L’AUTRE MONDE
ou
Histoire Comique
des
Etats et Empires de la Lune
Il a été tiré à part 100 exemplaires numérotés
sur papier vergé
spécialement fabriqué par les usines d’Arches
tous souscrits par
Monsieur Lucien Dorbon
6, Rue de Seine.
Paris
SAVINIEN DE CYRANO BERGERAC
Ce portrait peut être considéré comme authentique, ayant été fait par ordre et sous les yeux de ses amis Le Bret et de Prade, comme l’indique l’inscription suivante: «Savinianus de Cirano de Bergerac, nobilis gallus ex iconè apud Nobiles Dominos Le Bret et de Prade amicos ipsius antiquissimos depicto.» C’est une eau-forte avec ces indications: «Z. H. pinxit. M del et sculpsit.» La marque Z. H. est certainement celle de Zacharie Heince, peintre d’histoire et graveur français, né en 1611, mort en 1669.
Il en existe un autre portant la double signature Heince del. et Ledoyen sc. Celui-là nous fournit le dessin des armes de Cyrano, qui portait de.... au chevron de.... accompagné en chef de deux pattes de lion et en pointe d’une merlette de.... au chef de... Aucun émail n’est indiqué.
PRÉFACE DE L’ÉDITEUR
Dans «l’avertissement de l’Editeur» de l’édition des Œuvres de Cyrano de Bergerac, publiée par Paul Lacroix, celui-ci s’excuse de ne pouvoir publier l’œuvre intégrale de Cyrano:
«En publiant une nouvelle édition des œuvres de Cyrano de Bergerac, nous aurions voulu pouvoir remplir les déplorables lacunes qui existent dans l’Histoire comique des Etats et Empires de la Lune. Mais le savant M. de Monmerqué, qui possède un manuscrit complet de cet ouvrage, se propose de le publier lui-même.
«Il y a plus de vingt ans, nous écrit-il à ce sujet, que j’ai acquis un manuscrit des Etats et Empires de la Lune, du singulier Cyrano de Bergerac, dans lequel les passages retranchés, et dont l’absence est indiquée par des points, se trouvent, sans que le sens éprouve d’interruption. Je le publierai, dès que j’aurai achevé de payer mon tribut à Madame de Sévigné... Publiez donc votre édition sans moi et sans mes manuscrits; je viendrai après vous et je profiterai de vos recherches.
«Tout ce que je puis vous dire, c’est que les passages retranchés dans les Etats de la Lune, outre certaines bizarreries propres à Cyrano, sont les avant-coureurs de la philosophie du dix-huitième siècle.
«Mon manuscrit est du temps de Bergerac; je ne serais pas éloigné de croire qu’il est de sa main; mais je n’ai jamais vu une lettre écrite et signée par lui. Quand je le publierai, les morceaux inédits seront, je pense, imprimés en caractères italiques, pour les faire mieux distinguer des autres, sauf les observations de mon éditeur, qui pourrait demander de simples guillemets.»
«Les indications que nous fournit la lettre de M. de Monmerqué sont de nature à nous faire regretter davantage de n’avoir pu faire usage de son manuscrit.»
Une rapide investigation à la Bibliothèque Nationale me permit de constater que toutes les éditions du «Voyage aux Etats et Empires de la Lune» reproduisaient mot à mot l’édition princeps, publiée par Le Bret, l’ami et l’exécuteur testamentaire de Cyrano.
Néanmoins je trouvais dans la première édition des Œuvres complètes de Cyrano (Lyon 1663) un passage de 27 lignes, n’existant que dans cette édition. Les suivantes, et même celles publiées de nos jours, remplacent ce passage par une ligne de points, n’oubliant pas de mettre en note:
«Il y a ici une lacune qui provient évidemment de la perte ou de la suppression d’un ou deux feuillets du manuscrit!»
Au département des «Manuscrits», je fus plus heureux, car je trouvai catalogué dans les «Nouvelles acquisitions», deux manuscrits de Cyrano, l’un no 4557, contenant les lettres et le Pédant joué, l’autre 4558, contenant «L’autre Monde, ou l’Histoire Comique des Etats et Empires de la Lune».
Sur la feuille de garde, des notes manuscrites, que je transcris ci-dessous:
En haut, d’une écriture très fine:
Livre rare 21 d...
Il y a trois exemplaires en France.
Payé fr. 66 70. Vente Monmerqué no 3851.
Au dessous, d’une écriture plus grasse:
«Ce livre a été écrit sous Louys XIII. Il y est fait mention de Tristan l’Hermite, poète attaché à Gaston.
«Il est de Cyrano de Bergerac, mais je serais étonné qu’il eût été imprimé tel qu’il est ici, car il y a des passages bien hardis pour le temps.
«Il a été imprimé dans les œuvres de Cyrano de Bergerac T. 1, page 288, éd. d’Amsterdam 1710, mais avec des grands retranchements que la hardiesse du livre, et plus souvent son impertinence nécessitèrent.
«Cette circonstance donne de la curiosité à ce petit manuscrit.
«J’indiquerai, en les soulignant, les passages retranchés à l’impression.»
Le manuscrit de la Bibliothèque Nationale n’est autre, en effet, que celui découvert par M. de Monmerqué aux environs de Saint-Sulpice en 1833 et qui fut offert en 1890 à la Bibliothèque Nationale par M. Deullin d’Epernay.
Je vais donc pouvoir, pour la première fois, publier cet ouvrage dans son intégralité. Tous les passages supprimés par Le Bret s’y retrouvent. Je les ai imprimés en italique.
J’ai remarqué quelques différences entre le mot à mot de ce manuscrit et le texte publié par Le Bret. Mais il m’a semblé inutile de publier ces «variantes»; en effet, Le Bret, possesseur des manuscrits de Cyrano, a dû publier un texte exact.
N’oublions pas en effet que les copies manuscrites du «Voyage dans la Lune» couraient sous le manteau, du vivant de Cyrano. C’est vraisemblablement l’un de ces manuscrits que possède la Bibliothèque Nationale. J’estime donc que nous ne devons lui emprunter que les passages supprimés, et conserver comme texte général, celui de l’édition princeps de 1656.
Voici d’ailleurs, à titre documentaire, le début du manuscrit et de l’Edition de Le Bret.
| EDITION LE BRET | MANUSCRIT |
| La Lune était en son plein, le Ciel était découvert et neuf heures du soir étaient sonnées, lorsque, revenant de Clamart, près Paris (où M. de Guigy le fils, qui en est Seigneur, nous avait régalé, plusieurs de mes amis et moi), les diverses pensées que nous donna cette boule de safran nous défrayèrent sur le chemin: de sorte que, les yeux noyés dans ce grand astre, tantôt l’un le prenait pour une lucarne du Ciel: tantôt un autre assurait que c’était la platine où Diane dresse les rabats d’Apollon: un autre que ce pouvait bien être le Soleil lui-même qui, s’étant au soir dépouillé de ses rayons, regardait par un trou ce qu’on faisait au monde quand il n’y était pas. | La Lune était en son plein, le Ciel était découvert, et neuf heures du soir étaient sonnées, lorsque nous revenions d’une maison proche de Paris, quatre de mes amis et moi. Les diverses pensées que nous donna la vue de cette boule de safran nous défrayèrent sur le chemin; les yeux noyés dans ce grand astre, tantôt l’un le prenait pour une lucarne du Ciel, par où on entrevoyait la gloire des Bienheureux, tantôt l’autre assurait que c’était la platine où Diane dresse les rabats d’Apollon; tantôt un autre s’écriait que ce pouvait bien être le Soleil lui-même qui s’étant au soir dépouillé de ses rayons, regardait par un trou ce qu’on faisait au monde quand il n’y était plus. |
J’ai d’ailleurs collationné par la suite de nombreuses pages sans trouver un mot différent.
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L’Histoire Comique ou Voyage dans la Lune, parut d’abord sans lieu, ni date, ni privilège. On estime généralement que cette édition remonte à 1650 et fut imprimée à Toulouse ou Montauban.
L’édition véritable date de 1656, elle parut un an après la mort de Cyrano, sous la direction de son ami Le Bret, format in-12. Le privilège est du 23 décembre 1656, et donné à Charles de Sercy pour cinq années. Cet ouvrage fut réimprimé en 1659 et 1663.
Les Œuvres complètes furent publiées pour la première fois à Lyon en 1663 en deux volumes in-12 chez Christophe Fourmy. Elles parurent, enrichies de figures en taille-douce à Amsterdam en 1709.
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Tel est l’historique de la publication des œuvres de Savinien de Cyrano Bergerac.
M. Auguste Vitu lors d’une conférence faite au théâtre de la Gaieté, le 10 novembre 1872, avant la représentation de la Mort d’Agrippine, traça de notre auteur un portrait définitif[1]. Son fils, M. Maxime Vitu, m’a très aimablement autorisé à reproduire ici les passages relatifs à la vie de notre héros. C’est un pur chef-d’œuvre. Il n’y a rien à y ajouter.
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Tallemant des Réaux, ce Saint-Simon bourgeois du XVIIe siècle, aurait pu connaître notre auteur. Il ne lui a cependant consacré que dix lignes, et quelles lignes! En voici le début: «Un fou, nommé Cyrano, fit une pièce de théâtre intitulée Agrippine. La pièce était un vrai galimatias».
Un fou, voilà pour le poète; un galimatias, voilà pour le poème. Jugement sommaire, exécution sans phrases.
Boileau, le sévère Boileau, ne fut pas aussi dur que le licencieux narrateur des Historiettes:
J’aime mieux Bergerac et sa burlesque audace
Que les vers où Motin se morfond et nous glace.
Toutefois, la comparaison n’est pas extrêmement flatteuse; Cyrano est ici le clou qui fixe Motin au gibet dressé par le justicier du Parnasse. Le glacial Motin et l’audacieux Bergerac, l’un portant l’autre, sont précipités dans l’immortalité comme Jupiter lança Vulcain sur la terre, par un furieux coup de pied.
De nos jours Bergerac rencontre enfin un juge non prévenu, un esprit ouvert, original, sensible lui-même à toutes les originalités.—Ah! messieurs, je me refuse vainement à cette interruption dans le cours de mes idées, mais j’ai sur les lèvres et dans le cœur le nom de celui que nous venons de perdre, de notre illustre Théophile Gautier; je ne puis l’omettre en parlant du Cyrano qu’il a touché d’un rayon de sa gloire, et je ne puis pas le prononcer sans payer à une chère mémoire ce dernier tribut de regrets et de douleurs...
Théophile Gautier a rendu sur Bergerac un jugement équitable, j’y reviendrai tout à l’heure; d’ailleurs le livre est dans toutes les mains. Mais enfin, ce livre est intitulé les Grotesques; mais enfin, pour Théophile Gautier lui-même, le poète grandiose de la Mort d’Agrippine, l’humoristique et profond penseur qui écrivit le Voyage à la Lune, un demi-siècle avant les Mondes de Fontenelle et les Voyages de Gulliver, un siècle avant Micromégas, Cyrano est un grotesque.
Fou, burlesque, grotesque, voilà quelle formidable trinité d’épithètes méprisantes le nom de Cyrano traîne après lui devant la postérité indifférente, qui a bien d’autres soucis plus pressants que de reviser des jugements littéraires.
Mon Dieu, je ne viens pas m’inscrire en faux. Cyrano fut un fou, un burlesque, un audacieux, un grotesque, j’en conviens; mais il fut aussi quelque chose de très différent.
Dans cette opinion générale sur Cyrano, il faut faire la part de deux influences, celle de sa vie et celle de ses œuvres. Parlons de sa vie d’abord. Ici encore il faut subdiviser, car il y a sa vie réelle, qui est peu connue, et sa légende, qui est populaire.
La légende, c’est le Cyrano fier-à-bras, le Cyrano duelliste, tranche-montagne, le matamore au nez immense tout balafré de coups de sabre, et qui défend aux passants d’en rire sous peine de mort; le débauché, le libertin, l’impie; ce sont surtout les contes ridicules accrédités par le Menagiana et dont la critique littéraire avait déjà fait justice au XVIIIe siècle.
Ce qu’il y a de vrai, c’est que Cyrano fut très brave, c’est qu’il servit de second en maintes rencontres, mais sans avoir jamais suscité ou soutenu une querelle pour son compte personnel; c’est qu’à l’âge de dix-neuf ans, simple cadet aux gardes, il se battait comme un lion contre les Espagnols et tombait percé d’une balle au siège de Mouzon; l’année suivante, en 1640, au siège d’Arras, dans un combat corps à corps, un coup d’épée lui traversait la gorge. Cyrano fut certainement un duelliste, ce dont on le blâme, mais ce fut avant tout un héroïque soldat, ce dont on ne l’a jamais loué.
De même pour ses œuvres: Cyrano cédait au goût du temps. Ses lettres descriptives, satiriques, burlesques, amoureuses, offrent le plus parfait modèle de ce qu’on appelait alors le bel esprit; en littérature comme en fait d’armes, on ne recherchait que les rencontres extraordinaires. L’idée d’être naturel était la seule qui ne se présentât jamais à ces constructeurs de rébus. Mais, si extravagantes qu’on juge les prouesses de Cyrano en ce genre, il faut avouer qu’elles restent gaies, spirituelles et bien françaises; ce sont, comme il l’a dit lui-même, «des imaginations pointues dont on chatouille le temps pour le faire marcher plus vite». Et que d’invention comique en ce genre dont Voiture est le roi! Je ne rappelle à votre mémoire que la Lettre à un gros homme, c’est-à-dire à Montfleury, ce roi de théâtre, si prodigieusement «entripaillé», pour me servir de l’expression de Molière: «Enfin, gros homme, je vous ai vu, mes prunelles ont achevé sur vous de grands voyages, et le jour que vous éboulâtes corporellement jusqu’à moi, j’eus le temps de parcourir votre hémisphère ou, pour parler plus véritablement, d’en découvrir quelques cantons... Pensez-vous donc, à cause qu’un homme ne vous sauroit battre tout entier en vingt-quatre heures et qu’il ne sauroit en un jour échiner qu’une de vos omoplates... Si les coups de bâton s’envoyoient par écrit, vous liriez ma lettre des épaules... Une longe de veau qui marche sur ses lardons...»
Ces folles et robustes gaietés sentent la gasconnade, je le sais; la littérature entière était gasconne, c’est-à-dire espagnole; le capitan, ce type obligé des comédies à la mode, aurait pu descendre du théâtre dans le parterre sans s’y trouver dépaysé. Cyrano, que des hommes qui s’y connaissaient avaient surnommé le démon de la bravoure, tint à honneur de se montrer plus gascon à lui seul que la Gascogne entière, et il y parvint aisément, car ce gascon fieffé était... un Parisien...
Oui, Messieurs, un Parisien; j’en suis fâché pour les biographes qui, sur la foi de son nom, l’ont fait compatriote de l’illustre baron de Crac, et particulièrement pour l’estimable érudit qui, en 1856, écrivit une vie de Cyrano en l’honneur de la jolie ville de Bergerac en Périgord; mais notre Cyrano fut un Parisien certain, authentique, fils de Parisien, petit-fils de Parisien. Cela est attesté par l’acte de son baptême, retrouvé dans les registres de la paroisse Saint-Sauveur par un travailleur infatigable, un véritable savant celui-là, par le vénérable M. Jal, chargé de la garde de nos archives municipales, qui ne sont plus hélas! qu’un peu de cendres.
