L'eau profonde; Les pas dans les pas
René ne répondit pas. Il s'était attendu à tout, sauf à cet accueil dans lequel il n'entrait ni amertume, ni coquetterie,—presque trop peu de coquetterie,—car Mme Passart n'avait pas même pris le temps de changer sa modeste toilette. Elle portait une robe d'une petite laine gros bleu, défraîchie, et dont la seule élégance consistait dans un col et des manchettes de toile brodée. Pas un bijou, qu'une médaille d'argent, montée en broche, que René avait vue jadis à la vieille Mme Offarel. Mais, dans cette tenue de petite bourgeoise, Rosalie conservait la grâce de manières qui avait été l'aristocratie native de cette fine plébéienne, et sa séduction sur le poète. A quarante-deux ans, elle restait aussi mince qu'à vingt, aussi souple de mouvements. Elle avait encore son sourire et ses yeux,—ce sourire frémissant qui découvrait ses dents restées charmantes, ses yeux noirs où s'approfondissait un si doux regard. Mais ses cheveux, qu'elle partageait simplement, comme autrefois, en deux bandeaux, étaient devenus gris. Mais son teint pâli et fané disait les profondes fatigues d'une Parisienne pauvre et mal nourrie. Des rides griffaient son front et ses tempes. Des marques de lassitude meurtrissaient les coins de sa bouche et ses paupières. Enfin elle avait trop et trop longtemps peiné. Ses mains, qu'elle essayait de garder fines et soignées, disaient, toutes plissées et un peu déformées, cette existence d'une ménagère occupée à toutes sortes d'humbles besognes. Le masque de René montrait, lui aussi, les traces de l'âge. Mais ses quarante-cinq ans avaient cette maturité bien nourrie, comme cossue, de l'homme riche qui s'assied deux fois par jour à une table de choix, qui dort le matin tout son saoûl dans une chambre, chaude l'hiver, fraîche l'été; qui passe les mois trop rudes dans le Midi, la canicule dans la montagne ou au bord de la mer. Ce caractère, profondément matérialiste, de sa physionomie était encore souligné par les recherches de sa mise. L'auteur mondain se serait cru déshonoré s'il n'avait pas eu les mêmes tailleurs que les habitués des mardis du Théâtre-Français, dont il avait été si longtemps le favori. Son dandysme aboutissait à faire de lui le sosie d'un boursier. Le contraste entre les destinées de ces deux êtres était symbolisé d'une façon surprenante par le contraste de leur aspect. Seulement, chose étrange et que Vincy sentit aussitôt avec une force extrême, de ces deux êtres, celui qui ressemblait le plus à son Idéal de jadis, ce n'était pas lui. La personne que la vie avait diminuée et vulgarisée, ce n'était pas Rosalie. Si tout, sur elle et autour d'elle, donnait l'idée d'un pauvre décor, tout donnait aussi l'idée que le drame moral, qui s'était joué dans ce décor, n'avait été que délicatesse et que pureté. Il y avait de l'ascétisme dans ce visage fatigué de la mère de famille, où les yeux gardaient leur jeune flamme. Il s'y lisait l'histoire d'une sensibilité ennoblie par la quotidienne acceptation des modestes devoirs, réchauffée au feu d'affections profondes, romanesque par son ardeur, mais nourrie de vérité. Et rien que son attitude envers le perfide fiancé de sa dix-huitième année, devenu un homme célèbre, attestait une nature simple et droite, qui ne connaît ni le reniement des émotions éprouvées autrefois,—n'ayant pas à en rougir,—ni la rancune, parce qu'elle est d'instinct très généreuse et très grande. Cela lui faisait évidemment un peu mal de revoir René, mais elle attribuait la présence de son visiteur à un respect de leurs communs souvenirs, et elle lui en était reconnaissante.
—«Je me trouvais dans votre quartier,» avait-il dit pour rompre le silence qui s'était comme imposé à tous deux dans ces premières minutes. «Il y avait longtemps que je voulais savoir de vos nouvelles... J'aurais pu vous écrire...»
—«Vous avez préféré venir,» interrompit-elle, «et vous avez bien fait... Moi aussi, j'ai pensé souvent à vous écrire, à chacun de vos nouveaux triomphes. Et puis je n'ai pas osé... Pourtant j'étais sûre, bien sûre, que vous n'aviez pas oublié vos amis d'autrefois... Vous avez vu, par ma fillette, qu'eux non plus ne vous oublient pas.»
—«C'est votre fille aînée?» demanda-t-il, plus gêné encore par cette spontanéité de sympathie naïve.
—«C'était la seconde,» répondit Rosalie, «nous en avons perdu une. Il nous reste celle-ci et trois autres, deux filles et un garçon. Ils sont en classe maintenant. J'ai gardé Émilie à la maison parce qu'elle était un peu fatiguée... C'est un petit monde, vous voyez.»
—«Alors,» reprit Vincy après un nouveau silence, «vous êtes heureuse?...» Il avait remarqué qu'en prononçant le mot «nous,» la charmante femme avait eu un rien d'hésitation. C'était sa première mention de son mari, dont l'ancien fiancé n'avait pas eu le courage de lui parler.
—«Heureuse?...» répliqua-t-elle, en hochant sa tête, «on n'est jamais tout à fait heureux... Il y a eu bien des épreuves. Les enfants ont été malades. M. Passart n'a pas toujours eu autant de leçons qu'il en a aujourd'hui. Mais je suis contente... C'est vous qui devez être heureux! Tout vous a si bien réussi!... Vous avez la gloire, la fortune. Vous avez tout ce que vous avez rêvé, quand...» Elle ne finit pas sa phrase et ajouta:
«Si Mme Fresneau vivait seulement pour vous voir!...»
—«Elle verrait quelqu'un qui regrette souvent la rue Coëtlogon», repartit le poète.
—«Vous dites cela?...» fit-elle avec un peu de rougeur sur ses joues pâles.
—«Et c'est bien vrai,» répondit-il, et voici lentement, longuement, se laissant aller à penser tout haut, il commença de peindre la vie littéraire, sa vie, telle qu'il la sentait à cette minute, et la femme qu'il avait choisie jadis pour l'associer à cette vie l'écoutait, avec un étonnement douloureux dans ses yeux émus. Ce n'était pas, de la part de René, du cabotinage, quoiqu'il mît quelque complaisance à se poser en victime de sa propre renommée. Ce n'était pas du calcul, quoique la diplomatie la plus raffinée n'eût pas choisi un autre procédé pour atténuer, sinon supprimer, ce qu'allait avoir de brutal la demande qu'il préparait. Non. L'auteur à la mode se soulageait de toutes les blessures dont son amour-propre avait saigné et qu'il n'avouait jamais, en dénombrant ainsi ces tracasseries de la carrière d'écrivain qu'une imagination irritable tourne si naturellement au tragique. Il disait la levée de hautes et de basses jalousies dont s'accompagne le succès; l'atmosphère d'hostilités et de calomnies où respirent ceux que le public aperçoit de loin dans une apothéose, l'inconsciente férocité de ce même public qui traite ses auteurs comme un autocrate ses ministres, toujours prêt à briser le favori d'hier. Il disait les lassitudes que la surcharge forcée de la production impose aux plus courageux ouvriers en vers et en prose; le supplice intime de l'artiste à qui l'on reproche de se répéter, et qui doit, à tout prix, se renouveler, sous peine de périr. Il ne s'apercevait pas lui-même que cette lamentable élégie était la plus terrible condamnation de son existence intellectuelle. Il n'y parlait que de succès et d'insuccès! Quelle triste preuve qu'il n'avait jamais travaillé qu'en vue d'un effet à produire! La confidente de son premier rêve de gloire, devenue, pour quelques minutes, la confidente de sa désillusion dans ce rêve accompli, ne pouvait pas comprendre quelle misère morale trahissait une si maladive frénésie de vogue et d'applaudissements. Quand enfin il eut raconté, en l'attribuant toujours à l'envie, l'échec de sa dernière comédie et l'insolence des sociétaires qui s'étaient permis, eux, des cabotins, de le recevoir à corrections, lui, l'auteur de dix pièces acclamées:
—«Ah! c'est indigne!...» s'écria-t-elle. «Mais il faut vous venger. Oui, vengez-vous par un nouveau chef-d'œuvre.»
—«Un chef-d'œuvre?...» répondit-il avec un haussement d'épaules découragé. «On ne fait pas un chef-d'œuvre, comme on veut.»
—«On?...» reprit-elle finement, «c'est possible... Mais René Vincy!... Je vous ai vu travailler autrefois. Je me souviens comme les beaux vers vous venaient, si naturellement, si facilement...»
—«Oui,» répondit-il, et sentant bien que c'était l'instant de parler ou jamais, il répéta: «Oui, quand j'en composais pour vous.»
A cette allusion si directe, la seule qu'il se fût permise depuis le début de cet entretien, le sang afflua aux joues de la pauvre femme. Il y eut une nouvelle tombée de silence entre eux; puis, sans avoir le courage de la regarder, et lui-même, la pourpre au visage:
—«Ces vers que je vous ai écrits, vous vous rappelez, pendant six mois, tous les jours...» interrogea-t-il, «ces vers... Vous les avez gardés?»
—«Si je les ai gardés!...» dit-elle simplement. «Comme vous m'avez demandé cela?... Pourquoi?...» Et le fixant soudain avec des yeux où il put lire une véritable angoisse de ce qu'elle osait concevoir et formuler.—«Ah!» s'écria-t-elle, «je comprends... C'est pour cela que vous êtes venu... pour me les redemander? Vous voulez me les reprendre... Vous voulez...»—Elle n'acheva pas, et, fièrement, après un instant d'hésitation presque terrible pour son interlocuteur, tant il y sentit passer de douloureuse révolte: «C'est trop juste, ils sont à vous. Je vais les chercher...»
Elle s'était levée et elle avait déjà fait un pas vers la porte. Que René se tût seulement, qu'il la laissât sortir de la chambre, et sans même qu'il eût eu la honte d'exprimer son féroce désir, il rentrait en possession de ces vers de jeune homme. Le volume, annoncé insolemment à l'insolent Jacques Molan, était à sa portée, et sans doute les «deux sous de gloire», plus peut-être... Mais que Molan était loin de Vincy à cette minute, et loin les misérables vanités de la vie littéraire!... Un élan irraisonné venait de le faire se lever, lui aussi, tout d'un coup. Il avait pris le bras de Rosalie pour la retenir, et, d'un accent où frémissait à nouveau, pour la première fois peut-être depuis qu'il était célèbre, la sensibilité délicate et passionnée de ses vingt-cinq ans:
—«Non,» disait-il, «ne pensez pas cela... Ne me jugez pas ainsi... Je ne suis pas venu vous redemander ces vers. Je les aurais que j'aurais horreur de les publier... Moi vivant, ils ne paraîtront jamais. Je vous le jure... Et d'ailleurs, je n'ai aucun droit sur eux. Ces vers ne sont pas à moi. Ils sont à vous... Je suis venu savoir si vous m'aviez pardonné, vraiment pardonné. Oui. Voilà pourquoi je suis venu, pour cela seulement. Je le sais et je vous en remercie...»
En prononçant ces mots si absolument contraires à ceux qu'il avait préparés, René portait à ses lèvres cette petite main, fatiguée par le travail; la tremblante main de la naïve bourgeoise dont son souvenir avait été l'unique roman, dont ses vers avaient été l'unique poésie, et il mettait sur ces doigts qui avaient si précieusement gardé ses vers de jeunesse un baiser dont l'émotion lui remua le cœur d'un frisson qu'aucun de ses triomphes de théâtre ne lui avait jamais fait connaître.
Novembre 1900.
L'AVEU
I
—«Je vais demain à La Capte, féliciter mes cousins Gronsac pour le mariage de leur fille,» m'avait dit le commandant Montis, un de mes très proches voisins, sur cette côte de Provence où j'habite cinq mois d'hiver. «Venez-vous avec moi?... Si ce déluge ne recommence pas, entendons-nous...»
J'avais accepté d'autant plus volontiers que je devais, moi aussi, cette visite aux Gronsac, et de la colline où nous avons nos maisons, M. de Montis et moi, jusqu'à La Capte, c'est un vrai voyage: quinze kilomètres sur des routes du Midi, abîmes de boue quand il a plu, abîmes de poussière quand il fait soleil et mistral. On préfère affronter ces misères à deux. C'était la boue que nous devions subir, après les cataractes déplorées par M. de Montis. Elles avaient cessé, ce lendemain, quand nous partîmes, mais en laissant dans la plaine un ravinement d'inondation. Aussi à peine avions-nous quitté la colline que la ponette corse qui traîne d'ordinaire si lestement le panier à deux roues,—seul équipage du vieil officier retraité,—commença d'enfoncer avec désespoir ses jolies pattes minces dans les paquets de fange. Elle allait tout de même, Vérité, la bien nommée, la vaillante petite coureuse alezane. Ce que voyant, son propriétaire me répéta pour la centième fois cet aphorisme d'hippologie, prononcé avec le sérieux comique des amateurs de chevaux:
—«Ai-je raison de vous affirmer que tous les alezans sont chauds?... En a-t-elle, un cœur!...» Puis il ajouta, comme toujours: «Elle n'a qu'un mètre quarante, très juste, mais voyez son rein. Est-ce large? Est-ce doublé? Elle me porterait, si...»
