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L'autre monde; ou, Histoire comique des Etats et Empires de la Lune

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Ils agiteront un point de théologie ou les difficultés d’un procès par un concert.

Tant de belles choses qu’il m’expliquait me donnèrent la curiosité de l’interroger sur sa naissance et sur sa mort; si au pays du Soleil l’individu venait au jour par les voies de génération et s’il mourait par le désordre de son tempérament ou la rupture de ses organes.

—Il y a trop peu de rapport, dit-il, entre vos sens et l’explication de ces mystères. Vous vous imaginez, vous autres, que ce que vous ne sauriez comprendre est spirituel ou qu’il n’est point; mais cette conséquence est très fausse, et c’est un témoignage qu’il y a dans l’univers un million peut-être de choses, qui, pour être connues, demanderaient en vous un million d’organes tous différents. Moi, par exemple, je connais par mes sens la cause de la sympathie de l’aimant avec le pôle, celle du reflux de la mer, et ce que l’animal devient après sa mort; vous autres ne sauriez donner jusqu’à ces hautes conceptions que par la foi, à cause que les proportions à ces miracles vous manquent, non plus qu’un aveugle ne saurait s’imaginer ce que c’est que la beauté d’un paysage, le coloris d’un tableau et les nuances de l’iris; ou bien il se les figurera tantôt comme quelque chose de palpable, comme le manger, comme un son ou comme une odeur. Tout de même, si je voulais vous expliquer ce que j’aperçois, par les sens qui vous manquent, vous vous le représenteriez comme quelque chose qui peut être ouï, vu, touché, fleuré ou savouré et ce n’est rien cependant de tout cela.

Il en était là de son discours, quand mon Bateleur s’aperçut que la chambrée commençait à s’ennuyer de mon jargon, qu’ils n’entendaient point et qu’ils prenaient pour un grognement non articulé. Il se remit de plus belle à tirer ma corde, pour me faire sauter, jusqu’à ce que, les spectateurs étant saouls de rire et d’assurer que j’avais presque autant d’esprit que les bêtes de leurs pays, ils se retirèrent chacun chez soi.

J’adoucissais ainsi la dureté des mauvais traitements de mon maître par les visites que me rendait cet officieux Démon; car, de m’entretenir avec ceux qui me venaient voir, outre qu’ils me prenaient pour un animal des mieux enracinés dans la catégorie des Brutes, ni je ne savais leur langue, ni eux n’entendaient pas la mienne, et jugez ainsi quelle proportion; car vous saurez que deux idiomes seulement sont usités en ce pays, l’un qui sert aux grands et l’autre qui est particulier pour le peuple.

Celui des grands n’est autre chose qu’une différence de tons non articulés, à peu près semblables à notre musique, quand on n’a pas ajouté les paroles à l’air, et certes c’est une invention tout ensemble et bien utile et bien agréable; car, quand ils sont las de parler, ou quand ils dédaignent de prostituer leur gorge à cet usage, ils prennent ou un luth, ou un autre instrument, dont ils se servent aussi bien que de la voix à se communiquer leurs pensées; de sorte que quelquefois ils se rencontreront jusqu’à quinze ou vingt de compagnie, qui agiteront un point de Théologie, ou les difficultés d’un procès, par un concert, le plus harmonieux dont on puisse chatouiller l’oreille.

Le second, qui est en usage chez le peuple, s’exécute par le trémoussement des membres, mais non pas peut-être comme on se le figure, car certaines parties du corps signifient un discours tout entier. L’agitation, par exemple, d’un doigt, d’une main, d’une oreille, d’une lèvre, d’un bras, d’un œil, d’une joue feront, chacun en particulier, une oraison ou une période, avec tous ses membres. D’autres ne servent qu’à désigner des mots, comme un pli sur le front, les divers frissonnements des muscles, les renversements des mains, les battements de pied, les contorsions de bras; de sorte que, quand ils parlent, avec la coutume qu’ils ont prise d’aller tout nus, leurs membres, accoutumés à gesticuler leurs conceptions, se remuent si dru, qu’il ne semble pas un homme qui parle, mais un corps qui tremble.

Presque tous les jours le Démon me venait visiter, et ses merveilleux entretiens me faisaient passer sans ennui les violences de ma captivité. Enfin, un matin, je vis entrer dans ma logette un homme que je ne connaissais point et qui, m’ayant fort longtemps léché, me gueula doucement par l’aisselle, et de l’une des pattes dont il me soutenait, de peur que je me blessasse, me jeta sur son dos, où je me trouvai si mollement et si à mon aise, qu’avec l’affliction que me faisait sentir un traitement de bête, il ne me prit aucune envie de me sauver, et puis, ces hommes qui marchent à quatre pieds vont bien d’une autre vitesse que nous, puisque les plus pesants attrapent les cerfs à la course.

Je m’affligeais cependant outre mesure de n’avoir point de nouvelles de mon courtois Démon, et, le soir de la première traite, arrivé que je fus au gîte, je me promenais dans la cour de l’hôtellerie, attendant que le manger fût prêt, lorsqu’un homme, fort jeune et assez beau, me vint rire au nez et jeter à mon col ses deux pieds de devant. Après que je l’eus quelque temps considéré:

—Quoi! me dit-il en français, vous ne connaissez plus votre ami!

Je vous laisse à penser ce que je devins alors. Certes, ma surprise fut si grande, que dès lors je m’imaginai que tout le globe de la Lune, tout ce qui m’y était arrivé, et tout ce que j’y voyais n’était qu’enchantement; et cet homme-bête, étant le même qui m’avait servi de monture, continua de me parler ainsi:

—Vous m’aviez promis que les bons offices que je vous rendrais ne vous sortiraient jamais de la mémoire, et cependant il semble que vous ne m’ayez jamais vu!

—Achevez votre potage. (Page 50).

Mais, voyant que je demeurais dans mon étonnement:

—Enfin, ajouta-t-il, je suis ce Démon de Socrate.

Ce discours augmenta mon étonnement; mais, pour m’en tirer, il me dit:

—Je suis le Démon de Socrate, qui vous ai diverti pendant votre prison, et qui, pour vous continuer mes services, me suis revêtu du corps avec lequel je vous portai hier.

—Mais, l’interrompis-je, comment tout cela se peut-il faire, vu qu’hier vous étiez d’une taille extrêmement longue et qu’aujourd’hui vous êtes très court; qu’hier vous aviez une voix faible et cassée, et qu’aujourd’hui vous en avez une claire et vigoureuse; qu’hier enfin vous étiez un vieillard tout chenu, et que vous n’êtes aujourd’hui qu’un jeune homme? Quoi donc! au lieu qu’en mon pays on chemine de la naissance à la mort, les animaux de celui-ci vont de la mort à la naissance, et rajeunissent à force de vieillir?

—Sitôt que j’eus parlé au Prince, me dit-il, après avoir reçu l’ordre de vous conduire à la Cour, je vous allai trouver où vous étiez, et, vous ayant apporté ici, j’ai senti le corps que j’informais si fort atténué de lassitude, que tous les organes me refusaient leurs fonctions ordinaires, en sorte que je me suis enquis du chemin de l’Hôpital, où, entrant, j’ai trouvé le corps d’un jeune homme qui venait d’expirer par un accident fort bizarre, et pourtant fort commun en ce pays.... Je m’en suis approché, feignant d’y connaître encore du mouvement, et protestant à ceux qui étaient présents qu’il n’était point mort et que ce qu’on croyait lui avoir fait perdre la vie n’était qu’une simple léthargie; de sorte que, sans être aperçu, j’ai approché ma bouche de la sienne, où je suis entré comme par un souffle; lors mon vieux cadavre est tombé, et, comme si j’eusse été ce jeune homme, je me suis levé, et m’en suis venu vous chercher, laissant là les assistants crier miracle.

On nous vint quérir là-dessus, pour nous mettre à table, et je suivis mon conducteur dans une salle magnifiquement meublée, mais où je ne vis rien de préparé pour manger. Une si grande solitude de viande, lorsque je périssais de faim, m’obligea de lui demander où l’on avait mis le couvert. Je n’écoutai point ce qu’il me répondit, car trois ou quatre jeunes garçons, enfants de l’hôte, s’approchèrent de moi dans cet instant, et avec beaucoup de civilité me dépouillèrent jusqu’à la chemise. Cette nouvelle cérémonie m’étonna si fort que je n’en osai pas seulement demander la cause à mes beaux valets de chambre, et je ne sais comment mon guide, qui me demanda par où je voulais commencer, put tirer de moi ces deux mots: Un potage; mais je les eus à peine proférés, que je sentis l’odeur du plus succulent mitonné qui frappa jamais le nez du mauvais riche. Je voulus me lever de ma place pour chercher à la piste la source de cette agréable fumée; mais mon porteur m’en empêcha.

—Où voulez-vous aller? me dit-il. Nous irons tantôt à la promenade, mais maintenant il est saison de manger; achevez votre potage, et puis nous ferons venir autre chose.

—Et où diable est ce potage? lui répondis-je presque en colère. Avez-vous fait gageure de vous moquer de moi tout aujourd’hui?

—Je pensais, me répliqua-t-il, que vous eussiez vu, à la Ville d’où nous venons, votre maître, ou quelque autre, prendre ses repas; c’est pourquoi je ne vous avais point dit de quelle façon on se nourrit ici. Puis donc que vous l’ignorez encore, sachez que l’on n’y vit que de fumée. L’art de cuisinerie est de renfermer, dans de grands vaisseaux moulés exprès l’exhalaison qui sort des viandes en les cuisant; et, quand on en a ramassé de plusieurs sortes et de différents goûts, selon l’appétit de ceux que l’on traite, on débouche le vaisseau où cette odeur est assemblée, on en découvre après cela un autre, et ainsi jusqu’à ce que la compagnie soit repue. A moins que vous n’ayez déjà vécu de cette sorte, vous ne croirez jamais que le nez, sans dents et sans gosier, fasse, pour nourrir l’homme, l’office de la bouche; mais je vous le veux faire voir par expérience.

Il n’eut pas plutôt achevé, que je sentis entrer successivement dans la salle tant d’agréables vapeurs, et si nourrissantes, qu’en moins de demi-quart d’heure je me sentis tout à fait rassasié. Quand nous fûmes levés:

—Ceci n’est pas, dit-il, une chose qui doive causer beaucoup d’admiration, puisque vous ne pouvez pas avoir tant vécu, sans avoir observé qu’en votre monde les Cuisiniers, les Pâtissiers et les Rôtisseurs, qui mangent moins que les personnes d’une autre vocation, sont pourtant beaucoup plus gras. D’où procède leur embonpoint, à votre avis, si ce n’est de la fumée dont ils sont sans cesse environnés, et laquelle pénètre leurs corps et les nourrit? Aussi les personnes de ce monde jouissent d’une santé bien moins interrompue et plus vigoureuse, à cause que la nourriture n’engendre presque point d’excréments, qui sont l’origine de presque toutes les maladies. Vous avez peut-être été surpris, lorsque avant le repas on vous a déshabillé, parce que cette coutume n’est pas usitée en votre pays; mais c’est la mode de celui-ci, et l’on en use ainsi, afin que l’animal soit plus transpirable à la fumée.

—Monsieur, lui repartis-je, il y a très grande apparence à ce que vous dites, et je viens moi-même d’en expérimenter quelque chose; mais je vous avouerai que, ne pouvant pas me débrutaliser si promptement, je serais bien aise de sentir un morceau palpable sous mes dents.

Il me le promit, et toutefois ce fut pour le lendemain, à cause, dit-il, que de manger sitôt après le repas, cela me produirait une indigestion. Nous discourûmes encore quelque temps, puis nous montâmes à la chambre pour nous coucher. Un homme, au haut de l’escalier, se présenta à nous, et, nous ayant envisagés attentivement, me mena dans un cabinet dont le plancher était couvert de fleurs d’orange à la hauteur de trois pieds, et mon Démon, dans un autre, rempli d’œillets et de jasmins; il me dit, voyant que je paraissais étonné de cette magnificence, que c’étaient les lits du pays. Enfin, nous nous couchâmes chacun dans notre cellule; et, dès que je fus étendu sur mes fleurs, j’aperçus, à la lueur d’une trentaine de gros vers luisants enfermés dans un cristal (car on ne se sert point de chandelles), ces trois ou quatre jeunes garçons qui m’avaient déshabillé au souper, dont l’un se mit à me chatouiller les pieds, l’autre les cuisses, l’autre les flancs, l’autre les bras, et tous avec tant de mignoteries et de délicatesse, qu’en moins d’un moment je me sentis assoupi.

Je vis entrer le lendemain mon Démon, avec le soleil.

—Je vous veux tenir parole, me dit-il; vous déjeunerez plus solidement que vous ne soupâtes hier.

A ces mots, je me levai, et il me conduisit, par la main, derrière le jardin du logis, où l’un des enfants de l’Hôte nous attendait avec une arme à la main, presque semblable à nos fusils. Il demanda à mon guide si je voulais une douzaine d’alouettes, parce que les magots (il croyait que j’en fusse un) se nourrissaient de cette viande. A peine eus-je répondu oui, que le Chasseur déchargea un coup de feu, et vingt ou trente alouettes tombèrent à nos pieds toutes rôties.

—Voilà, m’imaginai-je aussitôt, ce qu’on dit par proverbe, en notre monde, d’un pays où les alouettes tombent toutes rôties! Sans doute que quelqu’un était revenu d’ici.

—Vous n’avez qu’à manger, me dit mon Démon; ils ont l’industrie de mêler parmi leur poudre et leur plomb une certaine composition qui tue, plume, rôtit et assaisonne le gibier.

J’en ramassai quelques-unes, dont je mangeai sur sa parole, et, en vérité, je n’ai jamais en ma vie rien goûté de si délicieux. Après ce déjeuner, nous nous mîmes en état de partir, et avec mille grimaces dont ils se servent, quand ils veulent témoigner de l’affection, l’hôte reçut un papier de mon Démon. Je lui demandai si c’était une obligation pour la valeur de l’écot. Il me repartit que non; qu’il ne lui devait rien et que c’étaient des Vers.

—Comment, des vers? lui répliquai-je. Les taverniers sont donc ici curieux de rimes?

—C’est, me dit-il, la monnaie du pays, et la dépense que nous venons de faire céans s’est trouvée monter à un sixain que je lui viens de donner. Je ne craignais pas de demeurer court; car, quand nous ferions ici ripaille pendant huit jours, nous ne saurions dépenser un Sonnet, et j’en ai quatre sur moi, avec deux Epigrammes, deux Odes et une Eglogue.

—Et plût à Dieu, lui dis-je, que cela fût de même en notre monde! J’y connais beaucoup d’honnêtes Poètes qui meurent de faim, et qui feraient bonne chère, si on payait les Traiteurs en cette monnaie.

... mon porteur à quatre pattes sous moi, et moi à califourchon sur lui.

Je lui demandai si ces vers servaient toujours, pourvu qu’on les transcrivît: il me répondit que non, et continua ainsi:

—Quand on en a composé, l’auteur les porte à la Cour des Monnaies, où les Poètes Jurés du Royaume tiennent leur séance. Là, ces versificateurs Officiers mettent les pièces à l’épreuve, et, si elles sont jugées de bon aloi, on les taxe, non pas selon leur prix, c’est-à-dire qu’un Sonnet ne vaut pas toujours un Sonnet, mais selon le mérite de la pièce; et ainsi, quand quelqu’un meurt de faim, ce n’est jamais qu’un buffle, et les personnes d’esprit font toujours grande chère.