Donc, Savinien de Cyrano fut baptisé à Paris, sur la paroisse Saint-Sauveur, le 6 mars 1619. Il était le cinquième fils d’Abel de Cyrano, écuyer, seigneur de Mauvières, et de demoiselle Espérance Bellanger. En 1612, époque de leur mariage, M. et Mme de Mauvières habitaient rue des Prouvaires, sur la paroisse Saint-Eustache, à deux pas de la maison où naquit Molière. Je trouve que le grand-père de notre poète, nommé Savinien comme lui, était secrétaire du roi en 1570 et auditeur de la chambre des comptes de Paris en 1573, sous Charles IX. Vous le voyez, c’est bien à nous Parisiens qu’appartient Cyrano, véritable enfant de Paris. Il l’avait bien dit lui-même dans son Voyage à la Lune; mais nul n’y avait pris garde: si peu de gens lisent les livres dont tout le monde parle!
La vie de Cyrano fut courte et peut se condenser en peu de faits. Après une éducation classique rapidement ébauchée par un prêtre de campagne, Savinien revint à Paris avec l’autorisation de son père et y battit le pavé, poursuivant tant bien que mal ses études sur les bancs du collège de Beauvais. Je ne veux pas faire le pédant avec vous, Messieurs; permettez-moi cependant de vous rappeler que le collège de Beauvais était établi à Paris, dans la rue qui a retenu son nom, la rue Saint-Jean-de-Beauvais, et non pas à Beauvais en Picardie, comme l’a cru, dans un moment d’oubli, un érudit quelque peu distrait. Molière, plus jeune que Cyrano de trois ans, étudiait à peu près dans le même temps au collège de Clermont, non pas au collège de Clermont en Beauvoisis, ni de Clermont en Auvergne, mais au collège de Clermont tenu par les Jésuites, rue Saint-Jacques à Paris, et qui est devenu en 1682 le collège Louis-le-Grand.
Lorsque Cyrano eut atteint l’âge de 19 ans (1640), se conformant au conseil et à l’exemple d’un de ses amis, M. Le Bret, qui fut depuis son exécuteur testamentaire, et à qui nous devons le peu que nous savons de lui, il s’enrôla dans les cadets du régiment des Gardes et fut admis dans la compagnie commandée par M. de Carbon Castel-Jaloux, presque entièrement composée de Gascons. C’est alors, à ce que je suppose, qu’il prit un nom de guerre, celui de Bergerac, et il signa toujours de Cyrano Bergerac. Si l’on voulait à toute force que ce fût un nom de terre, je n’irais pas en chercher l’origine au milieu de la Loire, mais plutôt du côté de la Bretagne. Le premier et le plus authentique des quatre portraits gravés que possède le cabinet des estampes, présente à l’œil le moins exercé le type saisissant du Kymri breton.
D’ailleurs, il y a eu des fiefs du nom de Bergerac en Bretagne et la seigneurie de Mauvières appartenant au père de notre Cyrano, était située dans l’Ouest de la France.
Je n’insiste pas sur ces détails. Cyrano, à peine soldat, fit un rude apprentissage sur les champs de bataille, et se rebuta promptement du métier. Les deux blessures qu’il reçut aux sièges de Mouzon et d’Arras ne lui avaient pas donné d’avancement. Le dégoût des services inutiles, joint à l’attrait qu’il ressentait pour les sciences, l’arrachèrent sans retour à la carrière des armes. Le poétique soldat, qui rimait de tendres élégies dans le tumulte d’un corps de garde, redevint un étudiant plein de zèle et d’ardeur. Il cultiva l’astronomie, la physique, la philosophie avec Rohault et Gassendi. Convaincu par l’évidence des idées de Copernic, il aida par l’attrait de l’esprit le plus aiguisé et le plus alerte à la propagation des doctrines nouvelles. Il y avait à cela quelque courage, car, en plein siècle de Louis XIV, il n’était pas admis par tout le monde que la terre tournât autour du soleil; Le Bret, l’ami et l’éditeur de Cyrano, invoque au profit de son illustre ami, le bénéfice des circonstances atténuantes et s’excuse, quant à soi, de prendre parti dans ces matières délicates. Voilà où l’on en était en 1663, Cyrano exposa avec une remarquable netteté la théorie très explicite de l’attraction planétaire, comme principe du système du monde, et cela 34 ans avant les premières publications de Newton. Je ne me hasarderai pas à lui faire honneur de cette grande pensée et je n’ai pas eu le loisir de rechercher auquel de ses maîtres cet honneur appartient. Mais je ne puis lui refuser la gloire d’avoir fait pour la science nouvelle de son temps, ce que Voltaire fit au siècle suivant, avec plus de bonheur et d’éclat, pour les doctrines scientifiques de Locke et de Newton. Admirable spectacle que donne le génie littéraire se faisant le messager et le défenseur du progrès des sciences!
Ce qui appartient bien en propre à Cyrano, c’est d’avoir conçu clairement la première idée de l’aérostation. Il indique l’emploi de globes creux remplis d’un gaz dilatable, plus léger que l’air atmosphérique; il va même jusqu’à calculer le moyen de redescendre en laissant échapper du gaz, lorsqu’on s’est élevé trop haut.
Cet homme-là n’était pas un homme ordinaire; et s’il faut absolument que ce soit un fou, avouez que ce n’était pas là un fou à mépriser.
Il avait d’ailleurs conformé la conduite de sa vie aux doctrines qu’il avait embrassées. En même temps qu’il se rendait savant, il se fit modeste, frugal et chaste comme un vrai pythagoricien.
Sa fortune était loin d’égaler son mérite. Il était le cinquième enfant d’un gentilhomme assez pauvre lui-même. Après avoir repoussé les œuvres flatteuses du maréchal de Gassion, un des grands hommes de guerre de ce temps-là et l’ami de Gustave-Adolphe, qui voulait se l’attacher par estime pour ses talents et pour ses connaissances, Cyrano avait fini par accepter le patronage d’un personnage d’une valeur non moins éclatante et non moins éprouvée, je veux parler du duc d’Arpajon, marquis de Severac, à qui La Mort d’Agrippine est dédiée. Il rentrait un soir à l’hôtel de ce seigneur, lorsqu’il fut atteint à la tête par la chute d’une pièce de bois. Il languit quelque temps et mourut en 1655, à l’âge de trente-six ans.
Ses derniers moments, adoucis par l’amitié de sa cousine Mme de Neufvillette, et de sa vénérable tante, Catherine de Cyrano, prieure du couvent des Filles-de-la-Croix, rue de Charonne, furent ceux d’un chrétien. Catherine de Cyrano réclama sa dépouille mortelle qui fut ensevelie sous les dalles de l’église.
Auguste VITU
PIÈCES JUSTIFICATIVES
Mariage d’Abel Ier de Cyrano avec Espérance Bérenger
(1612).
«Le troisiesme septembre mil six cent douze ont receu la benediction nuptiale, apres la publication de trois bans et veu une lettre de trois autres de St-Eustache, noble homme Abel de Cyrano, de la paroisse de St-Eustache, et damoiselle Esperance Berenger, de cette paroisse.» (Anciennes archives de la Ville de Paris, aujourd’hui brûlées, registre Saint-Gervais.)
Baptême de Denys de Cyrano
(1614).
«Le treiziesme de mars mil six cent quatorze a été baptisé Denys, fils de noble homme Abel de Cyrano, escuyer, sieur de Mauvieres, et de damoiselle Esperance Bellanger (sic), sa femme demeurant rue des Prouvaires à Paris; le parin Denys Fedeau, conseiller et secretaire du roy; la marine dame Anne Le Maire, femme du feu noble homme messire Savinien de Cyrano, vivant conseiller et secretaire du Roy, maison et couronne de France.» (Reg. de Saint-Eustache.)
Baptême de Savinien II de Cyrano
(1619).
«Le sixiesme mars mil six cens disneuf, Savinien, fils d’Abel de Cyrano, escuier, sieur de Mauvieres, et de damoiselle Esperance de Bellenger (sic); le parrain noble homme Antoine Fanny, conceiller du Roy et auditeur en sa Chambre des comptes, de cette paroisse; la marraine damoiselle Marie Fedeau, femme de noble homme Me Louis Perrot, conceiller et secretaire du Roy, maison et couronne de France, de la paroisse de St Germain l’Auxerrois.» (Reg. de Saint-Sauveur.)
A MESSIRE
TANNEGUY RENAULT DES BOISCLAIRS
Chevalier, Conseiller du Roy en ses Conseils,
et Grand Prévôt de Bourgogne et Bresse
Monsieur,
Je satisfais à la dernière volonté d’un Mort que vous obligeâtes d’un signalé bienfait pendant sa vie. Comme il était connu d’une infinité de gens d’esprit, par le beau feu du sien, il fut absolument impossible que beaucoup de personnes ne sussent la disgrâce qu’une dangereuse blessure, suivie d’une violente fièvre, lui causa quelques mois devant sa mort. Plusieurs ont ignoré par quel bon Démon il y avait été secouru; mais il a cru que le nom n’en devait pas être moins public que l’action lui en fut avantageuse. Vous étiez son ami, vous l’en aviez souvent assuré, et même vous le lui aviez témoigné en plusieurs rencontres où vous saviez le besoin qu’il en avait; mais qu’était-ce faire, que quelques autres hommes n’eussent fait comme vous? qu’était-ce paraître envers notre ami, que ce que vous paraissiez envers cent autres qui n’étaient point de sa trempe? Il fallait donc le tirer de la presse, et que votre générosité le distinguant du grand nombre de ceux que vous obligiez, fit voir non seulement, comme parle Aristote, qu’elle n’avait pas dégénéré, mais qu’elle avait enchéri sur soi-même en faveur d’un si digne sujet. De sorte que quand vous eûtes la bonté de lui rendre des preuves de votre protection et de votre amitié dans sa maladie, dont vous arrêtâtes le cours par vos soins et les assistances généreuses que vous lui rendîtes en l’extrémité de ses maux les plus violents, ce fut d’une si puissante protection pour lui, qu’il espéra de vous encore celle qu’un peu devant sa mort il me pria de vous demander pour cet ouvrage; et ce sera aussi de cette grande confiance et de ce dernier sentiment que vous jugerez de ceux qu’il doit avoir eus de votre amitié, puisque c’est dans ce moment fatal que la bouche parle comme le cœur:
Nam veræ voces tum domum pectore ab imo
Eliciuntur...
Et je me suis rendu l’interprète du sien d’autant plus volontiers, que je prenais part également à ses disgrâces, comme au bien qu’on lui faisait; et que, par cette raison, comme par mon inclination particulière, je suis, en vérité,
Monsieur,
Votre très-humble et très-affectionné serviteur,
LE BRET.
A L’AUTEUR
DES
ETATS ET EMPIRES DE LA LUNE
Accepte ces six méchants vers
Que ma main écrit de travers
Tant en moi la frayeur abonde
Et permets qu’aujourd’hui j’évite ton abord
Car autant qu’une affreuse mort
Je crains les gens de l’autre monde.
SONNET (du même au même)[2]
Découvre un autre monde à nos ambitieux,
Qui tous également respirent sa conquête
Comme un noble chemin pour arriver aux cieux.
Si j’étois du conseil des destins et des Dieux,
Pour prix de ton audace, on chargeroit ta tête
Des couronnes des rois qui gouvernent ces lieux.
Semble avoir trop d’empire en celui de la Lune:
Son pouvoir n’y paroît que pour tout renverser.
Dès le premier instant ton Etat s’éclipser
Et du moins chaque mois en rétrécir les bornes.
DE PRADE.
PREFACE
Lecteur, je te donne l’ouvrage d’un mort, qui m’a chargé de ce soin, pour te faire connaître qu’il n’est pas un mort du commun,
Puisqu’il n’est point couvert de ces tristes lambeaux,
Qu’une Ombre désolée emporte des tombeaux.
qu’il ne s’amuse point à faire de vaines plaintes, à renverser les meubles d’une chambre, à traîner des chaînes dans un grenier, qu’il ne souffle point la chandelle dans une cave, qu’il ne bat personne, qu’il ne fait point le Cauchemar, ni le Moine bourru, ni enfin aucune des fadaises dont on dit que les autres morts épouvantent les sots; et qu’au contraire de tout cela il est d’aussi belle humeur que jamais. Je crois qu’une façon d’agir si agréable et si extraordinaire dans un mort, suspendra le chagrin des plus Critiques en faveur de cet ouvrage, parce qu’il y aurait double lâcheté d’insulter à des Mânes si remplies de bienveillance, et si soigneuses du divertissement des vivants; mais que cela soit ou ne soit pas, que le Critique le révère ou le morde, je suis assuré qu’il s’en souciera d’autant moins que sa belle humeur est l’unique chose de ce monde qu’il ait retenue en l’autre; de sorte qu’étant impassible à tout le reste, quelque coup que la médisance lui porte, il ne fera que blanchir. Ce n’est pas, raillerie à part, que je veuille imposer à personne la nécessité de n’en juger que par mes yeux: je sais trop bien que la lecture n’est agréable qu’à proportion de ce qu’elle est libre; c’est pourquoi je trouve bon que chacun en juge selon le fort ou le faible de son génie; mais je prie les plus généreux de se laisser prévenir par cette favorable pensée qu’il n’a eu pour but que le plaisant, et c’est ce qui lui a pu faire négliger quelques endroits, auxquels, à cause de cela, on doit une attention d’autant moins austère, que par ce moyen on l’excusera plus facilement de la circonspection, qu’autrement on y désirerait trop grande de sa part, de la mienne, et de celle des Imprimeurs.
J’avoue, toutefois, que, si j’eusse eu le temps, ou que je n’y eusse pas prévu de très grandes difficultés, j’aurais volontiers examiné la chose de sorte qu’elle t’aurait semblé peut-être plus complète; mais j’ai appréhendé d’y mettre, ou de la confusion, ou de la difformité, si j’entreprenais d’en changer l’ordre, ou de suppléer à quelques lacunes, par le mélange de mon style au sien, dont ma mélancolie ne me permet pas d’imiter la gaieté, ni de suivre les beaux emportements de son imagination, la mienne, à cause de sa froideur, étant beaucoup plus stérile. C’est une disgrâce qui est arrivée à presque tous les ouvrages posthumes, où ceux qui se sont donné le soin de les mettre au jour ont souffert de semblables lacunes, dans la crainte (s’ils en avaient entrepris le supplément) de ne pas cadrer à la pensée de l’Auteur. Ceux de Pétrone sont de ce nombre-là; mais on ne laisse pas d’en admirer les beaux fragments, comme on fait des restes de l’ancienne Rome.
Peut-être, toutefois, que, sans mettre ces choses en considération, le Critique, qui ne se dément jamais, biaisant au reproche qu’il pourrait encourir s’il attaquait un mort, changera seulement d’objets, et prétendra me rendre caution de l’événement de ce Livre, sous ombre que je me suis donné le soin de son impression; mais j’appelle dès à présent de son sentiment à celui des Sages, qui me dispenseront toujours d’être responsable des faits d’autrui, et de rendre raison d’un pur effet de l’imagination de mon ami, qui lui-même n’aurait pas entrepris d’en donner de plus solides que celles qu’on rend ordinairement des fables et des romans.
