L'Écuyère
[1] Et les habitants de la Grande-Bretagne, si radicalement séparés du reste du monde.
[2] On a déjà rappelé, au chapitre II de ce récit, que c'est là le nom (alogos) donné irrévérencieusement, par les Grecs modernes, aux chevaux.
On her pallid cheek and forehead came a colour and a light;
As I have seen the rosy red flushing in the northern night,
And she turned, her bosom shaken with a sudden storm of sighs,
All the spirit deeply dawning in the dark of hazel eyes.
(Tennyson.)
[4] Engaged:—fiancée.
[5] Terme de l'ancien manège. M. le général J.-B. Dumas écrivait à l'auteur à propos de cette expression: «Nous avons vu disparaître en 1886 ou 7 environ dans l'armée le coulant, le bouton et le fouet de cuir souple qui terminait les rênes de bride. C'était un reste du premier Empire.»
V
LES NAÏVETÉS D'UN JEUNE ROUÉ
Il y a, dans tout sentiment vrai, une force singulière, et qui agit un peu à la manière des énergies de la nature, auxquelles, d'ailleurs, les sentiments vrais ressemblent. N'en ont-ils pas la simplicité inconsciente, la continuité ininterrompue? Peut-être la science arrivera-t-elle, un jour, à découvrir, dans la sorte de suggestion qu'un cœur, profondément possédé d'une pensée, exerce sur un autre cœur, une influence analogue à celle de l'hypnotisme. Quoi qu'il en soit de la cause, l'effet n'est pas discutable. Comme une ardeur contagieuse émane d'une âme profondément passionnée, une femme qui aime un homme d'un amour sincère laisse rarement cet homme indifférent, et vice versa. Qu'il se révolte contre la prise de cet amour sur lui, ou qu'il y cède, cette prise existe. La repousser, c'est la reconnaître. De là dérivent, devant l'évidence d'un grand amour inspiré, ces aversions violentes, qui sont une défense d'une personnalité effrayée de se sentir envahir par une autre.
Si cette personnalité ne se rebelle point, cette mystérieuse puissance de contagion se manifeste par d'étranges métamorphoses de caractère chez celui ou celle qui est l'objet de ce grand amour. Aucun phénomène n'est plus fréquent. Aucun n'a été moins étudié, tant on en reste, malgré d'innombrables efforts d'analyses, à l'a b c du préjugé dans les choses de la tendresse. Il est convenu, par exemple, qu'entre deux cœurs, celui qui aime le plus est aussi celui qui se subordonne à l'autre, et il désire, en effet, se subordonner. En réalité, c'est lui qui impose à l'autre ses façons de sentir, lui qui modèle cet autre d'après ses émotions. Toujours, ou plutôt,—car il convient de ne jamais trop généraliser des lois qui comportent tant d'exceptions individuelles,—presque toujours, dans une passion partagée, le rôle directeur appartient au plus épris. C'est lui qui impose ses goûts, ses idées, ses façons de vivre. Entre un beau jeune homme, déniaisé jusqu'à en être déluré, comme un Jules de Maligny, et une jeune fille toute primitive comme une Hilda Campbell, la lutte paraissait très inégale. Il semblait bien, n'est-il pas vrai? que leurs relations dussent être conduites à son gré, à lui, et que la jeune fille dût simplement suivre le chemin où le jeune homme saurait l'engager. Mais Jules n'avait pour Hilda qu'un goût très vif, qu'un caprice très amusé, au lieu que la pauvre Anglaise était la proie d'un sentiment très sérieux. Dès le premier jour, elle avait été saisie par cet amour unique, total, absolu, dont les anciens avaient symbolisé la fatalité dans le mythe d'une Aphrodite impitoyable et invincible (amilictos et anikétos). C'était elle, la faible, la naïve enfant, qui allait avoir raison du jeune viveur, roué déjà, et le manœuvrer au gré de sa romanesque et pure sensibilité,—pour un temps. En effet, si le sentiment vrai a ce pouvoir d'incliner une volonté, il n'a pas celui de changer un caractère, et toutes les aventures de cœur finissent par se résoudre, à une certaine minute, dans des conflits de caractères. Qui creuserait cette formule y rencontrerait l'explication de bien des tragédies sentimentales, mises, par leurs victimes, sur le compte de tels ou tels événements, de telles ou telles erreurs. Les héros de ces drames secrets du cœur ont tout simplement agi, à un moment, d'après les traits essentiels et irréductibles de leur nature, après avoir vécu, dans le premier enchantement de l'amour naissant, d'après leurs émotions.
Que de fois cette simple volte-face équivaut à une catastrophe!... Mais dans les commencements de passion qui donc pense aux catastrophes de la fin? Quand on aime vraiment, comme Hilda, les lointaines menaces de l'avenir disparaissent dans l'ivresse trop forte du présent. Quand on a seulement un caprice, comme Jules, on ne se gâte pas la douceur du jour par des prévisions sinistres. A dater de cet entretien, qui ferma le tout premier acte, celui de l'exposition, dans ce drame ou cette tragi-comédie,—à la fin, vous choisirez,—le jeune homme cessa absolument de se demander où il allait, vers quel dénouement le menait cette intimité, qui devint aussitôt quotidienne, avec la fille d'un marchand de chevaux, lui, un patricien, fier de son nom. Que lui importait le lendemain? Comme il se l'était dit à lui-même: elle était si, si jolie! Elle avait passé, avec lui, une espèce de pacte d'amitié, grâce auquel il pouvait approcher d'elle, sous la seule condition qu'il ne lui fît pas une cour ouverte. En effet, durant les quelques semaines qui suivirent cette explication, le faux étourdi eut la sagesse de ne pas manquer au contrat. Il ne prononça pas un mot qui réveillât la susceptibilité effarouchée de la charmante Anglaise. Moyennant quoi, il lui fut permis de causer longuement avec elle, d'abord tous les jours, puis deux et trois fois par jour, dans cette grande camaraderie quasi garçonnière que les mœurs d'outre-Manche autorisent. Miss Campbell se la permettait sans scrupule, du moment que les bornes en étaient fixées comme elles l'avaient été. Pour mieux l'assurer, cette camaraderie, Jules avait commencé par mettre à exécution son premier projet. Il avait acheté le cheval cap de maure—ci, cinq mille francs! Il les avait réglés, en les empruntant et cinq mille avec, pour faire un chiffre rond, à un usurier, classiquement, et à vingt pour cent. Il avait baptisé la brave bête du nom de Chemineau, par souvenir du brigand, occasion de sa rencontre avec Hilda. Ledit Chemineau, placé en box chez Bob Campbell, lui coûtait, bel et bien, dix francs par jour.—Ci, trois cents beaux francs à la fin du mois, sans compter les dépenses à côté. «Plaie d'argent n'est pas mortelle,» dit le vieux proverbe français, qui a dû être imaginé par un gentilhomme-soldat de l'ancien régime. Mais cinquante louis de plus ou de moins, était-ce payer trop cher le droit d'arriver, chaque matin, rue de Pomereu, en disant au palefrenier:—«Comment va mon cheval, ce matin?...» Et, régulièrement, il trouvait Hilda dans la cour, en train de vaquer à quelqu'un des devoirs de son métier. Elle examinait des brides ou des selles, regardait le pansage d'un cheval, si svelte, si gracieuse, dans son costume ajusté. Souvent, elle abandonnait cette besogne, à cause de lui. Sachant à peu près l'instant de la visite de son nouvel ami, l'impatience de le revoir l'emportait, chez la tendre enfant, sur la réserve. Elle allait jusqu'au seuil de la porte d'entrée, et elle attendait là, sous le prétexte, tantôt de regarder une bête manœuvré par un des lads dans l'étroite rue, tantôt de reconduire un des clients ou une des clientes... Maligny, venait, d'ordinaire, en fiacre, pour être près d'elle plus tôt lui-même. Dès le coin de la rue de Longchamp, il penchait la tête à la portière, afin de voir si miss Campbell n'était pas là. Elle lui souriait à distance et le saluait d'un petit mouvement de sa cravache relevée. L'année était—pour employer la délicieuse expression de nos pères—à la première pointe du printemps. Avril s'achevait. Mai allait venir. Il était venu. Le ciel était tout bleu. Les oiseaux chantaient dans les arbres des jardinets ménagés de toutes parts autour des petits hôtels de ce quartier, hier encore si rustique. Des marchands roulaient, dans leurs haquets, des touffes de fleurs odorantes, des violettes, des roses, des œillets, des giroflées. Est-il besoin de murmurer et d'écouter des mots d'amour, quand on se sait, quand on se sent aimé, comme le perspicace garçon se savait, comme il se sentait aimé? De la passion de la jeune fille, quel signe que ce regard pour l'accueillir et cette fièvre d'attente qu'elle n'essayait pas de cacher? N'étaient-ce pas d'autres signes, et multipliés tout le long des jours, que sa confiance de plus en plus grande en lui, que leurs conversations de plus en plus intimes, que l'ingénu plaisir qu'elle lui montrait de sa compagnie,—et, pour finir, l'assombrissement de plus en plus marqué de la physionomie de Jack Corbin, le cousin ombrageux? La sérénité impassible du père ne semblait pas plus s'émouvoir des assiduités de Maligny auprès de sa fille que s'il eût assisté, invisible, à tous leurs entretiens. Il savait, eût-on dit, de source certaine, qu'il ne s'y prononçait aucune parole dont la mère eût pu s'inquiéter, si elle avait vécu. Non. Aucune parole. Encore une fois, que sont les mots, lorsque 4e frémissement des gestes et leur surveillance, l'éclat des yeux ou leur mélancolie, le timbre de la voix ou ses silences, dénonçant un sentiment d'autant plus évident qu'il se dissimule, d'autant plus violent qu'il s'enrêne, d'autant plus intense dans la rêverie qu'il s'interdit davantage de se manifester dans les actes?
Après des semaines, en effet,—sept exactement, jusqu'à la scène qui devait marquer le point culminant du second acte,—à quoi se réduisaient les épisodes de cette intimité?... Quand Jules était arrivé, de la sorte, rue de Pomereu, vers les neuf heures de la matinée, régulièrement Hilda montait à cheval devant lui et elle partait toute seule. L'amoureux restait vingt ou vingt-cinq minutes, davantage quelquefois, à bavarder avec Bob Campbell, si un pareil terme convient à une conversation avec un Anglais, toute coupée de rires taciturnes et ponctuée de monosyllabes. Ils discutaient ensemble les chances de gain de telle écurie aux prochaines courses,—la manière de traiter les boiteries,—les indices que telle couleur de robe ou telle conformation de la tête donnent sur le caractère d'un animal,—le talent et les défauts de tel ou tel cavalier. Quiconque a fréquenté des gens d'écurie connaît leur infatigable patience à remémorer indéfiniment les histoires de leurs anciens chevaux ou des bêtes remarquables qu'ils ont rencontrées. Quand ils ont formulé une de ces formules sacramentelles: «Et ce qu'il était beau cheval!...»—«...Et quel cavalier, indécrochable!...»—«...Ah! la bonne bête! Et culottée!...»—«Les profils busqués, tous cabochards...» l'orgueil d'une initiation se répand sur leurs visages et ils se sourient, parmi ces fantômes évoqués, de l'air entendu de deux augures. Je disais que ces amours de Hilda et de Jules se déroulèrent, durant ces sept semaines, sans épisodes. J'oubliais le nombre d'anecdotes que dut subir l'amoureux, toutes relatives à des incidents de chasse ou de courses survenus outre-Manche. Il les écoutait en regardant—car ces scènes se passaient, d'habitude, dans le bureau de Bob et devant deux verres remplis de whiskey,—une de ces grandes horloges engainées qui s'appellent, là-bas, grand father's clock, la pendule du grand-père. Enfin, un événement quelconque le libérait: l'apparition du vet[1] venu pour ausculter un cheval qui toussait, l'entrée d'un acheteur dans la cour, un télégramme annonçant l'envoi d'un lot de poneys. Jules s'échappait, pour enfourcher Chemineau, à moins qu'il n'eût envoyé Galopin en avant, par son domestique. Il partait, d'une allure d'abord réglée. Il se modérait jusqu'au détour de la rue, par prudence et pour ne pas voir apparaître, dans les prunelles claires de Corbin, toujours aux aguets, un certain éclair d'ironie. Il se rattrapait dès la rue de Longchamp. Une fois dans le Bois, c'est en galopant à tombeau ouvert qu'il dévorait l'allée des Poteaux, puisqu'il s'engageait dans la route qui va vers la Cascade et dont les cavaliers prudents redoutent si fort certaines parties, hérissées de ces cailloux dangereux, surnommés, en argot hippique, des «têtes de chats». Maligny était sûr de rencontrer, à un moment, sa mystérieuse petite amie, arrivant elle-même en sens inverse, au trot ralenti de sa bête et épiant son approche. Si elle ne se trouvait pas là, c'est qu'elle avait à dresser quelque cheval nouveau, et Jules poussait jusqu'à la piste qui longe le Tir aux Pigeons, où sont aménagés des haies, des barrières et de faux ruisseaux. Jamais la jeune fille ne lui plaisait davantage qu'alors, arrivant sur l'obstacle au petit galop d'un animal effaré, tout prêt à renâcler et à se dérober. Elle le maintenait droit et perçant de la cravache et de la jambe, et il sautait. L'ardeur de la lutte mettait du rose à ses joues minces, la joie du risque éclairait ses beaux yeux clairs, ses fines narines battaient, un sourire de fierté retroussait le coin de ses lèvres et montrait ses dents. Tout le joli paradoxe de leur roman était symbolisé dans le contraste entre le courage, la brutalité presque, de ce dangereux exercice et la si tendre, la si féminine façon qu'elle avait de cligner des paupières et d'incliner la tête à sa vue. Cette apparition avait un peu de ce charme, délicat et sauvage, virginal et hardi, que les Grecs représentaient par une autre fable, celle de l'Artémis chasseresse, de la Déesse qui apparaît dans Euripide à Hippolyte mourant: «O divine haleine parfumée! Bien qu'accablé de maux, je t'ai sentie, cependant. La déesse Artémis est ici!...» Et de quel accent ses fidèles la célèbrent: «Salut, ô très belle, la plus belle des vierges qui habitent l'Olympos, Artémis! O maîtresse, je te donne cette couronne tressée dans une prairie non foulée, que le feu n'a jamais touchée, où jamais pasteur n'a osé paître ses troupeaux, où vint seule l'abeille printanière, et que la pudeur féconde de sa rosée...» Et encore: «Maîtresse de la maritime Limna et des gymnases hippiques, Artémis, que ne suis-je dans tes plaines, domptant les chevaux Vénètes!...» Les antiques puissances de la vie humaine, que l'imagination de nos lointains aïeux personnifièrent, de la sorte, en mythes tour à tour terribles ou caressants, héroïques ou voluptueux, agissent en nous et autour de nous, les mêmes. Notre civilisation industrielle et scientifique les a dépouillées de leur parure de légendes. Ces puissances éternelles n'en conservent pas moins leur force secrète. C'était bien à l'instinct, manifesté jadis par le culte de Diane, qu'obéissait ce jeune Parisien à demi blasé, en se complaisant, comme il faisait, à ces rencontres avec l'humble dresseuse de chevaux. Ce qui l'attirait vers elle, c'était la sorte de poésie qu'incarnait la fille de Latone: l'énergie dans la fragilité, cette bravoure et cette adresse unies à cette candeur et à cette grâce. La silhouette de Hilda franchissant les haies, le buste droit, les mains fixes sur les rênes, en appelait, chez ce précoce habitué des tripots nocturnes et des boudoirs galants, à cet atavisme d'existence libre et saine où l'émotion n'était pas entachée de vice, où l'homme et la femme, voisins de la nature, avaient un compagnonnage presque fraternel, dans une activité à demi guerrière qui les purifiait de toute souillure, presque de tout désir. Peut-être la récente hérédité des grands seigneurs de Lithuanie, ses ancêtres, disposait-elle Jules de Maligny, plus qu'un autre, à goûter la fraîcheur de cette églogue sportive—farouche et romantique fleur d'Irlande ou d'Ecosse, éclose fantastiquement à quelques pas de l'Arc de Triomphe,—une course de soixante-quinze centimes au taximètre des fiacres d'alors.
Qu'ils se fussent rencontrés dans la route aux «têtes de chats» ou sur la piste des obstacles, les deux jeunes gens, une fois échangé leur second «bonjour» du matin, partaient ensemble, au trot rassemblé de leurs bêtes. Sans s'être concertés, ils avaient choisi, pour ces innocentes, mais trop fréquentes chevauchées, le moment dont j'ai déjà parlé, où les habitués élégants du Bois n'y sont pas encore, où ceux que l'on peut appeler les habitués professionnels n'y sont plus. Ils rencontraient bien, de-ci de-là, quelque personne de leur connaissance. Plus d'un regard, curieux ou railleur, les suivait, de temps à autre, à un détour d'allée. Hilda était trop profondément Anglaise pour s'en inquiéter. Parmi les bons ou les mauvais côtés de cette race—«comme il vous plaira,» eût dit leur Shakespeare,—le plus marqué est ce mépris du qu'en-dira-t-on? Et Jules se considérait comme dégagé de toute responsabilité vis-à-vis de son «amie» par l'exactitude avec laquelle il se conformait au programme, passablement humiliant pour son orgueil de séducteur, qu'elle lui avait imposé. Il ne s'avouait pas qu'au fond, très au fond, sa fatuité éprouvait un assez vilain, mais trop naturel sentiment de revanche, à l'idée que leur attitude vis-à-vis l'un de l'autre prêtait à une équivoque. Il se fût, certes, indigné—car il avait de l'honneur—que l'un de ses camarades vînt lui dire, avec la délicatesse d'expression dont la jeunesse dorée de cette aube de siècle était déjà coutumière:—«Hein! La petite Campbell? Ça y est, mon Julot, et dans les grands prix...» Mais il n'était pas mécontent de deviner que les gens pensaient ainsi—dernière mesquinerie de vanité masculine qui ne l'empêchait pas d'être absolument sincère dans son abandon à l'attrait de ce qu'il dénommait, tout bas et pour lui seul, son «flirt équestre.» Ce flirt ne consistait, pourtant, qu'en privautés d'un ordre bien idéal: écouter Hilda qui racontait indéfiniment les détails de son enfance et de sa première jeunesse,—et répondre, lui, par d'autres détails, plus ou moins romancés, sur sa propre enfance et sa vie actuelle;—discuter sur des sujets aussi disparates que ceux-ci: la comparaison entre l'Eglise anglaise et le catholicisme,—entre la cuisine d'outre-Manche et celle de Paris,—entre le mariage là-bas et le mariage chez nous,—entre les étoffes des tailleurs de Londres et des tailleurs de Paris,—entre la reine Victoria et le président Loubet,—entre les romans de la collection Tauchnitz et ceux qui s'étalent aux devantures de nos gares,—entre les cuirs des selleries britanniques et ceux de nos harnais,—entre leurs races de chiens et nos races à nous!... La conversation de la pauvre Hilda n'avait rien de commun avec celle de ces gavrochines du monde, du demi-monde ou du quart de monde, qui ont instinctivement, en pensant, tout haut, l'esprit mordant d'un Forain ou la fantaisie d'un Donnay. En véritable fille d'Albion, elle pensait et causait «faits». Elle pavait aussi volontiers, pour parler comme lesdites gavrochines.—Cette pittoresque métaphore d'argot définit si justement ces entretiens où les phrases succèdent aux phrases, comme les coups de la demoiselle du paveur sur les cubes de pierre, enfonçant encore et encore la même idée dans le même coin, avec le même monotone effort.—Quand elle abordait un sujet, elle ne le quittait qu'après en avoir épuisé tout le détail. Rien de plus contraire au tour d'esprit d'un Parisien, et mâtiné de Polonais!—Cela fait deux légèretés et deux frivolités l'une sur l'autre.