J’admirais, tout extasié, la police judicieuse de ce pays-là, et il poursuivit de cette façon:

—Il y a encore d’autres personnes qui tiennent cabaret d’une manière bien différente. Lorsqu’on sort de chez eux, ils demandent, à proportion des frais, un acquit pour l’autre monde; et, dès qu’on le leur donne, ils écrivent dans un grand registre qu’ils appellent les comptes du grand Jour, à peu près en ces termes: «Item, la valeur de tant de Vers, délivrés un tel jour, à un tel, qu’on m’y doit rembourser aussitôt l’acquit reçu du premier fonds qui s’y trouvera;» et, lorsqu’ils se sentent en danger de mourir, ils font hacher ces registres en morceaux, et les avalent, parce qu’ils croient que, s’ils n’étaient ainsi digérés, cela ne leur profiterait de rien.

Cet entretien n’empêchait pas que nous ne continuassions de marcher, c’est-à-dire mon porteur à quatre pattes sous moi, et moi à califourchon sur lui. Je ne particulariserai point davantage les aventures qui nous arrêtèrent sur le chemin, qu’enfin nous terminâmes à la Ville où le Roi fait sa résidence. Je n’y fus pas plutôt arrivé, qu’on me conduisit au Palais, où les grands me reçurent avec des admirations plus modérées que n’avait fait le peuple, quand j’étais passé dans les rues. Mais la conclusion que j’étais sans doute la femelle du petit animal de la Reine fut celle des grands comme celle du peuple. Mon guide me l’interprétait ainsi; et cependant lui-même n’entendait point cette énigme, et ne savait qui était ce petit animal de la Reine; mais nous en fûmes bientôt éclaircis. Le Roi, quelque temps après m’avoir considéré, commanda qu’on l’amenât, et, à une demi-heure de là, je vis entrer, au milieu d’une troupe de singes qui portaient la fraise et le haut-de-chausses, un petit homme bâti presque tout comme moi, car il marchait à deux pieds; sitôt qu’il m’aperçut, il m’aborda par un Criado de vuestra merced; je lui ripostai sa révérence à peu près en mêmes termes. Mais, hélas! ils ne nous eurent pas plutôt vus parler ensemble, qu’ils crurent tous le préjugé véritable; et cette conjecture n’avait garde de produire un autre succès, car celui des assistants qui opinait pour nous avec plus de ferveur protestait que notre entretien était un grognement que la joie d’être rejoints, par un instinct naturel, nous faisait bourdonner. Ce petit homme me conta qu’il était Européen, natif de la vieille Castille; qu’il avait trouvé moyen, avec des oiseaux, de se faire porter jusqu’au monde de la Lune où nous étions alors; qu’étant tombé entre les mains de la Reine, elle l’avait pris pour un singe, à cause qu’ils habillent, par hasard en ce pays-là, les singes à l’espagnole, et que, l’ayant à son arrivée trouvé vêtu de cette façon, elle n’avait point douté qu’il ne fût de l’espèce. «Il faut bien dire, lui répliquai-je, qu’après leur avoir essayé toutes sortes d’habits, ils n’en ont point rencontré de plus ridicules, et que ce n’est qu’à cause de cela qu’ils les équipent de la sorte, n’entretenant ces animaux que pour s’en donner du plaisir.

—Ce n’est pas connaître, reprit-il, la dignité de notre nation, en faveur de qui l’univers ne produit des hommes que pour nous donner des esclaves, et pour qui la Nature ne saurait engendrer que des matières de rire.

Il me supplia ensuite de lui apprendre comment je m’étais osé hasarder de monter à la Lune avec la machine dont je lui avais parlé: je lui répondis que c’était à cause qu’il avait emmené les oiseaux sur lesquels j’y pensais aller. Il sourit de cette raillerie, et, environ un quart d’heure après, le Roi commanda aux gardeurs de singes de nous ramener, avec ordre exprès de nous faire coucher ensemble l’Espagnol et moi, pour faire en son Royaume multiplier notre espèce. On exécuta de point en point la volonté du Prince; de quoi je fus très aise, pour le plaisir que je recevais d’avoir quelqu’un qui m’entretînt pendant la solitude de ma brutification. Un jour, mon mâle (car on me prenait pour la femelle) me conta que ce qui l’avait véritablement obligé de courir toute la terre, et enfin de l’abandonner pour la Lune, était qu’il n’avait pu trouver un seul pays où l’imagination même fût en liberté.

—Voyez-vous, me dit-il, à moins de porter un bonnet, quoi que vous puissiez dire de beau, s’il est contre les principes des Docteurs de drap, vous êtes un idiot, un fou, et quelque chose de pis. On m’a voulu mettre, en mon pays, à l’Inquisition, parce qu’à la barbe des pédants j’avais soutenu qu’il y avait du vide, et que je ne connaissais point de matière au monde plus pesante l’une que l’autre.

Je lui demandai de quelles probabilités il appuyait une opinion si peu reçue.

—Le petit homme me conta qu’il était Européen...

—Il faut, me répondit-il, pour en venir à bout, supposer qu’il n’y a qu’un élément: car, encore que nous voyions de l’eau, de la terre, de l’air et du feu séparés, on ne les trouve jamais pourtant si parfaitement purs, qu’ils ne soient encore engagés les uns avec les autres. Quand, par exemple, vous regardez du feu, ce n’est pas du feu, ce n’est que de l’eau beaucoup étendue; l’air n’est que de l’eau fort dilatée; l’eau n’est que de la terre qui se fond, et la terre elle-même n’est autre chose que de l’eau beaucoup resserrée; et ainsi, à pénétrer sérieusement la matière, vous connaîtrez qu’elle n’est qu’une, qui, comme excellente comédienne, joue ici-bas toutes sortes de personnages, sous toutes sortes d’habits; autrement, il faudrait admettre autant d’éléments qu’il y a de sortes de corps, et, si vous me demandez pourquoi le feu brûle et l’eau refroidit, vu que ce n’est qu’une seule matière, je vous réponds que cette matière agit par sympathie, selon la disposition où elle se trouve dans le temps qu’elle agit. Le feu, qui n’est rien que de la terre encore plus répandue qu’elle ne l’est pour constituer l’air, tâche de changer en elle par sympathie ce qu’elle rencontre. Ainsi la chaleur du charbon, étant le feu le plus subtil et le plus propre à pénétrer un corps, se glisse entre les pores de notre masse au commencement, parce que c’est une nouvelle matière qui nous remplit et nous fait exhaler en sueur; cette sueur, étendue par le feu, se convertit en fumée et devient air; cet air, encore davantage fondu par la chaleur de l’antipéristase, ou des astres qui l’avoisinent, s’appelle feu, et la terre, abandonnée par le froid et divisée, tombe en terre; l’eau, d’autre part, quoiqu’elle ne diffère de la matière du feu qu’en ce qu’elle est plus serrée, ne nous brûle pas, à cause qu’étant serrée, elle demande par sympathie à resserrer les corps qu’elle rencontre, et le froid que nous sentons n’est autre chose que l’effet de notre chair qui se replie sur elle-même par le voisinage de la terre ou de l’eau qui la contraint de lui ressembler. De là vient que les hydropiques remplis d’eau changent en eau toute la nourriture qu’ils prennent; de là vient que les bilieux changent en bile tout le sang que forme le foie. Supposé donc qu’il n’y ait qu’un seul élément, il est certissime que tous les corps chacun selon sa qualité, inclinent également au centre de la terre.

«Mais vous me demanderez pourquoi donc le fer, les métaux, la terre, le bois descendent plus vite à ce centre qu’une éponge, si ce n’est à cause qu’elle est pleine d’air, qui tend naturellement en haut? Ce n’en est point du tout la raison, et voici comment je vous réponds: Quoiqu’une roche tombe avec plus de rapidité qu’une plume, l’une et l’autre ont même inclination pour ce voyage; mais un boulet de canon, par exemple, s’il trouvait la terre percée à jour, se précipiterait plus vite à son centre qu’une vessie grosse de vent; et la raison est que cette masse de métal est beaucoup de terre recognée en un petit canton, et que ce vent est fort peu de terre en beaucoup d’espace; car toutes les parties de la matière, qui logent dans ce fer, jointes qu’elles sont les unes aux autres, augmentent leur force par l’union, à cause que, s’étant resserrées, elles se trouvent à la fin beaucoup à combattre contre peu, vu qu’une parcelle d’air, égale en grosseur au boulet, n’est pas égale en quantité.

«Sans prouver ceci par une enfilure de raisons, comment, par votre foi, une pique, une épée, un poignard, nous blessent-ils? Si ce n’est à cause que l’acier étant une matière où les parties sont plus proches et plus enfoncées les unes dans les autres, que non pas votre chair, dont les pores et la mollesse montrent qu’elle contient fort peu de matière répandue en un grand lieu, et que la pointe de fer qui nous pique étant une quantité presque innombrable de matière contre fort peu de chair, il la contraint de céder au plus fort, de même qu’un escadron bien pressé entame aisément un bataillon moins serré et plus étendu; car pourquoi une loupe d’acier embrasée est-elle plus chaude qu’un tronc de bois allumé? si ce n’est qu’il y a plus de feu dans la loupe en peu d’espace, y en ayant d’attaché à toutes les parties du métal, que dans le bâton, qui, pour être fort spongieux, enferme par conséquent beaucoup de vide, et que le vide n’étant qu’une privation de l’être, ne peut être susceptible de la forme du feu. Mais, m’objecterez-vous, vous supposez du vide comme si vous l’aviez prouvé, et c’est cela dont nous sommes en dispute! Eh bien, je vais vous le prouver, et, quoique cette difficulté soit la sœur du nœud gordien, j’ai les bras assez forts pour en devenir l’Alexandre.

«Qu’elle me réponde donc, je l’en supplie, cette bête vulgaire, qui ne croit être homme que parce qu’on le lui a dit! Supposé qu’il n’y ait qu’une matière, comme je pense l’avoir assez prouvé, d’où vient qu’elle se relâche et se restreint selon son appétit? d’où vient qu’un morceau de terre, à force de se condenser, s’est fait caillou? Est-ce que les parties de ce caillou se sont placées les unes dans les autres, en telle sorte que là où s’est fiché ce grain de sablon, là même ou dans le même point loge un autre grain de sablon? Tout cela ne se peut, et selon leur principe même, puisque les corps ne se pénètrent point; mais il faut que cette matière se soit rapprochée, et, si vous voulez, se soit raccourcie, en sorte qu’elle ait rempli quelque lieu qui ne l’était pas.

«De dire que cela n’est point compréhensible qu’il y eût du rien dans le monde, que nous fussions en partie composés de rien: hé! pourquoi non? Le monde entier n’est-il pas enveloppé de rien? Puisque vous m’avouez cet article, confessez donc qu’il est aussi aisé que le monde ait du rien dedans soi qu’autour de soi.

«Je vois fort bien que vous me demanderez pourquoi donc l’eau, restreinte par la gelée dans un vase, le fait crever, si ce n’est pour empêcher qu’il ne se fasse du vide? Mais je réponds que cela n’arrive qu’à cause que l’air de dessus, qui tend aussi bien que la terre et l’eau au centre, rencontrant sur le droit chemin de ce pays une hôtellerie vacante, y va loger: s’il trouve les pores de ce vaisseau, c’est-à-dire les chemins qui conduisent à cette chambre de vide trop étroits, trop longs, trop tortus, il satisfait, en le brisant, à son impatience, pour arriver plus tôt au gîte.

«Mais, sans m’amuser à répondre à toutes leurs objections, j’ose bien dire que, s’il n’y avait point de vide, il n’y aurait point de mouvement, ou il faut admettre la pénétration des corps. Il serait trop ridicule de croire que, quand une mouche pousse de l’aile une parcelle de l’air, cette parcelle en fait reculer devant elle une autre, cette autre encore une autre, et qu’ainsi l’agitation du petit orteil d’une puce allât faire une bosse derrière le monde. Quand ils n’en peuvent plus, ils ont recours à la raréfaction; mais, en bonne foi, comment se peut-il faire, quand un corps se raréfie, qu’une particule de la masse s’éloigne d’une autre particule sans laisser ce milieu vide? N’aurait-il pas fallu que ces deux corps qui se viennent de séparer eussent été en même temps au même lieu où était celui-ci, et que de la sorte ils se fussent pénétrés tous trois? Je m’attends bien que vous me demanderez pourquoi donc, par un chalumeau, une seringue ou une pompe, on fait monter l’eau contre son inclination: à quoi je vous répondrai qu’elle est violentée, et que ce n’est pas la peur qu’elle a du vide qui l’oblige à se détourner de son chemin, mais qu’étant jointe avec l’air d’une nuance imperceptible, elle s’élève, quand on élève en haut l’air qui la tient embarrassée.

«Cela n’est pas fort épineux à comprendre, quand on connaît le cercle parfait et la délicate enchaînure des éléments; car, si vous considérez attentivement ce limon qui fait le mariage de la terre et de l’eau, vous trouverez qu’il n’est plus terre, qu’il n’est plus eau, mais qu’il est l’entremetteur du contrat de ces deux ennemis; l’eau, tout de même, avec l’air, s’envoient réciproquement un brouillard qui pénètre aux humeurs de l’un et de l’autre pour moyenner leur paix, et l’air se réconcilie avec le feu par le moyen d’une exhalaison médiatrice qui les unit.»

Je pense qu’il voulait encore parler; mais on nous apporta notre mangeaille; et, parce que nous avions faim, je fermai les oreilles à ses discours, pour ouvrir l’estomac aux viandes qu’on nous donna.

Il me souvient qu’une autre fois, comme nous philosophions, car nous n’aimions guère ni l’un ni l’autre à nous entretenir des choses basses:

—Je suis bien fâché, dit-il, de voir un esprit de la trempe du vôtre infecté des erreurs du vulgaire. Il faut donc que vous sachiez, malgré le pédantisme d’Aristote, dont retentissent aujourd’hui toutes les classes de votre France, que tout est en tout, c’est-à-dire que dans l’eau, par exemple, il y a du feu; dedans le feu, de l’eau; dedans l’air, de la terre, et dedans la terre, de l’air. Quoique cette opinion fasse aux scolares les yeux grands comme des salières, elle est plus aisée à prouver qu’à persuader. Car je leur demande premièrement si l’eau n’engendre pas du poisson; quand ils me le nieront: creuser un fossé, le remplir du sirop de l’aiguière, et qu’ils passeront encore, s’ils veulent, à travers un bluteau, pour échapper aux objections des aveugles, je veux, en cas qu’ils n’y trouvent du poisson dans quelque temps, avaler toute l’eau qu’ils y auront versée; mais, s’ils y en trouvent, comme je n’en doute point, c’est une preuve convaincante qu’il y a du sel et du feu. Par conséquent, de trouver ensuite de l’eau dans le feu, ce n’est pas une entreprise fort difficile. Car qu’ils choisissent le feu, même le plus détaché de la matière, comme les comètes, il y en a toujours beaucoup, puisque si cette humeur onctueuse dont ils sont engendrés, réduite en soufre par la chaleur de l’antipéristase qui les allume, ne trouvait un obstacle à sa violence dans l’humide froideur qui la tempère et la combat, elle se consommerait brusquement comme un éclair. Qu’il y ait maintenant de l’air dans la terre, ils ne le nieront pas, ou bien ils n’ont jamais entendu parler des frissons effroyables dont les montagnes de la Sicile ont été si souvent agitées: outre cela, nous voyons la terre toute poreuse, jusqu’aux grains de sablon qui la composent. Cependant personne n’a dit encore que ces creux fussent remplis de vide: on ne trouvera donc pas mauvais que l’air y fasse son domicile. Il me reste à prouver que dans l’air il y a de la terre, mais je ne daigne quasi pas en prendre la peine, puisque vous en êtes convaincu autant de fois que vous voyez tomber sur vos têtes ces légions d’atomes, si nombreuses, qu’elles étouffent l’Arithmétique.