Je dirai seulement, par forme de manifeste en sa faveur, que sa chimère n’est pas si absolument dépourvue de vraisemblance, qu’entre plusieurs grands hommes anciens et modernes, quelques-uns n’aient cru que la Lune était une terre habitable; d’autres, qu’elle était habitée; et d’autres plus retenus, qu’elle leur semblait telle. Entre les premiers et les seconds, Héraclite a soutenu qu’elle était une terre entourée de brouillards; Xénophon, qu’elle était habitable; Anaxagoras, qu’elle avait des collines, des vallées, des forêts, des maisons, des rivières et des mers; et Lucien, qu’il y avait vu des hommes avec lesquels il avait conversé et fait la guerre contre les habitants du Soleil; ce qu’il conte toutefois avec beaucoup moins de vraisemblance et de gentillesse d’imagination que Monsieur de Bergerac. En quoi certainement les modernes l’emportent sur les anciens, puisque les Gansars, qui y portèrent l’Espagnol, dont le Livre parut ici, il y a douze ou quinze ans, les bouteilles pleines de rosée, les fusées volantes et le chariot d’acier de Monsieur de Bergerac, sont des machines bien plus agréablement imaginées que le vaisseau dont se servit Lucien, pour y monter. Enfin, entre les derniers, le Père de Mersenne, (dont la grande piété et la science profonde ont été également admirées de ceux qui l’ont connu), a douté si la Lune n’était pas une terre, à cause des eaux qu’il y remarquait, et que celles qui environnent la terre où nous sommes en pourraient faire conjecturer la même chose à ceux qui en seraient éloignés de soixante demi-diamètres terrestres, comme nous sommes de la Lune. Ce qui peut passer pour une espèce d’affirmation, parce que le doute, dans un si grand homme, est toujours fondé sur une bonne raison, au moins sur plusieurs apparences qui y équipollent. Gilbert se déclare plus précisément sur le même sujet, car il veut que la Lune soit une terre, mais plus petite que la nôtre, et il s’efforce de le prouver par les convenances qui sont entre celle-ci et celle-là. Henry le Roy et François Patrice sont de ce sentiment, et expliquent fort au long sur quelles apparences ils se fondent, soutenant enfin que notre Terre et la Lune se servent de Lunes réciproquement.
Je sais que les Péripatéticiens ont été d’opinion contraire, et qu’ils ont soutenu que la Lune ne pouvait être une terre, parce qu’elle ne portait point d’animaux, qu’ils n’y auraient pu être que par la génération et la corruption, et que la Lune est incorruptible, qu’elle a toujours été portée d’une situation stable et constante, et qu’on n’y a remarqué aucun changement depuis le commencement du monde jusqu’à présent. Mais Hevelius leur répond que notre Terre, quelque corruptible qu’elle nous paraisse, n’a pas laissé de durer autant que la Lune, où il s’est pu faire des corruptions, dont nous ne nous sommes jamais aperçus, parce qu’elles s’y sont faites dans ses moindres parties, et sur sa simple surface; comme celles qui se font sur la surface de notre Terre, où nous ne les pourrions découvrir, si nous en étions aussi éloignés que de la Lune. Il ajoute plusieurs autres raisonnements qu’il confirme par un télescope de son invention, avec quoi il dit (et l’expérience en est facile et familière) qu’il a découvert dans la Lune que les parties plus luisantes et plus épaisses, les grandes et les petites, ont un juste rapport avec nos mers, nos rivières, nos lacs, nos plaines, nos montagnes et nos forêts.
Enfin, notre divin Gassendi, si sage, si modeste, et si savant en toutes ces choses, ayant voulu se divertir, comme je crois qu’ont voulu faire les autres, a écrit sur ce sujet de même que Hevelius, ajoutant qu’il croit qu’il y a des montagnes dans la Lune, hautes quatre fois comme le mont Olympe, à prendre sa hauteur sur celle que lui donne Xénagoras, c’est-à-dire de quarante stades, qui reviennent environ à cinq milles d’Italie.
Tout cela, Lecteur, te peut faire connaître que Monsieur de Bergerac ayant eu tant de grands hommes de son sentiment, il est d’autant plus à louer, qu’il a traité plaisamment une chimère dont ils ont traité trop sérieusement: aussi, avait-il cela de particulier, qu’il croyait qu’on devait rire et douter de tout ce que certaines gens assurent bien souvent aussi opiniâtrement que ridiculement; en sorte que je lui ai ouï dire beaucoup de fois qu’il avait autant de Farceurs qu’il rencontrait de Sidias (c’est le nom d’un pédant que Théophile, dans ses fragments comiques, fait battre à coups de poing contre un jeune homme à qui le pédant opiniâtrait qu’odor in pomo non erat forma, sed accidens), parce qu’il croyait qu’on pouvait donner ce nom à ceux qui disputent, avec la même opiniâtreté, de choses aussi inutiles.
L’éducation que nous avions eue ensemble, chez un bon prêtre de la campagne qui tenait de petits pensionnaires, nous avait fait amis dès notre plus grande jeunesse, et je me souviens de l’aversion qu’il avait dès ce temps-là pour ce qui lui paraissait l’ombre d’un Sidias, parce que, dans la pensée que cet homme en tenait un peu, il le croyait incapable de lui enseigner quelque chose; de sorte qu’il faisait si peu d’état de ses leçons et de ses corrections, que son père, qui était un bon vieux Gentilhomme assez indifférent pour l’éducation de ses enfants, et trop crédule aux plaintes de celui-ci, l’en retira un peu trop brusquement; et, sans s’informer si son fils serait mieux autre part, il l’envoya à Paris, où il le laissa jusqu’à dix-neuf ans sur sa bonne foi. Cet âge, où la nature se corrompt plus aisément, et la grande liberté qu’il avait de ne faire que ce que bon lui semblait, le portèrent sur un dangereux penchant, où j’ose dire que je l’arrêtai; parce qu’ayant achevé mes études, et mon père voulant que je servisse dans les Gardes, je l’obligeai d’entrer avec moi dans la Compagnie de Monsieur de Carbon Casteljaloux. Les duels, qui semblaient, en ce temps-là l’unique et le plus prompt moyen de se faire connaître le rendirent en si peu de jours si fameux, que les Gascons, qui composaient presque seuls cette Compagnie, le considéraient comme le démon de la bravoure, et en comptaient autant de combats que de jours qu’il y était entré. Tout cela cependant ne le détournait point de ses études, et je le vis un jour dans un corps de garde travailler à une Elégie avec aussi peu de distraction, que s’il eût été dans un cabinet fort éloigné du bruit. Il alla quelque temps après au siège de Mouzon, où il reçut un coup de mousquet au travers du corps, et depuis, un coup d’épée dans la gorge, au siège d’Arras en 1640. Mais les incommodités qu’il souffrit pendant ces deux sièges, celles que lui laissèrent ces deux grandes plaies, les fréquents combats que lui attirait la réputation de son courage et de son adresse, qui l’engagèrent plus de cent fois à être second (car il n’eut jamais une querelle de son chef), le peu d’espérance qu’il avait d’être considéré, faute d’un patron, auprès de qui son génie tout libre le rendait incapable de s’assujettir, et enfin le grand amour qu’il avait pour l’étude, le firent renoncer entièrement au métier de la guerre, qui veut tout un homme, et qui le rend autant ennemi des Lettres que les Lettres le font ami de la paix. Je t’en particulariserais quelques combats qui n’étaient point des duels, comme fut celui où, de cent hommes attroupés pour insulter en plein jour à un de ses amis sur le fossé de la porte de Nesle, deux, par leur mort, et sept autres, par de grandes blessures, payèrent la peine de leur mauvais dessein. Mais, outre que cela passerait pour fabuleux, quoique fait à la vue de plusieurs personnes de qualité qui l’ont publié assez hautement pour empêcher qu’on n’en puisse douter, je crois n’en devoir pas dire davantage, puisque aussi bien en suis-je à l’endroit où il quitta Mars pour se donner à Minerve; je veux dire qu’il renonça si absolument à toutes sortes d’emplois depuis ce temps-là, que l’étude fut l’unique auquel il s’adonna jusqu’à la mort.
Au reste, il ne bornait pas sa haine pour la sujétion, à celle qu’exigent les Grands auprès desquels on s’attache; il l’étendait encore plus loin, et même jusqu’aux choses qui lui semblaient contraindre les pensées et les opinions, dans lesquelles il voulait être aussi libre, que dans les plus indifférentes actions; et il traitait de ridicules certaines gens, qui, avec l’autorité d’un passage, ou d’Aristote, ou de tel autre, prétendent, aussi audacieusement que les disciples de Pythagore avec leur Magister dixit, juger des questions importantes, quoique des preuves sensibles et familières les démentent tous les jours. Ce n’est pas qu’il n’eût toute la vénération qu’on doit avoir pour tant de rares Philosophes, anciens et modernes; mais la grande diversité de leurs sectes, et l’étrange contrariété de leurs opinions, lui persuadaient qu’on ne devait être d’aucun parti:
Nullius addictus jurare in verba magistri.
Démocrite et Pyrrhon lui semblaient, après Socrate, les plus raisonnables de l’antiquité; encore, n’était-ce qu’à cause que le premier avait mis la vérité dans un lieu si obscur, qu’il était impossible de la voir; et que Pyrrhon avait été si généreux, qu’aucun des savants de son siècle n’avait pu mettre ses sentiments en servitude, et si modeste, qu’il n’avait jamais voulu rien décider; ajoutant, à propos de ces savants, que beaucoup de nos Modernes ne lui semblaient que les échos d’autres savants, et que beaucoup de gens passent pour très doctes, qui auraient passé pour très ignorants, si des savants ne les avaient précédés. De sorte que, quand je lui demandais pourquoi donc il lisait les ouvrages d’autrui, il me répondait que c’était pour connaître les larcins d’autrui; et que, s’il eût été juge de ces sortes de crimes, il y aurait établi des peines plus rigoureuses que celles dont on punit les voleurs de grands chemins; à cause que, la gloire étant quelque chose de plus précieux qu’un habit, qu’un cheval, et même que de l’or, ceux qui s’en acquièrent par des livres qu’ils composent de ce qu’ils dérobent chez les autres étaient comme des voleurs de grands chemins, qui se parent aux dépens de ceux qu’ils dévalisent; et que, si chacun eût travaillé à ne dire que ce qui n’eût point été dit, les bibliothèques eussent été moins grosses, moins embarrassantes, plus utiles, et la vie de l’homme, (quoique très courte), eût presque suffi pour lire et savoir toutes les bonnes choses; au lieu que, pour en trouver une qui soit passable, il en faut lire cent mille, ou qui ne valent rien, ou qu’on a lues ailleurs une infinité de fois, et qui font cependant consumer le temps inutilement et désagréablement.
Néanmoins, il ne blâmait jamais un ouvrage absolument, quand il y trouvait quelque chose de nouveau; parce qu’il disait que c’était un accroissement de bien aussi grand pour la République des Lettres que la découverte des terres nouvelles est utile aux anciennes; et la nation des Critiques lui semblait d’autant plus insupportable, qu’il attribuait, à l’envie et au dépit qu’ils avaient de se voir incapables d’aucune entreprise (qui est toujours louable, quand bien l’effet n’y répondrait pas entièrement), la passion qu’ils font paraître à reprendre les autres.
Non ego paucis, disait-il.
Offendat maculis quas aut incuriat fudit
Aut humana parum cavit natura.
Et, en effet, si on souffre bien des ombres dans un tableau, pourquoi ne pas souffrir dans un Livre quelques endroits moins forts que d’autres, puisque, par la règle des contraires, le noir sert quelquefois à faire davantage briller le blanc.
Cependant, comme il n’avait que des sentiments extraordinaires, aucun de ses ouvrages n’a été mis entre les communs. Son Agrippine commence, continue, et finit d’une manière que d’autres n’avaient point encore pratiquée. L’élocution y est toute poétique, le sujet bien choisi, les rôles fort beaux, les sentiments romains dans une vigueur digne d’un si grand nom, l’intrigue merveilleuse, la surprise agréable, le démêlé clair, et la règle des vingt-quatre heures si régulièrement observée, que cette Pièce peut passer pour un Modèle du Poème dramatique.
Mais en quoi particulièrement il était admirable, c’est que du sérieux il passait au plaisant, et y réussissait également. Sa comédie du Pédant joué en est une preuve et très forte et très agréable; de même que plusieurs de ses autres ouvrages; témoignage très fidèle de l’universalité de son bel esprit. Son Histoire de l’Etincelle et de la République du Soleil, où, en même style qu’il a prouvé la Lune habitable, il prouvait le sentiment des pierres, l’instinct des plantes, et le raisonnement des brutes, était encore au-dessus de tout cela, et j’avais résolu de la joindre à celle-ci; mais un voleur, qui pilla son coffre pendant sa maladie, m’a privé de cette satisfaction, et toi, de ce surcroît de divertissement.
Enfin, Lecteur, il passa toujours pour un homme d’esprit très rare; à quoi la Nature joignit tant de bonheur du côté des sens, qu’il se les soumit toujours autant qu’il voulut; de sorte qu’il ne but du vin que rarement, à cause, disait-il, que son excès abrutit, et qu’il fallait être autant sur la précaution à son égard que de l’arsenic (c’était à quoi il le comparait), parce qu’on doit tout appréhender de ce poison, quelque préparation qu’on y apporte; quand même il n’y aurait à en craindre que ce que le vulgaire nomme qui pro quo, qui le rend toujours dangereux. Il n’était pas moins modéré dans son manger, dont il bannissait les ragoûts tant qu’il pouvait, dans la croyance que le plus simple vivre, et le moins mixtionné, était le meilleur: ce qu’il confirmait par l’exemple des hommes modernes, qui vivent si peu; au contraire de ceux des premiers siècles, qui semblent n’avoir vécu si longtemps qu’à cause de la simplicité de leurs repas.
Quippe aliter tunc orbe novo cœloque recente
Vivebant homines...
Il accompagnait ces deux qualités d’une si grande retenue envers le beau sexe, qu’on peut dire qu’il n’est jamais sorti du respect que le nôtre lui doit; et il avait joint à tout cela une si grande aversion pour tout ce qui lui semblait intéressé, qu’il ne put jamais s’imaginer ce que c’était de posséder du bien en particulier, le sien étant bien moins à lui qu’à ceux de sa connaissance qui en avaient besoin. Aussi le ciel, qui n’est point ingrat, voulut que d’un grand nombre d’amis qu’il eut pendant sa vie, plusieurs l’aimassent jusqu’à la mort, et quelques-uns même par delà.
Je me doute, Lecteur, que ta curiosité, pour sa gloire et ma satisfaction, demande que j’en consigne les noms à la postérité; et j’y défère d’autant plus volontiers, que je ne t’en nommerai aucun qui ne soit d’un mérite extraordinaire, tant il les avait bien su choisir. Plusieurs raisons, et principalement l’ordre du temps, veulent que je commence par Monsieur de Prade, en qui la belle science égalait un grand cœur et beaucoup de bonté, que son admirable histoire de France fait si justement nommer le Corneille Tacite des Français, et qui sut tellement estimer les belles qualités de Monsieur de Bergerac, qu’il fut après moi le plus ancien de ses amis et un de ceux qui le lui a témoigné le plus obligeamment en une infinité de rencontres. L’illustre Cavois, qui fut tué à la bataille de Lens, et le vaillant Brissailles, Enseigne des Gens-d’armes de son Altesse Royale, furent non seulement les justes estimateurs de ses belles actions, mais encore ses glorieux témoins, et ses fidèles compagnons en quelques-unes. J’ose dire que mon frère et Monsieur de Zedde, qui se connaissent en braves, et qui l’ont servi, et en ont été servis dans quelques occasions souffertes en ce temps-là aux gens de leur métier, égalaient son courage à celui des plus vaillants; et, si ce témoignage était suspect, à cause de la part qu’y a mon frère, je citerais encore un brave de la plus haute classe, je veux dire Monsieur Duret de Monchenin, qui l’a trop bien connu et trop estimé, pour ne pas confirmer ce que j’en dis. J’y puis ajouter Monsieur de Bourgongne, Mestre de Camp du Régiment d’Infanterie de Monseigneur le Prince de Conti; puisqu’il vit le combat surhumain dont j’ai parlé, et que le témoignage qu’il en rendit avec le nom d’intrépide, qu’il lui en donne toujours depuis, ne permet pas qu’il en reste l’ombre du moindre doute, au moins à ceux qui ont connu Monsieur de Bourgongne, qui était trop savant à bien faire le discernement de ce qui n’en mérite point, et dont le génie était universellement trop beau pour se tromper dans une chose de cette nature. Monsieur de Chavagne, qui court toujours avec une si agréable impétuosité au-devant de ceux qu’il veut obliger, cet illustre Conseiller Monsieur de Longueville-Gontier, qui a toutes les qualités d’un homme achevé, Monsieur de Saint-Gilles, en qui l’effet suit toujours l’envie d’obliger, et qui n’est pas un petit témoin de son courage et de son esprit, Monsieur de Lignières, dont les productions sont les effets d’un parfaitement beau feu, Monsieur de Châteaufort, en qui la mémoire et le jugement sont si admirables, et l’application si heureuse d’une infinité de belles choses qu’il sait, Monsieur des Billettes qui n’ignore rien à vingt-trois ans de ce que les autres font gloire de savoir à cinquante, Monsieur de la Morlière, dont les mœurs sont si belles, et la façon d’obliger si charmante, Monsieur le Comte de Brienne, de qui le bel esprit répond si bien à sa grande naissance, eurent pour lui toute l’estime qui fait la véritable amitié, dont à l’envi ils prirent plaisir de lui donner des marques très sensibles. Je ne particulariserai rien de ce fort esprit, de ce tout savant, de cet infatigable à produire tant de bonnes et si utiles choses, Monsieur l’Abbé de Villeloin, parce que je n’ai pas eu l’honneur de le pratiquer, mais je puis assurer que Monsieur de Bergerac s’en louait extrêmement, et qu’il en avait reçu plusieurs témoignages de beaucoup de bonté.