Mais, pour émettre ces discours, elle remuait deux lèvres rouges dont Jules sentait, rien qu'en les regardant, qu'elles avaient la fraîcheur et la saveur d'un fruit... Mais sa voix avait cet accent un peu enfantin, presque zézayant, propre à certaines femmes de son pays... Mais l'azur de ses yeux fixant sa pensée prenait des douceurs et des profondeurs de rêve... Mais les horizons du Bois, si clairement verts maintenant, s'harmonisaient si délicatement à la transparence de son teint... Mais de chacun de ses gestes émanait, pour celui qui l'écoutait se raconter ainsi, un ensorcellement, et puis l'antithèse était si complète entre les petites dames qu'il avait si volontiers fréquentées et cette primitive. Il ne doutait plus de son absolue sincérité, à présent. Au cours de ces promenades, les trois noms jetés, par la malveillance des Portille et des Longuillon, dans les profondeurs soupçonneuses de sa pensée, avaient été prononcés entre eux: l'un par suite du hasard d'une rencontre, les deux autres intentionnellement. De ces trois épreuves, Hilda était sortie si intacte, si évidemment elle avait été calomniée!... C'était un matin, et l'écuyère venait de faire exécuter à un pur sang, à peine débourré, une série de sauts d'obstacles horriblement imprudents. Jules l'avait suivie sur Chemineau, qui n'avait pas non plus été très commode devant la barrière. Ils rentraient, laissant aller les bêtes au pas pour les rafraîchir quand ils croisèrent, trottinant sur un cob choisi exprès, et qui ressemblait plus à un fauteuil d'invalide qu'à un cheval, un personnage à mine tragique, Machault lui-même, l'ancien héros des salles d'armes et des hippodromes, le plus leste et le plus vigoureux des athlètes de la grande vie, voici trente ans. Une attaque d'hémiplégie l'avait terrassé l'année précédente. Il en était sorti, la bouche tirée du côté gauche, l'œil désorbité, le bras à demi paralysé. Suivi d'un groom, il essayait, pourtant, de reprendre un de ses exercices favoris, juché sur cette bête de tout repos, lui qui avait tant aimé les chevaux fringants et les périlleuses fantaisies de la haute école. Ses cheveux et sa barbe, outrageusement teints, rendaient plus sinistre encore sa face hagarde, guettée par la mort. Les deux jeunes gens passèrent à côté de ce pantin macabre, qui les dévisagea sans les reconnaître. A rencontrer ce spectre d'un de ses grands aînés, qu'il avait encore vu, quelques mois auparavant, portant beau à soixante ans passés,—aujourd'hui, quelle épave!—l'amoureux de Hilda eut un frisson d'autant plus intense qu'il s'y mélangeait les souvenirs des propos salissants auxquels il avait cru un peu tout de même. Leur infamie lui revint et lui fit mal, si mal, qu'il ne put se retenir de jeter un coup de sonde dans la conscience de sa compagne, en lui demandant:
—«C'est ce pauvre Machault. Vous ne vous êtes pas trouvée aux chasses avec lui autrefois?... Je parle quand il était lui... Car maintenant, vous avez vu...»
—«Ruin'd piece of nature!...»[2], répondit Hilda. Ses minces épaules s'étaient crispées, tandis qu'elle employait instinctivement, pour traduire son impression de pitié, une phrase du poète qui est, pour tout Anglais, ce que Dante est pour tout Italien: la source inépuisable des citations. Puis, fixant l'espace devant elle, avec son regard de fille de puritains, puritaine elle-même: «Comme mon père a raison de toujours citer le verset de Paul: Je me suis réservé la vengeance, dit le Seigneur.»
—«Quelle vengeance?», interrompit Jules. «Je ne vous comprends pas.»
—«Ce n'est pas bien intéressant à raconter,» fit-elle, avec un demi-sourire un peu amer. «Vous vous souvenez, quand vous vous étiez trompé sur mon compte, que je vous ai parlé de gens qui ont essayé de me dire ce que je ne devais pas écouter?... Un des pires a été M. Machault. Un jour, à la chasse, justement, dans la forêt de Rambouillet, nous nous sommes trouvés assez loin des autres... Il a essayé de m'embrasser. J'ai dû le frapper de ma cravache, au visage... C'était un bien mauvais homme! Comme il est puni!...»
Ce court récit, commencé impulsivement, parut lui avoir infligé soudain une émotion presque insoutenable. Toute la pudeur d'une fille de cœur qu'un insolent a froissée avait frémi dans sa voix. Rendons cette justice à Jules: il ne mit pas en doute, une seconde, la véracité de la charmante et sauvage enfant. Mais l'occasion était trop tentante d'exorciser à jamais toutes les flétrissantes idées dont il appréhendait secrètement qu'elles ne revinssent l'obséder quelque jour, et il dit:
—«Je le savais.»
—«Que M. Machault m'avait manqué de respect?», demanda-t-elle. Ce n'est pas possible...»
—«Qu'il vous avait fait la cour,» répondit-il. Puis, après une seconde d'hésitation: «Lui et M. de La Guerche...»
—«M. de La Guerche?...», répéta Hilda. Et avec quelles délices le jeune homme vit une mutinerie gaie remplacer, sur cette physionomie transparente, la révolte attristée de tout à l'heure. «On vous a raconté que M. de La Guerche m'avait fait la cour?... Oh! ça n'a pas été de la même manière... M. de La Guerche était un gentleman, lui... Mais comme il montait à cheval si comiquement, et comme il avait peur, Jack et moi, nous nous amusions, à lui donner des bêtes un peu cabochardes,—oh! pas méchantes, mais qui dansaient... Il se risquait sur leur dos, en geignant, pour me suivre. Savez-vous qu'il m'a proposé de m'épouser, tout bonnement!»
—«Et vous avez refusé?»
—«Je ne l'aimais pas,» répondit-elle.
Elle avait donné cette raison de son refus à un établissement—aussi prodigieux pour elle que jadis, pour Lauzun, l'union avec la cousine du roi,—de son même petit air posé et ferme. Ce n'était pas le sublime sacrifice d'une étalagiste de grands sentiments. C'était l'affirmation presque ingénue d'une manière d'être qui lui semblait très simple, celle d'une fille qui a la conscience de se suffire par son propre travail et qui se mariera d'après son cœur. La maison Campbell lui versait tant par mois pour ses services d'écuyère, comme si elle n'eût pas appartenu à la famille du patron. Sur cette somme, elle s'habillait, payait sa pension à son père très régulièrement, se blanchissait, et elle trouvait encore le moyen de mettre quelque argent de côté. Jules ne douta pas une seconde qu'en lui parlant de cette offre de mariage et de sa réponse, elle ne lui dît la vérité. Pourtant, il n'eut pas de cesse qu'il n'eût aussi tiré au clair l'histoire du bijou offert par le Rajah.
—«Et l'on m'a conté quelque chose encore,» dit-il, sans chercher d'autres procédés diplomatiques pour poser sa dernière question. «Oui,» insista-t-il, «que si vous aviez voulu, vous seriez maintenant Ranee aux Indes. C'est bien le nom que l'on donne aux femmes des Rajahs?»
—«Je n'aurais jamais cru que l'on pût tant s'occuper d'une pauvre petite Hilda Campbell,» dit-elle en riant à belles dents. «Moi, Ranee? Mais je n'ai jamais quitté l'Europe. Il est vrai que nous avons eu en pension, ici, les chevaux d'un des Rajahs qui étaient allés au dernier jubilé de la reine... Il a passé six mois à Paris, avant de retourner en son pays. Il a donné, à mon père et à Jack, en s'en allant, des épingles de cravate étonnantes, et, à moi, un diamant, mon seul diamant!—Pour devenir la Ranee de ce Rajah, il aurait fallu me faire mahométane. Il était musulman.»
Un détail eût achevé de convaincre de son absolue sincérité un plus défiant qu'un amoureux de vingt-cinq ans, trop épris, d'ailleurs, pour ne pas être crédule. Cet entretien achevé, elle montra une totale absence de curiosité sur ceux ou celles qui avaient communiqué ces renseignements—ou d'autres, qu'il n'avait pas dits—à son interlocuteur. La pure enfant était si forte de son innocence, qu'elle ne pensait pas à se défendre contre les calomnies. Elle ne les imaginait pas comme possibles, même quand on les lui rapportait. Surtout, elle n'imaginait pas que son compagnon de promenade y eût prêté attention une minute. Elle pensa qu'il les lui avait répétées, pour en rire ensemble. Ainsi avaient-ils fait.
Quand ils se séparèrent, ce jour-là,—comme tous les jours et suivant une espèce de convention tacite,—de façon à revenir rue de Pomereu chacun de son côté, à un quart d'heure de distance, elle eut, pour lui dire adieu, son regard habituel, si droit, si franc, et rien de cette insistance inquisitoriale qui laisse deviner, chez une femme accusée, l'anxiété de savoir s'il reste encore, dans celui qu'elle aime, un doute contre elle. Elle était trop sûre qu'en fouillant son passé, semaine par semaine, heure par heure, son pire ennemi n'y découvrirait rien qui permît de seulement l'incriminer. Pour la première fois, à cet instant-là, et comme il la contemplait s'éloignant sous les branches, si souple et si fine, aux balancements de la croupe de sa monture, le plus chimérique des projets traversa l'esprit si influençable du fils de la douairière de la rue de Monsieur. Le soleil, perçant à travers les feuillages, découpait, sur le sable de l'allée, une dentelle mouvante de points d'ombre et de points de lumière. Ce même réseau de reflets obscurs et de clartés vives enveloppait l'amazone et son cheval en train de disparaître, et Maligny songeait:
—«On se donne beaucoup de mal pour arranger, dans le monde, des mariages qui tournent mal... Ne serait-il pas bien plus sage de donner son nom à une créature comme celle-là, si vraie, si naïve, si pure?... La Guerche n'aurait-il pas mieux fait de suivre son idée et d'épouser cette petite que d'aller prendre cette grue d'Hélène qui, un de ces matins, le trompera avec Gorrevod l'aîné, si ce n'est déjà fait?...» Il venait à peine d'acquérir la preuve de la légèreté avec laquelle on déchire, à Paris, une réputation de femme, et il s'empressait d'ajouter foi à d'autres propos de club et de bar sur le ménage d'un de ses camarades. «Avec une Hilda, on serait sûr, au moins, de n'être pas trahi... Une Hilda? Mais on n'épouse pas une pauvre petite Hilda Campbell, comme elle a dit... On n'épouse pas? Pourquoi? C'est ce que je me demande... Pourquoi?... Parce que la vie est arrangée en dépit du bon sens. C'est l'œuvre du diable devenu fou, racontait cet autre... Décidément, mon cousin Gorka n'a pas tort, avec son éternel nitchevo. Vivons toujours. Il arrivera demain n'importe quoi...»
Il faut avoir le courage de traduire, en langage vulgaire, ce mystérieux nitchevo du steppe. Dépouillé de sa grâce slave, il est l'équivalent de l'affreux vocable de l'argot parisien: le je m'en fichisme des cabarets de Montmartre et des petits théâtres. C'est la raison pour laquelle les Polonais et les Russes, que le hasard amène à vivre à Paris, y prennent si vite leurs grandes lettres de naturalisation. Tous ils sont plus ou moins atteints de cette étrange maladie qui est comme une anesthésie morale. Des bords de la Vistule ou de la Volga, ils passent à Maxim's ou aux Folies-Bergère, et ils y sont aussitôt chez eux. Il est curieux d'observer, au contraire, qu'après des années de vie parisienne, un Anglo-Saxon, même de médiocre moralité, reste dépaysé dans cette atmosphère des allures faciles et du plaisir goûté au jour le jour, qui est celle, non pas de toute la France ni même de Paris tout entier, grâce à Dieu,—mais du Paris où l'on s'amuse. L'Anglo-Saxon se déprave avec lourdeur, avec sérieux, si l'on peut associer des mots qui semblent jurer d'être rapprochés. Il n'arrive jamais à la désinvolte gaie dans les habitudes et les sentiments. Qu'est-ce, alors, quand il est demeuré intact dans son rigorisme d'outre-Manche! Peu s'en faut qu'il ne considère cette légère façon de pratiquer l'antique conseil:
Glisser, mortels, n'appuyez pas,
du regard dont les fidèles du Covenant jugeaient les débauchés des cavaliers. Quelle mission donnait Cromwell à ses gouverneurs militaires? D'exécuter les rebelles, sans doute, mais, surtout, de faire observer le repos du dimanche, d'empêcher les combats de coqs et les courses de chevaux, de fermer les maisons de boisson, de jeux et de rendez-vous. Le Protecteur et ses partisans avaient cet état d'âme que caractérisent si bien ces lignes de l'écrit trouvé dans le chapeau de Felton, l'assassin du duc de Buckingham: «Que personne ne me loue pour l'avoir fait, mais que plutôt tous s'accusent eux-mêmes, comme ayant été la cause de ce que j'ai fait. Car, si Dieu ne nous avait pas rendus sans cœur pour la punition de nos péchés, cet homme n'aurait pas été si longtemps impuni...» Et qu'avait donc fait le favori du malheureux Charles Ier que d'être, comme a dit un de ses historiens, et qui n'est pas suspect, «beau, présomptueux, magnifique, léger avec hardiesse, également incapable de vertu et d'hypocrisie»?... Mais, précisément, cette légèreté hardie, cet audacieux sourire de défi aux sévérités du scrupule, ont toujours froissé les consciences puritaines plus encore que le péché. Cela soit dit sans assimiler les impardonnables fautes d'un ministre d'Etat comme l'élégant, mais funeste Georges Villiers, avec les imprudences d'un Jules de Maligny, compromettant, sans trop s'en soucier, une «pauvre petite Hilda». Soit dit aussi sans comparer davantage la sombre haine d'un meurtrier politique et l'aigreur d'un John Corbin. On l'a deviné: ces réflexions se rapportent à l'effet produit sur le cousin de miss Campbell par les assiduités du nitcheviste de la rue de Monsieur.—Osons créer ce mot, pour ne pas en employer un plus sévère, à l'égard d'un étourdi, qui se serait fait pardonner bien d'autres égarements par le charme de son naturel, préservé à travers tout.—Mais un Anglais, et un Anglais amoureux, ne connaît pas ces indulgences-là, lorsqu'il s'agit d'un rival, et qu'il peut satisfaire la plus passionnée jalousie sous forme de jugement moral. Ce devait être le cas du cousin de miss Campbell, en cela, très logique. Non moins logique était l'aimable nitcheviste en se sentant un peu gêné par cette haine, même dans son insouciance, lui qui ne savait pas se passer de sympathie. Les jours allaient et, avec l'intimité grandissante, cette gêne grandissait devant le reproche muet que dardaient les sévères prunelles de ce rude et rogue Corbin. Ce regard pénétrant allait, malgré le nitchevo et ses indifférences, troubler, chez le jeune homme, le coin profond d'honneur qu'il portait en lui, en dépit de lui-même. Un petit fait qui aurait dû le rassurer, semblait-il, augmentait encore ce malaise. Dans les tout premiers temps, il lui arrivait, au Bois, soit qu'il galopât seul à la rencontre de Hilda, soit que la jeune fille et lui trottassent ensemble, d'apercevoir soudain, surgissant au détour d'un sentier, l'écuyer et son falot profil à la Don Quichotte. Maintenant, ces rencontres ne se produisaient plus jamais. Corbin se cachait-il pour épier les deux jeunes gens? Ou bien affectait-il, au contraire, de s'effacer, afin de laisser la place libre à un rival préféré? A une question, jetée comme au hasard, sur cette absence, assez singulière, en effet, de la part de quelqu'un dont le métier consistait, comme celui de sa cousine, à monter au Bois, la jeune fille avait répondu:
—«Il préfère dresser les bêtes dans le manège. C'est son nouveau, fad, à présent. Mon père et moi, nous croyons qu'il se trompe et que la promenade libre vaut mieux pour des chevaux dont la plupart doivent chasser. Mais, quand John a une idée, là, sous le front, on lui casserait le crâne avant de la lui ôter...»
Son transparent visage était demeuré clair et candide, pour donner, des faits et des gestes de l'excentrique neveu de Bob Campbell, cette explication toute professionnelle. Evidemment, Hilda était de bonne foi. N'avait-elle donc jamais deviné que l'affection de ce taciturne camarade de son enfance s'était transformée avec l'épanouissement de sa beauté? Le personnage était si taciturne, en effet, une si impassible froideur enveloppait tout son être, que Jules n'arrivait pas à se rendre compte, lui non plus, des vrais sentiments que ce garçon portait à la fille de son oncle. En revanche, comment eût-il pu mettre en doute l'aversion de l'écuyer pour lui? Chaque jour, elle se dissimulait un peu moins... Jules arrivait-il le matin? Il voyait les hautes épaules de Corbin disparaître dans les profondeurs d'un box, et il ne pouvait pas s'illusionner: ce soudain intérêt autour de la mangeoire ou des paturons de l'hôte de ce box n'était qu'un subterfuge pour n'avoir pas à le saluer. C'était la moindre insolence du cousin jaloux. A peine sa maigre et osseuse figure s'inclinait-elle quand les circonstances ne lui permettaient pas de faire autrement, si, par exemple, Jules et lui se rencontraient, face à face, dans le bureau de Bob Campbell. Très souvent, Maligny venait y passer une demi-heure, à la fin de l'après-midi, avec l'espérance d'entrevoir de nouveau le sourire ami de Hilda.
Le demi-Slave déployait, à inventer des prétextes pour justifier ces réapparitions rue de Pomereu, une Imaginative toujours en éveil. Tantôt il s'agissait d'un fructueux marché à faire conclure au gros Bob;—tantôt il voulait de lui un tuyau sur une prochaine course;—une autre fois, il avait à le consulter sur un achat de porto; et il apportait avec lui l'échantillon...—Tantôt... Mais à quoi bon énumérer des contes sans intérêt dont le jeune homme aurait pu s'épargner l'invention s'il n'avait tenu de ses atavismes ce goût d'inventer des fables—lust zum fabulieren, disait Gœthe avec un euphémisme tout philosophique!—Qui trompait-il, par ces racontars?... Bob Campbell? Mais le gros Bob l'aurait accueilli du même guttural bonjour quand il serait venu sans prétexte aucun. Pas une seconde, il n'aurait pensé à s'étonner. La présence de Chemineau dans l'écurie justifiait tout. Bob trouvait parfaitement naturelle la visite biquotidienne, triquotidienne, à n'importe qu'elle heure, d'un cavalier à son cheval... Hilda? Mais la sensible Hilda était déjà trop passionnément éprise pour éprouver, devant l'apparition de Jules, autre chose qu'une émotion si douce. Et le motif lui était bien indifférent... Jack Corbin?... Ah! Jack Corbin ne se laissait pas prendre, lui, à ce qu'il appelait tout bas d'«ignobles mensonges». Il n'eût pas été complet dans son type s'il n'eût pas haï la fourberie, petite ou grande. Cette facilité de son heureux rival à justifier ses survenues des fins de l'après-midi par des raisons notoirement fausses indignait le rigide garçon, presque autant que la joie évidente de sa cousine. Il sortait de la pièce avec une brusquerie qui ne pouvait pas, elle, être suspectée de mensonge. Tout au plus s'il ne claquait pas la porte. Les yeux émus de la jeune fille demandaient pardon à Jules, lequel aurait volontiers dit merci au cousin boudeur,—tant ce regard implorateur éclairait ce délicieux visage d'une lumière qui lui faisait chaud à toute l'âme. Ces fraîches lèvres frémissantes lui auraient dit: «Je vous aime...», que cet aveu n'aurait été ni plus certain, ni plus entier, ni plus tendre.
Etant données ces conditions de violente hostilité mal déguisée, on jugera de l'étonnement dont Maligny fut saisi quand, un jour, vers une heure de l'après-midi, le concierge-cocher, qui gardait l'hôtel de sa mère et soignait le cheval, vint l'appeler avec une mine de mystère et lui dire:
—«C'est le milord qui prenait des nouvelles de monsieur le comte, quand monsieur le comte était malade... Il veut absolument parler à monsieur le comte... Il est à cheval. Puis-je mettre sa bête dans l'écurie de Galopin?...»
