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L'Écuyère

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[1] Diables bleus.


II

LA DIPLOMATIE DE JACK CORBIN

Amoureux?... Oui, le maigre, le long Jack, ce Don Quichotte à la cicatrice toujours congestionnée, ne l'était que trop profondément. Et il traversait, depuis ces six mois, à travers ces pitiés pour la mélancolie désespérée de sa cousine et ces rages secrètes contre l'auteur de ce désespoir, la crise morale la plus compliquée,—lui, une sensibilité toute primitive, un caractère taillé à vives arêtes. Certaines situations sont, par elle-mêmes, si fausses, si contradictoires, que les âmes les plus frustes n'y peuvent rester simples. Comment vivre tous les jours, toutes tes heures, à côté d'une femme que l'on aime, la voir qui souffre par un autre, et ne pas agoniser de jalousie? Comment, dévoré par cette passion, la pire des conseillères, ne pas être tenté d'agir, par n'importe quel moyen, sinon contre la personne du rival, au moins contre l'image que la femme aimée garde de lui? Les pires inventions de la calomnie deviennent alors naturelles, naturelle aussi cette fièvre d'enquête, voisine de l'espionnage, qui fait que le plus honnête homme conçoit comme possibles, quand il s'agit d'obtenir une preuve de l'indignité de ce rival, des actes qui répugneraient, en toute circonstance, à ses plus instinctives délicatesses: violer le secret d'une enveloppe cachetée ou d'un meuble fermé, acheter le témoignage des domestiques, suivre en policier des allées et venues. Avec une certaine qualité de cœur, et quand on possède cette aristocratie native qui n'a rien à voir avec la condition sociale, concevoir seulement de tels projets, c'est se révolter contre eux. La tentation n'en est pas moins là. Il en est d'elle comme du besoin de plaider la cause de ses sentiments auprès de cette femme abusée. Qu'il est dur de ne pas lui dire: «Il te méconnaît, et, moi, je te chéris. Toutes les blessures qu'il t'a faites, je les panserai, je les guérirai. Permets-moi de réparer le mal qu'il a causé...» On a beau, comme le pauvre écuyer de la rue de Pomereu, s'être démontré que l'on est un Caliban épris d'une Miranda, un vieux garçon rude à mine peu attrayante, un butor à façons incultes que l'on serait un fou, un grotesque pis que cela, un détestable égoïste, de vouloir être aimé d'une enfant de vingt ans, toute grâce, toute élégance, toute finesse, et qui a droit à un autre bonheur... On l'est, ce fou! On l'est, ce grotesque! On l'est, cet égoïste!... Ces deux appétits: celui de détruire le rival dans le cœur que l'on voudrait à soi tout entier et celui de montrer son propre cœur, s'unissent dans des combinaisons longuement méditées puis rejetées brusquement. On veut. On ne veut pas. Et ce tumulte intérieur se renouvelle incessamment, jusqu'à la minute où l'amoureux, après avoir ébauché et rejeté des plans par vingtaines, finit par adopter le plus déraisonnable, celui qui produira l'effet le plus opposé à son désir. Il y a un proverbe qui dit: «Rien ne réussit comme le succès.» Cette apparente naïveté enveloppe une philosophie complète de l'amour. Toutes les actions d'un amoureux le servent quand il est aimé. Elles le desservent toutes, quand il ne l'est pas.

Il était écrit, sur le grand livre du destin, que cette minute de l'inévitable maladresse arriverait, pour Jack Corbin, dans ce mois d'octobre, qui était de tous son préféré. Les chasses à courre commençaient et sa profession auprès de son oncle ne l'eût pas exigé, qu'il les eût suivies toutes, par plaisir. Il était écrit aussi qu'une de ces chasses serait l'occasion de cette maladresse. Une des spécialités de la maison Campbell—ne l'ai-je pas déjà marqué?—consistait à louer des chevaux à la journée ou au mois aux suivants des divers équipages qui fonctionnaient alors dans un rayon de cent kilomètres autour de Paris. Jack était donc allé, dans la semaine d'avant la Toussaint, conduire, en forêt de Chantilly, deux bêtes qui devaient être essayées par une des châtelaines du pays. Il en était revenu par le dernier train, trop tard pour s'entretenir avec Hilda le soir même. Mais qui l'eût vu, le lendemain, descendre dans la cour dès le patron-minet, eût deviné qu'un événement extraordinaire s'était passé la veille. Corbin visitait bien les stalles les unes après les autres, suivant sa coutume de chaque jour, mais avec une distraction qu'aucun des employés de la maison Campbell n'avait jamais constatée chez lui. Un d'eux était venu lui rapporter qu'il croyait avoir diagnostiqué, chez un cheval nouvellement débarqué d'Angleterre, un commencement de bleime: à peine si Jack se fit montrer le pied de l'animal, lui qui, d'ordinaire, tâtait de ses propres mains tous les paturons de l'écurie. Il faisait, de même, pour toutes les oreilles, afin de s'assurer de leur température. Son esprit était ailleurs, du côté où ses yeux se tournaient sans cesse, d'abord vers les fenêtres de la chambre où dormait Hilda, au premier étage d'Epsom lodge, puis, quand les volets rabattus eurent annoncé le réveil de la jeune fille, vers la porte par où elle apparaîtrait bientôt. Huit heures sonnaient quand elle se montra enfin, habillée déjà de son costume d'amazone. Jadis, c'était un sourire sur les lèvres qu'elle passait le seuil, pour marcher, elle aussi, de box en box, avec les morceaux de sucre qu'elle distribuait aux chevaux dont les têtes, nerveuses et avides, se tournaient vers elle d'un geste confiant. Elle n'avait plus de ces gâteries pour les «sans-raison», maintenant, ni de sourires pour les palefreniers qui la saluaient, ni de caresses pour les bassets écossais, Birnam et Norah, accourus vers elle en trottinant sur leurs pattes torses et velues, de l'extrémité de la cour, dès qu'ils l'apercevaient. Encore ce matin, son joli visage portait l'empreinte d'une telle tristesse que le cœur de Jack Corbin se serra. Mais c'était la tristesse d'une fille courageuse qui n'accepte pas qu'on la plaigne. Cette fierté imposait à l'écuyer, même dans ce moment où il croyait bien posséder un moyen sûr de guérir l'amour malheureux dont elle était rongée.

—«Vous avez eu une belle chasse, hier, Jack?» lui demanda-t-elle la première, pour rompre le silence soudain établi entre eux, après les phrases de politesse usuelle.

—«Très belle,» répondit-il... «Le rendez-vous était à la Reine-Blanche. On a attaqué aux Grandes-Ventes. Le cerf a été pris à la rivière La Tène, près le viaduc, après cinq bonnes heures. Nos chevaux ont très bien marché. On les a beaucoup regardés. Mme Mosé achètera certainement celui qu'elle montait...»

—«Y avait-il beaucoup de monde?» interrogea Hilda, non sans un frémissement. Elle ne savait rien de Jules, ai-je dit déjà, ni s'il était à Paris ni s'il chassait cette année à Chantilly. C'était cependant pour éviter même la possibilité de le rencontrer qu'elle avait, la veille, envoyé Corbin là-bas avec les bêtes, au lieu d'y aller elle-même, comme c'était l'habitude quand il s'agissait de présenter un cheval mis pour dame. Elle remarqua, dans les prunelles de son interlocuteur, une lueur singulière, et son sang courut plus vite' l'émotion lui étreignit la gorge. Son appréhension ne l'avait pas trompée. Jack a vu l'autre!... Elle connaît son empire absolu sur son cousin et les intransigeants scrupules de cette loyauté d'homme. Il lui a solennellement promis qu'il n'aurait jamais d'altercation avec Maligny. Elle est certaine qu'il n'en a pas eu, et, avec cela, une peur soudaine la saisit, qui augmenta encore à l'entendre lui répondre:

—«Oui. Beaucoup de monde.» Puis, d'une voix presque basse: «Hilda, j'ai vu hier quelqu'un.» Jack souligna ce terme si vague en le prononçant. Puis, brièvement, et avec sa rudesse coutumière: «Oui, j'ai vu M. de Maligny. Il était là. Il faut que je vous en parle. Il le faut...»

—«Hé bien!» répondit-elle, d'une voix toute basse, elle aussi, «parlez-m'en.» Ses yeux s'étaient détournés et fixaient le pavé de la cour. Elle avait croisé ses bras sut sa poitrine, et elle s'était mise à marcher. Corbin la suivit. Ils arrivèrent ainsi jusqu'à la rue de Pomereu, déserte à cette heure et traversée seulement par des fournisseurs, un boulanger, un laitier, un boucher, qui sonnaient aux portes de service des petits hôtels, paresseusement endormis sous les volets de leurs fenêtres encore fermées. Ce fut là, descendant et remontant l'étroit trottoir, que le dévoué cousin, et qui croyait, par cette confidence, sauver à jamais d'une funeste passion la misérable enfant, se mit à raconter les événements de la veille. Il s'exprimait en anglais, bien entendu,—et quel anglais! Ce sauvage mélange de mots d'écurie et de slang[1] formait un contraste fantastique avec l'élégante aventure parisienne dont la jalousie du malheureux homme se faisait l'écho: On se contentera, ici, de mettre ce discours en français, tellement quellement, sans essayer d'en reproduire le pittoresque par des équivalents. Et, d'ailleurs, existent-ils? La traduction d'un idiome dans un autre est toujours infidèle, même lorsqu'il s'agit de la langue classique, c'est-à-dire de mots à sens large et qui servent aux idées générales, communes à la plupart des gens cultivés. La transposition de l'argot d'un pays dans celui d'un pays voisin est pis que difficile. Elle est impossible. Prenons les plus simples exemples. Un Anglais dit d'une femme qu'elle est fast, il dit d'un homme qu'il est un masher. A ces deux mots, dont l'un veut dite rapide et l'autre écraseur[2] le slang attache une signification pour laquelle nous n'avons que des périphrases. La femme fast,—c' est la coquette, mais d'une certaine espèce, et tout anglaise,—l' élégante outrée, mais d'une certaine nuance, tout anglaise encore,—l' impudique, mais jusqu'à un certain point. Le masher, c'est le Beau, mais d'un certain type,—le Poseur, mais d'une certaine pose,—l'Ebouriffeur, l'Epateur, l'Esbrouffeur, mais dans une certaine ligne. Vous n'exprimerez pas cela en français, parce que ce ridicule, ainsi compris et pratiqué, n'est pas plus une chose française qu'autrefois le dandysme d'un Byron ou d'un Brummel. Bref, la femme fast et le masher, c'est la femme fast et c'est le masher. Formule digne des naïvetés que la légende prête à l'héroïque maréchal de La Palice. Elle explique, entre parenthèses, comment les écrivains français qui se trouvent parler des choses anglaises sont amenés à cet abus des termes britanniques, dont le présent récit est, lui-même, terriblement entaché. Le narrateur s'en rend très bien compte. Il prend cette occasion de plaider les circonstances atténuantes. Il n'a jamais eu d'autre ambition, ici comme ailleurs, que d'être un chroniqueur exact des choses de son temps. La vie lui donne des sujets. Il s'efforce à les copier de son mieux.