J’aurais ajouté que, pour complaire à ses amis qui lui conseillaient de se faire un Patron qui l’appuyât à la Cour, ou ailleurs, il vainquit le grand amour qu’il avait pour sa liberté, et que, jusqu’au jour qu’il reçut à la tête le coup dont j’ai parlé, il demeura auprès de Monsieur le Duc d’Arpajon, à qui même il dédia tous ses Ouvrages; mais, parce que dans sa maladie il se plaignit d’en avoir été abandonné, j’ai cru ne pas devoir décider si ce fut par un effet du malheur général pour tous les petits, et commun à tous les grands, qui ne se souviennent des services qu’on leur rend que dans le temps qu’ils les reçoivent, ou si ce n’était point un secret du Ciel, qui, voulant l’ôter sitôt du monde, voulait aussi lui inspirer le peu de regret qu’on doit avoir de quitter ce qui nous y semble de plus beau, et qui pourtant ne l’est pas toujours.
Je ferais tort à Monsieur Roho, si je n’ajoutais son nom sur une liste si glorieuse, puisque cet illustre mathématicien, qui a tant fait de belles épreuves physiques, et qui n’est pas moins aimable pour sa bonté et sa modestie que relevé au-dessus du commun par sa science, eut tant d’amitié pour Monsieur de Bergerac, et s’intéressa de telle sorte pour ce qui le touchait, qu’il fut le premier qui découvrit la véritable cause de sa maladie, et qui rechercha soigneusement, avec tous ses amis, les moyens de l’en délivrer; mais Monsieur des Boisclairs, qui jusque dans ses moindres actions n’a rien que d’héroïque, crut trouver en Monsieur de Bergerac une trop belle occasion de satisfaire sa générosité, pour en laisser la gloire aux autres, qu’il résolut de prévenir, et qu’il prévint en effet, dans une conjoncture d’autant plus utile à son ami, que l’ennui de sa longue captivité le menaçait d’une prompte mort, dont une violente fièvre avait même déjà commencé le triste prélude. Mais cet ami sans pair l’interrompit, par un intervalle de quatorze mois, qu’il le garda chez lui, et il eût eu, avec la gloire que méritent tant de grands soins et tant de bons traitements qu’il lui fit, celle de lui avoir conservé la vie, si ses jours n’eussent été comptés et bornés à la trente-cinquième année de son âge, qu’il finit à la campagne chez Monsieur de Cyrano, son cousin, dont il avait reçu de grands témoignages d’amitié, de qui les conversations, si savantes dans l’Histoire du temps présent et du passé, lui plaisaient extrêmement, et chez qui, par une affectation de changer d’air qui précède la mort, et qui en est un symptôme presque certain dans la plupart des malades, il se fit porter, cinq jours avant de mourir.
Je crois que c’est rendre à Monsieur le Maréchal de Gassion une partie de l’honneur qu’on doit à sa mémoire, de dire qu’il aimait les gens d’esprit et de cœur, parce qu’il se connaissait en tous les deux, et que, sur le récit que Messieurs de Cavois et de Cuigy lui firent de Monsieur de Bergerac, il le voulut avoir auprès de lui. Mais la liberté dont il était encore idolâtre (car il ne s’attacha que longtemps après à M. d’Arpajon) ne put jamais lui faire considérer un si grand homme que comme un maître; de sorte qu’il aima mieux n’en être pas connu et être libre, que d’en être aimé et être contraint; et même cette humeur, si peu soucieuse de la fortune, et si peu des gens du temps, lui fit négliger plusieurs belles connaissances que la Révérende Mère Marguerite, qui l’estimait particulièrement, voulut lui procurer; comme s’il eût pressenti que ce qui fait le bonheur de cette vie lui eût été inutile pour s’assurer celui de l’autre. Ce fut la seule pensée qui l’occupa sur la fin de ses jours d’autant plus sérieusement, que Madame de Neuvillette, cette femme toute pieuse, toute charitable, toute à son prochain, parce quelle est toute à Dieu, et de qui il avait l’honneur d’être parent du côté de la noble famille des Bérangers, y contribua, de sorte qu’enfin le libertinage, dont les jeunes gens sont pour la plupart soupçonnés, lui parut un monstre, pour lequel je puis témoigner qu’il eut depuis cela toute l’aversion qu’en doivent avoir ceux qui veulent vivre chrétiennement.
J’augurai ce grand changement, quelque temps avant sa mort, de ce que, lui ayant un jour reproché la mélancolie qu’il témoignait dans les lieux où il avait accoutumé de dire les meilleures et les plus plaisantes choses, il me répondit que c’était à cause que, commençant à connaître le monde, il s’en désabusait; et qu’enfin il se trouvait dans un état où il prévoyait que dans peu la fin de sa vie serait la fin de ses disgrâces; mais qu’en vérité son plus grand déplaisir était de ne l’avoir pas mieux employée:
Iam invenes vides, me dit-il,
Insteteum ferior œtas
Merentem stultos preterisse dies.
«Et en vérité, ajouta-t-il, je crois que Tibulle prophétisait de moi, quand il parlait de la sorte; car personne n’eut jamais tant de regret que j’en ai de tant de beaux jours passés si inutilement.»
Tu me dois pardonner cette digression, Lecteur, et si je me suis si fort étendu sur le mérite d’un ami, sa mort m’exempte du blâme que j’aurais encouru de l’avoir voulu flatter, outre que de si belles choses ne sauraient jamais déplaire. Pour donc reprendre la suite des autorités sur lesquelles il s’est fondé, je dis que le Démon dont il se fait servir si utilement pendant son séjour dans la Lune n’est pas une chose inouïe, puisque Thalès et Héraclite ont dit que le monde en était rempli; outre ce qu’on a publié de ceux de Socrate, de Dion, de Brutus, et de plusieurs autres. La pluralité des mondes, dont il a parlé, est appuyée sur le sentiment de Démocrite, qui l’a soutenue; de même que l’infini et les petits corps ou atomes, dont il a discouru en quelques endroits après ce Philosophe, Epicure et Lucrèce.
Le mouvement qu’il donne à la Terre n’est pas nouveau, puisque Pythagore, Philolaus et Aristarque soutinrent autrefois qu’elle tournait autour du Soleil, qu’ils mettaient au centre du monde. Leucippe, et plusieurs autres ont presque dit la même chose; mais Copernic, dans le dernier siècle, l’a soutenue plus hautement que tous, puisqu’il a changé le système de Ptolémée, auparavant suivi de tous les Astronomes, dont la plupart approuvent aujourd’hui celui de Copernic, d’autant plus simple et plus aisé, qu’il met le Soleil au centre du Monde, la Terre entre les Planètes, à la place que Ptolémée y donne au Soleil, c’est-à-dire qu’il fait mouvoir autour du Soleil la sphère de Mercure, puis celle de Vénus, puis celle de la Terre, au bord de laquelle il met un Epicicle, sur lequel il fait tourner la Lune autour de la Terre, et achever sa révolution en vingt-sept jours, outre celle qu’il lui fait faire avec la même Terre autour du Soleil en un an.
Je te confesserai toutefois, Lecteur, que ce changement m’est indifférent, parce que je ne professe point ces Sciences, qui sont trop abstraites pour moi; et je te proteste que tout ce que j’en sais ne consiste qu’en quelques termes que me fournit la mémoire de quelque lecture des ouvrages qui en traitent. C’est pourquoi je déclare que, par ce que j’ai dit de Copernic, je n’ai point prétendu offenser Ptolémée; il me suffit que Cœli enarrant gloriam Dei, et que leur admirable structure me prouve qu’ils ne sont point l’ouvrage de la main des hommes. Quoi qu’en ait dit Ptolémée, ils ne sont que ce qu’ils ont toujours été; et, quelque changement qu’y ait apporté Copernic, ils sont demeurés dans le même lieu et dans la même fonction que leur a donnés l’Etre Souverain, qui, sans changer, peut seul changer toutes choses. J’ai dit, au commencement de ce discours, le sujet qui me l’a fait entreprendre; et, dans la suite, on peut connaître comment et pourquoi j’ai cité, tous ces Savants. Je te prie, Lecteur, de t’en souvenir, afin de justifier le peu ou point de déférence que j’ai pour tout ce qui peut commettre la vérité de ma croyance avec les imaginations d’autrui.
LE BRET.
Reproduction de la figure placée en tête du second volume
des «Œuvres || de Monsieur || de Cyrano || Bergerac
Nouvelle Édition || ornée de figures en taille-douce ||
A Amsterdam || chez Jacques Desbordes, Libraire ||
vis-à-vis de la grande porte de la Bourse
1709.
La Lune était en son plein, le Ciel était découvert, et neuf heures du soir étaient sonnées, lorsque, revenant de Clamart, près Paris (où M. de Guigy le fils, qui en est Seigneur, nous avait régalés plusieurs de mes amis et moi), les diverses pensées que nous donna cette boule de safran nous défrayèrent sur le chemin: de sorte que, les yeux noyés dans ce grand Astre, tantôt l’un le prenait pour une lucarne du Ciel; tantôt un autre assurait que c’était la platine où Diane dresse les rabats d’Apollon; un autre, que ce pouvait bien être le Soleil lui-même, qui, s’étant au soir dépouillé de ses rayons, regardait par un trou ce qu’on faisait au monde, quand il n’y était pas.
—Et moi, leur dis-je, qui souhaite mêler mes enthousiasmes aux vôtres, je crois, sans m’amuser aux imaginations pointues dont vous chatouillez le Temps pour le faire marcher plus vite, que la Lune est un monde comme celui-ci; à qui le nôtre sert de Lune.
Quelques-uns de la compagnie me régalèrent d’un grand éclat de rire.
—Ainsi peut-être, leur dis-je, se moque-t-on maintenant, dans la Lune, de quelque autre, qui soutient que ce globe-ci est un monde.
Mais j’eus beau leur alléguer que Pythagore, Epicure, Démocrite et de notre âge Copernic et Keppler[4] avaient été de cette opinion, je ne les obligeai qu’à rire de plus belle.
Cette pensée, cependant, dont la hardiesse biaisait à mon humeur, affermie par la contradiction, se plongea si profondément chez moi, que, pendant tout le reste du chemin, je demeurai gros de mille définitions de Lune, dont je ne pouvais accoucher: de sorte qu’à force d’appuyer cette croyance burlesque par des raisonnements presque sérieux, il s’en fallait peu que je n’y déférasse déjà, quand le miracle ou l’accident, la fortune, ou peut-être ce qu’on nommera vision, fiction, chimère ou folie, si on veut, me fournit l’occasion qui m’engagea à ce discours.
Etant arrivé chez moi, je montai dans mon cabinet, où je trouvai sur la table un livre ouvert que je n’y avais point mis. C’était celui de Cardan, et, quoique je n’eusse pas dessein d’y lire, je tombai de la vue, comme par force, justement sur une histoire de ce philosophe qui dit qu’étudiant un soir à la chandelle, il aperçut entrer, au travers des portes fermées, deux grands vieillards, lesquels, après beaucoup d’interrogations qu’il leur fit, répondirent qu’ils étaient habitants de la Lune, et en même temps disparurent. Je demeurai si surpris, tant de voir un livre qui s’était apporté là tout seul, que du temps et de la feuille où il s’était rencontré ouvert, que je pris toute cette enchaînure d’incidents pour une inspiration de faire connaître aux hommes que la Lune est un monde.
—Quoi! disais-je en moi-même, après avoir tout aujourd’hui parlé d’une chose, un livre qui est peut-être le seul au monde où cette matière se traite si particulièrement, voler de ma bibliothèque sur ma table, devenir capable de raison, pour s’ouvrir justement à l’endroit d’une aventure si merveilleuse; entraîner mes yeux dessus, comme par force, et fournir ensuite à ma fantaisie les réflexions, et à ma volonté les desseins que je fais!—Sans doute, continuais-je, les deux vieillards qui apparurent à ce grand homme sont ceux-là mêmes qui ont dérangé mon livre et qui l’ont ouvert sur cette page pour s’épargner la peine de me faire la harangue qu’ils ont faite à Cardan.—Mais, ajoutais-je, je ne saurais m’éclaircir de ce doute, si je ne monte jusque-là?—Et pourquoi non? me répondais-je aussitôt. Prométhée fut bien autrefois au Ciel y dérober du feu. Suis-je moins hardi que lui? et ai-je lieu de n’en pas espérer un succès aussi favorable?
A ces boutades, qu’on nommera peut-être des accès de fièvre chaude, succéda l’espérance de faire réussir un si beau voyage: de sorte que je m’enfermai, pour en venir à bout, dans une maison de campagne assez écartée, où, après avoir flatté mes rêveries de quelques moyens proportionnés à mon sujet, voici comment je montai au Ciel.
J’avais attaché autour de moi quantité de fioles pleines de rosée, sur lesquelles le Soleil dardait ses rayons si violemment, que la chaleur, qui les attirait, comme elle fait les plus grosses nuées, m’éleva si haut, qu’enfin je me trouvai au-dessus de la moyenne région. Mais, comme cette attraction me faisait monter avec trop de rapidité, et qu’au lieu de m’approcher de la Lune, comme je prétendais, elle me paraissait plus éloignée qu’à mon départ, je cassai plusieurs de mes fioles, jusqu’à ce que je sentis que ma pesanteur surmontait l’attraction, et que je redescendais vers la terre.