Sur quels indices ce psychologue de la loge avait-il deviné que son jeune maître s'engageait dans un nouveau roman et qu'à ce nouveau roman le silencieux Anglais était intimement mêlé? Il l'avait deviné, justifiant ainsi la spirituelle boutade de ce délicat et génial observateur que fut Henri Meilhac. Vous rappelez-vous la Mi-Carême? Le viveur Boislambert a tenu, par caprice, un soir de carnaval, la place de portier chez une demi-mondaine dont il est fou. «Ah!» gémit-il, épouvanté des complications qu'il vient de constater dans l'existence de la dame durant cette courte séance de cordon, «j'ai été l'amant de Marguerite pendant vingt-deux mois. J'ai été son portier pendant cinq minutes. Eh, bien! il me semble que j'en ai beaucoup plus appris sur elle, en étant son portier pendant cinq minutes, qu'en étant son amant pendant vingt-deux mois.» Et le portier de répondre, en hochant la tête: «Jugez, monsieur, jugez ce que vous auriez appris, si vous aviez été son amant pendant cinq minutes et son portier pendant vingt-deux mois!...» Le maître Jacques de la rue de Monsieur n'avait peut-être pas une philosophie aussi avertie, passant ses journées à introduire dans la vieille cour du vieil hôtel de vieux messieurs cérémonieux et de vieilles dames du gratin qui n'avaient rien de commun avec Boislambert et Mlle Marguerite. N'empêche. Il avait eu grand soin de venir en personne avertir Jules, et en se cachant soigneusement de la mère. On était au mois de juin, maintenant, et la veuve se tenait avec son fils, comme c'était leur habitude après le déjeuner, par les très beaux jours, dans un petit salon ovale, sur le derrière de l'hôtel. La porte-fenêtre de cette pièce ouvrait sur un jardin, une merveille autrefois, quand, au delà du mur du fond, d'autres jardins verdoyaient, et ainsi de suite, indéfiniment, jusqu'à la rue Vanneau,—alors rue de Mademoiselle,—et, plus loin, c'était l'immense parc de l'actuelle ambassade d'Autriche. Depuis quelques années, une haute cheminée et les hangars d'un grand entrepreneur de menuiserie coupaient cet horizon. Le soleil ne pénétrait plus dans ce jardin qu'à de certaines heures et lorsqu'il était très haut dans le ciel. Sa lumière, alors, touchait le gazon peu ratissé de la pelouse, les allées semées d'herbes sauvages, les arbres rarement taillés des massifs, d'une caresse qui transfigurait cette déchéance. Il pénétrait, ce chaud soleil, dans le petit salon et rajeunissait jusqu'à l'étoffe élimée des bergères, jusqu'aux moulures dévernies des boiseries, jusqu'au visage flétri de la douairière patiemment penchée sur son ouvrage. Justement, à la minute où le concierge était venu, parler tout bas à Jules, elle le regardait, ce fils aimé, par-dessus ses besicles, fumer paresseusement une cigarette, et, comme le vénérable Homère dit naïvement de ses héros, elle se réjouissait dans son cœur. Le séjour, à La Capite n'avait-il pas transformé le jeune homme? jadis, à peine sorti de table, il disparaissait pour ne rentrer qu'à l'heure du dîner,—quand il dînait à la maison,—et repartir, sitôt, le dîner fini. A présent, il semblait que son plaisir fût de tenir compagnie à sa mère, indéfiniment. La bonne dame ne soupçonnait pas quel amour—plus dangereux encore pour l'avenir de son fils, d'après ses idées, que ses précédentes folies,—assagissait les après-midi et les soirées du jeune homme. Elle ignorait quelle silhouette passait et repassait à travers les bleuâtres vapeurs du tabac, tandis qu'il tirait, de son papyros, de lentes bouffées en rêvant de Hilda. Le concierge, lui, ne partageait pas les illusions de la douairière. Il connaissait son jeune maître, d'abord, et puis, il avait eu la mission, plusieurs fois, de conduire Galopin rue de Pomereu. Là, il avait vu la jolie écuyère. C'en était assez pour qu'il crût devoir annoncer, avec ces précautions diplomatiques, la visite du soi-disant «milord». Un détail le confirma dans ses méfiances. Il entendit le fils dire à sa mère:
—«Je reviens tout de suite, maman c'est un de mes amis qui me demande...» Et, à peine hors du salon: «Mais oui, attache le cheval dans l'écurie, et fais monter ce monsieur chez moi...»
—«Un de mes amis?», grommelait le concierge en retournant exécuter cet ordre. «Si ce milord-là a l'air d'un ami, quelle figure ont donc les ennemis?... Il arrivera quelque chose à notre monsieur Jules un de ces jours, à courir toujours... Beau garçon comme il est, il pourrait si bien se marier et nous amener ici une jolie petite comtesse, et riche, encore. On requinquerait l'hôtel, qui en a besoin, et ma loge, par la même occasion... Bon sang de bon sort! Que cet Anglais a l'air méchant!... Pendant que les Iroquois y étaient à le scalper,—car c'est chez les Indiens que ça lui est arrivé, pour sûr,—ils auraient bien dû le finir...»
Tout en monologuant de la sorte, le fidèle serviteur avait traversé la cour. Il était de nouveau devant la porte à transmettre au visiteur la réponse attendue. Le sombre Corbin—si comiquement qualifié de «milord»—offrait, en effet, au regard de son interlocuteur, à cet instant, Une physionomie plus revêche encore, plus bougonne qu'à l'ordinaire. Il ne desserra pas la bouche pour un merci, Quand l'autre lui eut dit qu'il pouvait mettre son cheval à l'écurie, il ne manifesta pas davantage sa gratitude pour cette complaisance, et il se mit en demeure d'attacher lui-même sa bête sans se laisser aider.—C'était couper d'avance tout espoir de pourboire dans l'âme du Caleb de la noble et pauvre maison Maligny.—Un regard de mépris, jeté par l'étranger sur le pauvre Galopin, qui collant son mufle aux barreaux, hennissait de joie à la pensée d'un compagnonnage inattendu, acheva d'exaspérer le susdit Caleb. Aussi, quand il eut introduit le fils de la perfide Albion dans la pièce qui était censée servir de cabinet de travail à son maître, demeura-t-il quelques minutes sur le palier. Sa curiosité—c'était celle des gens de sa condition, et c'est tout dire,—n'allait pas, cependant, jusqu'à écouter aux portes. Il avait une trop haute idée du respect que se doit à lui-même un ancien soldat, décoré de la médaille militaire, qui a l'honneur de servir un comte authentique,—même très désargenté. Mais il était réellement inquiet, de l'entrevue entre «son Monsieur Jules» comme il l'appelait avec une affection vraie, et il écoutait si quelque bruit suspect ne lui arrivait point.
—«Ça se passe plus en douceur que je ne croyais,» dit-il enfin, après avoir constaté le caractère chimérique de ses craintes et, regagnant la loge: «C'est égal, à la place de M. le comte, j'aimerais mieux me marier par-devant le notaire et le curé et avoir ma bourgeoise à moi, comme tout le monde...»
Si aucun éclat de voix ne perçait la cloison derrière laquelle le dévoué Firmin—c'était le nom du vieux soldat tombé de la caserne à la loge—épiait ainsi, l'entretien entre les deux amoureux de la jolie Hilda n'en était pas moins singulièrement vif et passionné. Mais Jack Gorbin était de ces Anglais muets qui soutiendraient un assaut de boxe sans même pousser le classique: Heavens!... Il était entré dans la pièce, avec son éternelle casquette sur la tête. Jules n'avait pas pensé à s'offenser qu'il ne l'otât point, tant cette calotte plate, à courte visière,—d'une étoffe velue et brouillée,—semblait faire partie intégrante de son originale personne. Leurs mains s'étaient pourtant touchées; mais, tandis que Jules tendait la sienne grande ouverte, à peine si Jack Corbin avait allongé un de ses énormes doigts gantés d'une peau jadis rouge, toute noire, maintenant, de la pression des rênes. Puis, à la question de Maligny: «Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur Corbin? Vous savez, si je peux vous être utile, disposez de moi...», il avait simplement répondu par le monosyllabe: «Thanks.» Puis, tirant de sa poche un morceau de papier, il l'avait posé devant Jules. Avec stupeur, celui-ci constata que c'était une bande d'envoi d'un journal. Il lut ces mots, tracés d'une écriture volontairement renversée:
MADEMOISELLE HILDA CAMPBELL
Maison Campbell
Rue de Pomereu
(Personnelle).
Et, commentaire immédiat au libellé de cette adresse, le silencieux cousin avait extrait, d'une autre poche, le journal lui-même, expédié, sous cette bande, à la jeune fille. C'était un numéro d'une de ces feuilles, dites, encore aujourd'hui, du boulevard, quoique le monde des lecteurs et des lectrices, représenté par cette formule au temps des Aurélien Scholl et des Charles Monsalet, des Gustave Claudin et des Xavier Aubryet, ou, moins loin de nous, des Chapron et des Fervacques, n'existe plus d'aucune manière. Mais il se trouve toujours des entrepreneurs de gazettes pour essayer de refaire la «Chronique» et les «Echos» qui réussissaient dans leur jeunesse. Une main perfide avait encadré au crayon rouge un paragraphe de la première page, jeté, entre d'autres tout pareils, dans une colonne étiquetée: A travers Paris, et signée: La Casserole. Jules de Maligny put lire sous ce titre: Ce que l'on voit au Bois de Boulogne..., les lignes suivantes:
«Ce que l'on voit au Bois de Boulogne?... Par ce joli mois de mai, des feuilles aux arbres, des fleurs dans les taillis, des oiseaux sur les branches... Et des amoureux, des amoureux!... La Casserole a retrouvé là un jeune gentilhomme dont la disparition, depuis ces quelques mois, a fait bavarder bien des jolies bouches et soupirer bien des tendres cœurs... Consolez-vous, mesdames, le charmant J... de M... n'est pas mort. Il est plus vivant que jamais, et en train de donner des leçons de français à l'une des plus jolies et des plus blondes misses que nous ait envoyées l'Angleterre. Avec un professeur aussi distingué, la miss, qui sait déjà trotter et galoper, apprendra aussi à marcher. Nous saluons d'avance, en elle, une des plus ravissantes Belles-Petites que le Tout-Cythère aura recrutées, dans ces dernières années. A quand le petit hôtel et la crémaillère?...»
—«Quelle infamie!...» s'écria Jules après avoir parcouru du regard ces vingt lignes, aussi imbéciles qu'abominables. Il devait toujours ignorer quelle rancune ou contre lui ou contre Hilda s'était assouvie par cet entrefilet. Mais, sur le premier moment, il n'acceptait pas cette ignorance, et il continuait: «Je saurai quel est le polisson qui a commis cette, ordure... Et on a osé l'envoyer à miss Campbell, encore?... J'irai au journal. Il faudra bien qu'on me dise le nom de ce drôle. Ou bien, je soufflette le directeur, et je me bats avec lui...»
«Non-sens,» dit Corbin. (Vous reconnaissez le nonsense qui, dans le vocabulaire anglais, signifie absurdité.) Puis manquant, pour une fois, à ses habitudes du parler monosyllabique ou presque,—tant il attachait d'importance à sa démarche et à la circonstance qui l'y déterminait.—«Ce sera un autre aliment pour le gossip voilà tout.» (Vous reconnaissez un nouvel anglicisme et le synonyme à demi argotique de notre potin.)
—«Vous avez raison,» répondit le jeune homme, et, toujours indigné: «On ne peut cependant pas laisser passer de pareilles abominations sans corriger des brigands qui ne respectent rien, pas même l'honneur d'une jeune fille.»
—«Pourquoi vous êtes-vous conduit comme l'un d'eux, alors?», interrompit Jack brutalement.
—«Que voulez-vous dire?...» interrogea Jules, qui se sentit rougir de colère à cette insolence.
—«Ce que je dis.»
—«Vous vous trompez, monsieur Corbin,» reprit Maligny, «si vous croyez qu'il y ait jamais eu quoi que ce soit de répréhensible dans mes relations avec miss Campbell...» Et la fierté naïve achevant de l'emporter, chez lui, sur son parti pris de ménager, dans le cousin de Hilda, le personnage le plus capable, s'il s'en faisait un ennemi déclaré, de contre-carrer ses projets: «Je vous défends,» ajouta-t-il, non moins brutalement que l'autre lui-même, «je vous défends, entendez-vous? de les calomnier, ces relations... Celui qui a écrit cet article a tout inventé, de toutes pièces. Miss Campbell a dû vous le dire, si seulement elle a compris les turpitudes de ces insinuations.»
—«Elle n'a pas lu ce papier,» répondit Corbin. Il n'avait point paru s'apercevoir de la colère où les mots «ce que je dis» avaient jeté son interlocuteur. «Elle n'était pas là quand la chose est arrivée... J'ai vu l'adresse. J'ai pensé: C'est bien étrange!... La marque au crayon m'a frappé l'œil... Je me suis assuré de ce que c'était. J'ai pris l'avis d'un ami, d'un réel ami,—un entraîneur, mais un gentleman,—un Français, mais aussi vrai qu'un Anglais... Il m'a expliqué le sens de toute cette saleté. Voilà pourquoi je suis ici...»
—«Il est déjà très heureux que vous ayez épargné cette lecture à miss Hilda,» repartit Jules, avec une ironie où frémissait encore une révolte à peine contenue. «Tout cela ne m'explique pas ce que vous avez prétendu dire tout à l'heure, en m'assimilant à ceux qui n'ont pas respecté miss Hilda? Parlez...»
—«En quoi?», répondit Corbin. «Premièrement, en essayant de vous faire aimer d'elle sans l'aimer vraiment vous-même... Laissez-moi parler,» insista-t-il, devant un geste négatif de Jules, «puisque vous m'avez demandé de parler... Secondement, en ne prenant pas soin de son bon renom... Oui. Elle n'a personne pour l'avertir. Sa mère est morte. Pauvre femme!... Sans doute, je suis là, moi; mais je n'ai pas pu prévenir mon oncle. Il a été déjà trop malheureux. S'il se tourmentait sur sa fille, il serait capable de tout quitter, et les affaires ne marchent pas comme ça devrait. Il a perdu un lot de monnaie au Stock-Exchange. Il doit continuer avec sa firm, regagner cet argent, pour que notre Hilda soit riche... je n'ai pas pu la mettre en garde, non plus, elle, contre vous... Elle aurait cru que c'était jalousie. Elle est sans défense. Il ne lui est jamais venu en tête qu'en se promenant avec vous, comme elle fait chaque jour, depuis ces deux derniers mois, personne ne voudrait croire à son innocence... Mais vous, monsieur de Maligny, Vous saviez qu'on n'y croirait pas. Quel a été votre but, en lui prenant son cœur et en la compromettant, si vous n'avez pas pensé à faire ce que dit l'éditeur de ce papier?...» Il froissa la feuille entre ses robustes doigts, avec l'énergie qu'il aurait eue pour allonger un coup de poing sur la face de celui qu'il appelait de ce terme tout britannique d'éditeur... «Oui, si vous n'avez pas pensé à cela, quelle a été votre intention?... A votre tour de parler.»
—«Je pourrais vous dire que vous n'avez pas qualité pour m'interroger, monsieur Corbin,» répliqua Jules. Il se sentait comme pris à la gorge par la rude logique de ce sauvage Jack, soudain doué, grâce au sortilège de la passion, d'un véritable don des langues. Il avait débité son discours en français, avec quel accent, avec quelle prononciation! Cette cocasserie n'empêchait pas que les reproches du cousin fidèle, de l'amoureux méconnu n'allassent ébranler, dans le cœur du jeune homme, une corde profonde. Elle s'y trouvait, avec tant d'autres, cette corde de la conscience, dans ce cœur si compliqué. Voici que, par une de ces volte-face presque instantanées dont sa nature de demi-Slave était coutumière, un remords s'élevait, en effet, chez lui. En même temps, son premier sentiment de révolte cédait la place à un étrange besoin d'arracher un mot d'estime à cet accusateur, lequel n'était pas tout à fait juste. C'est contre la part d'iniquité enveloppée dans ce dur réquisitoire qu'il protesta d'abord. «C'est vrai, miss Campbell est trop isolée pour que je ne reconnaisse pas à quelqu'un qui lui tient de près par le sang le droit de la défendre, même à son insu... J'accepte donc de discuter avec vous, et je vous réponds qu'en cédant au plaisir de l'accompagner dans ses promenades au Bois, je n'ai jamais soupçonné que je pusse la compromettre... Vous en avez eu la preuve tout à l'heure, quand vous m'avez montré cet article... En ai-je été bouleversé autant que vous? Répondez... Vous me demandez quelle a été mon intention? Je n'ai pas eu d'intention. Je vous donne ma parole d'honneur que j'ai agi sans le moindre calcul. Tenez, je serai franc avec vous... Lorsque je suis sorti avec elle pour la première fois, je me suis permis de lui adresser des compliments qu'elle a jugés trop directs. Elle me l'a dit. Je lui en ai demandé pardon. Je me suis engagé à ne jamais recommencer. Interrogez-la vous-même. Vous saurez que je n'ai jamais recommencé.»
—«Vous avez fait pis,» dit Corbin en secouant la tête: «Vous vous en êtes fait aimer, quand vous ne l'aimiez pas... Je suis seulement un pauvre foreman[3] et je m'exprime très mal, monsieur le comte. Mais, si je ne connais pas bien le français, je connais Hilda et ses humeurs. Je sais quand elle est triste et quand elle est gaie, quand elle est franche et quand elle est fermée...»
Puis, réfléchissant une seconde afin de trouver une image qui rendit complètement sa pensée, il énonça, de l'air le plus sérieux du monde, cette phrase, digne en effet d'un foreman, mais Jules ne pensa pas à en sourire, tant elle était évidemment sincère:
—«Enfin, c'est comme pour un cheval, quand il a été longtemps à la maison, je n'ai qu'à regarder son œil et à le voir partir. Je vous dirai ce qu'il vous fera, s'il sera sage ou bien en l'air. Je ne me souviens pas de m'être jamais trompé... Je ne me trompe pas davantage pour ma cousine. Depuis que vous venez à la maison, elle est une autre femme. Quand elle était seule, autrefois, elle riait, elle chantait. Moins depuis la mort de sa mère. Tout de même, elle restait si gaie de caractère. Un rien l'amusait. Maintenant, c'est fini... Elle ne rentrait jamais de promenade, sans me raconter comment s'était comportée sa bête, qui elle avait rencontré. Fini encore... Je l'interroge. Oui. Non. C'est tout. Elle n'est pas là... Quand vous devez venir le matin, elle a la fièvre. Ce n'est pas une fois, c'est dix, c'est vingt, qu'elle marche jusqu'à la porte. Elle vous attend. Lorsqu'un fiacre s'arrête et qu'une autre personne en descend, qui n'est pas vous, ses yeux allaient briller; ils se voilent. Son sourire commençait; il s'arrête... Le soir, quand nous demeurons à table, à boire notre vin, après le dîner, son père, elle et moi, elle causait, si gentiment... C'est fini encore. Elle dit qu'elle est fatiguée et elle se retire dans sa chambre. Il faut bien une explication à ce changement. Vous êtes, vous, cette explication... Eh bien! monsieur le comte de Maligny, je suis venu vous dire, moi, John Corbin, qui ne suis ni comte, ni quoi que ce soit qu'un bon Anglais et un bon chrétien: L'homme qui prend l'argent d'un autre homme commet un vol. L'homme qui prend le cœur d'une fille en commet un autre. Nous avons une loi, en Angleterre, qui reconnaît cela, pas assez, car elle ne punit que le manquement à la promesse de mariage: le breach of promise. Le crime n'est pas moindre de troubler un être innocent, pour toujours peut-être. Vous ne m'avez pas étonné en me disant, tout à l'heure, que Hilda ne vous avait pas permis de lui parler d'amour. Quelle différence y a-t-il, soyez honnête, si vous le lui avez inspiré, cet amour, sans que le mot ait été prononcé?... Elle pouvait se marier, trouver un brave garçon qui lui aurait été dévoué, qu'elle aurait accepté... Ne me regardez pas de cette façon, monsieur de Maligny, je ne pense pas à moi. Je suis trop vieux pour elle. D'ailleurs, les Jack Corbin ne sont pas de l'étoffe dont on fait des maris pour des Hilda. On ne coud pas du tweed et de la soie ensemble. Je pense à quelque brave jeune homme anglais, comme il y en a certainement des quantités de par le monde... Quand elle aura été broken hearted, elle n'en voudra plus. Son père mourra. Elle devra vieillir, sans home, sans enfants, sans bonheur, simplement parce qu'il vous aura plu de jouer avec elle comme l'araignée joue avec la mouche, le chat avec la souris. Encore un coup, je ne suis pas, un noble, je ne suis qu'un homme parlant à un homme, bien en face, monsieur de Maligny, et, je vous le répète: ce jeu-là est un crime. S'y laisser aller, pour un homme de votre nom, c'est perdre sa caste.»
Si l'un quelconque, je ne dis pas des camarades, mais des grands amis de Jules, ou un vieil ami de sa mère, un parent autorisé, le vénérable général de Jardes, par exemple, son oncle à la mode de Bretagne, avait entrepris de lui débiter le quart seulement de cette semonce, le jeune homme ne l'aurait pas laissé aller jusqu'au bout. Il eût trouvé le langage expressif de ses camarades de fête, plus ou moins emprunté au jargon des carabins, et coupé court aussitôt en protestant: «On ne me donne pas une dose, à moi!...» Par quel prestige incroyable le cousin de Hilda était-il arrivé à lui faire écouter ce mortifiant discours, y compris l'outrageante formule de la fin, assénée comme un soufflet? C'est, d'abord, qu'une certaine chaleur de sincérité emporte tout. Comme l'avait déclaré, avec sa simple et dure concision. Corbin lui-même, il avait été un homme parlant à un homme. Il avait été vrai avec Maligny, comme il l'était avec lui-même. Il avait pensé et senti tout haut, sans rien ménager chez son interlocuteur, sans rien dissimuler non plus. Il n'avait pas essayé une minute de nier l'intérêt éveillé chez la jeune fille par la cour de Jules, si insinuante dans son silence, si pressante dans sa docilité. Comment celui-ci n'eût-il pas tout pardonné au témoin qui lui apportait une preuve indiscutable d'un succès de cette adroite cour, auquel il n'avait pas osé entièrement croire? Ce trait seul prouvera qu'à cet instant, du moins, il ne jouait pas la comédie. La grâce de Hilda Campbell avait vraiment fait de lui un amoureux, avec toutes les naïvetés, toutes les timidités aussi que ce mot comporte, si beau quand il est réellement mérité. Il avait, jusqu'ici, douté du sentiment qu'il inspirait, même en jouissant de l'inspirer. Il avait craint, contre l'évidence. Ah! Corbin pouvait lui prodiguer les mots de condamnation, d'insulte même. Qu'importait à Jules, du moment que dans le même souffle, l'autre lui affirmait que Hilda l'aimait? Ce cœur virginal, et dont il savait la pureté, s'était donc donné à lui. Combien profondément, combien absolument, cette exaspération de Corbin l'attestait assez. Jules était tenté de lui en dire merci, et d'une voix attendrie, presque aussi douce que celle de l'autre avait été âpre et rude, il répondit:
—«Vous me voyez confondu de ce que vous venez de m'apprendre, monsieur Corbin... confondu...», répéta-t-il, «et très ému... Je veux penser encore que votre affection pour miss Campbell suscite en vous des inquiétudes sur sa paix intérieure qui ne sont pas justifiées... Je vous assure que jamais elle n'a été, avec moi, d'une façon qui me permît de supposer...»