La grande foule de monde qui venait nous contempler.

«Mais passons des corps simples aux composés: ils me fourniront des sujets beaucoup plus fréquents; et pour montrer que toutes choses sont en toutes choses, non point qu’elles se changent les unes aux autres, comme le gazouillent vos Péripatéticiens; car je veux soutenir à leur barbe que les principes se mêlent, se séparent et se remêlent derechef en telle sorte que ce qui a été fait eau par le sage Créateur du monde le sera toujours; je ne suppose point, à leur mode, de maxime, que je ne prouve.

«C’est pourquoi, prenez, je vous prie, une bûche, ou quelque autre matière combustible, et y mettez le feu: ils diront, quand elle sera embrasée, que ce qui était bois est devenu feu. Mais je leur soutiens que non, et qu’il n’y a point davantage de feu, quand elle est tout enflammée, qu’auparavant qu’on en eût approché l’allumette; mais celui qui était caché dans la bûche, que le froid et l’humide empêchaient de s’étendre et d’agir, secouru par l’étranger, a rallié ses forces contre le flegme qui l’étouffait et s’est emparé du champ qu’occupait son ennemi; aussi, se montre-t-il sans obstacles, en triomphant de son geôlier. Ne voyez-vous pas comme l’eau s’enfuit par les deux bouts du tronçon, chaude et fumante encore du combat qu’elle a rendu? Cette flamme, que vous voyez en haut, est le feu le plus subtil, le plus dégagé de la matière, et le plus tôt prêt, par conséquent, à retourner chez soi. Il s’unit pourtant en pyramide jusqu’à certaine hauteur, pour enfoncer l’épaisse humidité de l’air qui lui résiste; mais, comme il vient en montant à se dégager peu à peu de la violente compagnie de ses hôtes, alors il prend le large, parce qu’il ne rencontre plus rien d’antipathique à son passage, et cette négligence est bien souvent cause d’une seconde prison; car, cheminant séparé, il s’égarera quelquefois dans un nuage. S’ils s’y rencontrent, d’autres fois, en assez grande quantité, pour faire tête à la vapeur, ils se joignent, ils foudroient, et la mort des innocents est bien souvent l’effet de la colère animée de ces choses mortes. Si, quand il se trouve embarrassé dans ces crudités importunes de la moyenne région, il n’est pas assez fort pour se défendre, il s’abandonne à la discrétion de son ennemi, qui le contraint par sa pesanteur de retomber en terre; et ce malheureux, enfermé dans une goutte d’eau, se rencontrera peut-être au pied d’un chêne, de qui le feu animal invitera ce pauvre égaré de se loger avec lui; ainsi le voilà qui revient au même état dont il était sorti quelques jours auparavant.

«Mais voyons la fortune des autres éléments qui composaient cette bûche. L’air se retire à son quartier, encore pourtant mêlé de vapeurs, à cause que le feu tout en colère les a brusquement chassés pêle-mêle. Le voilà donc qui sert de ballon aux vents, fournit aux animaux de respiration, remplit le vide que la Nature fait, et peut-être que, s’étant enveloppé dans une goutte de rosée, il sera sucé et digéré par les feuilles altérées de cet arbre, où s’est retiré notre feu. L’eau que la flamme avait chassée de ce tronc, élevée par la chaleur jusqu’au berceau des Météores, retombera en pluie sur notre chêne aussitôt que sur un autre; et la terre, devenue cendre, et puis guérie de sa stérilité, ou par la chaleur nourrissante d’un fumier, où on l’aura jetée, ou par le sel végétatif de quelques plantes voisines, ou par l’eau féconde des rivières, se rencontrera peut-être près de ce chêne, qui, par la chaleur de son germe, l’attirera, et en fera une partie de son tout.

«De cette façon, voilà ces quatre éléments qui reçoivent le même sort, et rentrent en même état d’où ils étaient sortis quelques jours auparavant. Ainsi on peut dire que dans un homme il y a tout ce qui est nécessaire pour composer un arbre, et dans un arbre tout ce qui est nécessaire pour composer un homme. Enfin, de cette façon, toutes choses se rencontreront en toutes choses; mais il nous manque un Prométhée, qui nous tire du sein de la Nature et nous rende sensible ce que je veux bien appeler matière première

L’Oiseleur de la Reine prenait soin de me venir siffler.

Voilà les choses à peu près dont nous amusions le temps; car ce petit Espagnol avait l’esprit joli. Notre entretien toutefois n’était que la nuit, à cause que, depuis six heures du matin jusqu’au soir, la grande foule du monde, qui nous venait contempler à notre logis, nous eût détournés; car quelques-uns nous jetaient des pierres; d’autres, des noix; d’autres, de l’herbe. Il n’était bruit que des bêtes du Roi. On nous servait tous les jours à manger à nos heures, et le Roi et la Reine prenaient eux-mêmes assez souvent la peine de me tâter le ventre, pour connaître si je n’emplissais point, car ils brûlaient d’une envie extraordinaire d’avoir de la race de ces petits animaux. Je ne sais si ce fut pour avoir été plus attentif que mon mâle à leurs simagrées et à leurs tons; mais j’appris plus tôt que lui à entendre leur langue et à l’écorcher un peu: ce qui fit qu’on nous considéra d’une autre façon qu’on n’avait fait, et les nouvelles coururent aussitôt par tout le Royaume qu’on avait trouvé deux hommes sauvages, plus petits que les autres, à cause des mauvaises nourritures que la solitude nous avait fournies, et qui, par un défaut de la semence de leurs pères, n’avaient pas eu les jambes de devant assez fortes pour s’appuyer dessus.

Cette créance allait prendre racine à force d’être confirmée, sans les Docteurs du pays, qui s’y opposèrent, disant que c’était une impiété épouvantable de croire que non seulement des bêtes, mais des monstres, fussent de leur espèce.

—Il y aurait bien plus d’apparence, ajoutaient les moins passionnés, que nos animaux domestiques participassent au privilège de l’humanité, et de l’immortalité, par conséquent, à cause qu’ils sont nés dans notre pays, qu’une bête monstrueuse qui se dit née je ne sais où dans la Lune et puis, considérez la différence qui se remarque entre nous et eux. Nous autres marchons à quatre pieds, parce que Dieu ne se voulut pas fier d’une chose si précieuse à une moins ferme assiette, et il eut peur qu’allant autrement, il n’arrivât malheur à l’homme; c’est pourquoi il prit la peine de l’asseoir sur quatre piliers, afin qu’il ne pût tomber; mais, dédaignant de se mêler de la construction de ces deux brutes, il les abandonna au caprice de la Nature, laquelle, ne craignant pas la perte de si peu de chose, ne les appuya que sur deux pattes.

«Les oiseaux mêmes, disaient-ils, n’ont pas été si maltraités qu’elles, car au moins ils ont reçu des plumes pour subvenir à la faiblesse de leurs pieds, et se jeter en l’air, quand nous les éconduirons de chez nous; au lieu que la Nature, en ôtant les deux pieds à ces monstres, les a mis en état de ne pouvoir échapper à notre Justice.

«Voyez un peu, outre cela, comment ils ont la tête tournée vers le Ciel! C’est la disette où Dieu les a mis de toutes choses, qui l’a située de la sorte, car cette posture suppliante témoigne qu’ils se plaignent au Ciel de Celui qui les a créés, et qu’ils lui demandent permission de s’accommoder de nos restes. Mais, nous autres, nous avons la tête penchée en bas, pour contempler les biens dont nous sommes seigneurs, et comme n’y ayant rien au Ciel à qui notre heureuse condition puisse porter envie.»

J’entendais tous les jours, à ma loge, faire ces contes, ou d’autres semblables; et ils en bridèrent si bien l’esprit des peuples sur cet article, qu’il fut arrêté que je ne passerais tout au plus que pour un perroquet sans plumes; car ils confirmaient les persuadés, sur ce que, non plus qu’un oiseau, je n’avais que deux pieds. Cela fit qu’on me mit en cage par ordre exprès du Conseil d’en haut.

Là, tous les jours, l’Oiseleur de la Reine prenant le soin de me venir siffler la langue, comme on fait ici aux sansonnets, j’étais heureux, à la vérité, en ce que je ne manquais point de mangeaille. Cependant, parmi les sornettes dont les regardants me rompaient les oreilles, j’appris à parler comme eux, en sorte que, quand je fus assez rompu dans l’idiome pour exprimer la plupart de mes conceptions, j’en contai des plus belles. Déjà les compagnies ne s’entretenaient plus que de la gentillesse de mes bons mots et de l’estime que l’on faisait de mon esprit. On vint jusque-là, que le Conseil fut contraint de faire publier un Arrêt, par lequel on défendait de croire que j’eusse de la raison, avec un commandement très exprès à toutes personnes, de quelque qualité ou condition qu’elles fussent, de s’imaginer, quoi que je pusse faire de spirituel, que c’était l’instinct qui me le faisait faire.

Cependant la définition de ce que j’étais partagea la ville en deux factions. Le parti qui soutenait en ma faveur grossissait de jour en jour, et enfin, en dépit de l’anathème par lequel on tâchait d’épouvanter le peuple, ceux qui tenaient pour moi demandèrent une assemblée des Etats, pour résoudre cette controverse. On fut longtemps à s’accorder sur le choix de ceux qui opineraient; mais les arbitres pacifièrent l’animosité par le nombre des intéressés qu’ils égalèrent, et qui ordonnèrent qu’on me porterait dans l’assemblée, comme l’on fit; mais j’y fus traité autant sévèrement qu’on se le peut imaginer. Les Examinateurs m’interrogèrent, entre autres choses, de Philosophie: je leur exposai, tout à la bonne foi, ce que jadis mon Régent m’en avait appris, mais ils ne mirent guère à me le réfuter par beaucoup de raisons convaincantes; de sorte que, n’y pouvant répondre, j’alléguai pour dernier refuge les principes d’Aristote, qui ne me servirent pas davantage que les sophismes; car, en deux mots, ils m’en découvrirent la fausseté.

—Cet Aristote, me dirent-ils, dont vous vantez si fort la science, accommodait sans doute les principes à sa Philosophie, au lieu d’accommoder sa Philosophie aux principes, et encore devait-il les prouver au moins plus raisonnables que ceux des autres Sectes dont vous nous avez parlé. C’est pourquoi le bon seigneur ne trouvera pas mauvais si nous lui baisons les mains.

Enfin, comme ils virent que je ne clabaudais autre chose, sinon qu’ils n’étaient pas plus savants qu’Aristote, et qu’on m’avait défendu de discuter contre ceux qui niaient les principes, ils conclurent tous d’une commune voix que je n’étais pas un homme, mais possible quelque espèce d’autruche, vu que je portais comme elle la tête droite, que je marchais sur deux pieds, et qu’enfin, hormis un peu de duvet, je lui étais tout semblable; si bien qu’on ordonna à l’Oiseleur de me reporter en cage. J’y passais mon temps avec assez de plaisir, car, à cause de leur langue que je possédais correctement, toute la Cour se divertissait à me faire jaser. Les filles de la Reine, entre autres, fourraient toujours quelque bribe dans mon panier; et la plus gentille de toutes ayant conçu quelque amitié pour moi, elle était si transportée de joie, lorsqu’en étant en secret, je l’entretenais des mœurs et des divertissements des gens de notre monde, et principalement de nos cloches et de nos autres instruments de musique, qu’elle me protestait, les larmes aux yeux, que, si jamais je me trouvais en état de revoler en notre monde, elle me suivrait de bon cœur.

Un jour, de grand matin, m’étant éveillé en sursaut, je la vis qui tambourinait contre les bâtons de ma cage.

—Réjouissez-vous, me dit-elle, hier dans le Conseil on conclut la guerre contre le Roi . J’espère, parmi l’embarras des préparatifs, pendant que notre Monarque et ses sujets seront éloignés, faire naître l’occasion de vous sauver.

—Comment, la guerre? l’interrompis-je. Arrive-t-il des querelles entre les Princes de ce monde ici comme entre ceux du nôtre? Hé! je vous prie, parlez-moi de leur façon de combattre.

—Réjouissez-vous, me dit-elle, hier on conclut la guerre contre le Roi...

—Quand les arbitres, reprit-elle, élus au gré des deux parties, ont désigné le temps accordé pour l’armement, celui de la marche, le nombre des combattants, le jour et le lieu de la bataille, et tout cela avec tant d’égalité qu’il n’y a pas dans une armée un seul homme plus que dans l’autre, les soldats estropiés, d’un côté, sont tous enrôlés dans une compagnie, et, lorsqu’on en vient aux mains, les Maréchaux de Camp ont soin de les exposer aux estropiés; de l’autre côté, les géants ont en tête les colosses; les escrimeurs, les adroits; les vaillants, les courageux; les débiles, les faibles; les indisposés, les malades; les robustes, les forts; et, si quelqu’un entreprenait de frapper un autre que son ennemi désigné, à moins qu’il ne pût justifier que c’était par méprise, il est condamné comme couard. Après la bataille donnée, on compte les blessés, les morts, les prisonniers; car, pour les fuyards, il ne s’en trouve point; si les pertes se trouvent égales de part et d’autre, ils tirent à la courte paille à qui se proclamera victorieux.

«Mais, encore qu’un royaume eût défait son ennemi de bonne guerre, ce n’est presque rien avancé, car il y a d’autres armées, plus nombreuses, de savants et d’hommes d’esprit, des disputes desquelles dépend entièrement le triomphe ou la servitude des Etats.

«Un savant est opposé à un autre savant, un spirituel à un autre spirituel, et un judicieux à un autre judicieux. Au reste, le triomphe que remporte un Etat en cette façon est compté pour trois victoires à force ouverte. Après la proclamation de la victoire, on rompt l’assemblée, et le peuple vainqueur choisit pour être son Roi, ou celui des ennemis ou le sien.»

Je ne pus m’empêcher de rire de cette façon scrupuleuse de donner des batailles; et j’alléguais, pour exemple d’une bien plus forte politique, les coutumes de notre Europe, où le Monarque n’avait garde d’omettre aucun de ses avantages pour vaincre; et voici comme elle me parla:

—Apprenez-moi, me dit-elle, si vos Princes ne prétextent pas leurs armements, du droit?

—Si fait, lui répliquai-je, et de la justice de leur cause.

—Pourquoi donc, continua-t-elle, ne choisissent-ils des arbitres non suspects, pour être accordés? Et, s’il se trouve qu’ils aient autant de droit l’un que l’autre, qu’ils demeurent comme ils étaient, ou qu’ils jouent en un coup de piquet la Ville ou la Province dont ils sont en dispute?

—Mais vous, lui repartis-je, pourquoi toutes ces circonstances en votre façon de combattre? Ne suffit-il pas que les armées soient en pareil nombre d’hommes?

