L'eau profonde; Les pas dans les pas
Il y a quelque chose d'aussi profond que les eaux tranquilles et que les belles âmes silencieuses. C'est l'ignorance ou la méchanceté des amis du monde et surtout des amies.
Décembre 1902.
LES PAS DANS LES PAS
A Carlo Placci.
Quand j'étais enfant, j'ai lu quelque part cette légende d'une âme du purgatoire: elle ne devait entrer au ciel qu'après être revenue sur la terre à tous les endroits où, vivante, ses pas s'étaient posés, afin d'effacer toutes les traces de ses démarches coupables, afin de recueillir tous les vestiges de ses actions vertueuses. Que de fois je me suis rappelé ce symbole, en constatant que dès ce monde le sort nous force de remettre sans cesse nos pas dans nos pas, et il nous faut retrouver, aux détours désappris de nos anciens chemins, le fantôme de l'homme que nous fûmes un jour! Le plus souvent ces rencontres trop précises avec le passé n'ont d'autre effet qu'une émotion, aussitôt exorcisée qu'éprouvée. Il y a une impérieuse magie du réel, célébrée par Gœthe. «Le présent,» disait-il, «a tous les droits!...» Oui, pour un héros de l'action, robuste comme lui. Pour certaines sensibilités, au contraire, ou plus fines ou plus faibles, ces soudaines rentrées sur les routes de jadis deviennent l'occasion de drames intimes d'une mélancolie singulière. Ce sont six tragédies morales de cet ordre que j'ai réunies et appelées, par ressouvenir de cette lointaine légende: Les pas dans les pas.
LE COB ROUAN
I
Ils sont nombreux, très nombreux, les Parisiens et les étrangers qui ont reçu, ces temps derniers, la lettre de faire part de la mort d'Hippolyte Perron-Duménil. Ayant débuté dans le monde aux environs de 1860, et n'ayant pas cessé, jusqu'au moment où il tomba malade, en décembre 1902, de figurer dans tous les endroits où la mode veut que l'on s'amuse, qui cet homme spirituel et si fin ne connaissait-il pas? Je dis: qui ne connaissait-il pas? Car ses yeux aigus ne se trompaient guère sur les gens, tandis que lui-même, le causeur volontiers sceptique, était connu dans la vérité de sa nature, par si peu de personnes! Le hasard d'une rencontre m'ayant révélé un trait follement romanesque de cet aimable railleur, l'idée m'est venue de relater cette déjà lointaine rencontre. Ce sera ma façon de lui rendre hommage, puisque, absent de Paris, je n'ai pas pu suivre son convoi. Cette histoire ne ressemble guère aux propos qui se sont certainement tenus sur le défunt lors de cet enterrement. Pour le public, Perron-Duménil, avec son joli tour de conversation, n'était pourtant qu'une variété du type immortel si merveilleusement croqué par Molière: Le Bourgeois gentilhomme. Oh! la plus rare, la plus délicate des variétés, un bourgeois gentilhomme si avisé qu'il avait trouvé le moyen d'avoir du goût dans un personnage qui risque si aisément d'être ridicule! Jugez-en: fils d'un avocat d'affaires qui se trouvait avoir rendu un signalé service à M. de Morny, Perron est entré dans la société par le salon du célèbre duc, et il a su manœuvrer de manière qu'il a vécu et qu'il est mort membre du Jockey! Il est vrai qu'il datait d'une des élections du siège. Que j'ai entendu souvent des malveillants se faire un succès aux dépens de ce causeur envié,—quand il n'était pas là,—en racontant qu'il avait traversé les lignes prussiennes pour venir poser sa candidature dans le seul ballottage où il eût quelque chance d'être élu! C'était une calomnie, car il s'était engagé, fort bravement et fort simplement, dès le début de la guerre, et s'il se trouvait dans la garnison de Paris, c'était fortuit. Il a profité de la chose, et il a passé, grâce à un parrainage bien choisi. On peut trouver que c'était là penser à de bien frivoles intérêts dans une heure bien tragique, mais son admission dans le plus aristocratique de nos cercles n'ayant pas empêché le nouveau membre de recevoir une balle à Montretout, comment le blâmer d'une petite ambition sociale, associée au plus mâle courage? D'ailleurs, si vous l'avez pratiqué, vous a-t-il jamais fait une allusion qui vous laissât entendre qu'il fût «du club»? A-t-il davantage essayé, lui qui fréquentait intimement chez les duchesses, de détacher le «du» de son second nom, et d'intercaler une «s» entre l' «e» et le «n» de Ménil? Perron du Mesnil, c'était bien tentant. Il est resté Perron-Duménil comme feu son père, ce qui ne l'empêchait pas, tout comme le Monsieur Jourdain de la comédie—quel trait d'un maître!—d'avoir les prétentions les plus plébéiennes aux sports nobles. Seulement Monsieur Jourdain y est grotesque, et Perron-Duménil y excellait. Il a été un escrimeur impeccable, un premier fusil, un bon paumier. Il a eu le bouton d'un des grands équipages de Seine-et-Marne, le tout avec cet air d'amateur qui convient «aux gens de qualité, lesquels savent tout sans avoir rien appris». Perron-Duménil, lui, avait tout appris, avec une application si dissimulée qu'il semblait «né» tout ce qu'il était devenu. Il s'était fait «amateur» en art, également, ayant découvert que, de nos jours, une collection vaut un titre. Il a travaillé dans une partie rare, et pas trop coûteuse: les dessins des maîtres français du dix-neuvième siècle. Il en avait un musée, petit mais choisi, qu'il a légué à Chantilly, par souvenir d'une amitié princière. Et voilà encore une de ses supériorités: la «vente» profitable répugnait à son personnage. Sa collection l'avait mis en rapport avec bien des peintres et des sculpteurs; pas un qui puisse l'accuser d'une de ces «carottes» habituelles aux Mécènes du monde. Il a mené bien des dames de la société dans des ateliers, pour ces visites aux tableaux ou aux marbres inédits dont elles sont si friandes. Pas une qui puisse l'accuser d'un de ces brocantages fructueux en portraits et en bustes, autre procédé favori des Mécènes!
Ce sont là des qualités exquises,—on peut les posséder au plus haut degré et n'être en aucune manière un héros de roman.—Et pourtant!... Avoir du goût comme en avait Perron, c'est aussi avoir l'esprit très délicat et une perception très aiguë des nuances. C'est donc goûter la vie dans sa vérité, et contrairement au préjugé qui veut que tout passionné soit un imaginatif, j'oserai affirmer qu'il est au contraire un réaliste et qu'il sent d'autant plus fortement s'il sent plus juste. Cette loi fut en tout cas exacte pour le séduisant compagnon dont je viens d'esquisser un «crayon» tout extérieur. Voici maintenant l'anecdote sentimentale où il fut mêlé d'une manière qui n'étonnera pas ses quelques intimes.
II
La rencontre qui m'initia aux côtés les plus cachés de cette sensibilité si discrète remonte à dix ans tantôt. Je passais l'hiver près de Toulon, et ma principale distraction était d'aller chasser dans ces pittoresques marais de la presqu'île de Giens, en face d'Hyères, qui donnent, par les journées embrumées de janvier,—il y en a même en Provence,—un aspect de paysage de l'Ouest à ce coin si méridional. A franc parler, cette chasse n'était le plus souvent qu'un prétexte à longues promenades sur les grèves et sous les pins de l'admirable presqu'île, où je déjeunais solitairement. Je redescendais ensuite à la Tour-Fondue, en face de Porquerolles, prendre une diligence qui faisait alors, l'après-midi, la correspondance entre Toulon et le bateau des îles. Existe-t-il un paysage sur la Rivière qui surpasse en charme de sauvagerie douce cette anse de la Tour-Fondue?... C'est un fortin ruiné, dont les fondations sont habillées de cette verte et forte plante grasse que les gens du pays appellent «sorcies», ou pieds de sorcières. En face, et par delà une passe de deux mille mètres, le petit village de Porquerolles détache ses maisons claires sur la masse sombre de l'immense bois qui couvre toute l'île. Du côté de Giens, au contraire, dévalent des pentes revêtues de grands anthémys en fleurs, d'odorants narcisses, de larges violettes. De hautes cannes séchées servent de haies. On se croirait sur une des plages de Péloponèse, tant l'endroit est solitaire et peu touché, la mer intime et libre, l'air transparent, le vent mordant et léger, la côte découpée et hospitalière, et l'on s'étonne que le vieux matelot provençal, qui manœuvre ce bateau des îles, ne vous crie pas, en jetant son amarre et sautant sur le rocher, le «kalimera» de Patras, au lieu du «bonnjoû» de Toulon...
Ce matin-là, j'avais accompli ce programme de la chasse-prétexte avec une telle conscience que je n'avais même pas tiré un coup de fusil. Mon carnier était parfaitement vide lorsque vers les deux heures j'arrivai à la Tour-Fondue. Je m'assis, comme d'habitude, sur une des pierres du vieux bastion, et tout en écoutant la plainte de la mer, je regardais la grosse barque du passeur s'approcher à pleines voiles. Je ne me doutais guère qu'une des trois personnes dont j'apercevais les silhouettes au-dessus du bastingage de ce «courrier des îles» était de ma connaissance... Je crois voir encore le rapide glissement du bateau, le détail de plus en plus distinct de ses agrès, la subite inclinaison de la grande voile. Cette manœuvre découvrit soudain les passagers, et, avec une stupeur si entière que je faillis n'en pas croire mes yeux, je reconnais Perron!... C'était bien lui!... Par derrière la large face tannée et comme gaufrée de rides du patron de la chaloupe, et à côté d'une indigène de Porquerolles chargée de paniers, c'était bien, sous la clarté brillante de cette après-midi méridionale, cette physionomie expressive du spirituel compagnon à côté duquel je m'étais assis à d'innombrables dîners. C'était bien ce visage maigre, auquel une savante entente de la coiffure, de la moustache et de la barbiche donnait un peu un masque à la Clouet. C'étaient ces yeux bruns et agiles qui observent tout, cette bouche sinueuse d'où un mot gai va partir, ce corps resté si souple par la vertu de l'exercice, et aussi par ce don que les Parisiens de cette espèce ont de n'avoir leur âge que pour mourir. C'était cette tenue de l'homme vraiment élégant, désespoir des imitateurs, qui faisait qu'avec un feutre rabattu par devant contre le soleil, un pardessus en étoffe rugueuse contre les paquets de mer, et des bottines jaunes à grosses semelles contre les cailloux des mauvaises routes, un Perron-Duménil, à tout près de cinquante-cinq ans, gardait une tournure de seigneur. Lui aussi m'avait reconnu, avec moins d'étonnement car il me savait sur la Côte, et, me sembla-t-il aussitôt, avec moins de plaisir. Pourtant lorsqu'il eut sauté du bateau à terre, sans s'aider du bras du passeur, malgré son demi-siècle dès lors très révolu, sa poignée de main fut aussi cordiale qu'à l'ordinaire, et comme à l'ordinaire il eut ce petit flegme un peu affecté qui était le sien—la note britannique de l'homme de «sport».
—«Vous ici!» m'étais-je écrié. «Avouez tout de même que pour un hasard, voilà un hasard, et bien extraordinaire...»
—«Mais pas si extraordinaire,» répliqua-t-il. «Je vous savais près de Toulon. Je me proposais même d'aller sonner à votre porte et de vous dire un bonjour, demain, avant de repartir pour Nice, où l'on m'attend...»
—«Et quand êtes-vous arrivé?» lui demandai-je.
—«Il y a deux jours,» répondit-il, et, coupant court d'avance à ma question: «Je ne vous ai pas prévenu pour ne pas vous déranger. J'ai bien fait,» insista-t-il, en montrant mon fusil: «j'aurais gêné votre chasse. Et vous,» et il hocha sa tête malicieusement, «peut-être la mienne...» Et il conclut: «Ce n'est pas tout à fait la même...»
—«Je parierais qu'il s'agit d'une trouvaille pour le musée?» interrogeai-je.
—«De celui de la rue de La Baume?» fit-il. C'est son adresse de Paris. «Pas le moins du monde. Ne pariez pas. Vous perdriez. Il s'agit de ce musée-ci,» ajouta-t-il, en se touchant le front. Il s'interrompit de cette phrase énigmatique pour régler le montant de son passage au patron de la barque qui prenait congé de lui, avec l'«assent» que vous entendez:
—«Vous l'avais-je juré mon billet que nous serions à la Tour en avance sur la diligence? Il y a trente-cinq ans que je fais la navette entre l'île et la côte. Je ne suis pas arrivé plus de sept fois après «eusse». Je les ai comptées... Et il y en a de la mer par les gros temps, monsieur, ce qu'il y en a!... J'ai été marin, monsieur. J'ai doublé le cap Horn en 50, la Bonne-Espérance en 52, tous les mauvais endroits. Des vagues comme dans ce goulet de Porquerolles, je n'en ai jamais vu... Je vole dessus avec ça,» et il montra sa chaloupe, «comme un oiseau...»
—«Un oiseau du Midi», fit Perron.
—«Té! monsieur, vous croyez que je blague!...» répondit le Provençal, en riant fort et le premier d'une innocente épigramme qu'il avait comprise. Avec ou sans le «Kalimera», tous ces riverains de la Méditerranée sont des Grecs, par la rapidité et la subtilité de l'intelligence. «Ça n'empêche pas que nous sommes là depuis un quart d'heure, et qu'«eusse» ils pointent seulement au haut de la côte...» Une antique patache, peinte en jaune, apparaissait, en effet, à cinq cents mètres, et commençait de descendre le ruban de la route, presque bleu sous cette lumière, qui réunit cette pointe extrême de la presqu'île au grand chemin de Giens à Hyères. Non moins bon Méridional que le marin lui-même, le cocher qui conduisait cette lourde diligence avait lancé ses trois chevaux à cette descente. C'est au grand trot, le fouet claquant, comme un dévorateur d'espaces, qu'il dévala vers nous, sans voir encore la barque amarrée dans l'anse. Le patron, lui, mettant ses deux mains en porte-voix, cria, aussitôt qu'il fut à portée:
—«N'esquinte pas tes rosses, Baptistin. Ton «Pernod» est déjà payé... Et le mien aussi,» ajouta-t-il. Son œil finaud cligna entre ses paupières, sur lesquelles l'âge avait déposé de doubles épaisseurs de chair, et, sur cette allusion à une gageure quotidiennement gagnée qui lui assurait son verre d'absinthe sans débours, il se dirigea vers une baraque en bois, à demi-dissimulée par les cannes. Une enseigne mirifique s'y étalait, tracée grossièrement au pinceau, et avec de la couleur rouge: «Bar-Épicerie des Iles d'Or...»
—«Tout finit par des apéritifs, dans ce pays,» me dit mon compagnon en regardant s'en aller le marin, qui marchait vers la boutique en roulant des jambes—ces vieilles jambes où il tenait tant d'années de mer: «Et l'on parle des ravages de l'alcoolisme! Il a soixante-dix ans. Quel beau vieillard!...»
—«Pour de la couleur,» répondis-je, «il a de la couleur! Mais ce n'est pas de lui tout de même que vous parliez, quand vous m'avez dit que vous étiez ici à cause du musée,» et, faisant le même geste que lui tout à l'heure, «si j'ai bien compris votre façon de poser votre doigt sur votre front...»
—«Ah! le musée vous intrigue?» fit-il en riant, «j'appelle ainsi mes souvenirs. Et c'est un joli souvenir que je suis venu retrouver ici, tout bêtement.»
—«Vous connaissiez donc déjà ce pays?» lui demandai-je.
—«J'y ai passé deux mois d'hiver, voici dix-sept ans,» répondit-il. «Préparez-vous à être plus étonné que tout à l'heure, quand vous m'avez reconnu dans le bateau du passeur. J'ai failli m'y marier...»
—«Je comprends: d'avoir échappé au péril conjugal, c'est là le joli souvenir?» interrogeai-je.