—«Non-sens,» interrompit jack, non moins brutalement. «Vous vous donnez des prétextes, pour ne pas faire la seule action qui vous relèverait à mes yeux et aux vôtres, et qui prouverait que vous avez un réel sentiment de votre devoir...»
—«Une action?», demanda Jules, interloqué par ce nouvel assaut de son adversaire. «Laquelle?»
—«Vous en aller,» répondit Corbin... «Oui, vous en aller. Vous êtes riche. Vous êtes libre. Vous pouvez quitter Paris plusieurs mois. C'est le meilleur moyen de rompre sans explication des habitudes dont vous voyez déjà les conséquences...» Il montra, derechef, le journal que ses doigts avaient, dans leur énervement, réduit à l'état d'une loque informe. «Partez, monsieur de Maligny. Si vous restez à Paris, vous retournerez rue de Pomereu, c'est inévitable. Vous n'y retourneriez pas, que Hilda vous rencontrerait au Bois. Vous, l'éviteriez. Elle vaudrait savoir le pourquoi de ce changement... Un voyage, cela dispense de toute explication. Vous partez. Elle sait que vous êtes loin. Elle en conclut que vous ne tenez pas beaucoup à elle. Si elle doit guérir, elle guérit. Vous lui devez cela, monsieur de Maligny, maintenant que vous ne pouvez plus douter qu'elle n'ait commencé de vous aimer... Vous ne l'aviez pas deviné jusqu'ici? Soit. A dater d'aujourd'hui, vous n'avez plus cette excuse... Oui ou non, ferez-vous votre devoir?»
Le jeune homme ne répondit rien. Il marchait d'une extrémité à l'autre de la pièce, sans plus regarder son impérieux interlocuteur. Visiblement il était en proie à un trouble extrême. Tout d'un coup, il s'arrêta devant l'autre, et, les yeux fixés dans ses yeux, il lui dit:
—«Je ferai mon devoir, monsieur Corbin...»
—«C'est bien,» répliqua simplement l'Anglais. Maintenant que le besoin de plaider une cause qui lui tenait profondément au cœur n'excitait plus sa verve oratoire, il redevenait l'homme de peu de paroles qui n'ajoute pas de commentaires inutiles à la réalité du fait. Pourtant, une question lui vint aux lèvres qu'il hésitait à poser. Brusquement, il la formula, avec le même laconisme. «Et quand?», interrogea-t-il.
—«Il me faut quelques jours,» répliqua Maligny. «Je ne suis pas aussi libre que vous semblez le croire... Je vis avec ma vieille mère. Je ne peux partir pour un voyage qu'après l'avoir consultée. Mais je vous répète que je ferai mon devoir. Je vous en donne ma parole d'honneur.»
Il y eut, entre eux, un nouveau silence que l'étrange personnage rompit en disant, avec son guttural accent, ce simple mot:—«Adieu.» Il prit la main de Maligny et il la serra, cette fois, d'une énergique étreinte, comme le premier jour où le sauveur de sa cousine lui avait été présenté. Ce fut le seul signe de son émotion que cette espèce de «coup de pompe,»—comment définir mieux le geste par lequel un féal sujet de Sa Majesté la Reine ou le Roi d'Angleterre vous désarticule l'épaule, pour bien vous prouver la force de sa sympathie?—Puis il disparut de la chambre, toujours sans soulever sa casquette.
—«Je sais le chemin,» avait-il répondu au mouvement de Jules, s'avançant vers la porte pour le reconduire. Déjà, les longues jambes qui lui servaient d'étau à dompter tous les chevaux avaient descendu le vaste escalier de pierre, jadis orné de si belles tapisseries. Il y avait eu là des chefs-d'œuvre exécutés à Beauvais pour Mgr de Maligny, l'évêque de Bayeux, sous la direction d'Oudry, et qui représentaient les principales scènes de Molière. La trace des crochets auxquels ces merveilles furent suspendues existait encore. Quant aux tapisseries elles-mêmes, elles avaient passé l'Atlantique, voici des années. Elles figuraient et figurent sans doute encore dans une des maisons de la cinquième Avenue, à New-York, habitée peut-être,—qui sait?—par un parent des Campbell ou des Corbin, émigré là-bas au dix-huitième siècle et devenu milliardaire!... La vie a de ces fantaisies, plus contrastées que les laines de la rêche étoffe écossaise à laquelle s'était comparé le cousin de Hilda,—ce tweed dont était faite son insoulevable casquette. En fait, n'était-ce pas une de ces fantaisies folles de la vie, que la descente de cet escalier seigneurial par cet écuyer d'outre-Manche, sous le regard de l'arrière-petit-fils d'un des lieutenants du maréchal de Vieilleville,—lui-même le bras droit de Guise, le conquérant de Calais? Et les deux hommes venaient d'avoir quel entretien, gros de quelles conséquences! Firmin, le portier philosophe, ne se doutait pas à quel point il avait raison lorsque, dix minutes plus tard, refermant la porte sur le fantastique visiteur parti au trot allongé de son cheval, il jeta tout haut cette exclamation:
—«Défunt M. le comte en recevait bien, quelquefois, des Anglais!»—L'ancien militaire pensait aux créanciers qu'il avait dû si souvent éconduire. Il les appelait, en franc cocardier, du nom classique qui remonte, disent les historiens de la langue verte, à la captivité du roi Jean. «Ces Anglais-là avaient l'air plus rassurant que celui-ci... Tout juifs qu'ils étaient, ils avaient des mines plus catholiques. Je devrais peut-être avertir Mme la comtesse... Dans ces histoires de garçons, c'est toujours les pauvres mamans qui finissent par écoper...»
[1] Vétérinaire.
[2] Oh! fragment ruiné de la nature!... C'est l'admirable cri de Glocester devant le roi Lear, devenu fou et paré de fleurs sauvages. Lear, IV, 6.
[3] Foreman, chef d'écurie. L'auteur s'excuse ici, une fois pour toutes, n'étant que le greffier des conversations de ses personnages, de l'abus que peut faire John Corbin, des termes professionnels, comme aussi des tournures par trop britanniques de son français: «prenant soin de son bon renom...», «un réel ami...», «un lot de monnaie...», etc., etc.
VI
LES NAÏVETÉS D'UN JEUNE ROUÉ (Suite)
C'était aussi à sa mère que Jules avait pensé aussitôt, on l'a vu, lorsqu'il avait pris, vis-à-vis de Jack Corbin, cet engagement, non moins extraordinaire qu'irréfléchi. L'on n'est pas «ondoyant et divers» au degré où l'était ce charmant et dangereux jeune homme, sans être, en même temps, très impulsif, et l'on n'est pas très impulsif sans être, en même temps, très suggestionnable. De tels caractères seraient entièrement inintelligibles à ceux qui les regardent évoluer (mais ne le sont-ils point, bien souvent, à eux-même?) si l'on n'admettait pas que l'instabilité mentale est aussi naturelle à certaines personnes que la fixité l'est à d'autres. On trouverait aisément, dans la neurologie moderne, vingt hypothèses capables d'expliquer ces va-et-vient singuliers de la volonté, tantôt sous l'influence de la volonté forte d'un autre, tantôt par l'effet de ce que le langage médical appelle barbarement l'auto-suggestion. De ces diverses théories, toutes plausibles et toutes contestées, et qui, d'ailleurs, relèvent toutes de la pathologie, un point se dégage très net, sur lequel il convient d'insister encore: la marque propre de l'esprit instable est une soudaineté follement déconcertante dans le passage d'un état à un autre. L'esprit instable n'est, en aucune manière, l'esprit hésitant. Ne cherchez pas à démêler en lui ces longs travaux de la pensée qui paralysent un Hamlet ou un Adolphe dans les infinis atermoiements des résolutions prises et reprises, des projets conçus et abandonnés, recommencés et délaissés de nouveau. L'instabilité mentale consiste essentiellement dans la substitution, si rapide qu'elle en est ahurissante,—c'est le seul mot,—d'une disposition donnée à une disposition totalement différente, souvent contraire, et cela sans conflit. Il semble qu'il y ait, dans ces caractères, moins une discontinuité qu'une pluralité. C'est comme un cinéma psychologique dont ces instables sont à la fois le théâtre; l'acteur et l'opérateur. Ils portent en eux, si l'on peut dire, plusieurs types d'individus, qu'ils réalisent tour à tour, sans que la loi qui détermine l'ordre de succession soit très discernable. Au cours de cette aventure avec Hilda Campbell, qui ne datait guère que de dix semaines, Maligny avait été, et sans effort aucun, le galant homme qui, voyant une femme en danger, ne calcule rien et risque sa vie pour elle, tout simplement,—le libertin dépourvu de scrupules, pour qui rencontrer une jolie fille c'est lui faire une immédiate déclaration,—le dilettante sentimental qui se prête à la romanesque fantaisie d'amitié d'une enfant pure, afin de ménager les intimes délicatesses de sa sensibilité frémissante. Durant cette conversation avec Corbin, dix influences diverses: la présence de Jack et sa voix pressante, la révélation de l'infamie dont Hilda était la victime à cause de lui, l'appel fait à son honneur, la certitude aussi de la place qu'il occupait dans ce cœur virginal,—que sais-je?—avaient soudain éveillé en lui un quatrième personnage. Un passionné désir l'avait saisi là, sur place, avec une force irrésistible: non seulement de ne pas être nuisible à la jeune fille, mais de lui être bienfaisant.
Par un phénomène de transfert moral qu'il avait subi sans le raisonner, il avait, éprouvé, pendant quelques secondes, à l'égard de l'orpheline, les sentiments de Corbin lui-même. Le magnétisme émané du fruste et admirable Don Quichotte d'écurie avait opéré ce miracle, et aussi—tant l'amour-propre a de secrets détours!—la vanité de ne pas jouer, devant ce garçon d'écurie, lui, le gentilhomme, un rôle trop inférieur. Cette explosion de générosité avait eu pour effet cette promesse de «faire son devoir» qui, proférée de la sorte, après la démarche si nette du cousin de Hilda, signifiait que Jules quitterait Paris et voyagerait pendant de longs mois. Cette demi-heure d'entretien avait suffi pour qu'il prît cette décision.
—«Le brave cœur!» se disait-il, en descendant à son tour les marches du vaste escalier dénudé et regagnant le petit salon ovale où sa mère continuait de travailler à son ouvrage. Elle s'appliquait indéfiniment à des morceaux de tapisseries au petit point, destinées à remplacer les revêtements usés des fauteuils et des chaises. Un demi-siècle de ce patient labeur n'aurait pas suffi pour remettre en état l'immense mobilier de l'hôtel. Cette occupation l'absorbait d'une manière si complète qu'elle n'entendit pas entrer son fils qui s'attarda, un instant, à regarder ce noble et mélancolique profil de vieille dame penché sur l'aiguille, avec une attention de bonne ouvrière consciencieuse. Le soleil continuait de remplir de sa gaie lumière l'étroit et vert jardin où Mme de Maligny avait dû promener, toute jeune, ses premières rêveries heureuses de mariée de vingt ans. A trente ans, et lorsqu'elle avait commencé d'être trahie par son mari, elle avait versé, sous ces arbres, bien des larmes, essuyées vite, aussitôt que la cloche de la porte annonçait une visite. Là, elle avait pleuré—mais, du moins, sans être obligée de se cacher—les morts, arrivées coup sur coup, de ses deux aînés: un fils et une fille. Là, elle avait promené sa grossesse, quand, à trente-sept ans, elle s'était trouvée enceinte de Jules,—son dernier né, le fruit tardif d'un retour repentant du père au foyer, après la crise la plus cruelle de leur mariage. Ils avaient été tout près d'une séparation, qui eût sauvé la fortune de l'épouse exploitée et trahie. Elle ne pouvait pas regretter d'avoir pardonné. Autrement, elle n'eût pas eu cet enfant, son unique raison de vivre depuis lors. C'est dans ce jardin, encore, qu'elle l'avait vu, d'abord petit, puis grand et, puis tout a fait grand, jouer aux jeux de son âge,—en costume de deuil, hélas! Le père était mort quand le fils avait six ans. Les troncs rugueux des deux acacias, qui formaient groupe au fond, avaient assisté aux leçons que Jules recevait de son abbé, en plein air, par les beaux jours d'été, puis à ses conversations moins édifiantes avec ses camarades,—toujours sous le regard ravi ou inquiet de la mère, assise à cette même porte-fenêtre, près des marches fendillées et verdissantes de ce même perron. La monotone existence de cette femme, si pure et si éprouvée, avait tenu dans ce cadre familial, sans autres joies que celles, trop rares, qui lui étaient venues de son Jules. Celui-ci—il convient de reconnaître en lui cette piété filiale—s'était toujours rendu compte de la place qu'il tenait dans cette âme mortifiée. Cela ne l'avait pas empêché de passer outre et d'aller à son plaisir, toujours avec un de ces remords sans repentir, dont il subit un nouvel et soudain accès en pensant à la solitude où son départ allait laisser cette mère incomparable.—«Et elle,» songeait-il donc en la contemplant, et, continuant son monologue: «Quel brave cœur aussi!... C'est incroyable ce que l'on rencontre encore de gens vieux jeu, au vingtième siècle... Hilda, ce Corbin, maman,—en voilà trois, et bien authentiques... Maman, ce n'est pas étonnant. Elle a de qui tenir... Mais Hilda? Mais Corbin?... Hé bien! pour une fois, je me conduirai en preux...» C'était le mot dont ses petits amis du faubourg Saint-Germain et lui se servaient pour désigner les parents à grands principes qu'ils avaient dans les nécropoles des environs de Sainte-Clotilde. Ces jeunes seigneurs prenaient, pour le prononcer, un air indéfinissable, tout mêlé d'ironie et d'orgueil, comme il convient à des Parisiens, trop avisés pour ne pas se vouloir ultra-modernes; mais étant titrés, ils se blasonnent même des préjugés dont ils se moquent... Cependant, la mère avait relevé la tête. Elle avait aperçu son fils et elle lui souriait, avec son vieux visage tout passé, tout fané, tout ridé, qu'éclairaient deux yeux restés candides, comme si, n'ayant jamais regardé les vilenies du monde qu'à travers des larmes, ces larmes les avaient préservés, de toutes les souillures.
—«Ton ami est parti?...» demanda-t-elle. «Pourquoi ne l'as-tu pas amené dans le jardin? Il t'aurait fait là sa visite. Et, moi, il ne m'aurait pas gênée...»
—«Ce n'était pas précisément un ami,» répondit Jules. «C'est quelqu'un que je rencontre au Bois et à qui l'on avait dit que je voulais vendre Galopin...» Comme on voit, sa généreuse résolution de «se conduire en preux» ne prévalait pas, chez lui, contre la dangereuse fertilité d'imagination qu'il tenait de ses aïeux, les fabulistes de Lithuanie,—pour reprendre l'euphémisme de l'indulgent Gœthe.—Cette fable-là venait de pousser dans la tête du jeune homme, et une seconde fable allait aussitôt se greffer sur la première, le tout pour arriver à l'annonce d'un voyage possible. Il s'était soudain rappelé avoir reçu, quelques jours auparavant, le prospectus d'une de ces croisières que des sociétés spéciales organisaient partout, ces années-là, et il continuait: «Voilà comment les légendes se forment... Nous avons, ce monsieur et moi, un camarade commun avec qui j'ai parlé l'autre jour, tout à fait en l'air, d'un projet de voyage...»
—«D'un voyage?» interrogea Mme de Maligny. «Tu penses à voyager?... Où?... Pourquoi?... Avec qui?...»
Elle avait eu, pour jeter ces questions, une véritable souffrance sur son front et, dans ses prunelles soudain assombries, cette angoisse de la mère qui sait que les jours de son intimité avec son fils sont comptés. Demain, il se mariera,—donc il s'en ira de la maison. La mère elle-même voudra qu'il se marie. Hier, il s'absentait sans cesse pour d'autres motifs, et qui la torturaient d'une autre inquiétude. Comment serait-elle accusée d'égoïsme, si elle désire avidement prolonger une période telle que celle où Jules se trouvait, et durant laquelle le jeune homme reste beaucoup près d'elle, comme aux temps où il était enfant? A quel nouveau caprice, après des semaines d'une accalmie qui avait pu lui paraître définitive, Jules obéissait-il, en posant ses premiers jalons d'un projet de voyage? Si Mme de Maligny nourrissait beaucoup d'illusions sur son enfant, elle le connaissait pourtant très bien. Tel est l'illogisme des femmes avec ceux qu'elles aiment d'une affection passionnée: elles sont aussi lucides dans le détail des nuances d'un caractère que partiales sur l'ensemble. La veuve avait deviné aussitôt que cette phrase de son fils, jetée comme au hasard, n'était qu'une préparation à une confidence plus grave. Il allait partir?... Le coup était si imprévu qu'elle avait pensé tout haut. Son aveu toucha l'étrange garçon qui répondit:
—«Mon Dieu! rien n'est décidé... Au fond, ce n'est même pas un projet... J'ai, tout simplement, reçu une circulaire relative à une croisière intéressante: deux mois sur un bateau des Messageries, avec un nombre de passagers limité... On doit s'embarquer à Marseille et faire le tour de plusieurs îles, la Corse, la Sardaigne, la Sicile... C'est une jolie fantaisie, n'est-ce pas?...»
—«Pour ceux qui n'ont pas une vieille maman malade, de soixante-trois ans, oui...» dit Mme de Maligny, presque craintivement. Elle ajouta: «Et puis, avec les travaux que tu as décidé de faire a La Capite, et tu as eu raison, notre budget n'est pas très large, cet été.» Le jeune homme avait, durant son séjour en Provence, où il s'était cru horticulteur et viticulteur pour la vie, ordonné, dans la propriété, plus de modifications que l'on n'en avait exécuté depuis le veuvage de la comtesse. Elle continua, pourtant, cédant déjà: «De combien serait la dépense de cette croisière?...»
—«Je ne me rappelle pas,» répondit Jules. «Et cela n'a aucun intérêt, puisque je n'ai pas l'intention d'y prendre part... Vous laisser inquiète, et moi-même être à plusieurs jours de nouvelles de vous,—non, non et non... Etes-vous rassurée, maintenant?»
—«Faire mon devoir?», se disait-il, vingt-cinq minutes plus tard, tout en écoutant le bruit de son pas sur le pavé solitaire de la rue de Monsieur. Après avoir rassuré la douairière, dans un accès de tendresse aussi instinctif et irraisonné que son accès de chevalerie de tout à l'heure, il avait pris sa canne, ses gants, son chapeau. Il sortait, sans but, afin d'y voir un peu clair dans sa pensée, que ces quelques phrases échangées avec sa mère avaient, de nouveau, retournée sens dessus dessous. Il n'y avait pas bien longtemps que Corbin avait passé, au trot de sa bête, sur cette même place. Ce petit laps suffisait pour qu'un troisième changement d'idées commençât de s'accomplir chez Jules. «Mon devoir?», se répétait-il. «Mais j'ai des devoirs aussi envers ma mère. Je viens de constater combien mon absence, en ce moment, lui serait pénible... Qu'ai-je promis, après tout, quand j'ai parlé de faire mon devoir?... De ne plus compromettre Hilda? C'est un point... De m'arranger pour qu'elle cesse de m'aimer? C'est un second point... Pour celui-là, il est un peu naïf, ce brave Corbin, qui croit qu'une séparation de quelques mois met fin à un sentiment, quand il est vrai. Mais ce sentiment est-il vrai? Hilda m'aime-t-elle?... Qu'en sait Corbin, réellement? Qu'il l'aime, lui, c'est bien certain, et qu'il soit jaloux, ce n'est pas moins certain... Il prétend qu'il n'a aucune idée de jamais l'épouser. Ce n'est plus aussi certain, cela... Il est jaloux... Jaloux?... Mais s'il avait trouvé cette ruse pour se débarrasser d'un rival qu'il redoute? Ce serait bien nature et pas trop mal joué. Allons, allons. Je bats la campagne. C'est un simple, ce Corbin, et je vais lui prêter des calculs à la Machiavel... Non. Il était sincère... Il souffrait... Je l'ai senti à sa voix, à son geste, à tout... D'ailleurs, il y a l'article. Je l'ai lu imprimé. Ce n'est assurément pas lui qui l'a écrit et porté à ce journal... Mais Corbin peut être sincère et se tromper... Non, il ne se trompe pas. Hilda m'aime. Elle m'aime...»