—Vous n’avez guère de jugement, me répondit-elle. Croiriez-vous, par votre foi, ayant vaincu sur le pré votre ennemi seul à seul, l’avoir vaincu de bonne guerre, si vous étiez maillé, et lui, non; s’il n’avait qu’un poignard, et vous une estocade; enfin s’il était manchot, et que vous eussiez deux bras? Cependant, avec toute l’égalité que vous recommandez, tant à vos gladiateurs, ils ne se battent jamais pareils; car l’un sera de grande, l’autre, de petite taille; l’un sera adroit, l’autre n’aura jamais manié d’épée; l’un sera robuste, l’autre faible; et, quand même ces disproportions seraient égales, qu’ils seraient aussi adroits et aussi forts l’un que l’autre, encore ne seraient-ils pas pareils, car l’un des deux aura peut-être plus de courage que l’autre; et, sous l’ombre que cet emporté ne considérera pas le péril, qu’il sera bilieux, qu’il aura plus de sang, qu’il avait le cœur plus serré, avec toutes ces qualités qui font le courage, comme si ce n’était pas, aussi bien qu’une épée, une arme que son ennemi n’a point, il s’ingère de se ruer éperdument sur lui, de l’effrayer, et d’ôter la vie à ce pauvre homme, qui prévoit le danger, dont la chaleur est étouffée dans la pituite, et duquel le cœur est trop vaste pour unir les esprits nécessaires à dissiper cette glace qu’on appelle poltronnerie. Ainsi vous louez cet homme d’avoir tué son ennemi avec avantage, et, le louant de hardiesse, vous le louez d’un péché contre nature, puisque sa hardiesse tend à la destruction. Et, à propos de cela, je vous dirai qu’il y a quelques années qu’on fit une remontrance au Conseil de guerre, pour apporter un règlement plus circonspect et plus consciencieux dans les combats. Et le Philosophe qui donnait l’avis parla ainsi:

«Vous vous imaginez, Messieurs, avoir bien égalé les avantages de deux ennemis, quand vous les avez choisis tous deux grands, tous deux adroits, tous deux pleins de courage; mais ce n’est pas encore assez, puisqu’il faut qu’enfin le vainqueur surmonte par adresse, par force, et par fortune. Si ça été par adresse, il a frappé sans doute son adversaire par un endroit où il ne l’attendait pas, ou plus vite qu’il n’était vraisemblable; ou, feignant de l’attraper d’un côté, il l’a assailli de l’autre. Cependant tout cela, c’est affiner, c’est tromper, c’est trahir, et la tromperie et la trahison ne doivent pas faire l’estime d’un véritable généreux. S’il a triomphé par force, estimerez-vous son ennemi vaincu, puisqu’il a été violenté? Non sans doute, non plus que vous ne direz pas qu’un homme ait perdu la victoire, encore qu’il soit accablé de la chute d’une montagne, parce qu’il n’a pas été en puissance de la gagner. Tout de même, celui-là n’a point été surmonté, à cause qu’il ne s’est point trouvé, dans ce moment, disposé à pouvoir résister aux violences de son adversaire. Si ç’a été par hasard qu’il a terrassé son ennemi, c’est la Fortune qu’on doit couronner: il n’y a rien contribué; et enfin le vaincu n’est non plus blâmable que le joueur de dés, qui sur dix-sept points en voit faire dix-huit.»

Il n’y a pas, dans cette armée, un seul homme plus fort que l’autre...

On lui confessa qu’il avait raison; mais qu’il était impossible, selon les apparences humaines, d’y mettre ordre, et qu’il valait mieux subir un petit inconvénient, que de s’abandonner à cent autres de plus grande importance.

Elle ne m’entretint pas cette fois davantage, parce qu’elle craignait d’être trouvée toute seule avec moi si matin. Ce n’est pas qu’en ce Pays l’impudicité soit un crime; au contraire, hors les coupables convaincus, tout homme a pouvoir sur toute femme, et une femme tout de même pourrait appeler un homme en Justice, qui l’aurait refusée. Mais elle ne m’osait pas fréquenter publiquement, à cause que les gens du Conseil avaient dit, dans la dernière assemblée, que c’étaient les femmes principalement qui publiaient que j’étais homme, afin de couvrir sous ce prétexte le désir qui les brûlait de se mêler aux bêtes, et de commettre avec moi sans vergogne des péchés contre nature. Cela fut cause que je demeurai longtemps sans la voir, ni pas une du sexe.

Cependant il fallait bien que quelqu’un eût réchauffé les querelles de la définition de mon être, car, comme je ne songeais plus qu’à mourir en ma cage, on me vint quérir encore une fois pour me donner audience. Je fus donc interrogé, en présence d’un grand nombre de Courtisans, sur quelques points de Physique, et mes réponses, à ce que je crois, en satisfirent un, car celui qui présidait m’exposa fort au long ses opinions sur la structure du Monde: elles me semblèrent ingénieuses; et, sans qu’il passa jusqu’à son origine, qu’il soutenait éternelle, j’eusse trouvé sa Philosophie beaucoup plus raisonnable que la nôtre. Mais, sitôt que je l’entendis soutenir une rêverie si contraire à ce que la Foi nous apprend, je brisai avec lui, dont il ne fit que rire; ce qui m’obligea de lui dire que, puisqu’ils en venaient là, je recommençais à croire que leur Monde n’était qu’une Lune.

—Mais, me dirent-ils tous, vous y voyez de la terre, des rivières, des mers; que serait-ce donc tout cela?

—N’importe! repartis-je, Aristote assure que ce n’est que la Lune; et, si vous aviez dit le contraire dans les Classes où j’ai fait mes études, on vous aurait sifflés.

Il se fit, sur cela un grand éclat de rire. Il ne faut pas demander si ce fut de leur ignorance; mais cependant on me conduisit dans ma cage.

Mais d’autres savants, plus emportés que les premiers, avertis que j’avais osé dire que la Lune d’où je venais était un Monde, et que leur Monde n’était qu’une Lune, crurent que cela leur fournissait un prétexte assez juste pour me faire condamner à l’eau: c’est la façon d’exterminer les impies. Pour cet effet, ils furent en corps faire leur plainte au Roi, qui leur promit justice, et ordonna que je serais remis sur la sellette.

Me voilà donc décagé pour la troisième fois; et lors, le plus ancien prit la parole, et plaida contre moi. Je ne me souviens pas de sa harangue, à cause que j’étais trop épouvanté pour recevoir les espèces de sa voix sans désordre, et parce aussi qu’il s’était servi, pour déclamer, d’un instrument dont le bruit m’étourdissait: c’était une trompette qu’il avait tout exprès choisie, afin que la violence de ce son martial échauffât leurs esprits à ma mort, et afin d’empêcher par cette émotion que le raisonnement ne pût faire son office, comme il arrive dans nos armées, où le tintamarre des trompettes et des tambours empêche le soldat de réfléchir sur l’importance de sa vie. Quand il eut dit, je me levai pour défendre ma cause, mais j’en fus délivré par une aventure qui va vous surprendre. Comme j’avais la bouche ouverte, un homme, qui avait eu grande difficulté à traverser la foule, vint choir aux pieds du Roi, et se traîna longtemps sur le dos en sa présence. Cette façon de faire ne me surprit pas, car je savais que c’était la posture où ils se mettaient, quand ils voulaient discourir en public. Je rengaînai seulement ma harangue; voici celle que nous eûmes de lui.

—Justes, écoutez-moi! vous ne sauriez condamner cet Homme, ce Singe ou ce Perroquet, pour avoir dit que la Lune est un Monde d’où il venait; car, s’il est homme, quand même il ne serait pas venu de la Lune, puisque tout homme est libre, ne lui est-il pas libre aussi de s’imaginer ce qu’il voudra? Quoi! pouvez-vous le contraindre à n’avoir pas vos visions? Vous le forcerez bien à dire que la Lune n’est pas un Monde, mais il ne le croira pas pourtant; car, pour croire quelque chose, il faut qu’il se présente à son imagination certaines possibilités plus grandes au oui qu’au non; à moins que vous ne lui fournissiez ce vraisemblable, ou qu’il ne vienne de soi-même s’offrir à son esprit, il vous dira bien qu’il croit, mais il ne le croira pas pour cela.

Les savants furent en corps faire leur plainte au Roi.

«J’ai maintenant à vous prouver qu’il ne doit pas être condamné, si vous le posez dans la catégorie des bêtes.

«Car, supposé qu’il soit animal sans raison, en auriez-vous vous-mêmes de l’accuser d’avoir péché contre elle? Il a dit que la Lune était un monde; or, les bêtes n’agissent que par instinct de la Nature; donc, c’est la Nature qui le dit, et non pas lui. De croire que cette savante Nature qui a fait le Monde et la Lune ne sache ce que c’est elle-même, et que vous autres, qui n’avez de connaissance que ce que vous en tenez d’elle, le sachiez plus certainement, cela serait bien ridicule. Mais, quand même la passion vous ferait renoncer à vos principes, et que vous supposeriez que la Nature ne guidât pas les bêtes, rougissez à tout le moins des inquiétudes que vous causent les caprices d’une bête. En vérité, Messieurs, si vous rencontriez un homme d’âge mûr, qui veillât à la police d’une fourmilière, pour tantôt donner un soufflet à la fourmi qui aurait fait choir sa compagne, tantôt en emprisonner une qui aurait dérobé à sa voisine un grain de blé, tantôt mettre en justice une autre qui aurait abandonné ses œufs, ne l’estimeriez-vous pas insensé de vaquer à des choses trop au-dessous de lui, et de prétendre assujettir à la raison des animaux qui n’en ont pas l’usage? Comment donc, vénérable assemblée, défendrez-vous l’intérêt que vous prenez aux caprices de ce petit animal? Justes, j’ai dit.»

Dès qu’il eut achevé, une sorte de musique d’applaudissements fit retentir toute la salle; et, après que toutes les opinions eurent été débattues un gros quart d’heure, le Roi prononça:

«Que dorénavant je serais censé homme, comme tel mis en liberté, et que la punition d’être noyé serait modifiée en une amende honteuse (car il n’en est point en ce pays-là d’honorable); dans laquelle amende je me dédirais publiquement d’avoir soutenu que la Lune était un Monde, à cause du scandale que la nouveauté de cette opinion aurait pu apporter dans l’âme des faibles.»

Cet Arrêt prononcé, on m’enlève hors du Palais; on m’habille par ignominie fort magnifiquement; on me porte sur la tribune d’un magnifique Chariot; et, traîné que je fus par quatre Princes qu’on avait attachés au joug, voici ce qu’ils m’obligèrent de prononcer aux carrefours de la Ville:

«Peuple, je vous déclare que cette Lune-ci n’est pas une Lune, mais un Monde; et que ce Monde là-bas n’est pas un monde, mais une Lune. Tel est ce que le Conseil trouve bon que vous croyiez.»

Après que j’eus crié la même chose aux cinq grandes places de la Cité, j’aperçus mon Avocat qui me tendait la main pour m’aider à descendre. Je fus bien étonné de reconnaître, quand je l’eus envisagé, que c’était mon Démon. Nous fûmes une heure à nous embrasser:

—Et venez-vous en chez moi, me dit-il, car de retourner en Cour après une amende honteuse, vous n’y seriez pas vu de bon œil. Au reste, il faut que je vous dise que vous seriez encore parmi les Singes, aussi bien que l’Espagnol votre compagnon, si je n’eusse publié dans les compagnies la vigueur et la force de votre esprit, et brigué contre vos ennemis, en votre faveur, la protection des Grands.

La fin de mes remerciements nous vit entrer chez lui; il m’entretint, jusqu’au repas, des ressorts qu’il avait fait jouer pour obliger mes ennemis, malgré tous les plus spécieux scrupules dont ils avaient embabouiné le Peuple, à se déporter d’une poursuite si injuste. Mais, comme on nous eut avertis qu’on avait servi, il me dit qu’il avait, pour me tenir compagnie, ce soir-là, prié deux Professeurs d’Académie de cette Ville de venir manger avec nous.

—Je les ferai tomber, ajouta-t-il, sur la Philosophie qu’ils enseignent en ce Monde-ci, et, par même moyen, vous verrez le fils de mon hôte. C’est un jeune homme autant plein d’esprit que j’en aie jamais rencontré; ce serait un second Socrate, s’il pouvait régler ses lumières, et ne point étouffer dans le vice les grâces dont Dieu continuellement le visite, et ne plus affecter le libertinage, comme il fait, par une chimérique ostentation et une affectation de s’acquérir la réputation d’homme d’esprit. Je me suis logé céans pour épier les occasions de l’instruire.

Il se tut, comme pour me laisser à mon tour la liberté de discourir; puis, il fit signe qu’on me dévêtît des honteux ornements dont j’étais encore tout brillant.

Les deux Professeurs que nous attendions entrèrent presque aussitôt, et nous allâmes nous mettre à table, où elle était dressée, et où nous trouvâmes le jeune garçon dont il m’avait parlé, qui mangeait déjà. Ils lui firent grande saluade et le traitèrent d’un respect aussi profond que d’esclave à seigneur: j’en demandai la cause à mon Démon, qui me répondit que c’était à cause de son âge, parce qu’en ce Monde-là les vieux rendaient toute sorte de respect et de déférence aux jeunes; bien plus, que les pères obéissent à leurs enfants, aussitôt que, par l’avis du Sénat des Philosophes, ils avaient atteint l’âge de raison.

Un magnifique chariot traîné par quatre princes.

—Vous vous étonnez, continua-t-il, d’une coutume si contraire à celle de votre pays? Mais elle ne répugne point à la droite raison; car, en conscience, dites-moi, quand un homme jeune et chaud est en force d’imaginer, de juger et d’exécuter, n’est-il pas plus capable de gouverner une famille, qu’un infirme sexagénaire, pauvre hébété, dont la neige de soixante hivers a glacé l’imagination, qui ne se conduit que par ce que vous appelez expérience des heureux succès, qui ne sont cependant que de simples effets du hasard contre toutes les règles de l’économie de la prudence humaine. Pour du jugement, il en a aussi peu, quoique le vulgaire de votre Monde en fasse un apanage de la vieillesse; mais, pour se désabuser, il faut qu’il sache que ce qu’on appelle prudence en un vieillard n’est autre chose qu’une appréhension panique, une peur enragée de rien entreprendre, qui l’obsède. Ainsi, quand il n’a pas risqué un danger où un jeune homme s’est perdu, ce n’est pas qu’il en préjugeât sa catastrophe, mais il n’avait pas assez de feu pour allumer ces nobles élans qui nous font oser; au lieu que l’audace de ce jeune homme était comme un gage de la réussite de son dessein, parce que cette ardeur qui fait la promptitude et la facilité d’une exécution était celle qui le poussait à l’entreprendre. Pour ce qui est d’exécuter, je ferais tort à votre esprit de m’efforcer à le convaincre de preuves. Vous savez que la jeunesse seule est propre à l’action; et, si vous n’en étiez pas tout à fait persuadé, dites-moi, je vous prie, quand vous respectez un homme courageux, n’est-ce pas à cause qu’il vous peut venger de vos ennemis, ou de vos oppresseurs? et est-ce par autre considération que par pure habitude, que vous le considérez, lorsqu’un bataillon de septante Janviers a gelé son sang, et tué de froid tous les nobles enthousiasmes dont les jeunes personnes sont échauffées? Lorsque vous déférez au plus fort, n’est-ce pas afin qu’il vous soit obligé d’une victoire que vous ne lui sauriez disputer? Pourquoi donc vous soumettre à lui, quand la paresse a fondu ses muscles, débilité ses artères, évaporé ses esprits et sucé la moelle de ses os? Si vous adoriez une femme, n’était-ce pas à cause de sa beauté? Pourquoi donc continuer vos génuflexions, après que la vieillesse en a fait un fantôme qui ne représente plus qu’une hideuse image de la mort? Enfin, lorsque vous aimiez un homme spirituel, c’était à cause que, par la vivacité de son génie, il pénétrait une affaire mêlée et la débrouillait; qu’il défrayait par son bien dire l’assemblée du plus haut carat; qu’il digérait les sciences d’une seule pensée; et cependant, vous lui continuez vos honneurs, quand ses organes usés rendent sa tête imbécile, pesante et importune aux compagnies, et lorsqu’il ressemble plutôt à la figure d’un Dieu Foyer qu’à un homme de raison? Concluez donc par là, mon fils, qu’il vaut mieux que les jeunes gens soient pourvus du gouvernement des familles, que les vieillards. D’autant plus même que, selon vos maximes, Hercule, Achille, Epaminondas, Alexandre et César, qui sont presque tous morts au deçà de quarante ans, n’auraient mérité aucuns honneurs,[12] parce qu’à votre compte ils auraient été trop jeunes, bien que leur seule jeunesse fût seule la cause de leurs belles actions, qu’un âge plus avancé eût rendues sans effet, parce qu’il eût manqué de l’ardeur et de la promptitude qui leur ont donné ces grands succès. Mais, direz-vous, toutes les lois de notre Monde font retentir avec soin ce respect qu’on doit aux vieillards? Il est vrai; mais, aussi, tous ceux qui ont introduit des lois ont été des vieillards qui craignaient que les jeunes ne les dépossédassent justement de l’autorité qu’ils avaient extorquée et ont fait comme les législateurs aux fausses religions, un mystère de ce qu’ils n’ont pu trouver.