Et il me montrait, posé sur le tapis de la voiture, à côté de son pied gauche, le pilon qui lui sert de pied droit. Montis a perdu la jambe à Buzenval, dans la funeste et inutile sortie du 19 janvier, sinistre épilogue d'incapacité à la plus incapable des défenses. Cette terrible blessure lui a valu la croix et le quatrième galon,—mais sa mutilation l'a forcé de quitter le service. A la suite de sa mise en réforme, il a trompé la tristesse de sa carrière brisée en courant le monde, avec une manie de mouvement qui fait un contraste ironique à son infirmité. Où n'a-t-il pas promené cette jambe de bois qui lui interdit d'essayer les forces de la ponette Vérité? L'Orient, les Indes, le Japon, les deux Amériques,—il a regardé tous les paysages des deux hémisphères, de ses yeux si bleus sous l'embroussaillement de ses épais sourcils, restés roux à cinquante-six ans, comme son visage, tanné par l'air, reste maigre. L'énergie est partout empreinte sur cette physionomie qui s'accorde bien au nom. La famille Montis a émigré de Toscane en Provence, au quinzième siècle, à la suite d'une des innombrables convulsions civiques qui jetèrent sur les routes tant de nobles florentins. Le commandant a beau être devenu, par le cœur, un vrai Français de cette France pour laquelle il a versé son sang, physiologiquement il demeure un de ces Italiens roux, que l'on voit dans les fresques de Masaccio et de Ghirlandajo. Il garde aussi, de ces Toscans de la grande époque, un je ne sais quoi d'inapprivoisable, une sauvagerie, dissimulée sous la plus courtoise politesse. Il est de cette espèce d'hommes qui n'est jamais complètement civilisée, ni en bien, ni en mal. Mais avant l'anecdote qui sert de matière à ce récit, il fallait être un maniaque d'atavisme, tel que moi, pour deviner, pour imaginer peut-être, cette hérédité un peu farouche dans le vieux garçon estropié, qui, à demi ruiné par les prodigalités de ses voyages, était rentré au pays natal. Il avait acheté une bicoque au soleil, dans un vaste jardin, pour achever d'y mourir, entre des fleurs, quelques ruches d'abeilles, des livres et sa ponette alezane,—laquelle continuait, dans l'excursion que je raconte, d'arracher la légère voiture aux engluements de la boue, tandis que son maître me renseignait sur un tout petit point de linguistique, avec cette minutie d'archéologie locale, autre manie de tant de retraités. Il me disait:
—«Vous êtes-vous demandé ce que signifie le nom de ce domaine de mes cousins, La Capte? Avec le temps on est arrivé à écrire ainsi: La et Capte;—en réalité, on devrait écrire l'Accapte en un seul mot et avec une apostrophe.—Accapte, c'est l'acceptum des latins, le participe d'accipere: recevoir... ou prendre! Il y a un hameau, près d'Hyères, qui porte ce nom, mais avec la vieille orthographe. Elle rappelle le droit d'accapte, c'est à dire d'épave, qui appartenait aux marquis des Iles d'or, à cet endroit là, comme il appartenait aux Montis, là où nous allons...»
Je le regardais, tandis qu'il m'énonçait cette amusante, et peut-être fantaisiste, étymologie. Je crus voir une ombre passer dans ses yeux clairs, et je me demandai si la légende qui courait sur lui aurait par hasard raison? Je le savais quasi brouillé avec les châtelains actuels de la dite Capte ou Accapte. J'avais même attribué à la gêne de relations fausses son désir de m'emmener avec lui dans cette visite obligée. C'étaient des parents trop proches pour que le mariage de leur fille ne lui imposât pas une démarche. J'avais aussi entendu conter que cette demi-brouille avait précisément pour motif ce domaine dont il m'expliquait les privilèges anciens. Sa cousine, Mme de Gronsac, en avait hérité, à son dam, d'un oncle commun, lequel avait trouvé fort mauvais, comme d'ailleurs tous les compatriotes du commandant, son parti pris, si longtemps prolongé, de ne pas vivre au pays. Petites ou grandes, parisiennes ou provinciales, les sociétés n'aiment jamais qu'un de leurs membres se passe d'elles trop aisément. Aussi avait-on fort approuvé, dans la petite ville d'où les Montis sont originaires, et dans les mas, bastides et villas environnantes, que le vieil oncle eût rayé le nom de son neveu sur son testament. Puis comme les hypothèses vulgaires semblent toujours les plus vraisemblables à l'opinion,—elles sont à la hauteur morale des majorités,—l'isolement un peu excentrique où le commandant s'enfermait, vis-à-vis des siens et de toute la contrée, était attribué de même à un mécontentement d'héritier frustré. Certes la modeste habitation du blessé de Buzenval, achetée d'un négociant marseillais et qui s'appelait bourgeoisement et prosaïquement: «Ma Toquade», n'avait rien de commun avec le seigneurial manoir que nous allions voir bientôt dessiner ses toits couverts de tuiles brunes, au centre d'une admirable vallée, dans un des contreforts des montagnes des Maures, en face de l'île de Port-Cros. Un manoir? C'est baptiser bien solennellement cette exquise maison de plaisance, la plus caractéristique de cette côte. En voulez-vous un croquis? Pour y arriver, imaginez un porche du dix-huitième siècle, surmonté d'une balustrade; puis, une longue allée de hauts palmiers faisant haie. Un parc d'orangers et de citronniers mûrit ses fruits d'or au gai soleil. Des roses fleurissent en plein janvier et des mimosas. Un rideau de séculaires cyprès protège le château du côté du nord. A l'horizon la mer bleuit dans une crique hérissée de rochers rouges, et partout apparaissent les signes d'une culture merveilleuse:—ici des vignes dont les ceps sont gros comme des troncs d'arbres; là un bois de chênes-lièges avec leur cœur nu et noir dans leur manchon d'écorce grise, entaillé de l'année précédente. Ailleurs c'est le frisson argenté d'un massif d'oliviers,—et sur la façade longue du château, toute mangée de soleil, d'étroites fenêtres rabattent leurs volets bruns. Cette rareté des ouvertures raconte les longs séjours d'été, comme la pente douce des toits raconte la saison des pluies. Ils sont aménagés ainsi, pour recevoir l'eau qui s'amasse dans l'ancienne citerne. Une tourelle au centre révèle, à qui connaît les ingéniosités des architectes de la contrée, que ce puits de réserve a été creusé dans le roc, au milieu même du bâtiment. Que le propriétaire de Ma Toquade eût préféré, avec sa haute mine, succéder à ses aïeux dans la suzeraineté de ce paradis terrestre rafraîchi par la brise de mer, plutôt qu'au mercanti de la Cannebière dans son mesquin vide-bouteille, la chose était trop légitime. Mais qu'il eût la petitesse d'en vouloir à des gens de son sang, pour un héritage,—même celui-là,—cela non. A vrai dire, avant cette visite, l'idée ne m'était jamais venue de chercher une raison à son éloignement des siens. Je l'avais attribué au désir si naturel, quand on a vécu largement et librement, d'échapper aux étroitesses forcées de la province. Pour la première fois, à l'expression soudaine de ses prunelles, tandis qu'il me parlait de La Capte, je crus m'apercevoir que l'image de l'endroit vers lequel nous nous dirigions, au trot infatigablement égal de la vaillante ponette, s'associait dans le cousin des Gronsac à des impressions plus singulières et plus profondes que ce désir d'indépendances ne les supposait.
—«Après tout,» songeais-je, «connaît-on jamais tout un caractère? Que sais-je de Montis? Qu'il est parfaitement gracieux pour moi... Qu'il a voyagé et profité de ses voyages... Qu'il est un ingénieux obtenteur de roses, comme ils disent ici, et qu'il soigne bien ses abeilles... On peut être fort mauvais parent avec ces qualités. Et puis n'a-t-il pas quelque preuve, de lui seul connue, que les Gronsac ont capté son oncle avec de vilains procédés?... D'ailleurs ce ne sont pas mes affaires...»
Je me tenais ce petit discours intérieur, en continuant d'échanger avec mon compagnon des propos d'un ordre tout autre. Je l'interrogeais sur les accidents de la route, qui, tour à tour, longe la mer, entre dans les terres, serpente parmi les rochers, traverse un bois de mimosas, des champs de violettes, des bouquets de chênes. Quoiqu'il me répondît avec sa complaisance habituelle, je remarquai que ses phrases se faisaient de plus en plus brèves, à mesure que nous approchions du terme de notre promenade. Volontairement ou non, il laissait tomber la causerie. Mais la simple appréhension de se retrouver en face de personnes peu sympathiques n'expliquait-elle pas cet embarras, surtout—c'est la règle dans les dissentiments de famille—s'il s'était donné des torts, même ayant raison? Pourquoi commençais-je à soupçonner malgré moi qu'il y avait autre chose? Quoi? J'ignorais tout de la jeunesse de Montis. Des Gronsac je ne savais rien, sinon que le mari était un gros gentillâtre de campagne, cordial et commun; Mme de Gronsac une femme assez malingre, affreusement fanée à cinquante ans, et qu'elle passait pour jouir—d'après la cocasse métaphore populaire—d'une très mauvaise santé. Leur fils aîné, que je connaissais et qui aidait son père dans l'exploitation du domaine, avait trente ans; leur fille cadette, celle dont les fiançailles provoquaient notre visite, en avait vingt. Ces deux enfants, les seuls que les Gronsac eussent gardés, étaient nés pendant que Montis voyageait. Donc aucune hypothèse de paternité clandestine ne pouvait s'esquisser dans ma fantaisie. Je me répétai que ce n'était pas mes affaires, et, voyant que le commandant ne me répondait que distraitement, je finis par me taire en combattant de mon mieux ma curiosité éveillée, malgré moi, par cette sage maxime: un nouveau venu dans un pays doit s'efforcer de ne pas se faire raconter les histoires des gens. C'est la seule manière de ne jamais s'en mêler. Les jets de boue que les sabots de Vérité faisaient jicler du sol et dont j'avais beaucoup de mal à me préserver sous la couverture ne m'étaient-ils pas un symbole du danger qu'il y a à s'aventurer dans les fondrières? Celles de la vie sont pires que celles des routes.
II
Comme notre voiture prenait le chemin détourné qui, de la grand'route, s'engage dans la vallée de La Capte, notre silence durait depuis une demi-heure déjà. Il fut interrompu par un appel, où je reconnus la voix du possesseur de cet endroit, j'allais dire l'usurpateur, tant l'aspect de M. de Gronsac contrastait avec l'élégance presque attique de ce paysage. C'était bien lui qui nous avait vu venir d'un rocher derrière lequel il s'abritait du vent pour allumer une pipe en terre, fortement culottée, dont il tirait d'épaisses bouffées. Il était vêtu d'un costume de drap solide, dont la couleur gris de fer avait déteint sous les averses et les coups de soleil. Son chapeau de feutre mou, enfoncé jusqu'aux oreilles; sa chemise de flanelle, lâche autour de son cou bronzé et velu; les fortes bottines à clous où s'étalaient ses pieds robustes et que des guêtres de cuir, graissées tellement quellement, prolongeaient jusqu'à hauteur du genou, tout en lui dénonçait le laisser-aller du propriétaire terrien qui ne se surveille plus, n'ayant à ménager qui que ce soit et quoi que ce soit, et dont le tempérament insouciant n'a pas besoin de raffinement personnel. Une barbe de quatre jours hérissait de véritables crins son menton et ses joues, qu'il avait larges, tombantes et plaquées de ces taches d'un rouge brique, indices probables d'un abus de l'alcool sous un climat trop chaud. Ce personnage de taille très haute avait une carrure d'athlète engraissé, qui s'accordait au timbre de sa voix, puissante et rauque,—une vraie voix pour apostropher dans leur patois des ouvriers de campagne, tels que ceux qui, dans ce moment au nombre d'une quinzaine, à quelque cent mètres de nous, désempierraient un morceau de terre, la pioche du pays aux mains, et aux jambes ces houseaux de toile bise, les antiques braies des Gaulois:
—«Bonjour, Messieurs,» nous avait crié le gentilhomme-campagnard en arrêtant du geste la ponette. Vérité obéit et cessa d'avancer, non sans creuser le sol de son pied impatienté! «Bonjour et bonsoir, car je ne pense pas aller vous voir au château jouir de votre compagnie. Je n'ai pas de chance avec vous, cousin Montis... Vous trouverez ces dames à La Capte; mais moi, je ne suis pas un rentier comme vous autres. Je suis un vigneron, et, si ça continue, je me demande comme les vignerons s'y prendront pour vivre... Vous qui n'avez rien à faire toute la sainte journée, mon cousin, vous devriez bien aller à la Chambre, et nous aider à bousculer ces sales lois sur les vins étrangers... Mais voilà, pour être nommé député il vous faudrait vous présenter comme républicain, et vous ne voudriez jamais... Moi, pourvu que je vende bien mon vin, ce que je me moque de la politique!» (ce n'est pas moque qu'il y avait dans son texte)—«Et toute la France est comme moi... Fini le temps des chouans, mon cousin, fini, fini... Il n'en faut plus... Il faut des gens d'affaires et pas des don Quichotte... Suis-je dans le vrai, hein? Oui ou non, suis-je dans le vrai?»