—«Non,» dit-il, «mais d'avoir été assez amoureux ou de m'être cru assez amoureux pour avoir l'idée de cette folie... Et, à ce propos,» continua-t-il si vite que je n'eus pas le temps de le questionner davantage, «vous savez qui épouse...» Et il me cita le nom d'un de nos amis communs, dont les journaux m'avaient, en effet, annoncé le mariage. J'avais espéré une confidence. Ce sont nos vraies chasses, à nous autres écrivains. Perron-Duménil en avait eu la tentation une seconde, puis il y répugnait,—l'un et l'autre, impulsivement, comme il arrive, fût-on un individu aussi surveillé, aussi «pioché» que lui. On allait commencer de se raconter, et soudain une pudeur vous arrête court qu'il faut respecter. On ne provoque pas certaines effusions. Il convient de leur laisser leur temps. Quoique ma curiosité fût très vive de savoir le détail du mystérieux roman que supposait ce pèlerinage à ces paysages ignorés de Provence, je n'essayai pas de ramener de ce côté la conversation. Nous nous mîmes à échanger toutes sortes de propos parfaitement impersonnels, causant de celui-ci et de celle-là, de livres nouveaux et de pièces de théâtre, que sais-je? Nous allions et venions sur l'étroite berge, en attendant que les «apéritifs» de trois heures fussent bus et que la diligence repartît au trot de ses trois haridelles efflanquées. Le conducteur leur avait donné de quoi manger dans leurs musettes de toile, affichant ainsi son intention de ne reprendre la route que sa soif bien apaisée. Je ne soupçonnais guère, et mon compagnon pas davantage, qu'un des trois misérables canassons, chargés de voiturer les voyageurs et les paquets de cette crique à Toulon, s'était trouvé mêlé, comme acteur, à ce «joli souvenir», épars, pour l'homme de cinquante-cinq ans, entre Porquerolles et les orangers d'Hyères!...
III
Baptistin avait reparu sur le seuil du bar-épicerie. Avec une familiarité toute semblable à celle du maître de la barque, il nous annonça le départ imminent de sa diligence:
—«Ce sera vite fait de charger,» nous dit-il, «il n'y a rien ni personne. Et penser qu'à certains voyages l'essieu crie du poids des marchandises et des gens! Aujourd'hui tout est à vous, messieurs. Si je ramasse quelques lapins en cours de route, ce sera ma veine... Préférez-vous l'intérieur ou la banquette?»
—«C'est à vous de répondre,» dis-je à mon camarade. «Comment avez-vous voyagé ce matin?...»
—«J'ai pris une voiture particulière, que j'ai renvoyée très sottement. On m'avait conté que j'aurais un bateau à vapeur de Porquerolles à Toulon. Je comptais revenir par là. Toujours le Midi! On m'avait trompé, pour rien, pour le plaisir—pour mon plaisir, puisque je vous ai trouvé. Escaladons la banquette, voulez-vous? Nous aurons le panorama d'Hyères et de sa rade, tout le temps, à la descente. Il en vaut la peine...»
Nous voilà donc assis sous la bâche et juste au-dessus du siège du cocher, lequel sortit une dernière fois de la guinguette, en roulant à peu près autant que notre ami le batelier, qui avait doublé le cap Horn en 50. Les raisons de ce roulis-ci étaient moins rassurantes. Au temps qu'il mit à débarrasser ses bêtes de leurs musettes, à la difficulté de son ascension sur le marchepied de l'échelle, à l'embrouillement de ses guides dans ses mains hésitantes, nous eussions eu le droit de redouter sa conduite, n'était que de notre haut observatoire nous constations chez les trois chevaux des anatomies de tout repos. Ils étaient si maigres, si efflanqués, avec des croupes si aiguës, des os si visibles sous la peau, que la possibilité de l'accident s'évanouissait à les regarder... Mais, dans cet étrange pays, les animaux et les personnes dérouteront toujours notre observation du Nord. Ces trois squelettes à crinières et à quatre pieds n'eurent pas plutôt senti le coup de main sur leur mors, qu'ils enlevèrent la vieille guimbarde, retentissante d'un bruit de ferrailles et de vitres mal assujetties, avec l'allégresse la plus déconcertante.
—«Ils ne nous laisseront pas en route, sûr,» nous dit Baptistin en claquant son fouet et se tournant vers nous. «Ils en ont, un sang!... Le patron les achète toujours à fin de saison, à des étrangers. Ces trois-là sont des anglais, et un cheval anglais, quand il a mangé notre avoine, c'est du vent qui a goûté du feu... Ça va!... Ça va!... Croiriez-vous que celui-là, à gauche, le rouan, attrape une bonne pièce de vingt-trois ans. Et il en prend encore son plein collier... Et connaissant avec ça, péchère!... Regardez ses oreilles, quand je lui parle: Té! va donc, Miomandre...»
—«Il s'appelle Miomandre,» demandai-je, «quel singulier nom?...»
—«Ce n'est pas un nom d'animal, sûr,» reprit l'homme en haussant les épaules. «Et celui du milieu qui s'appelle Smith et l'autre Tardieu!... C'est des noms de gens. Une manie de M. Besse, le patron. Quand il achète un cheval, il le baptise d'après son propriétaire. Smith, c'était un Inglish, un général, qui vivait dans le Ceinturon; je vous montrerai sa maison en passant. Il est mort d'une attaque. On a tout vendu à la criée. Il avait cette bête depuis quinze jours. Elle était arrivée d'Angleterre par eau. Elle n'avait pas cinq ans. Le patron l'a eue pour cinq cent cinquante francs. Le général l'avait payée trois mille!... Il ne l'avait pas attelée trois fois. Mille francs la promenade. Té! ce n'est pas donné.
—Tardieu, c'était un médecin, venu pour une saison. Il croyait prendre le client, avec cette jument qui esteppait plus haut que sa tête. Le pôvre!... Un médecin de plus ici, où rien que de respirer cet air, goûtez-le-moi, on est guéri!... C'est sa bourse qui l'est devenue, malade. Le patron lui en a tiré, un coup de fusil! Pour trois cents, et cinquante au cocher, il a eu la bête. Et elle lui en a rapporté, des billets de mille. Il la faisait courir au sulki. Aujourd'hui elle traîne la diligence. Misère de nous, quand on devient vieux!... Et Miomandre, lui, s'il pouvait causer, il vous en conterait une vie de cocagne, quand il était cheval de dame! C'étaient des gens de Paris qui l'avaient. Ils l'ont mené ici trois ans. Ils soignaient un parent qui devait épouser leur fille. La demoiselle montait ce cheval. Son frère l'accompagnait. Elle s'est mariée avec le malade. Et c'est elle qui est morte, d'une fièvre qu'elle a prise, trois mois après ce mariage. Son mari est mort aussi, presque tout de suite. Il s'est tué de désespoir. On a tout vendu, et vite, vite, vous comprenez... Le patron a payé Miomandre, plus cher, six cents francs. Mais ils ont été bien placés!... Il y a quinze ans au moins de tout cela, et il travaille encore... Vous me direz: il est millionnaire, alors, votre M. Besse... Té! Que non. Il y a la concurrence de Hyères, d'abord. Nous sommes deux diligences pour ce service de la Tour. Nous n'allions que jusqu'à La Garde d'où est M. Besse. Il nous faut aller à Toulon, maintenant. Et voyez, je suis vide... Et puis la casse! Il y en a dans la partie, sûr, et nous en avons mené abattre, des bêtes, que nous avions depuis un mois!... Plus de cent!... Mais ils s'endorment!... Hue donc, Smith! Hue, Tardieu! Hue, Miomandre!...»
Je n'aime rien tant que ces discours populaires qui ramassent en quelques phrases le raccourci d'un petit monde: ce patron de voitures, ce Besse, immobile dans son village de La Garde comme une araignée au centre de sa toile, et agrippant, au bon moment, les bêtes importées par ceux que Baptistin, en brave moco, appelait «les étrangers»,—les trois tragédies résumées dans l'histoire de la vente de ces trois chevaux,—ces trois chevaux eux-mêmes, ces restes d'excellents serviteurs, besognant jusqu'à la mort dans les brancards d'une voiture publique, après avoir été soignés, mignonnés, ménagés,—les tarasconades de l'ivrogne, son humour attendrie, qui plaignait vaguement la mélancolie du sort des bêtes et les traitait bien;—tout m'avait charmé dans son récit. J'en avais oublié mon compagnon, et je demeurai bien étonné de sentir sa main se poser sur mon bras, comme je me préparais à pousser le cocher pour qu'il continuât son pittoresque propos. Je me retournai. Je vis que cette physionomie si avenante, si sociable, exprimait une contrariété poussée jusqu'à la douleur:
—«Vous souffrez?» lui demandai-je vivement.
—«Ne faites pas davantage parler cet homme,» me dit-il tout bas, «je vous expliquerai pourquoi... Mais, pour Dieu! qu'il se taise!...»
Il avait proféré cette prière avec une expression si impatientée de tous ses traits, l'énervement où je le voyais, contrastait si fort avec la légèreté coutumière de ses ironies que je lui obéis. Quoiqu'en me parlant du «joli souvenir» qu'il avait voulu retrouver entre Hyères et Porquerolles, il ne se fût pas départi de son ton d'«homme de goût,» cette histoire,—sa réticence subite me l'avait prouvé—lui tenait au cœur plus profondément qu'il ne l'avouait et peut-être ne se l'avouait. D'ailleurs, aurait-il fait cette excursion mystérieuse, tout seul, dans ces parages peu fréquentés et peu confortables, si ce projet de mariage manqué, dont il m'avait parlé, n'eût pas été très sérieux quand il l'avait conçu? Évidemment un des trois noms prononcés par le cocher y était mêlé: «Smith?... Tardieu?... Miomandre?...» me répétai-je, en me taisant moi-même, et je regardais s'enlever les croupes maigres. Je me figurais tour à tour l'héroïne des énigmatiques demi-fiançailles de mon compagnon comme la fille ou la veuve du général anglais, comme une des clientes du médecin, comme une parente ou une amie de cette Mlle Miomandre, qui courait autrefois ces routes, assise sur le cob rouan, si piteusement déchu... Pourquoi ne pensais-je pas à Mlle Miomandre elle-même? Cette hypothèse, la vraie, ne me venait pas à l'esprit, à cause du détail que le cocher avait donné sur les conditions de son séjour dans ce pays. Ce cocher se taisait, lui aussi, maintenant. Il commençait de sommeiller vaguement, sans lâcher ses rênes qui flottaient au petit bonheur. L'instinct des excellentes bêtes n'avait pas besoin d'être dirigé. Elles prenaient la droite de la chaussée, naturellement, quand un appel un peu énergique, poussé par quelque autre conducteur, arrivait sur le derrière, et l'ivrogne se réveillait juste assez pour laisser la place réglementaire. Nous descendîmes ainsi vers Hyères, pendant près d'une demi-heure, sur la chaussée carrossable qui longe le vaste étang des Pesquiers. Mais le panorama que Perron-Duménil s'était promis de contempler eut beau se déployer devant nos yeux, les caps qui gardaient Toulon à gauche, puis la colline de Costebelle semée de villas, et dominée par sa chapelle, puis la ville au flanc de sa montagne, la noble ruine de son château, la chaîne des Maures, à droite, le promontoire de Brégançon, et la mer partout, dans les déchiquetages de cette vaste ligne de côte—une mer si bleue, si douce, si caressante au regard!—Mon camarade ne desserra pas les lèvres une fois pour laisser échapper un mot d'admiration. Il semblait n'avoir d'attention, lui non plus, que pour les haridelles de notre attelage, qu'il fixait obstinément. Je respectai son silence. C'était respecter une émotion dont je le voyais possédé et dont j'eus un signe indiscutable lorsqu'à un moment de la route il m'interpella lui-même. Nous étions arrivés à l'extrémité de la chaussée, au bord d'une petite forêt de pins maritimes, qui sépare les marais salants de la mer. Il me demanda, avec une voix presque altérée:
—«Voulez-vous que nous descendions ici? Nous irons à la plage, à travers ce bois, et si nous ne rencontrons pas une voiture là-bas, nous gagnerons Hyères à pied...»
Rien qu'à la façon dont il s'engagea dans un certain sentier, après que nous eûmes pris congé de la diligence et de Baptistin, j'aurais deviné que cette place était associée de très près aux images dont l'évocation l'avait si vivement brutalisé tout à l'heure. Vraiment, avec la rumeur du vent dans les hautes branches sombres étalées en parasol, avec le jeu du soleil déjà baissé sur les troncs rougeâtres, avec les clairières où blanchissaient les longues tiges sèches des asphodèles de l'autre année, cette pinède était un endroit unique, où se rappeler, où revivre tout haut des impressions passionnées et fines, des heures délicates et brûlantes! C'est là ainsi que je reçus la confession de cet homme si délicat dont je n'avais jusqu'ici connu que l'esprit. Mais, encore une fois, de qui connaît-on jamais le cœur, dans le monde où nous nous étions rencontrés? Que de hasards il avait fallu pour que nous en vinssions à cheminer ainsi, dans les sentiers de ce petit bois, moi l'écoutant, et lui parlant, dans toute la sincérité de son être le plus intime!...
IV
Il disait, où à peu près:—«... Vous comprendrez le saisissement dont je vous ai donné le spectacle,—je m'en excuse,—quand vous saurez que cette personne avec qui j'ai rêvé de me marier, ici même, s'appelait Mlle Miomandre. Irène Miomandre,» répéta-t-il, «Irène Miomandre!... J'ai eu la folie, la niaiserie, si vous voulez, de venir chercher ici son fantôme, un peu de l'attendrissement que j'ai éprouvé auprès d'elle. Quand vous vieillirez, vous connaîtrez ces nostalgies!... Et puis cette rencontre est-elle assez grotesque, de ce grotesque navrant comme la vie seule en invente! Que reste-t-il de son passage ici? Cette antique rosse, que j'ai trop bien reconnue, quand cet ivrogne a prononcé son nom, ce fut le charmant cheval sur lequel je l'ai vue galoper, non pas une fois, mais dix, mais vingt, son frère et moi la suivant, sur toutes les routes de ce pays, tenez, dans ce chemin même où nous sommes!... Tout le temps que nous avons mis à longer l'étang, je m'hypnotisais à le revoir, ce cheval, tel qu'il était: si coquettement doublé, ses larges reins souples, son garrot nettement attaché, sa tête qu'il portait si bien, ses jambes de cerf, et Irène sur la selle, sa taille ronde et mince, sa grâce un peu sauvage... Elle était là, me regardant de ses yeux clairs, très gris, presque pâles, dans son visage un peu long, aux traits menus, dont l'expression habituelle était un attirant mélange de curiosité et de réserve, de caprice et de surveillance de soi. Elle n'était pas très régulièrement jolie, mais si intéressante, par ce que l'on devinait en elle de frémissant et de contenu, de spontané et de réfléchi, tout ensemble. On la sentait si honnête, si chaste, et si attirée par la vie en même temps, si naïve et si intelligente! Je revoyais ses cheveux blonds, massés sous le chapeau rond, son teint frais sous son voile, son sein qui battait sous le corsage ajusté après des courses trop rapides, sa petite main qui tenait légèrement les rênes, et, sous elle, son cob, si allant, si perçant et si sage, si heureux, eût-on dit, de la porter... Et maintenant, cette pauvre chose, cette échine pelée dans ces ignobles harnais, cette tête pendante, ces épaules écorchées, ces boulets gros comme mon poing... Le cheval est devenu cela. Et elle?...»