«Oui mais direz-vous, ce vieillard est mon père et le Ciel me promet une longue vie si je l’honore.»

Si votre père, ô mon fils, ne vous ordonne rien de contraire aux inspirations du très-haut, je l’admets; autrement, marchez sur le ventre du père qui vous engendra, trépignez sur le sein de la mère qui vous conçut, car de vous imaginer que ce lâche respect que des parents vicieux ont arraché à votre faiblesse soit tellement agréable au Ciel qu’il en allonge pour cela vos fusées, je n’y vois guère d’apparences.

Quoi! ce coup de chapeau dont vous chatouillez et nourrissez le superbe de votre père, crève-t-il un abcès que vous avez dans le côté, répare-t-il votre humide radical, fait-il la cure d’une estocade à travers votre estomac vous casse-t-il une pierre dans la vessie. Si cela est, les médecins ont grand tort. Au lieu de potions infernales dont ils empestent la vie des hommes qu’ils n’ordonnent pour la petite vérole trois révérences à jeun, quatre «grand mercy» après dîner et douze «bonsoir mon père et ma mère» avant que de s’endormir. Vous me répliquerez que sans lui, vous ne seriez pas il est vrai, mais aussi lui-même sans votre grand-père, sans votre bisaïeul, ni sans vous votre père n’aurait pas de petits-fils.

Lorsque la nature le mit au jour c’était à condition de rendre ce qu’elle lui prêtait, ainsi quand il vous engendra il ne vous donna rien, il s’acquitta encore. Je voudrais bien savoir si vos parents songeaient à vous quand ils vous firent? Hélas, point du tout, et toutefois vous êtes obligé d’un présent qu’ils vous ont fait sans y penser.

Comment, parce que votre père fut si paillard qu’il ne put résister aux beaux yeux de je ne sais quelle créature, qu’il en fit le marché pour assouvir sa passion et que de leur patrouillis vous fûtes le maçonnage, vous rêverez ce voluptueux comme un des sept sages de Grèce, quoi parce que cet autre avare acheta les riches biens de sa femme par la façon d’un enfant, cet enfant ne lui doit parler qu’à genoux, ainsi votre père fit bien d’être ribaud et cet autre d’être chiche, car autrement, ni vous, ni lui, n’auriez jamais été, mais je voudrais bien savoir si quand il eût été certain que son pistolet eût pris un rat, s’il n’eût point tiré le coup! Juste Dieu! qu’on en fait accroire au peuple de votre monde.

«Vous ne tenez de votre Architecte mortel que votre corps seulement; votre âme vient des Cieux; il n’a tenu qu’au hasard que votre père n’ait été votre fils, comme vous êtes le sien. Savez-vous même s’il ne vous a point empêché d’hériter d’un diadème? Votre esprit peut-être était parti du Ciel, à dessein d’animer le Roi des Romains au ventre de l’Impératrice; en chemin, par hasard, il rencontra votre embryon, et peut-être que, pour abréger sa course, il s’y logea. Non, non, Dieu ne vous eût point rayé du calcul de tous les hommes, quand votre père fût mort petit garçon. Mais qui sait si vous ne seriez point aujourd’hui l’ouvrage de quelque vaillant Capitaine, qui vous aurait associé à sa gloire comme à ses biens? Ainsi peut-être vous n’êtes non plus redevable à votre père de la vie qu’il vous a donnée, que vous le seriez au Pirate qui vous aurait mis à la chaîne, parce qu’il vous nourrirait. Et je veux même qu’il vous eût engendré Prince, qu’il vous eût engendré Roi: un présent perd son mérite, lorsqu’il est fait sans le choix de celui qui le reçoit. On donna la mort à César, on la donna à Cassius; cependant Cassius en est obligé à l’Esclave dont il impétra non pas César à des meurtriers, parce qu’ils le forcèrent de la recevoir. Votre père consulta-t-il votre volonté, lorsqu’il embrassa votre mère? vous demanda-t-il si vous trouviez bon de voir ce siècle-là, ou d’en attendre un autre? si vous vous contenteriez d’être fils d’un sot, ou si vous auriez l’ambition de sortir d’un brave homme? Hélas! vous, que l’affaire concernait tout seul, vous étiez le seul dont on ne prenait point l’avis! Peut-être qu’alors, si vous eussiez été enfermé autre part que dans la matrice des idées de la Nature, et que votre naissance eût été à votre option, vous auriez dit à la Parque: «Ma chère Demoiselle, prends le fuseau d’un autre: il y a fort longtemps que je suis dans le rien, et j’aime encore mieux demeurer cent ans à n’être pas, que d’être aujourd’hui, pour m’en repentir demain!» Cependant il vous fallut passer par là; vous eûtes beau piailler pour retourner à la longue et noire maison dont on vous arrachait, on faisait semblant de croire que vous demandiez à téter.

«Voilà, ô mon fils! les raisons à peu près qui sont cause du respect que les pères portent à leurs enfants; je sais bien que j’ai penché du côté des enfants plus que la justice ne le demande, et que j’ai en leur faveur un peu parlé contre ma conscience. Mais, voulant corriger cet orgueil dont certains pères bravent la faiblesse de leurs petits, j’ai été obligé de faire comme ceux qui, pour redresser un arbre tortu, le tirent de l’autre côté, afin qu’il redevienne également droit entre les deux contorsions. Ainsi, j’ai fait restituer aux pères ce qu’ils sont à leurs enfants, leur en ôtant beaucoup qui leur appartenait, afin qu’une autre fois ils se contentassent du leur. Je sais bien encore que j’ai choqué, par cette apologie, tous les vieillards; mais qu’ils se souviennent qu’ils ont été enfants avant que d’être pères, et qu’il est impossible que je n’aie parlé fort à leur avantage, puisqu’ils n’ont pas été trouvés sous une pomme de chou. Mais enfin, quoi qu’il en puisse arriver, quand mes ennemis se mettraient en bataille contre mes amis, je n’aurai que du bon, car j’ai servi tous les hommes, et je n’en ai desservi que la moitié.»

A ces mots, il se tut, et le fils de notre hôte prit ainsi la parole:

—Permettez-moi, lui dit-il, puisque je suis informé, par votre soin, de l’Origine, de l’Histoire, des Coutumes et de la Philosophie du Monde de ce petit homme, que j’ajoute quelque chose à ce que vous avez dit, et que je prouve que les enfants ne sont point obligés à leurs pères, de leur génération, parce que leurs pères étaient obligés en conscience à les engendrer.

«La Philosophie de leur Monde la plus étroite confesse qu’il est plus avantageux de mourir (à cause que, pour mourir, il faut avoir vécu) que de n’être point. Or, puisqu’en ne donnant pas l’être à ce rien, je le mets en un état pire que la mort, je suis plus coupable de ne le pas produire que de le tuer. Tu croirais cependant, ô mon petit homme! avoir fait un parricide indigne de pardon, si tu avais égorgé ton fils; il serait énorme, à la vérité, mais il est bien plus exécrable de ne pas donner l’être à ce qui le peut recevoir; car cet enfant, à qui tu ôtes la lumière pour toujours, eût eu la satisfaction d’en jouir quelque temps. Encore, nous savons qu’il n’en est privé que pour quelques siècles; mais, pour ces pauvres quarante petits riens, dont tu pouvais faire quarante bons soldats à ton Roi, tu les empêches malicieusement de venir au jour, et les laisses corrompre dans tes reins, au hasard d’une apoplexie qui t’étouffera.....»

Qu’on ne m’objecte point les beaux panégyriques de la virginité, cet honneur n’est qu’une fumée, car enfin tous ces respects dont le vulgaire l’idolâtre ne sont rien même entre vous autres que des conseils, mais de ne pas tuer, mais de ne pas faire son fils en ne le faisant point plus malheureux qu’un mort: c’est le commandement pourquoi je m’étonne fort que la continence au monde d’où vous venez est tenue si préférable à la charnelle, pourquoi Dieu ne vous a pas fait naître de la rosée du mois de mai, comme les champignons, ou tout au moins comme les crocodiles du limon gras de la terre achevés par le sommeil; cependant il n’envoie point chez vous d’eunuques que par accident, ils n’arrachent point les génitoires à vos moines, ni à vos cardinaux. Vous me direz que la nature les leur a données, oui, mais il est le maître de la nature et s’il avait reconnu que ce morceau fût nuisible à leur salut il aurait commencé de le couper aussi bien que le prépuce aux juifs dans l’ancienne loi, mais ce sont des inventions trop ridicules par votre foi. Y a-t-il quelque place sur votre corps plus sacrée ou plus maudite l’une que l’autre; pourquoi commette-je un péché quand je me touche par la pièce du milieu et non pas quand je touche mon oreille ou mon talon, est-ce à cause qu’il y a du chatouillement? Je ne dois donc pas me purger au bassin car cela ne se fait point sans quelque sorte de volupté, ni les dévots ne doivent pas non plus s’estener à la contemplation de Dieu car il goûtent un grand plaisir d’imagination; en vérité je m’étonne que combien la religion de votre pays est contre nature et jalouse de tous les contentements des hommes, que vos prêtres ont fait un crime de se gratter, à cause de l’agréable douleur qu’on y sent. Avec tout cela, j’ai remarqué que la prévoyante nature a fait pencher tous les grands personnages et vaillants et spirituels aux délicatesses de l’amour, témoin Samson, David, Hercule, César, Annibal, Charlemagne, afin que se moissonnassent l’organe de ce plaisir d’un coup de serpe elle alla jusque sous un cuvier détacher Diogène, maigre, laid et pouilleux et le contraindre de composer des vents dont il soufflait les soupirs à Lays, sans doute il en usa de la sorte que pour l’appréhension qu’elle eût que les honnêtes gens ne manquassent au monde. Concluons que votre père était obligé en conscience de vous lâcher à la lumière et quand il penserait vous avoir beaucoup obligé de vous faire en se chatouillant, il ne vous a donné au fond que ce qu’un taureau banal donne au veau tous les jours dix fois pour se réjouir.

—Vous avez tort, interrompit alors mon démon, de vouloir régenter les sujets de Dieu, il est vrai qu’il nous a défendu l’excès de ce plaisir, mais que savez-vous s’il ne l’a point ainsi voulu afin que les difficultés que nous trouverions à combattre cette passion nous fît mériter la gloire qu’il nous prépare, mais que savez-vous si ce n’a point été pour aiguiser l’appétit par la défense, mais que savez-vous s’il ne prévoyait point qu’abandonnant la jeunesse aux impétuosités de la chair, les rapprochements trop fréquents énerveraient leur semence et marqueraient la fin du monde aux arrière-neveux du premier homme, mais que savez-vous s’il ne l’a point voulu faire afin de récompenser justement ceux qui, contre toute apparence de raison, se sont fiés en sa parole.

Cette réponse ne satisfit pas, à ce que je crois, le petit hôte, car il en hocha trois ou quatre fois la tête; mais notre commun Précepteur se tut, parce que le repas était en impatience de s’envoler.

Nous nous étendîmes donc sur des matelas fort mollets, couverts de grands tapis; et un jeune serviteur, ayant pris le plus vieil de nos Philosophes, le conduisit dans une petite salle séparée; d’où mon Démon lui cria de nous venir retrouver, sitôt qu’il aurait mangé.

Cette fantaisie de manger à part me donna la curiosité d’en demander la cause:

—Il ne goûte point, me dit-il, d’odeur de viande, ni même des herbes, si elles ne sont mortes d’elles-mêmes, à cause qu’il les pense capables de douleur.

—Je ne suis pas si surpris, répliquai-je, qu’il s’abstienne de la chair, et de toutes choses qui ont eu vie sensitive; car, en notre Monde, les Pythagoriciens, et même quelques saints anachorètes, ont usé de ce régime; mais de n’oser, par exemple, couper un chou, de peur de le blesser, cela me semble tout à fait ridicule.

—Et moi, répondit mon Démon, je trouve beaucoup d’apparence en son opinion. Car, dites-moi, ce chou dont vous parlez n’est-il pas comme vous un être existant de la Nature? Ne l’avez-vous pas tous deux pour mère également? Encore, semble-t-il qu’elle ait pourvu plus nécessairement à celle du végétant que du raisonnable, puisqu’elle a remis la génération d’un homme aux caprices de son père, qui peut, selon son plaisir, l’engendrer ou ne l’engendrer pas: rigueur dont cependant elle n’a pas voulu traiter avec le chou; car, au lieu de remettre à la discrétion du père de germer le fils, comme si elle eût appréhendé davantage que la race du chou pérît que celle des hommes, elle les contraint, bon gré, mal gré, de se donner l’être les uns aux autres, et non pas ainsi que les hommes, qui ne les engendrent que selon leurs caprices, et qui en leur vie n’en peuvent engendrer au plus qu’une vingtaine, au lieu que les choux en peuvent produire quatre cent mille par tête. De dire que la Nature a pourtant plus aimé l’homme que le chou, c’est que nous nous chatouillons, pour nous faire rire: étant incapable de passion, elle ne saurait ni haïr ni aimer personne; et, si elle était susceptible d’amour, elle aurait plutôt des tendresses pour ce chou que vous tenez, qui ne saurait l’offenser, que pour cet homme qui voudrait la détruire, s’il le pouvait. Ajoutez à cela, que l’homme ne saurait naître sans crime, étant une partie du premier criminel; mais nous savons fort bien que le premier chou n’offensa pas son Créateur. Si on dit que nous sommes faits à l’image du premier Etre, et non pas le chou? Quand il serait vrai, nous avons, en souillant notre âme, par où nous lui ressemblons, effacé cette ressemblance, puisqu’il n’y a rien de plus contraire à Dieu que le péché. Si donc notre âme n’est plus son portrait, nous ne lui ressemblons pas plus par les pieds, par les mains, par la bouche, par le front et par les oreilles, que ce chou, par ses feuilles, par ses fleurs, par sa tige, par son trognon et par sa tête. Ne croyez-vous pas, en vérité, si cette pauvre plante pouvait parler, quand on la coupe, qu’elle ne dît: «Homme, mon cher frère, que t’ai-je fait qui mérite la mort? Je ne crois que dans les jardins, et l’on ne me trouve jamais en lieu sauvage, où je vivrais en sûreté; je dédaigne toutes les autres sociétés, hormis la tienne; et, à peine suis-je semé dans ton jardin, que, pour te témoigner ma complaisance, je m’épanouis, je te tends les bras, je t’offre mes enfants en graine, et, pour récompense de ma courtoisie, tu me fais trancher la tête!» Voilà le discours que tiendrait ce chou, s’il pouvait s’exprimer. Hé quoi! à cause qu’il ne saurait se plaindre, est-ce à dire que nous pouvons justement lui faire tout le mal qu’il ne saurait empêcher? Si je trouve un misérable lié, puis-je sans crime le tuer, à cause qu’il ne peut se défendre? Au contraire, sa faiblesse aggraverait ma cruauté; car, combien que cette misérable créature soit pauvre et dénuée de tous nos avantages, elle ne mérite pas la mort. Quoi! de tous les biens de l’être, elle n’a que celui de rejeter, et nous le lui arrachons. Le péché de massacrer un homme n’est pas si grand, parce qu’un jour il revivra, que de couper un chou et lui ôter la vie, à lui qui n’en a point d’autre à espérer. Vous anéantissez le chou, en le faisant mourir; mais, en tuant un homme, vous ne faites que changer son domicile; et je dis bien plus, puisque Dieu chérit également entre nous et les plantes, qu’il est très juste de les considérer également comme nous. Il est vrai que nous naquîmes les premiers; mais, dans la famille de Dieu, il n’y a point de droit d’aînesse: si donc les choux n’eurent point de part avec nous du fief de l’immortalité, ils furent sans doute avantagés de quelque autre qui, par sa grandeur, récompensât sa brièveté; c’est peut-être un intellect universel, une connaissance parfaite de toutes les choses dans leurs causes; et c’est aussi pour cela que ce sage Moteur ne leur a point taillé d’organes semblables aux nôtres, qui n’ont qu’un simple raisonnement faible et souvent trompeur, mais d’autres plus ingénieusement travaillés, plus forts et plus nombreux, qui servent à l’opération de leurs spéculatifs entretiens. Vous me demanderez peut-être ce qu’ils nous ont jamais communiqué de ces grandes pensées? Mais, dites-moi, que nous ont jamais enseigné certains êtres, que nous admettons au-dessus de nous, avec lesquels nous n’avons aucun rapport ni proportion, et dont nous comprenons l’existence aussi difficilement que l’intelligence et les façons avec lesquelles un chou est capable de s’exprimer à ses semblables, et non pas à nous, à cause que nos sens sont trop faibles pour pénétrer jusque-là?