Il y avait, dans sa façon de parler au commandant, un mélange assez énigmatique de timidité,—l'éclair brisé de ses prunelles le dénonçait,—et d'arrogance agressive. Il connaissait trop les idées de son parent, royaliste déclaré, pour que cette allusion à la chouannerie ne fût pas une sotte taquinerie préméditée. Le masque du vieil officier ne tressaillit pas aux discours du rustre. A peine si le pli volontiers amer de sa bouche se marqua davantage, et il répondit:
—«J'étais venu, mon cher Gustave, vous présenter mes compliments pour le mariage de votre fille. Je suis heureux d'avoir pu vous les faire de vive voix. Ma cousine Marie doit être bien heureuse...»
—«Elle devrait l'être,» reprit le butor, «mais elle est si mal en train toujours!... Mon futur gendre a de la chance que Diane lui apporte une belle santé. C'est le sang des Gronsac... Ne me parlez pas d'une femme qui n'en finit jamais d'être malade. Quel baluchon à traîner!...» et il secoua ses larges épaules comme pour se débarrasser d'un fardeau trop lourd; puis, brusquement: «Je ne vous retiens pas... Votre jument s'ennuie. C'est nerveux comme une femme, une ponette, mais du moins ça travaille. Allons, adieu. J'ai des ordres à donner. Après ces pluies, il ne faut pas laisser ces gaillards seuls... La terre est molle. Ça les ennuie d'y chercher des cailloux... Si je peux, je vous saluerai encore au passage. Sinon, bon retour. Dites donc, cousin, soyez moins rare tout de même...»
—«Ç'a été un bien joli garçon, tel que vous le voyez, à vingt-deux ans,» me dit le commandant, comme Vérité commençait à démarrer. Il voyait que je regardais la lourde silhouette du vigneron têtu s'éloigner vers le groupe d'ouvriers.
—«Alors c'est un mariage d'amour qu'a fait votre cousine?» demandai-je. «C'est bien invraisemblable aujourd'hui...» Il me sembla de nouveau à cette exclamation, assez étourdiment jetée, que la même ombre, remarquée tout à l'heure, s'épaississait dans les yeux bleus de mon compagnon. Mais non. Je m'étais trompé. Car sa voix fut particulièrement calme pour me répondre: «Je le suppose. Je n'étais pas là. C'était l'année où je visitais l'Inde...»
—«Il n'a pas l'air d'un tendre époux,» continuai-je, toujours étourdiment. Mais comment n'être pas la dupe du flegme impassible de ce vrai Florentin? Qui donc a dit, à propos de l'étonnante domination d'eux-mêmes, si particulière aux Italiens, qu'ils sont tous allés au collège chez Machiavel, et qu'ils ont tous eu le premier prix?
—«Bah!» répondit-il, «il ne lui en a pas moins fait cinq enfants...» Le demi-cynisme de cette remarque, assez extraordinaire chez l'ancien soldat, qui professait d'instinct à l'occasion des femmes une chevalerie de langage très différente du ton du jour, m'étonna un peu. Mais ne savais-je pas que le commandant avait ses raisons pour n'être pas très bienveillant envers ses cousins,—envers sa cousine surtout, me parut-il, lorsqu'arrivés au château, nous fûmes introduits dans le salon? Mme de Gronsac s'y tenait, au milieu d'un cercle de personnes venues, comme nous, lui apporter leurs félicitations. Quoique l'on fût au printemps et qu'après ces jours de pluie il flottât dans l'air, réchauffé par le soleil déjà fort, une buée tiède, presque une atmosphère d'été, l'épouse du robuste seigneur que vous venions de rencontrer était assise au coin d'un grand feu et elle grelottait, enveloppée dans un manteau de martre dont la nuance fauve accentuait encore la lividité cadavérique de son visage consumé. Il semblait que pas une goutte de sang ne courût sous cette peau d'une femme évidemment atteinte dans les sources les plus intimes de la vie. S'il n'était pas possible de deviner dans Gronsac le joli homme dont m'avait parlé M. de Montis, la jolie femme de jadis se reconnaissait vaguement dans les traits de la malade. Même trop creusés, ils gardaient leur finesse. Ses mains, qu'une nervosité presque incontrôlable crispait autour d'un écran qu'elle opposait à la flamme du foyer, étaient aussi fines que les pieds apparus au bord de la jupe. Ces pieds se cachèrent,—le bruit du tabouret brusquement repoussé me força de remarquer ce détail presque insignifiant—comme nous nous approchions pour la saluer. Ce fut le seul indice qu'elle donna d'une impression quelconque, à nous voir entrer et à entendre les coups sonores, puis amortis, du pilon de bois de son cousin sur le carreau passé au rouge qu'un tapis de centre recouvrait incomplètement. Quant à Montis, la tranquillité avec laquelle il demanda de ses nouvelles à cette mourante excluait si bien tout intérêt particulier, que certaines idées soulevées dans ma pensée par vingt légères remarques inconscientes se dissipèrent aussitôt. Un incident bien inattendu allait les réveiller, et les changer en une évidence qui m'émeut encore, lorsque je me rappelle cette arrivée glacée dans ce salon, les premiers propos d'une banalité si cérémonieuse, échangés avec la maîtresse du lieu et les sept à huit visiteurs; puis le coup de théâtre qui suivit:
—«Ne pourrai-je pas féliciter ma cousine Diane?...» avait demandé le commandant après quelques minutes, durant lesquelles il avait sans doute attendu la rentrée de la jeune fiancée, qui ne se trouvait pas dans le salon.
—«Elle est montée chez elle avec deux de ses amies. Je vais l'envoyer chercher,» dit la mère.
—«Ne vous donnez pas la peine, Madame,» interrompit une des jeunes filles qui se trouvaient là, assises à chuchoter dans un des coins. Avant que Mme de Gronsac eût pu répondre, la complaisante enfant avait ouvert la porte que, dans sa hâte, elle oublia de refermer, et nous pûmes l'entendre qui, du bas de l'escalier, appelait: «Diane, Diane!...» et la voix de celle-ci demandait du haut: «Qu'y a-t-il?...» Un petit cri de la première répondit, cri de joyeux étonnement, accompagné d'éclats de rire des deux autres, et ce fut tout l'écho d'un débat entre ces quatre gamines:—«Non, je ne veux pas...»—«Mais si, mais si...»—«Laissez-moi, je vous répète que je ne veux pas...» Enfin, le bruyant tumulte d'une lutte gracieuse à laquelle d'autres phrases d'insistance servaient de commentaire:—«Tu es trop jolie ainsi, il faut que tu viennes et qu'on te voie...» et de nouveau le: «Je ne veux pas...» d'éclater, et, pour riposte: «Nous t'y mènerons de force,» tant et si bien que la jeune fille qui s'était chargée d'aller chercher Diane rentra dans le salon, et s'adressant à Mme de Gronsac: «N'est-ce pas, Madame, que vous ne la gronderez pas?... Elle a mis votre robe de mariage... Et si vous saviez comme ça lui va!... Il faut qu'elle vienne... Permettez-le-lui?...»
—«Mais oui, qu'elle vienne...» répondit la malade.
—«Il faut que tu viennes, ta mère le veut!...» Et en même temps qu'elle traduisait sous cette forme impérative la permission arrachée presque de force, la messagère se précipitait, pour revenir quelques instants plus tard, et elle traînait par la main Mlle de Gronsac, rougissante, hésitante et poussée doucement par ses deux autres amies. Diane avait en effet passé, un peu par jeu, un peu par coquetterie, la robe de mariage de sa mère. Celle-ci avait tiré d'un bahut familial cette relique d'un jour d'espérance, suivi de si tristes lendemains, pour obéir à une enfantine et trop naturelle curiosité de son enfant. La jeune fille avait essayé cette robe, une fois en tête à tête avec sa mère, et elle n'avait pas résisté au plaisir de la mettre à nouveau devant ses amies... Elle se tenait devant nous à présent, à moitié confuse, à moitié ravie, adorable de grâce délicate et virginale dans la robe blanche, dont le satin avait jauni depuis ces trente ans jusqu'à prendre des tons d'ivoire. Les manches en étaient étroites. De petites basques allongeaient le corsage. Des volants s'étageaient sur la jupe, dont la forme évasée rappelait la crinoline. C'était un costume déjà, presque un déguisement, que cette toilette démodée qui ne datait pourtant pas d'un demi-siècle!... Et ce qui achevait de donner à cette fantaisie un je ne sais quoi d'inexprimablement saisissant, c'est qu'une des compagnes de Diane tenait à la main une photographie toute pâlie, qu'elle fit passer dans nos mains: Mme de Gronsac était représentée dans cette même parure. La ressemblance de la mère et de la fille, qui se devinait seulement, à les voir aujourd'hui, devenait frappante, devant ce portrait où les mêmes plis de cette même robe de noces, ce même corsage, ces mêmes manches vêtaient réellement le même être. La Mme de Gronsac d'il y a trente ans était là, ressuscitée dans sa fille. C'était elle qui nous souriait, frémissante d'ingénuosité adolescente, idéale de beauté et de fraîcheur fine, avec la fleur de son teint d'alors, la sombre fraîcheur de ses prunelles d'avant la vie, les masses épaisses de ses cheveux châtains à reflets blonds, la nacre humide de ses dents brillant entre ses lèvres rouges qu'une insouciante mutinerie entr'ouvrait joliment. Que c'est court, trente années! Elles avaient suffi cependant pour faire d'une apparition de jeunesse, telle que celle-ci, belle à ravir le cœur, cette triste et misérable loque humaine, cette pauvre femme décharnée et cachectique, toute froide au coin de son feu sous ses fourrures, image anticipée de ce que serait en 1925, quand l'inexorable poussée des jours aura fait de nouveau son œuvre, la fiancée espiègle et gracieuse d'à présent! J'allais me retourner vers M. de Montis, et lui dire: «Quel bonheur que le fiancé ne soit pas là!...» Mais lui non plus, M. de Montis, n'était pas là. Il avait trouvé, dans le désordre qui avait accueilli l'arrivée des quatre jeunes filles, le moyen de sortir du salon, sans qu'aucun des assistants s'aperçût de son départ... Si. Quelqu'un s'en était aperçu. Je n'eus qu'à regarder Mme de Gronsac pour le constater: une émotion extraordinaire agitait la malade à cette seconde, qui n'avait rien à voir avec le regret de sa jeunesse disparue et de sa beauté évanouie. Son buste de mourante s'était redressé. Ses mains avaient quitté l'écran et se contractaient sur les bras du fauteuil. Un peu de couleur était revenu à ses joues, et, dans les profondeurs de ses yeux, une flamme s'était allumée. Ce n'était pas vers sa fille qu'ils se tournaient, ces yeux où se lisait une épouvante et pourtant une espèce de joie, presque folle. C'était vers la porte qui donnait sur le parc, et par où M. de Montis avait dû se retirer... Un irrésistible désir de le voir, lui, à cet instant même, me fit me précipiter de ce côté,—indiscret élan dont je me repentis tout de suite, en le trouvant qui, écroulé sur un banc de pierre, contre la maison, sanglotait convulsivement. Le secret de la solitude et de la sauvagerie de ce soldat blessé, je le tenais, là, devant moi,—et la raison de ses longs exils du pays natal, et celle de l'amertume qui creusait un pli si serré au coin de sa bouche fière. Le vieil officier venait de voir réellement un spectre en plein jour,—celui de la femme qu'il avait passionnément aimée à vingt-cinq ans, sans le dire. Il était un infirme, un mutilé. Elle n'avait pas deviné son sentiment alors, et elle avait très naturellement épousé le beau garçon destiné à devenir un brutal goujat. La dureté grossière de ce manant titré l'avait martyrisée trente ans. Elle avait été très malheureuse. Elle en mourait. Voilà pourquoi M. de Montis avait tant évité de la revoir. Il appréhendait, devant cette agonie prolongée, de laisser échapper l'aveu d'un sentiment qui, dans cette misère d'une existence cruellement manquée, serait une misère de plus. Cet aveu, il venait de le faire, pour la première et dernière fois, par son bouleversement devant le fantôme de celle qui avait été le rêve et le désespoir de sa jeunesse, apparue soudain dans la même robe qu'elle avait portée, pour s'agenouiller à l'autel,—auprès d'un autre.