Le jeune homme était à la hauteur du jardin des Invalides, à l'instant où il se prononçait ces mots. Tout auprès, les fameux canons soi-disant pris par son ancêtre tendaient leurs longs cols de bronze. Qu'il avait joué de fois, petit garçon, comme tous les enfants du quartier ont fait, font et feront, nobles et plébéiens, riches et pauvres, sur les affûts de ceux-là et des autres! On se rappelle: lors de sa première sortie après sa blessure, il passait sur cette même place, en se disant gaiement de tout autres paroles: «France! France! Charge! Vieilleville!...», le vieux cri de guerre de cet aïeul sous Metz. Il ne s'agissait plus de ces amours à la hussarde, à présent, menées tambour battant. Il s'agissait de l'amour tout uniment, de cette émotion souveraine qui suspend en nous, durant les secondes où elle nous domine, tous les autres intérêts de la vie. «Celui qui a un cœur,» a dit le plus passionné des poètes, «et, dans ce cœur, un amour, est déjà plus d'à moitié vaincu...» Le fendant et fringant mauvais sujet de cette lointaine promenade ne répétait plus son hardi: «Passe avant, Maligny!...» Ces trois syllabes: «Hilda m'aime...» chantaient dans sa tête comme une musique si douce et si puissante qu'elle étouffait les autres voix. Un flot de félicité intime l'inondait, aussi brûlant, aussi enivrant que celui qui avait soulevé son être, une heure plus tôt, dans cet entretien où Corbin, venu pour l'outrager, lui apprenait son bonheur. Cette fois,—et l'infâme article de journal et Corbin lui-même étaient bien loin,—il entra dans le jardinet, pour s'y asseoir sur un banc, sous les branches, parmi le gazouillis des oiseaux, et là rêver à Hilda! Cette naïve et sentimentale occupation n'avait plus rien de la scélérate et conquérante allure du début. Qu'eût-il fait d'autre, s'il eût été un simple employé de ministère, épris d'une humble ouvrière, habitué à la rencontrer sur l'Esplanade le matin et le soir, et s'attardant là, pour se souvenir d'elle, dans un décor printanier, à l'abri des grossiers lazzis des camarades de bureau et loin du hideux spectacle des cartons verts?
—«Hilda m'aime...» se répétait-il donc. Les épisodes de l'excentrique et délicat roman qu'il vivait depuis ces deux mois se représentaient à sa mémoire; et tous, éclairés maintenant par le témoignage de Corbin, redoublaient la délicieuse évidence. «Elle m'aime, et je la quitterais? Je m'en irais loin de Paris quand elle y est, quand je n'ai qu'à monter dans une de ces voitures pour être auprès d'elle en un quart d'heure? Et je suis sûr d'être accueilli par ce regard et ce sourire, les plus doux que j'aie connus!...—Non... Je ne la quitterai pas... Que s'est-il passé, en définitive? Qu'un méchant journaliste, payé sans doute par quelque soupirant éconduit, a publié, sur elle, une infamie... Hé bien! mon devoir, c'est d'empêcher que ce drôle ou un autre ne recommence, puisqu'il paraît que nous intéressons ces messieurs... Où ai-je eu la tête d'écouter cet Anglais? Comme si je ne savais pas que, dans son pays, on ne se bat pas en duel?... Nous autres, nous nous battons, et nous sommes dans le vrai... Le voilà, mon devoir: la défendre, l'épée à la main. Quand on saura que je n'encaisse pas, on y regardera à deux fois avant d'écrire sur moi et sur elle...» L'action suivant sa pensée, Jules s'était levé. Le cri de guerre que l'aïeul avait poussé en chargeant sur les servants des coulevrines devenait, du moins, de circonstance. Le jeune homme, pourtant, ne se le murmura pas. Il était tout entier à l'idée de cette affaire qu'il se proposait, maintenant, d'avoir avec le rédacteur masqué qui s'était choisi, de gaieté de cœur, ce flatteur pseudonyme: La Casserole. Jules irait-il d'abord au journal demander le nom véritable? Quels amis choisirait-il pour l'assister? Il avait hélé un fiacre à tout hasard et donné au cocher l'adresse de Raymond de Contay, le seul de ses camarades questionnés par lui qui lui eût parlé de Hilda avec respect. Qu'il y avait d'amour dans ce choix, et plus encore dans l'anxiété dont il fut saisi, en dépit de tous ses nitchévismes, aussitôt que la voiture se fut ébranlée! Ce premier témoin, comment l'aborderait-il? En lui parlant de l'article. Donc, il faudrait nommer miss Campbell? Même avec Raymond, pourtant la délicatesse même, une telle conversation était trop pénible. La soutenir et simplement l'engager, était au-dessus des forces et de Jules. Arrivé rue de l'Université, devant la maison des Contay, il ne descendit même pas de son fiacre. Il dit à l'homme d'aller à l'entrée de la rue de Longchamp et de la place attenante. C'était du côté de Hilda qu'il se dirigeait, à présent. Que devenait sa promesse à John Corbin et son héroïque résolution de rupture? Le «preux» s'était évanoui, fondu, évaporé. Il ne restait que l'amoureux.
—«Décidément, non,» se disait-il, «je ne peux pas la livrer ainsi en pâture aux curiosités, de mes deux témoins d'abord, puis des deux témoins de ce monsieur... Ne serait-il pas plus pratique d'aller au bureau de cet abominable journal, de voir le rédacteur en chef et d'acheter son silence?... Ils veulent peut-être de l'argent, tout simplement... De l'argent? Et où en prendriez-vous, monsieur le comte de Maligny?», se demanda-t-il tout haut, avec un rire gai. «Et puis, j'aurais de quoi payer ces maîtres chanteurs aujourd'hui. Qui les empêcherait de recommencer demain?... Non, non. Me battre, sans nommer Hilda, c'est impossible... Payer le silence de ces gens, impossible... Partir? C'est trop dur. Tant pis, je n'ai qu'une chose à faire: continuer ma vie comme auparavant, et voir venir le Corbin... J'ai été bien bon garçon de me laisser parler par lui ainsi. Après tout, il n'est ni le père, ni le frère, ni le mari... Je retourne rue de Pomereu. Nitchevo.»
Cette exclamation d'insouciance était, cette fois, si peu sincère, que le cœur du jeune homme battait à lui rompre la poitrine, lorsqu'il aperçut la maison d'angle de la petite rue. Que de fois, cette maison tournée, il avait vu au cours de ces dernières semaines, apparaître sur le trottoir, devant une autre maison, celle de l'écurie Campbell, la silhouette de sa jolie amie! Il était sûr qu'à cette heure-ici, qui n'était pas celle de ses visites habituelles, Hilda ne serait pas là. Probablement, elle ne serait pas non plus chez elle. En revanche, Corbin avait dû rentrer tout droit de la rue de Monsieur à l'écurie. Jules avait donc quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de se retrouver face à face avec cet irascible rival. Comment alors expliquer une démarche si absolument contraire à la promesse sur laquelle les deux hommes s'étaient quittés?
Il y avait une centième chance pour qu'il revît tout de même Hilda. Ce désir fut le plus fort, et l'amoureux franchit la porte de l'écurie Campbell avec la décision qu'il aurait eue pour foncer sur son adversaire l'épée en main, s'il eût donné suite à son premier projet de duel. Il crut qu'il se trouverait mal d'émotion, quand il aperçut le délicat profil de la jeune fille, là-bas, au fond, dans la cage vitrée du rez-de-chaussée d'Epsom lodge. Elle penchait son front sérieux sur le livre de caisse, tout comme le jour où il était revenu la voir après le malentendu de la seconde rencontre. D'un coup d'œil circulaire, il fouilla les box, dont les fenêtres donnaient sur la cour. John Corbin n'était dans aucun. Les palefreniers anglais vaquaient, en sifflant, à leur ouvrage, autour des chevaux, dont les têtes intelligentes se tournaient vers le nouveau venu, comme pour lui dire: «Vous avez bien choisi votre moment, monsieur de Maligny.» Le ventripotent Bob Campbell était absent, lui aussi. Après que Jules avait donné sa parole qu'il respecterait la pauvre fille dans les deux seules richesses qu'elle possédât: son cœur et sa réputation, cette arrivée rue de Pomereu avait tout l'air de constituer le plus caractérisé des parjures. Il y a longtemps qu'un proverbe, irrespectueux, mais d'une vérité trop éprouvée, assimile les promesses des amants à celles des joueurs, et il faut le dire,—comparaison qui ne choquera pas dans la cour d'un maquignon écossais,—à celles des ivrognes. L'article du journal avait paru à Maligny bien infâme. Corbin lui avait paru bien éloquent. Lui-même, en s'engageant à rompre des relations dont le danger venait de lui être démontré, il avait été bien sincère... Mais Hilda Campbell relevait sa tête avec un geste si gracieux! En l'apercevant, un éclair si chaud avait passé dans ses yeux si bleus! Un sourire si ému avait épanoui sa bouche si pure!... Le journal calomniateur avait-il jamais existé?... Corbin était-il jamais venu rue de Monsieur?... Jules s'était-il jamais engagé à quoi que ce fût?... A coup sûr, il n'en savait plus rien, en s'avançant «vers la maîtresse de son cœur», comme disaient les romans de jadis,—un jadis tout pareil à aujourd'hui, par l'inconséquence et l'allégresse, l'illogisme et l'impulsion pour ce qui regarde l'éternelle et toujours jeune folie d'amour!
—«Vous étiez venu parler à mon père pour la vente de Chemineau,» dit la jeune fille, après les premiers mots de politesse, quand Jules fut entré dans la petite pièce. «Malheureusement,» ajouta-t-elle, «il n'est pas là». Le fourbe avait en effet imaginé cette nouvelle fable après vingt-cinq autres, ces derniers temps, pour justifier des visites plus fréquentes encore. Il prétendait vouloir troquer le cheval cap de maure contre un autre, avec une soulte. On admirera par quel détour d'ingéniosité cette invention était devenue, dans l'entretien avec la mère, une offre d'achat de Galopin. Hilda Campbell n'avait, comme on voit, pas plus de doutes sur la véracité de Jules, dans ces toutes petites choses, que Mme de Maligny elle-même. Peut-être,—car la plus loyale enfant, lorsqu'elle est amoureuse, a de ces ruses avec sa propre conscience,—oui, peut-être était-elle bien aise elle-même d'abriter, derrière un prétexte de métier, le plaisir trop vif que lui causait la surprise de cette présence inattendue, à une minute où elle était seule.
—«Ah! M. Campbell est sorti?» répondit le jeune homme, machinalement. Il s'était assis sur une chaise, auprès du bureau, sans que son amie, cette fois, fit rien pour éviter ce tête-à-tête. Quel signe, étant donnée sa native prudence, qu'aucun soupçon ne traversait plus son cœur! Elle avait reculé un peu son fauteuil, et Jules commençait de la regarder, en proie à une impression plus forte que toutes celles qu'il avait connues depuis ces dix semaines. Il répéta, sans même entendre ses propres paroles: «Ah! il est sorti?...» La certitude qu'il était aimé avait été bien douce, tout à l'heure. Elle l'étouffait, maintenant, d'une joie trop forte, à deux pas de cette fine créature, qu'il écoutait respirer, qu'il sentait bouger et vivre. Il eût voulu se mettre à genoux devant elle, lui prendre ses blanches mains,—qui n'avaient pas d'alliance,—les couvrir de caresses, les baigner de larmes. Ce n'était plus le désir brutal du premier jour, mais un attendrissement infini, une palpitation intérieure, presque accablante, par l'excès de l'émotion. Il regardait, il contemplait Hilda sans pouvoir détacher ses yeux de ce visage virginal, dont il savait le tendre secret, et son visage à lui avait pris une expression si évidemment troublée, la fièvre de passion dont il était dévoré mettait une telle flamme dans ses prunelles, sa physionomie était si différente enfin, de son habitude, que ce changement inquiéta soudain la jeune fille, qui ne put se retenir de lui demander:
—«Vous avez l'air bouleversé, monsieur de Maligny. Vous étiez si gai, ce matin! Qu'y a-t-il? Que se passe-t-il?»
—«Rien de nouveau,» répondit-il. «Il se passe ce qui s'est passé depuis que je vous connais, miss Hilda... Il y a que j'ai toujours envie de vous dire merci pour l'intimité que vous me permettez d'avoir avec vous et que j'ai toujours peur de vous offenser, comme il m'est arrivé une fois déjà... J'en ai été si chagrin! Cela me rend un peu timide et gêné, par moments... Je suis dans un de ces moments, voilà tout.»
—«C'est à moi de vous remercier et de vous être reconnaissante,» dit miss Campbell. Le ton de Jules lui avait infligé, à elle aussi, un petit tremblement du cœur. Depuis cette scène à laquelle il venait de faire allusion, la scrupuleuse et romanesque Anglaise vivait dans l'appréhension de la minute où il lui faudrait entendre, derechef, prononcés par ce jeune homme qu'elle aimait tant, des mots trop tendres, et elle ne se permettrait pas, elle ne devrait pas se permettre de les écouter! Un instinct l'avertissait que cette minute était venue, et elle essayait de conjurer ce danger en maintenant la causerie sur le ton de camaraderie enjouée qui leur était coutumier.
—«Mais oui,» insista-t-elle, «ce n'est pas si amusant, pour un Parisien à la mode, comme vous l'êtes, de tenir compagnie à une sauvage, si peu Parisienne... Et puis,»—et l'expression de ses yeux se fit doucement sévère, presque imploratrice, pour que Jules y vît une défense de retomber dans la faute déjà commise. Une défense? Non. Une prière.—«ne m'avez-vous pas prouvé que vous teniez vraiment à cette intimité dont vous parlez, en tenant la parole que je vous avais demandée? Sachez-le bien: si peu Parisienne que je sois, je connais assez les idées des gens d'ici pour me rendre compte que vous m'avez donné là une grande, une très grande marque d'estime, et voilà pourquoi, je vous le répète, monsieur de Maligny, c'est à moi de vous remercier.»
—«Laissez-moi croire,» reprit vivement le jeune homme, «que vous ne voyez point uniquement, dans mon attitude, une marque d'estime... Vous aviez mis une condition à vos relations avec moi. Si je l'ai acceptée, cette condition, ce n'est pas seulement parce que vous êtes une jeune fille. C'est aussi parce que ces relations m'étaient, dès ce moment-là, trop précieuses pour que je ne leur sacrifiasse pas tout. Je leur ai tout sacrifié... Je n'ose pas dire que je n'y ai pas eu de mérite... Vous semblez croire qu'il m'a coûté surtout de renoncer à certaines idées sur la conduite des hommes avec les femmes que vous appelez Parisiennes... Détrompez-vous. Je n'ai jamais été un Parisien sous certains rapports.»
Il était de bonne foi, l'étrange garçon, en affirmant, comme il faisait par cette phrase, sa moralité dans les choses de l'amour, après avoir dépensé le meilleur de sa première jeunesse dans les pires légèretés de la galanterie la moins romanesque. Mais il était devenu, et en toute sincérité, pour ces quelques instants, exactement celui que la pauvre Hilda désirait qu'il fût,—par besoin de lui plaire,—et il continuait:
—«Non. Je n'ai jamais compris qu'il y eût, pour un homme, une humiliation à certains respects, je répète le mot, quand l'objet de ces respects en était vraiment digne. Et je vous en ai tellement crue digne! je vous ai mise, dès le premier jour, si haut dans ma pensée, miss Campbell! Vous m'êtes apparue comme une personne si différente de celles que j'avais rencontrées, jusqu'à présent, dans ce monde de Paris, dont vous dites que vous n'êtes pas... Cela aussi m'a tant plu, que vous n'en fussiez pas!...»
La jeune fille, l'écoutait en baissant ses paupières où battait un frémissement nerveux. Ce n'était pas le seul indice de l'agitation où la jetait ce discours, si différent de ceux qu'elle et Jules tenaient l'un avec l'autre, depuis leur pacte. Son sang avait afflué à ses joues, puis reflué vers son cœur. Elle avait rougi et pâli, presque dans la même seconde, profondément. Ses belles mains, un peu masculines, et qui pouvaient être si calmes quand il s'agissait de dompter la fougue d'un cheval rebelle, n'auraient pas su, en cet instant, tracer une lettre ou un chiffre au livre des comptes de la maison Campbell, toujours ouvert sur la table, tant elles étaient tremblantes tout ensemble et crispées. Une de ces mains se leva, cependant, pour arrêter d'un geste le jeune homme. Puis, d'un accent qu'elle voulait calme, mais où la voix s'étouffait faute de souffle, la courageuse enfant répondit:
—«Ne continuez pas, monsieur de Maligny, vous venez de rappeler une promesse que vous m'avez faite sur votre honneur,»—elle eut l'énergie d'appuyer sur cette formule, celle même qu'elle avait employée dans cette lointaine explication.—«En la rappelant, vous y avez manqué... Vous n'y manquerez pas deux fois...»
—«Je n'y ai pas manqué,» interrompit Jules. L'extraordinaire ébranlement moral dont l'avaient frappé les révélations du passionné Corbin s'augmentait encore, depuis qu'il était là, dans l'atmosphère même où respirait celle qu'il aimait et dont il était aimé. Son pouvoir de contrôler et de gouverner sa sensibilité, pouvoir toujours bien faible, était littéralement aboli par ces secousses successives. Elles ne laissaient plus subsister chez lui qu'un grand émotif, incapable de résister à une impression, plus incapable encore de réfléchir à l'avenir et de mesurer la portée de ses paroles ou la responsabilité de ses actes. Cela soit dit, non point pour innocenter un égarement que la délicatesse et la chasteté de cet adorable cœur de vierge rendaient sans excuse, mais pour l'expliquer. A mesure que la pauvre Hilda lui parlait, tous les détails de la scène à laquelle elle faisait allusion s'étaient représentés à la mémoire de l'amoureux. Il s'était revu marchant auprès d'elle sur le pavé de cette longue cour qu'il avait là, devant les yeux. «Dans mon pays, une jeune fille ne se laisse faire la cour que par celui auquel elle est engagée.» De quelles profondeurs de son souvenir ces mots jaillirent-ils à cet instant? C'était, textuellement, la phrase que la jolie Anglaise avait prononcée, de cette bouche aux lèvres si finement ourlées. Ils n'eurent pas plus tôt traversé l'esprit de Jules qu'il y firent apparaître le cortège des folles imaginations dont il avait été assailli à plusieurs reprises:—son original roman d'amour s'achèvent sur des fiançailles plus romanesques encore:—un mariage avec cette exquise créature, tellement supérieure aux poupées à dot auxquelles son nom lui donnait le droit de prétendre;—Hilda devenue comtesse de Maligny; une retraite à deux, pour toujours, loin du monde, dans cette terre de La Capite, entre la mer bleue et les oliviers argentés, parmi les mimosas dorés, les roses couleur de safran, les larges anémones pourpres et violettes, ces ardentes fleurs du Midi, si bien faites pour encadrer cette blonde et vivante fleur du Nord! Et, parlant tout haut ses pensées, il continuait:—«Oui. Ne m'avez-vous pas dit que c'est insulter une femme que de s'occuper d'elle quand on ne veut pas l'épouser?... Mais si l'on n'a pas d'autre rêve que de lui donner son nom, avec sa vie?... Quand vous m'avez parlé de La Guerche, vous-même l'avez distingué de cet affreux Machault. Vous l'avez appelé un gentleman. Pourquoi? Parce qu'il n'avait, avec vous, que des intentions honnêtes. Et si j'ai les mêmes?... Enfin, il est trop tard pour reculer... Cette proposition qu'il vous a faite, miss Campbell, si je vous la faisais, moi, à mon tour, me répondriez-vous comme vous lui avez répondu?... Est-ce manquer à ma promesse que de vous dire, dans la même phrase: Je vous aime, mademoiselle Hilda, et je suis venu vous demander, très simplement, très loyalement, d'accepter de me confier votre bonheur, de consentir à être ma femme?...»