—«Je vous avais promis,» disait donc Corbin, «que M. de Maligny et moi nous n'aurions pas de querelle ensemble, si jamais nous nous rencontrions. Nous nous sommes rencontrés et nous n'avons pas eu de querelle. Il était déjà au rendez-vous quand j'y suis arrivé. Il montait le même cheval qu'il avait avant d'acheter Chemineau, et qu'il appelait Galopin... Il aurait mieux fait de garder Chemineau et de vendre celui-là, qui saute mal.» On voit que le professionnel continuait de fonctionner chez lui comme jadis quand il attendait son rival en promenant sa monture pour qu'elle ne prît pas froid. L'écuyer n'était pas entièrement supprimé par l'amoureux, même dans cette crise d'extraordinaire émotion. Il insistait: «S'il a été content ou mécontent de me voir, je l'ignore... Il s'est arrangé, durant toute la chasse, pour n'être jamais de mon côté. Comme je ne l'ai pas cherché non plus, nous n'avons pas échangé deux mots. Nous ne nous sommes pas même salués... Mais, passons. Ce n'est pas de ces détails que je voulais vous entretenir... C'est une histoire que j'ai apprise sur lui, une vilaine histoire... je peux continuer?» fit-il après une nouvelle hésitation.

—«Oui,» répliqua Hilda, sur un ton presque impatienté, cette fois.

—«Vous savez comme la jument que j'avais amenée à Mme Mosé peut être nerveuse,» reprit John Corbin, «aussi nerveuse que sage. Il y a longtemps que vous connaissez ma théorie: il n'y a de sages que les chevaux nerveux. Ce sont les seuls qui ne vous fassent pas de mauvaises bêtises. Mme Mosé ne fut pas plus tôt en selle, que la bête commença de danser. Cette dame est énergique, et elle monte bien. Elle n'avait pas peur. Mais son mari avait peur pour elle. Je lui affirmai qu'il n'y avait aucun danger. Il me pria de ne pas quitter sa femme... Je devais vous dire cela, Hilda, afin de vous expliquer comment je me suis tenu tout près de Mme Mosé, assez près pour que j'entendisse toute sa conversation, tantôt avec l'un, tantôt avec l'autre. Je tiens à ce que vous soyez bien sûre que je n'ai pas écouté de propos délibéré. Je n'aurais pas fait une telle action, même pour vous. Seulement, je ne pouvais pas ne pas entendre. Comme je n'ai jamais parlé qu'anglais à Mme Mosé, elle croit, sans doute, que je ne comprends pas le français. Je ne m'explique pas autrement qu'elle ait causé avec cette liberté devant moi, alors que j'étais à un mètre de sa bride, tout posté pour arrêter la jument par la figure, si la bête s'avisait de vouloir l'emmener... Ce furent, d'abord, des propos, comme ces femmes en ont, sur le temps qu'il fait, par exemple,—comme si on avait besoin de parler du temps qu'il fait! Chacun n'a qu'à ouvrir les yeux pour s'en rendre compte,—sur les chevaux et les cavaliers de l'équipage,—autant de paroles, autant de non-sens,—sur... Mais je deviens aussi bavard que Mme Mosé et que les beaux messieurs qui s'approchaient successivement pour parader à côté d'elle... A un moment, elle causait avec le comte de Candale, le grand, celui qui prend souvent des chevaux chez nous. M. de Maligny vint à passer, à grande allure, suivi par deux personnes, allant du même train: un homme d'un certain âge et une toute jeune femme, une demoiselle.—«Ce pauvre Guy d'Albiac est donc aussi fou que sa fille?» dit Mme Mosé. «Vous l'avez vu, Candale, c'est incroyable,»—«Incroyable, en effet,» répondit M. de Candale. Mme Mosé reprit:—«Ce petit Maligny n'a pas le sou; avec cela, joueur, coureur... (ce n'est pas moi qui parle, Hilda, c'est elle...) et on dirait qu'il le veut absolument pour gendre.» Le comte de Candale haussa les épaules.—«D'Albiac?» fit-il, «jamais de la vie. Il ne se doute pas que Louise s'est toquée de Jules...»—«Il serait le seul... Laissez-moi donc tranquille. A moins d'être aveugle...»—« Les pères et les mères sont toujours aveugles,» dit M. de Candale: «Cette histoire a commencé cet été durant ce voyage en Norvège, qu'ils ont fait sur le même bateau, par hasard. Quand d'Albiac en est revenu, si vous l'aviez entendu parler de Maligny, vous sauriez qu'il n'a jamais pensé à Jules comme à un gendre possible. Il n'a pas deviné que Louise était devenue folle de ce beau sire, durant la croisière. Il l'aurait deviné, d'ailleurs, il aime tellement sa fille, je vous l'accorde, qu'il serait capable de lui céder, même en jugeant ce garçon, comme il le juge. Mais il n'a rien deviné.»—«Et Maligny?» demanda Mme Mosé. «Il est aveugle, lui aussi?»—«Lui? C'est autre chose. Ça le flatte que cette petite l'aime. Et puis ça lui est utile, pour l'autre affaire.»—«Le mariage avec cette vieille Tournade? Ça, ce serait complet. Vous y croyez au paquet Tournade?»—«Si j'y crois? La Tournade était aussi du voyage en Norvège. C'est là qu'il s'est amusé à les piquer au jeu toutes deux, en les rendant jalouses l'une de l'autre. Une femme de quarante ans passés, comme Mme Tournade, on la mène où l'on veut, quand elle est en rivalité avec une jeune fille de vingt...»—«Et elle épouserait ce sauteur, qui pourrait presque être son fils?»—«Il est bien joli garçon, d'abord, ce sauteur, et puis, Madame la comtesse de Maligny, savez-vous que c'est un beau nom, un très beau nom, et, pour une créature qui a débuté, raconte la légende, comme mannequin chez les couturiers, quel cousinage! Pensez: la mère était une Nadailles...»—En ce moment-là, d'autres chasseurs les abordaient. Ils n'ont pas continué. Puis, comme la jument s'était calmée, Mme Mosé m'a rendu ma liberté...»

Ici, Corbin s'arrêta, visiblement embarrassé. Qu'un homme tel que lui pût rapporter, avec cette exactitude phonographique, des propos de ce genre et dont les sous-entendus lui étaient presque inintelligibles, quelle preuve extraordinaire de l'intensité de sa passion! Avec quelle avidité de ne pas perdre un seul mot, ce primitif, à mémoire de sauvage, avait écouté la femme à la mode et le grand seigneur, en train de résumer, par dix petites phrases mi-gouailleuses, mi-indifférentes, le scénario d'une de ces comédies mondaines dont le dénouement s'appelle, dans le style des journaux spéciaux, «Un mariage bien parisien!» Cette passion, hélas! avait entraîné notre Don Quichotte à un acte qu'il faut bien rapporter, au risque d'enlever sa fleur de romanesque à cette originale figure. Si, d'ailleurs, la confession sincère d'une faute en atténue la culpabilité, la franchise avec laquelle Corbin continua de parler à sa cousine doit lui être comptée. Peut-être même trouvera-t-on un signe nouveau de sa délicatesse native dans ce fait qu'il sentait la vulgarité du procédé par lui employé pour en savoir davantage sur cette mystérieuse intrigue soudain découverte. Que de jaloux, et qui n'ont pas grandi dans l'humble travail des écuries, se sont abaissés, sans se rendre compte qu'ils se dégradaient, à questionner des domestiques! Tel était le vilain procédé dont l'aveu gênait le rude amoureux. Il finit, pourtant, par s'y décider.

—«Si M. de Maligny n'avait jamais joué ici le rôle qu'il a joué,» continua-t-il donc, «je vous jure, Hilda, que j'en serais resté là... J'ai pensé qu'il y avait intérêt pour vous à être renseignée exactement sur cette histoire, après ce qui s'est passé... Je connais plusieurs des grooms qui suivent la chasse à Chantilly. Ces gaillards-là entendent tout, savent tout. J'en ai fait causer un, puis deux, puis trois, en leur parlant, à celui-ci de Mlle d'Albiac, à celui-là de M. de Maligny, à cet autre de Mme Tournade, et voici les détails que j'ai recueillis. Mme Tournade est une veuve. Elle a hérité de son mari, qui était un industriel en bougies—les bougies Tournade—et un spéculateur, une fortune énorme. On dit qu'elle a quatre-vingt mille livres sterling de rente. Mais j'ai compris deux choses: d'abord, la fortune n'est pas honorable. Ensuite, Mme Tournade n'est pas une lady. On prétend qu'elle a été un mannequin, pour débuter, et, plus tard, ce qu'ils appellent une femme entretenue, avant d'être épousée par ce Tournade. On prétend cela, mais elle est si riche! Beaucoup de gens vont chez elle et la reçoivent. Mlle d'Albiac, elle, n'est pas très riche. Elle n'a plus sa mère. Son père a beaucoup mangé à la Bourse. Il leur reste environ deux mille livres de revenus. Toute l'aventure rapportée à Mme Mosé par le comte de Candale est la fable des châteaux, paraît-il, en ce moment-ci de l'année. La pauvre jeune fille s'est rencontrée sur un bateau avec ce garçon.» Corbin avait dit fellow et non pas gentleman, avec le dur mépris qu'un Anglais peut mettre dans ce mot. Il déclassait du coup Maligny. «Ce voyage, dont parlait M. de Candale, c'est un trip qu'ils ont fait ensemble dans les mers du Nord, cet été, à bord d'un paquebot. Cet homme s'est fait aimer de cette jeune fille. Il s'est servi d'elle et s'en sert encore, toujours, comme a dit le comte de Candale, pour exciter la jalousie de l'autre femme. On raconte que cette autre femme, cette Mme Tournade, en est folle aussi, et qu'elle l'aurait déjà épousé: mais il a demandé qu'elle lui reconnût une très grosse somme d'argent dans le contrat, trop grosse. Cette femme hésite. Elle comprend bien que, le jour où il aura cette fortune indépendante à lui, il sera un très mauvais mari. L'affaire en est là...»

Tandis qu'il énonçait ces médisances pêle-mêle, et ces calomnies,—car on devine que la bienveillance d'une Mme Mosé et d'un Candale, jointe à celle qui caractérise les «gens de maison», constitue une source d'information singulièrement trouble,—le brave Corbin avait à peu près la mine d'un apprenti chirurgien à sa première amputation. Il a beau avoir étudié son anatomie. Sur le point d'inciser la peau, de couper les muscles et d'attaquer l'os, le couteau et la scie tremblent dans sa main novice. Il sait, cependant, qu'il faut opérer. Il enfonce donc le bistouri, en pâlissant, même quand il travaille à l'hôpital et sur la chair d'un malade inconnu. Que serait-ce s'il s'agissait d'un être qui lui tînt au cœur par les fibres les plus profondes, les plus vives, une fille, une sœur, une épouse? Corbin se croyait très assuré, certes, que cette révélation serait salutaire à la fiancée trahie. Il n'avait aucun doute—est-il nécessaire de l'ajouter?—sur le bien-fondé de ses renseignements. Qu'il y ajoutât foi avec complaisance parce qu'ils satisfaisaient sa haine pour Jules de Maligny et qu'ils servaient son amour pour sa cousine, c'était trop évident. Il n'en était pas moins sincère. Aussi, demeura-t-il atterré quand, après l'avoir écouté sans l'interrompre d'un seul mot, Hilda s'arrêta tout d'un coup devant lui. Ils étaient revenus sur le pas de la porte. Là, le regardant en face, rouge d'une indignation qui frémissait dans sa voix et qui éclatait dans ses yeux, elle lui répondit:

—«Quand vous êtes entré ici, un certain jour, Jack,» et elle montrait de la main la fenêtre du bureau, au fond de la cour, «après nous avoir espionnés, M. de Maligny et moi,—puisqu'il paraît que c'est votre habitude,—vous souvenez-vous du mot que vous vous êtes permis d'employer?... Vous lui avez dit: You are such a cad. Hé bien! c'est vous qui venez de vous conduire comme un cad. Vous m'entendez, comme un cad, et moi, je ne vous le pardonnerai jamais, entendez-vous, jamais.»