Décembre 1902.
FAUSSE MANŒUVRE
I
Comme Paris est à la fois l'une des plus grandes villes entre les grandes, et l'une des plus petites entre les petites, la présence du jeune ménage Paluau dans la loge de la comtesse de Séricourt à l'Opéra, ce lundi, provoquait des commentaires sans fin parmi les abonnés de ce théâtre. Ces abonnés ne sont pas légion; mais, par les cercles et les champs de courses, par les salons et les cabinets particuliers, ils touchent à des sociétés si diverses que la moindre anecdote, commentée par eux, se trouve naturellement devenir ce que l'on appelle dans les gazettes spéciales un événement parisien. Encore vingt-quatre heures, et la nouvelle d'une reprise de liaison entre Mme de Séricourt et Maurice de Paluau, six mois après le mariage de celui-ci, allait courir partout dans ce coin de province qui va du Bois de Boulogne à la place Vendôme et du parc Monceau à la rue de Varenne. En attendant, voici les phrases qui se prononçaient presque identiquement, entre initiés, de fauteuil à fauteuil, dans les avant-scènes, dans les baignoires, enfin tous les postes d'observation d'où l'on pouvait voir, sur le devant de la loge des Séricourt, la toujours jolie comtesse et Mme de Paluau assises auprès l'une de l'autre. Au fond, parmi quelques comparses, se dessinait la silhouette des deux maris:
—«Hé bien! Vous avez vu? La petite Séricourt a repris Paluau...»
—«Ça en a tout l'air et c'est dégoûtant. Pourquoi s'est-il marié, alors?»
—«Hé! Hé! Sa femme a beaucoup d'argent.»
—«Il faut bien qu'elle ait quelque chose. Quel paquet! Est-ce fagoté! Et Clotilde est-elle délicieuse! C'est vraiment la femme la mieux mise de Paris. Ce que je ne comprends pas, c'est que Paluau l'ait jamais quittée, et pour ça!»
—«Vous êtes bien sûr qu'il l'avait quittée?»
—«Vous croyez? Ce serait encore plus dégoûtant, mais bien nature. Reste à savoir comment sa femme supportera la chose...»
—«Elle n'en saura rien. Qui le lui dirait?»
—«Pauvre petite!... D'ailleurs Paluau n'a pas l'air fier. Tout de même, j'en reviens à ce que je disais: pourquoi diantre s'est-il marié?»
—«L'argent, je vous répète, l'argent... Il avait beaucoup mangé.»
—«Mais Mme de Séricourt l'aimait, puisqu'ils sont de nouveau ensemble. Pourquoi l'a-t-elle laissé se marier?»
—«Qui sait? Peut-être aussi pour l'argent.»
—«Vous croyez?...»
—«Moi! Je ne crois rien... Mais laissez-moi écouter. J'adore ce Sigurd, et puis, je ne viens pas à l'Opéra pour regarder la salle. Je viens pour entendre la musique. J'ai ce ridicule.»
—«Moi aussi...»
Le monde sait tout et il ne sait rien. Les indifférents qui le composent sont à la fois les plus perspicaces des espions et les plus badauds des gobe-mouches, de même qu'ils sont les plus cruels des juges et les plus indulgents des témoins. Les chroniques parlées du genre de celles-là ne sont jamais ni entièrement exactes ni entièrement inexactes. Il était très vrai que l'invitation à l'Opéra faite par Mme de Séricourt au jeune ménage Paluau constituait un épisode nouveau d'un roman déjà connu. Mais ce roman était assez banal: il s'en déroule des centaines dans ces décors d'élégance, où se prélassent les représentants d'une aristocratie dépossédée et qui trompe son oisiveté forcée par le piquant des aventures sentimentale. Il était faux que celui-là comportât des complications de cette sinistre scélératesse: une maîtresse mariée laissant son amant faire un riche mariage, pour exploiter à deux une riche dot! La réalité est à la fois plus simple et plus nuancée que la facile misanthropie du monde ne le suppose. Maurice de Paluau avait été pendant les trois dernières années de sa vie de célibataire l'amant de Clotilde de Séricourt. Seulement, lorsqu'il s'était décidé à se marier, cette liaison étant rompue, et d'une de ces ruptures qu'un homme a le droit de croire d'autant plus définitives qu'elles ont eu lieu sans scènes de drame, sans crises violentes, tranquillement, normalement, par lassitude réciproque. Les deux amants s'étaient rendu leurs lettres. Ils avaient échangé des engagements de bonne amitié. Cette solution vulgaire paraissait bien prouver que l'intrigue nouée entre Clotilde et Maurice relevait de la galanterie et non de la passion. Il était naturel que, dans de telles conditions, le jeune homme n'eût éprouvé aucun scrupule à ranger sa vie presque aussitôt. Dans la quinzaine qui avait suivi cette séparation, quasi officielle, ses affaires l'avaient appelé dans le Poitou, auprès de sa mère. Son séjour avait dû se prolonger. Là, enveloppé de cette atmosphère familiale qui contraste si fort, par sa paix honnête, avec les plaisirs frelatés et surchargés de Paris, il s'était laissé marier. Il avait épousé une jeune fille qui n'était pas noble, mais que sa mère connaissait et couvait pour lui depuis des années. Cécile Pradelle était l'unique héritière d'une terre immense qui jouxtait celle des Paluau. Ce motif d'ordre tout positif avait déterminé le choix de la mère de Maurice. La volonté de la vieille dame avait elle-même déterminé la décision de son fils. Il n'y avait pas trace de passion dans une telle union, mais il n'y avait non plus aucune trace d'un criminel ou bas calcul. A la suite de ce mariage, Paluau avait voyagé avec sa jeune femme, classiquement. Non moins classiquement il était revenu pour la saison à Paris, afin d'y chercher une installation autre que son rez-de-chaussée de garçon. Il se proposait de partager son existence en deux parties, comme beaucoup d'hommes de sa classe:—un appartement dans le voisinage des Champs-Élysées pour la fin de l'hiver et le printemps,—et, pour l'été, puis la saison des chasses, son domaine vraiment seigneurial à mi-chemin de Poitiers et d'Épanvilliers. La présentation de Mme de Paluau aux personnes que Maurice avait connues avant son mariage rentrait nécessairement dans ce programme,—par suite à Mme de Séricourt. Le gracieux accueil de celle-ci rentrait également dans le programme d'amitié arrêté entre les deux anciens amants... Et pourtant, si la malveillance des habitués de l'Opéra avait tort d'interpréter d'une façon si dure cette première apparition de Paluau et de sa femme en public, à côté des Séricourt, leur instinct ne se trompait pas tout à fait: cette rencontre entre les affections passées du jeune homme et ses devoirs présents ne devait pas être aussi facile qu'il était en droit de le supposer après la convention de bons rapports conclue avec son ancienne maîtresse. Il allait éprouver, lui après tant d'autres, qu'il ne se connaissait pas tout entier lui-même, et encore moins ses amis d'autrefois. Je ne sais quel psychologue moderne a trouvé une heureuse formule pour indiquer cette ignorance où nous sommes de notre sensibilité la plus profonde et des réactions qu'elle nous infligera au contact de tel ou tel événement. «Nous vivons,» a-t-il dit, «sur la surface de notre être.» Rien ne démontre mieux la justesse de cet axiome que les surprises des lendemains d'amour. Lorsque Paluau avait demandé par lettre à Mme de Séricourt la permission de lui amener sa jeune femme, il se croyait bien sûr que si jamais une tentation de trahir ses nouveaux devoirs lui venait de quelqu'un, ce ne serait pas de Clotilde... Mais alors pourquoi se tenait-il dans cette loge d'Opéra avec ce front soucieux, cette bouche contractée, ce regard mécontent et ces yeux inquiets qui faisaient dire aux observateurs cet: «Il n'a pas l'air fier?» Pourquoi écoutait-il à peine Séricourt, qui lui parlait avec cette inexplicable et profonde sympathie que dix-neuf maris trahis sur vingt ont pour l'homme avec qui leur femme les trahit ou les a trahis?—Cette sympathie survit à la trahison, dont elle est le châtiment le plus ridicule et le plus amer.—Pourquoi s'était-il placé au fond, de manière à suivre, dans la glace, les mouvements de Clotilde, sans la regarder elle-même? Et pourquoi, quand celle-ci s'avançait ou se reculait; que cette glace reflétait, au lieu de ses épaules et de son sourire, le buste et le visage de Mme de Paluau, une véritable souffrance se lisait-elle sur les traits du jeune mari? Était-ce un remords soudain éveillé dans sa conscience à la pensée du rôle de dupe qu'il faisait jouer à sa femme? Était-ce l'humiliation de constater, en comparant Mme de Séricourt à Cécile, combien celle qui portait son nom paraissait lourde et presque paysanne à côté de l'autre? «Un paquet», avaient dit trop justement les jugeurs de l'orchestre. On eût dit qu'un malicieux génie s'était complu à conseiller à la nouvelle mariée précisément la toilette qui lui seyait le moins, et le voisinage de la comtesse soulignait encore cette faute de goût. Assez grande et d'une tournure déjà massive, Mme de Paluau portait une robe blanche, d'un lourd satin broché, qui l'épaississait et l'alourdissait en faisant paraître plus rouges ses bras un peu forts et en congestionnant son teint de demi-rousse. Au grand jour, elle avait cette belle fraîcheur saine d'une fille grandie à la campagne; mais aux lumières, et dans la chaleur de la salle, le sang plaquait ses joues. Elle en prenait, malgré ses beaux yeux d'un bleu intense et ses belles dents, une physionomie commune. Ses cheveux blonds, qu'elle avait très abondants, s'étageaient sur sa tête en nattes trop serrées, presque jaunes. Elle y avait mis des roses qui semblaient trop roses, une aigrette et une grosse broche en pierreries. Ses diamants, qu'elle portait en collier et qui lui venaient de sa belle-mère, achevaient, par la lourdeur de leur monture, de lui donner un air harnaché et endimanché. Enfin, quoiqu'elle eût des traits réguliers et purs, c'était une femme laide, en ce moment, surtout en regard de l'artifice savant que représentait la toilette de sa voisine. Une grande dame parisienne, comme était Mme de Séricourt, pense d'abord, quand elle combine sa parure, à ses défauts plus qu'à ses beautés. Clotilde était une de ces blondes maigres et pâles, tout près d'être fades et anguleuses. Les mots de «délicatesse» et de «souplesse» venaient à l'esprit devant les ondulations de ses cheveux cendrés où tremblait une couronne de feuillage léger avec quelques diamants placés là, sans monture visible, en gouttes de rosée. Comment deviner la sécheresse du corps dans une de ces robes en dentelle blanche, toutes scintillantes de paillettes, toutes ruisselantes de pampilles, qui transforment sans cesse les lignes du buste et des hanches au lieu de les dessiner par le mouvement? Le doux éclat de ses belles perles brillait sous l'écharpe qu'elle ramenait sur ses épaules. Ainsi habillée, avec sa grâce et sa sveltesse, elle paraissait d'une autre essence que la créature de chair et de sang qui s'éventait à côté d'elle. L'ancien amant de cette idéale beauté, le mari récent de cette lourde provinciale était-il blessé par ce contraste au plus vif de sa vanité masculine? Ou bien subissait-il un renouveau irrésistible de trop voluptueux souvenirs, encore avivé par la froideur de son mariage?... Toujours est-il qu'à un instant de cette soirée les sensations, dont son visage tourmenté portait la trace, lui devinrent physiquement insupportables. D'autres personnes étaient venues dans la loge, quatre hommes à qui Mme de Séricourt avait demandé de rester. Paluau en profita pour se retirer dans le petit salon aménagé près de la porte d'entrée. Il se laissa tomber sur le canapé, et tandis que la musique lui arrivait, sans qu'il vît la salle ni les chanteurs, il s'abîma dans une rêverie qui devait être bien profonde, car il ne s'aperçut pas que les habits noirs s'écartaient pour céder la place, à qui? à la comtesse elle-même, qui disait: «Il y a vraiment trop peu d'air dans cette salle...» Et l'interpellant: «Je ne vous dérange pas, Maurice?» dit-elle à Paluau. Et elle s'assit sur le canapé à côté de lui, tandis que les autres visiteurs, qui tous connaissaient sa liaison d'autrefois avec le jeune homme et qui tous croyaient à un recommencement de cette vieille histoire, se pressaient en écran protecteur entre l'épouse légitime restée sur le devant de la loge et l'ancienne maîtresse. Cette audacieuse trouvait les dix minutes de tête-à-tête qu'elle avait voulues. Elle n'était pas femme à en perdre deux secondes!
