutier, Mme Blidot à sa gauche, puis Dérigny et les enfants; le notaire se trouvait en face avec une table devant lui. Quand tout le monde fut placé, le notaire commença la lecture du contrat. Lorsqu'on en fut à la fortune des époux, le notaire lut:

«La future se constitue en dot les prés, bois et dépendances attenant à la maison dite l'Ange-Gardien.»

Elfy poussa un cri de surprise, sauta de dessus sa chaise et se jeta presque à genoux devant le général qui se leva, la prit dans ses bras et, lui baisant le front: «Oui, ma chère enfant, c'est mon cadeau de noces. Vous allez devenir la femme, l'amie de mon brave Moutier, deux fois mon sauveur et toujours mon ami. Je ne saurais assez reconnaître ce que je lui dois; mais en aidant à son mariage avec vous, j'espère m'être acquitté d'une partie de ma dette.»

Le général tendit la main à Moutier, l'attira à lui et le serra avec Elfy dans ses bras.

«Oh! mon général, dit Moutier à voix basse, permettez que je vous embrasse.»

—De tout mon coeur, mon enfant... Et, à présent, continuons notre contrat.

Le notaire en acheva la lecture; une seule clause, qui fit rougir Mme Blidot, parut se ressentir de la bizarrerie du général. Il était dit: «Dans le cas où Mme Blidot viendrait à se remarier, sa part de propriété de l'Ange-Gardien retournerait à sa soeur Elfy, et serait compensée par la maison à l'enseigne: Au Général reconnaissant, que le général comte Dourakine lui céderait en toute propriété, mais à la condition que Mme Blidot épouserait l'homme indiqué par le général comte Dourakine et qu'il se réserve de lui faire connaître.»

Le notaire ne put s'empêcher de sourire en voyant l'étonnement que causait cette clause du contrat, qu'il avait cherché vainement à faire supprimer. Le général y tenait particulièrement; il n'avait pas voulu en démordre. Mme Blidot rougit, s'étonna et puis se mit à rire en disant: «Au fait, je ne m'oblige à rien, et personne ne peut m'obliger à me marier si je ne le veux pas.»

--Qui sait? dit le général, qui sait? Vous le voudrez peut-être quand vous connaîtrez le futur.

—Pas de danger que je me remarie.

—Il faut signer, Messieurs, Mesdames, dit le notaire.

—Et puis dîner, dit le général.

Mme Blidot ne fut nullement effrayée de cette annonce du général, quoique rien ne lui parût arrangé pour un repas quelconque; mais elle commençait à compter sur cette espèce de féerie qui faisait tout arriver à point. Elfy signa, puis Moutier, puis le général, puis Mme Blidot, le curé, Jacques, Paul, Dérigny et la foule. Quand chacun eut apposé son nom ou sa croix au bas du contrat, le général proposa de retourner dîner à l'Ange-Gardien; Mme Blidot ne put s'empêcher de frémir de la tête aux pieds. Comment dîner, sans dîner, sans couvert, sans table!

«Général, dit-elle d'un air suppliant, si nous dînions ici? C'est si joli!»

LE GÉNÉRAL, avec malice.—Du tout, ma petite femme, nous dînons chez vous. Ne voyez-vous pas qu'Elfy et Moutier sont impatients de se promener dans leur nouvelle propriété? Allons, en route.

Le général descendit le perron, entraînant Mme Blidot, suivi d'Elfy qui donnait le bras à Moutier, et du reste de la société. Jacques et Paul couraient en éclaireurs; ils arrivèrent les premiers à l'Ange-Gardien, et firent des exclamations de joie sans fin. Le devant de la maison était garni de caisses d'orangers et autres arbustes en fleurs; la salle était tapissée d'étoffe bleue, ainsi que la cuisine; des tables étaient mises dans les deux salles. Le général fit asseoir tous les invités; lui, Elfy et Moutier présidaient la première table; Mme Blidot, Dérigny et les enfants faisaient les honneurs de la seconde; plusieurs domestiques, venus de Paris, firent le service; ils passaient les plats, les vins; les cuisiniers s'étaient surpassés: on n'avait jamais mangé, ni bu, ni vu chose pareille à Loumigny. Le curé était à la gauche du général, Elfy se trouvait placée entre le général et Moutier, puis le notaire et les autres convives. Le dîner fut long et gai.