Les paupières de Hilda n'avaient pas cessé de frémir de leur battement presque convulsif, pendant que le jeune homme lui parlait, ni ses lèvres de s'ouvrir, comme si l'air manquait à sa poitrine, sur ses dents qui se serraient. Le tremblement de ses mains s'était fait de plus en plus visible. Ses joues avaient achevé de se décolorer au point que Jules crut qu'elle allait s'évanouir. Sa tête se penchait, sous le poids de l'émotion trop intense. Le hasard voulut qu'un rais de soleil, glissant par la fenêtre, vînt caresser la masse serrée de ses cheveux d'or, dont les nuances chaudement fauves pâlissaient encore sa pâleur. Le corsage ajusté de son amazone aurait dénoncé les sursauts affolés de son cœur, si elle avait pensé à les cacher. Elle était trop profondément éprise pour avoir la force de cette dissimulation. Et puis se serait-elle estimée de ne pas répondre avec une sincérité entière à une démarche dont elle ne soupçonnait pas l'incroyable, la criminelle légèreté?... Après quelques instants d'un silence que Jules eut la délicatesse de respecter, ses paupières se relevèrent sur ses beaux yeux clairs. Elle le fixa d'un de ces regards qui suivent un homme à travers la vie, quand il en a rencontré l'unique lumière,—même s'il trahit, même s'il abandonne celle qui l'a regardé ainsi! Et, presque à voix basse:
—«Non,» dit-elle, comme répondant à une pensée qui avait, malgré tout, surgi dans les portions froides de sa raison, «vous ne vous joueriez pas de moi, monsieur Jules. Ce serait trop mal... Mais vous êtes si jeune!... Ah! laissez-moi vous parler avec une franchise absolue... Vous n'avez pas réfléchi que le mariage n'est pas une affaire d'un jour. Il ne suffit pas de se plaire l'un à l'autre, pour se marier. Il faut encore être sûrs, bien sûrs, que l'on est prêt à supporter ensemble toutes les épreuves de la vie. Nous avons, dans notre pays, une manière d'exprimer cela, que j'ai toujours trouvée si juste. Nous disons que les époux se marient pour le meilleur et pour le pire, pour la joie et pour le chagrin, jusqu'à ce que la mort les sépare[1]... Vous êtes un noble, monsieur de Maligny, vous appartenez à une grande famille. Moi, je suis la fille d'un simple marchand de chevaux. Vous êtes riche. Moi, je suis pauvre. Vous avez reçu une éducation accomplie. Moi, je suis une humble ignorante. Puis-je être votre femme, dans ces conditions-là? Vous m'aimez, me dites-vous? Aujourd'hui, je veux le croire. Mais demain, si vous m'avez épousée, mais après-demain, mais dans un an, dans dix, ne rougirez-vous pas de moi?... Et quand vous n'en rougiriez pas, vous, votre famille, elle, en rougirait certainement. Jamais elle ne m'accepterait... Je n'avais certes pas prévu,» ajouta-t-elle, sur un ton de mélancolie qui contrastait singulièrement avec son habituelle tranquillité, «que vous me demanderiez jamais en mariage... Mais pourquoi vous cacherais-je que nos promenades ensemble, nos conversations, cette intimité si confiante, m'étaient de véritables douceurs? Bien souvent, je me suis dit: Si, pourtant, j'étais née dans son monde, je pourrais être sa femme. Et, toujours, je me suis répondu: Tu ne dois pas penser à cette folie... Une folie! Oui, voilà le mot qu'il faut avoir le courage et de prononcer et de penser, à propos d'une union qui n'est pas possible, que vous reconnaîtrez vous-même n'être pas possible, quand vous aurez un peu réfléchi et que vous aurez repris votre sang-froid...»
—«Alors,» interrogea-t-il, «vous me répondez: Non?» Et, comme elle se taisait, il reprit: «Voyez. Vous voudriez me répondre: Non. Vous ne le pouvez pas... Et pourquoi? Ah! miss Hilda, j'aurai, moi aussi, avec vous, une absolue franchise. Pourquoi? Parce que tout, dans votre cœur, proteste contre ces sophismes de la convention, que vous venez d'invoquer. Vous m'avez parlé de ma noblesse, comme si les vanités sociales existaient pour l'amour,—de ma fortune, et je n'en ai pas,—de mon éducation, et je n'ai pas de carrière. Je suis ce que l'on appelle, si sévèrement et si justement, un inutile... Vous avez mentionné ma famille. Ma famille... Elle se réduit à ma vieille mère, et ma mère aimera qui j'aimerai. Quant au reste de mes parents, je serais un fou d'immoler ce que je sais devoir être le bonheur réel de toute ma vie,—à quoi? A des noms sur des lettres de faire-part. C'est à cela que se réduisent mes plus importantes relations avec mes parents. Cela et quelques visites de temps à autre... Laissons ces prétextes, miss Campbell... Vous parlez de folie? Voulez-vous que je vous dise où elle est, la folie? Dans le fait de n'avoir pas le courage de ses sentiments, et vous n'avez pas le courage des vôtres... Je dirai tout... Je vous aime, Hilda, et vous... vous... vous m'aimez aussi. Autrement, que signifierait ce trouble dont je vous vois toute saisie? Votre cœur bat pendant que je vous parle. Vous tremblez. Vos yeux, votre souffle, votre pâleur: tout crie en vous ce que votre bouche refusera de m'avouer, ce que j'entends si bien dans votre silence!... Je suis très jeune, vous me l'avez dit tout à l'heure. J'ai, pourtant, assez vécu pour le comprendre: se marier d'après son cœur est la plus sûre garantie que l'on fondera un vrai ménage, tel que vous venez de le définir,—pour le meilleur et pour le pire, pour la joie et pour le chagrin... Je la connaissais, cette devise. Je l'avais admirée. Jamais je n'en avais senti la vérité comme aujourd'hui...» Il répéta: «Pour le meilleur et pour le pire, jusqu'à ce que la mort nous sépare...» Et, d'un accent étouffé de l'émotion que lui donnait ses propres paroles: «Je vous le demande de nouveau, miss Campbell, voulez-vous être ma femme?...»
Il avait pris la main de la jeune fille. Elle essaya un effort pour dégager ses doigts de cette pression. Ce fut sa dernière et si faible résistance. Jamais il ne lui avait tant plu qu'à ce moment, avec sa noble et hardie physionomie, transfigurée par une passion qui n'avait plus une arrière-pensée. Il était réellement—pour combien de jours, combien d'heures, combien de minutes?—l'homme de son discours, tant l'entraînement de son désir le possédait tout entier. Comment Hilda aurait-elle douté d'une sincérité dont une femme plus défiante et plus avisée aurait cru avoir une preuve indiscutable dans l'attitude de Jules, depuis ces dix semaines? Quel motif, sinon un sentiment véritable, avait pu le déterminer à cette obéissance, à ces assiduités sans un doigt de cour, aussi extraordinaires chez un séducteur de profession qu'habituelles chez un amoureux? Et puis, il se dégageait, des manières de ce singulier garçon, un tel charme d'ingénuité! Il y a des traîtres par calcul. Il l'était, lui, précisément par sa totale absence de prévision, par cet abandon à ses impressions successives et contradictoires, par tout ce qu'il avait de si spontané, de si naturel. Il faut une autre expérience que celle d'une brave et simple fille, élevée par des braves gens, simples comme elle, pour comprendre que les âmes les plus perfides sont souvent celles qui semblent les plus enfantines. Elles ne sont, en réalité, que des âmes impulsives. Hilda l'aurait sue, d'ailleurs, cette mélancolique vérité, à quoi cette science lui aurait-elle servi? Elle aimait Jules de Maligny, et quelle est l'enfant de vingt ans qui peut aimer et ne pas croire à la voix de celui qu'elle aime, lui disant: «Je vous aime»? La sage, la prudente fille n'avait plus l'énergie de se dérober à cette perspective d'un projet d'union qu'elle venait de qualifier de folie. Surtout, elle ne pouvait plus cacher sa propre émotion. A l'insistance de Jules, qui répétait: «Dites que vous consentez à être ma femme?... Dites que vous m'aimez?...», elle répondit d'une voix à peine perceptible, où passaient enfin toutes les tendresses silencieuses dont elle étouffait depuis la première rencontre avec son sauveur:
—«Ah! si je ne vous aimais pas, vous aurais-je écouté?...»
—«Mais si vous m'aimez, dites que vous consentez à être ma femme...» reprit-il.
Cette fois, elle ne répondit pas d'abord. Jules, qui tenait ses deux mains dans la sienne, à présent, put sentir qu'elle se raidissait dans une tension suprême, celle d'un être qui ramasse sa volonté pour se donner ou se refuser à jamais. Ses yeux le regardèrent, de nouveau, de leur étrange et profond regard. Enfin, d'un accent redevenu clair et ferme, elle dit presque solennellement:
—«Je n'aurai pas d'autre mari que vous.»
—«Ce n'est pas assez,» fit Jules, «dites: Je vous aurai pour mari.»
—«Cela dépendra de vous,» répondit-elle. «Je serai votre femme, si vous le voulez...»
—«Si je le veux?... Vous doutez donc de moi?...» interrogea-t-il.
—«Non,» dit-elle, en secouant la tête. «Non, je ne doute pas de vous... Mais ce serait trop de bonheur, et j'ai peur du sort...»
—«Il n'y a pas de sort,» dit-il, «quand on veut. Je veux que vous soyez ma femme et vous la serez... Dites que vous me considérez, dès maintenant, comme votre fiancé?»
—«Oui,» répondit-elle. Un sourire d'une infinie reconnaissance éclaira sa bouche fraîche, ses yeux bleus, ses joues minces, auxquelles la couleur était revenue. Dans la jeune fille si réservée, si calme d'aspect, la femme apparut. Jules voulut l'attirer sur sa poitrine. Elle se dégagea. La supplication passionnée de ses prunelles lui disait: «Je suis à vous tout entière, mon unique amour; mais respectez-moi, respectez celle qui portera votre nom...»
Ce langage muet fut écouté de l'amoureux, qui demanda:
—«Ne me donnerez-vous pas un baiser, celui de nos fiançailles?»
—«Ah! mon aimé!» osa-t-elle répondre. Et d'elle-même lentement, elle se pencha et mit son front sous les lèvres du jeune homme. Innocence et naïve volupté, qui devait être la seule de ces tristes amours! Ce précoce libertin de Maligny, qui avait connu déjà, pourtant, bien des corruptions de la débauche parisienne, ne tenta pas d'obtenir davantage de la délicieuse enfant, qu'il sentait si à lui, si prête à lui donner toute sa vie. Il lui sera beaucoup pardonné, à cause du respect qu'il eut, à cette minute, pour cette chose si rare qu'elle en est sacrée: la candeur dans la passion, l'absolue pureté dans l'amour absolu. Tout au plus se permit-il, tandis que sa bouche s'appuyait sur ce beau front, de flatter, de sa main libre, la soie douce de ces cheveux d'or... L'un et l'autre, le jeune homme et la jeune fille, étaient si troublés par cette fraternelle caresse, gage enfantin de leurs accordailles: ils en avaient complètement oublié l'endroit où leur conversation avait lieu et qu'ils étaient exposés à ce que l'un des employés de la maison entrât à chaque instant et vînt les surprendre. Aussi éprouvèrent-ils tous deux un saisissement qui les immobilisa de confusion, pendant une minute, à voir, au moment même où Hilda détachait son front du baiser de Jules, une silhouette se dessiner sur la vitre de la fenêtre, et, presque aussitôt, un homme entra dans la pièce. Cet homme n'était autre que John Corbin.—Son long et maigre visage n'était pas moins flegmatique qu'à l'ordinaire mais la teinte violette du bourrelet de sa cicatrice décelait la violente indignation qui le possédait. Pendant combien de temps était-il demeuré là, immobile, derrière le carreau? Venait-il seulement d'arriver et de voir Hilda abandonnant ses mains et son front à ce perfide rival qui, deux heures plus tôt, s'était engagé, vis-à-vis de lui, sur l'honneur, à respecter et la réputation et le cœur de la jeune fille? Il s'arrêta une minute à regarder sa cousine, tour à tour, et celui qu'il considérait comme un suborneur. Puis, les enveloppant dans un même méprisant dégoût, à tous deux il adressa cet unique monosyllabe d'insulte:
—«Oh! shame! shame!»[2].
—«Jack!» s'écria Hilda Campbell qui se redressa, rouge de la honte de cet affront immérité,—rouge aussi de la pudeur d'avoir été surprise ainsi.
—«Laissez, mademoiselle,» dit Jules en s'avançant de manière à se mettre entre le nouveau venu et la jeune fille, comme pour revendiquer aussitôt son droit de la protéger: «C'est à moi de m'expliquer avec M. Corbin...»
—«Vous?» interrompit Jack sauvagement. «Vous?» répéta-t-il; et il acheva cette explication sur un autre monosyllabe, le plus injurieux de l'argot anglais. «You are such a cad!»[3]
—«Ne me parlez pas ainsi, monsieur Corbin,» répondit Maligny, «vous le regretterez trop ensuite... Rappelez-vous plutôt sur quelles paroles nous nous sommes quittés, il y a deux heures... Vous m'avez dit: «Faites votre devoir...» Je vous ai promis de le faire... Je l'ai fait. Je viens de demander à Mlle Hilda si elle consentait à être ma femme. Elle vient de me répondre qu'elle consentait. Elle est ma fiancée, et je suis son fiancé.»
Le jeune homme avait repris la main de la jeune fille. Tous deux se tenaient debout en face de Corbin. Celui-ci les regardait avec une stupeur qui eût été comique si une souffrance ne s'y fût mêlée, intense et désespérée, et, cependant, courageuse. Aimant sa cousine comme il l'aimait, l'annonce qu'elle allait devenir l'épouse d'un autre devait lui être, lui était un véritable martyre. Il ne se reconnaissait pas le droit de le montrer. Il demanda simplement à miss Campbell, en anglais, d'une voix plus rauque encore qu'à l'ordinaire:
—«Est-ce vrai; Hilda?»
—«C'est vrai, Jack», répondit-elle.
—«Vous êtes engagée à M. de Maligny?» insista-t-il.
—«Je suis engagée à M. de Maligny,» répéta-t-elle.
—«C'est bien,» dit-il après une hésitation. «J'espère que vous serez heureuse.» Puis avec autant de flegme que si une scène décisive du drame de sa vie ne se jouait pas à cette minute entre lui et ce couple d'amoureux, il passa, sans autres commentaires, à un ordre d'idées tout professionnel. «Je suppose, Hilda, que vous n'allez pas faire sortir la jument baie. Elle n'a déjà pas travaillé hier. Ne vous dérangez pas. Je vais lui mettre une selle et une bride, et lui donner un temps de galop au Bois. Elle en a besoin.»
Cinq minutes plus tard, Hilda et Jules pouvaient voir, à travers la fenêtre qui avait servi à surprendre Leur naïf baiser, le peu complimenteur personnage seller, en effet, de ses mains, la jument baie dont il avait parlé. Il la brida, resserra les sangles,—le tout avec la précision méthodique et tranquillement rapide qui lui était habituelle. Il sauta sur le dos de la bête et disparut. Les jeunes gens étaient demeurés muets, à suivre des yeux ces mouvements, Maligny n'osant pas regarder sa fiancée d'un quart d'heure, à laquelle il allait déjà être obligé de mentir,—elle, comme perdue dans des réflexions qu'elle était enfin obligée de se formuler sur la nature des sentiments que lui portait son cousin. Elle rompit ce silence, la première, pour interroger Maligny sur un point de ce bref entretien qui lui avait été une révélation:
—«Vous avez vu mon cousin, aujourd'hui? Pourquoi ne m'en aviez-vous pas parlé?»
—«Je n'ai plus pensé à rien, qu'à ce que nous disions...» répondit-il. «C'était bien naturel.»
—«Mais qu'était-il venu vous dire?» insista-t-elle, presque fiévreusement. «Mon nom avait donc été prononcé entre vous? Dans quelles circonstances? De quoi s'agissait-il pour qu'il ait pu vous demander de faire ce que vous deviez et à mon propos? Je peux tout entendre et je veux tout savoir... Vous ne voudrez pas me rien cacher en ce moment?...»
—«Ni en ce moment, ni Jamais...» répondit Jules. Il ne devinait pas à quelle impression de particulière angoisse la tendre enfant obéissait en lui posant ces questions avec cette impatience. Elle se défendait, dans son bonheur, contre un remords: elle venait de voir souffrir, et pour elle, un cœur qu'elle savait si dévoué, si généreux aussi. Le jeune homme crut qu'elle avait eu vent de l'article tendancieux et calomniateur, par quelque phrase maladroite ou méchante d'un client de l'écurie peut-être celui qui l'avait inspiré. Il expliquait ainsi, on s'en souvient, l'origine de l'odieux entrefilet du petit journal. Il pensa que le plus sage était de rassurer Hilda sur ce point, et il ajouta:
—«C'est si simple... M. Corbin a un culte pour vous... Il a trouvé que mes assiduités risquaient de faire causer... Il est habitué à mener ses chevaux droit sur l'obstacle. Il m'a traité comme l'un d'eux... Il a débarqué chez moi, ce matin, et il m'a déclaré tout net que je vous compromettais et qu'il n'y avait qu'un moyen de couper court aux commentaires possibles: quitter Paris, voyager, de telle sorte que mon absence de la rue de Pomereu parût naturelle, même à vos yeux. C'était là ce qu'il appelait faire mon devoir. J'ai, d'abord, été de son avis. Puis j'ai senti qu'il m'était trop dur d'être privé de votre présence... Je suis venu pour avoir avec vous une explication. Je l'ai eue... Et que j'ai eu raison de l'avoir! J'ai pu, enfin, vous dire que je vous aimais, et vous entendre me dire que vous m'aimiez...»
—«Alors,» demanda-t-elle, avec un demi-sourire de coquetterie émue et aussi d'inquiétude, «si Jack n'était pas allé chez vous aujourd'hui, cette démarche que vous venez de faire, vous ne l'auriez pas faite?»
—«Elle se serait faite toute seule,» s'écria-t-il passionnément. «Il y a si longtemps que c'était mon désir et que je n'osais pas! Cette visite de M. Corbin m'a donné le courage qui me manquait. J'ai compris, à sa façon pressante de me parler, que je ne vous étais pas indifférent.»
—«Dès le premier jour que je vous ai connu,» répondit-elle, en secouant sa tête pensivement, «je vous ai aimé... Si vous saviez comme j'ai souffert, quand j'ai cru que vous alliez me parler autrement que vous ne deviez, vous vous rappelez? C'est lorsque nous sommes sortis ensemble pour essayer votre cheval. J'ai eu si peur de vous et de vos manières... Je m'étais fait une telle idée de vous, tout de suite, et, tout de suite aussi, la terreur de cette désillusion!... Voilà pourquoi je me suis sauvée... Mais vous êtes revenu. J'ai compris que je m'étais trompée dans mon appréhension... Dieu! que cela m'a été doux!... On a tant besoin d'estimer celui que l'on aime, et je vous ai tant estimé, alors et depuis...»
—«Chère, chère Hilda!...» répondit Jules. Ils s'étaient assis de nouveau l'un près de l'autre. L'expérience de tout à l'heure les avait avertis de l'insécurité de leur solitude. Mais leur besoin de se donner un signe, sensible de leur tendresse fut, encore cette fois, plus fort que la prudence. Ils s'étaient pris les deux mains et ils se regardaient. Cette étreinte et ce regard faisaient courir, dans leurs veines, une telle douceur, et si enivrante, qu'ils restèrent sans parler de longues minutes. Ni elle ni lui n'auraient su dire combien. Aucun bruit ne leur arrivait que celui de la grande horloge posée dans sa gaine d'acajou marqueté. Le balancier allait et venait, les leur mesurant, ces minutes, comme il avait fait, dans la vieille ferme du Yorkshire, aux accordailles plus rustiques,—mais aussi plus sûres,—de la mère de la romanesque Hilda avec le peu romanesque, mais si loyal Bob Campbell. C'était tout à l'heure qu'un piaffement sur le pavé avait annoncé le départ du trop perspicace John Corbin sur la jument baie qui avait eu, si opportunément, besoin d'un temps de galop. Déjà, Hilda n'y pensait plus. Le bonheur a de ces égoïsmes, et elle était heureuse, absolument, complètement. Qu'elle devait de fois revenir, par la suite, dans cette étroite chambre, si pauvrement meublée d'un bureau, de quatre chaises, d'un cartonnier et de cette horloge! Comme l'aspect de ces médiocres choses, éclairées par ce soleil de cet après-midi de printemps, devait lui remplir le cœur d'un poignant regret, à les retrouver et à se souvenir! Que de fois, par cette même fenêtre, durant des journées bleues comme celle-ci, elle devait regarder indéfiniment la longue cour et se la rappeler telle qu'elle était durant cette heure unique,—l'heure de sa vie,—traversée par un palefrenier en train de siffler un air de gigue, vide de gens et pleine d'un rayonnant soleil—moins rayonnant que les yeux de son aimé, fixés sur elle!... Est-il possible que de telles expressions d'un visage si jeune ne soient qu'un mensonge, que de tels instants ne soient qu'une chimère? Où trouver la force de supporter la vie ensuite, quand tout vous a manqué de ce qui vous a paru si doux, si vrai, si certain? Pourquoi Jules la regardait-il ainsi, s'il ne l'aimait pas? Pourquoi, après lui avoir parlé d'une façon si tendrement persuasive, trouvait-il encore à lui dire des mots destinés à la convaincre davantage qu'il était sincère? Car ce fut lui qui reprit le premier l'entretien interrompu. Il dit:
—«Quand voulez-vous que je parle à votre père pour lui demander son consentement, maintenant que j'ai le vôtre?»