—«Je ne vous ferai pas gronder, au moins?» dit-elle en s'allongeant dans une pose qui découvrit la pointe de ses pieds fins; et, avec un discret sourire qui creusait une fossette sur le coin de sa joue rieuse, à droite, elle ajouta: «C'est qu'elle est charmante, votre femme, et qu'elle a l'air de vous aimer passionnément.»
—«Pourquoi me parlez-vous d'elle?» répondit Paluau, d'une voix sourde. Il la regardait en l'interrogeant. Elle put lire dans ses yeux une émotion qui n'était guère d'accord avec le contrat de bonne amitié—sans autre nuance—passé entre eux, dix mois auparavant. On était en mai 1903, et ils s'étaient quittés en juillet 1902. Mais la façon dont ses yeux à elle, d'un bleu si doux à cette minute, se portèrent sur les yeux bruns du jeune homme, le souffle plus court dont sa poitrine était soulevée, ce «Maurice» prononcé presque tout bas, comme avec crainte, cette interrogation sur le mécontentement possible de Mme de Paluau, étaient-ce là des attitudes conformes, elles aussi, à ce programme? Elle l'avait laissé partir quand il était libre. Maintenant qu'il ne l'était plus, pourquoi venait-elle le tenter avec sa beauté? Lui-même, il l'avait quittée, alors qu'il n'avait aucun devoir. Pourquoi oubliait-il ses actuels devoirs au point de continuer, après cette première interrogation, déjà si peu sage: «J'ai trop souffert ce soir, Clotilde... Je sais que je n'ai plus le droit de vous parler, comme je vous parle. Je sais que c'est fou, que c'est criminel; mais ce que je viens de sentir tout à l'heure a été trop fort, trop douloureux aussi...» Il avait prononcé ces mots en pensant tout haut. Il ne saisit la signification véritable de ses paroles qu'après les avoir émises, et il s'arrêta, tandis que Mme de Séricourt s'éventait d'une main où il crut voir passer un tremblement, et, comme il se taisait, elle lui demanda, presque dans un soupir, tant son accent se fit bas pour lui poser cette question:
—«Mais qu'avez-vous senti?...»
—«Que je vous aimais toujours,» répondit-il.
Il y eut un nouveau silence entre eux, durant lequel arriva jusqu'au fond de la loge la phrase de la mélodie: la Walkyrie est ta conquête. L'ancienne maîtresse avait penché la tête comme si ce qu'elle venait d'entendre la touchait à une place trop sensible de son être. Tout d'un coup elle regarda Paluau fixement et elle dit plus bas encore:
—«Et moi aussi, je vous aime toujours...»
—«Vous?» balbutia-t-il.
—«Oui, moi,» répéta-elle; puis comme se reprenant elle-même et plus haut: «Je vous en ai trop dit...» fit-elle, «laissez-moi. Retournez, retournez là,» et elle désigna d'un mouvement de ses yeux le devant de la loge et la place où se trouvait Mme de Paluau.
—«Non,» répondit-il en lui saisissant la main, au risque de la perdre et de se perdre, «pas avant que vous ne m'ayez promis que je vous reverrai, que nous pourrons parler vraiment, nous expliquer.—Je veux vous revoir, je le veux.»
—«Non,» dit-elle, «c'est fou»; elle reprit: «C'est fou!»—Puis, comme si une force supérieure à sa volonté lui arrachait un consentement: «Hé bien! venez demain chez moi, à trois heures; j'aurai condamné ma porte pour tout le monde, excepté pour vous.—Mais laissez-moi maintenant, laissez-moi,» et employant la même formule que lui tout à l'heure: «Je le veux.»
II
Lorsque Paluau se retrouva tout seul avec sa femme, une demi-heure après cette conversation, dans le coupé qui les ramenait, la fièvre de ce dialogue, si court, mais si chargé, pour lui, de souvenirs et d'espérances, de regrets et de désirs, le brûlait encore. A cette impression d'enivrement se joignait, pour l'augmenter, celle de la soudaineté de cet éclat. Une telle explosion de sentiments, et si violents, devait le laisser comme déconcerté, d'autant plus qu'elle était aussi imprévue qu'instantanée. Le trait principal du caractère de cet homme était une contradiction intime et radicale entre la vie qu'il avait menée et sa nature. Les grandes lignes assez nobles de son visage devaient à cette anomalie une physionomie tantôt exaltée et tantôt souffrante qui lui donnait un air de héros de roman, au lieu qu'il était tout simplement le descendant très représentatif d'une longue lignée de seigneurs terriens, un homme destiné par tout son tempérament à cette existence de château, à la fois primitive et conventionnelle, large et monotone, occupée et paresseuse. Le hasard avait voulu que, privé de son père tout jeune et maître de sa fortune, il vînt à Paris, où sa sœur était mariée. Il s'y était laissé prendre, comme beaucoup de ruraux, par cet attrait du mouvement qui leur fait paraître morne et insipide la régularité de la campagne. Très bien apparenté, très riche, avec une belle tournure et une naturelle élégance de manières, il était entré aussitôt dans ce courant de la haute vie, qui emporte vers la passion et ses orages tant de destinées faites pour la famille et l'habitude. Il avait eu plusieurs aventures. Sa liaison avec Mme de Séricourt avait été la plus flatteuse et la dernière. Pourtant l'arrière-fonds de l'hérédité était si fort chez lui qu'il n'était pas devenu un Parisien. Il n'en avait acquis ni les qualités d'aisance et de légèreté, ni la sécheresse positive. De même qu'il restait timide—parce qu'il se savait malgré tout un peu provincial,—avec un air facilement altier, il était resté sensible et sincèrement épris de droiture, de rectitude et de loyauté, dans des situations aussi fausses que celle qu'il avait occupée trois ans chez les Séricourt. Cela devait faire et faisait une âme obscure et trouble sous des dehors de calme et très incohérente sous des apparences de force. Pour de tels hommes, le mariage, qui semble une sagesse, est en réalité une très dangereuse épreuve. Leur complication déroute la confiance. Ils intimident leur femme par leur manque de transparence morale; et ils risquent d'arrêter à jamais chez elle l'élan spontané et l'expansion. Le silence appelle le silence, comme la vérité appelle la vérité, et le silence produit naturellement le malentendu. Déjà, sans qu'il en eût reconnu la cause dans son propre caractère, Paluau sentait que sa femme ne lui était pas complètement intelligible. Il n'y avait jamais eu de scènes entre eux, et ils ne vivaient pas cœur contre cœur. L'ayant épousée sans entraînement, moins encore par raison que sous l'influence de sa mère, il n'avait pas su voir que Cécile, elle, l'aimait profondément, passionnément, et qu'elle n'osait ni ne savait le lui dire. Il ne voyait pas non plus que, depuis les huit semaines qu'ils étaient à Paris,—campés dans son ancien appartement de garçon et en train de préparer leur installation définitive,—la mélancolie de la jeune femme s'accroissait chaque jour. Il n'est que juste d'y insister: avant cette foudroyante surprise d'émotion qui l'avait, ce soir, fait parler à Mme de Séricourt comme il lui avait parlé, il n'avait jamais manqué ni en actes ni en discours à ce pacte d'honneur que le mariage représente toujours à un homme élevé dans certains principes. Ce soir marquait donc pour lui une date ineffaçable, celle du premier parjure: le rendez-vous demandé à son ancienne maîtresse, et accordé par elle, dans ces termes, avec ce regard, c'était l'infidélité, certaine, toute proche, déjà commise, et le mari coupable en éprouvait le remords dans cette voiture où son bras frôlait le bras de sa femme; où il la sentait respirer, bouger, vivre. Ces sensations contradictoires se mélangeaient dans le plus violent tumulte intérieur. Ce brusque et irrésistible désir pour son ancienne maîtresse, la stupeur de l'éprouver si intensément et de l'avoir avoué si brutalement, l'appréhension du chemin où il venait de s'engager et son incapacité, il le sentait d'avance, à s'en retirer, quels événements et qui faisaient courir dans ses veines le frisson de trop d'émotions passées! Il allait revivre, il revivait déjà toute son existence parisienne, dont il avait eu la nostalgie à son insu après en avoir eu la lassitude. En même temps, il ne pouvait se défendre d'une véritable honte à se constater si déloyal et vis-à-vis de qui? De cette enfant de vingt ans qui portait son nom, à laquelle il n'avait pas un reproche à faire, dont il avait pris la vie,—et il allait la trahir, il l'avait trahie!... Tant de mouvements du cœur et de si passionnés le contraignaient de se taire. Comme s'il eût craint que même ses yeux dénonçassent ses pensées, il regardait machinalement, à travers la portière, les maisons closes profiler leurs façades muettes sous le reflet des becs de gaz, les passants attardés en train de se hâter sur le trottoir, d'autres voitures venir en sens inverse. Il n'observait pas que sa compagne, après avoir essayé de lui poser quelques questions auxquelles il n'avait répondu que par des monosyllabes, le regardait avec des prunelles dont il aurait eu peur. Il ne s'y lisait que la plus craintive, la plus passionnée des supplications, mais une supplication si angoissée, si douloureuse qu'elle supposait chez la jeune femme qui sentait ainsi la divination de son malheur,—jusqu'où?...
Le coupé allait de la sorte, traversant au grand trot de son cheval ce vaste quartier de Paris qui sépare l'Opéra de l'extrémité de la rue Saint-Dominique, pas très loin de la place des Invalides, où habitaient momentanément les Paluau. L'absorption du jeune homme dans ses pensées avait été si entière qu'il éprouva presque le saisissement d'un somnambule réveillé par un choc, lorsqu'étant rentré dans l'antichambre et se préparant, comme il faisait d'habitude, à se retirer dans la pièce qu'il s'était réservée,—son ancien cabinet de travail où on lui préparait chaque soir un lit, dissimulé le jour dans un canapé,—sa femme lui dit, d'une voix qu'il ne lui connaissait pas:
—«Maurice, j'ai à vous parler. Il faut absolument que je vous parle...»
Il fut bien obligé de lever les yeux sur elle, cette fois. Il vit qu'elle était pâle et tremblante. Il pensa qu'elle soupçonnait tout et il pâlit lui-même. Il essaya pourtant de plaisanter.
—«Il est tout près d'une heure,» répondit-il; «il serait plus sage d'aller vous reposer. Nous aurons le temps de causer demain.»
—«Non,» dit-elle, «ce soir... Demain je ne serais pas sûre d'avoir encore la force... Je l'ai maintenant. Je viens d'avoir trop mal. Je vais renvoyer ma femme de chambre. Venez chez moi...»
Il y avait dans cette imploration, proférée à voix basse, pour que le valet de pied, debout près de la porte d'entrée, ne l'entendît pas, une telle ardeur; la physionomie de Cécile, d'ordinaire immobile et si aisément insignifiante, s'éclairait à cette seconde d'une telle flamme; une si impérieuse volonté émanait d'elle que l'ancien amant de Mme de Séricourt n'eut plus de doute. Elle ne soupçonnait pas. Elle savait. Il répondit:
—«Je serai chez vous dans un instant.»
Il avait voulu s'accorder ce dernier répit pour se ressaisir et assurer son attitude dans une explication, qui, au demeurant, ne pouvait porter que sur son passé. Évidemment quelqu'un, ami ou parent, avait dénoncé à sa femme la liaison de ses dernières années de célibat. Une lettre anonyme avait dû être écrite. Cécile l'avait observé durant la soirée. Cet entretien en tête à tête dans le fond de la loge avait provoqué une crise de jalousie aiguë. Du coup tous ses instincts d'indépendance s'insurgèrent dans le jeune homme. Les cinq minutes qu'il passa dans sa chambre avant de se diriger vers celle de sa femme suffirent à changer l'équilibre si instable de son âme. S'il avait eu, tout à l'heure, dans la voiture, un secret remords à l'idée de la trahir, quand il la croyait si naïvement confiante, cette jalousie devinée chez elle avait endurci soudain son orgueil d'homme. Et puis,—ces petites impressions animales sont si étrangement déterminantes durant ces scènes d'intimité conjugale,—elle venait, dans cette antichambre, quand elle l'avait interpellé ainsi, de lui paraître de nouveau, comme pendant la soirée, si gauche et si lourde, si engoncée par sa robe trop riche, si peu plaisante malgré sa jeunesse. Le masque de sang que la chaleur du théâtre lui avait mis aux joues et sur le front s'empourprait encore de son émotion nouvelle... Enfin, lorsqu'il se présenta devant elle, comme il l'avait promis, la plus sèche irritation nerveuse le dominait. Il était décidé à ne supporter aucun reproche, dût cette première explication aboutir au départ de Cécile le lendemain. Le fantôme de sa délicieuse amie de l'autre année traversait de nouveau sa pensée et l'ensorcelait à distance. Il l'avait revue, en esprit, assise sur le divan de la loge, puis sur le canapé de damas rouge, à côté de lui. Contre de tels souvenirs que pouvaient les reproches qu'il lisait d'avance sur la bouche tremblante de l'épouse légitime, sinon lui donner cette horrible sensation de la chaîne qui paralyse tout chez l'homme, même la pitié?