Laissant l'infortuné balbutier des mots qu'elle n'écoutait pas, elle traversa la cour sans se retourner et elle disparut dans la maison.

—«Ah!», gémit Corbin, quand il fut revenu de ce saisissement. «Qu'ai-je fait? De quelle manière elle m'a parlé! Comme elle l'aime encore! Comme elle l'aime!...»

Et une telle souffrance l'étreignait qu'un des palefreniers de l'écurie, qui s'approchait pour lui donner des nouvelles d'un cheval malade, demeura sans oser lui parler, épouvanté devant la contraction du cuir tanné qui servait de peau à ce rude visage.

[1] Slang, argot.

[2] To mash, mettre en capilotade, écraser.


III

HILDA JALOUSE

Pour que la douce et si équitable Hilda eût traité son cousin comme elle traitait ses chevaux rétifs, avec la cravache, le mors et l'éperon, il fallait que la révélation des intrigues prêtées à Jules de Maligny par les bavardages du monde eût éveillé en elle des sentiments d'un ordre très nouveau. Elle savait trop que Jack Corbin lui avait parlé avec une absolue bonne foi. Elle n'ignorait pas que le seul dessein du maladroit avait été de lui être bienfaisant. Si une souffrance aiguë ne l'avait, elle aussi, jetée hors d'elle-même, elle se serait rendu compte, sur place, de la vérité: cet honnête homme, son parent le plus proche après son père et qui se trouvait initié à ses plus intimes secrets de cœur, avait l'obligation stricte de l'avertir dans une occurrence pareille. Le procédé avait été brutal. Le brave garçon n'avait pas mérité ce traitement, d'autant plus dur, émanant de Hilda, qu'elle montrait tant d'indulgence aux défauts même des indifférents. Avec son instinct d'amoureux dédaigné, Corbin ne s'y était pas trompé: cette dureté de langage, extraordinaire chez miss Campbell, prouvait avec quelle violence elle continuait de chérir l'abandonneur. Ç'avait été un sursaut de sa passion, touchée au vif par une idée à laquelle la pauvre enfant n'avait jamais pensé. Elle avait été, depuis la rupture avec son fiancé d'un jour, bien malheureuse de cette évidence trop indiscutable, qu'elle n'était pas aimée comme elle aimait. Tout étrange qu'un pareil aveuglement puisse paraître, elle n'avait pas admis une seconde l'hypothèse qu'à six mois de distance—moins de six mois, puisque la double intrigue avec Mlle d'Albiac et Mme Tournade datait d'une croisière de l'été—Jules commençât déjà de s'occuper d'une autre femme. Tandis que le peu diplomatique John Corbin répétait, avec une exactitude de détective et sans une atténuation, les méchants propos de Mme Mosé et de Candale, Hilda avait distinctement vu en esprit son amoureux du printemps. Cette câline physionomie lui était apparue, éclairée de cette lueur qui passait dans ces prunelles, quand le jeune homme voulait plaire. Ces changements du visage de son ami, elle les avait observés tant de fois, lorsqu'il arrivait à leurs rendez-vous et qu'elle l'apercevait avant que lui-même ne l'eût aperçue. Oui. Il s'était représenté à elle avec cette expression, et dans cette forêt de Chantilly, qu'elle connaissait également si bien. Il était là, galopant sur son cheval,—ce cheval dont elle voyait avec non moins de netteté la silhouette et l'allure. Une autre femme était là aussi, tout près de lui, qu'il regardait de ces regards caressants. Cette Mlle d'Albiac, avait-il dû être charmeur avec elle, comme il savait l'être, pour qu'elle se fût éprise de lui, au point de devenir la fable de toute leur société!... Et l'autre, cette Mme Tournade, dont on disait qu'elle voulait l'épouser, la pauvre délaissée se l'était figurée pareillement, accoudée, elle, au bastingage du paquebot de plaisance, par une de ces longues et transparentes soirées des étés du Nord. Hilda, elle-même, au cours d'un voyage en Ecosse, au delà d'Inverness, avait goûté la douceur de ces pâles crépuscules prolongés jusqu'aux environs de minuit. Jules lui était apparu de nouveau, tourné vers la voyageuse, plus beau, plus séduisant dans cette atmosphère comme élyséenne, avec la rumeur de l'Océan apaisé autour de leurs propos. Quels propos?... Elle les devinait trop bien, par ses souvenirs... En revanche, ni l'une ni l'autre de ces deux femmes n'étant connues de Hilda, cette vision de la double trahison n'avait pas pu être vraiment traduite dans ses causes. Elle ne s'était pas dit: «Du moment qu'il les a courtisées toutes deux, c'est qu'il n'aimait ni la jeune fille ni l'autre...» Non. Les images suscitées en elle par le récit de Corbin s'étaient comme superposées. Elle avait fini par ne plus se formuler nettement qu'un fait, auquel tout son être s'était comme déchiré et ensanglanté, la trahison! Elle était devenue jalouse, là, sur place, de cette jalousie qui ne raisonne pas, qui ne calcule pas, qui nous saisit comme un spasme, comme ces douleurs de certaines maladies nerveuses expressivement dénommées par les médecins, fulgurantes et térébrantes. Elles tiennent de l'éclair par leur instantanéité, de la vrille par le lancinement. En outrageant en face celui dont le zèle maladroit venait de lui faire si mal, la malheureuse enfant avait obéi à un réflexe de son organisme moral, si l'on peut dire, froissé brusquement à un point trop blessable. Sa rentrée soudaine dans la maison était un autre geste du même ordre, impulsif et irraisonné. Un animal blessé s'échappe ainsi, après avoir, dans une réaction quasi automatique, enfoncé crocs et griffes dans la chair de son poursuivant. Il rentre au terrier pour y saigner, peut-être y mourir, caché et replié sur lui-même, ne sentant plus que sa plaie et subissant son sort avec cette passivité accablée des grandes épreuves qui atteignent la vie en son principe. La passivité,—quel mot admirablement expressif aussi! Il est si voisin, par son origine, de ce terme de passion, qui ramasse en lui, au contraire, les pires frénésies de l'âme en révolte. C'est le témoignage, inscrit dans la langue par l'observation spontanée des âges, que les fièvres de nos plus folles ardeurs n'émeuvent rien autour de nous dans l'implacable nature et que l'acceptation brisée, résignée, accablée, est leur fatal aboutissement.

Dans cette fuite loin de l'imprudent qui venait de la frapper si cruellement, Hilda était remontée droit à sa chambre. Que n'eût-elle pas donné, durant ces moments d'une si douloureuse crise intérieure, pour avoir, du moins la liberté de s'enfermer là, dans ce petit domaine bien à elle où toutes sortes de naïves reliques racontaient les épisodes gais ou tristes de son excentrique et innocente destinée:—des portraits de sa mère morte y voisinaient avec les photographies des chevaux qu'elle avait particulièrement aimés. Des fouets de chasse et des cravaches s'y groupaient en trophées autour d'un pied de cerf. La chevaleresque fantaisie d'un prince de race royale, touché par la grâce pure de la jolie enfant, lui avait fait les honneurs de cette bête, forcée dans une chasse très dure où Hilda n'avait pas cessé de tenir la tête. Les trois lys de la maison de France se voyaient sur le cartouche. A côté, un verset d'Isaïe, peinturluré sur vélin, en grandes lettres gothiques bleues et rouges, était suspendu dans un encadrement de bois doré. Elle l'avait choisi dans la Bible d'Oxford que lui avait léguée sa mère, et il exprimait bien la nature de sa foi, faite tout entière de soumission et d'espérance. Elle croyait, comme elle vivait, si simplement: «When thou passest through the waters, I will be with thee:—Quand tu traverseras les eaux, je serai avec toi....»[1]. Un très humble détail de ménage empêcha la pauvre fille de trouver cette solitude qu'elle cherchait, afin de s'abandonner en liberté à l'excès de sa douleur. Les Campbell avaient conservé, entre autres usages anglais, celui de la distribution stricte du service entre les domestiques. Une maid, venue du Yorkshire et qui portait le traditionnel tablier à épaulettes sur la robe en toile de couleur, avec le petit bonnet blanc, avait pour fonction spéciale le nettoyage à fond des chambres. Elle était dans celle de Hilda, où elle vaquait à cette besogne. Elle frottait le parquet, avec un morceau de laine, agenouillée au milieu des meubles poussés dans les angles. La nécessité de se dominer devant cette servante rendit à la pauvre fille la force de réagir qui lui aurait, une minute de plus, manqué d'une manière totale. Elle fit semblant, pour justifier sa rentrée hâtive, de chercher un mouchoir dans la commode. Cette diversion suffit: les sanglots qui lui montaient à la gorge s'arrêtèrent. Elle avait reconquis son empire sur soi. Cette énergie retrouvée n'alla point, cependant, jusqu'à prendre part au déjeuner du matin. Elle y présidait d'ordinaire, versant le thé à son père et à John, leur distribuant les muffins beurrés et les œufs au petit salé,—les inévitables eegs and bacon,—leur découpant, avec le long couteau spécial, les minces lamelles de roastbeef froid ou de jambon. A travers la porte, elle cria au gros Bob Campbell qui l'attendait, occupé à bourrer sa pipe en racine de bruyère et à chercher les nouvelles sportives dans son Herald du jour:—«J'ai un peu de mal de tête, ... Mettez-vous à table sans moi. Je ne mangerai qu'après être sortie...»

—«Prenez le nouveau cheval, alors,» répondit le père, sans autre question. «On doit venir le voir à dix heures. Il sera mieux, s'il a été un peu baissé

—«Il ne s'est aperçu de rien,» se disait Hilda, une demi-heure plus tard. «C'est une chance!...» Elle avait fait seller le nouveau et peu commode cheval, en effet, et elle était repartie toute seule, à travers les rues, du côté de ce bois de Boulogne, dans les méandres duquel nous l'avons déjà suivie si souvent. «Cher père! Il faut qu'il ne s'aperçoive de rien... C'est, maintenant, tout ce qui me reste au monde, sa paix. C'est toute ma raison de vivre... A cause de lui, je serai avec Jack comme j'ai été toujours. Mais jamais, jamais, je ne pardonnerai à ce misérable... Lui, mon cousin, qui sait combien j'ai aimé Jules, s'il avait eu pour moi le moindre ménagement, est-ce qu'il n'aurait pas tout fait par me cacher cette affreuse vérité?... Mamma l'aimait tant! Elle a été si bonne pour lui! Ce sera ton frère, me disait-elle. Il a suffi que je lui préférasse Jules. Il est devenu jaloux et il s'est vengé... Pourtant, même jaloux, il est incapable d'avoir inventé une calomnie. Je n'ai pas le droit de lui faire cette injure. Ce qu'il m'a dit, il l'a vu. Ce qu'il m'a rapporté, il l'a entendu. Jules fait la cour à ces deux femmes. Est-ce possible? Il veut en épouser une... Mon Dieu! Est-ce possible? Est-ce possible?...»