Il s'arrêta une minute, en fermant les paupières. La vision de la morte dans son tombeau, plus hideusement dégradée encore que sa monture d'autrefois, avait surgi devant lui. Les sensibilités les plus frivoles éprouvent cette amertume, quand elles réalisent la vieillesse, la déchéance inévitable et la fin. Ce frisson animal, qui est une des formes secrètes de la peur de la mort, ne frémissait-il pas dans la petite révolte nerveuse de cet épicurien? Il l'avait tant connu, lui aussi, cet attrait de la vie dont il venait de me parler à propos de cette jeune fille. Il s'y était si librement abandonné, et il arrivait à l'âge où il faut apprendre à dire adieu. Pourtant, sa mélancolie avait une nuance plus noble. La suite de son récit le prouvera:
—«... Comment le père d'Irène avait-il trouvé cette bête admirable pour sa fille, alors qu'il s'y connaissait en chevaux à peu près comme en peinture, et que nous autres, qui avons monté toute notre vie, nous sommes régulièrement enrossés? Où avait-il découvert ce cheval étonnant, qui tenait du cob du pays de Galles et du cob de la New-Forest. Vous savez? Ces poneys qui descendent de quelques étalons andalous de l'Armada, jetés sur la côte anglaise par la tempête?... Surtout, comment avait-il eu cette fille, si fière et si fine, si demoiselle, dans le sens aristocratique de ce joli vieux mot, aujourd'hui gâté? Il avait fort honorablement fait une fortune dans la commission et l'exportation. Vous avez dû voir, comme moi, des annonces: «Maison Miomandre, Richard frères et fils, Successeurs.» C'était un bon vivant, très infatué de son argent, bouffi de vanité naïve, aimant à rappeler sans cesse qu'il était le fils de ses œuvres, lui; qu'il avait commencé sans un sou de capital, lui... Enfin, c'était le type du parvenu qui étale ses origines, plus insupportable que le parvenu qui les cache. Le snobisme est un hommage rendu à la bonne éducation par la mauvaise. M. Miomandre était du moins, les manières à part, un très brave homme, et sympathique à force de cordialité. Il était veuf, avec un fils qui lui ressemblait et une fille qui ressemblait sans doute à sa mère. Il faut pourtant bien tenir de quelqu'un... Comment je les avais connus? Oh! c'est très simple et très terre à terre. J'avais eu, en plein décembre, à Paris, une forte crise d'influenza. Mon médecin, me voyant traîner des crises d'insomnie qui n'en finissaient pas, prononce le grand mot de surmenage. Il m'envoie dans le Midi, en m'ordonnant une station calme, où je n'eusse pas d'émotions. Vous connaissez encore cette formule, qu'ils vous édictent doctoralement: Pas d'émotions!... Ils en parlent à leur aise. C'était m'interdire Monte-Carlo, Cannes, Nice. Je débarque donc à Hyères, toujours sur le conseil de la faculté. J'arrive à une heure. A deux je m'installe dans mon hôtel. A trois, j'avais rencontré un camarade de Paris, comme vous venez de me rencontrer. A quatre et demie, il me mène au cercle. A cinq, j'avais fait la connaissance de Miomandre et de son fils,—il s'appelait Gaston, je me rappelle,—et d'un neveu, René, le fils d'une sœur. A six j'avais figuré dans une partie de «poker,» avec deux des hommes. A sept, en nous quittant, le père Miomandre nous avait dit, à mon ami et à moi: «On fait un peu de musique à la maison, ce soir, voulez-vous y venir?» Mon ami avait accepté, moi aussi, malgré ma ferme intention de ne pas me rendre à cette invitation, lancée tout de go, avec cette bonhomie bourgeoise que j'abomine. Un peu de cérémonie, quelle prime d'assurance contre les raseurs! Et puis, mon ami insiste: «Venez donc, ça ne vous engage à rien, et il y a une fille charmante.» Bref, à neuf heures et demie, j'entrais dans l'énorme villa—la plus riche de l'endroit bien entendu—que les Miomandre occupaient, avec la tante et le neveu René. Un autre trait de mœurs bourgeoises que j'abomine plus encore, cette vie en tribu! Et à neuf heures trente-cinq, j'étais présenté à Irène... L'entendez-vous, le médecin: «Un endroit calme... Pas de monde, pas de jeu, pas de petites dames... Pas d'émotions surtout... Pas d'émotions!»
—«Celles-là ne sont pas bien dangereuses,» interrompis-je. Avouerai-je que j'étais déçu? L'expérience aurait dû me l'apprendre depuis longtemps: toutes les histoires d'amour se ressemblent, ou presque, comme tous les printemps et toutes les roses. C'est exquis quand on est en train d'en jouir, et très banal quand on essaie de ressusciter ce charme pour d'autres. J'avais attendu mieux, d'un Perron-Duménil, que cette aventure d'un Parisien de la haute vie rencontrant dans une ville d'hiver la fille d'un industriel enrichi, se laissant piper par ses beaux yeux, ayant envie de l'épouser, et, à fin de saison, reprenant sagement le train pour réintégrer son appartement de célibataire... Donc, pensant malgré moi tout haut: «C'est égal, je ne vous vois pas gendre chez les Miomandre! En voilà un mariage qui aurait fait du bruit!»
—«Vous n'avez pas connu Irène,» répondit-il, gravement et tristement. «Mais je sais... Une grâce de femme, on ne la fait pas comprendre. Vous jugerez pourtant de ce qu'elle était, par ce qui me reste à vous dire... On venait à Hyères, dans cette famille, à cause du cousin, qui était délicat de la poitrine. Il était fiancé à Mlle Miomandre, mais sans qu'on en parlât. L'ami qui m'avait servi d'introducteur ne put donc m'avertir. Sans quoi je ne me serais point laissé prendre aux jolies manières de cette enfant. Je n'ai pas, dans mon existence, troublé un seul bonheur arrangé. Je remarquai bien, dès le premier soir, que ce jeune homme regardait souvent sa cousine. Il avait une physionomie souffrante et plus menue que celle des autres membres de la tribu, plus analogue à celle de la jeune fille. Je pensai qu'il avait pour elle le sentiment classique du petit cousin, et je n'y pris pas garde davantage, tout occupé que j'étais à m'étonner, quand tant de princesses ont un air de femme de chambre, que cette fille d'un bourgeois si voisin du peuple eût naturellement cet air de princesse... Un fait vous résumera mon impression de cette soirée. Irène m'avait raconté que son grand plaisir était de faire de longues promenades à cheval. Le lendemain matin j'envoyais une dépêche, pour qu'on m'adressât une jument que vous m'avez connue, une baie, avec trois balzanes... Vous ne vous rappelez pas? Non? Je l'ai gardée si longtemps!... Et, quatre jours après cette présentation, Mlle Miomandre, sortie avec son frère, me rencontrait, comme par hasard, trottant avec Manette sur ces routes si dures, si dures! La pauvre bête a failli y laisser ses pieds... Et la semaine d'après, nous commencions, elle, le frère, et moi, à faire ensemble des expéditions quasi quotidiennes, et je me sentais devenir aussi bêtement amoureux que si je n'eusse pas gagné la neurasthénie que la faculté m'avait envoyé guérir en Provence, à collectionner un nombre convenable de gentils souvenirs féminins...»
—«Et le petit-cousin, que disait-il de ces promenades?» demandai-je.
—«Il me faisait très froide mine,» reprit Perron-Duménil, «et je continuais à n'y prendre pas garde, d'autant plus que les attitudes de la jeune fille à mon égard furent tout de suite assez singulières pour ne plus me permettre de penser à rien, sinon à elle, et encore à elle. Je vous ai dit qu'il y avait dans son délicat visage un mélange inexprimable de curiosité et de réserve. C'étaient aussi les deux traits marquants de son caractère, et je reconnus vite qu'elle était, en effet, l'une et l'autre avec moi:—une curieuse à qui le prestige de ma toute modeste situation parisienne en imposait,—une sauvage à laquelle une intimité grandissante, avec un homme différent de ceux qu'elle voyait d'habitude, infligeait un frisson de crainte... Vous le savez comme moi, mieux que moi, puisque c'est votre métier d'observer: les sphères diverses du monde, ou plutôt des mondes français, se pénètrent très peu. Vous savez aussi quelle fascination puissante certaines de ces sphères exercent sur certaines autres... Une petite Miomandre a beau n'avoir d'autres relations que le milieu de commerçants cossus où elle est née, elle est allée aux courses quelquefois, au spectacle, à Trouville une semaine l'été, à Nice et à Monte-Carlo une semaine l'hiver. Elle a lu dans les journaux des comptes rendus de toutes les «premières»,—celles du théâtre et les autres. Elle s'est formé ainsi une vague et fantastique idée d'un Olympe social, et la présence d'un personnage, si mince soit-il, dont elle a vu le nom imprimé parmi les figurants de cet Olympe, ne peut pas ne pas émouvoir un peu sa jeune imagination, surtout si ce personnage lui laisse voir qu'il s'intéresse à elle, qu'elle l'impressionne, elle aussi, d'une façon toute particulière. Je lisais cet intérêt grandissant dans ses jeunes yeux clairs. Je voyais qu'ils se fixaient sur moi, quand elle me croyait occupé ailleurs, avec un regard d'une observation minutieuse et enfantinement étonnée. Je m'approchais, et elle commençait à me poser toutes sortes de questions, sur des choses du monde, sur mes voyages, sur des écrivains et des artistes célèbres... Puis elle se taisait subitement, elle me quittait et à peine me répondait-elle, si je m'avisais de vouloir causer de nouveau. Qu'elle fût ainsi dans les réunions où je fréquentais à cause d'elle, je le comprenais à cause des commentaires possibles. Mais il en était de même dans ces courses à cheval où nous n'étions que trois, et son frère comptait si peu! Quoiqu'il montât fort convenablement, et une bête si paisible qu'Irène l'avait surnommée «Fauteuil», il était toujours pendu à la bride, et il commentait, pour notre plus grande joie, à sa sœur et à moi, les moindres incidents du chemin. Je crois l'entendre: «Pas si vite, Irène, je ne peux pas tenir mon cheval... Bon! Le chemin de fer! Il va avoir peur... Un tronc d'arbre coupé; il ne les aime pas, il va me faire un écart...» Et le cob rouan ralentissait son allure pour que Fauteuil n'allongeât pas trop la sienne, et l'on attendait, à distance, que le train fût passé, et l'on évitait les jonchées d'arbres coupés, quitte à converser devant le peureux, comme s'il n'était pas là, sans qu'il pensât à rien qu'aux mobiles oreilles de son cheval, inquiet quand elles se penchaient et quand elles se tenaient droites. Le chaperonnage de ce bouffe rendait plus significatives encore les sautes d'humeur de la jeune fille. Elle eût été une coquette finie qu'elle ne s'y fût pas prise d'une autre manière. Il y eût eu pourtant cette différence que je ne me fusse sans doute pas laissé duper à son jeu. L'ensorcellement qu'elle exerça bientôt sur moi venait de ce que ces caprices de sa sympathie, tantôt donnée, tantôt retirée, n'étaient justement pas de la coquetterie. Elle se montrait comme elle était, inégale, parce qu'elle éprouvait tour à tour de l'attrait vers moi et des remords d'avoir cédé à cet attrait,—tantôt gracieuse à m'enlever le peu de raison qui me restait, parce que je lui plaisais infiniment, ou, sinon moi, la sorte d'existence que je lui représentais;—tantôt maussade, parce qu'elle ne voulait pas être entraînée au delà d'un point, ni dans ses manières, ni surtout dans son cœur. Ce point, elle était sans cesse au delà ou en deçà... Autour de ce petit drame sentimental que je sentais s'ébaucher en elle, d'une âme de jeune fille qui palpite d'ardeur et de terreur, qui veut et ne veut pas, qui va aimer et qui n'aime pas encore, imaginez la lumière et les horizons de cette merveilleuse Provence. Vous la connaissez, et la prise qu'elle a sur tout l'être, par ses alternances de journées idéalement tièdes et de soirées si fraîches, par la qualité vibrante de son air et l'ivresse qu'elle vous met au sang, par la morsure caressante de ses brises, où l'on sent à la fois des arômes de fleurs et la crudité des neiges des montagnes... Tenez: celle de maintenant... Et vous comprendrez qu'il arriva un moment où je vis dans la vulgarité du père Miomandre la plus délicieuse bonhomie, dans la nigauderie de Gaston la plus aimable simplicité. Bref, je vous répète que si jamais j'ai pensé au mariage sérieusement, c'est cette fois... Je savais toutes les objections. Elles se dispersaient en poussière comme les mottes de terre sous les sabots du cob rouan, de Manette ou de Fauteuil, dans nos chevauchées le long de ces grèves... Cet enfant n'avait pas d'alliances? Je n'aurais pas les bénéfices d'un beau cousinage? Soit! On la recevrait d'abord à cause de moi; puis, quand on l'aurait vue une fois, à cause d'elle... Et déjà elle m'apparaissait, dans le costume de l'équipage dont je suis, chassant à côté de moi, et son succès, et mon orgueil!... Et sans succès et sans orgueil, je me l'imaginais mienne, tout simplement, et j'avais le petit frisson qui précède les grands bonheurs... ou les grandes sottises...»
Comme il prononçait ces mots, nous étions arrivés à un carrefour. Il s'arrêta un instant, pour s'orienter. Il prit à gauche, et nous nous trouvâmes dans une espèce de vallonnement que traverse une petite rivière, avec deux berges assez abruptes. Il s'arrêta derechef, parut hésiter et, me montrant l'endroit:
—«... Nous y sommes.» dit-il, sans se soucier de continuer son récit avec ordre. «J'arrive tout de suite à l'épisode définitif. Ce fut d'ailleurs le premier et le dernier, et il se passa ici... oui, ici... Essayez donc de vous figurer Irène Miomandre telle que je vous l'ai décrite, et voyez-la qui débouche du bois, et qui arrive au galop de son cob, droit sur cette petite rivière, moi à dix pas, sur Manette, et le frère là-bas, tirant sur le filet, tirant sur le mors, les bras cassés à retenir Fauteuil, qui s'obstine à suivre le train de ses camarades... Irène est devant la rivière. Le cob hésite. Elle l'enlève. Il saute. Manette saute aussi, et Fauteuil aurait bien envie d'en faire autant. Son cavalier ne le lui permet pas. Il nous interpelle. Il est furieux.—«Où vais-je vous retrouver maintenant?...»—«A la plage,» lui crie sa sœur. «Va plus bas chercher le pont...» et, se tournant vers moi, aussitôt que nous avons fait quelque dix mètres sous bois: «—J'ai voulu que nous fussions seuls, Monsieur Duménil,» commença-t-elle, «parce que je dois avoir avec vous un entretien très grave...» Il y avait deux mois que durait, en s'aggravant chaque jour, cet étrange état que j'ai essayé de vous peindre. Il y avait une semaine qu'à la suite d'un bal où elle avait été presque familière, mieux encore, presque tendre, elle avait affecté de me fuir. Pourtant c'était elle-même qui, par son frère, m'avait fait demander de sortir avec eux ce matin,—dans quel but? L'audacieuse action qu'elle venait de se permettre pour nous assurer un tête-à-tête avait dû coûter beaucoup à sa modestie. Quand je ne l'aurais pas deviné à son regard, un signe me l'aurait révélé: les secouements de tête de son cheval indiquaient qu'elle lui tourmentait la bouche, sans même s'en apercevoir, par la nervosité de sa main, d'ordinaire si fixe. Qu'allait-elle me dire? L'évidence que je touchais à une minute solennelle de cette étrange aventure, où je m'étais laissé entraîner, me fit, à moi aussi, battre le cœur. Jamais elle n'avait été plus jolie, et le frémissement que je sentais courir dans ses fines épaules, l'émoi qui lui gonflait la gorge, l'impatience de son pied qui, involontairement, touchait sans cesse du talon le flanc de son cob et le faisait se grandir, animaient sa beauté virginale d'une vie passionnée et pure tout ensemble. Elle était si jeune fille, et cependant c'était la femme qui allait me parler, je le sentais—«ma femme,» pensais-je, «si je le veux...» Et le rêve se faisait réalité dans mon désir, tandis que je lui répondais:
—«Je suis prêt à vous écouter, Mademoiselle...» et j'ajoutai, dans un demi-sourire, pour encourager sa timidité, et la mienne peut-être. A quelque âge que l'on soit, on ne devient jamais amoureux, sans devenir timide: «Et j'ai un peu peur...»
—«J'ai d'abord un aveu à vous faire,» dit-elle: «Si je vous l'avais fait plus tôt, rien de ce qui arrive ne serait arrivé. Je n'ai pas été libre de parler. Ma famille, vous avez pu le constater, a des idées très strictes sur certains points. Mon père et ma tante n'admettent pas que l'on annonce des fiançailles, sans annoncer en même temps la date du mariage... Je suis fiancée, depuis un an, à mon cousin René. Nous devons nous marier quand il sera rétabli. Je vous demande de me garder le secret. Maintenant que vous le savez, je peux parler librement...»
—«Je vous garderai le secret, Mademoiselle, je vous en donne ma parole, mais...»—et la subite douleur dont cette déclaration inattendue m'avait frappé passa dans ma voix, quoi que j'en eusse.—«Mais c'est vrai. Vous me deviez peut-être de m'apprendre plus tôt que vous n'étiez pas libre...»
—«Oui,» répliqua-t-elle avec une fermeté singulière, celle de quelqu'un qui, obéissant à l'appel impérieux de sa conscience, ne ménage plus rien ni personne: «Je vous le devais, et je me le devais à moi-même. Mon excuse est que je n'ai pas compris d'abord ce qui se passait en moi... Monsieur Duménil...» Et elle me regardait bien en face, de ses grands yeux, où je lisais une angoisse: «Si vous êtes un honnête homme, quittez Hyères, allez-vous-en...»
—«Quitter Hyères? M'en aller?» répétai-je. Elle avait un sens si clair, cette phrase! Du moins, le sens m'en paraissait si clair, que j'osai ajouter: «Ah! Mademoiselle, si mon attitude a pu fournir un prétexte à la malveillance, je suis prêt à vous obéir, mais cette promesse même que je vous fais de partir, si vous l'exigez vraiment, me donne le droit de vous dire, moi aussi, des paroles que je ne me serais jamais permises... Pensez à celles que vous venez de prononcer... Si ce n'est pas à cause des propos qui ont pu courir que vous me demandez de renoncer à une intimité si douce, pour moi, plus que douce maintenant, nécessaire, si c'est parce que vous redoutez ce qui se passe en vous,—pardon, ce sont vos mots,—alors, permettez-moi...»