«Défense de se donner d'indigestion aujourd'hui, criait le général; on doit se ménager pour demain: ce sera bien autre chose.»

—Qu'y aura-t-il demain? demanda un convive.

LE GÉNÉRAL—Qui vivra verra. Il y aura un festin de Balthazar!

LE CONVIVE.—Qu'est-ce que c'est que ça, Balthazar?

LE GÉNÉRAL—Balthazar était un gredin, un fieffé gourmand, mais un fin connaisseur en vins et en toutes espèces de comestibles, et, quand on voulait bien dîner, on allait chez Balthazar.

—Ah oui! comme à Paris, quand on va chez Véry, dit un des convives qui avait la prétention d'avoir de l'instruction et de connaître Paris, parce qu'il y avait passé une fois trois jours comme témoin dans une affaire criminelle.

—Tout juste! c'est ça, dit le général en se tordant de rire. Je vois, M'sieur, que vous connaissez Paris.

LE CONVIVE INSTRUIT.—Un peu, M'sieur, j'y ai passé quelque temps.

LE GÉNÉRAL.—Avez-vous été au spectacle, M'sieur?

LE CONVIVE INSTRUIT.—Oui, M'sieur, bien des fois. J'aimais beaucoup le spectacle.

LE GÉNÉRAL.—A quel théâtre alliez-vous?

LE CONVIVE INSTRUIT.—Au grand théâtre de Polichinelle, et à un autre dont j'oublie le nom, plus beau encore.

LE GÉNÉRAL.—Ah! aux Champs-Élysées, n'est-ce pas?

LE CONVIVE INSTRUIT.—Oui, M'sieur, un grand bois mal gouverné, et qui ne ressemble guère à un champ; des arbres abîmés, écourtés, une futaie perdue.

Le général riait de plus en plus, buvait de plus en plus. On était à table depuis deux heures. Elfy proposa au général une promenade dans son nouveau domaine.

LE GÉNÉRAL, d'un air malin.—Et comment y passerez-vous de votre jardin, mon enfant?

ELFY.—Oh! général, Moutier fera une brèche; le passage sera bientôt fait.

LE GÉNÉRAL.—A-t-on fini le café, le pousse-café, tout enfin?

—Fini à la majorité, mon général, répondit Moutier, fatigué de boire et de manger.

—Allons, partons. J'ouvre la marche avec Elfy.

Le général se leva; chacun en fit autant. Il ouvrit lui-même la porte du jardin. Elfy poussa une exclamation joyeuse, quitta le bras du général et courut légère comme un oiseau, vers la barrière élégante qui avait été placée et ouverte sur le pré pendant la courte absence des propriétaires.

Jacques et Paul la suivirent dans sa course, et furent bientôt hors de vue.

LE GÉNÉRAL.—Moutier, mon ami, courez après les fuyards, attrapez-les, ramenez-les-moi! Je ne serai pas loin... Eh bien! voilà tout le monde parti!... Les voilà qui courent tous comme des chevaux échappés... jusqu'au notaire!... Et ce pauvre Dérigny, que Mme Blidot entraîne! Il court, ma foi! il court!

Le général, enchanté, se frottait les mains, allait et venait en sautillant malgré ses grosses jambes, son gros ventre et ses larges épaules. De temps à autre, on voyait apparaître dans le pré, dans le bois, Elfy et les enfants; Moutier l'avait rejointe en deux enjambées et jouissait du bonheur d'Elfy avec toute la vivacité de son affection. Bientôt le bois et la prairie offrirent le spectacle le plus animé; les jeunes couraient, criaient, riaient; les gens sages se promenaient, admiraient et se réjouissaient du bonheur d'Elfy d'avoir rencontré dans sa vie un général Dourakine. Elfy et sa soeur étaient si généralement aimées que leur heureuse chance ne donnait de jalousie à personne, et occasionnait, au contraire, une satisfaction générale. Le curé seul était resté auprès du général.