Alors seulement, et quand elle se fut répété ces mots, à plusieurs reprises, la crise aiguë de souffrance qui l'avait comme contractée en lui arrachant ce cri de colère contre son cousin, puis en la précipitant hors de sa chambre, hors de la maison, se détendit en un accès de larmes. Elle pleura, comme tant d'autres fois, le visage fouetté par le vent d'une course folle, qui collait sa voilette mouillée contre ses joues. Elle poussait son cheval droit devant elle dans les allées les plus solitaires, où l'or et la pourpre de l'automne commençaient à colorer de leurs chaudes teintes les arbres encore feuillus. Les autres fois, quand ces accès la prenaient ainsi, leur cause était cette indéterminée et constante misère: la certitude que celui qu'elle aimait ne l'aimait pas comme elle l'aimait. Son chagrin en demeurait vague et flottant, même dans les secondes de pire acuité. Elle n'avait pas devant elle, comme maintenant, des faits positifs, des noms propres, un malheur défini. C'est la différence entre les larmes que l'on verse sur une absence ou une mort, et celles que vous arrache une maladie d'un être cher. Ces peines peuvent être pareilles dans leur intensité, pareilles dans leurs manifestations extérieures. Seulement l'une de ces douleurs demeure inefficace et vaine par son objet même, tandis que la possibilité, si faible soit-elle, de modifier un état encore susceptible de changement, suggère à l'autre des résolutions et des actes... Ce mariage de Jules de Maligny avec Mme Tournade, cette coquetterie avec Mlle d'Albiac, c'étaient des réalités précises contre lesquelles lutter. Une cour, on l'empêche. On empêche, surtout, un mariage. Mais y avait-il vraiment projet de mariage entre Jules et l'opulente veuve? Faisait-il vraiment la cour à la jeune fille, en vue d'exalter la passion de la femme plus âgée?... Rien que l'enquête pour savoir à quoi s'en tenir sur ces deux points représentait des difficultés presque insurmontables, étant donné la différence des milieux où vivaient ces femmes et celui où Hilda était emprisonnée. Ce n'étaient que des difficultés, et non pas ce vide, cette totale impuissance dont elle étouffait depuis ces six mois... A l'idée qu'elle pouvait agir, ses larmes séchèrent... Agir? Quand? Comment? Ces questions se posèrent devant son esprit, et de les discuter avec elle-même tendit ses nerfs. D'habitude, quand elle s'était laissé aller, comme elle venait de faire, à la féminine faiblesse de sa sensibilité, Hilda rentrait de ses promenades, vaincue, brisée, la voix presque éteinte, les yeux morts, son énergie comme dissoute. Ce matin, lorsqu'elle reparut au coin des rues de Longchamp et de Pomereu, elle avait le sang à ses joues minces, ses prunelles brillaient plus larges, une visible fièvre animait toute sa frêle personne. Son cousin et son père étaient devant la porte de l'écurie, qui l'accueillirent. Corbin par un geste qu'il ne put retenir, Campbell par une exclamation d'étonnement.

—«Que vous est-il arrivé?», demanda-t-il.

—«Moi?...», répondit la jeune fille, avec un étonnement égal à celui des deux hommes. «Quelle heure est-il donc?...» Elle consulta la montre qu'elle portait à son poignet, enchâssée dans un bracelet de cuir brun. Elle vit que les aiguilles marquaient onze heures. Ses méditations sur le moyen à prendre pour rentrer dans l'existence de son ex-fiancé l'avaient absorbée au point qu'elle en avait tout oublié. «Ce n'est pas possible?» s'écria-t-elle. «Je suis restée deux heures dehors?... Je ne m'en étais pas aperçue...»

—«Et vous m'avez peut-être fait manquer la vente du cheval,» dit le père. «Le client était là, dès dix heures moins le quart, comme nous étions convenus. Il a attendu jusqu'à maintenant et il vient de partir. S'il ne reparaît pas, voilà cinq mille francs de perdus... C'est peut-être le cas de vous répéter le proverbe de nos aïeux, dont les Français se moquent toujours: Time is money. Le temps, c'est de l'argent. Cinq mille francs pour deux heures. Ça met la minute un peu cher...» Il calcula de tête et, avec cette ironie froide des gens de sa race: «A peu près trente-huit shillings. Rather high[2]» conclut-il... «Mais,» continua le gros homme, avec un sourire qui prouvait combien ses intérêts de maquignon pesaient peu, quand il s'agissait de sa fille, «si cette longue promenade vous a remise, ça vaut bien un trois guinées docteur...[3]. C'est cela qui nous tourmentait, Jack et moi, de vous savoir partie sans avoir rien mangé, et souffrante...»

—«Je me sens très bien, à présent,» répliqua Hilda; et, comme pour démontrer la vérité de son affirmation, elle sauta de son cheval à terre, sans s'appuyer sur les mains que son cousin lui tendait, avec une gaucherie très voisine de la honte. Il venait de traverser une heure atroce. Quand son oncle avait commencé de s'inquiéter du retard de Hilda, il avait tremblé qu'elle n'eût, dans l'accès de son désespoir, attenté à ses jours. Il avait éprouvé, durant quelques instants, les remords d'un assassin. Sans révolte, avec la soumission d'un chien justement puni, tout comme s'il eût été le frère à la forme humaine de Birmam et de Norah, il encaissa cette nouvelle rebuffade, comme il eût fait d'un uppercut ou d'un direct dans un assaut de boxe. Il se considérait comme méritant trop la rancune que la jeune fille lui portait. Cette soumission se changea en stupeur quand il l'entendit qui continuait, relevant l'allusion du chef de la maison à la vente manquée: «Ne vous inquiétez pas du cheval, gouverneur.» Hilda donnait, quelquefois, à son père cette appellation empruntée à l'argot des écoliers de son pays. «Il est excellent, d'abord, très doux et très vite... Et pas de bouche. Un enfant le mènerait avec un fil... Et nous avons un acheteur tout trouvé. Jack a vu M. de Maligny hier, à la chasse, qui lui a demandé si nous n'avions rien qui pût lui convenir... Il faut que vous lui écriviez, papa... N'est-ce pas vrai, Jack?...» Elle lança du côté de Corbin, en posant cette question, un tel regard, d'une si impérieuse et si suppliante insistance, tout ensemble, que le malchanceux écuyer, interpellé de la sorte, en demeura littéralement médusé. Cette injonction, pour lui fantastique, lui mit aux lèvres un cri de surprise qui s'étouffa dans une espèce de grognement, lequel pouvait, à la rigueur, passer pour un «oui». Bob Campbell, du moins, l'interpréta de la sorte. Un sourire de sympathie éclaira sa face rasée. C'était là une preuve, après tant d'autres, et du degré où il ignorait la crise traversée par sa fille, et de l'art avec lequel ce Jules, si ingénieusement subtil, avait su le prendre, comme tous ceux dont il s'occupait.

—«M. le comte de Maligny?...» s'écria-t-il. «All right! Je serai content de le revoir, et je suis content qu'il ne nous ait pas oubliés. Tout de même, ces Français sont étonnants. Drôle de lot! Drôle de lot!» (Vous reconnaissez le funny lot, synonyme du non moins elliptique funny sort, déjà commenté.) «Je vais, de ce pas, lui écrire qu'il vienne demain matin, s'il le peut, et que j'ai son affaire...»

L'action suivant la parole, toujours en vertu du pratique proverbe sur la valeur monétaire du temps, Campbell se dirigea vers le bureau, non sans que le neveu eût esquissé un geste qui voulait être une protestation. Mais Hilda l'arrêta net, en lui touchant le bras de la pointe de sa cravache; et, marchant sur lui, elle dit, d'une voix basse et saccadée:

—«Si vous voulez que je vous pardonne, Jack, il faut vous taire... Vous m'entendez, vous taire. Sinon, je croirai qu'en me parlant comme vous l'avez fait ce matin, vous m'avez menti...»

—«Hilda!...» gémit Corbin, avec un accent de protestation passionnée. Un infaillible sens s'éveille chez les femmes les plus naïves quand il s'agit de manœuvrer un amoureux. Celle-ci venait de prononcer exactement les mots qui devaient mater les rébellions du malheureux. Il baissa la tête. Après quelques secondes de combat intérieur, il reprit simplement: «Soit! je me tairai. Mais qu'allez-vous faire? Vous voulez que Campbell écrive à cet homme? Je vous jure que tout ce que je vous ai dit de lui est vrai... Et vous le reverrez?... Et puis, pensez quel rôle vous faites jouer à votre père...»

—«Je reverrai cet homme, si cela me plaît,» répondit-elle. «Je ferai ce qui me convient. Ce que je vous demande, à vous, c'est le silence. Gardez-le, et j'oublierai. Sinon, tout rapport est rompu entre nous et pour toujours. Je m'en irai plutôt de la maison. Vous me parlez de mon père? Hé bien! si vous vous mettez en travers de mes projets, je lui donnerai à choisir entre vous et moi...»

—«Je vous obéirai, Hilda,» dit John Corbin, après quelques instants d'une nouvelle lutte intérieure qui dut être bien forte, car sa cicatrice passa du violet sombre au violet livide, comme il arrivait quand une émotion très intense secouait ses rudes nerfs. Car le brave et sauvage garçon avait des nerfs, malgré son flegme, et qu'il venait d'avoir bien du mal à dompter. Ce ne fut pas son amour seulement qui lui donna la force de cette domination sur lui-même, ni son besoin d'apaiser à tout prix le ressentiment de la passionnée jeune fille. Ce fut l'évidence devant son regard, ses paroles, son attitude, qu'une révolution était en train de s'accomplir en elle. Cette question sur ses projets, qu'il lui avait posée d'un ton si angoissé, il n'allait plus cesser de se la répéter à lui-même avec une angoisse pire: «Que va-t-elle faire?...» L'idée que son Hilda, la fière et loyale Hilda qu'il avait toujours admirée, respectée, presque vénérée autant qu'il l'aimait, consentît à revoir un homme qui lui avait manqué de parole si honteusement, confondait sa raison. A son trouble, il ne doutait plus que Maligny ne l'eût trahie. Que dis-je? Consentir? C'était elle qui désirait cette nouvelle rencontre, elle qui se jetait à la tête de ce misérable. Et, pour rentrer en relations avec lui, quel procédé avait-elle eu l'idée d'employer?... Pourquoi s'était-elle avisée de ce mensonge qui l'aurait révoltée, jadis? Pourquoi?... Et, devant l'inconnu que lui représentait un tel changement de caractère, le fidèle cousin avait tremblé.