Il la trouva, assise sur un fauteuil, les bras pendants, la tête abandonnée, et qui pleurait. Elle lui fit signe de la main qu'il attendît, qu'elle allait lui parler, qu'elle ne pouvait pas en ce moment. Puis, quand elle se reprit enfin, sa première phrase fut si différente de ce que prévoyait le mari déjà plus d'à moitié perfide, qu'il en demeura immobile d'étonnement:
—«Je vous demande pardon, Maurice,» dit-elle. «Je viens de vous inquiéter, ce sont mes nerfs qui m'ont trahie... Je serai plus forte, une autre fois... C'est ma faute, si les choses sont comme elles sont, je le sais. Je sais qu'en me conduisant comme j'ai fait je ne peux que les rendre pires... Mais il y a des moments où je suis trop misérable...»
—«Vous me parlez par énigmes,» répondit-il. «Quelles sont ces choses dont vous vous plaignez? Quels sont ces moments où vous êtes si misérable, et pourquoi?»
—«Pourquoi?...» reprit-elle d'un accent accablé. «Tout à l'heure je voulais vous le dire. Je m'en croyais la force. Je ne l'ai plus, et à quoi bon?»
—«Mais c'est moi qui veux que vous vous expliquiez maintenant,» insista-t-il. «J'ai le droit de savoir les raisons de l'état où je vous ai vue...» Et après une hésitation: «Avez-vous quelque reproche à me faire?»
—«A vous?...» répondit-elle, et secouant sa tête plus douloureusement: «A vous? Non. Je vous le répète, la faute est à moi.»
—«Quelle faute?» demanda-t-il de nouveau, et d'un accent d'impatience: «Mais parlez, parlez...»
—«Ah!» fit-elle, «ne soyez pas dur pour moi... Hé bien! puisque vous l'exigez,» et sa voix tremblait, «je parlerai... Ce que je voulais vous dire, c'est que vous ne devriez pas, vous, me laisser comme vous me laissez, sans conseil, sans appui... J'ai toujours su, quand je vous ai épousé, que je n'étais qu'une simple, et que j'aurais beaucoup de peine pour devenir pareille aux femmes de la société où vous avez vécu jusqu'ici... Mais je vous aimais!... J'ai pensé que j'apprendrais, que j'arriverais... Si vous m'aviez un peu aidée?... Si j'avais pu vous demander?... Mais vous m'intimidez tant!... tant!... Pour que j'ose m'ouvrir à vous, comme je fais, il faut que j'aie peur de vous déplaire davantage encore en me taisant... C'est là toute ma misère, je vous l'ai dite: de ne pas savoir me faire aimer... Surtout depuis que nous sommes à Paris, je le sens, vous avez honte de moi,» et, se cachant le visage dans les mains comme si réellement elle avait elle-même la conscience d'un opprobre mérité, elle redit, avec un grand sanglot: «honte de moi!...»
Il y avait, dans cette confession de la plus dure épreuve que puisse subir une jeune femme au début de son mariage, une telle humilité; cette plainte, qui ne récriminait pas, qui ne se rebellait pas, qui gémissait seulement, correspondait si peu à l'attente de Maurice; elle aggravait tellement sa faute de la soirée en lui prouvant combien celle qu'il trahissait était sans défense!... Il en demeura un instant décontenancé, ému malgré lui par une si évidente sincérité, saisi plus encore par la surprise devant l'être qui se révélait soudain. C'était comme si une autre créature se dégageait devant lui, de la Cécile qu'il connaissait. Une pâleur avait envahi son visage tandis qu'elle parlait. L'audace de son discours faisait refluer tout son sang à son cœur. La tension nerveuse l'avait redressée. La lourde toilette, si engoncée tout à l'heure, ne l'écrasait plus, tant elle était palpitante d'émotion, la gorge soulevée, la taille frémissante. Enfin, elle vivait par toutes ses fibres, et cette intensité de vibration intérieure l'animait, la transfigurait. Si Paluau eût été capable d'analyser froidement ces deux scènes si voisines: celle qu'il avait eue à l'Opéra avec Mme de Séricourt et celle qu'il soutenait à présent, il aurait compris et mesuré quelle différence sépare une femme vraie et une femme coquette, la créature qui aime parce qu'elle aime et celle qui joue la comédie du sentiment pour se faire aimer... Mais, à cette minute, il ne raisonnait pas. Il avait pitié de Cécile, tout simplement, et, pour la calmer, il lui disait:
—«Moi, avoir honte de vous!... Voyons? Quand un mari a honte de sa femme, est-ce qu'il la présente partout comme je vous ai présentée?... Est-ce qu'il se montre avec elle comme je me montre avec vous?... Si j'avais honte de vous, comme vous dites, vous aurais-je conduite à l'Opéra, ce soir, comme je vous y ai conduite?»
—«Oh! ce soir!...» interrompit-elle en lui prenant le bras qu'elle serra convulsivement. «Ce soir!... Ne me parlez pas de ce soir!... Ç'a été le plus dur de tous... N'essayez pas de me mentir. Je sais, vous êtes bon... Vous ne voulez pas vous avouer que vous rougissez de celle à qui vous avez donné votre nom... Mais si vous vous étiez vu pendant le spectacle, et votre regard quand il se posait sur moi!... Je vous voyais me comparer à Mme de Séricourt. Elle était si jolie, et si élégante, si grande dame! Je comprenais si bien qu'à côté d'elle j'étais si gauche, si empruntée!... Et pourtant, si vous saviez ce que j'avais fait pour vous plaire ce soir! J'avais remarqué que vous admiriez cette femme. Quand il s'agit de goût, c'est toujours le sien que vous citez... Lorsque j'ai su que nous allions à l'Opéra avec elle, l'autre semaine, j'ai fait appel à tout ce que j'ai de courage... Je suis allée chez elle... Je lui ai parlé... Ne m'en veuillez pas! Je ne me suis pas plainte de vous. Je n'en ai pas le droit. Je mourrais, plutôt que de vous manquer ainsi... Mais vous ne pouvez pas trouver que je n'avais pas le droit de la prier de m'aider un peu, de me conseiller...»
—«Et vous avez fait cette démarche auprès d'elle?...» interrogea-t-il, d'une voix si étrange qu'elle en eut peur.
—«Comme vous me posez cette question!... Ah! vous voyez bien que j'ai eu tort de vous parler; que je vous déplais toujours, toujours, dans ce que je fais, dans ce que je dis, comme dans ce que je porte... Toujours! Toujours!...»
—«Et que vous a répondu Mme de Séricourt?» interrogea-t-il, sans paraître prendre garde à cette exclamation.
—«Elle a été si bonne,» dit Cécile; «elle m'a promis de m'aider... Elle m'a aidée.»
—«Elle vous a aidée?...» demanda de nouveau Maurice. «Alors, cette toilette que vous portez ce soir...»
—«C'est elle qui me l'a choisie...» reprit la jeune femme. «Oui, c'est elle qui m'a conduite chez le couturier; elle qui a décidé ma robe, ma coiffure, mes bijoux... Et voyez comme tout est contre moi... Quand nous avons été sur le devant de la loge, j'ai senti qu'elle, qui a tant de goût pour elle-même, s'était trompée pour moi... Mais qu'y a-t-il? Que se passe-t-il?...»
Il se passait qu'en l'écoutant raconter, avec cet accent découragé et passionné, sa touchante démarche et l'infâme manière dont l'autre en avait abusé, une révulsion violente et subite de son cœur avait bouleversé Paluau. Une grille posée sur une écriture secrète en éclaire soudain tout le sens. Certaines révélations sont cette grille. Paluau comprenait que son ancienne maîtresse s'était complu à savamment organiser, ce soir, cet écrasant contraste entre elle et Cécile: l'épouse légitime, et qui ne se savait pas trahie, s'était mise à la merci de sa rivale, et celle-ci en avait profité pour exercer sur elle, hypocritement et méchamment, la plus mesquine des vengeances: mais poussée par quoi?... Elle n'avait pas su aimer Maurice autrefois, puisqu'elle l'avait laissé partir. Le retrouvant marié, et constatant, elle était si fine et Cécile avait été si naïve, que son ménage roulait déjà sur la route des malentendus, elle avait voulu mettre entre la femme et le mari quelque chose d'irréparable. Elle l'avait repris, quitte à le renvoyer de nouveau, plus tard, à un foyer pour toujours renversé... Pourquoi encore? La haine des femmes qui ne sentent pas pour celles qui sentent vraiment expliquait tout. De là sa scélératesse dans l'invention d'un procédé très misérable—hélas! il avait trop bien réussi!... De là les mots qu'elle avait prononcés dans l'arrière-fond de la loge,—et son complice de jadis y avait cru!... Et voici que la lumière se faisait en lui, éclatante, par une nouvelle comparaison que la subtile Clotilde n'avait pas su prévoir. Cette visite de la femme sincère chez la femme coquette, sublime de bonne foi, ne permettait pas le doute, et Maurice était révolté d'une si hideuse ruse? Attendri jusqu'au plus intime de son âme par cette confidence de la femme amoureuse, sa femme, il sentit les larmes lui venir. Il la prit entre ses bras et il la serra contre son cœur avec passion, tandis qu'abandonnant sa tête sur l'épaule de son mari et perdue de ravissement, elle gémissait:
—«Ah! tu me pardonnes! Ah! que je t'aime, et que tu es bon de me laisser te le dire!»
—«Te pardonner?» répondait-il, et il répéta: «C'est toi qui me demandes de te pardonner!...»
Jamais Mme de Séricourt ne comprendra pourquoi cet homme qu'elle a laissé si visiblement fou de passion à l'Opéra n'est pas venu au rendez-vous qu'il lui avait lui-même demandé, ni par quel point de son caractère,—elle le sait si faible!—il a trouvé la force de quitter Paris sans l'avoir revue. C'est le seul de ses anciens amants, car la féline et souple personne a sa liste, dont elle parle avec un peu d'aigreur,—quand elle en parle. Et encore, car elle a du goût, même dans la rancune, dit-elle simplement: «Ce pauvre Paluau! Il était bien agréable, mais quand on a épousé une telle sotte!...»
Mai 1903.
LA RANÇON
I
Il y avait bien longtemps que Mme Le Hélin n'avait point paru aussi jolie à Pierre Guchery que ce jour-là. Pour une minute, la femme qu'il avait tant aimée—plus d'un quart de siècle auparavant,—sa chère Albertine, à la taille souple et fine, aux beaux cheveux châtains avec des reflets fauves, au sourire clair, aux fraîches prunelles brunes sur un teint de lait, l'adorable maîtresse de sa trentième année, reparaissait dans la vieille dame à la taille lourde, aux joues couperosées, aux paupières flétries, aux cheveux grisonnants, qu'il avait pris l'habitude, lui-même quasi sexagénaire, de venir voir chaque après-midi. C'était, entre eux, une de ces liaisons du monde, presque officielles, tant elles ont duré. Elles gardent du moins, parmi les misères que de tels rapports imposent, cette demi-noblesse de la fidélité. L'histoire de ces amants tenait en quelques lignes: Guchery s'était pris pour Mme Le Hélin d'une passion folle, au lendemain de la guerre, et, à cette passion, il avait tout sacrifié. Comme elle vivait à Paris, et pour ne plus jamais la quitter, il avait donné sa démission de l'armée, où l'attendait un bel avenir. Comme elle était mariée, il avait renoncé à se construire un foyer à lui. Comme elle était mère, et qu'elle n'avait pas voulu lui sacrifier son fils, il avait accepté la plus humiliante des situations, au foyer d'un autre... Avec le temps, cette passion s'était transformée en un attachement indéfinissable, mêlé de souvenirs et de regrets, de reconnaissance pour les bonheurs qu'elle lui avait donnés autrefois, et de pitié pour les irréparables atteintes dont il la voyait frappée par l'âge. L'habitude avait aussi sa part dans ce sentiment.—A soixante ans on a tant vu mourir, et l'on tient par des fibres si fortes à ce qui reste!—Tout cela faisait bien encore une espèce d'amour. La preuve en était dans l'émotion qui agitait cet homme, si voisin de la vieillesse, quand, à des instants, de plus en plus rares, hélas! ce visage dont il connaissait chaque ride lui montrait un reflet de sa grâce d'antan. Mais, à cette visite-ci, ce n'était même plus un reflet, c'était cette grâce elle-même que le fidèle amoureux de Mme de Hélin venait de retrouver, dès son entrée dans le petit salon bleu où elle se tenait presque toujours. Qu'il y était venu de fois, depuis ces vingt-sept ans! Qu'il s'y était assis de fois, près d'elle, dans la bergère Louis XV, à gauche de la fenêtre! Ce cadre d'objets familiers n'avait guère changé depuis qu'il fréquentait l'hôtel Le Hélin, et la dame du petit salon bleu semblait, elle aussi, en ce moment, avoir à peine changé, tant ses yeux brillaient, tant le plaisir éclairait, transfigurait toute sa physionomie. Le velours violet de sa robe de demi-deuil,—elle était veuve depuis quinze mois,—relevé par quelques bijoux: une chaîne et une broche de diamants, un bracelet avec des perles,—la rajeunissait aussi, en l'allongeant, en l'amincissant. Pierre ne put s'empêcher de lui dire, après avoir mis un baiser, plus long que d'habitude, sur sa petite main restée si fine et dont toutes les bagues lui rappelaient des anniversaires communs:
—«Vous êtes tout à fait en beauté aujourd'hui, ma chère Albertine... Par ce jour noir de décembre»—on était à l'avant-veille de Noël—«vous regarder, c'est retrouver le soleil... Vous avez l'air si contente, si joyeuse même!... Que se passe-t-il?...»