«Vous devez être bien heureux, lui dit-il en souriant amicalement, de tout le bonheur que vous avez causé; vous êtes véritablement une Providence pour ces excellentes soeurs, pour votre brave Moutier et pour toute notre commune. Jamais on n'y perdra votre souvenir, général, et, quant à moi, je prierai pour vous tous les jours de ma Vie.»

LE GÉNÉRAL.—Merci, mon bon curé. Mais notre tâche n'est pas finie, il faut que vous m'aidiez à la compléter.

LE CURÉ.—Tout ce que vous voudrez, général, disposez de moi entièrement.

LE GÉNÉRAL.—Eh bien, mon ami, voilà l'affaire. J'aime beaucoup Mme Blidot, et je vois avec peine que le mariage de sa soeur va changer sa position.

LE CURÉ:—Oh! général, elles s'aiment tant, et Moutier est un homme si bon, si honorable, si religieux!

LE GÉNÉRAL.—Tout ça est vrai, mon ami, mais... Mme Blidot ne va plus venir qu'en second; c'est le jeune ménage qui a maintenant le plus gros lot dans la propriété de l'Ange-Gardien; un homme dans une auberge est toujours plus maître que des femmes. Et puis viendront les enfants; Jacques et Paul pourraient en souffrir, Mme Blidot, qui les aime si tendrement, les protégera; et puis viendra le désaccord, et, par suite, les chagrins pour cette pauvre femme isolée.

LE CURÉ.—C'est vrai, général; mais qu'y faire, sinon attendre, espérer, et au besoin lui donner du courage?

LE GÉNÉRAL.—Mon cher curé, voici mon idée à moi. Quand la guerre sera finie, ce qui va arriver un de ces jours, il faudra que je retourne en Russie; j'emmènerai Dérigny... Attendez, vous ne savez pas ce que je vais vous dire... J'emmènerai ses enfants; voilà déjà qu'ils restent avec leur père et qu'ils sont à l'abri de ce que je redoute pour eux. Pour prix du sacrifice que me fera le père, j'achète, avec votre aide, et je lui donne les terres qui entourent mon auberge Au général reconnaissant. D'ici là, je le décide à réunir ses enfants à maman Blidot dont il fera sa femme et la vraie mère de ses enfants; je donne au ménage l'auberge et les terres. Et, après une absence d'un an, reviens mourir en France, chez vous, car, entre nous, Je ne crois pas en avoir pour longtemps; d'ici â trois ans je serai couché dans votre cimetière, après être mort entre vos bras. Et voilà où j'ai besoin de votre aide: c'est à disposer maman Blidot à devenir Mme Dérigny. Vous lui ferez savoir en gros tout ce que je viens de vous dire.

LE CURÉ.—Je crains qu'elle ne veuille pas se remarier, non pas qu'elle ait beaucoup regretté son mari, qu'elle avait épousé presque forcée par ses parents, et qui était vieux, méchant et désagréable, mais parce que ce mariage malheureux lui a ôté l'envie d'en contracter un autre.

LE GÉNÉRAL.—Et Jacques et Paul qu'elle aime tant et qui sont si charmants! Ce serait le moyen de ne plus les perdre.

LE CURÉ.—Écoutez, général, je tâcherai; je ferai mon possible, car j'ai bonne opinion de Dérigny.

LE GÉNÉRAL.—Parbleu! un garçon parfait, doux comme un agneau, un coeur d'or. Voyez-le avec ses mioches. Brave militaire, beau garçon, que vous faut-il de Plus?

LE CURÉ.—Ce qu'il a, général, et ce dont vous ne parlez pas: de la religion et de la moralité.