Ce qu'allait faire la pauvre Hilda?... Elle-même le savait-elle? Il en est de certains états de passion très aigus comme du jeu, comme de la guerre, comme du duel, de ces circonstances, rapides et tragiques, où nous nous trouvons obligés d'agir, non pas demain, non pas tout à l'heure, mais à la minute, à la seconde. Nous comprenons, nous sentons plutôt, que le plus léger atermoiement risque d'être fatal. Notre être intime se tend alors dans des à-coups de volonté, dont nous ne mesurons pas l'exacte portée. De cette promenade, prolongée parmi les incohérences et les soubresauts d'une sensibilité blessée dans sa fibre la plus secrète, la jeune fille avait rapporté deux résolutions: celle d'abord, d'empêcher à tout prix ce mariage de Maligny. Vingt hypothèses lui avaient traversé la tête. La seule idée lui en était si insupportable qu'elle avait pensé à trouver l'adresse de Mme Tournade, à courir chez elle pour lui dire... quoi? Qu'elle aimait Jules, que celui-ci lui avait fait croire qu'il l'aimait, qu'ils avaient été fiancés?... Et ensuite? Si primitive qu'elle fût et profondément ignorante de certaines choses de la vie, elle s'était pourtant rendu compte qu'une telle demande était simplement insensée. Elle avait résolu aussi d'éclairer sur Maligny l'autre femme, cette Mlle d'Albiac, dont le sort lui apparaissait déjà comme trop pareil au sien... Elle avait pensé à lui écrire, pour lui apprendre quoi encore? Que Jules était coutumier de ces trahisons? Et ensuite?... Cesse-t-on d'aimer un homme parce qu'il vous trahit?... Hilda savait, par son propre exemple, que la jalousie attache davantage le cœur qu'elle déchire... C'est alors que le projet de provoquer une explication avec Maligny lui-même lui était apparu. Et au moment où elle se demandait, pour la centième fois, quel joint trouver, la phrase de son père lui avait, subitement, laissé entrevoir une chance, bien fantasmagorique, bien périlleuse aussi, mais une chance, cependant. Elle l'avait saisie avec cette instantanéité dans le passage de l'idée à l'acte qui caractérise des secousses pareilles. Il fallait qu'elle revît Jules et elle avait employé un procédé que son instinct de femme—soudain éveillé par la jalousie—lui avait suggéré, là, sur place, comme le plus sûr, précisément parce qu'il était le plus extraordinaire, en apparence. Maligny n'avait jamais parlé à Corbin d'un achat d'une bête nouvelle. Il comprendrait donc, en recevant cette lettre du marchand de chevaux, qu'il se passait, rue de Pomereu, quelque chose d'extraordinaire. Ne fût-ce que par curiosité, il viendrait. C'était là un calcul bien machiavélique pour une enfant, toujours si spontanée, si vraie, si sincère que Hilda. Aussi n'avait-elle pas calculé. Ç'avait été une de ces ruses spontanées qui surprennent celui ou celle même qui les imagine. Une possibilité lui avait traversé l'esprit. Une phrase avait suivi, si rapide, que le son de sa propre voix prononçant les paroles, qui devaient déterminer son père à écrire, l'avait surprise d'une espèce d'étonnement épouvanté. D'où cette idée lui était-elle venue? Elle n'aurait pas pu le dire. Que cet état de demi-folie par l'excès de la souffrance soit l'excuse de cette charmante fille. Elle était si peu faite pour le mensonge qu'elle se retrouva, cette scène finie, incapable de même soutenir le remords de cette première fourberie. A peine fut-elle allée rejoindre Bob Campbell, en train de libeller la missive qui devait faire revenir Jules de Maligny à la maison, que sa honte d'avoir trompé la confiance de son père fut la plus forte. Elle essaya d'empêcher que cette lettre ne partît.

—«,» dit-elle, «ne pensez-vous point qu'il vaudrait mieux attendre que les clients de ce matin reviennent?... C'est presque un marché commencé.»

—«S'ils reviennent,» répondit Campbell, «et que le cheval leur plaise, ils l'auront. Je n'ai qu'une parole. Mais j'en attends, pour demain, un tout à fait semblable, meilleur peut-être, d'après ce que m'a télégraphié mon agent de Rugby. Si le premier est pris, le comte de Maligny aura le second...»

—«Sans doute,» continua-t-elle, «mais M. de Maligny ne croira-t-il pas que nous cherchons à lui forcer la main?... S'il avait eu vraiment envie d'un cheval, il sait le chemin de la maison...»

—«Il a vu Jack. C'est comme s'il était venu ici,» répliqua le père, sans relever la tête. Il signait son nom avec cette belle écriture, carrée et brutale, mais très nette, où se reconnaissait la franchise un peu brutale de son caractère, et il rédigeait l'adresse. Il ne fit pas attention à l'embarras qui mettait deux grandes plaques de pourpre aux joues de sa fille. «C'est fait...» dit-il en glissant le billet dans l'enveloppe. Et, regardant enfin Hilda: «Vous n'êtes pas bien de nouveau?...», lui demanda-t-il. Cette inquiétude prouvait sa tendresse, mais non sa perspicacité. «Voilà ce que c'est que de monter deux heures sans avoir rien mangé... Il faut vous reposer jusqu'au lunch, sur votre lit. Jack promènera l'autre bête que j'avais fait seller pour vous quand je vous attendais... Que sentez-vous?», insista-t—il, «on dirait que vous avez envie de pleurer?»

—«Moi?», répondit-elle vivement, «quelle idée!» A la seule pensée que le gros et excellent homme pût deviner la cause réelle de son émotion, une véritable terreur paralysait la jeune fille. «Je crois que vous avez raison», ajouta-t-elle. «Le mieux, pour moi, est de m'étendre. J'essaierai de dormir une demi-heure...» Et elle quitta la pièce sans avoir trouvé, dans son remords, la force d'avouer l'impulsif mensonge de tout à l'heure. Elle laissait son père fermer l'enveloppe ainsi préparée. «La lettre ne partira pas,» se disait-elle en remontant dans sa chambre. «Je l'empêcherai.» Campbell avait l'habitude, quand il écrivait un billet d'affaires, de le placer dans un objet ad hoc, un panier en fil de fer doré, suspendu sur le mur au-dessus du bureau. Deux casiers, avec les étiquettes out (dehors) et in (dedans), servaient à séparer les lettres à expédier d'avec les lettres que l'on avait apportées. Le sens presque maniaque de l'ordre qui distingue les Anglais se manifeste ainsi par une variété prodigieuse de petites inventions. Elles paraissent très pratiques. Elles ne sont, le plus souvent, que très compliquées. C'est ainsi que la table qui servait de bureau au maquignon s'encombrait d'un tas d'outils, destinés, celui-ci à ouvrir les enveloppes, un second à classer les factures acquittées, un troisième à ranger celles qui restaient à toucher, cet autre à coller les timbres, cet autre à détacher lesdits timbres si, par hasard, il y avait une erreur dans l'adresse... Que sais-je? Le tout tenu avec un soin qui trahissait la méticulosité des seules personnes qui prissent jamais place à cette table: Campbell lui-même, Jack Corbin et Hilda. Connaissant ce trait essentiel du caractère de son père, la jeune fille devait donc être bien persuadée que la missive serait déposée dans le réceptacle habituel. Son moyen d'arrêter la lettre, on l'a deviné. Elle comptait la prendre et l'anéantir tout simplement. Bob Campbell s'étonnerait bien de n'avoir pas reçu de réponse. Il qualifierait Maligny, en bon insulaire, de norrid Frenchman[4], et le mensonge de tout à l'heure serait réparé,—grâce à une action pire! On pense bien que cette destruction clandestine d'une lettre de son père répugnait singulièrement à la conscience de la pauvre enfant. Elle y était, pourtant, décidée. Ce n'est pas une des moindres responsabilités de ceux qui se livrent, comme ce charmant et souple Jules, au jeu redoutable de la séduction: inspirer un sentiment trop vif à des cœurs jusque-là tout simples, tous droits, c'est les lancer dans des chemins désordonnés, où la délicatesse des scrupules risque de s'abolir bien vite et de se fausser. Les scrupules? Hélas! la passion ne les connaît guère et Hilda se trouvait jetée en ce moment dans la passion. Elle commençait d'en subir les va-et-vient presque insensés, les contradictions illogiques et irrésistibles. On a pu le constater à la double et presque immédiate volte-face qui, en moins d'un quart d'heure, lui avait fait désirer follement de revoir Jules, puis, non moins follement, de ne plus le revoir. Cette passion encore, la mauvaise conseillère, la fit, après avoir guetté, derrière sa fenêtre, une sortie de son père, descendre deux par deux les marches de l'escalier, tandis qu'il la croyait recouchée. Elle venait s'emparer de la lettre écrite sur sa suggestion, et la détruire... Une terreur la saisit, à voir le panier de métal vide. Il n'arrivait pas dix fois par an, au marchand de chevaux de mettre lui-même sa correspondance à la boîte. Le hasard avait voulu que, ce matin-là, il dût aller au bureau de poste toucher un mandat qui exigeait sa signature. Il avait pris sur lui tout son courrier. Aucune puissance au monde ne pouvait empêcher, maintenant, que Jules n'eût cette lettre... Le choc fut si fort que la malheureuse Hilda dut s'asseoir, sur le même siège qu'elle occupait durant cette heure de l'après-midi de printemps où le jeune homme lui avait murmuré ces mots si doux, ce même Jules!... Il allait avoir cette lettre. Il allait revenir ici... Il n'était pas possible qu'il n'y revînt pas. A quel égarement avait-elle cédé? Comment n'avait-elle pas compris qu'il ne se tromperait pas une minute sur la signification vraie de cette démarche du père? Il y verrait, il ne pouvait pas ne pas y voir une manœuvre de la fille pour le rappeler. Que penserait-il d'elle, alors? S'il la démentait auprès de son père, quelle explication donner? Campbell professait, pour le mensonge, une haine attestée par un très petit signe, mais la jeune fille en savait toute la valeur. Le maquignon avait, lui aussi, en bon Anglais, suspendu au mur de sa chambre une pancarte où il avait fait transcrire en caractères gothiques et colorés un verset de la Bible. Il avait choisi celui de saint Paul dans l'Epître aux Ephésiens: «C'est pourquoi, vous éloignant de tout mensonge, que chacun parle à son prochain dans la vérité, parce que nous sommes les membres les uns des autres[5].» Et, non moins fidèle à l'autre dévotion nationale, en regard, sur une autre pancarte, se lisaient, copiés de sa main, les vers célèbres de Polonius, dans l'Hamlet de Shakespeare: «Avant tout, sois loyal envers toi-même; et, aussi infailliblement que la nuit suit le jour, tu ne pourras être déloyal envers personne[6].» Ces deux phrases, ces deux devises plutôt, Hilda les avait lues des centaines de fois depuis des années que ces deux cartouches décoraient l'alcôve paternelle. Elle se surprit à en redire les mots et à trembler. Si Jules ne la démentait pas, ce serait pire: une complicité les unirait, elle et lui. Ce serait comme si elle lui avait donné un rendez-vous, à l'insu de son père, et qu'il y fût venu... L'une et l'autre hypothèse surgit devant son esprit tandis qu'elle regardait le casier vide. Elle avait été si certaine d'y reprendre la funeste lettre, que ce contre-temps bien naturel, bien peu important par lui-même, lui donna une sensation de fatalité. Elle n'avait pas entièrement tort. Un nouvel incident allait le lui prouver.

Qui n'a pas traversé, dans sa vie, des heures où les événements se multiplient autour de nous, comme si une secrète puissance travaillait à changer notre destinée? Quand on considère, une par une, les causes diverses de cette multiplication d'événements, on y reconnaît un concours de circonstances trop fortuit. Il reste, cependant, à expliquer pourquoi cette convergence. C'est la part d'inconnu qui se rencontre au fond de toute existence humaine. Notre raison proteste contre l'idée du hasard gouvernant uniquement ce que l'on appelle en terme énigmatique, le sort. Il nous est, d'autre part, impossible de saisir le pourquoi de tel ou tel incident, qui aiguillonne notre vie dans tel ou tel sens et pour toujours. Qu'en conclure, sinon—comme disait, dans ce même Hamlet, ce même poète si cher à tous les compatriotes des insulaires de la rue de Pomereu—qu'il y a «beaucoup plus de choses, dans le monde que n'en peut voir notre philosophie.»