—«Non, je ne vous permets pas,» interrompit-elle, et un flot de sang empourpra ses joues minces. «Ce qui se passe en moi, ce n'est pas ce que vous croyez... J'irai jusqu'au bout,» continua-t-elle, après un visible effort de tout son être, en me regardant de nouveau fièrement et bien en face. «Mes sentiments ne sont pas ceux d'une jeune fille qui, ayant engagé sa parole à un homme, s'aperçoit qu'elle s'est trompée et n'ose pas se dégager. Non, je ne me suis pas trompée. Non, je n'ai pas cessé d'aimer mon fiancé. Je l'aime, et je n'aime personne d'autre, entendez-vous, personne d'autre... C'est la vraie Irène qui vous parle en ce moment, c'est la vraie Irène qui sent et qui pense ainsi... Mais il y a une autre Irène en moi, je l'avoue, que je ne connais pas, que je ne comprends pas, qui m'épouvante... Elle a toujours existé, un peu. J'ai toujours, malgré moi, rêvé d'un autre sort, d'un autre milieu, d'autres émotions. A ces chimères, je l'avoue encore, votre arrivée ici a donné comme une forme... Oui. J'ai entrevu une autre existence... Je l'ai entrevue,» répéta-t-elle, d'une voix profonde, «et je n'en veux pas. Je ne l'aurais pas plutôt qu'elle me ferait horreur, à cause de ce qu'il aurait fallu sacrifier pour l'avoir... Déjà la souffrance que je lis dans les yeux de René au retour me rend insupportables nos innocentes promenades. Que serait-ce, si... Et puis...» Elle semblait avoir oublié ma présence maintenant, et elle se parlait tout haut sa pensée: «Et puis, ce monde où j'entrerais, ce ne serait pas mon monde... J'ai tant réfléchi, ces jours derniers, tant compris pourquoi celles de mes amies qui se sont mariées hors de leur cercle de famille ont été malheureuses... Elles n'avaient été fidèles ni à elles-mêmes, ni aux leurs... Je vous le répète, Monsieur Duménil...» Elle était redevenue pâle et une résolution implacable brillait dans ses prunelles. «J'aime mon fiancé, je l'aime profondément, absolument, avec ce que j'ai de meilleur en moi... Si vous êtes un honnête homme, ne me tentez pas... Quittez Hyères, allez-vous-en...»
Je crois bien vous avoir répété presque exactement les termes dont se servit cette étrange fille. Je ne peux pas vous rendre son accent, son visage, la souffrance dont elle était évidemment déchirée, et qui se traduisit soudain par la seule action dont elle fût capable après ce discours: elle s'enfuit. Avant que je n'eusse eu même le temps de commencer à lui répondre, elle avait raccourci les rênes de son cheval, frappé de sa cravache presque avec violence l'épaule du cob, qui bondit en avant sous cette brutalité inusitée. Cette mince allée cavalière que vous voyez serpenter sous bois existait déjà. Irène s'y enfonçait au grand galop de sa bête... J'avais mis, moi-même, ma jument au galop, épouvanté pour elle du train dont nous allions dans ce sentier, étroit et sinueux, à travers des troncs d'arbres si rapprochés... Tout à coup je pousse un cri. Je venais de voir Mlle Miomandre plier en arrière, et glisser de sa selle, tandis que le «cob» rouan, à qui elle avait sans doute, en tombant, donné sur la bouche un à-coup violent, bondissait de côté. Il s'arrêta net, d'ailleurs, et attendit, les naseaux frémissants, la tête droite, comme s'il eût compris le danger de sa maîtresse. Je sautai à terre, en poussant de grands cris pour que le frère arrivât au plus tôt vers Irène. L'accident, qui l'avait jetée à bas de son cheval, aurait pu être mortel. Il avait été rendu inoffensif par un de ces très petits hasards d'où notre vie dépend dans ces secondes-là. Elle avait donné de la tête, dans ce galop fou, contre une branche d'un des pins, tendue à travers la route, juste à la hauteur du rebord de son chapeau, qui avait ainsi amorti le choc. Elle était toute décoiffée, un peu pâle du saisissement de sa chute. Mais, à mes cris, elle avait retrouvé l'énergie de se redresser. Quand j'arrivai auprès d'elle, je la vis qui, déjà assise, essayait de me sourire, et comme, moi-même, la terreur que j'avais ressentie de sa chute et la joie de constater qu'elle n'avait rien, me bouleversaient, je dus m'appuyer à un tronc d'arbre. Je me sentais m'évanouir, et elle me dit:
—«Vous voyez bien qu'il faut que vous vous en alliez..., pour vous aussi!...»
Elle n'attendit pas ma réponse. Elle s'était levée et élancée au-devant de son frère, appelé par mes cris, et qui nous rejoignait, effrayé, aux grandes allures du paisible Fauteuil. En ce moment, ce petit tableau est aussi réel pour moi que cette forêt et que ce ciel... Le cob rouan était là, près de cet arbre, qui arrachait maintenant des pointes de branches et les mangeait en verdissant son mors, son filet et sa gourmette avec délice. Le soleil dorait les cheveux d'Irène, qui courait en relevant son amazone, avec une élégance svelte de jeune page. Son grand dadais de frère l'écoutait, en poussant des exclamations de surprise, penché sur l'encolure de son cheval gris... Une heure après nous étions revenus à Hyères, et j'avais pris congé d'Irène à la porte de sa villa, en lui disant un «Adieu, Mademoiselle,» auquel elle avait répondu un «Adieu» jeté de nouveau d'une voix bien étouffée... Je me rappelle être resté chez moi, après cet adieu, plusieurs heures seul, en proie à une tempête d'émotions contradictoires, qui se termina sur une volonté de départ immédiat, comme elle me l'avait demandé. La certitude s'imposait à moi qu'Irène avait trop raison. Nous étions sur un chemin sans issue. La disputer à son cousin, essayer de transformer l'intérêt qu'elle me portait déjà en un sentiment plus tendre, je pouvais l'essayer. Y réussirais-je? Et ensuite?... Je n'étais plus très jeune. La prendre à sa famille, à son milieu, à ses habitudes, c'était m'engager à lui remplacer ce que je lui ferais perdre. La fantaisie tendre qu'elle avait émue en moi était-elle assez profonde pour tourner à un dévouement absolu, celui que supposait un tel mariage, où je devrais être tout pour elle. J'avais vécu, beaucoup vécu. Je savais que d'un être humain, d'une femme surtout, il ne faut pas attendre des impressions toujours exquises. Je venais d'en éprouver par cette jeune fille de si complètes, de si rares, tandis qu'elle me parlait et que je la sentais à la fois si prise et si révoltée, si vibrante de cette dualité sentimentale dont elle s'effrayait, qu'elle n'acceptait pas, qu'elle subissait cependant. Qui sait? Du fiancé ou de moi, si nous entrions en lutte ouverte, maintenant, peut-être le fiancé l'emporterait-il? Peut-être, s'étant ressaisie, m'en voudrait-elle du trouble qu'elle m'avait montré, et arriverait-elle à ne plus nourrir pour moi que de l'antipathie, à ne plus me regarder qu'avec des yeux où je verrais luire une autre âme?... Et je suis parti le soir même, et je ne l'ai jamais revue!... Vous savez le reste, par ce qu'a raconté le cocher. De tous les fantômes qui hantent ma mémoire, aujourd'hui que je suis de l'autre côté de ma vie, il n'en est pas auquel j'aime davantage à me caresser le cœur. Ce n'est qu'une ébauche d'amour, les quelques lignes d'un dessin, jetées presque au hasard...—et c'est la perle du musée!... Je vous le répète. Vous vieillirez, et vous saurez cela, nos meilleurs bonheurs ne sont pas ceux que nous avons réalisés. Ce sont ceux que nous avons rêvés... Alors, vous comprendrez pourquoi ce pauvre cheval, retrouvé ainsi, m'a donné l'impression d'une ironie trop dure...»
V
... Sept ou huit jours après avoir écouté cette confidence, je rencontrai de nouveau, par un hasard cette fois-là cherché, la diligence de Baptistin, comme elle rentrait de la Tour Fondue à Toulon. Je constatai, au premier regard, que le cob rouan, dont l'étique silhouette avait si péniblement surpris l'amoureux d'Irène, n'était plus là à traîner, en compagnie de Smith et de Tardieu, la pesante guimbarde, vide toujours, malgré les vantardises de son automédon.
—«Miomandre est donc mort?» l'interrogeai-je. Il s'était, de lui-même, arrêté pour me dire bonjour, et aussi pour me poser de son côté une question:
—«J'allais vous demander de ses nouvelles?» me répondit cet homme. «On n'a pas travaillé pendant des années avec une bête, sans s'y attacher...»
—«Des nouvelles?» fis-je, «et comment en aurais-je?...»
—«Vous ne savez donc pas,» reprit-il, «que Monsieur votre ami l'a racheté à M. Besse?... Té! Le patron a eu du nez de lui en demander un billet de mille. Il l'a donné. Et ce monsieur l'a envoyé à Paris, avec un de nos hommes pour l'accompagner, encore, chez... attendez, chez...» et il me baragouina, en l'estropiant, le nom d'un des grands loueurs de chevaux, où je sais que Perron-Duménil a en effet ses bêtes en pension...
—«Voilà qui est singulier,» pensai-je. Perron m'avait quitté, après avoir dîné avec moi, le soir de sa confidence, en m'annonçant qu'il prenait le premier train pour Nice, le lendemain matin. «Il a acheté le cob rouan?... Pour qu'il ne traîne plus cette diligence, évidemment...» Et je me souviens que, visitant les écuries de Eaton Hall, un palefrenier m'avait montré dans un des boxes le meilleur cheval de course du seigneur du lieu, le célèbre Bend'Or, que l'on laissait vieillir, de sa belle vieillesse—sans plus travailler. «Aurait-il eu une fantaisie de ce genre? Dans ce cas faut-il qu'il ait aimé cette jeune fille, et qu'il regrette de ne pas l'avoir disputée!»
Ma curiosité avait été si fort éveillée que revenu à Paris, et tout en me jugeant moi-même extravagant d'une pareille enquête, un jour que j'étais près de la rue Spontini, où le loueur en question a ses écuries, je m'acheminai droit chez lui. J'entrai dans la longue cour, des deux côtés de laquelle ouvrent les portes des boxes réservées aux bêtes les mieux traitées. Il faisait beau. C'était au printemps, par une après-midi tiède, et les parties hautes et mobiles de ces portes étaient ouvertes, pour donner de l'air aux animaux... Et je reconnus la misérable haridelle, presque blanche à cause de l'âge, que j'avais vue, trottant, les jambes enflées, le long de la route de Giens,—le cob rouan d'Irène Miomandre! Seulement, aujourd'hui, les côtes garnies de graisse, le poil luisant, pansé, nettoyé, la crinière peignée, il avançait sa vieille tête osseuse, trouée d'énormes salières, et montrait ses énormes dents avec la placidité reposée d'un cheval rentier qui mange de l'avoine et du foin tout son saoûl, et qui ne se couche plus que sur une litière fraîche de bonne paille épaisse et choisie...
—«A qui est ce cheval?» demandai-je à un homme d'écurie, en train de refaire, pour la cinquantième fois de la journée, avec du sable jaune, sur les dalles de la cour, de ces dessins chimériques, orgueil des palefreniers, que les pieds des bêtes et des cavaliers détruisent, aussitôt tracés:
—«A M. Perron-Duménil» me répondit ce garçon. «Je voudrais bien finir comme ce lascar-là,» continua-t-il en ricanant. «Il a au moins vingt-cinq ans, si pas plus. On ne lui voit plus l'âge. Il était à un des amis de M. Perron. Pour lors, ce monsieur a demandé dans son testament, paraît-il, qu'on ne l'abattît pas, et mon gaillard vieillit sans rien faire. Nous l'appelons Henri IV ici, à cause de la chanson, vous savez, sur le Pont-Neuf: descends donc de ton cheval, feignant... Si vous l'aviez vu quand on nous l'a amené! Il se remplume. Pas vrai, Riquatre? C'est pourtant pas un hôpital de chevaux, ici. Le patron l'a pris par rapport à M. Perron-Duménil, qui est un des bons clients. Il en garde un cœur pour son ami, cet homme-là, car il vient voir cette bête, toutes les semaines, et lui porter du sucre... Ça a dû être un rude cheval dans son temps... Il sait que l'on parle de lui, le malin. Voyez son œil.»
Et le vieux cheval, en effet, tout en frottant le dessous de sa mâchoire contre le bois de la porte, et réchauffant son crâne bosselé au bon soleil, nous regardait avec ces vagues prunelles troubles où se devine l'éveil d'une conscience confuse, et il avait l'air de dire: «Je ne comprends pas trop ce qui m'arrive; mais c'est très doux...» Et il s'ébrouait gaiement dans la lumière et le vent printanier.
Mars 1903.
LE PORTRAIT DU DOGE
I
—«Vous serez assez bien logé,» dis-je à Roger de Montglat, quand nous fûmes arrivés devant l'étonnant château que le vieux Joseph W. Macdougall, de Philadelphie, s'est fait construire à Newport, sur cette haute falaise d'où se découvre un des plus grandioses paysages de mer qui soient au monde. Le pauvre vieux Joe, comme on continue à l'appeler, n'a pas habité une heure ce palais de briques, à coins de pierre, dans le style de la première moitié du dix-septième siècle français, avec son escalier en fer à cheval, ses toits en éteignoir et ses fenêtres copiées sur celles de l'élégant Courances. Ce roi des mines de cuivre, qui avait commencé, tout petit garçon, par vendre des journaux dans les rues de sa ville natale, et qui a laissé dix millions de dollars à sa veuve et à sa fille unique, est mort, comme il convient à un grand homme d'affaires des États, d'une attaque, et à son bureau, tué de travail avant d'avoir même atteint sa cinquante-cinquième année. Cet infatigable ouvrier de millions prévoyait-il, en faisant venir d'outre-mer un artiste parisien pour lui construire ce gigantesque bibelot d'architecture, qu'il préparait une demeure d'été à un gendre issu d'un des gentilhommes de Louis XIII? Le jeune homme de trente-deux ans à qui je décochais gaiement cette innocente épigramme appartenait en effet,—il appartient encore, grâce à Dieu—à la lignée de ce marquis de Montglat, chevalier des ordres du roi en 1632, grand maître de la garde-robe et maréchal de camp en 1637, qui nous a laissé de curieux mémoires sur la vie de la cour et celle des camps à l'époque du cardinal de Richelieu. Le marquis actuel n'est pas trop indigne de cet ancêtre par l'esprit, qu'il a très vif, sinon très cultivé. Mais de l'énorme fortune qui, du mémorialiste à ses descendants, avait passé à peu près intacte, son grand-père a dévoré sous la monarchie de Juillet la plus grande partie. Son père a fortement entamé le reste sous le second Empire. Lui-même a continué sous la Troisième République.—Ils ont tous les trois simplement vécu cette vie d'oisifs qui coûte si cher... Et c'est la raison pour laquelle Roger avait suivi de Cannes à Paris, puis à New-York, puis à Newport, la très belle et très riche Jessie Macdougall. C'était même pour me présenter à elle qu'il m'avait entraîné à Newport, et comme il m'avait fait ses confidences avec cet air de demi-plaisanterie qui lui est volontiers habituel, ma taquinerie,—je n'en défends pas le bon goût,—ne l'offensa point. Il me répondit sur le même ton: «D'autant plus que cela ne me changera pas trop de Montglat, qui était du même temps et du même style...» puis, haussant les épaules: «quand je dis du même style!... Pourquoi la copie d'une bâtisse ancienne, si exacte soit-elle, a-t-elle toujours un air de parodie? Cela paraît si simple de reproduire, à un centimètre près, une façade, un toit, un escalier!... Ah! si vous aviez vu Montglat! Mais nous le rachèterons et nous le restaurerons, pourvu que...»