—«C'est moi qui lui parlerai,» répondit-elle. «Vous savez que nous sommes restés très Anglais, quoique nous vivions en France depuis bien longtemps. Chez nous, les filles s'engagent toutes seules, et elles ne préviennent leurs parents qu'après... Laissez-moi disposer mon père... Il le faut. L'idée de se séparer de moi lui sera un peu pénible, et plus pénibles les souvenirs que mes fiançailles évoqueront en lui. Il se rappellera son mariage. Il pensera à ma pauvre maman... Revenez comme si de rien n'était, demain et les jours suivants. Quand je croirai le moment arrivé, vous le saurez...»
—«Mais M. Corbin l'avertira...?» interrogea-t-il.
—«Jack?» dit Hilda. «Il n'a jamais parlé à personne des affaires de personne. Il ne commencera pas par moi... Ce que je vous demande, moi,»—et elle eut, de nouveau, ce sourire de coquetterie tout ensemble caressante et inquiète qu'il ne lui connaissait pas avant ce jour. Dieu! Comme cet éveil de la femme en elle la rendait plus jolie encore! Comme il la sentait amoureuse et frémissante!—«ce que je vous demande, c'est d'être très patient avec lui, ces jours-ci. Il ne sera peut-être pas aimable. Il en sera de lui comme de mon père. Ils s'habitueront difficilement à l'idée de mon départ... Alors, il y a beaucoup de chance pour que Jack vous en veuille un peu»—elle hésita une seconde—«et pour qu'il ne vous le cache pas...»
—«Je supporterai ses mauvaises humeurs,» répondit le jeune homme, «de quelque manière qu'il les manifeste, et sans grand effort, je vous jure... Ce sera pour vous... Pour vous!» répéta-t-il. «Je voudrais tant pouvoir faire quelque chose pour vous, mais de vraiment difficile, de vraiment pénible, et qui vous prouvât ce que vous m'êtes.»
—«Cher, cher Jules...» soupira Hilda Campbell, à son tour. Ses yeux exprimèrent le passionné désir qui l'avait saisie de se rapprocher de lui, comme tout à l'heure, de poser sa tête sur cette poitrine où battait ce cœur qu'elle croyait si à elle, de sentir derechef, sur son front et ses paupières, l'effleurement de ces lèvres, à travers lesquelles passaient des mots si doux à entendre. Un coup frappé à la porte par un des garçons d'écurie, qui venait l'avertir de la présence d'un visiteur, la fit, au contraire, se rejeter en arrière et retirer ses mains. «J'y vais,» dit-elle, avec un nouvel afflux de son sang à ses joues. Jules l'avait déjà vue bien des fois rougir ainsi. Jamais les signes de la pure et folle sensibilité de ce cœur virginal ne l'avaient lui-même ému de la sorte. Elle s'était levée. Il l'imita.
—«Alors, vous m'attendrez demain?» demanda-t-il, et il ajouta: «Pas avant demain?»
—«Pas avant demain...» répliqua-t-elle. «Mais à neuf heures, bien exactement... Juste à la place où vous avez risqué votre vie pour moi, voulez-vous?»
—«C'est convenu,» dit-il; et, cherchant un mot d'amour, afin de répondre à ce qu'il y avait de si tendre dans le choix de cet endroit de rendez-vous: «A demain donc, à neuf heures, et là-bas, ma fiancée...»
Un dernier regard, un dernier soupir, un dernier sourire,—et tous deux s'éveillaient de l'espèce de songe qui les avait emportés dans son vertige; elle, pour s'occuper humblement de présenter les chevaux de son père à un acheteur possible;—lui, pour reprendre le chemin de l'hôtel Maligny,—cet hôtel où miss Campbell entrerait bientôt en maîtresse, si les promesses échangées n'étaient pas de vains mots. Elles ne l'étaient certes pas, à cet instant, pour l'amoureux. L'ivresse où l'avaient jeté, d'abord la révélation des sentiments de Hilda, puis sa présence, ne s'était pas encore dissipée au moment où il déboucha du boulevard des Invalides dans la rue de Babylone, laquelle croise, comme on sait, la rue de Monsieur. Aucune des innombrables difficultés que comportaient ces fiançailles, si fantastiquement, si étourdiment improvisées, ne s'était même présentée, durant cet assez long trajet, à cet esprit, beaucoup plus réaliste d'habitude, sinon plus raisonnable. Le ravissement du premier aveu et du premier baiser se prolongeait en une de ces exaltations toutes voisines des extases de l'opium et du hachisch, comme on n'en éprouve qu'à vingt-cinq ans. La force du désir est telle à cet âge, dans certaines natures particulièrement entraînables, qu'elles en perdent la conscience des vérités les plus évidentes. Ce projet de mariage avec la fille du marchand de chevaux, le jeune homme ne pouvait pas le mettre à exécution sans l'avoir annoncé à sa mère, cette mère qu'il avait toujours tant chérie, en la faisant souffrir. Il avait dit, en parlant d'elle: «Ma mère? Elle aimera qui m'aimera...» Il n'avait qu'à réfléchir une demi-seconde au caractère de Mme de Maligny, à ses principes et à ses préjugés, pour se rendre compte qu'elle n'accepterait jamais une pareille union. L'idée fixe de la douairière n'était-elle pas, depuis des années, le relèvement de «leur maison»? Cette réflexion d'une demi-seconde, Jules ne l'avait eue, ni tandis qu'il causait avec la pauvre Hilda, ni pendant ce retour, tout entier employé à revoir, en imagination, les yeux bleus de la délicieuse enfant, rayonnants d'espoir ou fondus de tendresse, la ligne sinueuse de ses joues, la transparence fraîche de son teint, le frémissement de la bouche aimante, l'or de ses cheveux massés sous son chapeau rond, son buste si souple pris dans le corsage ajusté, ses pieds fins paradoxalement chaussés de leurs petites bottes, la gauche armée d'un éperon, apparues sous sa jupe relevée d'amazone,—enfin, ce charme de Diane, célébré par les vers antiques que Jules se fût récités avec enthousiasme,—s'il les avait sus!—«La sœur d'Apollon se tenait là, la cavalière des montagnes, la vierge—Diane. Elle n'avait ni son arc qui frappe au loin, ni le carquois,—sur l'épaule, avec ses flèches; mais, jusqu'à son genou,—elle avait, pour courir, relevé sa tunique virginale,—et pas une bandelette, pas un bijou ne se voyait dans ses cheveux...[4]» Il avait, de même, oublié les ennuyeuses et inévitables complications qui se produiraient d'un autre côté, celui de la famille de Hilda. Elle ne lui avait pas caché, cependant, qu'il lui faudrait être très prudente et n'annoncer leurs fiançailles à son père qu'avec précaution,—ce qui prouvait que le maquignon anglais aurait, lui aussi, de graves objections contre cet excentrique mariage. Il y avait, en outre, le cousin, dont Hilda venait de rappeler le difficultueux caractère. Ces deux personnages, auxquels Maligny n'avait jamais pensé autrement que pour en sourire, allaient devenir partie intégrante de sa vie de prétendu d'abord, puis d'époux.—Ils étaient si totalement absents de son esprit qu'il fut littéralement stupéfié de reconnaître, à ce coin de la rue de Babylone et de la rue de Monsieur, John Corbin lui-même, qui l'attendait. L'écuyer était descendu de la jument baie, à laquelle il avait donné le galop réclamé, et au delà, car elle était ruisselante d'écume. Lui, toujours professionnel dans les pires crises de passion, la promenait en main pour la faire sécher, sur la moitié de la chaussée réchauffée par le soleil. Une autre figure, familière au jeune comte, se tenait sur le seuil de l'hôtel, comme pour lui remémorer à l'avance le reste des ennuis probables. C'était le concierge Firmin, de plus en plus inquiété par cette nouvelle visite de «l'Anglais peu catholique». Il n'eut pas plus tôt aperçu son maître qu'il disparut, incapable, cette fois, de garder plus longtemps le silence,—et pour aller, en hâte, parler à Mme de Maligny! On se souvient: il s'était déjà demandé s'il n'était pas de son devoir d'avertir sa maîtresse. Niaise démarche d'un très brave homme, qui devait avoir des conséquences bien funestes pour le bonheur de l'innocente Hilda! La surprise de Jules était si complète qu'il ne remarqua ni cette station de son maître Jacques devant la porte cochère, ni cette disparition. Il ne vit que le maigre et sombre Corbin, auquel il adressa, pour obéir à la demande de sa fiancée, le plus gracieux des sourires,—et le plus perdu. Le profil chevalin du jaloux ne s'éclaira d'aucune lueur. Sa main ne se leva pas vers la visière de sa casquette, toujours abaissée sur sa cicatrice. Sa voix ne se fit pas plus douce pour prononcer des paroles qui avaient, pourtant, l'intention d'être conciliantes. C'était l'illustration à rebours d'un autre vers, aussi inconnu du digne Corbin que la description des statues de Zeuxippe par l'Alexandrin Christodore pouvait l'être de Maligny:
Et, jusqu'à je vous hais, tout s'y dit tendrement.
La plus violente aversion frémissait dans sa voix, tandis qu'il s'excusait de ses outrages de tout à l'heure:
—«J'ai voulu vous demander pardon, monsieur de Maligny, de ma colère devant Hilda. Je dois vous avoir demandé pardon,» insista-t-il. «Je ne suis pas sûr de vous revoir demain ni les autres jours. Alors, je suis venu vous attendre maintenant...»
—«Je n'ai rien à vous pardonner, monsieur Corbin,» répondit Jules. «Vous ne saviez pas ce qui se passait. C'était très naturel que vous fussiez indigné de mon attitude vis-à-vis de votre cousine, après la conversation que nous avions eue... Laissons cela. Je ne vous en veux d'aucune manière. Il n'y aura donc pas d'empêchement, du moins de ma part, à ce que nous nous voyions, et demain et les autres jours...»
—«Je quitte Paris,» répliqua Corbin. «Mon oncle a besoin, depuis longtemps, que j'aille en Angleterre acheter des chevaux, je ne partais pas à cause de Hilda. Je n'ai plus de raison de rester. Je serai à Londres dans vingt-quatre heures.»
—«Mais vous en reviendrez, et bientôt, j'espère?...» interrogea Jules.
—«Je ne reviendrai pas.» répondit Corbin. «Hilda va devenir comtesse. Elle devra habiter ici...» Il montra, de sa cravache, la porte cochère de l'hôtel. «Moins elle aura de parents comme moi à recevoir, mieux cela vaudra, pour vous et pour elle... Vous direz à madame votre mère, si vous lui avez déjà parlé du cousin, que cette objection est levée. Le cousin ne paraîtra pas au mariage. Je m'arrangerai pour que nos autres parents d'Angleterre ne viennent pas non plus. Ils n'y seraient pas à leur place. Il n'y a que l'oncle Bob qui devra absolument être là. Mais l'oncle Bob, quand il n'a pas bu, peut être tout à fait un gentleman. Et il ne boira pas le matin du mariage. Adieu, monsieur de Maligny. Vous avez raison de faire de Hilda une lady. Elle en a toujours été une, même quand elle n'était qu'une pauvre miss Campbell, simple cousine d'un pauvre Jack Corbin...»
Et, avant que son interlocuteur eût pu lui répondre, il avait mis le pied à l'étrier, assuré ses rênes, enfourché sa monture et il était parti au grand trot. Jules le regarda filer du côté du boulevard des Invalides. Puis, quand le cheval et le cavalier eurent tourné le coin des bâtiments du Sacré-Cœur:
—«Comme il l'aime!», se dit-il. «C'est, évidemment, le plus sage parti qu'il prend... Mais, s'il s'imagine que son départ rendra les choses plus faciles avec maman, comme il se trompe!... C'est à elle qu'il faut parler maintenant... Non. Ce ne sera pas facile. Mais, avant que Hilda n'ait parlé à son père, j'ai tout le temps d'avoir préparé les voies...»
C'est sur cette résolution d'atermoiement, grosse de toutes les lâchetés futures, que le fiancé enivré de tout à l'heure, redevenu, sur un point si important le plus irrésolu des demi-Slaves, franchit le seuil de la maison maternelle. Du moment qu'il débutait ainsi dans la campagne nécessaire pour emporter le consentement de Mme de Maligny, quelle chance y avait-il pour que cette maison fût jamais celle de l'ignorante enfant à laquelle il venait, pourtant, d'arracher de tels aveux et de faire de telles promesses?...
[1] Formule de mariage anglais: for better, for worse, for weal and for woe, until death us do part.
[2] «Oh! honte! honte!»
[3] «Vous êtes un tel goujat!»
[4] Description de statues par Christodore (491-518 de notre ère).
DEUXIÈME PARTIE
I
SIX MOIS APRES
L'histoire de cette petite aventure anglo-parisienne a-t-elle réussi à poser dans sa vérité le caractère du dangereux et félin garçon qui en fut le héros? Si oui, la réponse à la question, sur laquelle s'est terminée la première partie de ce récit, n'aura pas fait doute, hélas! pour le lecteur. Que ce lecteur permette à l'auteur d'employer le classique procédé que la bonhomie du génial Walter Scott mit jadis à la mode, c'est-à-dire de franchir du coup plusieurs mois... Mai s'est donc écoulé, puis juin, puis tout l'été. L'automne est revenu, ramenant avec lui les chasses à courre et un redoublement d'activité dans les affaires de la maison Campbell, toujours pareille à elle-même, toujours aussi étonnante d'insularité dans son angle de la rue de Pomereu. Bob Campbell est là, comme d'habitude, plus souvent que d'habitude. C'est l'époque de l'année où il vend des trois, des quatre chevaux par jour, à cinq mille francs l'un dans l'autre, et il n'y gagne pas beaucoup. Mais «il faut garder la classe».—C'est ainsi qu'il exprime, dans son jargon britannique, son ambition de ne pas laisser diminuer la qualité de ses bêtes.—Est-il besoin d'ajouter que, de la périlleuse idylle ébauchée, au printemps dernier, entre sa fille et Jules de Maligny, il ne s'est jamais douté, et pas davantage de la tragédie sentimentale qui se joue, depuis lors, dans le cœur de cette fille? Elle est là aussi, la pauvre Hilda, qui n'est pas devenue comtesse de Maligny. Elle est là, simple miss Campbell comme devant, toujours habillée de ce costume d'amazone, l'uniforme de son métier, essayant des chevaux depuis huit heures du matin jusqu'à cinq ou six heures du soir, comme autrefois, tantôt dans la rue de Pomereu, sous l'œil des acheteurs et des acheteuses, tantôt dans les allées voisines du Bois. Mais où sont les roses de son teint de fleur, où les éclairs gais de ses yeux bleus, où les sourires naïfs de sa bouche enfantine? C'est maintenant qu'elle est devenue la sœur trop ressemblante de l'Amy du Locksley-Hall de Tennyson: «Alors, sa joue était pâle et plus mince qu'elle n'aurait dû être pour une si jeune...» Quelle mélancolie le père lirait au fond de ces prunelles songeuses, s'il s'entendait à déchiffrer une physionomie de femme comme il déchiffre une face chevaline! Dans certaines allées du Bois de Boulogne, à présent, l'écuyère ne passe plus jamais que si la nécessité l'y contraint,—le sentier, par exemple, qui longe le Tir aux Pigeons et qu'elle a suivi, tant de fois, avec celui dont elle ne veut plus prononcer le nom. Que ne peut-elle ne plus le revoir en pensée, avec sa grâce câline, ses gestes si différents de ceux des autres, l'ardeur contenue de ses regards!... Et puis, cette trahison, ce manquement à la plus élémentaire probité du cœur... Mais il s'agit bien de probité! Tout Anglaise qu'elle est, ce qui torture le cœur de la fiancée abandonnée,—et quand, et comment!—ce n'est pas ce breach of promise que ses petites compatriotes font apprécier par les juges, à quelques guinées près. Hilda est une amoureuse vraie! Elle souffre de savoir qu'elle n'est pas aimée. Et, cependant, il n'est pas un arbre de ces routes funestes, où ils ont tant erré ensemble, elle et Jules, au pas berceur de leurs montures, pas un buisson qui ne proteste contre cette cruelle évidence. Ces feuilles, aujourd'hui jaunissantes, sont les mêmes dont le délicat tissu vert pointait à ces mêmes branches lorsque le jeune homme venait la rejoindre, si respectueux,—et il se préparait à la traiter si indignement,—si tendre,—et il allait tant la faire souffrir!... Quand ces visions se font trop aiguës, la jeune fille donne de l'éperon dans le flanc de son cheval qui s'enlève. Ses bras se crispent et secouent les rênes au risque de blesser les barres de l'animal, et la voilà partie dans un galop où les vieux habitués des Poteaux ne reconnaissent plus la fine cavalière d'autrefois, qui calmait ses bêtes par la fixité de sa main et la sagesse de ses allures. Ils se demandent la raison de ce changement. Quelques-uns, se souvenant du printemps dernier, soupçonnent cette «petite rosse de Maligny», comme ils disent indulgemment, de n'être pas étrangère au visible énervement de miss Campbell. Faut-il ajouter que leur expérience de vieux clubmen leur sert à se tromper, tout naturellement, sur la vraie nature des relations que Jules et Hilda ont eues ensemble? Aucun de ces Parisiens qui associent le souvenir du jeune homme à la constatation de la tristesse et des excentricités de la jolie Anglaise ne doute qu'elle n'ait été sa maîtresse. Ils seraient pris d'un rire qui les secouerait à les jeter à bas de leur cheval, si on venait leur raconter la vérité: à savoir qu'après dix semaines d'une assiduité quotidienne, sans une ombre de cour, l'héritier du grand nom de Maligny a demandé la main de la fille de Bob Campbell, qu'elle la lui a accordée en hésitant, que ces fiançailles ont eu pour gage la plus enfantine caresse, un baiser sur le front, qui n'a pas été renouvelé... Et puis, le lendemain, lorsque l'accordée est venue au rendez-vous, l'accordé, lui, n'y était pas. Quel saisissement et dont l'impression poursuit encore Hilda, après ces six mois, comme un cauchemar poursuit le dormeur à son réveil!... Ce jour-là, elle avait attendu un quart d'heure, une demi-heure, une heure. Une terreur l'avait saisie, celle d'un accident de cheval arrivé à Jules, tandis qu'il se dirigeait de son côté. Elle était rentrée rue de Pomereu, sans y rien trouver que le rogue visage de son cousin, qui lui avait annoncé son départ pour l'Angleterre, le soir même. Onze heures avaient sonné. Onze heures et demie. Midi... Rien de Jules... Envoyer Jack Corbin rue de Monsieur, aux nouvelles, comme elle avait fait durant la première semaine. Hilda ne le pouvait plus. La scène de la veille ne le permettait pas. Y aller elle-même? Etait-ce possible?... Elle avait bien pensé à écrire. Mais la plume pesait lourd à sa main, peu habituée à exprimer des sentiments avec du «noir sur du blanc»,—comme disait Beyle, ce passionné de naturel, qui l'eût tant aimée, si elle eût vécu en 1825, et qu'il l'eût rencontrée pendant qu'il pleurait sa Métilde!—D'ailleurs, comme Hilda hésitait sur le plus ou moins de convenance de cette démarche, un commissionnaire était arrivé, portant deux lettres. C'était elle qui les avait reçues, par bonheur. Elle avait cru défaillir d'émotion en reconnaissant, sur les enveloppes, l'écriture de Jules. Une était à l'adresse de M. Bob Campbell, marchand de chevaux. L'autre portait le nom de la jeune fille. Dans la première, Maligny annonçait son départ immédiat, le jour même, pour des raisons de famille. Il demandait que M. Campbell vendît au mieux Chemineau et lui fît tenir un chèque rue de Monsieur, après s'être réglé de son courtage et des arriérés de la pension de l'animal. La seconde, adressée à Hilda, n'était pas plus explicite. Elle ne renfermait que quelques phrases, mais quel infini de tristesse, pour celle qui les avait lues et relues, dans cette cour, à deux pas du réduit dont les pauvres meubles, le bureau, les chaises, la vieille horloge, attestaient, cependant, qu'elle n'avait pas rêvé, que vingt-quatre heures plus tôt le parjure était là, demandant à la jeune fille sa loi, engageant la sienne. Maintenant, il lui écrivait:
«C'est vous qui aviez raison tout à l'heure, Hilda. Je viens de parler à ma mère. Elle savait déjà quelque chose. Les visites de M. C..., d'abord pour prendre de mes nouvelles, purs hier, lui avaient été rapportées. Elle avait deviné votre existence. Quand je lui ai dit la vérité, elle a eu une syncope devant moi. Je l'ai vue tomber sur le parquet, toute pâle, les yeux éteints ne respirant plus. Le médecin est venu aussitôt. Il avait diagnostiqué chez elle, depuis longtemps, une maladie de cœur. Il l'a jugée aggravée et il ne m'a pas caché que toute émotion très forte risquerait d'amener un dénouement fatal. Nous avons causé, la chère malade et moi, longuement. Je me suis rendu compte que ce mariage la tuerait. Vous qui avez tant aimé votre mère, Hilda, vous comprendrez la résolution que mon devoir envers la mienne m'ordonne de prendre. Nous, quittons Paris. Elle m'emmène et je me laisse faire. Je lui ai donné ma parole de ne plus vous revoir. Je ne vous dis rien de ce que je souffre. J'ai été coupable envers vous, bien coupable, de vous parler comme j'ai fait, avant d'être sûr que je pourrais tenir ma promesse. Mon excuse est dans ma sincérité, qui a été absolue. Ne me répondez pas et oubliez-moi, Hilda. Moi, je ne vous oublierai jamais.»