Il existait un moyen très simple d'empêcher que cette lettre, même envoyée, n'eût la moindre conséquence: c'était de tout raconter au vieux Campbell, tout—non pas seulement de l'aventure d'aujourd'hui, mais des fiançailles et de leur rupture. Cette franchise réparatrice désarmerait, d'abord, la sévérité du père, pour ce qui touchait au mensonge de tout à l'heure. Il y aurait aussi à cette confession cet avantage: Bob, éclairé sur les causes réelles de la mélancolie de sa fille, lui suggérerait lui-même l'unique remède, une absence prolongée. Il fallait que Hilda quittât et la rue de Pomereu et ce Bois de Boulogne, où le seul aspect des choses renouvelait sans cesse, pour elle, et ses souvenirs et ses regrets. Il le fallait surtout, si le mariage de Jules devait avoir lieu. Rester à Paris, c'était se condamner, un jour ou l'autre, à entendre, dans une chasse à laquelle elle assisterait, des étrangers causer, devant elle, comme avaient causé, devant Jack Corbin, Mme Mosé et le comte de Candale. C'était s'exposer à pire: à une rencontre avec Jules lui-même, avec l'une ou l'autre des deux femmes que son cousin lui avait nommées... Oui, le salut était là, dans une confession complète. Après tout, quelle autre faute la tendre enfant devait-elle se reprocher que la vénielle insincérité de ce matin? Hilda prit la ferme résolution d'avoir cet entretien avec son père, le soir même, sitôt Corbin retiré. Le pauvre Don Quichotte le sentait trop, sa présence était pénible, maintenant, à celle qu'il aimait sans en être aimé, et il disparaissait, le dîner à peine fini, sous un prétexte quelconque, tandis que l'oncle grommelait son éternel:

—«Quand Jack aura été amoureux, une fois dans sa vie, il changera. Il est temps, il est grand temps... Il devient plus rude de jour en jour...»

Donc, son cousin, une fois sorti, Hilda parlerait. Qu'il y avait de tendresse encore, pour l'infidèle Maligny, dans ce désir qu'aucun commentaire de ce trop lucide témoin n'éclairât vraiment la religion du père!... Elle parlerait, mais en quels termes? Elle était en train de construire et de reconstruire mentalement, dans le courant de l'après-midi, les phrases par lesquelles elle aborderait cette conversation, d'une importance presque tragique pour sa naïve sensibilité, quand un incident, absolument inattendu, bouleversa toutes ses résolutions. On y a fait déjà une allusion. Il allait soulever en elle des instincts de rancune que même l'abandon, au lendemain de si solennelles promesses, n'avait pas éveillées. Elle était assise au bureau, comme le jour où Jules l'avait surprise, et elle vaquait derechef à la fastidieuse besogne des comptes,—du moins elle semblait y vaquer, car sa pensée en était bien loin,—lorsque John Corbin ouvrit la porte. Il fallait qu'un épisode d'une gravité extraordinaire se fût produit pour qu'il reparût devant sa cousine, après la terrible scène du matin. Le visage décomposé par l'émotion, il tenait à la main une carte de visite qu'il tendit à Hilda.

—«Cette dame est dans la cour, qui demande absolument à vous voir... Dick lui a dit que vous étiez à la maison...»

Miss Campbell prit la carte et vit qu'elle portait le nom de Madame Henri Tournade. Elle resta là, une minute peut-être, à dévisager les lettres gravées sur le mince carré de bristol, avec une émotion si intense que sa main en tremblait. Corbin, immobile, n'osait pas interrompre cette méditation. L'humilité de son attitude eût touché son pire ennemi.—Mais une femme amoureuse voit-elle seulement celui qu'elle n'aime pas, quand elle est occupée de celui qu'elle aime?

—«Eh bien!», fit-elle avec une subite résolution, «allez dire à Mme Tournade que je suis là, en effet...»

—«Vous voulez la recevoir?» demanda Corbin, avec une visible terreur, dont il donna l'explication en ajoutant: «Mais, si cette dame est venue ici, Hilda, c'est que quelqu'un lui a parlé de vous...»

—«Je vous ai prié d'aller lui dire que j'y suis,» répondit sèchement la jeune fille. «J'irai donc moi-même...» Impérieuse, elle passa, en écartant de la main l'infortuné qui avait, de nouveau, commis la faute impardonnable d'accuser son rival avec trop de vraisemblance. Que Mme Tournade arrivât tout d'un coup chez les Campbell et qu'elle insistât ainsi pour voir la fiancée abandonnée de celui que la chronique lui donnait comme futur époux, c'était la preuve qu'elle avait été avertie... De quoi? Des relations de Hilda et de Jules de Maligny... Et par qui?... Quatre personnes les connaissaient, ces relations: Hilda, Mme de Maligny, Corbin et Jules lui-même. Comment échapper à la logique de cette simple énumération qui mettait implacablement un seul nom derrière le quelqu'un dénoncé d'une manière si gauche, mais si spontanée, par l'écuyer? Toutes les apparences étaient pour que Jules eût raconté ses amours avec la pauvre Hilda, soit par simple légèreté, soit par calcul et dans le but d'aviver encore la jalousie de Mme Tournade. C'était là son procédé habituel. Du moins, Candale, dans cette conversation rapportée par Corbin, lui avait prêté ce calcul, à propos de Mlle d'Albiac. En réalité, ni dans l'un ni dans l'autre cas, le jeune homme n'avait même conçu un projet si pervers. La suite de ce récit le prouvera: en s'engageant avec Louise d'Albiac dans une de ces coquetteries sentimentales dont il était si friand, il avait cédé comme six mois auparavant, avec sa «promise» d'une heure, au goût passionné d'un certain charme féminin. Il s'était intéressé à la jeune fille du monde pour les mêmes motifs que jadis à Hilda, ou de très analogues. Les deux jolies enfants se ressemblaient, à travers les prodigieuses différences de leurs conditions, par un mélange attirant d'énergie et de grâce, d'innocence et de courage. Louise d'Albiac avait, par passion, les goûts que Hilda Campbell avait par métier. Elle était svelte et souple comme Hilda, avec un sourire et des yeux tour à tour naïfs et farouches, infiniment tendres dans l'émotion, et si hardis, presque si virils, pour affronter le danger: le galop d'une bête tout près d'être emportée, le saut d'un obstacle tour près d'être trop haut. Enfin, Mlle d'Albiac était, elle aussi, de cette race des Diane,—n'y a-t-il pas eu, dans les temps antiques, un culte de l'Artémis Heurippée, celle qui protège les chevaux?—Mais, si c'était une Diane plus comblée et mieux née que Hilda, sa dot modeste n'avait pas de quoi tenter un garçon de vingt-cinq ans, assez initié déjà aux réalités de la vie parisienne pour savoir qu'avec trente mille francs par an et certains goûts, un ménage fait maigre figure dans un certain monde. Le revenu de l'héritière des bougies Tournade représentait à lui seul le capital de cette rente. Ces chiffres suffisent à expliquer l'énigmatique Jules. Encore vaguement troublé par le souvenir de sa délicieuse idylle du printemps, il l'avait recommencée, à l'automne, avec une espèce de sosie moral de son amie de la rue de Pomereu. C'était une constance dans l'inconstance, une fidélité dans l'infidélité. Et puis, il n'avait pu s'empêcher d'être attiré, dans un tout autre sens, par la possibilité d'épouser la richissime veuve, laquelle s'était éprise de lui la première, et follement. Ces mêmes chiffres feront comprendre encore qu'il ne fût pas seul à subir cette fascination. Ce n'était pas lui qui avait nommé Hilda à Mme Tournade, c'était un autre aspirant à la main de l'archimillionnaire, un des habitués du Bois, lequel n'avait certes pas cru servir la cause du jeune homme en dénonçant sa liaison avec l'écuyère. Ce dénonciateur la connaissait donc,—preuve que l'article du journal envoyé jadis anonymement à la jeune fille n'était vraiment qu'un écho et que l'on avait causé d'elle à propos de son compagnon de promenade, sans bienveillance aucune. Ce racontage avait eu lieu l'avant-veille, précisément à l'occasion de cette chasse en forêt de Chantilly, durant laquelle Corbin avait recueilli les propos que l'on sait. Le délicat roman de Hilda et de Jules avait été présenté à Mme Tournade comme la plus vulgaire histoire d'intrigue et de galanterie. Le rival de Jules s'était bien gardé de dire que, depuis tantôt une demi-année, personne n'avait vu les jeunes gens seulement se parler, et il avait conclu:

—«Je suis curieux de savoir comment cette petite Campbell et Maligny se tiendront vis-à-vis l'un de l'autre, quand ils se rencontreront aux chasses, et ce que dira Louise d'Albiac. Car vous savez que Maligny lui fait la cour aussi, à celle-là!...»

Cette phrase perfide avait eu ce résultat immédiat: Mme Tournade avait écrit à Jules qu'elle le priait de venir déjeuner chez elle le lendemain, qui était le jour de la chasse, ayant un service urgent à lui demander. Le jeune homme avait bien reçu la lettre. Il n'en était pas moins parti pour cette chasse, après avoir répondu un billet d'excuse que la veuve avait déchiré avec toute la fureur de la jalousie tardive. Elle s'était vue bafouée. Le manège de ce subtil Jules avec elle avait toujours consisté, depuis leur rencontre sur le bateau, durant la croisière, à la laisser dans l'incertitude sur ses sentiments intimes. Ce faisant, le demi-Slave n'avait pas plus joué la comédie avec elle qu'avec Hilda, au printemps, qu'avec Louise ensuite. Il devinait qu'il plaisait infiniment à la riche veuve, et qu'avec un peu de diplomatie ce goût s'exaspérerait vite jusqu'à la passion. De la passion au mariage, avec un peu de diplomatie encore, il n'y aurait pas loin. Mais, si Mme Tournade n'avait pas tout à fait l'âge que lui prêtait généreusement Mme Mosé, elle avait plus de quarante ans, et le jeune homme était sincère dans ses hésitations. Un million à dépenser par an, c'était un mirage bien séduisant, certes. Mais cette abondance de «lustres»—comme eût dit un de ses aïeux du grand siècle—lui paraissait dure à accepter,—pour l'avenir. D'autre part, comment renoncer à cette chance de redorer d'une telle épaisseur de métal le blason des Maligny? Tout de même, il ne s'était pas décidé à sauter le pas. Ses rapports avec Mme Tournade avaient donc comporté des alternatives d'empressement presque tendre et de froideur presque insultante, dont l'effet, le plus sûr avait été de la piquer au vif. En faut-il davantage pour justifier la visite de la quadragénaire amoureuse rue de Pomereu et son insistance à voir cette nouvelle rivale qui venait soudain de lui être révélée? Mme Tournade avait, d'ailleurs, un sujet d'entretien tout trouvé. Dans cette crise aiguë de jalousie, un projet qu'elle nourrissait vaguement s'était précisé: celui de suivre aussi les chasses où Jules figurerait cet automne. Elle montait assez médiocrement, mais, enfin, elle montait. Aucun des chevaux qu'elle avait dans son écurie n'était dressé aux particularités de la chasse à courre:—les aboiements des chiens, les appels du cor, le saut des obstacles, l'excitation du galop avec d'autres.—Il était très naturel qu'elle s'adressât à la maison Campbell, dont les bêtes de chasse étaient la spécialité. Elle était donc venue avec son cocher. La mine de ce dernier était impayable, tandis qu'il attendait dans la cour, avec sa maîtresse, l'arrivée de Hilda. Il regardait les têtes des chevaux, apparues par les fenêtres des box, avec la morgue méprisante dont les personnages de cette sorte sont coutumiers quand ils servent des maîtres qui ne sont pas des connaisseurs. Maître Gaultier—c'était son nom—avait l'habitude d'acheter, seul, les animaux qui composaient l'écurie de Mme Tournade, chez des marchands à sa convenance, avec des bénéfices qui variaient de cent pour cent à cent cinquante. Quand sa patronne, après avoir commandé son automobile, lui avait dit: «Gaultier, vous monterez sur le siège, à côté du chauffeur; nous allons chez M. Campbell, rue de Pomereu, voir des chevaux...»