Il n'acheva pas, et il me sourit de ce sourire qu'il avait chaque fois qu'il faisait devant moi quelque allusion à son mariage possible avec l'héritière des millions de Joe Macdougall. C'est un trait bien français, encore, celui-là, cette disposition à se railler un peu soi-même, pour désarmer les autres. Montglat avait tort cependant de redouter ma critique. Je trouvais parfaitement légitime qu'il offrît des armes et une couronne de marquise à la charmante Américaine, à laquelle d'ailleurs la jolie tournure et la fière mine du jeune homme rendaient cet ennoblissement très agréable. Quant au désir qu'elle avait elle-même de ce mariage, elle m'en donna aussitôt une preuve, car, sachant l'heure de la venue de son futur fiancé, elle l'attendait en se promenant, par ce commencement d'une belle après-midi d'août, dans une des allées du jardin de la villa. Elle le vit. Elle me vit aussi, et une contrariété à peine dissimulée passa sur son visage qu'une ombrelle de soie rose teintait d'un reflet tendre. Je compris qu'elle trouvait que Roger, pour sa première visite à Newport, aurait bien pu venir seul. Mais il avait tant insisté pour m'emmener avec lui à Cliff Lodge, et j'éprouvais une telle curiosité de pénétrer dans un de ces intérieurs de millionnaires dont j'avais entendu parler avec tant d'enthousiasme tour à tour et de dénigrement! Je me résignai donc à jouer ce rôle du terzo incommodo qui protégeait évidemment les dernières indécisions de mon compatriote. Ce ne fut d'ailleurs qu'une impression d'une minute, aussitôt domptée. A peine Montglat m'eut-il présenté que miss Jessie causait avec moi aussi familièrement que si nous nous fussions connus depuis des années, et elle m'interrogeait, à la manière des gens de son pays, avec cette maladive envie de savoir au juste quelle impression le nouveau monde fait aux enfants dégénérés de la vieille Europe:
—«Vous avez dû trouver New-York bien laid?...» disait-elle. «Quand le grand-duc Paul est venu l'année dernière sur le yacht de Dickie Marsh, il n'a pas voulu y rester un jour. Tout de suite nous l'avons eu à Newport. En revanche il ne voulait plus partir d'ici. C'est que, pour comprendre l'Amérique, il faut se rappeler que nous avons beaucoup de volonté, trop de volonté. Nous distribuons, nous découpons notre existence en des parties aussi distinctes que les ailes de ce petit château... A New-York, comme dans toutes nos autres villes, nos hommes font une vie d'affaires, et seulement d'affaires. C'est pour cela que les rues sont si laides. Ici nous faisons une vie de société, et seulement de société... Oh! Il y a beaucoup de crudités encore. Mais, vous verrez, ce n'est pas ennuyeux... Nous n'avons pas de mesure, même dans le plaisir, c'est vrai. Lord Ronald Strabane, vous ne le connaissez pas? Le fils du duc de Gairloch, disait toujours: «La saison de Newport à côté de la saison de Londres c'est le Niagara à côté d'une cascade d'Écosse...»
Elle souriait, elle aussi, en prononçant ces phrases et d'autres pareilles, avec un peu de cette ironie défensive qu'avait eue Roger quelques instants auparavant, pour parler d'elle. Cependant, et je sentis cela sur place, avec une extrême intensité, il y avait, dans leurs railleries-paratonnerres, cette différence. La jeune Américaine avait beau être touchée de snobisme international, comme l'attestait l'abus des références nobiliaires rappelées dans sa conversation, elle était profondément, intimement fière de son pays. Si l'on eût fait un écho trop fidèle aux critiques qu'elle se permettait sur sa patrie, ses beaux yeux bleus se fussent foncés bien vite d'irritation. Montglat, au contraire, malgré ses allures de Parisien blasé, avait un peu honte de viser un mariage si riche, et il y avait dans son ironie à lui comme une supplication que l'on ne fût pas trop de son avis. Il répondit cependant à miss Macdougall avec une complaisance que je savais n'être qu'à moitié sincère. Elle ne s'expliquait que par la galanterie d'une cour déjà très avancée:
—«Mais vous calomniez New-York,» disait-il. «Vous vous rappelez mon impression le lendemain de mon arrivée, quand votre mère et vous m'avez mené au Parc Central? Ce sera dans vingt-cinq ans une des plus belles villes du monde. Dès maintenant ces énormes maisons à tant d'étages, ce n'est pas la vilaine bâtisse médiocre de notre boulevard Haussmann. Il y a là comme l'ébauche d'un art nouveau. N'est-ce pas?...» Et il se tournait vers moi, qui ne lui donnais pas de démenti! Mais que cela me déplaisait de le trouver si souple, si prêt à cette duplicité! D'où viennent ces sympathies pour des demi-inconnus, comme celui-ci l'était pour moi, et que l'on voudrait étrangers à de certains calculs, afin de les aimer tout à fait? Je n'avais jamais eu avec Roger que des rapports très superficiels, rendus à peine plus intimes par notre rencontre dans cet ahurissant New-York, où nous avions débarqué à huit jours de distance, et déjà j'étais peiné qu'il se préparât à ce mariage sans amour. Car, je le sentais une fois de plus jusqu'à la dernière évidence, en le regardant auprès de Jessie Macdougall, il ne l'aimait pas. Cela encore était une pitié. Si jamais héritière mérita d'être épousée pour elle, et non pour sa fortune, c'était assurément cette admirable créature. Peut-être la beauté de la jeune fille achevait-elle de me rendre plus pénible l'idée que ce charmant Roger n'eût pour elle que ce sentiment intéressé. Un projet de mariage brutalement arrangé par un viveur avec une fille très riche et très laide comporte moins de mélancolie... Je me souviens. Ce ciel de l'été américain était si bleu ce jour-là! L'horizon de l'Atlantique développait dans une gloire si lumineuse son azur mouvant, taché de blanches voiles! Les plantes autour de nous frémissaient si hautes, si fraîches! Un air si chargé d'arômes vivifiants courait sur cette falaise, dont le gazon nourri d'embruns verdoyait si intensément! La maison vers l'escalier de laquelle nous nous acheminions donnait une telle impression d'un asile comblé! Avec la mousseline de soie de sa toilette, claire et semée de fleurs mauves, sa taille de princesse, son teint éclatant, l'or de ses cheveux, le sourire de ses blanches dents entre leurs lèvres pourpres, la finesse de ses doigts qui maniaient le manche en émail vert sur fond d'or d'une ombrelle de Faverger, la minceur de ses pieds qui se cambraient dans des souliers Queen Ann à boucles d'argent, Jessie Macdougall était une telle apparition de grâce jeune! Elle avait, malgré son air trop paré, un si évident naturel! Et Roger lui-même, quelle délicate physionomie que virilisait le regard très franc de deux grands yeux bruns! Comme sa bouche avait des lignes spirituelles sous sa moustache aux reflets fauves! Avec les souplesses de sa taille demeurée svelte et l'élégance de toutes ses façons, comme il donnait l'impression d'un de ces amoureux-nés, vivante illustration du vers célèbre:
Et je savais, moi, que ce décor d'opulente idylle n'était qu'un mensonge. Ce délicieux jeune homme ne voyait dans cette délicieuse jeune fille qu'un carnet de chèques à effeuiller, et cette délicieuse jeune fille dans ce délicieux jeune homme, selon toute vraisemblance, qu'un blason sur un panneau de coupé et l'entrée définitive dans l'Olympe de notre faubourg Saint-Germain.
—«Voilà pourtant ce que la Haute Vie fait de la jeunesse et de l'amour!...», songeais-je en regardant marcher ce couple dont l'union prochaine serait annoncée dans tous les journaux des deux mondes. On publierait la liste royale de leurs cadeaux de noce. On les envierait sur l'une et l'autre rives de cet Océan dont le souffle pur rosait leurs joues à tous deux, et ce beau couple comblé aurait en effet tout de la vie, tout, excepté la seule chose qui vaille la peine que l'on vive—un sentiment vrai...
II
Je ne saurai jamais si, en pensant de la sorte, je me trompais ou non sur la sensibilité de miss Macdougall. Trouvait-elle le moyen, comme tant de filles dans son pays, d'être à la fois sentimentale et positive, romanesque et pratique? Tout en souhaitant de s'appeler: la marquise de Montglat, peut-être préférait-elle sincèrement à un autre fiancé le porteur de ce titre désiré. Quant à lui, je devais avoir presque aussitôt, et d'une façon bien inattendue, la preuve que sa silhouette d'exquis jeune premier ne mentait pas: il ne jouait le personnage de coureur de dot qu'à son cœur défendant, et, si singulière que paraisse cette expression, par devoir. Les jeunes Parisiens de sa classe sont parfois ainsi, roués par principe, intéressés et cyniques par point d'honneur, et toujours à la veille de détruire, dans un caprice d'attendrissement, l'échafaudage de leur propre ruse. Certes il ne se doutait pas plus que moi de la volte-face soudaine dont il allait me donner le spectacle, lorsque nous pénétrâmes dans le hall, et que, regardant le plafond à poutrelles peintes, il me dit à voix basse, avec une malice d'enfant:
—«Penser que dans deux ou trois siècles, je serai portrait d'ancêtre sur un de ces panneaux! Quel peintre me conseillez-vous?...» Et tout haut, comme l'héritière, qui était allée ouvrir la porte d'un petit salon voisin, revenait:—«Miss Jessie, nous étions en train de nous demander où vous aviez fait faire le plafond?...»
—«Comment, fait faire?» répondit la jeune Américaine avec un peu d'indignation, «mais c'est un morceau absolument authentique, du plus pur quinzième siècle. Nous l'avons acheté au cours de notre voyage en Touraine, maman et moi, dans un vieux château; on l'a transporté ici, poutre par poutre... Maman a sans doute été obligée de sortir, car je ne la trouve pas. Je vais vous montrer seule nos quelques bibelots. Ils ne sont pas tous aussi rares. Mais il n'y en a pas un qui ne soit authentique, entendez-vous, monsieur de Montglat, malgré votre peu de confiance dans notre goût, à nous autres pauvres barbares des États...»
—«Des barbares qui conquièrent tout ce qu'il y a de beau en Europe,» dit Montglat... «Mais c'est un musée ici... Que de merveilles!» répétait-il, «que de merveilles!...»
Je fis écho à son exclamation. Beaucoup des curiosités appendues aux murs de ce hall n'auraient pas déparé le Louvre. Le seul défaut de cette collection était l'incohérence. Là se trahissait l'origine improvisée. Pêle-mêle, à coups d'argent, le magnat du cuivre avait acheté deux tapisseries du moyen âge, dignes de figurer au musée de Cluny, avec: «La Dame à la Licorne», quatre sarcophages antiques, un bas-relief en terre-cuite coloriée de l'un des Robbia, un cassone avec un devant peint dans la manière Florentine, et, pêle-mêle, des tableaux de Philippe de Champaigne et de Courbet, du Pérugin et des plus récents impressionnistes modernes. Cela sentait la hâte et l'à-coup d'une avidité sans discernement. On devinait, derrière cette réunion de choses trop disparates, les voyages mal préparés en Europe, et l'accaparement inconsidéré d'une masse d'objets indiqués par quelque connaisseur,—moyennant une forte commission. La trace du culte pour Napoléon, si fréquent chez les citoyens de la Grande République, se retrouvait dans ce splendide bric-à-brac: un portrait de Robert Lefèvre, réplique de celui de Gros-Bois, dominait un drapeau d'un régiment de la Garde, arrivé là après quelle odyssée? La soie décolorée pendait sur la hampe. Les noms prestigieux de Marengo, d'Austerlitz, d'Iéna, d'Essling, de Wagram s'y lisaient brodés en lettres d'or flétries. Cet héroïque haillon, chose morte parmi d'autres choses mortes, faisait un commentaire saisissant à la phrase de Roger sur la conquête du vieux monde par le nouveau, et je ne pus me retenir de demander à miss Macdougall d'où venait cette relique.
—«De chez un marchand de curiosités, à Paris, tout simplement,» dit-elle. «Vous voyez que cet étendard n'a pas d'histoire...» Elle énonça cette phrase étonnante tout simplement, elle aussi! Et coquette: Ce n'est pas comme ce portrait de doge que vous regardez avec tant d'attention, monsieur de Montglat... C'est un Palma le vieux, signé et daté. Il vous intéresse?...»
—«Beaucoup,» répondit Roger qui se tenait en effet immobile depuis plusieurs minutes devant la toile du maître vénitien. Il demanda: «C'est le portrait d'un Navagero, si je lis bien l'inscription?...»
—«Exactement,» fit la jeune Américaine, «et je parie que jamais vous ne devinerez ce qu'il a servi à payer... Mais non. Vous perdriez... J'aime mieux vous raconter l'histoire... Je vous la donne,» ajouta-t-elle en se tournant vers moi. Je passe les compliments dont s'accompagna le cadeau... «C'était il y a deux ans et demi,» continua-t-elle, «vers la fin de l'hiver. Nous avions quitté Rome, maman et moi, pour courir quelques semaines le nord de l'Italie, à un moment où il n'y a pas trop de monde et pas trop d'acheteurs. A Venise on nous avait recommandées, entre autres personnes, à un vieux prêtre, à un certain abbé Lagumina, un tout petit bonhomme qui portait le chapeau à haute forme, la redingote, les bas et les souliers à boucles. «Vous verrez son église,» nous avait dit notre compatriote, Lincoln Maitland, le peintre. Il disait la messe dans un bijou de petite chapelle, où il y avait une vierge de Bellin, un chef-d'œuvre! Maman lui en a offert vingt mille dollars. Je l'entends encore s'écriant: «Si elle était à moi, cara signora, je vous la donnerais pour rien. Mais elle est au bon Dieu...» Puis, après avoir un peu réfléchi: «Mais si Votre Seigneurie cherche quelque belle peinture, je pourrai la mener dans un endroit...» Il aurait fallu voir sa mine discrète pour insister: «Seulement vous ne raconterez à personne que vous y êtes allées...» Nous lui promettons le silence. Il nous dit: «Demain je vous verrai à votre hôtel. Je saurai s'ils vendent quelque chose...»
—«Ils,» dis-je en riant, «que je les connais ces ils, en Italie! On vous introduit dans une famille annoncée comme illustrissime, et vous trouvez à un troisième étage un taudis habité par un ménage d'usuriers qui vous parlent du quattro cento en vous offrant des croûtes de la basse école bolonaise.»
—«Vous avez raison,» répondit l'Américaine, «quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent. Cette fois fut la centième... Vous connaissez Venise? Imaginez cet abbé échappé d'un quadro de Longhi, arrivant un soir vers les six heures, à la porte de notre hôtel, en gondole. Il nous fait appeler et nous dit avec un ton de conspirateur que nous pourrons acheter un chef-d'œuvre, si nous nous engageons vraiment d'honneur à ne pas chercher qui nous l'a vendu, ni à retrouver le palais où il va nous mener. Nous montons en gondole après avoir accepté le pacte. Nous allons. L'abbé avait fait signe à son gondolier sans prononcer aucun nom. Après un quart d'heure de détours dans les canaux, durant lequel notre guide nous dit seulement: «Il faudra donner l'argent tout de suite. S'ils n'en avaient pas besoin pour demain, ils ne vendraient pas...» nous débarquons devant un palais sur un tout petit canal, très écarté. On nous introduit dans un de ces vestibules qui suffirent autrefois à des fêtes royales. Tout y trahissait le délabrement. Là nous voyons arriver un personnage aussi fantastique que notre guide lui-même, un géant boiteux avec deux yeux louches. Il tenait une lampe en cuivre à trois becs, de la forme de celles de Pompéi... «Ah!» gémissait-il, «si le seigneur comte m'écoutait, il ne le vendrait pas. Non, il ne le vendrait pas... Bon! j'ai oublié les clefs...,» ajouta-t-il quand nous fûmes au premier étage. Nous l'entendîmes qui, de son pas inégal, entrait dans une autre pièce. Dans son trouble il négligea de fermer entièrement la porte. Nous étions donc là, sur le palier, et voici que le plus étrange dialogue arrive jusqu'à nous. Cette porte à moitié ouverte donnait évidemment sur les pièces habitées par la famille... Les interlocuteurs parlaient vénitien. Je venais d'en prendre des leçons, assez pour comprendre la dispute: «Il est encore temps, seigneur comte,» disait la voix du géant, qui, dans son désespoir de vieux serviteur, avait trouvé cette dernière ruse pour rompre un marché qui lui faisait horreur. «Ne l'écoutez pas, mon père,» disait une autre voix, celle d'une jeune femme, «ne l'écoutez pas. Si nous ne lui donnons pas l'argent, la Bettina n'apportera pas les costumes. Elle ne veut plus nous faire de crédit. Et il faut que Tea et moi allions à ce bal, il le faut. Quelle excuse donnerons-nous à la Steno?...»—«Tu vois bien que je dois vendre le portrait,» faisait une troisième voix, celle du comte...—«Vendre le portrait pour payer un costume de bal,» gémissait de nouveau la première voix. «Ah! donna Laura, cela vous portera malheur.»—«Aujourd'hui ou demain!...» reprenait donna Laura. Nous devons à tout le monde... Si nous ne paraissons pas à cette fête, on dira que nous n'avons pas eu l'argent de nos toilettes. Les autres créanciers le sauront. Ils viendront tous. Nous vendrons le tableau à perte, comme le dernier—Non, mon père, n'écoutez pas Gigi...»—«N'écoutez pas donna Laura,» répondait l'homme. «Elle veut sa robe parce qu'elle croit qu'il y aura là quelqu'un. Elle sait bien qui... Mais il ne l'épousera jamais...» Pendant que durait ce débat qui nous livrait le secret de la misère de cette famille, le bon abbé Lagumina faisait de vains efforts pour empêcher le comte, sa fille et l'intendant de soutenir ce dialogue à voix si haute. Mais deux des trois au moins étaient trop intéressés à l'issue de cette discussion. Ils ne remarquaient pas les petits appels de toux par lesquels le pauvre abbé les avertissait de notre présence. A un moment ils durent cependant entendre quelque chose, car ils refermèrent la porte... Je vivrais cent ans, je n'oublierais pas cette scène sur cet escalier de ce palais désert. Les trois becs de la lampe posée à terre nous éclairait d'une lueur fantastique et sous les fenêtres clapotait l'eau de la lagune. Le cri des gondoliers résonnait seul maintenant, jusqu'à la minute où le géant reparut avec les clefs. Il ouvrit, sans s'excuser de sa longue absence, la porte d'une galerie abandonnée, où se voyait une suite de cadres, tendus à l'intérieur d'une étoffe verte qui remplaçait les tableaux absents, jusqu'à ce qu'il nous eût menées devant ce chef-d'œuvre... Et voilà comment une famille héritière des doges a vendu cet ancêtre—pour payer deux toilettes de bal!... Ne trouvez-vous pas cette histoire très gaie?...»