LE GÉNÉRAL.—Puisqu'il l'a, vous n'avez plus rien à lui demander.

LE CURÉ.—Aussi me trouvé-je très satisfait, général, et je désire que Mme Blidot pense comme nous.

LE GÉNÉRAL.—Ceci vous regarde, mon bon curé, parlez-en avec elle quand Dérigny et moi nous n'y serons plus. L'affaire se terminera promptement en la poussant, vivement.

La conversation fut interrompue par Elfy, Moutier et les enfants qui revenaient près du général; Elfy avait des larmes dans les yeux.

ELFY.—Mon bon général, que de reconnaissance! Il n'est pas possible d'être meilleur, plus généreux, plus paternel que vous ne l'avez été pour moi et pour Joseph. Que de choses vous nous donnez! Et avec quelle grâce, quelle bonté aimable!

Elfy. saisit une de ses mains et la lui baisa à plusieurs reprises.

LE GÉNÉRAL.—Mon enfant, laissez-moi. Je vais pleurer si vous continuez; je n'en puis plus! Laissez-moi, vous dis-je, Moutier!

Moutier saisit son autre main, et, la serrant à la briser posa ses lèvres.

MOUTIER.—Mon général, je n'ai jamais baisé la main d'aucun homme; la vôtre est pour moi celle d'un bienfaiteur, d'un père.

LE GÉNÉRAL.—Tiens, vous dites comme Torchonnet. Moutier sourit; les larmes d'Elfy firent place à un rire joyeux, et l'attendrissement du général se dissipa comme par enchantement.

LE GÉNÉRAL.—Ouf! c'est fini! Je suis content. Voyez un peu la jolie figure que j'aurais faite, pleurant avec Elfy et Moutier. Sapristi! je sue d'y penser. Un général en grand uniforme pleurant comme un enfant qui a reçu le fouet! A présent, mes bons amis, vous avez tout vu, vous êtes bien contents comme moi, mais bien fatigués comme moi, et vous avez besoin d'être seuls comme moi. Laissez-moi renvoyer tout ce monde; promenez-vous tout doucement sur vos terres en causant et laissez-moi surveiller le retour de l'ordre dans votre maison... Pas de réplique! Je veux ce que je veux. Envoyez-moi Dérigny et les enfants; dites que je désire qu'on s'en aille, et demandez au notaire de venir me parler.

Elfy baisa la main du général en signe de soumission et alla avec Moutier exécuter ses ordres. Bientôt la foule défila devant lui, et à chacun il disait:

«A demain, à la mairie.»

Il rappela au notaire qu'il couchait à l'auberge du Général reconnaissant.

«Votre chambre est prête, mon cher, ainsi que quelques autres pour les invités éloignés.»

Le notaire salua, serra la main que lui tendait le général et sortit pour fumer en se promenant avec quelques amis avant de prendre possession des chambres qui leur avaient été préparées.


XXII

La noce.

Le général était allé surveiller les apprêts du festin pour le lendemain et tous les préparatifs de la fête qui devait se terminer par un bal et un feu d'artifice. A la nuit tombante il alla se coucher; la journée. avait été fatigante, il ronfla dix heures de suite sans bouger.

On se réunit à sept heures pour déjeuner; le bonheur était sur tous les visages.

ELFY.—Encore un remerciement à vous adresser, mon général; nous avons trouvé dans nos chambres nos toilettes pour ce matin.

LE GÉNÉRAL.—Trouvez-vous les vôtres à votre goût, Mesdames?

ELFY.—Charmantes, superbes, et cent fois au-dessus de ce que nous nous serions donné si nous avions eu à les acheter, mon bon général.

LE GÉNÉRAL.—Je voudrais voir tout cela sur vous, ma petite Elfy, et je veux voir aussi votre soeur en grande Toilette.

Les deux soeurs se retirèrent avec les enfants, qui ne se possédaient pas de joie de mettre les beaux habits, les brodequins vernis, les chemises à manches à boutons, préparés pour eux.