Mon opinion ne fut point fausse, car j’y retombai quelque temps après; et, à compter de l’heure que j’en étais parti, il devait être minuit. Cependant, je reconnus que le Soleil était alors au plus haut de l’horizon, et qu’il était là midi. Je vous laisse à penser combien je fus étonné: certes, je le fus de si bonne sorte que, ne sachant à quoi attribuer ce miracle, j’eus l’insolence de m’imaginer qu’en faveur de ma hardiesse, Dieu avait encore une fois recloué le Soleil aux Cieux, afin d’éclairer une si généreuse entreprise. Ce qui accrut mon étonnement, ce fut de ne point connaître le pays où j’étais, vu qu’il me semblait qu’étant monté droit, je devais être descendu au même lieu d’où j’étais parti. Equipé pourtant comme j’étais, je m’acheminai vers une espèce de chaumière, où j’aperçus de la fumée; et j’en étais à peine à une portée de pistolet, que je me vis entouré d’un grand nombre d’hommes tout nus. Ils parurent fort surpris de ma rencontre, car j’étais le premier, à ce que je pense, qu’ils eussent jamais vu habillé de bouteilles. Et, pour renverser encore toutes les interprétations qu’ils auraient pu donner à cet équipage, ils voyaient qu’en marchant je ne touchais presque point à la terre: aussi ne savaient-ils pas qu’au moindre branle que je donnais à mon corps, l’ardeur des rayons de midi me soulevait avec ma rosée, et que, sans que mes fioles n’étaient plus en assez grand nombre, j’eusse été possible à leur vue enlevé dans les airs.
Je les voulus aborder; mais, comme si la frayeur les eût changés en oiseaux, un moment les vit perdre dans la forêt prochaine. J’en attrapai un toutefois, dont les jambes sans doute avaient trahi le cœur. Je lui demandai, avec bien de la peine (car j’étais tout essouflé), combien l’on comptait de là à Paris, et depuis quand en France le monde allait tout nu, et pourquoi ils me fuyaient avec tant d’épouvante. Cet homme, à qui je parlais, était un vieillard olivâtre, qui d’abord se jeta à mes genoux; et, joignant les mains en haut derrière la tête, ouvrit la bouche et ferma les yeux. Il marmotta longtemps entre ses dents, mais je ne discernai point qu’il articulât rien: de façon que je pris son langage pour le gazouillement enroué d’un muet.
A quelque temps de là, je vis arriver une compagnie de soldats tambour battant, et j’en remarquai deux se séparer du gros, pour me reconnaître. Quand ils furent assez proches pour être entendus, je leur demandai où j’étais.
—Vous êtes en France, me répondirent-ils, mais qui Diable vous a mis en cet état? et d’où vient que nous ne vous connaissons point? Est-ce que les vaisseaux sont arrivés? En allez-vous donner avis à monsieur le Gouverneur? et pourquoi avez-vous divisé votre eau-de-vie en tant de bouteilles?
A tout cela, je leur répartis que le Diable ne m’avait point mis en cet état; qu’ils ne me connaissaient pas, à cause qu’ils ne pouvaient pas connaître tous les hommes; que je ne savais point que la Seine portât de navires à Paris, que je n’avais point d’avis à donner à Monsieur de Montbazon[5]; et que je n’étais point chargé d’eau-de-vie.
—Ho, ho, me dirent-ils, me prenant les bras, vous faites le gaillard? Monsieur le Gouverneur vous connaîtra bien, lui!
Ils me menèrent vers leur gros, où j’appris que j’étais véritablement en France, mais en la Nouvelle[6], de sorte qu’à quelque temps de là je fus présenté à Monsieur de Montmagnie, qui en est le Vice-Roi, qui me demanda mon pays, mon nom et ma qualité; et, après que je l’eus satisfait, lui contant l’agréable succès de mon voyage, soit qu’il le crût, soit qu’il feignît de le croire, il eut la bonté de me faire donner une chambre dans son appartement. Mon bonheur fut grand de rencontrer un homme capable de hautes opinions, et qui ne s’étonna point, quand je lui dis qu’il fallait que la Terre eût tourné pendant mon élévation, puisque, ayant commencé de monter à deux lieues de Paris, j’étais tombé, par une ligne quasi-perpendiculaire, en Canada.
Le soir, comme je m’allais coucher, il entra dans ma chambre, et me dit:
—Je ne serais pas venu interrompre votre repos, si je n’avais cru qu’une personne qui a pu trouver le secret de faire tant de chemin en un demi-jour n’ait pas eu aussi celui de ne se point lasser. Mais vous ne savez pas, ajouta-t-il, la plaisante querelle que je viens d’avoir pour vous avec nos Pères Jésuites? Ils veulent absolument que vous soyez magicien; et la plus grande grâce que vous puissiez obtenir d’eux est de ne passer que pour imposteur. Et, en effet, ce mouvement que vous attribuez à la Terre est un paradoxe assez délicat; et, pour moi, je vous dirai franchement que ce qui fait que je ne suis pas de votre opinion, c’est qu’encore qu’hier vous soyez parti de Paris, vous pouvez être arrivé aujourd’hui en cette contrée, sans que la Terre ait tourné; car le Soleil, vous ayant enlevé par le moyen de vos bouteilles, ne doit-il pas vous avoir amené ici, puisque, selon Ptolémée, Tycho Brahé et les philosophes modernes, il chemine du biais que vous faites marcher la Terre? Et puis, quelle grande vraisemblance avez-vous, pour vous figurer que le Soleil soit immobile, quand nous le voyons marcher? et quelle apparence que la Terre tourne avec tant de rapidité, quand nous la sentons ferme dessous nous?
—Monsieur, lui répliquai-je, voici les raisons à peu près qui nous obligent à le préjuger. Premièrement, il est du sens commun de croire que le Soleil a pris la place au centre de l’univers, puisque tous les corps qui sont dans la Nature ont besoin de ce feu radical; qu’il habite au cœur de ce Royaume, pour être en état de satisfaire promptement à la nécessité de chaque partie, et que la cause des générations soit placée au milieu de tous les corps, pour y agir également et plus aisément: de même que la sage Nature a placé les parties génitales dans l’homme, les pépins dans le centre des pommes, les noyaux au milieu de leur fruit; et de même que l’oignon conserve, à l’abri de cent écorces qui l’environnent, le précieux germe où dix millions d’autres ont à puiser leur essence; car cette pomme est un petit univers à soi-même, dont le pépin, plus chaud que les autres parties, est le soleil, qui répand autour de soi la chaleur conservatrice de son globe; et ce germe, dans cette opinion, est le petit Soleil de ce petit monde, qui réchauffe et nourrit le sel végétatif de cette petite masse. Cela donc supposé, je dis que la Terre ayant besoin de la lumière, de la chaleur, et de l’influence de ce grand feu, elle tourne autour de lui pour recevoir également en toutes ses parties cette vertu qui la conserve. Car il serait aussi ridicule de croire que ce grand corps lumineux tournât autour d’un point dont il n’a que faire que de s’imaginer, quand nous voyons une alouette rôtie, qu’on a, pour la cuire, tourné la cheminée alentour. Autrement, si c’était au Soleil à faire cette corvée, il semblerait que la médecine eût besoin du malade; que le fort dût plier sous le faible; le grand servir au petit; et qu’au lieu qu’un vaisseau cingle le long des côtes d’une province, la province tournerait autour du vaisseau. Que si vous avez peine à comprendre comme une masse si lourde se peut mouvoir, dites-moi, je vous prie, les Astres et les Cieux, que vous faites si solides, sont-ils plus légers? Encore est-il plus aisé à nous, qui sommes assurés de la rondeur de la Terre, de conclure son mouvement par sa figure. Mais pourquoi supposer le Ciel rond, puisque vous ne le sauriez savoir, et que, de toutes les figures, s’il n’a pas celle-ci, il est certain qu’il ne se peut mouvoir? Je ne vous reproche point vos excentèques, ni vos épicicles, lesquels vous ne sauriez expliquer que très confusément, et dont je sauve mon système. Parlons seulement des causes naturelles de ce mouvement. Vous êtes contraints, vous autres, de recourir aux intelligences qui remuent et gouvernent vos globes? Mais moi, sans interrompre le repos du Souverain Etre, qui sans doute a créé la Nature toute parfaite, et de la sagesse duquel il est de l’avoir achevée, de telle sorte que, l’ayant accomplie pour une chose, il ne l’ait pas rendue défectueuse pour une autre; je dis que les rayons du Soleil, avec ses influences, venant à frapper dessus, par leur circulation, la font tourner, comme nous faisons tourner un globe en le frappant de la main; ou de même que les fumées, qui s’évaporent continuellement de son sein, du côté que le Soleil la regarde, répercutées par le froid de la moyenne région, rejaillissent dessus, et de nécessité, ne la pouvant frapper que de biais, la font ainsi pirouetter. L’explication des deux autres mouvements est encore moins embrouillée. Considérez un peu, je vous prie...
A ces mots, Monsieur de Montmagnie m’interrompit:
—J’aime mieux, dit-il, vous dispenser de cette peine; aussi bien, ai-je lu, sur ce sujet, quelques livres de Gassendi, mais à la charge que vous écouterez ce que me répondit un jour un de nos Pères, qui soutenait votre opinion: «En effet, disait-il, je m’imagine que la Terre tourne, non point pour les raisons qu’allègue Copernic, mais parce que, le feu d’enfer ainsi que vous apprend la Sainte-Ecriture, étant enclos au centre de la terre, les damnés, qui veulent fuir l’ardeur de sa flamme, gravissent, pour s’en éloigner, contre la voûte, et font ainsi tourner la Terre, comme un chien fait tourner une roue, lorsqu’il court enfermé dedans.»
Nous louâmes quelque temps cette pensée, comme un pur zèle de ce bon Père, et enfin Monsieur de Montmagnie me dit qu’il s’étonnait fort, vu que le système de Ptolémée était si peu probable, qu’il eût été si généralement reçu.
—Monsieur, lui répondis-je, la plupart des hommes, qui ne jugent que par les sens, se sont laissé persuader à leurs yeux, et de même que celui dont le vaisseau vogue terre à terre croit demeurer immobile, et que le rivage chemine, ainsi les hommes, tournant avec la Terre autour du Ciel, ont cru que c’était le Ciel lui-même qui tournait autour d’eux. Ajoutez à cela l’orgueil insupportable des humains, qui se persuadent que la Nature n’a été faite que pour eux, comme s’il était vraisemblable que le Soleil, un grand corps quatre cent trente-quatre fois plus vaste que la terre, n’eût été allumé que pour mûrir ses nèfles, et pommer ses choux. Quant à moi bien loin de consentir à leur insolence, je crois que les Planètes sont des mondes autour du Soleil, et que les étoiles fixes sont aussi des Soleils qui ont des Planètes autour d’eux, c’est-à-dire, des mondes que nous ne voyons pas d’ici à cause de leur petitesse, et parce que leur lumière empruntée ne saurait venir jusqu’à nous. Car comment, en bonne foi, s’imaginer que ces globes si spacieux ne soient que de grandes campagnes désertes, et que le nôtre, à cause que nous y campons une douzaine de glorieux coquins ait été bâti pour commander à tous? Quoi! parce que le Soleil compasse nos jours et nos années, est-ce à dire, pour cela, qu’il n’ait été construit qu’afin que nous ne frappions pas de la tête contre les murs? Non, non, si ce Dieu visible éclaire l’homme, c’est par accident, comme le flambeau du Roi éclaire par accident au Crocheteur qui passe par la rue.
—Mais, me dit-il, si, comme vous assurez, les étoiles fixes sont autant de Soleils, on pourrait conclure de là que le monde serait infini, puisqu’il est vraisemblable que les peuples de ce monde qui sont autour d’une étoile fixe, que vous prenez pour un Soleil, découvrent encore au-dessus d’eux d’autres étoiles fixes que nous ne saurions apercevoir d’ici, et qu’il en va de cette sorte à l’infini.
—N’en doutez point, lui répliquai-je, comme Dieu a pu faire l’âme immortelle, il a pu faire le monde infini, s’il est vrai que l’éternité n’est rien autre chose qu’une durée sans bornes, et l’infini, une étendue sans limites. Et puis, Dieu serait fini lui-même, supposé que le monde ne fût pas infini, puisqu’il ne pourrait pas être où il n’y aurait rien, et qu’il ne pourrait accroître la grandeur du monde qu’il n’ajoutât quelque chose à sa propre étendue, commençant d’être où il n’était pas auparavant. Il faut donc croire que, comme nous voyons d’ici Saturne et Jupiter, si nous étions dans l’un ou dans l’autre, nous découvririons beaucoup de mondes que nous n’apercevons pas, et que l’univers est à l’infini construit de cette sorte.
—Ma foi! me répliqua-t-il, vous avez beau dire, je ne saurais du tout comprendre cet infini.
—Hé! dites-moi, lui repartis-je, comprenez-vous le rien qui est au delà? Point du tout. Car, quand vous songez à ce néant, vous vous l’imaginez tout au moins comme du vent ou comme de l’air, et cela, c’est quelque chose; mais l’infini, si vous ne le comprenez en général, vous le concevez au moins par parties, puisqu’il n’est pas difficile de se figurer, au delà de ce que nous voyons de terre et d’air, du feu, d’autre air, et d’autre terre. Or, l’infini n’est rien qu’une tissure sans bornes de tout cela. Que si vous me demandez de quelle façon ces mondes ont été faits, vu que la Sainte-Ecriture parle seulement d’un que Dieu créa[7], je réponds qu’elle ne parle que du nôtre à cause qu’il est le seul que Dieu ait voulu prendre la peine de faire de sa propre main, mais tous les autres qu’on voit ou qu’on ne voit point, suspendus parmi l’azur de l’Univers, ne sont rien que de l’écume des Soleils qui se purgent. Car comment ces grands feux pourraient-ils subsister, s’ils n’étaient attachés à quelque matière qui les nourrit? Or, de même que le feu pousse loin de chez soi la cendre dont il est étouffé, de même que l’or, dans le creuset, se détache en s’affinant, du marcassite qui affaiblit son carat, et de même encore que notre cœur se dégage, par le vomissement, des humeurs indigestes qui l’attaquent; ainsi le Soleil dégorge tous les jours et se purge, des restes de la matière qui nourrit son feu. Mais, lorsqu’il aura tout à fait consumé cette matière qui l’entretient, vous ne devez point douter qu’il ne se répande de tous côtés pour chercher une autre pâture, et qu’il ne s’attache à tous les mondes qu’il aura construits autrefois, à ceux particulièrement qu’il rencontrera les plus proches; alors ces grands feux, rebouillant tous les corps, les rechasseront pêle-mêle de toutes parts comme auparavant, et, s’étant peu à peu purifiés, ils commenceront de servir de Soleil à d’autres petits mondes qu’ils engendreront en les poussant hors de leur Spère. Et c’est ce qui a fait sans doute prédire aux Pythagoriciens l’embrasement universel. Ceci n’est pas une imagination ridicule: la Nouvelle-France, où nous sommes, en produit un exemple bien convaincant. Ce vaste continent de l’Amérique est une moitié de la Terre, laquelle, en dépit de nos prédécesseurs, qui avaient mille fois cinglé l’Océan, n’avait point été encore découverte; aussi n’y était-elle pas encore, non plus que beaucoup d’îles, de péninsules, et de montagnes, qui se sont soulevées sur notre globe, quand les rouillures du Soleil qui se nettoyait ont été poussées assez loin, et condensées en pelotons assez pesants, pour être attirées par le centre de notre monde, possible peu à peu, en particules menues, peut-être aussi tout à coup en une masse. Cela n’est pas si déraisonnable, que saint Augustin n’y eût applaudi, si la découverte de ce pays eût été faite de son âge; puisque ce grand personnage, dont le génie était éclairé du Saint-Esprit, assure que de son temps la Terre était plate comme un four, et qu’elle nageait sur l’eau comme la moitié d’une orange coupée. Mais, si j’ai jamais l’honneur de vous voir en France, je vous ferai observer, par le moyen d’une lunette excellente, que certaines obscurités, qui d’ici paraissent des taches, sont des mondes qui se construisent.
Mes yeux, qui se fermaient en achevant ce discours, obligèrent Monsieur de Montmagnie à me souhaiter le bonsoir. Nous eûmes, le lendemain et les jours suivants, des entretiens de pareille nature. Mais, comme, quelque temps après, l’embarras des affaires de la Province accrocha notre Philosophie, je retombai de plus belle au dessein de monter à la Lune.