—«Moi,» répondit Roger après un silence, «je la trouve très triste...» Il avait dit ces quelques mots d'un ton si étrange que nous le regardâmes, Jessie Macdougall et moi, avec une surprise que redoubla l'aspect de sa physionomie soudain toute changée, comme crispée. Il s'aperçut lui-même de notre étonnement:—«Que voulez-vous? Il m'aurait suffi de savoir pourquoi ces pauvres gens vendaient ce tableau. Je n'aurais pas pu l'acheter...»
—«Et qu'auriez-vous fait?» lui demandai-je. L'histoire racontée par la jeune Américaine l'avait jeté dans une irritation qui m'était aussi évidente qu'inintelligible. Je sentais qu'il fallait détourner l'entretien. Je continuai: «Tout a été pour le mieux dans le meilleur des vieux mondes. Miss Jessie a eu son tableau, qui est admirable et qu'elle soigne si bien. Voyez comme la toile est tenue, sous son verre, et comme ces chairs sont peintes, et cette finesse des yeux et ces étoffes!... Donna Laura et sa sœur Tea auront eu leur toilette de bal et se seront amusées, comme des folles, qu'elles étaient sans doute. Les créanciers auront reçu des acomptes. Allons! N'ayez pas de mauvaise humeur contre l'inévitable. Il faut que les chefs-d'œuvre voyagent et aillent porter loin du pays où il sont nés leur message de beauté... C'est du pur Ruskin, cela, n'est-il pas vrai, miss Jessie?...
—«Il paraît,» répondit miss Macdougall en s'efforçant de rire «que M. de Montglat n'est pas ruskinien... On dirait qu'il m'en veut d'avoir raconté cette histoire...»
—«Pas le moins du monde,» répondit Roger. «Vous êtes contente d'avoir fait une bonne affaire. C'est très naturel dans votre pays, et vous avez bien raison. Moi, je ne suis ni d'un pays, ni d'une race de gens d'affaires, voilà tout...»
III
—«Vous n'avez vraiment pas été gracieux pour elle,» disais-je à Montglat, un quart d'heure plus tard, comme nous sortions de Cliff Lodge. Après cette injustifiable et presque grossière boutade la causerie avait, comme on pense, cessé d'être cordiale. J'éprouvais la trop naturelle curiosité de savoir quel motif avait déterminé une si bizarre volte-face. J'insistai donc: «Elle n'a rien dit cependant qui pût vous froisser...»
—«Elle ne m'a pas froissé,» répondit-il. «J'ai eu un moment de nerfs, comme une jolie femme que je ne suis pas... Parlons d'autre chose, voulez-vous?...»
Nous parlâmes en effet d'autre chose. Mais, je voyais que son impression avait dû être bien profonde, car sa maussaderie augmentait au lieu de diminuer, de seconde en seconde. Il finit par me quitter avec une soudaineté qui, de tout autre, m'aurait froissé moi-même. Avec lui, je n'eus pas l'idée de m'en offenser. Je m'en rendais trop compte: il avait reçu un coup, dont je ne comprenais d'ailleurs ni la cause ni la nature. Ce fut le soir seulement, et comme je me préparais à descendre pour le dîner, que j'eus le mot de cette énigme. Je me vois encore, regardant la pendule, dans mon petit salon d'hôtel, et envoyant prévenir Roger, comme il était convenu; et je le vois, lui, entrant presque aussitôt... en costume de voyage!
—«Je viens vous dire adieu,» furent ses premiers mots. «Je dînerai dans le train qui part à huit heures et demie...»
—«Vous partez?» lui dis-je. «Vous retournez à New-York? Vous avez reçu quelque mauvaise nouvelle?...»
—«Aucune,» fit-il, «mais je ne veux pas manquer le paquebot de demain matin pour l'Europe...»
—«Vous retournez en Europe?» m'écriai-je. «Voyons! Ce n'est pas sérieux!... Et miss Jessie Macdougall?...»
—«Miss Jessie Macdougall trouvera autant de marquis anglais et français qu'elle voudra pour l'épouser,» répondit-il, «et pour régner en maître parmi les somptuosités de Cliff Lodge. Moi, je vais savoir si je n'ai pas manqué ma vie par la plus folle, par la plus indigne des calomnies...»
Qu'il ressemblait peu en ce moment au Parisien railleur de notre arrivée dans le jardin de ce somptueux Cliff Lodge! Et que je l'aimais mieux ainsi, quoique je ne démêlasse toujours pas le lien qui rattachait l'anecdote racontée par la jeune Américaine aux troubles dont je le voyais saisi! Une expérience déjà longue aurait dû m'apprendre que la vie dépasse en hasards inattendus et en rencontres invraisemblables les imaginations de nos livres. Pourtant j'éprouve toujours, et j'éprouvai cette fois encore, une déconcertante surprise à constater comme le monde est petit et comme les événements les plus étrangers en apparence les uns aux autres jouent les uns sur les autres, par des hasards aussi surprenants dans leur ensemble que naturels dans leur détail:
—«Oui,» reprenait Montglat, en réponse aux questions qu'avaient autorisées son commencement de confidence, «l'histoire de la vente de ce portrait, vous l'écoutiez, vous, comme elle vous le racontait. L'anecdote vous intéressait. Moi, elle me bouleversait. C'était le mot surpris là, par la plus fantastique rencontre, d'une énigme qui m'a si souvent tourmenté... Cela vous étonne de m'entendre parler sur ce ton? Vous ne connaissez de moi que l'homme de plaisir, et vous ne le croyez pas très capable de sentiments profonds... Ne vous défendez pas,» continua-t-il, comme je l'interrompais, «c'est très naturel, et vous n'avez pas si tort... Sans l'incident de cet après-midi, ne serais-je pas à la veille de faire sans aucun scrupule cette assez triste opération qui s'appelle un mariage d'argent? Mais je l'aurais fait, ce mariage,—et cela, je n'avais pas à vous le dire,—parce que je n'ai pas fait le seul mariage d'amour qui m'ait tenté dans ma vie, et la vente de ce portrait se trouve avoir été la cause indirecte de cette rupture... Vous allez comprendre. Il y a deux ans et demi, précisément à l'époque où miss Macdougall était à Venise, je m'y trouvais aussi. Alors, je ne savais même pas son nom. En revanche j'étais un visiteur assidu de ce palais Navagero qu'elle vous a décrit tout à l'heure, et chacune de ses paroles éveillait un écho dans mon souvenir. Ce géant boiteux, qui servait de Kaleb à ces patriciens ruinés, qu'il m'a conduit souvent, avec sa lampe de cuivre à trois becs, dans ce petit salon qui donne sur ce palier du premier étage! Et cette voix de la jeune fille que miss Jessie n'a pas vue, combien j'en ai aimé le frémissement ému, le chantonnement doux, quand elle parlait le dialecte de la lagune!... Cela me fait mal d'y penser seulement!...»
Il s'arrêta de sa confidence et je vis qu'il avait des larmes au bord des paupières. Je lui pris la main, et ce mouvement de sympathie achevant de lui ouvrir le cœur, il poursuivit:
—«Je vous remercie de ne pas sourire d'un récit qu'il faut pourtant que je fasse à quelqu'un. Vous jugerez vous-même si mon devoir n'est pas de partir, d'aller tout de suite là-bas demander pardon à celle que j'ai outragée d'un si injurieux soupçon? Donna Laura Navagero, car c'est elle, vous le comprenez, dont je veux parler, était à cette époque une fille de vingt-deux ans. Elle avait un peu de sang lombard dans les veines et avec ses cheveux bruns teints de roux, ses yeux noirs, son ovale allongé, c'était un visage délicieux, comme on en voit dans les vieilles fresque de Milan. Elle avait perdu sa mère très jeune. Ses seuls parents étaient une sœur plus âgée qu'elle d'un an, cette Téa et son père. De ce père, je ne vous dirai rien, sinon qu'ayant hérité une fortune déjà délabrée il en mangeait le reste dans des spéculations de Bourse. J'ajoute, et, vous ne vous en étonnerez par trop, vous qui avez tant vécu en Italie, qu'il nourrissait plusieurs ternes secs au Loto. La sœur était aussi laide que Laura, c'était le nom de mon amie, était jolie. Entre ce père et cette sœur, elle vivait, sans direction, sans surveillance. Il était inévitable que, jolie, confiante et coquette—de cette coquetterie de la vingtième année, qui n'est qu'un enfantin désir de plaire—elle donnât prétexte aux médisances. Je vois cela distinctement aujourd'hui, et je le voyais bien dès lors, mais quand on est amoureux, et je le devins presque tout de suite de donna Laura, on ne raisonne pas, on sent!... Voilà qui excuse, qui explique au moins que j'ai cru si facilement au mal que l'on disait d'elle.»
—«Hélas!» l'interrompis-je, «c'est l'éternel malentendu. En amour, comme en religion, les seuls sages sont ceux qui professent la foi du charbonnier. S'ils sont trompés, c'est comme s'ils ne l'étaient pas, puisqu'ils n'en savent rien; et du moins ils ne courent pas le risque de méconnaître un cœur sincère en doutant de lui...»
—«Combien vous avez raison!» s'écria-t-il, «Pourquoi n'ai-je pas pensé ainsi, avant le petit drame où ce portrait de Palma, que nous avons vu aujourd'hui, joue un rôle si complètement inattendu?... Il me faut vous dire d'abord où nous en étions, Laure et moi, lors de ce bal à l'occasion duquel ce tableau fut vendu, et qui se donnait chez cette comtesse Sténo que vous devez connaître... Quoique je visse Mlle Navagero deux fois, et souvent trois fois par jour, chez elle, à la promenade, dans le monde, avec la liberté si particulière, même aujourd'hui, à la vie vénitienne, je ne m'étais jamais permis de lui dire que je l'aimais, et elle ne m'avait jamais dit qu'elle m'aimait. Nous savions pourtant tous les deux que nous avions l'un pour l'autre ce vif intérêt qui n'a pas besoin de mots pour s'exprimer. Lorsque j'entrais dans une chambre où elle se trouvait et qu'elle m'apercevait, je la voyais changer de couleur; et moi, quand elle tardait à venir dans un endroit où je savais devoir la rencontrer, j'avais la fièvre d'impatience. Quand nous causions tous les deux seuls, ce qui nous arrivait sans cesse, nous parlions toujours des choses du sentiment, sur lesquelles cette étrange fille avait tantôt des opinions d'une naïveté d'enfant, tantôt des idées si fines, si pénétrantes, qu'elle me donnait l'impression d'une femme, et d'une femme qui aurait aimé. Prononçait-elle ainsi quelque parole trop profonde? Je me souvenais des allusions dénigrantes que telle ou telle personne m'avait faites sur elle, et je commençais de tomber dans ces doutes dont je vous parlais tout à l'heure. Comment vous rendre perceptible en quelques phrases le malaise singulier où je finis par être jeté à son égard, et qui, tantôt aboutissait à la conviction de son innocence absolue, tantôt à celle de sa rouerie précoce, si bien que je prenais un soir la résolution de la demander en mariage le lendemain matin, et, le soir suivant, celle de quitter Venise sans la revoir et pour ne plus jamais y revenir?...»
—«Et elle?» demandai-je, comme il se taisait, «s'apercevait-elle de vos doutes?...»
—«Hélas!» répondit-il. «Et sa perspicacité justement contribuait à augmenter ce trouble et cette indécision. On eût dit qu'elle lisait en moi à livre ouvert, tant elle discernait les moindres passages de mon humeur intime. Étais-je triste et feignais-je la gaieté? Elle devinait que je n'étais pas sincère et elle me questionnait jusqu'à ce que j'eusse inventé une explication à laquelle elle faisait semblant de croire. Je voyais si bien qu'elle n'y croyait pas... Jusqu'à un certain jour où elle me demanda anxieusement, douloureusement à l'occasion d'un de ces moments de mélancolie:—«Voulez-vous que je vous dise ce que vous avez? On vous a dit du mal de moi...» Elle me regardait, en prononçant cette phrase, avec des yeux qui firent baisser les miens.—«Oui,» lui répondis-je après un silence. J'en avais assez de lui mentir, et je me préparais à tout lui répéter. Cela aurait mieux valu pour nous deux. Elle le comprit et elle m'arrêta. Elle voyait distinctement sur mes lèvres les mots que j'allais prononcer.—«Je ne veux rien savoir de ces vilenies,» fit-elle avec une fierté qui, sur le moment, eut raison de ma défiance.—«Mais regardez-moi donc,» et une si impérative supplication émana d'elle que je la regardai:—«Croyez-vous que j'aie jamais été capable, dans ma vie, de faire quelque chose que je n'aurais pas dû faire?...»
—«Mais, que vous disait-on d'elle?» interrogeai-je, «et qui vous en parlait?»
—«Qui? Presque tout le monde dans ce milieu très malveillant où se déroulait notre silencieuse idylle. Laure avait tant d'envieuses! Elle était si imprudente et elle s'était fait tant d'ennemis, sans doute, par ces commencements d'intérêt qui laissent de tels ferments de rancune dans l'amour-propre des hommes, lorsqu'une femme d'abord toute gracieuse ne leur montre plus que de l'indifférence... Ce que l'on disait? Tenez, j'ai honte de vous le répéter. Mais j'ai besoin de confesser que j'y ai cru... C'était l'éternelle calomnie. Elle avait le goût de la toilette; elle s'habillait avec autant d'élégance que les plus riches d'entre les grandes dames autrichiennes et russes qui faisaient la mode à Venise. On la savait ruinée... Et alors... alors... on disait qu'elle se faisait payer ses notes par ses amants...»
—«Et vous l'avez cru!» m'écriai-je, «et vous l'aimiez! Je comprends tout. Dieu! La pauvre enfant!...»