Disons, aussitôt, que la scène rapportée dans ce billet d'adieu ne s'était pas absolument déroulée de la sorte. Le génie de la fable, inné chez Jules, faisait de lui un être mi-parti,—comme les costumes des pages dans les fresques de la Renaissance.—Il ne mentait jamais tout à fait, de même qu'il ne disait jamais tout à fait la vérité. Voici, exactement, ce qui s'était passé: Rentré chez lui, il avait bien trouvé sa mère inquiète de ce que Firmin était venu lui raconter, au sujet d'un milord qui cherchait M. le comte partout, pour le tuer, à cause de sa femme.—Le concierge, comme on voit, n'était pas un fabuliste moins distingué que son jeune maître, quoiqu'il travaillât sur d'autres thèmes, et avec de plus vertueuses intentions.—La douairière avait interrogé son fils. Celui-ci avait saisi cette occasion de raconter son roman avec Hilda. Une explication avait suivi au cours de laquelle Mme de Maligny s'était abandonnée à penser tout haut, pour la première fois, devant Jules. Toutes les amertumes de son existence conjugale lui étaient remontées aux lèvres. Elle, si douce, si résignée, elle avait crié à son enfant ses douleurs de femme, puis ses agonies de mère. Elle lui avait montré son âme à nu et quelle plaie y avaient ouverte ses étourderies de jeune homme. Des révélations d'un ordre plus brutal s'étaient jointes à celles-là. D'habitude, la comtesse, tout en prévenant son fils qu'il eût à surveiller ses dépenses à cause de l'état de leur fortune, lui cachait la profondeur de leur ruine. Elle craignait de trop assombrir la gaieté de ses vingt-cinq ans. Cette fois, elle la lui avait dite, cette ruine, dans tout son détail, pour conclure en s'exaltant: «Jamais je ne consentirai au mariage d'un Maligny avec une petite traînée, et elle-même, si elle savait le chiffre de nos rentes, cette intrigante aurait tôt fait de rompre...» Intrigante! Traînée!... La mère, abusée, avait appelé Hilda de ces noms, et Jules n'avait pas défendu son amie, tant les chiffres soudain révélés le consternaient. Jusqu'alors, il s'était cru «sans le sou,» parce qu'il estimait que les folies de son père et les siennes propres avaient réduit leur fortune à quarante mille livres de rente. Sa mère venait de lui prouver que les dettes payées et s'ils réalisaient leur avoir, leur revenu se monterait au quart de cette somme. C'avait été le petit souffle sur les paupières de l'hypnotisé et qui le rend, d'un seul coup, à la conscience de la réalité. La douairière avait cru sincèrement agir pour le mieux de l'intérêt moral de son fils. Comment eût-elle soupçonné quelle angélique enfant elle qualifiait «d'intrigante», l'idéale créature qu'était vraiment cette «traînée»? Sur quels indices eût-elle deviné qu'en imposant à son influençable Jules une rupture de ces romanesques fiançailles, elle lui faisait commettre une très mauvaise action qui aboutirait inévitablement à une vilenie: un mariage d'argent? Il était exact encore que cette douloureuse et longue scène avait déterminé dans la soirée, chez la vieille dame, non pas une syncope, mais des palpitations et de l'étouffement. On avait envoyé chercher le docteur Graux, lequel avait conclu à de nouvelles frasques du jeune homme. Lui aussi, avait considéré comme de son devoir d'impressionner l'étourdi. Il avait donc exagéré les symptômes d'une dilatation transitoire du cœur, produite par un commencement d'insuffisance aortique, et noirci volontairement un pronostic plutôt bénin. «Ne la contristez en rien,» avait-il dit, «vous la tueriez...» Jules avait donc pu, sans cesser de s'estimer, il s'en admirait même, décider qu'il sacrifierait, à la santé de sa mère, sa passion,—et ses promesses. Le médecin avait à peine quitté la chambre que le fils avait donné sa parole à sa mère qu'il romprait avec Hilda. Ce serment n'avait pas été formulé sans une crise de larmes, où Mme de Maligny avait pu reconnaître qu'il s'agissait là d'un caprice très voisin d'être un sentiment. Elle avait compris que, cette fois, son fils était bien près du véritable amour. Elle en avait été assez effrayée pour lui demander, comme une preuve de sa sincérité, qu'ils quittassent Paris ensemble. A plusieurs reprises, le docteur Graux avait parlé, pour elle, d'un séjour à Nauheim, dont les eaux, à cette époque, et grâce à l'engouement des médecins français à l'égard des théories germaniques, passaient pour être quasi miraculeuses dans le traitement des maladies de cœur à leur début. Toujours, elle s'était refusée à ce déplacement, comme trop coûteux, et puis les deux mois de traitement à subir là-bas supposaient une trop longue séparation d'avec Jules. Aujourd'hui ce voyage aux eaux se présentait, au contraire, comme un moyen de salut providentiel, du moment, qu'elle pouvait emmener le jeune homme avec elle. Ils étaient donc partis tous les deux et le lendemain! De Nauheim, où ils avaient passé les mois de mai et de juin, ils étaient allés, soi-disant pour profiter du voisinage, faire un séjour chez un de leurs cousins, le dernier survivant des Nadailles, aux environs de Vesoul.
La veuve avait confié ses légitimes inquiétudes à ce parent, vieux gentilhomme dévot, lequel avait désiré, lui aussi, participer au sauvetage du jeune homme. Cette charité familiale s'était traduite par un fort cadeau d'argent destiné à permettre que l'amoureux prît part à une croisière du genre de celle dont il avait parlé à sa mère. Jules de Maligny s'était donc embarqué pour la Suède et la Norvège, sur un paquebot de plaisance, en compagnie d'une centaine de touristes. On verra qu'il y avait rencontré, non pas de quoi oublier Hilda, car il avait dit vrai dans sa lettre, et le svelte fantôme de l'amie abandonnée n'avait pas cessé de flotter dans sa pensée,—mais de quoi se consoler amplement d'avoir eu le courage de cette rupture. Cette brève esquisse de sa vie durant ces six mois ne serait pas complète sans un dernier trait. J'ai dit qu'il s'estimait, qu'il s'admirait dans son sacrifice. Cette étonnante illusion de conscience avait encore grandi, du fait qu'il s'était interdit de rien savoir de miss Campbell. Ne voulant plus l'épouser, il n'avait pas cherché à se servir du sentiment qu'il savait lui avoir inspiré. Il n'avait pas essayé de devenir son amant. Cette toute simple loyauté lui semblait héroïque. Elle l'était bien un peu, du point de vue de sa moralité habituelle. Il n'avait pas écrit à son ex-fiancée un seul billet depuis celui que l'on connaît. Il n'avait demandé à aucun de ses amis, pas même à Raymond de Contay,—il en avait eu souvent la tentation,—de le renseigner sur elle. Un chèque d'un millier de francs, signé Bob Campbell, avec un mot britanniquement laconique du correct marchand de chevaux, à cela se réduisaient tous ses rapports avec la rue de Pomereu, depuis cette demi-année. Ce billet était, bien entendu, rédigé en anglais. Rapportons-le, traduit littéralement: «Monsieur, je suis heureux de vous annoncer que le cheval Chemineau a été vendu 1.600 francs. Je prends, suivant vos ordres, dix pour cent pour la commission. Il y a quarante-deux jours de pension à 8 francs, soit 336 francs, deux ferrures, soit 20 francs, une visite du Vet, 20 francs, 20 francs au cocher de l'acheteur, 12 francs à un de mes hommes pour deux déplacements. Il reste 1.032 francs.» Et, pour conclure, le classique: «With regards, yours truly.—Avec respects, votre sincèrement...» Enfin, la lettre d'affaires dans sa nue et sèche simplicité. Quelle signification en tirer? Corbin avait-il prévenu Campbell, et celui-ci affectait-il une plus stricte rigueur commerciale à l'égard d'un client avec lequel il ne voulait entrer dans aucune explication? Etait-ce simplement, et quoiqu'une certaine cordialité de relations se fût établie entre eux, la routine d'une formule dont le marchand de chevaux ne se départait jamais, en vertu du principe de son pays, passé chez nous en proverbe, sous sa forme originelle: Business is business? Maligny s'était posé ces questions. Il ne les avait pas résolues. La gêne dont il se sentait saisi à l'idée d'une rencontre avec le vulgaire mais loyal Bob, aurait dû lui prouver que sa conscience n'était pas absolument tranquille. Il n'avait pas une égale appréhension de Corbin lui-même. La démarche de celui-ci rue de Monsieur lui apparaissait, de plus en plus, comme trop ambiguë. Il pouvait y voir, et il y voyait,—très injustement d'ailleurs,—la ruse, pas très honnête, d'un rival. Que se dire, en revanche, vis-à-vis du père? Que se dire aussi vis-à-vis de la fille? Un détail démontrera ce secret remords: cet audacieux Jules, auquel ses amis et amies reprochaient volontiers un aplomb très souvent voisin de l'effronterie, n'avait plus reparu au bois de Boulogne depuis son retour à Paris, vers la fin de septembre. Galopin faisait, maintenant, tout son travail dans un manège voisin de la place des Invalides, où son maître l'exerçait à sauter, soi-disant en vue des prochaines chasses. Ses sorties, quand ce maître se décidait à le faire trotter en plein air, se bornaient à remonter jusqu'à la Muette par l'avenue Henri-Martin et à revenir par la même route et le Champ de Mars. Que pensait, dans son obscur cerveau, le «sans-raison» des étranges caprices de son jeune et pas beaucoup plus raisonnable seigneur, tout en mâchant son mors et relevant son allure avec l'impatience d'une bête énervée à qui l'on ne donne pas assez d'exercice? Revoyait-il, dans le demi-songe qui est toute la mémoire des animaux, les courses folles du printemps, au-devant de ses camarades de l'écurie de la rue de Pomereu? Toujours est-il qu'arrivé près de la porte du Bois, il ne manquait jamais de baisser l'encolure et de plonger, avec la malicieuse idée, d'emmener son cavalier précisément du côté où celui-ci ne voulait pas aller. A chaque promenade et au même endroit, la même petite bataille s'engageait entre eux, qui se terminait, comme de juste, par un triomphe du cavalier, et Galopin de reprendre le chemin de la rue de Monsieur en baissant les oreilles, dressant la queue et méditant, pour la prochaine fois, un saut de mouton ou une autre défense plus énergique, tandis que Jules le flattait de la main et lui disait tout haut quelque phrase destinée à calmer sa mauvaise humeur, calomnieusement expliquée par une gourmandise déçue:
—«Vous avez envie des morceaux de sucre de miss Hilda, Galopin, et, moi, j'aurais bien envie de revoir ses doux yeux. Nous sommes, tous les deux, privés de notre dessert. Galopin, Vous n'êtes pas le plus malheureux...»
Ces propos tenus, par le jeune homme, à son cheval, d'après la mode des héros antiques, la pauvre donneuse de morceaux de sucre ne les soupçonne pas. Elle les apprendrait qu'avec sa droite et simple manière de sentir elle ne les comprendrait guère. Elle est à l'autre extrémité du Bois, au même moment, en train de pousser son cheval, elle aussi, et de se dire, pour la mille et unième fois, la phrase qui la désespère: «Jules ne m'aimait pas.» Sur le prétexte donné par son fiancé d'un jour, elle ne s'est jamais permis d'élever le moindre doute. Elle est bien persuadée que les choses se sont passées exactement comme il les lui a rapportées dans son terrible billet, auquel il lui a été impossible de répondre. Qu'il ne soit pas venu lui parler, qu'il n'ait pas tenu à honneur de lui dire lui-même cet adieu, qu'il n'ait pas eu le besoin de la revoir, qu'il n'ait pas compris combien elle avait, elle, le besoin de le revoir, voilà le point douloureux et qui fait blessure dans ce cœur si tendre, si vrai. Les créatures comme elle, profondément nobles et délicates, même quand elles ne professent pas l'orgueil de leurs manières de sentir, ont un instinct qui les fait désirer d'être traitées d'après cette haute sensibilité. C'était le poison sur la blessure, l'envenimement de la plaie que la méconnaissance de son caractère par le jeune homme. S'il l'avait jugée comme elle méritait d'être jugée, eût-il hésité à lui demander un sacrifice auquel sa générosité eût consenti? jamais, non, jamais, elle n'eût passé outre au refus de Mme de Maligny dans les circonstances que disait le billet. Jules ne lui devait-il pas de lui donner l'occasion de ce dévouement? Quand même,—son romanesque esprit lui suggérait ces folies!—n'auraient-ils pas pu, s'ils avaient dénoué leurs fiançailles ainsi, en s'en expliquant et sur un accord loyal et réciproque, oui, n'auraient-ils pas pu redevenir des amis? Elle avait pensé à le lui offrir. Et puis elle n'avait pas trouvé les mots. Leurs promenades eussent été moins fréquentes. Ils se fussent rencontrés une fois tous les huit jours, une fois tous les quinze jours. Ce n'eût pas été l'accablante détresse de cette rupture absolue, de ce silence total, de cet abandon sans un événement... Si seulement il lui eût envoyé une seconde lettre!... «Non. Il ne m'aimait pas...» se dit-elle, et les pleurs lui viennent.—Sans cesse, où qu'elle soit, quand cette affreuse phrase se prononce en elle, le chagrin lui monte à la gorge, la lui serre. Elle sent rouler sur ses joues, chaque matin plus pâles, ces vaines, ces impuissantes larmes,—heureuse lorsque cette crise de sanglots la prend à cheval et qu'elle peut faire sécher, au vent du galop, ces indéniables traces de sa misère cachée. Mais il arrive que l'accès éclate quand elle n'est pas seule. Si c'est devant son père, elle n'a pas trop de peine à tromper l'observation peu éveillée du bonhomme, qui a pourtant remarqué l'absence, par trop étrange, après des visites quasi quotidiennes de l'ancien propriétaire de Chemineau. Son étonnement s'est d'ailleurs borné à cette phrase, prononcée avec le mépris caractérisé qu'il prodigue aux Gallo-Romains:
—«Avez-vous des nouvelles du comte de Maligny, Hilda?... Non. Les Français sont une drôle d'espèce.»—Comment traduire cette expression, ce funny sort, où il y a de l'indulgence protectrice et de l'ironie?—«Celui-là; pourtant, avait l'air gentil.»—Autre mot intraduisible, ce nice que les Anglais appliquent indifféremment à un gâteau et à un ami, à un paysage et à un livre...—«Nous le reverrons quand il aura besoin d'un bon cheval...»
Ce jugement formulé, Bob Campbell pense à des objets plus précis qu'aux blue devils[1] de sa fille. Il n'en va pas de même d'un autre personnage. On a deviné qu'il s'agit de Jacques Corbin, le cousin, auquel il a bien fallu que la pauvre enfant expliquât la rupture de ses fiançailles, puisque le hasard avait voulu qu'il les apprît, et de quelle façon! Elle a eu cette chance que Jack fût déjà parti pour la gare, comme il l'avait annoncé, quand la lettre fatale est arrivée. Il est rentré de Londres quinze jours plus tard, surpris de ne recevoir aucune autre nouvelle de ce mariage dont il avait voulu fuir la célébration, trop douloureuse pour son sentiment. Ces deux semaines avaient donné à Hilda, du moins, le temps de se préparer. Pour la première et la dernière fois de sa vie, la véridique enfant, et qui se faisait scrupule même des petites tromperies de complaisance ou de politesse, avait sciemment et délibérément menti. Elle avait pris, devant son cousin, toute la responsabilité de la rupture avec Jules. Elle lui avait dit que Me de Maligny avait refusé son consentement, que Jules avait voulu n'en pas tenir compte, mais qu'elle-même, Hilda, lui avait rendu sa parole, afin de ne pas entrer dans la famille d'un homme d'une condition supérieure à la sienne, par force et contre la volonté d'une mère. Jack Corbin l'avait regardée, tandis qu'elle parlait, si fixement quelle s'était sentie devinée. Mais, ce qu'elle voulait à tout prix, c'était que son cousin ne jugeât pas tout haut celui qu'elle aimait. Elle avait donc eu l'énergie de soutenir son mensonge, d'un ton qui ne permettait pas la discussion. L'entretien s'était terminé sur une demande que le nom de Jules de Maligny ne fût plus jamais prononcé devant elle. On sait que Corbin était un personnage de peu de paroles. Il n'avait pas discuté, en effet, et il avait obéi à l'impérieuse supplication de la jeune fille. Jules de Maligny n'avait pas été mentionné une fois par lui, durant ces six mois. Mais le fantôme de l'infidèle fiancé n'avait pas cessé d'être là toujours, entre eux deux. Quand Hilda traversait la cour, à présent, soit pour aller mettre à jour les comptes de la maison dans le petit bureau, soit pour marcher vers un cheval qui l'attendait bridé, le grand Jack la suivait avec des yeux d'une pitié si attendrie! Comment la mettre en selle sans constater le dépérissement de la délaissée?... Elle pose le pied sur la paume de sa main. Il la soulève. Comme elle est légère! Sa jaquette ajustée flotte et fait des plis sur sa poitrine. La ligne de son joli visage s'est comme émaciée... Le cheval part. Hilda disparaît, et un éclair de haine sauvage passe dans les prunelles de Corbin. Il a fait une autre promesse à sa cousine. Il lui a juré que, si le hasard le plaçait en face de Jules, il ne se permettrait aucune allusion aux fiançailles rompues. Il aime trop absolument, trop fervemment Hilda, pour manquer à cette parole. Sa crainte de l'offenser est trop sincère pour qu'il cherche querelle au félon. Car il ne doute pas qu'il n'y ait eu félonie, en dépit des affirmations auxquelles il a fait semblant de croire. Ah! s'il était libre, qu'il aurait tôt fait d'aller rue de Monsieur attendre son rival,—toujours préféré par sa victime, malgré sa perfidie,—et quel soulagement de le châtier! Les rudes mains de l'Anglais se contractent à la seule idée de cette séance de boxe vengeresse et du «punishment» qu'il lui infligerait. Jamais ce mot, par lequel les pugilistes d'outre-Manche désignent un coup de poing bien porté sur un nez dont jaillit le claret, ou sur une côte qu'il enfonce, ne serait plus justement appliqué que dans ce cas, se dit à part lui Corbin. Il entre dans un box pour se distraire, par ses besognes de métier, des accès de violence qui l'obsèdent. Sa colère intérieure se dépense en rauques apostrophes à quelque animal, coupable de s'être roulé dans sa litière ou de n'avoir pas achevé l'avoine de sa mangeoire. Si d'aventure Bob Campbell se trouve à portée de ces rudes éclats de voix, l'oncle ne manque pas de s'arrêter en hochant la tête.
—«Jack est un brave garçon,» grommelle-t-il entre ses dents, «et il monte dur... Mais il se fera casser la tête un de ces jours à traiter les chevaux si brutalement... Il le sait, pourtant, que les bêtes comprennent tout... Moi, je conduirais n'importe laquelle avec la parole... Je devrais le Lui rappeler et le gronder... Mais non. Je le blesserais, et, quand il sera amoureux, ses manières changeront... Il le deviendra bien, un jour... C'est cela qui sera cocasse, Jack Corbin amoureux!...»