Je m’en allais, dès qu’elle était levée, rêvant, parmi les bois, à la conduite et à la réussite de mon entreprise; et enfin, une veille de Saint-Jean, qu’on tenait conseil dans le Fort pour déterminer si l’on donnerait secours aux Sauvages du pays contre les Iroquois, je m’en allai tout seul, derrière notre habitation, au coupeau d’une petite montagne, où voici ce que j’exécutai. J’avais fait une machine que je m’imaginais capable de m’élever autant que je voudrais, en sorte que, rien de tout ce que j’y croyais nécessaire n’y manquant, je m’assis dedans, et me précipitai en l’air, du haut d’une roche. Mais, parce que je n’avais pas bien pris mes mesures, je culbutai rudement dans la vallée. Tout froissé néanmoins que j’étais, je m’en retournai dans ma chambre, sans perdre courage, et je pris de la moelle de bœuf, dont je m’oignis tout le corps, car j’étais tout meurtri, depuis la tête jusqu’aux pieds; et, après m’être fortifié le cœur d’une bouteille d’essence cordiale, je m’en retournai chercher ma machine; mais je ne la trouvai point, car certains soldats, qu’on avait envoyés dans la forêt couper du bois pour faire le feu de la Saint-Jean, l’ayant rencontrée par hasard, l’avaient apportée au Fort, où, après plusieurs explications de ce que ce pouvait être, quand on eut découvert l’invention du ressort, quelques-uns dirent qu’il y fallait attacher quantité de fusées volantes, parce que, leur rapidité les ayant enlevées bien haut, et le ressort agitant ses grandes ailes, il n’y aurait personne qui ne prît cette machine pour un dragon de feu. Je la cherchai longtemps, cependant, mais enfin je la trouvai, au milieu de la place de Québec, comme on y mettait le feu.
La douleur de rencontrer l’œuvre de mes mains en un si grand péril me transporta tellement que je courus saisir le bras du soldat qui y allumait le feu. Je lui arrachai sa mèche, et me jetai tout furieux dans ma machine pour briser l’artifice dont elle était environnée; mais j’arrivai trop tard, car à peine y eus-je les deux pieds, que me voilà enlevé dans la nue. L’horreur dont je fus consterné ne renversa point tellement les facultés de mon âme que je ne me sois souvenu depuis de tout ce qui m’arriva en cet instant. Car, dès que la flamme eut dévoré un rang de fusées, qu’on avait disposées six à six, par le moyen d’une amorce qui bordait chaque demi-douzaine, un autre étage s’embrasait, puis un autre; en sorte que le salpêtre, prenant feu, éloignait le péril en le croissant. La matière, toutefois, étant usée, fit que l’artifice manqua, et, lorsque je ne songeais plus qu’à laisser ma tête sur celle de quelque montagne, je sentis, sans que je remuasse aucunement, mon élévation continuée, et, ma machine prenant congé de moi, je la vis retomber vers la terre.
Cette aventure extraordinaire me gonfla le cœur d’une joie si peu commune que, ravi de me voir délivré d’un danger assuré, j’eus l’impudence de philosopher là-dessus. Comme donc je cherchais, des yeux et de la pensée, ce qui en pouvait être la cause, j’aperçus ma chair boursouflée, et grasse encore de la moelle dont je m’étais enduit pour les meurtrissures de mon trébuchement; je connus qu’étant alors en décours, et la Lune pendant ce quartier ayant accoutumé de sucer la moelle des animaux, elle buvait celle dont je m’étais enduit, avec d’autant plus de force que son globe était plus proche de moi, et que l’interposition des nuées n’en affaiblissait point la vigueur.
Quand j’eus percé, selon le calcul que j’ai fait depuis, beaucoup plus des trois quarts du chemin qui sépare la Terre d’avec la Lune, je me vis tout d’un coup choir les pieds en haut, sans avoir culbuté en aucune façon; encore, ne m’en fussé-je pas aperçu, si je n’eusse senti ma tête chargée du poids de mon corps. Je connus bien à la vérité que je ne retombais pas vers notre monde; car, encore que je me trouvasse entre deux Lunes, et que je remarquasse fort bien que je m’éloignais de l’une à mesure que je m’approchais de l’autre, j’étais assuré que la plus grande était notre globe; parce qu’au bout d’un jour ou deux de voyage, les réfractions éloignées du Soleil venant à confondre la diversité des corps et des climats, il ne m’avait plus paru que comme une grande plaque d’or: cela me fit imaginer que je baissais vers la Lune; et je me confirmai dans cette opinion, quand je vins à me souvenir que je n’avais commencé de choir qu’après les trois quarts du chemin.
—Car, disais-je en moi-même, cette masse étant moindre que la nôtre, il faut que la sphère de son activité ait aussi moins d’étendue, et que, par conséquent, j’aie senti plus tard la force de son centre.
Enfin, après avoir été fort longtemps à tomber (à ce que je préjugeai, car la violence du précipice m’empêcha de le remarquer), le plus loin dont je me souviens, c’est que je me trouvai sous un arbre, embarrassé avec trois ou quatre branches assez grosses que j’avais éclatées par ma chute, et le visage mouillé d’une pomme qui s’était écachée contre.
Par bonheur, ce lieu-là était, comme vous le saurez bientôt, le paradis terrestre et l’arbre sur lequel je tombai se trouva justement l’arbre de vie.
Ainsi vous pouvez bien juger que, sans ce miraculeux hasard, je serais mille fois mort. J’ai souvent fait depuis réflexion sur ce que le vulgaire assure qu’en se précipitant d’un lieu fort haut, on est étouffé avant de toucher la terre; et j’ai conclu, de mon aventure, qu’il en avait menti, ou bien qu’il fallait que le jus énergique de ce fruit, qui m’avait coulé dans la bouche, eût rappelé mon âme qui n’était pas loin de mon cadavre encore tout tiède, et encore disposé aux fonctions de la vie. En effet, sitôt que je fus à terre, ma douleur s’en alla, avant même de se perdre en ma mémoire et la faim, dont pendant mon voyage j’avais été beaucoup travaillé, ne me fit trouver en sa place qu’un léger souvenir de l’avoir perdue.
A peine, quand je fus relevé, eus-je observé les bords de la plus large des quatre grandes rivières qui forment un lac en s’abouchant, que l’esprit ou l’âme invisible des simples, qui s’exhalent sur cette contrée, me vint réjouir l’odorat; et je connus que les cailloux n’y étaient ni durs ni raboteux, et qu’ils avaient soin de s’amollir, quand on marchait dessus. Je rencontrai d’abord une étoile de cinq avenues, dont les chênes qui la composent semblaient par leur excessive hauteur porter au Ciel un parterre de haute futaie. En promenant mes yeux, de la racine au sommet, puis les précipitant du faîte jusqu’au pied, je doutais si la terre les portait, ou si eux-mêmes ne portaient point la terre pendue à leurs racines; leur front, superbement élevé, semblait aussi plier, comme par force, sous la pesanteur des globes célestes, dont on dirait qu’ils ne soutiennent la charge qu’en gémissant; leurs bras, étendus vers le Ciel, témoignaient, en l’embrassant, demander aux Astres la bénignité toute pure de leurs influences, et les recevoir, avant qu’elles aient rien perdu de leur innocence, au lit des Eléments.
Là, de tous côtés, les fleurs, sans avoir eu d’autre Jardinier que la Nature, respirent une haleine si douce, quoique sauvage, qu’elle réveille et satisfait l’odorat; là, l’incarnat d’une rose sur l’églantier, et l’azur éclatant d’une violette sous des ronces, ne laissant point de liberté pour le choix, font juger qu’elles sont toutes deux plus belles l’une que l’autre; là, le Printemps compose toutes les Saisons; là, ne germe point de plante vénéneuse, que sa naissance ne trahisse sa construction; là, les ruisseaux, par un agréable murmure, racontent leurs voyages aux cailloux; là, mille petits gosiers emplumés font retentir la forêt au bruit de leurs mélodieuses chansons; et la trémoussante assemblée de ces divins musiciens est si générale, qu’il semble que chaque feuille, dans ce bois, ait pris la langue et la figure d’un rossignol; et même l’Echo prend tant de plaisir à leurs airs, qu’on dirait, à les lui entendre répéter, qu’elle ait envie de les apprendre.
A côté de ce bois se voient deux prairies, dont le vert-gai continu fait une émeraude à perte de vue. Le mélange confus des peintures, que le Printemps attache à cent petites fleurs, en égare les nuances l’une dans l’autre avec une si agréable confusion, qu’on ne sait si ces fleurs, agitées par un doux zéphyr, courent plutôt après elles-mêmes qu’elles ne fuient pour échapper aux caresses de ce vent folâtre. On prendrait même cette prairie pour un Océan, à cause qu’elle est comme une mer qui n’offre point de rivage, en sorte que mon œil, épouvanté d’avoir couru si loin sans découvrir le bord, y envoyait vitement ma pensée; et ma pensée, doutant que ce fût l’extrémité du monde, se voulait persuader que des lieux si charmants avaient peut-être forcé le Ciel de se joindre à la Terre.
Au milieu d’un tapis si vaste et si plaisant, court à bouillons d’argent une fontaine rustique, qui couronne ses bords d’un gazon émaillé de pâquerettes, de bassinets, de violettes, et ces fleurs, semblent se presser à qui s’y mirera la première: elle est encore au berceau, car elle ne vient que de naître, et sa face jeune et polie ne montre pas seulement une ride. Les grands cercles qu’elle promène en revenant mille fois sur elle-même montrent que c’est bien à regret qu’elle sort de son pays natal; et, comme si elle eût été honteuse de se voir caressée auprès de sa mère, elle repoussa en murmurant ma main qui la voulait toucher. Les animaux qui s’y venaient désaltérer, plus raisonnables que ceux de notre monde, témoignaient être surpris de voir qu’il faisait grand jour vers l’horizon, pendant qu’ils regardaient le Soleil aux Antipodes, et n’osaient se pencher sur le bord, de la crainte qu’ils avaient de tomber au Firmament.
Il faut que je vous avoue qu’à la vue de tant de belles choses, je me sentis chatouillé de ces agréables douleurs, qu’on dit que sent l’embryon, à l’infusion de son âme. Le vieux poil me tomba pour faire place à d’autres cheveux plus épais et plus déliés. Je sentis ma jeunesse se rallumer, mon visage devenir vermeil, ma chaleur naturelle se remêler doucement à mon humide radical; enfin, je reculai sur mon âge environ quatorze ans.
J’avais cheminé une demi-lieue à travers une forêt de jasmins et de myrtes, quand j’aperçus, couché à l’ombre, je ne sais quoi qui remuait. C’était un jeune adolescent, dont la majestueuse beauté me força presque à l’adoration. Il se leva pour m’en empêcher:
—Ce n’est pas à moi, s’écria-t-il, c’est à Dieu que tu dois ces humilités!
—Vous voyez une personne, lui répondis-je, consternée de tant de miracles, que je ne sais par lequel débuter mes admirations; car, venant d’un monde que vous prenez sans doute ici pour une Lune, je pensais être abordé dans un autre, que ceux de mon pays appellent la Lune aussi; et voilà que je me trouve en Paradis, aux pieds d’un Dieu qui ne veut pas être adoré et d’un étranger qui parle ma langue.
—Hormis la qualité de Dieu, me répliqua-t-il,[8] ce que vous dites est véritable; cette terre-ci est la Lune, que vous voyez de votre globe; et ce lieu-ci où vous marchez est le paradis, mais c’est le paradis terrestre où n’ont jamais entré que six personnes, Adam, Eve, Enoc, moi, qui suis le Vieil Elie, Saint-Jean l’Evangéliste et vous. Vous savez bien comme les deux premiers en furent bannis, mais vous ne savez pas comment ils arrivèrent en votre monde. Sachez donc qu’après avoir tâté tous deux de la pomme défendue, Adam qui craignait que Dieu irrité par sa présence ne rengregeast sa punition, considéra la Lune, votre terre, comme le seul refuge où il se pourrait mettre à l’abri des poursuites de son créateur.
—Or, en ce temps-là, l’imagination chez l’homme était si forte, pour n’avoir point encore été corrompue, ni par les débauches, ni par la crudité des aliments, ni par l’altération des maladies, qu’étant alors excité au violent désir d’aborder cet asile, et que sa masse étant devenue légère par le feu de cet enthousiasme, il y fut enlevé, de la même sorte qu’il s’est vu des Philosophes, leur imagination fortement tendue à quelque chose, être emportés en l’air par des ravissements que vous appelez extatiques. Eve, que l’infirmité de son sexe rendait plus faible et moins chaude, n’aurait pas eu sans doute l’imaginative assez vigoureuse pour vaincre par la contention de sa volonté le poids de la matière, mais parce qu’il y avait très peu qu’elle avait été tirée du corps de son mari, la sympathie, dont cette moitié était encore liée à son tout, la porta vers lui à mesure qu’il montait, comme l’ambre se fait suivre de la paille, comme l’aimant se tourne au septentrion d’où il a été arraché, et Adam attira l’ouvrage de sa côte, comme la mer attire les fleuves qui sont sortis d’elle. Arrivés qu’ils furent en votre terre, ils s’habituèrent entre la Mésopotamie et l’Arabie; les Hébreux l’ont connu sous le nom d’Adam et les Idolâtres sous celui de Prométhée, que leurs Poètes feignirent avoir dérobé le feu du Ciel, à cause de ses descendants, qu’il engendra pourvus d’une âme aussi parfaite que celle dont il était rempli. Ainsi, pour habiter votre monde, le premier homme laissa celui-ci désert; mais le Tout-Sage ne voulut pas qu’une demeure si heureuse restât sans habitants: il permit, peu de siècles après, qu’Enoc, ennuyé de la compagnie des hommes, dont l’innocence se corrompait, eût envie de les abandonner. Mais ce Saint personnage ne jugea point de retraite assurée contre l’ambition de ses parents, qui s’égorgeaient déjà pour le partage de votre monde, sinon la terre bienheureuse dont jadis Adam son aïeul lui avait tant parlé. Toutefois comment y aller. L’Echelle de Jacob n’était pas encore inventée, la grâce du Très-Haut[9] y suppléa; car, elle fit qu’Enoc s’avisa que le feu du Ciel descendait sur les holocaustes des Justes et de ceux qui étaient agréables devant la face du Seigneur, selon la parole de sa bouche, «L’odeur des sacrifices du Juste est montée jusqu’à moi». Un jour que cette flamme divine était acharnée à consumer une victime qu’il offrait à l’Eternel, de la vapeur qui s’exhalait, il remplit deux grands vases qu’il luta hermétiquement, et se les attacha sous les aisselles. La fumée aussitôt, qui tendait à s’élever, et qui ne pouvait pénétrer que par miracle le métal, poussa les vases en haut, et, de la sorte, enlevèrent avec eux ce Saint homme. Quand il fut monté jusqu’à la Lune, et qu’il eut jeté les yeux sur ce beau jardin, un épanouissement de joie presque surnaturelle lui fit connaître que c’était le paradis terrestre où son grand-père avait autrefois demeuré. Il délia promptement les vaisseaux qu’il avait ceints comme des ailes autour de ses épaules, et le fit avec tant de bonheur, qu’à peine était-il en l’air quatre toises au-dessus de la Lune, qu’il prit congé de ses nageoires. L’élévation cependant était assez grande pour le beaucoup blesser, sans le grand tour de sa robe, où le vent s’engouffra, et l’ardeur du feu de charité qui le soutint doucement, jusqu’à ce qu’il eût mis pied à terre. Pour les deux vases, ils montèrent toujours jusqu’à ce que Dieu les enchâssât dans le Ciel, et c’est ce qu’aujour’d’hui vous appelez les Balances, qui nous montrent bien tous les jours qu’elles sont encore pleines des odeurs du sacrifice d’un juste par les influences favorables qu’elles inspirent sur l’horoscope de Louis le Juste qui eut les balances pour ascendants.