—«Il ne se passe rien,» répondit-elle, «sinon ce qui s'est toujours passé depuis que je vous connais: je vous aime, tout simplement... J'ai trouvé mon cadeau de Noël pour vous,» ajouta-t-elle avec un sourire fin, «et je crois qu'il vous fera plaisir... Voilà pourquoi je suis contente...»
—«Faudra-t-il attendre et mettre mon soulier au coin de la cheminée, comme un petit garçon bien sage, pour savoir quel est ce cadeau?» répliqua-t-il, sur le même ton de badinage tendre.
—«Comment?» fit-elle, «vous ne devinez pas?...» Elle le vit soudain pâlir, et elle comprit qu'il comprenait: «Oui,» continua-t-elle, «vous vous rappelez qu'au lendemain du jour où je me suis trouvée libre, vous m'avez promis de me laisser fixer moi-même le moment de notre mariage. Hé bien, mon ami, votre Albertine sera Mme Guchery, quand vous voudrez, à partir d'aujourd'hui... Mais qu'avez-vous?...»
—«J'ai,» dit-il, «que j'ai trop désiré cette heure. Elle me fait du mal à force de me faire du bien... Et puis c'est si tard! J'aurais tant voulu vous donner mon nom, quand nous avions l'avenir devant nous, quand...» et son soupir révélait l'âcre nostalgie dont il avait été tourmenté dans la possession de cette femme, qui le regardait avec des yeux noyés de larmes, tant elle le sentait l'aimer. «Mais laissons ces regrets,» poursuivit-il d'une voix qu'il voulait rendre gaie, «il n'est jamais trop tard pour vivre avec la femme que l'on aime, avec la seule que l'on ait aimée... Ah!» et son accent se fit de nouveau ému, malgré lui, «que nous allons vieillir heureux!» et, mettant un genou en terre, il attira vers lui la tête de sa vieille amie, et sur ses paupières que l'attendrissement rendait humides il appuya une caresse dont elle se dégagea en lui disant:
—«Mon pauvre Pierre, vous retardez de bien des années!... Regardez-moi donc. Vous oubliez que ce n'est pas un mariage d'amour que vous allez faire... C'est un mariage de raison, et il faut parler raison... Je suis deux fois grand'mère, pensez-y...»
—«Vous le voulez...» répondit-il, «parlons raison.» Puis, comme si l'allusion qu'elle avait faite à ses petits-enfants lui rappelait à lui-même qu'à côté de son existence cachée d'amie, elle avait toute une existence de famille: «Avez-vous parlé de votre projet à votre fils?» demanda-t-il.
—«Pas encore,» répondit-elle, «j'ai voulu que vous fussiez le premier averti. C'est bien naturel. Mais je vais chez Henri demain. Il a un arbre de Noël pour les deux petits et leurs amis et leurs amies. Je lui apprendrai la grande nouvelle, ainsi qu'à ma belle-fille...»
—«Et vous n'avez pas cherché à le sonder déjà, pour savoir ce qu'il en pensera?» demanda Guchery.
—«Ce qu'il en pensera?» répéta-t-elle. «Il aura peut-être un petit moment d'émotion, c'est trop naturel encore. Il aimait tant son père!... Mais il vous adore... Quant à ma belle-fille,» ajouta-t-elle en riant, «si elle ne donnait pas son consentement, elle serait trop ingrate. Car c'est vous qui avez fait leur mariage, et elle ne l'a pas oublié... Tâchez seulement que je ne sois pas jalouse d'elle, quand elle sera devenue votre belle-fille à vous...»
—«Et vous ne craignez pas qu'Henry ne se demande...»
—«Quoi?» insista-t-elle, comme il hésitait.
—«Mais si ce mariage ne cache pas un mystère, si... Enfin, n'avez-vous pas peur qu'en me voyant vous épouser il ne devine la vérité, et que nos relations n'ont pas été ce qu'il a pu croire?...»
—«Lui!» s'écria la mère, «quelle idée! Si jamais une pareille pensée avait traversé son cerveau, est-ce qu'il serait avec vous comme il est? Non. Je connais mon fils, c'est le cœur le plus simple, le plus confiant! Ah! mon ami, vous savez que c'est à lui que je vous ai sacrifié... Sans lui, je ne serais pas restée la femme d'un autre, vous aimant comme je vous aimais. Mais j'en ai été récompensée. Il n'a jamais douté de moi. C'est vrai que j'en aurais cruellement souffert, même dans le bonheur. Cette épreuve m'a été épargnée... Elle me sera épargnée jusqu'au bout,» continua-t-elle. «Je n'ai pas été comme tant d'autres. J'ai été une femme mal mariée, qui a eu dans sa vie un seul sentiment. Je ne me suis jamais considérée comme votre maîtresse, mais comme votre épouse secrète. Ce n'est pas au moment où tout ce qu'il pouvait y avoir de coupable dans ce sentiment est fini, où je vais pouvoir l'avouer, que Dieu me frapperait, n'est-ce pas?... Je n'ai jamais eu que mon fils et vous dans le cœur,—vous, mystérieusement. Je vous y aurai ouvertement tous deux, et vous verrez comme il en sera heureux... Je vous répète qu'il vous aime tant!...»
II
A ces affirmations de la mère, si répétées, si appuyées qu'elles révélaient, malgré tout, une certaine angoisse,—celle du doute et aussi celle du remords,—Guchery n'avait plus rien répondu. L'ancien officier était, avec des allures volontiers martiales, et malgré la longue moustache autrefois blonde, maintenant blanche, qui sabrait son maigre et osseux visage, un homme profondément, presque morbidement sensible. Les amoureux qui, comme lui, rencontrent vers le milieu de leur vie, à l'époque qui convient le mieux à la vraie fondation d'une famille, une aventure avec une femme mariée et dans le monde, se divisent presque immanquablement en deux groupes. Ou bien les habitudes que représente une liaison de cet ordre les annihilent absolument, ou bien elles les affinent jusqu'à la maladie. Ne plus nourrir aucun intérêt sérieux d'ambition et de carrière, aller le matin au Bois pour revoir votre amie au passage, faire des visites l'après-midi dans les maisons où elle fréquente, dîner en ville et finir la soirée au théâtre pour la rencontrer, ne plus causer que des intrigues semblables à la vôtre qui se nouent et se dénouent autour de vous, ne plus ouvrir un véritable livre, mais seulement le mauvais roman dont elle parle, et ainsi du reste,—cette existence de sigisbée professionnel, menée pendant des saisons, vulgarise encore les natures vulgaires. Les natures délicates, comme était Guchery, s'y sensibilisent à l'excès. Cette atmosphère trop féminine anémie en eux toute force de résistance à l'impression. C'est ainsi que l'amant d'Albertine n'avait jamais pu, du vivant de M. Le Hélin, se blaser sur le malaise que lui infligeait la présence de cet homme entre sa maîtresse et lui. Que soupçonnait ce personnage aux manières toujours courtoises, aux yeux toujours froids? Pierre avait passé des années à se le demander, sans en rien savoir. Jules Le Hélin était un de ces maris qui affectent de traiter leur femme, en public et dans l'intimité, avec une déférence si cérémonieuse qu'il est impossible, à ceux mêmes qui hantent leur maison le plus familièrement, de deviner la vraie situation morale de leur ménage. Qu'avec son nom de vieille bourgeoisie il eût épousé pour sa fortune Albertine, laquelle s'appelait simplement Mazurier, des Mazurier enrichis dans les papiers peints, c'était bien évident. Qu'il ne l'aimât point, ses fréquentations dans le demi-monde, aussitôt après la naissance de leur fils, l'avaient trop prouvé. L'indulgence des salons avait d'ailleurs accordé cette excuse à la jeune femme quand Guchery avait commencé de se trouver chez elle à toute heure. Mais l'opinion de l'intéressé lui-même sur ces assiduités, personne ne l'avait jamais connue. Pierre pas plus que les autres, avec cette différence que ces autres s'en étaient soucié juste le temps d'échanger une réflexion malicieuse, au fumoir, entre deux cigares, au lieu qu'il avait vécu, lui, dans l'attente quotidienne d'une solution tragique. Il y était préparé pour lui-même, mais pour son Albertine!... Cette solution tragique n'avait pas eu lieu. Le mari était mort, sans avoir livré le secret de sa longanimité, laquelle avait peut-être tenu tout bonnement, comme tant d'apparentes indifférences de ce genre, à l'existence du fils. Peut-être aussi Le Hélin était-il un de ces philosophes pratiques comme il s'en rencontre même parmi les hommes de cercle et de sport, que la paresse et l'indifférence, la peur quelquefois et quelquefois l'intérêt, ont rendus débonnaires, et ils laissent le soin de leurs vengeances à la vie,—sûrs que tôt ou tard elle se chargera de réclamer la rançon qu'ils n'ont pas exigée pour leur propre compte.
Si le mari trompé avait calculé ainsi, il semblait bien,—on l'a vu par la conversation entre les deux complices,—que ce calcul était déçu. Cette rançon de la vie se bornait à ceci: l'imagination volontiers inquiète de Guchery substituait depuis quelques années, à la question qu'il s'était posée si longtemps sur le mort, une question sur le fils de ce mort; sur cet Henry qu'il avait vu grandir, et qu'il aimait, par une anomalie fréquente, presqu'autant que s'il eût été son fils à lui. Oui, que pensait le jeune homme des rapports entre sa mère et l'ami le plus intime de la maison? Ce point d'interrogation avait surgi devant Guchery, à peu près vers la date où Henry Le Hélin avait eu ses dix-huit ans,—pourquoi? L'amant n'aurait pu le dire. Il lui avait semblé un jour qu'il rencontrait dans ces prunelles de jeune homme, jusque-là si claires, si confiantes, si tendres, une brisure, comme un arrière-fonds de soupçon. Cette impression avait duré un certain temps, mais sans qu'il pût décider si elle n'était pas chimérique. Rien n'était changé dans les manières du fils d'Albertine à son endroit, sinon qu'elles étaient plus affectueuses encore. C'était comme si ce garçon eût eu quelque chose à se faire pardonner. Puis cette nuance s'était effacée de son regard. Il avait de nouveau eu, pour causer avec son vieil ami, ses yeux transparents d'autrefois. Quelques mois plus tard, et sans que rien expliquât cette seconde crise, la nuance de défiance avait reparu. Le fond du regard était redevenu soupçonneux et angoissé. Et de nouveau, le soupçon s'était en allé, pour reparaître un peu après, et ainsi de suite indéfiniment, toujours sans qu'aucun autre indice permît à celui qui s'en croyait l'objet de s'affirmer qu'il ne se trompait pas. Cependant le jeune homme s'était marié, et beaucoup par l'entremise de Guchery. La jeune Mme Le Hélin gardait, à celui-ci, comme l'avait dit sa belle-mère, une reconnaissance attendrie. Était-elle persuadée de l'innocence absolue des rapports entre cette belle-mère et le négociateur de son mariage, et avait-elle fait partager cette conviction à son mari? Toujours est-il que depuis les cinq ans que cette union avait eu lieu, à peine si, à deux ou trois reprises, Guchery avait cru discerner dans les prunelles d'Henry un vague passage de l'ancienne méfiance. Pourtant son impression de cette méfiance avait été si forte qu'il n'avait jamais cessé d'en appréhender le retour. Il n'avait jamais cessé non plus de dissimuler cette crainte à sa vieille maîtresse. La certitude toute prochaine du mariage avec elle, de ce mariage, si longtemps, si vainement désiré, avait seule pu, en lui ouvrant tout d'un coup le cœur, lui arracher ce secret. Il avait frémi d'en trouver, d'en pressentir un bien pareil dans les phrases de protestation qu'Albertine lui avait prodiguées pour le rassurer, et il n'avait pas osé insister.