—«Mais, est-ce que je pouvais savoir?» reprit-il d'une voix presque suppliante... «Pourquoi ce père orgueilleux se cachait-il de vendre, un par un, à de riches étrangers de passage les tableaux de cette galerie où je ne suis jamais entré, vous entendez bien, jamais? Le vieux Navagero avait honte de ce commerce. Il ne se doutait pas que, pour s'épargner à lui-même cette humiliation, il faisait peser sur sa fille un tel opprobre et que ce doute déshonorant planait sur leurs vraies ressources... J'arrive au soir de ce bal Steno pour lequel elle s'était commandé un magnifique costume de Reine Cornaro d'après la toile du Titien. Ah! quelle était belle, si belle que son entrée souleva un murmure d'admiration!... Et moi, imaginez-vous ma douleur de la voir, qui, souriante, enviée, admirée, parcourait ces salons, au bras de quelqu'un dont on m'avait prononcé le nom à propos d'elle le soir même, comme un de ceux qui aidaient à ses toilettes, un certain marquis Vanini? C'était un homme plus âgé qu'elle de vingt ans, de basse mine, marié et très riche, qui ne se cachait pas de son admiration pour Laura. J'entends, j'entendrai toujours la voix d'un Vénitien, celui qui précisément m'avait le plus calomnié la jeune fille, me soufflant tout bas devant ce groupe: «Vanini a bien fait les choses. Il paraît qu'ils doivent partout et que la Bettina, la couturière, avait pris peur. Elle avait dit qu'elle ne livrerait ce costume que comptant...» Devant cette affirmation qui se trouvait correspondre à quelques propos que j'avais déjà surpris sans bien les traduire sur les probabilités de la présence ou de l'absence de donna Laura à ce bal, une horrible angoisse me serra le cœur. Le soupçon m'envahit, un de ces soupçons de démence où l'on sent d'instinct qu'il faut se cacher pour ne pas jeter à l'être soupçonné ainsi d'irréparables outrages. Je me retirai donc, Laura entrée, par cette belle nuit de printemps, sur un angle de balcon d'où je voyais à ma droite la lagune noire et sillonnée par les gondoles, à ma gauche les salons radieux de lumières. Les couples tournaient au son d'une enivrante musique hongroise, sous un plafond décoré par un élève de Véronèse dans une manière large et voluptueuse. Il me sembla subitement que le secret caractère de la fille des Navagero s'éclairait pour moi tout entier. N'était-elle pas la descendante d'une de ces familles patriciennes où s'est transmis comme un héritage séculaire le goût effréné du luxe et du plaisir? Elle dansait, pendant que je m'abîmais ainsi dans ces réflexions, visiblement heureuse, et je le devine aujourd'hui, m'attendant, s'étant parée pour moi. Ce quelqu'un dont le vieux domestique parlait avec une familiarité toute italienne, c'était moi, et la première parole qu'elle me dit, quand je me décidai enfin à quitter mon poste d'observation pour venir la saluer, n'avait pas d'autre sens. Son succès de cette soirée, la fièvre du bal, la joie de se sentir si belle, allumaient dans ses prunelles sombres, sur son teint éclatant, autour de ses cheveux à reflet d'or comme une phosphorescence de bonheur qui s'éteignit à mon approche. Une fois de plus elle avait lu sur ma physionomie cette irritation intérieure dont elle devinait, comme l'habitude, la cause. Mais cette fois j'eus la dureté, l'inqualifiable dureté de ne la lui pas cacher.—«Qu'avez-vous?» me demanda-t-elle à voix basse, quand nous pûmes causer tête à tête au milieu de cette foule dont l'ondoiement bruyant exaspérait ma colère contre sa beauté. «Ne suis-je donc pas à votre goût?...» Elle implorait une réponse amie, et je lui dis:—«Qu'est-ce cela vous fait, pourvu que vous soyez au goût du marquis Vanini?»—«Du marquis Vanini?» demanda-t-elle. Puis, hautaine soudain:—«Que voulez-vous dire?» «Vous le savez bien...» lui répondis-je... «Adieu!»—«Ne vous en allez pas,» reprit-elle en me retenant, «vous me devez de vous expliquer. On vous a encore dit du mal de moi et à propos de Vanini?...» Elle s'arrêta, et elle me questionna brusquement:—«Et vous l'avez cru?»—«J'ai cru,» répondis-je, «qu'une jeune fille qui ne veut pas être soupçonnée ne doit pas être coquette comme vous venez de l'être avec lui, ni venir au bal avec des toilettes comme celle que vous avez ce soir, quand elle n'a pas le moyen de les payer...» Je prononçais le mot de démence tout à l'heure, et vous voyez bien que c'était de la démence en effet, puisque j'ajoutai:—«Quand elles les paie, ce luxe-là coûte trop cher...» Je n'eus pas plus tôt dit cette phrase d'un sous-entendu atroce que je la vis rougir, puis pâlir jusqu'à la naissance de ses admirables cheveux. Un rire convulsif s'empara d'elle, et comme le marquis Vanini passait à ce moment même, pas très loin de nous, elle me lança un effrayant regard, et d'une voix très haute:—«Cher marquis, voulez-vous que nous dansions cette valse?» Et déjà elle tournait dans les bras de cet homme avec un air de défi triomphant où je voulus voir à cette minute toute la fureur de l'hypocrisie démasquée...»
—«Et ensuite?...»
—«Je quittai le bal aussitôt,» fit-il tristement, «et Venise, le lendemain matin. Je sentais qu'après cette horrible scène et ce soupçon sur le cœur, je ne pourrais plus la revoir sans l'outrager. Et je ne l'ai plus revue, et je n'ai plus rien su d'elle, je n'ai voulu en rien savoir, mais je ne l'ai jamais oubliée!... Sentez-vous maintenant à quelle profondeur le récit de Jessie Macdougall m'a remué, et comprenez-vous ce qui m'a été soudain révélé,—tandis que cette fille de millionnaire nous racontait en riant sa visite au palais Navagero et cet achat de tableau? Vous étonnez-vous maintenant que je veuille aller où je veux aller?...»
—«A Venise?» lui demandai-je.
—«A Venise.»
—«Mais puisque vous ne savez rien de cette pauvre fille. Et si vous la trouvez mariée?»
—«Je lui aurai toujours demandé pardon,» dit-il.
—«Et l'autre?» continuai-je, «vous n'aviez donc pour elle aucun sentiment?»
—«Pour miss Macdougall?... Avant aujourd'hui je croyais qu'elle me plaisait assez pour que de l'épouser fût possible. A présent, c'est très injuste, elle me fait horreur...»
IV
... Et c'est ainsi que l'héritière du roi du cuivre a porté cette colossale fortune dans la famille d'un duc anglais, qui serait bien étonné s'il apprenait qu'il a dû cette chance à un caprice sentimental d'un petit marquis français, lequel était pourtant grand favori dans cette course à la dot miraculeuse. Et de celui-ci je ne sais rien depuis cette confidence qui date déjà de trois années, sinon qu'après s'être terré un temps dans le petit domaine de l'Anjou vendéen d'où sa famille est originaire, il a recommencé de voyager très au loin. Je sais autre chose encore pourtant: lorsqu'il est arrivé à Venise, il a trouvé que la belle Laura Navagero était assez riche maintenant pour racheter tous les portraits de doges vendus par son père à des Américains millionnaires. Elle a épousé l'affreux marquis Vanini, devenu veuf—ce qui prouve que les femmes arrivent souvent à ressembler à ce que nous avons pensé d'elles dans certaines minutes où elle avaient mis leur cœur entre nos mains. Soupçonner une âme jeune est quelquefois un inexpiable crime. On risque trop de la rendre pareille à ce soupçon, par désespoir de ne pouvoir pas s'en laver.
Décembre 1897.
DERNIÈRE POÉSIE
I
Quel encyclopédiste disait donc méchamment de Voltaire, alors au faîte de la renommée: «Il y a pour deux cent mille livres de gloire, mais il en voudrait bien encore pour deux sous?» Cette épigramme devrait consoler, une fois pour toutes, le peuple d'envieux qui pullule autour des artistes célèbres, de ceux que le grandiloquent Balzac dénommait impérialement les «maréchaux de la littérature», et que notre âge de chemins de fer et de tramways appelle démocratiquement les «arrivés». Si aucun d'eux n'a de nos jours le génie de Voltaire ni son prestige, ils ont tous ceci de commun avec l'homme aux deux cent mille livres de gloire qu'ils «en voudraient bien encore pour deux sous». Ces deux sous de gloire, c'est la lettre, si banale soit-elle, du quémandeur d'autographes,—c'est la missive, abondante en fautes de français, de l'inconnue qui implore un conseil sur l'état de son âme,—c'est l'éloge d'une feuille du Quartier Latin ou de Montmartre, tirée à vingt exemplaires.—Moins que cela, c'est la mention du nom dans un article quelconque d'un journal quelconque. Un de ces signes de popularité vient-il à lui manquer, le pauvre «maréchal de la littérature» commence à douter de son bâton. L'«arrivé» se dit que cette flatteuse épithète pourrait bien signifier qu'il n'est plus «dans le train». C'est le moment que les Apaches narquois de la petite critique choisissent volontiers, pour lui décocher un autre mot, le plus cruel du dictionnaire à ces sensibilités fémininement vaniteuses: «démodé». S'il était sage, l'écrivain saurait que les Apaches ne sont pas seulement narquois. Ils sont aussi perspicaces, et ils ne perdent pas leur encre à tourmenter des réputations mortes et des œuvres finies. C'est leur silence, ou leur éloge, qu'il faut craindre comme un brevet de la décadence définitive qui n'excite plus ni l'envie, ni même la mauvaise humeur. Mais l'écrivain n'est pas sage et il tend la sébile «aux deux sous de gloire». Alors s'inaugure la période des longues épîtres élogieuses à des débutants qui font, comme ricanait l'autre, «rimer spectacle et détestable»,—celle des complaisantes réponses aux enquêtes saugrenues que vous connaissez,—celle des présidences de distributions de prix ou de sociétés de secours mutuels. C'est le moment où l'homme de lettres si prudent, si ménager de sa fortune et qui a tour à tour convoité et obtenu tous les honneurs sociaux, fait une volte-face subite. Il va où foisonnent les éléments de popularité grossière mais bruyante, à gauche, encore plus à gauche, et il apporte l'appui du nom le plus officiel aux manifestations des pires utopies révolutionnaires, en échange d'une claque retentissante. Il devient l'homme des «idées généreuses», comme jadis Hugo et Michelet, qui connurent et cette terreur de perdre le vogue et la honte de cette popularité mendiée, par quel moyen! La sébile est alors si bien déguisée que le mendiant des deux sous de gloire, en la tendant, esquisse un geste d'apôtre ou de martyr. Du moins l'auteur des Misérables et celui de l'Oiseau continuaient-ils de produire, et des œuvres de génie. Mais il arrive que réellement l'auteur vieilli se trouve frappé de sénilité. Il ne peut plus écrire et il veut à tout prix rester actuel. Il procède alors à la visite minutieuse de ses tiroirs. L'expressif argot du journalisme dit qu'il les râcle. Il exhume de leurs profondeurs les «souvenirs», où figurent les personnages les plus insipides de sa propre famille, où sont imprimés les plus insignifiants billets des camarades de sa jeunesse. Il recueille les articles de la vingtième année, réimprimés avec commentaires, s'il est un critique, et, s'il est un poète, les vers ébauchés sur les bancs du collège. Une promenade devant quelques étalages où il voit, sur un volume ainsi composé, flamboyer le traditionnel «Vient de paraître», tel est le bilan de ce suprême effort. Il ne s'agit même plus de deux sous de gloire, mais d'un centime. Nos gens le savent, et préfèrent ce centime de réclame à l'oubli.
Quoique cette véritable maladie morale, avec ses phases tantôt comiques et tantôt tragiques, n'éclate guère dans son intensité que sur le tard de la vie, les premiers symptômes apparaissent parfois au lendemain de la quarantaine, à cet âge où nos énergies vitales commencent de subir cette légère atteinte qui demain sera la déchéance. Ce fut le cas, l'hiver dernier, pour l'un de ceux qui peuvent vraiment se dire les enfants gâtés de Paris, pour cet heureux René Vincy que nous avons tous connu, nous, ses contemporains, portant timidement à la Comédie-Française, en 1878,—il avait vingt-cinq ans, c'était hier!—sa petite comédie en un acte et en vers, comme tous les camarades: le Sigisbée, sous le patronage de feu Claude Larcher. Et aujourd'hui, il a fait représenter plus de dix pièces avec un tintamarre de toutes les trompettes autour de chacune. Il vivait chétivement chez une sœur mariée à un pauvre diable de professeur libre, et il a, du chef de son répertoire et par la fortune de sa femme, cent mille francs, non seulement de gloire, mais, ce qui est plus confortable, de rentes. Le premier fauteuil vacant à l'Académie Française est pour lui, s'il consent à se présenter. Il a eu, jusqu'ici, la coquetterie de s'abstenir. Il est officier de la Légion d'honneur et, avant le plus jeune et plus heureux auteur de Cyrano, aucun faiseur de pièces en vers n'avait connu, sur les brochures de ses comédies et de ses drames, un chiffre de «mille» aussi élevé. Mais l'auteur de Cyrano est venu, et il s'est trouvé qu'en 1897 le Savonarole de Vincy, donné à l'Odéon, n'a pas fait recette,—qu'en 1898, son recueil de vers, les Vents du large, a été durement critiqué dans les jeunes revues,—qu'en 1899, son Hannibal a failli tomber aux Français,—et en 1900, son drame fantaisiste, Couleur du temps, n'a été reçu qu'à corrections, à la même Comédie! En faut-il plus pour expliquer comment vingt années d'un succès férocement jalousé dans toutes les brasseries littéraires se sont trouvées abolies du coup au regard du «jeune et illustre maître», comme les gazettes continuent à l'appeler,—malgré que ses cheveux blonds d'autrefois soient rayés de fils d'argent et qu'un embonpoint de prébendier ait remplacé chez le quadragénaire la svelte cambrure de l'auteur du Sigisbée.
—«Que veux-tu?» lui avait dit avec la plus fausse bonhomie son rival en arrivisme, le romancier-dramaturge Jacques Molan, qui l'avait rencontré le lendemain de la décision du comité. «On n'est plus heureux à nos âges. C'est le mot d'un plus grand que nous.»
Et cet «à nos âges» encore, avait piqué le poète à un endroit bien sensible. Il avait haussé les épaules avec une bonhomie aussi fausse que celle de Molan lui-même. Puis, à sentir peser sur lui le regard scrutateur de celui-ci,—un regard d'Anglais suivant le dompteur pour le voir dévorer par ses lions,—tout son orgueil s'était tendu.
—«Je n'y pense déjà plus,» avait-il répliqué, «je suis tout entier à mon prochain livre.»
—«Tu fais un nouveau volume?» avait demandé Jacques. «Bravo!» Et toujours sur son ton d'ironie cordiale: «As-tu seulement ton titre?...»
—«Pas encore,» avait répondu René. «Mais j'ai mieux que cela. Le livre est fini.»