Il n’était pas encore toutefois en ces jardins et n’y arriva que quelque temps après.
Ce fut lorsque déborda le déluge, car les eaux où votre monde s’engloutit montèrent à une hauteur si prodigieuse que l’arche voguait dans les cieux à côté de la Lune.
Les humains aperçurent ce globe par la fenêtre, mais la réflexion de ce grand corps opaque s’affaiblissant à cause de leur proximité qui partageait sa lumière, chacun d’eux crut que c’était un canton de la terre qui n’avait pas été noyé.
Il n’y eut qu’une fille de Noé nommée Achab, qui, à cause peut-être qu’elle avait pris garde qu’à mesure que le navire haussait, ils approchaient de cet astre, soutint à cor et à cris qu’assurément c’était la Lune.
On eut beau lui représenter que, les sondes jetées, on n’avait trouvé que quinze coudées d’eau, elle répondait que le fer avait donc rencontré le dos d’une baleine qu’ils avaient pris pour la terre, que quant à elle, elle était bien assurée que c’était la Lune en propre personne qu’ils allaient aborder.
Enfin, comme chacun opine pour son semblable, toutes les autres femmes se le persuadèrent ensuite.
Les voilà donc, malgré la défense des hommes, qui jettent l’esquif en mer; Achab était la plus hasardeuse, aussi voulut-elle la première essayer le péril, elle se lance allègrement dedans et tout son sexe l’allait joindre sans une vague qui sépara le bateau du navire. On eut beau crier après elle, l’appeler cent fois lunatique, protester qu’elle serait cause qu’un jour on reprocherait à toutes les femmes d’avoir dans la tête un quartier de la lune, elle se moqua d’eux. La voilà qui vogue hors du monde. Les animaux suivirent son exemple, car la plupart des oiseaux qui se sentirent l’aile assez forte pour risquer le voyage, impatients de la première prison dont on eût encore arrêté leur liberté, donnèrent jusque-là; des quadrupèdes même, les plus courageux, se mirent à la nage. Il en était sorti près de mille avant que les fils de Noé pussent fermer les étables que la foule des animaux qui s’échappaient tenait ouverte. La plupart abordèrent ce nouveau monde. Pour l’esquif, il alla donner contre un coteau fort agréable où la généreuse Achab descendit et, joyeuse d’avoir connu qu’en effet cette terre était la lune, ne voulut point se rembarquer pour rejoindre ses frères. Elle s’habitua quelques temps dans une grotte et comme un jour elle se promenait, balançant si elle serait fâchée d’avoir perdu la compagnie des siens ou si elle en serait bien aise, elle aperçut un homme qui abattait du gland.
La joie d’une telle rencontre la fit voler aux embrassements; elle en reçut de réciproques, car il y avait encore plus longtemps que le vieillard n’avait vu visage humain. C’était Enoc le juste. Ils vécurent ensemble, et sans que le naturel impie de ses enfants et l’orgueil de la femme l’obligea de se retirer dans les bois ils auraient achevé ensemble de filer leurs jours avec toute la douceur dont Dieu bénit le mariage des justes. Là tous les jours, dans les retraites les plus sauvages de ces affreuses solitudes, ce bon vieillard offrait à Dieu, d’un esprit épuré, son cœur en holocauste, quand, de l’arbre de science que vous savez qui est en ce jardin, un jour étant tombé une pomme dans la rivière au bord de laquelle il est planté, elle fut portée à la merci des vagues hors le Paradis en un lieu où le pauvre Enoc pour sustenter sa vie prenait du poisson à la pêche. Ce beau fruit fut arrêté dans le filet, il le mangea; aussitôt il connut où était le Paradis terrestre et par des secrets que vous ne sauriez concevoir si vous n’avez mangé comme lui de la pomme de science, il y vint demeurer.
Il faut maintenant que je vous raconte la façon dont j’y suis venu.
Vous n’avez pas oublié je pense que je me nomme Hélie car je vous l’ai dit naguère. Vous saurez donc que j’étais en votre monde et que j’habitais avec Elisée, un Hébreu comme moi, sur les agréables bords du Jourdain, où je menais, parmi les livres, une vie assez douce pour ne pas la regretter, encore qu’elle s’écoulât. Cependant, plus les lumières de mon esprit croissaient, plus aussi croissait la connaissance de celles que je n’avais point. Jamais nos prêtres ne me ramentevaient Adam, que le souvenir de cette Philosophie parfaite qu’il avait possédée ne me fît soupirer. Je désespérais de la pouvoir acquérir, quand un jour, après avoir sacrifié pour l’expiation des faiblesses de mon être mortel, je m’endormis et l’Ange du Seigneur m’apparut en songe; aussitôt que je fus réveillé, je ne manquai pas de travailler aux choses qu’il m’avait prescrites[10]: je pris de l’aimant environ deux pieds en carré, que je mis dans un fourneau puis lorsqu’il fut bien purgé, précipité et dissous, j’en tirai l’attractif, je calcinai tout cet élixir et le réduisis à la grosseur d’environ une balle médiocre.
En suite de ces préparations, je fis construire un chariot de fer fort léger et de là, à quelques mois, tous mes engins étant achevés j’entrai dans mon industrieuse charrette: vous me demanderez possible à quoi bon tout cet attirail. Sachez que l’Ange m’avait dit en songe que si je voulais acquérir une science parfaite comme je le désirais, je montasse au monde de la Lune, où je trouverais devant le Paradis d’Adam, l’arbre de la Science, parce qu’aussitôt que j’aurais tâté de son fruit, mon âme serait éclairée de toutes les vérités dont une créature est capable, voilà donc le voyage pour lequel j’avais bâti mon chariot. Enfin, je montai dedans et, lorsque je fus bien ferme et bien appuyé sur le siège, je jetai fort haut en l’air cette boule d’aimant. Or la machine de fer, que j’avais forgée tout exprès plus massive au milieu qu’aux extrémités, fut enlevée aussitôt, et dans un parfait équilibre, à mesure que j’arrivais où l’aimant m’avait attiré et dès que j’avais sauté jusque-là ma main le faisait repartir...
—Mais, l’interrompis-je, comment lanciez-vous votre balle si droit au-dessus de votre chariot, qu’il ne se trouvât jamais à côté?
—Je ne vois point de merveille en cette aventure, me dit-il; car l’aimant poussé qu’il était en l’air, attirait le fer droit à lui; et, par conséquent, il était impossible que je montasse jamais à côté. Je vous dirai même que, tenant ma boule en ma main, je ne laissais pas de monter, parce que le chariot courait toujours à l’aimant que je tenais au-dessus de lui; mais la saillie de ce fer, pour s’unir à ma boule, était si violente, qu’elle me faisait plier le corps en quatre doubles, de sorte que je n’osai tenter qu’une fois cette nouvelle expérience. A la vérité, c’était un spectacle à voir bien étonnant, car l’acier de cette maison volante, que j’avais poli avec beaucoup de soin, réfléchissait de tous côtés la lumière du Soleil si vive et si brillante, que je croyais moi-même être emporté dans un chariot de feu[11]. Enfin, après avoir beaucoup rué et volé après mon coup, j’arrivai, comme vous avez fait, à un terme où je tombais vers ce monde-ci; et, pour ce qu’en cet instant je tenais ma boule bien serrée entre mes mains, mon chariot dont le siège me pressait pour approcher de son attractif, ne me quitta point; tout ce qui me restait à craindre, c’était de me rompre le col; mais, pour m’en garantir, je rejetais ma boule de temps en temps, ainsi que ma machine, se sentant naturellement rattirée se ralentît, et qu’ainsi ma chute fût moins rude, comme en effet, il arriva; car, quand je me vis à deux ou trois cents toises près de la terre, je lançai ma balle de tous côtés à fleur du chariot, tantôt deçà, tantôt delà, jusqu’à ce que je m’en visse à une certaine distance; et aussitôt je la jetai au-dessus de moi, et, ma machine l’ayant suivie, je la quittai et me laissai tomber d’un autre côté le plus doucement que je pus sur le sable, de sorte que ma chute ne fut pas plus violente que si je fusse tombé de ma hauteur. Je ne vous représenterai point l’étonnement qui me saisit à la vue des merveilles qui sont céans, parce qu’il fut à peu près semblable à celui dont je vous viens de voir consterné.
Vous saurez seulement que j’ai rencontré dès le lendemain l’arbre de vie par le moyen duquel je m’empêchai de vieillir. Il consomma bientôt et fit exhaler le serpent en fumée.
—A ces mots, vénérable et sacré patriarche, lui dis-je, je serais bien aise de savoir ce que vous entendez par le serpent qui fut consommé.
Lui d’un visage riant me répondit ainsi:
—J’oubliais, ô mon fils, à vous découvrir un secret dont on ne peut pas vous voir instruit. Vous saurez donc qu’après qu’Eve et son mari eurent mangé de la pomme défendue, Dieu pour punir le serpent qui les avait tentés le relégua dans le corps de l’homme. Il n’est point né depuis de créature humaine qui, en punition du crime de son premier père, ne nourrisse un serpent dans son ventre, issu de ce premier. Vous les nommez les boyaux et vous les croyez nécessaires aux fonctions de la vie, mais apprenez que ce ne sont autre chose que des serpents pliés sur eux-mêmes en plusieurs doubles, quand vous entendez vos entrailles crier, c’est le serpent qui siffle et qui, suivant ce naturel glouton dont jadis il incita le premier homme à trop manger, demande à manger aussi, car Dieu, qui pour vous chasser voulait vous rendre mortel comme les autres animaux, vous fit obséder par cet insatiable afin que si vous lui donniez trop à manger, vous vous étouffassiez ou si lorsque avec les dents invisibles dont cet affamé mord votre estomac, vous lui refusiez sa pitance, il criât, il tempêtât, il dégorgeât ce venin que vos docteurs appellent la bile et vous achevât tellement par le poison qu’il inspire à vos artères que vous ne fussiez bientôt consumés.
Enfin pour vous montrer que vos boyaux sont un serpent que vous avez dans le corps, souvenez-vous qu’on en trouva dans les tombeaux d’Esculape, de Scipion, d’Alexandre, de Charles Martel et d’Edouard d’Angleterre qui se nourrissaient encore des cadavres de leurs hôtes.
—En effet, lui dis-je, en l’interrompant, j’ai remarqué que comme ce serpent essaye toujours à s’échapper du corps de l’homme, on lui voit la tête et le col sortir seul au bas de nos ventres, mais aussi Dieu n’a pas permis que l’homme seul en fût tourmenté, il a voulu qu’il se bandât contre la femme pour lui jeter son venin et que l’enflure durât neuf mois après l’avoir piquée, et, pour vous montrer que je parle suivant la parole du Seigneur, c’est qu’il dit au Serpent pour le maudire qu’il aurait beau faire trébucher la femme en se raidissant contre elle, qu’elle lui ferait enfin baisser la tête.
Je voulais continuer ces fariboles, mais Hélie m’en empêcha:
—Songez, dit-il, que ce lieu-ci est saint.
Il se tient ensuite quelque temps comme pour se ramentenoir de l’endroit où il était demeuré, pris il prit ensuite la parole.
—Je ne tâte du fruit de vie que de cent ans en cent ans, son jus a pour le goût quelque rapport avec l’esprit de vin, ce fut je crois cette pomme qu’Adam avait mangée qui fut cause que nos premiers pères vécurent si longtemps parce qu’il était coulé dans leur semence quelque chose de son énergie jusqu’à ce qu’elle s’éteignît dans les eaux du déluge.
L’arbre de science est planté vis-à-vis. Son fruit est couvert d’une écorce qui produit l’ignorance dans quiconque en a goûté et qui, sous l’épaisseur de cette pelure, conserve les spirituelles vertus de ce docte manger. Dieu autrefois après avoir chassé Adam de cette terre bienheureuse, de peur qu’il n’en retrouvât le chemin, lui frotta les gencives de cette écorce. Il fut depuis ce temps-là plus de quinze ans à radoter et oublia tellement toutes choses que lui ni ses descendants jusqu’à Moïse ne se souvinrent seulement pas de la création.
Mais les restes de la vertu de cette pesante écorce achevèrent de se dissiper par la chaleur et la clarté du génie de ce grand prophète. Je m’adressai par bonheur à l’une de ces pommes que la maturité avait dépouillée de sa peau et ma salive à peine l’avait mouillée que la philosophie universelle m’absorba.
Il me sembla qu’un nombre infini de petits yeux se plongeaient dans ma tête et je sus le moyen de parler au Seigneur. Quand depuis l’ai fait réflexion sur cet enlèvement miraculeux, je me suis bien imaginé que je n’aurais pas pu vaincre par les vertus occultes d’un simple corps naturel la vigilance du Séraphin que Dieu a ordonné pour la garde de ce Paradis. Mais parce qu’il se plaît à se servir de causes secondes, je crus qu’il m’avait inspiré ce moyen pour y entrer, comme il voulut se servir des côtes d’Adam pour lui faire une femme, quoiqu’il pût la former de terre aussi bien que lui.
Je demeurai longtemps dans ce jardin à me promener sans compagnie. Mais enfin comme l’ange portier du lieu était mon principal hôte, il me prit envie de le saluer. Une heure de chemin termina mon voyage car au bout de ce temps j’arrivai en une contrée où mille éclairs se confondaient en un, formaient un jour aveugle qui ne servait qu’à rendre l’obscurité visible.
Je n’étais pas encore bien remis de cette aventure que j’aperçus devant moi un bel adolescent.
—Je suis, me dit-il, l’archange que tu cherches, je viens de lire dans Dieu qu’il t’avait suggéré les moyens de venir ici, et qu’il voulait que tu y attendisses sa volonté.
Il m’entretint de plusieurs choses et me dit entre autres: que cette lumière dont j’avais paru effrayé n’était rien de formidable, qu’elle s’allumait presque tous les soirs quand il faisait la ronde parce que, pour éviter les surprises des sorciers qui entrent partout sans être vus, il était contraint de jouer de l’espadon avec son épée flamboyante autour du Paradis terrestre et que cette lueur était les éclairs qu’engendrait son acier.
Ceux que vous apercevez de votre monde, ajouta-t-il, sont produits par moi, si quelquefois vous les remarquez bien loin, c’est à cause que les nuages d’un climat éloigné se trouvant disposés à recevoir cette impression font rejaillir jusqu’à vous ces légères images de feu ainsi qu’une vapeur autrement située se trouvât propre à former l’arc-en-ciel. Je ne vous instruirai pas davantage, aussi bien la pomme de science n’est pas loin d’ici, aussitôt que vous en aurez mangé, vous serez docte comme moi, mais surtout gardez vous d’une méprise, la plupart des fruits qui pendent à ce végétant sont environnés d’une écorce de laquelle si vous tâtez, vous descendrez au-dessous de l’homme au lieu que le dedans vous fera monter aussi haut que l’ange.
Hélie en était là des instructions que lui avait données le séraphin quand un petit homme nous vint joindre.
—C’est ici cet Enoc dont je vous ai parlé, me dit tout bas mon conducteur.
Comme il achevait ces mots, Enoc nous présenta un panier plein de je ne sais quels fruits semblables aux pommes de grenades qu’il venait de découvrir ce jour-là en un bocage reculé. J’en serrai quelques-unes dans ma poche par le commandement d’Hélie, lorsqu’il lui demanda qui j’étais.