—«Madame est la maîtresse,» avait-il répondu, «mais je crois devoir prévenir madame qu'elle ne trouvera pas une bête propre chez ce marchand...»

—«Vous me donnerez votre avis, quand je vous le demanderai,» avait répliqué, à son tour, Mme Tournade. Durant le trajet, Gaultier avait oublié son hostilité habituelle à l'égard du mécanicien, ce représentant d'une profession détestée, auquel il n'adressait la parole que contraint, et il s'était lamenté:

—«Il n'y a que des carnes, dans cette maison Campbell... Ils prétendent que leurs chevaux viennent d'Angleterre. Allons donc!... Ils les paient cinq cents francs en vente publique; puis, ils mettent trois mois à les retaper avec des trucs à eux... Ils vous en demandent, après, des cinq, des six mille balles... Enfin, si la patronne a envie d'être enrossée, ça la regarde.»

Ce mécontentement n'était pas particulier au seul Gaultier, à l'égard de Bob Campbell,—tous les cochers de maîtres le partageaient. Leurs propos auraient constitué, s'ils avaient pu être enregistrés, le plus authentique certificat d'honnêteté commerciale pour le maquignon anglais. C'était la preuve qu'il ne pactisait pas avec la vaste camarilla qui exploite, à Paris, le budget d'écurie des gens riches. Mais, pour être un exploiteur effronté, quand on est un fin cocher (c'était le cas du susdit Gaultier), on aime les chevaux autant que l'argent. La noble hippomanie luttait, dans son cœur, contre le sordide appétit du gain, tandis qu'il se tenait ainsi, debout et impassible, dans la cour de la rue de Pomereu. Son mufle presque bleu, à cause de l'épaisseur de la barbe rasée de très près, exprimait le dégoût, et ses petits yeux bruns, qui faisaient deux taches couleur de café sur son teint de brique, s'allumaient à considérer les naseaux, les oreilles, les fronts, les chanfreins, les encolures des prétendues carnes. Il était follement comique d'incertitude, partagé entre le désir que sa patronne quittât au plus tôt cet antre de perdition et une envie non moins violente de faire connaissance avec tous les garrots, toutes les croupes, toutes les jambes! Et il écoutait, sans oser interrompre,—on ne retrouve pas souvent des places comme la sienne,—Mme Tournade dire à Hilda, enfin parue:

—«J'ai tenu à vous voir vous-même, mademoiselle, parce que vous dressez pour dames les chevaux de monsieur votre père. J'ai l'intention de chasser cette année. Il me faudrait deux bêtes très sûres... Pouvez-vous me procurer cela?»

—«On va vous montrer ce que nous avons, madame,» répondit la jeune fille, avec autant d'indifférence polie que si elle n'eût pas eu, devant elle, la future épouse, peut-être, de celui qu'elle aimait. De rencontrer le regard de Mme Tournade fixé sur elle avec une expression de curiosité presque outrageante lui avait donné, du coup, une force singulière. La brutalité de cet examen la révoltait, en suscitant chez elle ce dédain qui, pour certaines âmes très tendres, mais très fières, possède les vertus d'un anesthésique. Elle n'avait plus douté: cette femme était venue chez elle sur une indiscrétion de Jules. Cette certitude, en augmentant encore son dégoût, avait achevé de la glacer. Jamais le pauvre Jack Corbin, qui assistait de loin à cette scène, ne l'avait vue plus belle qu'à cette minute. L'instinct de défense qui l'animait la faisait se redresser, mince et souple, dans le fourreau de son amazone. Ses vingt ans gardaient, même dans sa pâleur et son amaigrissement actuels, tous leur frais éclat. Le masque empâté et déjà marqué de Mme Tournade prenait, par contraste, en dépit des séances aux Instituts de beauté, des tons de chair maquillée et fanée. La taille de celle-ci, sanglée dans un de ces corsets de beauté mûre qui déplacent si fantastiquement les épaisseurs du corps, était raide et lourde. La surcharge de sa toilette, trop élégante, trop à la mode, non pas d'aujourd'hui, mais de demain semblait caricaturale à côté de la mise très simple, mais si seyante, de Hilda. Mme Tournade portait une robe en velours bleu de roi, historiée de passementeries et de pampilles. Le corsage, en forme de boléro, ouvrait sur une chemisette en guipure de Venise. Un grand chapeau de feutre noir, garni de rubans assortis à la robe et de boucles de stras, surchargeait l'édifice compliqué de ses cheveux, dont les reflets fauves trahissaient une savante teinture, comme la pourpre de ses lèvres et la ligne dessinée de ses sourcils, de savants crayons. Toutes sortes de chaînes, de bracelets, de breloques et de petits bijoux fanfreluchaient encore cette parure. Un rang de très grosses perles passé à son cou et deux perles plus grosses à ses oreilles finissaient de lui donner cet air de femme très riche, si déplaisant lorsque la femme très riche n'est pas, en même temps, une très grande dame. Des deux, la Dame,—au vrai sens de ce joli mot d'autrefois,—c'était la fille du maquignon, dans la tenue de son gagne-pain. L'autre, avec son harnachement, exécuté par les meilleurs faiseurs de la rue de la Paix, restait ce qu'elle avait toujours été: la belle demoiselle de magasin, promue à une opulence absurde par un paradoxe du hasard. Sur un point, la légende recueillie par Corbin était strictement exacte: Mme Tournade, de son premier nom Julie Chipot, avait commencé par être essayeuse dans une grande maison de fourrures. Le plus jeune des trois frères Tournade, celui que l'on avait surnommé Boudin d'Or à cause de ses millions et de la rotondité de sa petite personne, l'avait remarquée là. Sur un autre point, la légende était inexacte: l'ex-mannequin n'avait jamais été une femme entretenue. Calcul ou honnêteté, elle avait résisté au galant Tournade et elle s'était fait épouser. Toujours par calcul ou par honnêteté, elle n'avait cessé d'être irréprochable, et durant sa vie conjugale et depuis son veuvage. Aussi, avait-elle conquis une espèce de situation de monde dans cette société, limitrophe de la vraie, qui d'année en année, dès cette époque, étendait ses frontières. Où sont-elles, aujourd'hui, ces frontières? Mme Tournade donnait des fêtes dont les journaux «bien parisiens» parlaient. Elle avait sa loge à l'Opéra, à l'Opéra-Comique, au Français. Les guides citaient, au nombre des merveilles de Paris, la façade de l'hôtel qu'elle s'était bâti aux Champs-Elysées, sur l'emplacement de celui d'une authentique duchesse jugé trop mesquin par la veuve du fastueux Boudin d'Or. Ni ces diverses élégances, ni même les restes assez bien conservés—ou réparés—de sa beauté, n'empêchaient une vulgarité foncière qui tenait à ce qu'il y a de plus inchangeable dans un être: une façon brutale de sentir. Elle en donna la preuve, une fois de plus, dans ce bref entretien avec cette pauvre petite Anglaise dont le seul aspect aurait dû la toucher, par la délicate, la profonde mélancolie empreinte sur ce pur et charmant visage. La richarde, habituée à ne rencontrer autour d'elle que des complaisants ou des boscards, n'était pas femme à ménager les susceptibilités de cœur d'une rivale. Dans l'espèce, pour elle, cette rivale n'était qu'une marchande à ses ordres. Sur un signe de Hilda, un groom était allé chercher dans un box le cheval demandé. Pendant le temps que dura cette petite opération, Mme Tournade ne discontinua pas de fixer la jeune fille, et elle finit par lui dire, avec une brusquerie d'interrogation presque agressive:

—«C'est un de vos amis qui m'a donné votre adresse, mademoiselle, le comte Jules de Maligny... Vous le voyez beaucoup, n'est-ce pas?...»

—«M. le comte de Maligny est un des clients de mon père,» rectifia Hilda, sans que la plus petite rougeur eût teinté ses joues, elle qui changeait si aisément de couleur dès qu'elle était émue. Aussi bien elle ne l'était plus, tant le mépris l'emportait en elle sur tout le reste. «Et c'est cette femme qu'il veut épouser parce qu'elle est riche!...» pensait-elle. «C'est à cette femme qu'il m'a livrée!...» Et, tout haut: «M. de Maligny nous a acheté un cheval, au printemps, qu'il n'a pas gardé. Mais je ne crois pas que ce soit pour aucune autre raison qu'un départ. Il nous avait dit qu'il en était content.»

—«Vous ne l'avez pas vu, hier, à Chantilly, à la chasse?», demanda l'inqualifiable questionneuse, que la jeune fille regarda bien en face, afin de lui faire honte. Puis, sans se départir de cette politesse toujours impassible, elle répliqua:

—«Je n'ai pas chassé, hier, madame...» Puis, interpellant son cousin qui n'avait pas bougé du seuil de la porte... «John,» lui dit-elle, «madame voudrait savoir si M. le comte de Maligny chassait, hier, avec l'équipage de Chantilly. Vous y étiez. Voulez-vous lui donner ce renseignement?...» Et, au groom qui tenait par le licol la bête sortie du box: «Mettez au cheval ma selle et ma bride, Dick. Je vais le présenter à madame.»

L'humble écuyère avait mis, dans ces rispostes à l'odieuse inquisition de la pseudo-grande mondaine tant de dignité simple! Celle-ci en demeura déconcertée. Sa jalousie, éveillée par la dénonciation de l'ennemi de Maligny, n'en fut pas apaisée,—bien au contraire. Mais, pour être impulsive et facilement grossière, elle n'en était pas moins femme. Elle avait compris la leçon. Le reste de la visite se passa tout naturellement, sans aucune allusion à l'objet secret de leurs deux pensées, à l'une et à l'autre, si ce n'est qu'en se retirant, la visiteuse dit à la jeune fille, après quatre présentations de chevaux:

—«C'est le premier qui me conviendra, et le troisième, je crois. Je vous écrirai, mademoiselle, pour que vous me les envoyiez tous les deux à Rambouillet, où je chasserai de mercredi en huit. Je vous demanderai de m'accompagner dans cette chasse. Vous monterez celui de ces deux chevaux que je ne prendrai pas.»

—«C'est mon métier, madame,» répondit Hilda, «et j'attendrai vos instructions...»

Elle avait incliné la tête d'un geste à la fois déférent et impersonnel; mais quand la silhouette lourde et sanglée de la riche veuve ne fut plus visible qu'à travers l'entre-bâillement des battants de la porte, son indignation, trop longtemps contenue, éclata dans une parole de mépris, qu'elle prononça entre ses dents serrées, assez distinctement pour que Corbin l'entendit:

—«L'affreuse vieille Jézabel peinte[7]!» dit-elle, empruntant en vraie Anglaise, à la Bible d'Oxford, une expression dont l'énergie devenait plus dure encore sur ses lèvres, habituées à l'indulgence. Devant cet éclat, le cousin se crut autorisé à lui dire, avec sa sollicitude qu'aucune rebuffade ne décourageait, de même qu'aucune maladresse ne l'éclairait:

—«Vous voyez que j'avais bien raison, Hilda, tout à l'heure, de ne pas vouloir que vous receviez cette dame.»