«Moïse, le plus grand de tous les Philosophes, et qui puisait la connaissance de la Nature dans la source de la Nature même, signifiait cette vérité, lorsqu’il parlait de l’Arbre de Science, et il voulait sans doute nous enseigner, sous cette énigme, que les plantes possèdent, privativement à nous, la Philosophie parfaite. Souvenez-vous donc, ô de tous les animaux le plus superbe! qu’encore qu’un chou que vous coupez ne dise mot, il n’en pense pas moins. Mais le pauvre végétant n’a pas des organes propres à hurler comme vous; il n’en a pas pour frétiller ni pour pleurer; il en a toutefois, par lesquels il se plaint du tort que vous lui faites, et par lesquels il attire sur vous la vengeance du Ciel. Que si enfin vous insistez à me demander comment je sais que les choux ont des belles pensées, je vous demande comment vous savez qu’ils ne les ont point, et que tel d’entre eux, à votre imitation, ne dise pas le soir, en s’enfermant: «Je suis, monsieur le Chou Frisé, votre très humble serviteur, Chou Cabus

Dans toutes les maisons il y a un physionome.

Il en était là de son discours, quand ce jeune garçon qui avait emmené notre Philosophe le ramena. «Eh quoi! déjà dîné?» lui cria mon Démon. Il répondit que oui, à l’issue près, d’autant que le Physionome lui avait permis de tâter de la nôtre. Le jeune hôte n’attendit pas que je lui demandasse l’explication de ce mystère:

—Je vois, dit-il, que cette façon de vivre vous étonne. Sachez donc, quoi qu’en votre Monde on gouverne la santé plus négligemment, que le régime de celui-ci n’est pas à mépriser.

«Dans toutes les maisons, il y a un Physionome, entretenu du public, qui est à peu près ce qu’on appellerait chez vous un médecin, hormis qu’il n’y gouverne que les sains et qu’il ne juge des diverses façons dont il nous fait traiter, que par la proportion, figure et symétrie de nos membres, par les linéaments du visage, le coloris de la chair, la délicatesse du cuir, l’agilité de la masse, le son de la voix, la teinture, la force et la dureté du poil. N’avez-vous pas tantôt pris garde à un homme, de taille assez courte, qui vous a considéré? C’était le Physionome de céans. Assurez-vous que, selon qu’il a reconnu votre complexion, il a diversifié l’exhalaison de votre dîner. Regardez combien le matelas où l’on vous a fait coucher est éloigné de nos lits: sans doute qu’il vous a jugé d’un tempérament bien éloigné du nôtre, puisqu’il a craint que l’odeur qui s’évapore de ces petits robinets sous notre nez ne s’épandît jusqu’à vous, ou que la vôtre ne fumât jusqu’à nous. Vous le verrez, ce soir, qui choisira les fleurs pour votre lit avec la même circonspection.» Pendant tout ce discours, je faisais signe à mon hôte qu’il tâchât d’obliger les Philosophes à tomber sur quelque chapitre de la science qu’ils professaient, il m’était trop ami, pour n’en pas faire naître aussitôt l’occasion; c’est pourquoi je ne vous dirai point ni les discours ni les prières qui firent l’ambassade de ce traité; aussi bien, la nuance du ridicule au sérieux fut trop imperceptible pour pouvoir être imitée. Tant y a, lecteur, que le dernier venu de ces Docteurs, après plusieurs autres choses, continua ainsi:

«Il me reste à prouver qu’il y a des Mondes infinis dans un Monde infini. Représentez-vous donc l’univers comme un animal; que les étoiles, qui sont des Mondes, sont dans ce grand animal, comme d’autres grands animaux, qui servent réciproquement de mondes à d’autres peuples, tels que nous, nos chevaux, etc., et que nous, à notre tour, sommes aussi des Mondes à l’égard de certains animaux encore plus petits sans comparaison que nous, comme sont certains vers, des poux, des cirons; que ceux-ci sont la Terre d’autres plus imperceptibles; qu’ainsi, de même que nous paraissons chacun en particulier un grand Monde à ce petit peuple, peut-être que notre chair, notre sang, nos esprits, ne sont autre chose qu’une tissure de petits animaux qui s’entretiennent, nous prêtent mouvement par le leur, et, se laissant aveuglément conduire à notre volonté qui leur sert de cocher, nous conduisent nous-mêmes, et produisent tous ensemble cette action que nous appelons la Vie. Car, dites-moi, je vous prie, est-il mal aisé à croire qu’un pou prenne votre corps pour un Monde, et que, quand quelqu’un d’eux voyage depuis l’une de vos oreilles jusqu’à l’autre, ses compagnons disent qu’il a voyagé aux deux bouts de la Terre ou qu’il a couru de l’un à l’autre Pôle? Oui, sans doute, ce petit peuple prend votre poil pour les forêts de son pays, les pores pleins de pituite pour des fontaines, les bubes pour des lacs et des étangs, les apostumes pour des mers, les défluxions pour des déluges; et, quand vous vous peignez en devant et en arrière, ils prennent cette agitation pour le flux et le reflux de l’Océan. La démangeaison ne prouve-t-elle pas mon dire? Le ciron qui la produit, est-ce autre chose qu’un de ces petits animaux qui s’est dépris de la société civile pour s’établir tyran de son pays? Si vous me demandez d’où vient qu’ils sont plus grands que ces autres imperceptibles, je vous demande pourquoi les éléphants sont plus grands que nous, et les Hibernois, que les Espagnols? Quant à cette ampoule et cette croûte dont vous ignorez la cause, il faut qu’elles arrivent, ou par la corruption de leurs ennemis que ces petits géants ont massacrés, ou que la peste, produite par la nécessité des aliments dont les séditieux se sont gorgés, ait laissé pourrir dans la campagne des monceaux de cadavres, ou que ce tyran, après avoir tout autour de soi chassé ses compagnons qui de leurs corps bouchaient les pores du nôtre, ait donné passage à la pituite, laquelle, étant extraversée hors la sphère de la circulation de notre sang, s’est corrompue. On me demandera peut-être pourquoi un ciron en produit tant d’autres? Ce n’est pas chose malaisée à concevoir; car, de même qu’une révolte en produit une autre, aussi ces petits peuples, poussés du mauvais exemple de leurs compagnons séditieux, aspirent chacun au commandement, allumant partout la guerre, le massacre et la faim. Mais, me direz-vous, certaines personnes sont bien moins sujettes à la démangeaison que d’autres. Cependant chacun est rempli également de ces petits animaux, puisque ce sont eux, dites-vous, qui font la vie. Il est vrai; aussi, remarquons-nous que les flegmatiques sont moins en proie à la gratelle que les bilieux, à cause que le peuple, sympathisant au climat qu’il habite, est plus lent en un corps froid; qu’un autre, échauffé par la température de sa région, qui pétille, se remue, et ne saurait demeurer en une place. Ainsi, le bilieux est plus délicat que le flegmatique, parce qu’étant animé en bien plus de parties, et l’âme étant l’action de ces petites bêtes, il est capable de sentir en tous les endroits où ce bétail se remue; au lieu que le flegmatique, n’étant pas assez chaud pour faire agir qu’en peu d’endroits cette remuante populace, n’est sensible qu’en peu d’endroits. Et, pour prouver encore cette cironité universelle, vous n’avez qu’à considérer, quand vous êtes blessé, comment le sang accourt à la plaie. Vos docteurs disent qu’il est guidé par la prévoyante Nature qui veut secourir les parties débilitées: ce qui ferait conclure qu’outre l’âme et l’esprit il y aurait encore en nous une troisième substance intellectuelle qui aurait ses fonctions et ses organes à part. C’est pourquoi je trouve bien plus probable de dire que ces petits animaux, se sentant attaqués, envoient chez leurs voisins demander du secours, et qu’étant arrivés de tous côtés, et le pays se trouvant incapable de tant de gens, ou ils meurent de faim, ou étouffent dans la presse. Cette mortalité arrive, quand l’apostume est mûre; car, pour témoigner qu’alors ces animaux sont étouffés, c’est que la chair pourrie devient insensible; que si bien souvent la saignée, qu’on ordonne pour divertir la fluxion, profite, c’est à cause que, s’en étant perdu beaucoup par l’ouverture que ces petits animaux tâchaient de boucher, ils refusent d’assister leurs alliés, n’ayant que médiocrement la puissance de se défendre chacun chez soi.»

Il fouetta l’effigie pendant un grand quart d’heure.

Il acheva ainsi, quand le second Philosophe s’aperçut que nos yeux assemblés sur les siens l’exhortaient de parler à son tour.

—Hommes, dit-il, vous voyant curieux d’apprendre à ce petit animal, notre semblable, quelque chose de la science que nous professons, je dicte maintenant un Traité que je serais bien aise de lui produire, à cause des lumières qu’il donne à l’intelligence de notre Physique. C’est l’explication de l’origine éternelle du Monde. Mais, comme je suis empressé de faire travailler à mes soufflets (car demain sans remise la Ville part), vous pardonnerez au temps, avec promesse toutefois qu’aussitôt qu’elle sera arrivée où elle doit aller, je vous satisferai.

A ces mots, le fils de l’Hôte appela son père pour savoir quelle heure il était; mais, ayant répondu qu’il était huit heures sonnées, il lui demanda tout en colère pourquoi il ne les avait pas avertis à sept, comme il le lui avait commandé; qu’il savait bien que les maisons partaient le lendemain et que les murailles de la ville étaient déjà parties.

—Mon fils, répliqua le bonhomme, on a publié, depuis que vous êtes à table, une défense expresse de partir avant après-demain.

—N’importe, repartit le jeune homme; vous devez obéir aveuglément, ne point pénétrer dans mes ordres, et vous souvenir seulement de ce que je vous ai commandé. Vite, allez quérir votre effigie.

Lorsqu’elle fut apportée, il la saisit par le bras, et la fouetta un gros quart d’heure.

—Or sus! vaurien, continua-t-il, en punition de votre désobéissance, je veux que vous serviez aujourd’hui de risée à tout le monde, et, pour cet effet, je vous commande de ne marcher que sur deux pieds le reste de la journée.

Le pauvre homme sortit fort éploré, et son fils nous fit des excuses de son emportement.

J’avais bien de la peine, quoique je me mordisse les lèvres, à m’empêcher de rire d’une si plaisante punition, et cela fut cause que, pour rompre cette burlesque pédagogie qui m’aurait sans doute fait éclater, je le suppliai de me dire ce qu’il entendait par ce voyage de la Ville, dont tantôt il avait parlé; et si les maisons et les murailles cheminaient. Il me répondit:

—Entre nos Villes, cher étranger, il y en a de mobiles et de sédentaires; les mobiles, comme par exemple celle où nous sommes maintenant, sont faites comme je vais vous dire. L’architecte construit chaque Palais, ainsi que vous voyez, d’un bois fort léger; il pratique dessous quatre roues; dans l’épaisseur de l’un des murs, il place dix gros soufflets, dont les tuyaux passent, d’une ligne horizontale, à travers le dernier étage, de l’un à l’autre pignon, en sorte que, quand on veut traîner les Villes autre part (car on les change d’air à toutes les saisons), chacun déplie sur l’un des côtés de son logis quantité de larges voiles au-devant des soufflets; puis, ayant bandé un ressort pour les faire jouer, leurs maisons, en moins de huit jours, avec les bouffées continuelles que vomissent ces monstres à vent, sont emportées, si on veut, à plus de cent lieues. Quant à celles que nous appelons sédentaires, les logis en sont presque semblables à vos tours, hormis qu’ils sont de bois, et qu’ils sont percés au centre d’une grosse et forte vis, qui règne de la cave jusqu’au toit, pour les pouvoir hausser et baisser à discrétion. Or, la terre est creusée aussi profond que l’édifice est élevé, et le tout est construit de cette sorte, afin qu’aussitôt que les gelées commencent à morfondre le Ciel, ils puissent descendre leurs maisons en terre, où ils se tiennent à l’abri des intempéries de l’air. Mais, sitôt que les douces haleines du printemps viennent à le radoucir, ils remontent au jour, par le moyen de leur grosse vis, dont je vous ai parlé.

Leurs maisons, en moins de huit jours, sont emportées à plus de cent lieues.

Je le priai, puisqu’il avait déjà eu tant de bonté pour moi, et que la Ville partait le lendemain, de me dire quelque chose de cette origine éternelle du Monde, dont il m’avait parlé quelque temps auparavant:

—Et je vous promets, lui dis-je, qu’en récompense, sitôt que je serai de retour dans ma Lune, dont mon gouverneur (je lui montrai mon Démon) vous témoignera que je suis venu, j’y sèmerai votre gloire, en y racontant les belles choses que vous m’aurez dites. Je vois bien que vous riez de cette promesse, parce que vous ne croyez pas que la Lune dont je vous parle soit un Monde, et que j’en suis un habitant; mais je vous puis assurer aussi que les peuples de ce Monde-là, qui ne prennent celui-ci que pour une Lune, se moqueront de moi, quand je dirai que votre Lune est un monde, et qu’il y a des campagnes avec des habitants.