Le général et Moutier restèrent seuls; les regards de Moutier exprimaient une profonde reconnaissance et un bonheur sans mélange; il renouvela ses remerciements en termes qui émurent le général.

«Soyez sûr, mon ami, lui répondit-il, que votre bonheur me rend moi-même fort heureux; je ne me sens plus seul ni abandonné; je sais que tous vous m'aimez malgré mes sottises et mes bizarreries. Le souvenir que j'emporterai d'ici me sera toujours doux et cher. Mais il faut que, nous aussi, nous pensions à notre toilette; il faut que nous nous fassions beaux, vous le marié, et moi remplaçant le père de la mariée... et le vôtre aussi, mon pauvre enfant.» Moutier le remercia encore vivement et ils se séparèrent, Dérigny attendait le général pour aider à sa toilette qui fut longue et qui mit en évidence toute l'ampleur de sa personne. Grande tenue de lieutenant général, uniforme brodé d'or, culotte blanche, bottes vernies, le grand cordon de Sainte-Anne et de Saint-Alexandre, des plaques en diamants, l'épée avec une poignée en diamants, et une foule de décorations de pays étrangers à la Russie.

Elfy ne tarda pas à paraître, jolie et charmante, avec sa robe de taffetas blanc, son voile de dentelle, sa couronne de roses blanches et de feuilles d'oranger. Des boucles d'oreilles, une broche et des épingles a cheveux en or et perles complétaient la beauté de sa toilette et de sa personne. Mme Blidot avait une toilette élégante appropriée à ses vingt-neuf ans et à son état de veuve. Moutier avait son riche costume de zouave tout neuf qui faisait valoir la beauté de sa taille et de sa figure. Les enfants étaient gentils et superbes. Dérigny était proprement habillé, sans élégance et tout en noir. Seul il avait une teinte de tristesse répandue sur son visage. Ce mariage lui rappelait le sien, moins brillant, avec le même bonheur en perspective, et ce bonheur s'était terminé par une longue souffrance. Il craignait aussi pour ses enfants les changements qu'amènerait certainement ce mariage. Et puis, son retour à lui ne l'obligerait-il pas à séparer ses enfants d'avec Mme Blidot qu'ils aimaient tant? La proposition du général lui revenait sans cesse; il ne savait quel parti prendre: la rejeter, c'était replonger ses enfants dans la misère; l'accepter c'était assurer leur avenir, mais à quel prix! Quel voyage! quelle position incertaine! quel climat à affronter! Et quel chagrin à leur infliger que de les priver des soins et de la tendresse de Mme Blidot! Ce furent ces réflexions, réveillées par le mariage d'Elfy, qui attristèrent sa physionomie. Le général le regarda un instant, devina ses préoccupations:

«Courage, mon ami, lui dit-il. Je suis là, moi; j'arrangerai votre vie comme j'ai arrangé celle de Moutier; vous aurez vos enfants et encore du bonheur devant vous.»

Dérigny sourit tristement en remerciant le général et chercha à secouer les pensées pénibles qui l'obsédaient. Les témoins, les garçons et les filles de noce ne tardèrent pas à arriver; ils étaient tous dans l'admiration du brillant général, du superbe zouave et de la toilette de la mariée. Il faisait un temps magnifique, un beau soleil du mois d'août mais sans trop d'ardeur, et pas de vent.

On se mit en marche vers la mairie; comme la veille, le général donnait le bras à Elfy et Moutier à Mme Blidot. Dérigny et les enfants suivaient. A la mairie, le mariage civil fut promptement terminé, et on se dirigea vers l'église. Là les attendait une nouvelle surprise. Toute l'église était tendue en bleu, blanc et or. Une riche garniture d'autel, chandeliers, vases et fleurs, entourait un tabernacle de bronze doré artistement travaillé. Le curé était revêtu d'une magnifique chasuble d'étoffe dite pluie d'or. Les chantres avaient des chapes rouge et or. Des prie-Dieu, neufs et brillants, étaient préparés pour les assistants; les prie-Dieu des mariés étaient couverts de housses de velours rouge. Le général et Mme Blidot se placèrent l'un à droite, l'autre à gauche des mariés; chacun prit place, et la cérémonie commença.