—«Elle aussi, elle a vu qu'il avait des doutes,» se disait-il, aussitôt franchi le seuil de l'hôtel Le Hélin. «Si ces doutes se réveillaient à la nouvelle de ce mariage?... S'ils prenaient corps?... Si Henry voyait là une preuve de ce qui a été?... Si cette idée pesait sur nos relations ensuite?... S'il n'était plus jamais, ni pour sa mère, ni pour moi, ce qu'il a été, ce qu'il est encore?... Si sa femme changeait aussi?...» Ces hypothèses furent si pénibles à Guchery qu'il se surprit s'acheminant, de la rue de Miromesnil où Mme Le Hélin demeurait, dans la direction de l'avenue du Bois-de-Boulogne où habitait le jeune ménage. Ce n'était pas à lui d'annoncer aux enfants d'Albertine la résolution qu'elle avait arrêtée. Dans quelle intention allait-il donc chez eux? Il n'aurait pas su le dire. Mais ce qu'il savait, c'est qu'il lui était insupportable de laisser son amie parler à Henry sans qu'il se fût, lui, rendu compte... et de quoi? Par quels procédés arriverait-il à lire dans l'âme du jeune homme et à s'assurer qu'aucune plaie n'y saignerait demain, quand la mère parlerait? Il ne réalisa vraiment l'extravagance de sa démarche qu'au moment où le domestique lui ouvrit la porte de l'appartement des jeunes Le Hélin. Puis sur la réponse de cet homme que Monsieur n'était pas rentré, mais que Madame était là:
—«Je suis sauvé,» songea-t-il, «avec Louise, je saurai quelque chose et sans risquer trop...»
III
La jeune Mme Le Hélin était occupée dans le salon qui donnait sur l'avenue du Bois, à suspendre aux branches d'un énorme arbre de Noël toutes sortes de menus jouets:—des poupées, des polichinelles, des cornets de bonbons, des boîtes de ménage. Elle avait près d'elle une corbeille de ces brimborions luxueux, et son joli visage où le rire creusait aux joues deux si gaies fossettes s'illumina de plaisir à l'entrée du visiteur.
—«Tiens! Guchery!...» s'écria-t-elle. «Que c'est gentil à vous de venir me voir précisément aujourd'hui!... Je vais vous faire travailler, vous savez...»
—«Volontiers,» répondit-il, «à quoi puis-je t'être bon?» Il avait été l'ami intime de l'aîné des Bréau, le père de Louise, et, l'ayant connue toute petite, il gardait l'habitude de la tutoyer, quand ils étaient seuls... Lorsqu'il y avait du monde, il lui disait «vous.» C'était une des gentilles querelles que lui faisait la jeune femme.
—«A la bonne heure,» reprit-elle, «vous me parlez, comme il faut, aujourd'hui... Bon... Donnez-moi ces soldats de plomb. Et un numéro,—là, dans cette coupe... Viendrez-vous demain, tirer avec nous notre loterie de Noël? Je ne vous ai pas envoyé de rappel, parce que vous n'êtes qu'un vieux garçon, et que cela vous ennuierait sans doute de voir une trentaine de bébés, et autant de mamans... Mais si le cœur vous en disait quand même...»
—«Alors,» lui dit-il, en prenant texte de sa plaisanterie, et sur le même ton: «Vous me blâmez d'être resté célibataire?... Et par conséquent, vous m'approuveriez de cesser de l'être?...»
La surprise de cette phrase inattendue saisit la jeune femme à un degré que son interlocuteur n'avait pas prévu: ses jolis doigts tremblèrent en serrant le nœud de la faveur rose qui devait fixer à la branche la petite boîte qu'il lui avait tendue. L'enfantin sourire de tout à l'heure n'entrouvrait plus ses lèvres rouges, qui se fermèrent dans un pli soudain attentif. Un regard scrutateur passa dans ses yeux bleus, et elle demanda:
—«C'est sérieux?... Et avec qui avez-vous l'idée de vous marier?...»
—«Vous me promettez le secret?» demanda-t-il d'un accent grave, lui aussi, et, sur sa réponse affirmative: «envers tout le monde,» et il souligna ces mots.
—«Envers tout le monde,» répliqua-t-elle en soulignant ainsi sa réponse.
—«Hé bien!» reprit-il, «que penseriez-vous, si je venais vous dire que j'épouse votre belle-mère?...»
Louise Le Hélin eut sur son front et autour de sa bouche une expression d'un saisissement plus vif encore. Elle regarda de nouveau Guchery avec des yeux d'une pénétration singulière, presque douloureuse. Puis, pour se donner une contenance, elle avisa dans la corbeille un autre joujou qu'elle commença de suspendre à une autre branche, sans répondre. Et, subitement, s'interrompant de son travail, elle posa l'objet sur une table, et, se retournant vers Guchery, elle lui dit, en le regardant bien en face et d'une voix profonde, à la fois impérative et suppliante:
—«Non, mon ami, non, vous ne ferez pas cela...»
—«Mais pourquoi?» répondit-il.
—«Pourquoi?... Mais parce que vous ne pouvez pas ne pas savoir ce que l'on a répété partout...». Elle hésita une seconde, puis résolue, comme quelqu'un qui accomplit un pénible devoir. «Ah! si c'était vrai, je ne vous en parlerais pas. Mais il faut que je vous en parle. J'en ai le droit, puisque je sais, oui, je sais que ce n'est pas vrai. Je sais que vous êtes un honnête homme et que vous n'auriez pas supporté, vous si fier, de vivre, comme je vois vivre tant de gens à Paris, que je méprise, dans un mensonge de chaque heure, de chaque minute... Je sais que vous ne vous seriez pas mêlé du mariage du fils de votre maîtresse... Car voilà ce que l'on a dit, que Mme Le Hélin était votre maîtresse... On n'a pas fait que le dire. On l'a écrit... Oui, mon ami, il s'est rencontré des personnes assez infâmes pour envoyer à Henry des lettres non signées, lui dénonçant sa mère, et vous nommant. Et pas une fois, entendez-vous, mais plusieurs... La dernière de ces lettres est venue quelques jours après notre mariage. C'est presque heureux, et les méchants lui ont rendu service, sans le savoir, en saisissant ce moment pour le frapper. Cette lettre, il n'a pas pu me la cacher. De me parler a chassé du moins de son esprit tout soupçon. Pensez donc. Il avait beau croire en sa mère, croire en vous, les premières lettres l'avaient impressionné. C'était une obsession, m'a-t-il dit, et dont il avait eu tant de mal à triompher! Mon pauvre cher Henry!... Depuis que je l'ai lue, cette abominable lettre, je n'ai eu qu'un souci constant, qu'il ne pense plus jamais rien sur sa mère et rien sur vous... Oh! Je n'ai pas eu beaucoup de peine. Ma belle-mère est si charmante, vous êtes un si brave homme, Guchery, et Henry est si tendre!... Mais le vieux mot sur la calomnie, vous savez, est trop vrai. Il en reste toujours quelque chose... La preuve, c'est qu'il m'a dit, il n'y a pas deux mois,—et s'il ne se rongeait pas de temps à autre, à mon insu, de pareilles idées ne lui viendraient même pas:—«Je suis bien sûr maintenant que ces atroces lettres avaient menti...»—«Tu en as donc jamais douté?» Lui ai-je demandé.—«Non,» m'a-t-il répondu, «mais enfin, maman est libre, et Guchery ne l'épouse pas. C'est une preuve, cela, et indiscutable...»—«Et quand il l'épouserait,» lui ai-je dit, «où serait le mal?...»—«Nulle part,» a-t-il repris, «mais, tout de même, cela me fait bien plaisir qu'il ne l'épouse pas...»—«Comprenez-vous maintenant pourquoi j'ai été bouleversée quand vous m'avez annoncé ce projet de mariage, tout à l'heure?...—Je vous en supplie, mon ami, avant d'y donner suite, pensez à ce que je viens de vous raconter... Et ne m'en veuillez pas d'avoir été si franche avec vous. Je n'ai pas su me retenir. Il y va de la paix de son cœur, et pour toujours... Je le sens. Je le sais...»
—«Ah!» s'écria Guchery douloureusement, «j'avais bien deviné qu'il avait quelque chose, à plusieurs reprises... C'était donc cela... Mais qui a pu écrire ces lettres? Qui? Mais qui?...»
—«Taisez vous,» interrompit la jeune femme en mettant son doigt sur ses lèvres: «j'entends ouvrir la porte. On vient... C'est lui... Je vais vous prouver que je n'exagère rien... Laissez-moi lui parler, et, quoi que je dise, ne me démentez pas. Seulement, regardez-le...»
C'était, en effet, Henry Le Hélin qui entrait dans le salon. Louise avait déjà repris la petite boîte de soldats de plomb, abandonnée tout à l'heure, et elle paraissait absorbée dans son attention à la suspendre aux branches, tandis que Guchery, assis auprès d'elle sur une chaise, s'efforçait de dominer l'émotion dont le bouleversaient les paroles qu'il venait d'entendre. Le nouveau venu ne prit même pas garde à leur trouble. Il arrivait, portant dans ses bras d'autres paquets qu'il commença de déplier, après avoir serré la main affectueusement à son vieil ami, et il disait à sa femme:
—«J'ai trouvé des jouets si amusants que je les ai achetés... Comme tu as bien fait de venir, mon bon Guchery! Louise ne voulait pas t'inviter.—«Ce sera une corvée pour lui,»—disait-elle,—et moi je lui disais:—«Je suis sûr qu'il s'amusera.»—Ce n'est qu'une fête d'enfants, mais les enfants, c'est toute la vérité de la vie... avec l'amour,» ajouta-t-il, et il attira sa femme à lui, pour la baiser au front, puis, tendant la main à Guchery: «Et avec l'amitié...»
—«La nôtre ne lui suffit pas cependant,» dit la jeune femme, en se dégageant de l'étreinte de son mari. «Imagine-toi qu'il est venu me parler, mais devine de quoi?... Tu n'y es pas?... D'un projet de mariage pour lui...»
—«Il veut se marier?...» dit Henry et le même éclair de douloureuse méfiance que l'amant de la mère avait vu passer dans ses yeux, à diverses reprises, y alluma soudain son étrange lueur, et sa voix tremblait un peu pour demander: «Et avec qui?...»
—«Il n'a pas voulu me la nommer», reprit vivement Louise, «d'autant plus, encore une fois, que ce n'est qu'un projet. Tout ce que je lui ai arraché, c'est qu'il s'agit d'une vieille fille, pardon, enfin d'une demoiselle qui n'est plus toute jeune, et par laquelle il prétend qu'il sera très bien soigné... Je lui ai dit:—«Nous vous défendons de vous faire soigner par d'autres que par vos amis Le Hélin...» Et elle insista: «Suis-je dans le vrai?...»
—«Tu es dans le vrai», répondit Henry. Son visage exprima un tel soulagement que Guchery comprit combien tout était exact dans ce que lui avait dit la jeune femme, et, se forçant à sourire, comme un homme qui raille sa propre folie, il répéta, en s'adressant à elle:
—«Oui, Louise, tu es dans le vrai...»
IV
... Quelques heures après cette scène, deux personnes étaient assises, au coin du feu, dans le petit salon bleu de l'hôtel Le Hélin. Elles regardaient la flamme mourir sur la braise des bûches écroulées, et elles ne se parlaient pas. C'était Albertine et son ami,—non plus l'Albertine du commencement de l'après-midi, ranimée, rajeunie par la joie de donner une profonde joie à son fidèle de tant d'années,—non plus ce fidèle, rajeuni lui-même par l'espérance d'achever sa vie sur le rêve de ses trente ans, enfin réalisé, mais une vieille femme et un vieil homme qui venaient d'un commun accord de renoncer à ce beau rêve. Les deux anciens amants sentaient, avec une égale mélancolie, peser sur eux la rançon de leur longue vie: ils avaient perdu le droit à la vérité, et l'amertume de devoir continuer à mentir toujours, toujours, se mélangeait en eux à la crainte, presque à la terreur de ne pas mentir assez bien jusqu'au bout.
Décembre 1902.
TABLE des MATIÈRES
| L'EAU PROFONDE | ||
| I. | Sur une piste | 7 |
| II. | Histoire abrégée d'une longue haine | 18 |
| III. | Premières sapes | 36 |
| IV. | Certitudes | 57 |
| V. | La lettre anonyme | 76 |
| VI. | Un orgueil d'homme | 98 |
| VII. | Le portrait | 121 |
| VIII. | L'énigme | 138 |
| IX. | La morte | 159 |
| X. | Épilogue | 183 |
| LES PAS DANS LES PAS | 201 | |
| I. | Le Cob rouan | 205 |
| II. | Le portrait du Doge | 249 |
| III. | Dernière poésie | 281 |
| IV. | L'Aveu | 310 |
| V. | Fausse manœuvre | 331 |
| VI. | La Rançon | 358 |
PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.—4732.