Il ne me répondit que par un sourire, et parla ainsi:

—Puisque nous sommes contraints, quand nous voulons recourir à l’origine de ce grand Tout, d’encourir trois ou quatre absurdités, il est bien raisonnable de prendre le chemin qui nous fait le moins broncher. Je dis donc que le premier obstacle qui nous arrête, c’est l’éternité du Monde; et l’esprit des hommes n’étant pas assez fort pour la concevoir, et ne pouvant non plus s’imaginer que ce grand univers, si beau, si bien réglé, pût s’être fait soi-même, ils ont eu recours à la création; mais, semblable à celui qui s’enfoncerait dans la rivière, de peur d’être mouillé de la pluie, ils se sauvent, des bras nains, à la miséricorde d’un géant; encore, ne s’en sauvent-ils pas; car cette éternité, qu’ils ôtent au Monde pour ne l’avoir pu comprendre, ils la donnent à Dieu, comme s’il avait besoin de ce présent, et comme s’il était plus aisé de l’imaginer dans l’un que dans l’autre. Car, dites-moi, je vous prie, a-t-on jamais conçu comment de rien il se peut faire quelque chose? Hélas! entre rien et un atome seulement, il y a des proportions tellement infinies, que la cervelle la plus aiguë n’y saurait pénétrer; il faudra, pour échapper à ce labyrinthe inexplicable, que vous admettiez une matière éternelle avec Dieu. Mais, me direz-vous, quand je vous accorderais la matière éternelle, comment ce chaos s’est-il arrangé de soi-même? Ah! je vous le vais expliquer.

«Il faut, ô mon petit animal! après avoir séparé mentalement chaque petit corps visible en une infinité de petits corps invisibles, s’imaginer que l’Univers infini n’est composé d’autre chose que de ces atomes infinis, très solides, très incorruptibles et très simples, dont les uns sont cubiques, les autres parallélogrammes, d’autres angulaires, d’autres ronds, d’autres pointus, d’autres pyramidaux, d’autres hexagones, d’autres ovales, qui tous agissent diversement chacun selon sa figure. Et qu’ainsi ne soit, posez une boule d’ivoire ronde sur un lieu fort uni: à la moindre impression que vous lui donnerez, elle sera un demi-quart d’heure sans s’arrêter. Or, j’ajoute que, si elle était aussi parfaitement ronde que le sont quelques-uns de ces atomes dont je parle, et la surface où elle serait posée, parfaitement unie, elle ne s’arrêterait jamais. Si donc l’art est capable d’incliner un corps au mouvement perpétuel, pourquoi ne croirons-nous pas que la Nature le puisse faire? Il en est de même des autres figures desquelles l’une, comme carrée, demande le repos perpétuel, d’autres un mouvement de côté, d’autres un demi-mouvement comme de trépidation; et la ronde, dont l’être est de se remuer, venant à se joindre à la pyramidale, fait peut-être ce que nous appelons feu, parce que non seulement le feu s’agite sans se reposer, mais perce et pénètre facilement. Le feu a, outre cela, des effets différents, selon l’ouverture et la qualité des angles, où la figure ronde se joint, comme par exemple le feu du poivre est autre chose que le feu du sucre, le feu du sucre que celui de la cannelle, celui de la cannelle que celui du clou de girofle, et celui-ci que le feu du fagot. Or, le feu, qui est le constructeur des parties et du Tout de l’Univers, a poussé et ramassé dans un chêne la quantité des figures nécessaires à composer ce chêne. Mais, me direz-vous, comment le hasard peut-il avoir ramassé en un lieu toutes les choses nécessaires à produire ce chêne? Je vous réponds que ce n’est pas merveille que la matière, ainsi disposée, ait formé un chêne; mais que la merveille eût été plus grande si, la matière ainsi disposée, le chêne n’eût pas été produit; un peu moins de certaines figures, c’eût été la plante sensitive, une huître à l’écaille, un ver, une mouche, une grenouille, un moineau, un singe, un homme. Quand, ayant jeté trois dés sur une table, il arrive rafle de deux ou bien de trois, quatre et cinq, ou bien deux six et un, direz-vous: «O le grand miracle! A chaque dé, il est arrivé le même point, tant d’autres points pouvant arriver! O le grand miracle! il est arrivé trois points qui se suivent. O le grand miracle! il est arrivé justement deux fiches, et le dessous de l’autre fiche!» Je suis assuré qu’étant homme d’esprit, vous ne ferez jamais ces exclamations, car, puisqu’il n’y a sur les dés qu’une certaine quantité de nombres, il est impossible qu’il n’en arrive quelqu’un. Et, après cela, vous vous étonnez comment cette matière, brouillée pêle-mêle au gré du hasard, peut avoir constitué un homme, vu qu’il y avait tant de choses nécessaires à la construction de son être. Vous ne savez donc pas qu’un million de fois cette matière, s’acheminant au dessein d’un homme, s’est arrêtée à former tantôt une pierre, tantôt du plomb, tantôt du corail, tantôt une fleur, tantôt une comète, et tout cela à cause du plus ou du moins de certaines figures qu’il fallait, ou qu’il ne fallait pas, à désigner un homme? Si bien que ce n’est pas merveille qu’entre une infinité de matières qui changent et se remuent incessamment, elles aient rencontré à faire le peu d’animaux, de végétaux, de minéraux que nous voyons; non plus que ce n’est pas merveille qu’en cent coups de dés il arrive une rafle; aussi bien est-il impossible que de ce remuement il ne se fasse quelque chose, et cette chose sera toujours admirée d’un étourdi qui ne saura pas combien peu s’en est fallu qu’elle n’ait pas été faite. Quand la grande rivière de fait moudre un moulin, conduit les ressorts d’une horloge, et que le petit ruisseau de ne fait que couler et se dérober quelquefois, vous ne direz pas que cette rivière a bien de l’esprit, parce que vous savez qu’elle a rencontré les choses disposées à faire tous ces beaux chefs-d’œuvre; car, si son moulin ne se fût pas trouvé dans son cours, elle n’aurait pas pulvérisé le froment; si elle n’eût point rencontré l’horloge, elle n’aurait pas marqué les heures; et, si le petit ruisseau dont j’ai parlé avait eu la même rencontre, il aurait fait les mêmes miracles. Il en va tout ainsi de ce feu qui se meut de soi-même, car, ayant trouvé les organes propres à l’agitation nécessaire pour raisonner, il a raisonné; quand il en a trouvé de propres seulement à sentir, il a senti; quand il en a trouvé de propres à végéter, il a végété; et qu’ainsi ne soit, qu’on crève les yeux de cet homme que le feu de cette âme fait voir, il cessera de voir, de même que notre grande horloge cessera de marquer les heures, si l’on en brise le mouvement.

«Enfin, ces premiers et indivisibles atomes font un cercle, sur qui roulent sans difficulté les difficultés les plus embarrassantes de la Physique; il n’est pas jusqu’à l’opération des sens que personne n’a pu encore bien concevoir, que je n’explique fort aisément par les petits corps. Commençons par la vue: elle mérite, comme la plus incompréhensible, notre premier début.

«Elle se fait donc, à ce que je m’imagine, quand les tuniques de l’œil, dont les pertuis sont semblables à ceux du verre, transmettent cette poussière de feu, qu’on appelle rayons visuels, et qu’elle est arrêtée par quelque matière opaquée qui la fait rejaillir chez soi; car, alors, rencontrant en chemin l’image de l’objet qui l’a repoussée, et cette image n’étant qu’un nombre infini de petits corps qui s’exhalent continuellement, en égale superficie, du sujet regardé, elle la pousse jusqu’à notre œil. Vous ne manquerez pas de m’objecter que le verre est un corps opaque et fort serré, et que cependant, au lieu de rechasser ces autres petits corps, il s’en laisse pénétrer? Mais je vous réponds que ces pores du verre sont taillés de même figure que ces atomes de feu qui le traversent, et que, comme un crible à froment n’est pas propre à l’avoine ni un crible à avoine à cribler du froment, ainsi une boîte de sapin, quoique mince et qu’elle laisse pénétrer les sons, n’est pas pénétrable à la vue; et une pièce de cristal, quoique transparente, qui se laisse percer à la vue, n’est pas pénétrable au toucher.»

Je ne pus là m’empêcher de l’interrompre.

—Un grand Poète et Philosophe de notre Monde, lui dis-je, a parlé après Epicure, et lui, après Démocrite, de ces petits corps, presque comme vous; c’est pourquoi vous ne me surprenez point par ce discours; et je vous prie, en le continuant, de me dire comment, par ces principes, vous expliqueriez la façon de vous peindre dans un miroir?

—Il est fort aisé, me répliqua-t-il; car figurez-vous que ces feux de votre œil ayant traversé la glace, et rencontrant derrière un corps non diaphane qui les rejette, ils repassent par où ils étaient venus; et, trouvant ces petits corps cheminant en superficies égales sur le miroir, ils les rappellent à nos yeux; et notre imagination, plus chaude que les autres facultés de notre âme, en attire le plus subtil, dont elle fait chez soi un portrait en raccourci.

«L’opération de l’ouïe n’est pas plus malaisée à concevoir, et, pour être plus succinct, considérons-la seulement dans l’harmonie d’un luth touché par les mains d’un maître de l’art. Vous me demanderez comment il se peut faire que j’aperçoive si loin de moi une chose que je ne vois point? Est-ce qu’il sort de mes oreilles une éponge qui boit cette musique pour me la rapporter? ou ce joueur engendre-t-il dans ma tête un autre petit joueur avec un petit luth, qui ait ordre de me chanter comme un écho les mêmes airs? Non; mais ce miracle procède de ce que la corde tirée venant à frapper de petits corps dont l’air est composé, elle le chasse dans mon cerveau; le perçant doucement avec ces petits riens corporels; et, selon que la corde est bandée, le son est haut, à cause qu’elle pousse les atomes plus vigoureusement; et l’organe, ainsi pénétré, en fournit à la fantaisie de quoi faire son tableau; si trop peu, il arrive que, notre mémoire n’ayant pas encore achevé son image, nous sommes contraints de lui répéter le même son, afin que, des matériaux que lui fournissent, par exemple, les mesures d’une sarabande, elle en prenne assez pour achever le portrait de cette sarabande. Mais cette opération n’a rien de si merveilleux que les autres, par lesquelles, à l’aide du même organe, nous sommes émus tantôt à la joie, tantôt à la rage, tantôt à la pitié, tantôt à la rêverie, tantôt à la douleur.

«Et cela se fait, lorsque, dans ce mouvement, ces petits corps en rencontrent d’autres, en nous remués de même façon, ou que leur propre figure rend susceptibles du même ébranlement; car alors les nouveaux venus excitent leurs hôtes à se remuer comme eux; et, de cette façon, lorsqu’un air violent rencontre le feu de notre sang, il le fait incliner au même branle, et il l’anime à se pousser dehors: c’est ce que nous appelons ardeur de courage. Si le son est plus doux, et qu’il n’ait la force de soulever qu’une moindre flamme plus ébranlée, en la promenant le long des nerfs, des membranes et des pertuis de notre chair, elle excite ce chatouillement qu’on appelle joie. Il en arrive ainsi de l’ébullition des autres passions, selon que ces petits corps sont jetés plus ou moins violemment sur nous, selon le mouvement qu’ils reçoivent par la rencontre d’autres branles, et selon qu’ils trouvent à remuer chez nous; c’est quant à l’ouïe.

«La démonstration du toucher n’est pas maintenant plus difficile, en concevant que de toute matière palpable il se fait une émission perpétuelle de petits corps, et qu’à mesure que nous la touchons, il s’en évapore davantage, parce que nous les épreignons du sujet même, comme l’eau d’une éponge, quand nous la pressons. Les durs viennent faire à l’organe le rapport de leur solidité; les souples, de leur mollesse; les raboteux, etc. Et qu’ainsi ne soit, nous ne sommes plus si fins à discerner par l’attouchement avec des mains usées de travail, à cause de l’épaisseur du cal, qui, pour n’être ni poreux, ni animé, ne transmet que fort malaisément ces fumées de la matière. Quelqu’un désirera d’apprendre où l’organe de toucher tient son siège? Pour moi, je pense qu’il est répandu dans toutes ses parties. Je m’imagine, toutefois, que plus nous tâtons par un membre proche de la tête, et plus vite nous distinguons; ce qui se peut expérimenter, quand, les yeux clos, nous patinons quelque chose, car nous la devinons plus facilement; et, si, au contraire, nous la tâtions du pied, nous aurions plus de peine à la connaître. Cela provient de ce que, notre peau étant partout criblée de petits trous, nos nerfs, dont la matière n’est pas plus serrée, perdent en chemin beaucoup de ces petits atomes par les menus pertuis de leur contexture, avant que d’être arrivés jusqu’au cerveau, qui est le terme de leur voyage. Il me reste à parler de l’odorat et du goût.

«Dites-moi, lorsque je goûte un fruit, n’est-ce pas à cause de la chaleur de la bouche qu’il fond? Avouez-moi donc que, y ayant dans une poire des sels, et que la dissolution les partageant en petits corps d’autre figure que ceux qui composent la saveur d’une pomme, il faut qu’ils percent notre palais d’une manière bien différente, tout ainsi que l’escarre, enfoncé par le fer d’une pique qui me traverse, n’est pas semblable à ce que me fait souffrir en sursaut la balle d’un pistolet, et de même que la balle de ce pistolet m’imprime une autre douleur que celle d’un carreau d’acier.

«De l’odorat, je n’ai rien à dire, puisque les Philosophes mêmes confessent qu’il se fait par une émission continuelle de petits corps.

«Je m’en vais, sur ce principe, vous expliquer la création, l’harmonie et l’influence des globes célestes avec l’immuable variété des météores.»

Il allait continuer; mais le vieil Hôte entra là-dessus, qui fit songer notre Philosophe à la retraite. Il apportait des cristaux pleins de vers luisants, pour éclairer la salle; mais, comme ces petits feux-insectes perdent beaucoup de leur éclat, quand ils ne sont pas nouvellement amassés, ceux-ci, vieux de dix jours, n’éclairaient presque point. Mon Démon n’attendit pas que la compagnie en fût incommodée; il monta dans son cabinet, et en redescendit aussitôt avec deux boules de feu si brillantes, que chacun s’étonna comment il ne se brûlait point les doigts.

—Ces flambeaux incombustibles, dit-il, nous serviront mieux que vos pelotons de verre. Ce sont des rayons du Soleil, que j’ai purgés de leur chaleur; autrement, les qualités corrosives de son feu auraient blessé votre vue en l’éblouissant. J’en ai fixé la lumière, et l’ai renfermée dans ces boules transparentes que je tiens. Cela ne vous doit pas fournir un grand sujet d’admiration, car il ne m’est pas plus difficile à moi, qui suis né dans le Soleil, de condenser ses rayons, qui sont la poussière de ce Monde-là, qu’à vous, d’amasser de la poussière ou des atomes, qui sont de la terre pulvérisée de celui-ci.

Là dessus, notre Hôte envoya un Valet conduire les Philosophes, parce qu’il était nuit, avec une douzaine de globes à verres pendus à ses quatre pieds. Pour nous autres (savoir: mon Précepteur et moi), nous nous couchâmes, par l’ordre du Physionome. Il me mit cette fois-là dans une chambre de violettes et de lis, et m’envoya chatouiller à l’ordinaire; et le lendemain, sur les neuf heures, je vis entrer mon Démon, qui me dit qu’il venait du Palais où l’une des Demoiselles de la Reine l’avait prié de l’aller trouver, et qu’elle s’était enquise de moi, témoignant qu’elle persistait toujours dans le dessein de me tenir parole, c’est-à-dire que, de bon cœur, elle me suivrait si je la voulais mener avec moi dans l’autre Monde.