Jacques et Paul tinrent le poêle sur la tête du jeune couple; ils étaient, après Moutier et Elfy, les plus heureux de toute l'assemblée, car aucun souci, aucune inquiétude, aucun souvenir pénible ne se mêlaient à leur joie. Mme Blidot les contemplait avec amour et orgueil. Mais subitement son visage s'assombrit en jetant un coup d'oeil sympathique sur Dérigny: la tristesse de son regard lui révéla les inquiétudes qui l'assiégeaient, et à elle aussi la séparation d'avec les enfants lui apparut terrible et prochaine. Elle essaya de chasser cette cruelle pensée et se promit d'éclaircir la question avec Dérigny à la plus prochaine Occasion.

La cérémonie était terminé; Elfy était la femme de Moutier qui la reçut à la sacristie des mains du général. Ils avaient tous les deux l'air radieux. Moutier emmena sa femme, et, suivant la recommandation du général, la mena dans la maison du Général reconnaissant, où devaient se réunir les invités. Toute la noce suivit les mariés, le général toujours en tête, mais cette fois menant Mme Blidot au lieu d'Elfy.

LE GÉNÉRAL.—A quand votre noce, ma petite femme?

MADAME BLIDOT.—La mienne? Oh! général, jamais! Vous pouvez: m'en croire. J'ai eu assez de la première.

LE GÉNÉRAL.—Comme vous dites ça, ma pauvre petite femme! Vous avez l'air d'un enterrement.

MADAME BLIDOT.—Oh! général! c'est que j'ai la mort dans l'âme!

LE GÉNÉRAL.—Un jour comme celui-ci? par exemple!

MADAME BLIDOT.—Général, vous savez que Jacques et Paul sont ma plus chère, ma plus vive affection. Voici leur père revenu; me les laissera-t-il? consentira-t-il jamais à s'en séparer?

LE GÉNÉRAL.—Pour dire vrai, je ne le crois pas, ma bonne amie. Mais, que diantre! nous n'y sommes pas encore! Et puis je suis là, moi. Ayez donc confiance dans le vieux général. Voyez la noce, le contrat, le dîner et tout; vous étiez d'une inquiétude, d'une agitation! Eh bien, qu'en dites-vous? Ai-je bien mené l'affaire? A-t-on manqué de quelque chose? De même pour les enfants, je vous dis: Soyez tranquille; il dépendra de vous de les garder toujours, avec l'autorité d'une mère..

MADAME BLIDOT..—Oh! si cela ne dépendait que de moi, ce serait fait!

—Bon! souvenez-vous de ce que vous venez de dire. Je vous le rappellerai en temps et lieu, et vous aurez vos enfants. Nous voici arrivés; plus de tristesse; ne songeons qu'à nous réjouir; sans oublier de boire et de manger. Le général quitta Mme Blidot pour jeter un coup d'oeil sur le dîner. Tout était prêt; il fut content de l'aspect général et revint près d'Elfy pour l'avertir qu'on allait servir. La porte du fond s'ouvrit, et un maître d'hôtel, en grande tenue parisienne, annonça:

«Le général est servi.»

Une salle immense s'offrit à la vue des convives étonnés et d'Elfy enchantée. La cour avait été convertie en salle à manger; des tentures rouges garnissaient tous les murs; un vitrage l'éclairait par en haut; la table, de cinquante-deux couverts, était splendidement garnie et ornée de cristaux, de bronzes, de candélabres, etc.

Le général donna le bras à Elfy qu'il plaça à sa droite; à sa gauche, le curé; près d'Elfy, son mari; près du curé, le notaire. En face du général, Mme Blidot; à sa droite, Dérigny et ses enfants; à sa gauche, le maire et l'adjoint. Puis les autres convives se placèrent à leur convenance.