—C’est une aventure qui mérite un plus long entretien, repartit mon guide, ce soir, quand nous serons retirés, il nous conduira à même les miraculeuses particularités de son voyage.
Nous arrivâmes en finissant ceci sous une espèce d’hermitage fait de branches de palmier ingénieusement entrelacées avec des myrthes et des orangers. Là j’aperçus dans un petit réduit, des monceaux d’une certaine filoselle si blanche et si déliée qu’elle pouvait passer pour l’âme de la neige. Je vis aussi des quenouilles répandues çà et là. Je demandai à mon conducteur à quoi elles servaient.
—A filer, me répondit-il, quand le bon Enoc veut se débander de la méditation, tantôt il habille cette filasse, tantôt il tourne du fil, tantôt il tisse la toile qui sert à tailler des chemises aux onze mille vierges. Il n’est pas que n’ayez quelquefois rencontré en votre monde je ne sais quoi de blanc qui voltige en automne, environ des semailles, les paysans appellent cela coton de Notre-Dame, c’est la bourre dont Enoc purge son lin quand il le carde.
Nous n’arrêtâmes guère, sans prendre congé d’Enoc dont cette cabane était la cellule, et ce qui nous obligea de le quitter sitôt fut que de six en six heures il fait oraison et qu’il y avait bien cela qu’il avait achevé la dernière.
Je suppliai en chemin Hélie de nous achever l’histoire des assomptions qu’il m’avait entamée et lui dis qu’il en était demeuré ce me semblait à celle de saint Jean l’Evangéliste.
—Alors, puisque vous n’avez pas, me dit-il, la patience d’attendre que la pomme de savoir vous enseigne mieux que moi toutes ces choses, je veux bien vous les apprendre, sachez donc que Dieu...
A ces mots je ne sais pas comment le diable s’en mêla, tant y a que je ne pus pas m’empêcher de l’interrompre pour railler.
—Je m’en souviens, lui dis-je, Dieu fut un jour averti que l’âme de cet évangéliste était si détachée qu’il ne la retenait plus qu’à force de serrer les dents, cependant, l’heure où il avait prévu qu’il serait enlevé céans étant presque expirée de façon que n’ayant pas le temps de lui préparer une machine, il fut contraint de l’y faire être vivement sans avoir le loisir de l’y faire aller.
Elie pendant tout ce discours me regardait avec des yeux capables de me tuer si j’eusse été en état de mourir d’autre chose que de faim.
—Abominable, dit-il en se reculant, tu as l’imprudence de railler les choses saintes, au moins ne serait-ce pas impunément, si le Tout-Sage ne voulait te laisser aux nations en exemple fameux de sa miséricorde, va impie hors d’ici, va publier dans ce petit monde et dans l’autre, car tu es prédestiné à y retourner, la haine irréconciliable que Dieu porte aux athées.
A peine eut-il terminé cette imprécation qu’il m’empoigna et me conduisit rudement vers la porte, quand nous fûmes arrivés proche un grand arbre dont les branches chargées de fruits se courbaient presque à terre.
—Voici l’arbre de savoir, me dit-il, où tu aurais puisé des lumières inconcevables sans ton irreligion.
Il n’eut pas achevé ces mots que feignant de languir de faiblesse je me laissai tomber contre une branche où je dérobai adroitement. Il s’en fallait encore plusieurs enjambées que je n’eusse les pieds hors de ce parc délicieux, cependant la faim me pressait avec tant de violence qu’elle me fit oublier que j’étais entre les mains d’un prophète courroucé, cela fit que je tirai une de ces pommes dont j’avais grossi ma poche, où je cachai mes dents, mais au lieu de prendre une de celles dont Enoc m’avait fait présent, ma main tomba sur la pomme que j’avais cueillie à l’arbre de science et dont par malheur je n’avais pas dépouillé l’écorce.
J’en avais à peine goûté, qu’une épaisse nuée tomba sur mon âme: je ne vis plus ma pomme, plus d’Hélie auprès de moi et mes yeux ne reconnurent en tout l’hémisphère une seule trace du Paradis terrestre et, avec tout cela, je ne laissais pas de me souvenir de tout ce qui m’était arrivé. Quand depuis j’ai fait réflexion sur ce miracle, je me suis figuré que cette écorce ne m’avait pas tout à fait abruti, à cause que mes dents la traversèrent, et se sentirent un peu de jus de dedans, dont l’énergie avait dissipé la malignité de la pelure. Je restai bien surpris de me voir tout seul au milieu d’un pays que je ne connaissais point. J’avais beau promener mes yeux et les jeter par la campagne, aucune créature ne s’offrait pour les consoler. Enfin, je résolus de marcher jusqu’à ce que la Fortune me fît rencontrer la compagnie, de quelques bêtes, ou de la mort.
Elle m’exauça, car, au bout d’un demi-quart de lieue, je rencontrai deux fort grands animaux, dont l’un s’arrêta devant moi; l’autre s’enfuit légèrement au gîte: au moins, je le pensai ainsi, à cause qu’à quelque temps de là je le vis revenir accompagné de plus de sept ou huit cents de même espèce, qui m’environnèrent. Quand je les pus discerner de près, je connus qu’ils avaient la taille et la figure comme nous. Cette aventure me fit souvenir de ce que jadis j’avais ouï conter, à ma nourrice, des sirènes, des faunes et des satyres. De temps en temps, ils élevaient des huées si furieuses causées sans doute par l’admiration de me voir que je croyais quasi être devenu monstre. Enfin, une de ces bêtes-hommes, m’ayant pris par le col, de même que font les loups quand ils enlèvent des brebis, me jeta sur son dos et me mena dans leur ville, où je fus plus étonné que devant, quand je reconnus en effet que c’étaient des hommes, de n’en rencontrer pas un qui ne marchât à quatre pattes.
Lorsque ce peuple me vit si petit (car la plupart d’entre eux ont douze coudées de longueur), et mon corps soutenu de deux pieds seulement, ils ne purent croire que je fusse un homme, car ils tenaient que, la Nature ayant donné aux hommes, comme aux bêtes, deux jambes et deux bras, ils s’en devaient servir comme eux. Et, en effet, rêvant depuis là-dessus, j’ai songé que cette situation de corps n’était point trop extravagante, quand je me suis souvenu que les enfants, lorsqu’ils ne sont encore instruits que de la Nature, marchent à quatre pieds et qu’ils ne se lèvent sur deux que par le soin de leurs nourrices, qui les dressent dans de petits chariots et leur attachent des lanières pour les empêcher de choir sur les quatre, comme la seule assiette où la figure de notre masse incline de se reposer.
Ils disaient donc (à ce que je me suis fait depuis interpréter) qu’infailliblement j’étais la femelle du petit animal de la Reine. Ainsi je fus, en qualité de tel ou d’autre chose, mené droit à l’Hôtel de Ville, où je remarquai, selon le bourdonnement et les postures que faisaient et le peuple et les Magistrats, qu’ils consultaient ensemble ce que je pouvais être. Quand ils eurent longtemps conféré, un certain bourgeois, qui gardait les bêtes rares, supplia les Echevins de me commettre à sa garde, en attendant que la Reine m’envoyât quérir pour vivre avec mon mâle. On n’en fit aucune difficulté, et ce bateleur me porta à son logis, où il m’instruisit à faire le godenot, à passer des culbutes, à figurer des grimaces; et, les après-dîners, il faisait prendre à la porte un certain prix de ceux qui me voulaient voir. Mais le Ciel, fléchi de mes douleurs et fâché de voir profaner le Temple de son maître, voulut qu’un jour, comme j’étais attaché au bout d’une corde, avec laquelle le charlatan me faisait sauter pour divertir le monde, j’entendis la voix d’un homme qui me demanda en grec qui j’étais. Je fus bien étonné d’entendre parler, en ce pays-là, comme en notre monde. Il m’interrogea quelque temps; je lui répondis et lui contai ensuite généralement toute l’entreprise et le succès de mon voyage. Il me consola et je me souviens qu’il me dit:
—Hé bien, mon fils, vous portez enfin la peine des faiblesses de votre monde. Il y a du vulgaire, ici comme là, qui ne peut souffrir la pensée des choses où il n’est point accoutumé. Mais sachez qu’on ne vous traite qu’à la pareille et que, si quelqu’un de cette terre avait monté dans la vôtre, avec la hardiesse de se dire homme, vos savants le feraient étouffer comme un monstre.
Il me promit ensuite qu’il avertirait la Cour de mon désastre; et il ajouta qu’aussitôt qu’il avait su la nouvelle qui courait de moi, il était venu pour me voir et m’avait reconnu pour un homme du monde dont je me disais parce qu’il y avait autrefois voyagé et qu’il avait demeuré en Grèce où on l’appelait le Démon de Socrate; qu’il avait, depuis la mort de ce Philosophe, gouverné et instruit, à Thèbes, Epaminondas; qu’ensuite, étant passé chez les Romains, la justice l’avait attaché au parti du jeune Caton; qu’après sa mort, il s’était donné à Brutus; que tous ces grands personnages n’ayant laissé en ce monde à leurs places que le fantôme de leurs vertus, il s’était retiré, avec ses compagnons, dans les temples et dans les solitudes.
—Enfin, ajouta-t-il, le peuple de votre Terre devint si stupide et si grossier que mes compagnons et moi perdîmes tout le plaisir que nous avions autrefois pris à l’instruire. Il n’est pas que vous n’ayez entendu parler de nous, car on nous appelait Oracles, Nymphes, Génies, Fées, Dieux Foyers, Lemures, Larves, Lamies, Farfadels, Naïades, Incubes, Ombres, Manes, Spectres et Fantômes; et nous abandonnâmes votre monde sous le Règne d’Auguste, un peu après que je me fus apparu à Drusus, fils de Livia, qui portait la guerre en Allemagne, et que je lui eus défendu de passer outre. Il n’y a pas longtemps que j’en suis arrivé pour la seconde fois; depuis cent ans en çà, j’ai eu commission d’y faire un voyage: j’ai rôdé beaucoup en Europe et conversé avec des personnes que possible vous aurez connues. Un jour, entre autres, j’apparus à Cardan, comme il étudiait; je l’instruisis de quantité de choses, et, en récompense, il me promit qu’il témoignerait, à la postérité, de qui il tenait les miracles qu’il s’attendait d’écrire. J’y vis Agrippa, l’Abbé Tritème, le Docteur Fauste, La Brosse, César, et une certaine cabale de jeunes gens que le vulgaire a connus sous le nom de Chevaliers de la Rose-Croix, à qui j’ai enseigné quantité de souplesses et de secrets naturels, qui sans doute les auront fait passer pour de Grands Magiciens. Je connus aussi Campanelle; ce fut moi qui lui conseillai, pendant qu’il était à l’Inquisition dans Rome, de styler son visage et son corps aux postures ordinaires de ceux dont il avait besoin de connaître l’intérieur, afin d’exciter chez soi par une même assiette les pensées que cette même situation avait appelées dans ses adversaires, parce qu’ainsi il ménagerait mieux leur arme, quand il la connaîtrait, et il commença, à ma prière, un Livre, que nous intitulâmes de Sensu rerum. J’ai fréquenté pareillement en France La Mothe Le Vayer et Gassendi. Ce second est un homme qui écrit autant en Philosophe que ce premier y vit. J’ai connu quantité d’autres gens, que votre siècle traite de divins, mais je n’ai trouvé en eux que beaucoup de babil et beaucoup d’orgueil.
Enfin, comme je traversais, de votre pays, en Angleterre, pour étudier les mœurs de ses habitants, je rencontrai un homme, la honte de son pays; car, certes, c’est une honte aux grands de votre Etat, de reconnaître en lui, sans l’adorer, la vertu dont il est le trône. Pour abréger son panégyrique, il est tout esprit, tout cœur, et il a toutes ces qualités, dont une jadis suffisait à marquer un Héros: c’était Tristan l’Hermite. Véritablement, il faut que je vous avoue que, quand je vis une vertu si haute, j’appréhendai qu’elle ne fût pas reconnue; c’est pourquoi je tâchai de lui faire accepter trois fioles: la première était pleine d’huile de talk, l’autre, de poudre de projection, et la dernière, d’or potable; mais il les refusa avec un dédain plus généreux que Diogène ne reçut les compliments d’Alexandre. Enfin je ne puis rien ajouter à l’éloge de ce grand homme, sinon que c’est le seul Poète, le seul Philosophe, et le seul homme libre que vous ayez. Voilà les personnes considérables que j’ai fréquentées; toutes les autres, au moins de celles que j’ai connues, sont si fort au-dessous de l’homme, que j’ai vu des bêtes un peu au-dessus.
Au reste, je ne suis point originaire de votre Terre ni de celle-ci; je suis né dans le Soleil. Mais, parce que quelquefois notre monde se trouve trop peuplé, à cause de la longue vie de ses habitants, et qu’il est presque exempt de guerres et de maladies, de temps en temps, nos Magistrats envoient des colonies dans les mondes des environs. Quant à moi, je fus commandé pour aller au vôtre et déclaré chef de la peuplade qu’on y envoyait avec moi. J’ai passé depuis en celui-ci, pour les raisons que je vous ai dites; et ce qui fait que j’y demeure actuellement, c’est que les hommes y sont amateurs de la vérité; qu’on n’y voit point de Pédants; que les Philosophes ne se laissent persuader qu’à la raison et que l’autorité d’un savant, ni le plus grand nombre, ne l’emportent point sur l’opinion d’un batteur en grange, quand il raisonne aussi fortement. Bref, en ce pays, on ne compte pour insensés que les Sophistes et les Orateurs.
Je lui demandai combien de temps ils vivaient: il me répondit trois ou quatre mille ans, et continua de cette sorte:
Encore que les habitants du Soleil ne soient pas en aussi grand nombre que ceux de ce monde, le Soleil en regorge bien souvent, à cause que le peuple, pour être d’un tempérament fort chaud, est remuant et ambitieux et digère beaucoup.
Ce que je vous dis ne vous doit pas sembler une chose étonnante, car, quoique notre globe soit très vaste et le vôtre petit, quoique nous ne mourions qu’après quatre mille ans, et vous, après un demi-siècle, apprenez que, tout de même qu’il n’y a pas tant de cailloux que de terre, ni tant de plantes que de cailloux, ni tant d’animaux que de plantes, ni tant d’hommes que d’animaux, ainsi, il n’y doit pas avoir tant de Démons que d’hommes, à cause des difficultés qui se rencontrent à la génération d’un composé parfait.
Je lui demandai s’ils étaient des corps comme nous: il me répondit oui; qu’ils étaient des corps, mais non pas comme nous, ni comme aucune chose que nous estimons telle; parce que nous n’appelons vulgairement corps que ce que nous pouvons toucher; qu’au reste, il n’y avait rien en la Nature qui ne fût matériel, et que, quoiqu’ils le fussent eux-mêmes, ils étaient contraints, quand ils voulaient se faire voir à nous, de prendre des corps proportionnés à ce que nos sens sont capables de connaître et que c’était sans doute ce qui avait fait penser à beaucoup de monde que les histoires qui se contaient d’eux n’étaient qu’un effet de la rêverie des faibles, à cause qu’ils n’apparaissent que de nuit; et il ajouta que, comme ils étaient contraints de bâtir eux-mêmes à la hâte le corps dont il fallait qu’ils se servissent, ils n’avaient pas le temps bien souvent de les rendre propres qu’à choisir seulement dessous un sens, tantôt l’ouïe, comme les voix des Oracles; tantôt la vue, comme les ardents et les spectres; tantôt le toucher, comme les Incubes, et que, cette masse n’étant qu’un air épaissi de telle ou telle façon, la lumière, par sa chaleur, les détruisait, ainsi qu’on voit qu’elle dissipe un brouillard en le dilatant.