—Ce qui m’a fort édifié, continua-t-il, c’est quand j’ai reconnu que le motif principal de son voyage était de se faire Chrétienne. Ainsi, je lui ai promis d’aider son dessein de toutes mes forces, et d’inventer, pour cet effet, une machine capable de tenir trois ou quatre personnes, dans laquelle vous pourrez monter ensemble dès aujourd’hui. Je vais m’appliquer sérieusement à l’exécution de cette entreprise: c’est pourquoi, afin de vous divertir, pendant que je ne serai point avec vous, voici un Livre que je vous laisse. Je l’apportai jadis de mon pays natal; il est intitulé; les Etats et Empires du Soleil[13]. Je vous donne encore celui-ci, que j’estime beaucoup davantage; c’est le plus Grand Œuvre des Philosophes, qu’un des plus forts esprits du Soleil a composé. Il prouve là-dedans que toutes les choses sont vraies et déclare la façon d’unir physiquement les vérités de chaque contradictoire, comme, par exemple, que le blanc est noir et que le noir est blanc; qu’on peut être et n’être pas, en même temps; qu’il peut y avoir une montagne sans vallée; que le néant est quelque chose, et que toutes les choses qui sont ne sont point. Mais remarquez qu’il prouve tous ces inouïs paradoxes, sans aucune raison captieuse ou sophistique. Quand vous serez ennuyé de lire, vous pourrez vous promener, ou vous entretenir avec le fils de notre Hôte: son esprit a beaucoup de charmes; ce qui me déplaît en lui, c’est qu’il est impie. S’il lui arrive de vous scandaliser, ou de faire par quelque raisonnement chanceler votre foi, ne manquez pas aussitôt de me le venir proposer, je vous en résoudrai les difficultés. Un autre vous ordonnerait de rompre compagnie; mais, comme il est extrêmement vain, je suis assuré qu’il prendrait cette fuite pour une défaite, et il se figurerait que notre croyance serait sans raison, si vous refusiez d’entendre les siennes.

Il en sort comme de la bouche d’un homme tous les sons distincts et différents.

Il me quitta en achevant ces mots; mais il fut à peine sorti, que je me mis à considérer attentivement mes Livres, et leurs boîtes, c’est-à-dire leurs couvertures, qui me semblaient admirables pour leurs richesses; l’une était taillée d’un seul diamant, sans comparaison plus brillant que les nôtres; la seconde ne paraissait qu’une monstrueuse perle fendue en deux. Mon Démon avait traduit ces Livres en langage de ce monde; mais, parce que je n’en ai point de leur imprimerie, je m’en vais expliquer la façon de ces deux volumes.

A l’ouverture de la boîte, je trouvai, dans un je ne sais quoi de métail presque semblable à nos horloges, plein de je ne sais quelques petits ressorts et de machines imperceptibles. C’est un Livre, à la vérité; mais c’est un Livre miraculeux, qui n’a ni feuillets ni caractères; enfin, c’est un Livre où, pour apprendre, les yeux sont inutiles: on n’a besoin que des oreilles. Quand quelqu’un donc souhaite lire, il bande, avec grande quantité de toutes sortes de petits nerfs, cette machine; puis, il tourne l’aiguille sur le chapitre qu’il désire écouter, et au même temps il en sort, comme de la bouche d’un homme, ou d’un instrument de musique, tous les sons distincts et différents qui servent, entre les grands Lunaires, à l’expression du langage.

Lorsque j’ai depuis réfléchi sur cette miraculeuse invention de faire des Livres, je ne m’étonne plus de voir que les jeunes hommes de ce pays-là possédaient plus de connaissance à seize et dix-huit ans, que les barbes grises du nôtre; car sachant lire aussi tôt que parler, ils ne sont jamais sans lecture; à la chambre, à la promenade, en ville, en voyage, ils peuvent avoir dans la poche, ou pendus à la ceinture une trentaine de ces Livres dont ils n’ont qu’à bander un ressort pour en ouïr un chapitre seulement ou bien plusieurs, s’ils sont en humeur d’écouter tout un Livre: ainsi vous avez éternellement autour de vous tous les Grands Hommes et morts et vivants qui vous entretiennent de vive voix. Ce présent m’occupa plus d’une heure; et enfin me les étant attachés en forme de pendants d’oreilles, je sortis pour me promener; mais je ne fus pas plutôt au bout de la rue, que je rencontrai une troupe assez nombreuse de personnes tristes[14].

Quatre d’entre eux portaient sur leurs épaules une espèce de cercueil enveloppé de noir. Je m’informai, d’un regardant, ce que voulait dire ce convoi semblable aux pompes funèbres de mon Pays; il me répondit que ce méchant et nommé du peuple par une chiquenaude sur le genou droit, qui avait été convaincu d’envie et d’ingratitude, était décédé le jour précédent, et que le Parlement l’avait condamné, il y avait plus de vingt ans, à mourir, dans son lit, et puis à être enterré après sa mort.

Je me pris à rire de cette réponse; et lui, m’interrogeant pourquoi:

—Vous m’étonnez, dis-je, de dire que ce qui est une marque de bénédiction dans notre Monde, comme la longue vie, une mort paisible, une sépulture honorable, serve en celui-ci d’une punition exemplaire.

—Quoi! vous prenez la sépulture pour quelque chose de précieux? me repartit cet homme. Et, par votre foi, pouvez-vous concevoir quelque chose de plus épouvantable qu’un cadavre marchant sous les vers dont il regorge, à la merci des crapauds qui lui mâchent les joues; enfin, la peste revêtue du corps d’un homme? Bon Dieu! la seule imagination d’avoir, quoique mort, le visage embarrassé d’un drap, et sur la bouche une pique de terre, me donne de la peine à respirer! Ce misérable que vous voyez porter, outre l’infamie d’être assisté dans une fosse, a été condamné d’être assisté, dans son convoi, de cent cinquante de ses amis, et commandement à eux, en punition d’avoir aimé un envieux et un ingrat, de paraître à ses funérailles avec un visage triste; et, sans que les Juges en ont eu pitié, imputant en partie ses crimes à son peu d’esprit, ils auraient ordonné d’y pleurer. Hormis les criminels, on brûle ici tout le monde; aussi, est-ce une coutume très décente et très raisonnable; car nous croyons que, le feu ayant séparé le pur d’avec l’impur, la chaleur rassemble par sympathie cette chaleur naturelle qui faisait l’âme et lui donne la force de s’élever toujours, en montant jusque quelque astre, la terre de certains peuples plus immatériels que nous et plus intellectuels, parce que leur tempérament doit répondre et participer à la pureté du globe qu’ils habitent.

«Ce n’est pas encore notre façon d’inhumer la plus belle. Quand un de nos Philosophes vient à un âge où il sent ramollir son esprit, et la glace de ses ans engourdir les mouvements de son âme, il assemble ses amis par un banquet somptueux; puis, ayant exposé les motifs qui le font résoudre à prendre congé de la Nature, et le peu d’espérance qu’il y a d’ajouter quelque chose à ses belles actions, on lui fait ou grâce, c’est-à-dire qu’on lui permet de mourir, ou on lui fait un sévère commandement de vivre. Quand donc, à la pluralité de voix, on lui a mis son souffle entre les mains, il avertit ses plus chers et du jour et du lieu: ceux-ci se purgent et s’abstiennent de manger pendant vingt-quatre heures; puis, arrivés qu’ils sont au logis du Sage, et sacrifié qu’ils ont au Soleil, ils entrent dans la chambre, où le généreux les attend sur un lit de parade. Chacun le vient embrasser; et, quand c’est au rang de celui qu’il aime le mieux, après l’avoir baisé tendrement, il l’appuie sur son estomac, et, joignant sa bouche sur sa bouche, de la main droite il se baigne un poignard dans le cœur. L’amant ne détache point ses lèvres de celles de son amant, qu’il ne le sente expirer; et lors, il retire le fer de son sein, et, fermant de sa bouche la plaie, il avale son sang, qu’il suce jusqu’à ce qu’un second lui succède, puis un troisième, un quatrième, et enfin toute la compagnie; et, quatre ou cinq heures après, on introduit à chacun une fille de seize ou dix-sept ans; et, pendant trois ou quatre jours qu’ils sont à goûter les plaisirs de l’amour, ils ne sont nourris que de la chair du mort, qu’on leur fait manger toute crue, afin que, si de cent embrassements il peut naître quelque chose, ils soient assurés que c’est leur ami qui revit.»

Quand un de nos philosophes arrive à l’âge où il sent ramollir ses esprits.

J’interrompis ce discours, en disant à celui qui me le faisait que ces façons de faire avaient beaucoup de ressemblance avec celles de quelque peuple de notre Monde; et continuai ma promenade, qui fut si longue, que, quand je revins, il y avait deux heures que le dîner était prêt. On me demanda pourquoi j’étais arrivé si tard:

—Ce n’a pas été ma faute, répondis-je au cuisinier, qui s’en plaignait; j’ai demandé plusieurs fois, par les rues, quelle heure il était, mais on ne m’a répondu qu’en ouvrant la bouche, serrant les dents et tournant le visage de travers.

—Quoi! s’écria toute la compagnie, vous ne savez pas que par là ils vous montraient l’heure?

Ils font un cadran avec leurs dents.

—Par ma foi, repartis-je, ils avaient beau exposer leur grand nez au Soleil, avant que je l’apprisse.

—C’est une commodité, me dirent-ils, qui leur sert à se passer d’horloge; car, de leurs dents, ils font un cadran si juste, que lorsqu’ils veulent instruire quelqu’un de l’heure, ils ouvrent les lèvres; et l’ombre de ce nez, qui vient tomber dessus leurs dents, marque comme un cadran celle dont le curieux est en peine. Maintenant, afin que vous sachiez pourquoi en ce pays tout le monde a le nez grand, apprenez qu’aussitôt que la femme est accouchée, la matrone porte l’enfant au maître du Séminaire; et justement, au bout de l’an, les experts étant assemblés, si son nez est trouvé plus court qu’à une certaine mesure que tient le Syndic, il est censé camus et mis entre les mains de gens qui le châtrent. Vous me demanderez la cause de cette barbarie, et comment il peut se faire que nous, chez qui la virginité est un crime, établissons des continences par force? Mais sachez que nous le faisons après avoir observé, depuis trente siècles, qu’un grand nez est le signe d’un homme spirituel, courtois, affable, généreux, libéral; et que le petit est un signe du contraire. C’est pourquoi des Camus on bâtit les Eunuques, parce que la République aime mieux ne pas avoir d’enfants que d’en avoir qui leur fussent semblables.

Il parlait encore, lorsque je vis entrer un homme tout nu. Je m’assis aussitôt et me couvris pour lui faire honneur, car ce sont les marques du plus grand respect qu’on puisse, en ce pays-là, témoigner à quelqu’un.

—Le Royaume, dit-il, souhaite qu’avant de retourner en votre Monde, vous en avertissiez les Magistrats, à cause qu’un Mathématicien vient tout à l’heure de promettre au Conseil, que, pourvu qu’étant de retour chez vous, vous vouliez construire une certaine machine qu’il vous enseignera, il attirera votre globe et le joindra à celui-ci.

A quoi je promis de ne pas manquer.

—Eh! je vous prie, dis-je à mon Hôte, quand l’autre fut parti, de me dire pourquoi cet envoyé portait à la ceinture des parties honteuses de bronze? ce que j’avais vu plusieurs fois, pendant que j’étais en cage, sans l’avoir osé demander, parce que j’étais toujours environné des Filles de la Reine, que je craignais d’offenser, si j’eusse en leur présence attiré l’entretien d’une matière si grasse.

De sorte qu’il me répondit:

—Les femelles ici, non plus que les mâles, ne sont pas assez ingrates pour rougir à la vue de celui qui les a forgées; et les vierges n’ont pas honte d’aimer sur nous, en mémoire de leur mère Nature, la seule chose qui porte son nom. Sachez donc que l’écharpe dont cet homme est honoré, et où pend pour médaille la figure d’un membre viril, est le symbole du gentilhomme et la marque qui distingue le noble d’avec le roturier.

Ce paradoxe me sembla si extravagant, que je ne pus m’empêcher de rire.

—Cette coutume me semble bien extraordinaire, repartis-je, car en notre Monde la marque de noblesse est de porter une épée.

Mais l’Hôte, sans s’émouvoir:

—O mon petit homme! s’écria-t-il, quoi! les grands de votre Monde sont si enragés de faire parade d’un grand instrument qui désigne un bourreau, qui n’est forgé que pour nous détruire, enfin l’ennemi juré de tout ce qui vit; et de cacher, au contraire, un membre, sans qui nous serions au rang de ce qui n’est pas, le Prométhée de chaque animal, et le réparateur infatigable des faiblesses de la Nature! Malheureuse contrée, où les marques de génération sont ignominieuses, et où celles d’anéantissement sont honorables! Cependant vous appelez ce membre-là des parties honteuses, comme s’il y avait quelque chose de plus glorieux que de donner la vie, et rien de plus honteux que de l’ôter!

Pendant tout ce discours, nous ne laissions pas de dîner; et, sitôt que nous fûmes levés, nous allâmes au jardin prendre l’air, et là, prenant occasion de la génération et conception des choses, il me dit:

—Vous devez savoir que la Terre se faisant un arbre, d’un arbre un pourceau, et d’un pourceau un homme, nous devons croire, puisque tous les êtres dans la Nature tendent au plus parfait, qu’ils aspirent à devenir hommes, cette essence étant l’achèvement du plus beau mixte, et le mieux imaginé qui soit au monde, parce que c’est le seul qui fasse le lien de la vie animale avec la raisonnable. C’est ce qu’on ne peut nier, sans être pédant, puisque nous voyons qu’un prunier, par la chaleur de son germe, comme par une bouche, suce et digère le gazon qui l’environne; qu’un pourceau dévore ce fruit et le fait devenir une partie de soi-même, et qu’un homme mange le pourceau, réchauffe cette chair morte, la joint à soi et fait revivre cet animal sous une plus noble espèce. Ainsi, cet homme, que vous voyez, était peut-être, il y a soixante ans, une touffe d’herbe dans mon jardin; ce qui est d’autant plus probable, que l’opinion de la Métempsycose Pythagorique, soutenue par tant de grands hommes, n’est vraisemblablement parvenue jusqu’à nous, qu’afin de nous engager à en rechercher la vérité, comme, en effet, nous avons trouvé que tout ce qui est sent et végète, et qu’enfin, après que toute la matière est parvenue à cette période, qui est sa perfection, elle descend et retourne dans son inanité pour revenir et jouer derechef les mêmes rôles.

Je descendis, très satisfait, au jardin, et je commençais à réciter à mon compagnon ce que notre maître m’avait appris, quand le Physionome arriva pour nous conduire à la réfection et au dortoir.

Le lendemain, dès que je fus réveillé, je m’en allai faire lever mon Antagoniste.

—C’est un aussi grand miracle, lui dis-je en l’abordant, de trouver un fort esprit, comme le vôtre, enseveli dans le sommeil, que de voir du feu sans action.

Il souffrit de ce mauvais compliment.

—Mais, s’écria-t-il avec une colère passionnée d’amour, ne vous déferez-vous jamais de ces termes fabuleux? Sachez que ces noms-là diffament le nom de Philosophe, et que, comme le Sage ne voit rien au monde qu’il ne conçoive et qu’il ne juge pouvoir être conçu, il doit abhorrer toutes ces expressions de prodiges et d’événements de Nature, qu’ont inventés les stupides, pour excuser les faiblesses de leur entendement.

Je crus alors être obligé en conscience de prendre la parole pour le détromper.

—Encore, lui répliquai-je, que vous soyez fort obstiné dans vos sentiments, j’ai vu plusieurs choses arrivées surnaturellement.

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