«Potages: bisque aux écrevisses! potage à la tortue!» annonça le maître d'hôtel.

Tout le monde voulut goûter des deux pour savoir lequel était le meilleur; la question resta indécise. Le général goûta, approuva, et en redemanda deux fois. On se léchait les lèvres; les gourmands regardaient avec des yeux de convoitise ce qui restait des potages inconnus et admirables.

«Turbot sauce crevette! saumon sauce impériale! filets de chevreuil sauce madère!»

Le silence régnait parmi les convives; chacun mangeait, savourait; quelques vieux pleuraient d'attendrissement de la bonté du dîner et de la magnificence du général. Le citoyen qui connaissait si bien Paris et ses théâtres approuvait tout haut:

«Bon! très bon! bien cuit! bonne sauce! comme chez Véry.»

«Ailes de perdreaux aux truffes!»

Mouvement général; aucun des convives n'avait de sa vie goûté ni flairé une truffe; aussi le maître d'hôtel s'estima-t-il fort heureux de pouvoir en fournir à toute la table; le plat se dégarnissait à toute minute; mais il y en avait toujours de rechange grâce à la prévoyance du général qui avait dit:

«Nous serons cinquante-deux; comptez sur cent quatre gros mangeurs, et vous n'aurez pas de restes.»

«Volailles à la suprême!» reprit le maître d'hôtel quand les perdreaux et les truffes eurent disparu sans laisser de traces de leur passage.

Jacques et Paul avaient mangé jusque-là sans mot dire.

A la vue des volailles ils reconnurent enfin ce qu'ils mangeaient.

«Ah! voilà enfin de la viande,» s'écria Paul.

—De la viande? reprit le général indigné; où vois-tu de la viande, mon garçon?

JACQUES.—Voilà, général! dans ce plat. Ce sont les poulets de tante Elfy.

LE GÉNÉRAL, indigné.—Ma bonne madame Blidot, de grâce, expliquez à ces enfants que ce sont des poulardes du Mans, les plus fines et les plus délicates qui se puissent manger!

ELFY, riant.—Croyez-vous, général, que mes poulets ne soient pas fins et délicats?»

—Vos poulets! vos poulets! reprit le général contenant son indignation. Mon enfant, mais ces bêtes que vous mangez sont des poulardes perdues de graisse, la chair en est succulente...

ELFY.—Et mes poulets?

LE GÉNÉRAL..—Que diantre! vos poulets sont des bêtes sèches, noires, misérables, qui ne ressemblent en rien à ces grasses et admirables volailles.

ELFY.—Pardon, mon bon général; ce que j'en dis, c'est pour excuser les petits, là-bas, qui ne comprennent rien au dîner splendide que vous nous faites manger.

LE GÉNÉRAL.—Bien, mon enfant! ne perdons pas notre temps à parler, ne troublons pas notre digestion à discuter, mangeons et buvons.

Le général en était à son dixième verre de vin; on avait déjà servi du madère, du bordeaux-Laffite, du bourgogne, du vin du Rhin: le tout première qualité. On commençait à s'animer, à ne plus manger avec le même acharnement.

«Faisans rôtis! coqs de bruyère! Gélinottes!»

Un frémissement de surprise et de satisfaction parcourut la salle. Le général regardait de l'air d'un triomphateur tous ces visages qui exprimaient l'admiration et la reconnaissance.

Succès complet; il n'en resta que quelques os que les mauvaises dents n'avaient pu croquer.

«Jambons de marcassin! homards en salade!»