L'autre l'avait de nouveau regardé, avec une goguenardise et une curiosité dans ses prunelles de mauvais confrère, où se lisait distinctement cette question: «Ah çà! Ne serait-il pas vidé?...» Puis il s'était tu, après un «Ah!» sans commentaires. L'indifférence est encore la variété de rosserie la plus mortifiante. Ce silence avait achevé de préciser, chez l'auteur déçu de Couleur du temps, une résolution, ébauchée dans son esprit depuis quelque temps déjà et devant laquelle il reculait; mais, comme il arrive, la parole, en devançant presque sa pensée, l'avait du coup rapproché de l'action. Ce projet de volume, annoncé à Molan comme définitif, avait été d'abord la plus vague, la plus lointaine rêverie. Voulez-vous que nous en suivions rétrospectivement les phases? Elles rendront plus pathétique peut-être le petit drame de conscience auquel ces réflexions servent de préface. Dans la semaine qui avait suivi la première représentation de l'Hannibal, Vincy, irrité des critiques dirigées contre l'appareil trop érudit de ses vers, s'était dit: «Trop érudit! Hé bien! Je vais leur donner un recueil de poésies intimes!...» Et la recherche à travers les tiroirs avait commencé. Il avait retrouvé ainsi une trentaine de morceaux, débris d'œuvres abandonnées aussitôt que conçues, sous cette pression du travail commandé, des diverses rançons de succès la plus dangereuse peut-être. On ne participe pas impunément aux bénéfices de ces vastes maisons de commerce: un grand théâtre, une grande revue, un grand journal. Des gains d'industriel imposent des vertus d'industriel. Le respect de l'échéance est la première. Elle n'est pas toujours favorable à l'inspiration. Éclairé par ce désir passionné du succès, qui acquiert parfois, dans la nature littéraire, une infaillibilité d'instinct, René avait, après cette visite dans ses tiroirs, refermé sous clef ces papiers où il pouvait lire l'histoire de son caractère, presque de son talent, à la qualité de l'écriture, si impulsive, si hardie dans la jeunesse; si froidement régulière, presque bureaucratique dans l'âge mûr. Il avait eu le courage de conclure: «Non. Je ne publierai pas cela...» Il n'avait gardé qu'une des feuilles, l'une des plus vieilles, à en jurer par la couleur de l'encre décolorée sur le papier jauni. En haut étaient tracés ces trois mots énigmatiques: Pour la fleur, suivis de quelques vers jetés, sans rature:
Vincy l'avait lu et relu, ce début d'une élégie inachevée, et le plus lointain roman de sa vie sentimentale s'était évoqué soudain devant sa pensée. Il s'était revu à vingt-quatre ans, inconnu, et se laissant prendre au charme d'une toute jeune enfant qui s'appelait Rosalie Offarel. Elle était la fille de bien humbles bourgeois, amis de Mme Fresneau, la sœur de René. Mais qu'était-il lui-même alors, qu'un humble bourgeois, et dont les ambitions indéterminées ne pressentaient pas son opulence comblée d'aujourd'hui? Rosalie avait de beaux yeux noirs, un sourire frémissant, une fraîcheur digne de son nom, celle d'une rose. Elle lui était apparue, à cette époque d'élans confus vers la gloire et l'amour, comme la Béatrice que les plus glacés et les plus utilitaires des poètes s'en vont cherchant, à leurs débuts, pour avoir un prétexte à s'exalter la plume à la main. Quelques phrases trop tendres, chuchotées à deux pas des parents; des regards, des serrements de main, de furtifs et innocents baisers sur une joue rougissante,—tels avaient été les grands épisodes de cette idylle, brisée, dès le premier succès de l'écrivain, par sa rencontre avec la perverse et jolie Mme Moraines. C'était une de ces curieuses de la haute société qui correspondent trop bien aux portions sensuelles et vaniteuses du cœur de l'artiste pour que la grâce modeste d'une pauvre petite Offarel puisse tenir là contre. René Vincy avait aussitôt rompu ses secrètes fiançailles pour s'engager dans cette aventure à la suite de laquelle (les lecteurs des Mensonges s'en souviennent) il avait essayé de se tuer. Il en avait réchappé, pour continuer, à travers les hasards de la vie d'auteur célèbre, une série d'expériences amoureuses où l'image de Rosalie avait tenu d'autant moins de place qu'il ne l'avait plus jamais rencontrée. A peine s'il en avait entendu parler: sa sœur, Mme Fresneau, était morte, et toutes ses relations avec ce milieu de sa première jeunesse s'étaient peu à peu dénouées tout naturellement. Il savait cependant que «la Fleur»,—comme il l'appelait en tête de ces strophes composées jadis à son intention,—avait de son côté obéi à la loi inévitable du changement. Rosalie s'était mariée avec un professeur de dessin du nom de Passart, qui fréquentait, lui aussi, chez les Fresneau... Et c'était tout. Quelle mélancolie dans cette poussée irrésistible de la vie, qui nous porte loin les uns des autres, jusqu'à faire de nous des étrangers pour les amis et les amies qui nous tinrent un instant de si près au cœur! Il y a pourtant une mélancolie pire, c'est que la confrontation avec le passé nous trouve aussi insensibles que s'il ne s'agissait ni de notre jeunesse, ni de notre premier éveil d'amitié ou d'amour. Devant cette feuille de papier, où il avait jadis griffonné ces stances incomplètes, René s'était ressouvenu d'avoir, pendant des semaines, composé tous les jours, ainsi, quelques vers pour sa fiancée. Il les roulait dans sa pensée, en se promenant sous les arbres du jardin du Luxembourg. C'était tantôt une chanson, tantôt des tierces-rimes, d'autres fois un sonnet, qu'il transcrivait ensuite, comme il avait fait ces deux quatrains, avec cette même dédicace, ce «Pour la fleur», mignarde et caressante allusion au prénom de Rosalie. Le soir, aux réunions de famille, ou bien au cours d'une visite durant la journée, il glissait ces vers dans la main tremblante de la jeune fille, qui prenait ces furtifs billets avec un sursaut de tout son cœur. Comment n'aurait-elle pas cru à la profondeur d'un sentiment traduit de la sorte? De plus expérimentés qu'elle, s'ils en avaient reçu la confidence, y auraient cru aussi, à un trait bien significatif: Vincy ne gardait pas copie de ces poèmes! S'il se trouvait avoir conservé en sa possession cette romance: la Rose pâle du sourire... c'est qu'elle n'avait jamais été remise à Rosalie Offarel. Il l'avait commencée, à la veille de la rupture, quand il commençait de s'éprendre déjà de la demi-grande dame qui devait, en l'initiant aux délicatesses de la volupté dans le luxe, tarir pour toujours en lui la source du vrai sentiment. Le maniérisme de ces deux strophes prouvait trop que cette source était déjà bien épuisée à cette date. Pas tout à fait cependant, puisque dans cette rupture avec sa modeste fiancée René n'avait pas eu le courage de redemander à l'abandonnée tous ces vers écrits pour elle. Leur intimité d'âme avait duré un peu plus d'une demi-année. Ces vers étaient au nombre de quinze cents peut-être, et il les avait sacrifiés! Oui, sacrifiés... Les laisser en effet entre les mains de Rosalie, sans en avoir seulement un double, n'était-ce pas renoncer à les publier? Mais quoi? Vincy était jeune. Il avait l'illimité de ses œuvres à venir devant lui. Ses torts envers cette enfant étaient bien grands. Il avait trouvé, dans ce renoncement à une satisfaction possible d'amour-propre littéraire, une espèce de réhabilitation. Cette générosité d'artiste l'avait absous, à ses propres yeux, de son égoïsme d'homme. Disons tout. Cette immolation avait comporté des heures de regrets. A maintes reprises, depuis ces vingt ans, la tentation s'était élevée chez le poète de les ravoir, de les relire du moins, ces anciens vers. Il l'avait toujours repoussée, par scrupule sentimental, par un de ces mélanges d'orgueil et de timidité habituels à ces comédiens et aussi sincères que sont si souvent les poètes. Pour avoir ces vers, il fallait faire auprès de Rosalie Offarel, devenue Mme Passart, une démarche par trop humiliante. D'ailleurs, le vent du succès enflait les voiles de René. Ses drames et ses comédies avaient des «centièmes» triomphantes. Et quand il pensait à ces vers de jeunesse, il se disait:
—«Ils ne sont pas perdus, j'en suis sûr... Une femme ne brûle jamais des choses si flatteuses pour sa vanité... Après ma mort, on les retrouvera. Ce sera mon livre posthume, un bien joli livre. Ça ne s'imite pas, l'accent de la jeunesse et de l'amour!... Et l'étais-je, jeune! L'étais-je, amoureux!...»
Et la tentation s'en était allée avec ces propos, une fois, deux fois, vingt fois, jusqu'à la première représentation de cet Hannibal si violemment contesté. Car, au lendemain de cette demi-chute, et devant la romance retrouvée dans l'amas de ses vieux papiers, la réponse de la voix intérieure n'avait plus été tout à fait la même:
—«Je voudrais bien pourtant les avoir recopiés autrefois, ces poèmes à Rosalie Offarel... Oui, un volume de ce ton-là, en ce moment, voilà qui riverait leur clou aux bons petits camarades... Ils sont à moi, après tout!... Il y a si longtemps de cette histoire... Mais c'est elle qui me demanderait de les publier, si elle osait... Elle doit croire que je ne le fais pas, à cause de ma femme, et que celle-ci serait jalouse d'elle? Pauvre Rosalie!...» L'image de la fine Parisienne de race qu'était Mme Vincy venait de surgir devant le regard intérieur du poète élégant, et, par contraste, une autre image, celle de la jeune fille de 1878, toute gauche, toute étriquée dans ses robes taillées à la maison... «Mais où vit-elle maintenant?...»
Il faut croire que la démarche auprès de la «pauvre Rosalie» n'apparaissait déjà plus, dès ce moment-là, comme impossible à l'auteur célèbre, car en se rendant au Théâtre-Français où il allait consulter la feuille de location, il s'était arrêté dans un café pour demander le Bottin. Il y avait trouvé, parmi les divers Passart qui figuraient dans ce répertoire, un Jacques Passart, professeur de dessin, domicilié rue Duguay-Trouin. C'était le prénom, c'était la profession du mari de Rosalie. Le choix du logis achevait de changer la probabilité en certitude. René avait promené, trop d'années durant, ses flâneries, d'adolescent, puis de jeune homme, autour du Luxembourg, pour ne pas connaître cette ruelle qui compte quelques maisons à peine, entourées de jardins. Elle fait coude entre la rue d'Assas et la rue de Fleurus. Ce coin paisible s'était peint devant son esprit, et, avec lui, tout ce quartier peuplé pour son souvenir de tant de fantômes. Soyons juste avec un artiste, diminué et desséché par la vie, mais dont la première nature avait été vraiment haute; ce rappel lui avait rendu de nouveau insupportable l'exploitation, lucrative et brillante, des plus pures émotions de ce passé. Mais après l'aventure de l'Hannibal était survenue celle de Couleur du temps, et le projet du recueil intime capable de lui redonner un regain de succès avait recommencé d'obséder le poète irrité. Comprenez-vous maintenant à quel travail antérieur avait correspondu la réplique à Jacques Molan? Ce désir de river son clou à ce rival avéré avait transformé du coup un projet indéterminé en une volonté très nette, pour une de ces décisions subites, qui révèlent un long travail de ce que les philosophes appellent barbarement l'inconscient, le subconscient, le subliminal. Le pédantisme de ces formules n'empêche pas qu'elles étiquettent le plus exact des faits. Avant de causer avec Molan, Vincy aurait juré qu'il ne chercherait jamais à ravoir ses vers à Rosalie. Quand il quitta l'autre, ses secrets désirs de tant de jours s'étaient comme concrétés et cristallisés. C'était comme si l'annonce du volume tout prêt qu'il avait faite presque sans y réfléchir l'avait soudain suggestionné lui-même. Aucune puissance au monde ne l'eût empêché d'aller ramasser les «deux sous de gloire» là où il savait qu'ils étaient.
II
Y étaient-ils? Pour la vanité du poète, on l'a vu, la réponse n'avait jusqu'ici jamais fait doute. Et cependant, lorsque vingt-quatre heures après la rencontre avec Molan, il s'achemina vers la rue Duguay-Trouin, son orgueilleuse assurance avait fait place à une crainte, non pas sur la valeur de ses vers, mais sur l'existence même de cet unique manuscrit. Mme Passart avait-elle conservé ces feuilles volantes? Après s'être affirmé qu'une femme ne détruit pas de pareils témoignages d'un sentiment inspiré par elle, Vincy se disait que la mère autrefois pouvait avoir découvert le secret de sa fille et brûlé ces papiers. Le mari, ce Jacques Passart, qui l'avait connu, lui, René, pouvait avoir soupçonné le passé de sa femme, et, pour s'en prouver l'innocence, cherché, puis détruit, ces mêmes papiers... Et si Rosalie les avait gardés, voudrait-elle les rendre? Ne se vengerait-elle pas de l'ancien outrage en prétendant ne les avoir plus, ou bien en les refusant tout net?... Voudrait-elle seulement recevoir son amoureux d'antan?... Celui-ci avait bien pensé à lui demander par lettre un rendez-vous. Il avait appréhendé un silence contre lequel il n'aurait eu aucune arme. Il escomptait, au contraire, le déconcertement produit par sa présence, si Mme Passart était à la maison. Ces points d'interrogation divers se posaient devant la pensée du poète, dans ce voyage à travers Paris, de l'avenue Henri-Martin, où il habitait, jusqu'au Luxembourg. Il avait voulu franchir cette distance, à pied, pour lutter contre l'énervement par lequel il se sentait gagné, sans en convenir vis-à-vis de lui-même. Il voulait aussi bien arrêter à l'avance la ligne qu'il donnerait à ce délicat entretien. Il n'atteignit ni l'un ni l'autre de ces deux résultats, car à l'instant où il entra dans la maison de la rue Duguay-Trouin, pour demander au concierge si Mme Passart était chez elle, son cœur avait ce battement des soirs de première, que connaissent tous ceux qu'a séduits, pour leurs péchés, le démon du théâtre. Quand cet homme lui eut répondu, en lui montrant un pavillon dans l'angle au fond d'une cour:—«Oui monsieur, elle est là. Sonnez à la porte, mais fort. La bonne est un peu dure d'oreille...» tous ses plans de diplomatie s'étaient effacés. Ce battement de cœur n'avait plus pour seule cause l'anxiété sur la réussite de sa démarche, ni même la petite honte de la hasarder. A suivre ainsi le trottoir de ces rues, si peu changées depuis sa jeunesse; à subir l'assaut presque inconscient des idées que tant d'aspects jadis familiers suscitaient dans les profondeurs de sa mémoire, un trouble singulier l'avait envahi. Une personne endormie en lui depuis des années commençait de se réveiller... On était en octobre. Le silence provincial de la cour solitaire où des feuilles jaunies tachaient par endroits le pavé clair,—la vétusté de ce pavé inégal dont les pierres s'encadraient de brins d'herbe,—la transparence voilée du ciel de cet après-midi, où s'adoucissaient, où se fondaient les couleurs des choses,—l'air de médiocrité, mais aussi de repos, de simplicité familiale, de monotonie heureuse, comme répandu sur la petite maison, avec les ardoises de son toit, les teintes neutres de sa façade, la blancheur de ses modestes rideaux derrière les fenêtres,—le terme même employé par le concierge pour désigner la servante des Passart et qui dénonçait l'étroitesse du ménage dans les limites d'un très petit budget,—pas un de ces détails qui ne reportât soudain, avec une force irrésistible, l'écrivain célèbre et riche à tant d'années en arrière!—Il tira sur la poignée de métal pendue au bout d'une chaîne de fer, à l'ancienne mode. Une cloche retentit, au lieu d'un timbre. Il crut reconnaître le son, tant il était semblable à celui qui annonçait autrefois les visiteurs dans l'appartement de sa sœur...
Ce ne fut pas la «bonne» qui vint lui ouvrir. Elle était sans doute absorbée par quelque urgente besogne, de nettoyage ou de savonnage, qui ne la rendait pas présentable. Le battant unique, en se repliant, découvrit la silhouette et le visage d'une enfant, de quatorze ans peut-être, vêtue d'une robe courte. Un tablier de coutil bleu à épaulettes lui donnait une physionomie de pensionnaire sage. Quoique cette jolie créature eût encore, dans sa taille trop carrée et dans ses épaules maigriotes, la gracilité d'une fillette, sa tête, que couronnait la masse de ses cheveux châtains noués en un épais chignon, était déjà celle d'une jeune fille. Sa ressemblance avec sa mère était si frappante qu'en toutes circonstances René en avait été remué. De la Rosalie, qu'il avait aimée et trahie, la petite avait les tendres yeux bruns, les lèvres fines, le front intelligent et pur, et, dans le dessin du nez, dans l'attache du cou, dans la ligne de la joue, vingt traits qui rappelaient l'autre. Pourtant ce n'était pas elle. D'abord celle-ci était plus jeune, plus frêle aussi, plus menue, et elle tenait de son père quelques détails qui empêchaient l'identité d'être absolue entre l'image que gardait, malgré tout, le souvenir de l'écrivain, et cette enfant, devant laquelle il demeurait sans parler. La petite avait rougi, en le voyant. Elle était accourue au coup de sonnette, parce qu'elle était occupée à ses devoirs dans une chambre voisine et croyant ouvrir la porte à un fournisseur. L'apparition d'un inconnu la décontenançait, au point que sa voix se fit toute basse pour répondre à la demande de l'étranger:
—«Oui, monsieur, maman est là. Si vous voulez entrer dans le salon... Je vais la prévenir...»
—«Voulez-vous lui remettre ma carte?» dit René, qui ajouta: «Si Mme Passart ne peut pas me recevoir maintenant, je retournerai quand elle me le permettra...» Il venait de sentir que ce serait un abus de confiance de s'introduire ainsi chez son amie d'autrefois, à la faveur de l'enfant qui, dans son ignorance des usages, ne lui avait pas même demandé son nom?... Mais déjà la petite avait pris la carte; elle avait gravi, deux par deux, les marches de l'étroit escalier intérieur qui desservait l'unique étage du pavillon. Pendant les quelques instants que dura son absence, Vincy put constater que tout, autour de lui, dans cette espèce d'antichambre, révélait une existence bien petite, bien resserrée. Les marches de cet escalier étaient en moellons, terminés par un mince rebord de bois, et aucun tapis ne les préservait. Mais les carreaux étaient soigneusement passés au rouge, et ce rebord de bois frotté à la cire. Le papier des murs, tout uni, avait coûté quelques centimes le rouleau, mais il disparaissait presque entièrement sous des photographies encadrées de passe-partout. René observa, non sans une émotion singulière, qu'elles représentaient des tableaux disparates, et tous propices aux commentaires lyriques, dont il avait eu la passion dans sa première jeunesse. Il les avait certainement mentionnés à sa fiancée d'alors: c'étaient l'Hérodiade de Luini, la Vierge aux rochers de Léonard, le Crucifiement de Mantegna, les Pèlerins d'Emmaüs du Titien. Le métier du professeur de dessin suffisait-il à expliquer cette coïncidence entre ces choix et les goûts professés jadis par le poète? Celui-ci n'eut pas le loisir de se poser longtemps ce problème, car déjà l'enfant avait reparu, suivie de Rosalie elle-même, toute saisie, pâle, et dont la voix eut un étouffement, comme celle de sa fille tout à l'heure, pour répondre aux phrases du visiteur qui s'excusait de son indiscrétion:
—«Indiscret pour vous être souvenu de si vieux amis!... Que je vous présente ma fille aînée, monsieur Vincy. Elle s'appelle Émilie, comme votre pauvre et chère sœur.—Va continuer ton devoir,» ajouta-t-elle en caressant la tête de l'enfant, d'un geste où son agitation achevait de se trahir. Puis, quand ils furent seuls dans le salon:—«Vous avez vu comme elle a rougi en entendant votre nom? Elle sait qui vous êtes, et elle pourrait vous réciter de vos vers,—ceux que je lui ai choisis. Elle les trouve si beaux!... Et elle les dit si bien!...»