Chacun goûta, chacun mangea, et chacun en redemanda. Le tour des légumes arriva enfin; on était à table depuis deux heures. Les enfants de la noce, avec Jacques et Paul en tête, eurent la permission de sortir de table et d'aller jouer dehors; on devait les ramener pour les sucreries. Après les asperges, les petits pois, les haricots verts, les artichauts farcis, vinrent les crèmes fouettées, non fouettées, glacées, prises, tournées. Puis les pâtisseries, babas, mont-blanc, saint-honoré, talmouses, croquembouches, achevèrent le triomphe du moderne Vatel et celui du général. Les enfants étaient revenus chercher leur part de friandises et ils ne quittèrent la place que lorsqu'on eut bu aux santés du général, des mariés, de Mme Blidot, avec un champagne exquis, car la plupart des invités quittèrent la table en chancelant et furent obligés de laisser passer l'effet du champagne dans les fauteuils où ils dormirent jusqu'au soir.

A la fin du dîner, après les glaces de diverses espèces, les ananas, les fruits de toutes saisons, les bonbons et autres friandises. Elfy proposa de boire à la santé de l'artiste auteur du dîner merveilleux dont on venait de se régaler. Le général reçut cette proposition avec une reconnaissance sans égale. Il vit qu'Elfy savait apprécier une bonne cuisine, et, dans sa joie, il la proclama la perle des femmes. On but cette santé devant le héros artiste, que le général fit venir pour le complimenter, qui se rengorgea, qui remercia et qui se retira récompensé de ses fatigues et de ses ennuis.

La journée s'avançait; le général demanda si l'on n'aimerait pas à la finir par un bal. On accepta avec empressement; mais où trouver un violon?

Personne n'y avait pensé.

«Que cela ne vous inquiète pas! ne suis-je pas là, moi? Allons danser sur le pré d'Elfy; nous trouverons bien une petite musique; il n'en faut pas tant pour danser; le premier crincrin fera notre affaire.»

La noce se dirigea vers l'Ange-Gardien qu'on trouva décoré comme la veille. On passa dans le jardin. Sur le pré étaient dressées deux grandes tentes, l'une pour danser, l'autre pour manger; un buffet entourait de trois côtés cette dernière et devait, jusqu'au lendemain, se trouver couvert de viandes froides, de poissons, de pâtisseries, de crèmes, de gelées; la tente de bal était ouverte d'un côté, et garnie des trois autres de candélabres, de fleurs et de banquettes de velours rouge à frange d'or. Au fond, sur une estrade, était un orchestre composé de six musiciens, qui commencèrent une contredanse dès que le général eut fait son entrée avec la mariée.

Les enfants, les jeunes, les vieux, tout le monde dansa; le général ouvrit le bal avec Elfy, valsa avec Mme Blidot, dansa, valsa toute la soirée, presque toute la nuit comme un vrai sous-lieutenant; il suait à grosses gouttes, mais la gaieté générale l'avait gagné et il accomplissait les exploits d'un jeune homme. Elfy et Moutier dansèrent à s'exténuer; tout le monde en fit autant, en entrecoupant les danses de visites aux buffets; on eut fort à faire pour satisfaire l'appétit des danseurs. A dix heures, il y eut un quart d'heure de relâche pour voir tirer un feu d'artifice qui redoubla l'admiration des invités. Jamais à Loumigny on n'avait tiré que des pétards. Aussi le souvenir de la noce de Moutier à l'Ange-Gardien y est-il aussi vivant qu'au lendemain de cette fête si complète et si splendide. Mais tout a une fin, et la fatigue fit sonner la retraite à une heure avancée de la nuit. Chacun alla enfin se coucher, heureux, joyeux, éreinté.

Jacques et Paul dormirent le lendemain jusqu'au soir, soupèrent et se recouchèrent encore jusqu'au lendemain. Il y eut plusieurs indigestions à la suite de ce festin de Balthazar; l'habitué de Paris manqua en mourir, le notaire fut pendant trois jours hors d'état de faire le moindre acte.

Le général, qui s'était établi chez lui à l'ex-auberge de Bournier avec Dérigny, fut un peu indisposé et courbaturé; il garda à son service un des cuisiniers venus de Paris, en lui recommandant de se faire envoyer des provisions de toute sorte.

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