—«Au contraire,» fit-elle. «Il vaut mieux que j'ai causé avec elle. Je sais à quoi m'en tenir, à présent... A partir d'aujourd'hui, M. de Maligny n'existe plus pour moi... Oui,» insista-t-elle, «il m'est aussi indifférent que ceci...» Elle portait toujours, à la boutonnière de sa jaquette de cheval, depuis le printemps, un œillet, renouvelé chaque matin. C'était la fleur favorite de Jules. Elle arracha la corolle, rouge comme sa jolie bouche, qui n'avait pas besoin, elle, du bâton de carmin. Elle arracha aussi la tige et jetant ces débris par terre, elle les écrasa sous son pied. Puis, avec la même confiante familiarité qu'autrefois, et comme pour bien prouver à son cousin que ses griefs contre lui avaient disparu en même temps que son amour pour un indigne, elle reprit: «John, voulez-vous veiller à ce que Dick resselle le premier cheval? Si cette dame doit chasser avec, cette semaine ou l'autre, il faut qu'il soit un peu plus mis...»

—«Et vous l'accompagnerez, comme elle a osé vous en prier?» demanda-t-il.

—Pourquoi pas?...», répondit-elle. «Maintenant, je n'ai plus de motif qui m'en empêche. Je vous répète, John, que cet homme m'est indifférent. Du moment qu'il a pu me livrer à une pareille femme, il n'était pas ce que j'ai pensé, et, alors, il est mort pour moi...»

Tandis que la malheureuse enfant, et qui se croyait de bonne foi guérie, flétrissait ainsi celui qu'elle avait tant aimé,—qu'elle aimait tant à cette minute,—«l'affreuse vieille Jézabel peinte», qui n'était, malgré son blanc et son fard, ni affreuse, ni vieille, ni surtout Jézabel, manifestait, contre ce même Jules, une rancune égale. Seulement, c'était sur le dos de son cocher qu'elle la passait. L'inquiétude de maître Gaultier avait été trop forte devant les bêtes présentées par miss Campbell. Son œil d'artiste en équitation en avait aussitôt reconnu la valeur. Il ne put s'empêcher de dire à sa maîtresse, durant les quelques instants que le chauffeur mit à manœuvrer l'automobile, garée à l'ombre, dans la petite rue:

—«C'est à madame de décider. Mais j'espère bien que madame n'achètera aucun de ces chevaux... J'avais averti madame. Cette maison n'a que des rosses retapées. Madame a vu. Le premier cheval a un éparvin et il harpe. Le second a l'air bien; mais il n'a que trois pattes et les pieds encastelés...»

—«Je vous ai déjà prévenu, Gaultier,» répondit Mme Tournade, «que vous me donneriez votre avis quand je vous le demanderais... Vous vous croyez le maître chez moi. Il faudra changer ces manières, mon garçon. Vous n'êtes peut-être pas content du pourboire que donnent les Campbell, quand ils vendent un cheval. Gardez ce mécontentement pour vous et ne me prenez pas pour plus bête que je ne suis.»

—«Un pourboire?...» répéta le cocher, si interloqué de cette réplique où l'ancien mannequin reparaissait, qu'il en balbutiait: «Moi, Jean Gaultier? Un pourboire?... Si c'est possible!... Moi! Moi qui en suis de ma poche, oui de ma poche, tant je gâte mes bêtes, avec l'écurie de madame!...»

—«Hé bien!», dit Mme Tournade, «à partir d'aujourd'hui, vous ferez des économies, en cessant d'être à mon service... J'en ai assez de vos insolences...» Et, s'adressant au chauffeur: «A l'hôtel, Achille. Mais arrêtez-moi dans un bureau de télégraphe.»

—«Soyez tranquille, Gaultier,» disait philosophiquement le chauffeur Achille, en manœuvrant la direction, à son ennemi professionnel, qui s'était assis à côté de lui, avec la plus penaude et la plus déconfite des figures, «vous ne partirez pas. La patronne a découvert quelque paquet Maligny. Elle va envoyer un bleu à son petit monsieur... Encore heureux qu'elle ne me fasse pas porter son billet et attendre la réponse. Le petit monsieur rappliquera aux Champs-Elysées, et un peu vite. Ce sera du cent à l'heure, je vous en réponds. Le sac est trop gros pour qu'il se brouille... Réconciliation générale. Sur quoi madame vous réintègre dans votre écurie... Tout de même, notre métier est meilleur, avouez-le. On ne peut pas nous mettre à la porte, en deux temps, trois mouvements, nous autres. Tout le monde mène tous les chevaux; mais pour trouver quelqu'un qui vous prenne un virage comme celui-ci, tenez, vous pouvez chercher.» Fatuité perdue! Le gros cocher était si écrasé de la perte possible de sa place, qu'il ne releva pas cette épigramme, et lui aussi se vengea sur Maligny en flétrissant d'un terme ignoble d'argot le candidat à la main de sa maîtresse:

—«C'est vrai. Ce doit être encore la faute au gigolo... On était si tranquille, dans cette maison. Depuis qu'il y vient, ce qu'elle est gâtée!...»

[1] Isaie, XLIII, 2.

[2] Rather high: passablement élevé.

[3] Campbell traduit ici, barbarement, une autre expression de son pays sur les médecins qui font payer, à Londres, leurs visites trois guinées, c'est-à-dire soixante-dix-huit francs soixante-quinze environ au taux du change idéal. On sait le rôle que joue, en Angleterre, cette valeur toute fictive qu'est la guinée: une livre augmentée d'un shilling.

[4] Parler populaire, pour a horrid Frenchmann,—un détestable Français. L'aspiration de l'h étant supprimée, a devient an et horrid se prononce norrid.

[5] Eph., IV, 25.

[6] Hamlet, scène II au premier acte. «This above all,—to thine ownself be true...»

[7] Allusion au passage célèbre du Livre des Rois (II, 9, 30): «Jéhu entra dans la ville. Jézabel, l'ayant appris, mit du fard à ses yeux, se para la tête et regarda par la fenêtre...» Le texte anglais de la Bible d'Oxford porte: «She painted her face».


IV

DÉSILLUSIONS

L'aimable dilettante, si brutalement qualifié par le cocher Gaultier, ne se doutait pas plus des orages soulevés autour de lui, dans la domesticité de la riche veuve, que de la découverte du paquet, comme avait dit le chauffeur, dans son langage emprunté aux clubmen élégants avec lesquels son remarquable talent de mécanicien le faisait fraterniser. Le sac avait beau être très gros,—toujours pour emprunter son style à ce psychologue de l'auto,—Jules n'avait eu de pensée, depuis la veille, que pour son plaisir, représenté d'abord par la partie de chasse,—il y était allé, on se le rappelle, sans se soucier du billet de la riche veuve,—puis par un match de tennis, à Puteaux, où il devait retrouver mlle d'Albiac. Elle lui avait plu davantage encore à cette chasse, la première de l'année, où il avait retrouvé Corbin, peut-être,—les sensibilités complexes, comme la sienne, ont de ces singuliers effets en retour,—peut-être parce que la présence de l'écuyer avait éveillé en lui de secrets remords. Oui. Peut-être ne s'était-il laissé aller plus librement au charme de sa nouvelle amie, que pour essayer de mieux oublier l'autre, l'abandonnée de la rue de Pomereu? Cet ensorcellement avait été si vif, qu'ayant su par Louise où elle passait l'après-midi, il avait saisi cette nouvelle occasion de la revoir. Sa fantaisie pour elle s'était encore accrue à la voir qui courait légèrement sur la terre battue et roulée du court, ses pieds si minces dans leurs souliers sans talons, la taille si souple dans la blouse, la main si preste à ramasser la balle d'un coup de raquette; et l'enfantine vanité de déployer son talent de joueuse devant Jules lui mettait une telle flamme aux yeux, un si frémissant sourire aux lèvres et, aux joues, une si brûlante rougeur!

—«Elle est aussi jolie que Hilda, aussi simple et aussi vraie. Et elle, du moins, je pourrais l'épouser... Ce ne serait pas, non plus, une aussi grande folie. Elle a quelque chose, de quoi garder, au moins, l'hôtel de la rue de Monsieur et La Capite...»

Telle était la petite phrase sur laquelle l'inconstant jeune homme était rentré chez lui pour y trouver la dépêche bleue de Mme Tournade et la lettre de Bob Campbell. Il n'eût pas eu ses vingt-cinq ans s'il n'avait pas éprouvé, à recevoir l'une et l'autre missive, une intense et secrète exaltation de tout son être. «J'aimais à aimer,» a dit, de sa jeunesse, le plus humain des Pères de l'Eglise. Ce saint docteur aurait dû, pour être tout à fait sincère dans cette confession de ses expériences sentimentales, ajouter: «Et j'aimais à être aimé.» Cette volupté du sentiment inspiré n'est pas uniquement de l'égoïsme. Il y entre, certes, beaucoup d'orgueil, mais, aussi, beaucoup de cette fièvre de la vie, qui sert d'absolution à tant de fautes de cet âge, parce qu'elle est exclusive du calcul. La preuve qu'en effet aucun calcul n'avait vraiment place dans Jules de Maligny, toujours à la veille de succomber aux pires tentations de luxe et de plaisir, mais non moins prêt, toujours, aux entraînements les plus désintéressés, c'est qu'il jeta de côté le billet de Mme Tournade aussitôt lu. L'impatience, évidemment piquée, avec laquelle la riche veuve le sommait de venir causer avec elle était le signe qu'il la préoccupait très fort. Pourtant, la lettre dont ses yeux ne pouvaient pas se détacher n'était pas celle-là. C'était celle de Bob Campbell. Hilda ne s'était pas trompée dans ses prévisions. La démarche du marchand de chevaux, succédant aussitôt à la rencontre avec Corbin, était trop énigmatique pour que la curiosité du jeune homme n'en fût pas surexcitée au plus haut degré. N'ayant pas parlé à l'écuyer, et sachant, d'autre part, Campbell incapable d'un mensonge, comment n'eût-il pas deviné la réelle inspiratrice de ce message? Cette lettre était un rappel de Hilda. Pourquoi? Mais parce que le cousin l'avait vu, lui, Jules, la veille, galoper dans la forêt de Chantilly avec Mlle d'Albiac et qu'il l'avait raconté à qui de droit. La logique des engagements que le jeune homme avait pris avec sa mère et avec lui-même aurait voulu qu'il répondit aussitôt à Campbell qu'il ne voulait pas acheter un nouveau cheval, et dans des termes assez vagues pour que les soupçons du père ne fussent pas éveillés. L'inconstant devait d'autant plus résolument se soustraire à toute reprise de relation avec sa fiancée d'un jour, qu'il se sentait si tendrement attiré du côté de cette nouvelle amie et qu'il s'en devinait aimé. Qu'il continuât, même dans ces conditions, à courtiser un peu Mme Tournade, c'était une faiblesse, mais justifiable. Cela prouvait qu'entre un mariage de goût et un mariage de simple intérêt, il hésitait encore. Une rentrée dans l'existence de l'écuyère était une complication d'un ordre très different. Jules s'était trop admire lui-même de son absence et de son silence à l'égard de Hilda pour ne pas comprendre qu'en retournant rue de Pomereu il n'était pas loyal. Il n'eut cependant pas une minute d'hésitation. Il avait trouvé la lettre de Campbell en rentrant, à six heures. Dare-dare, il répondit un billet où il annonçait sa visite pour l'après-midi du lendemain. Il voulait laisser à Hilda le temps de se rendre libre. Il griffonna un second billet à l'adresse de Mme Tournade, où il lui demandait si elle pouvait le recevoir à déjeuner ce même lendemain. L'un et l'autre messages furent confiés au portier Firmin, qui ne put se retenir d'une exclamation, lorsqu'il prit connaissance des deux adresses comme de juste, une fois entré dans sa loge:

—«Rue de Pomereu?... Mais c'est le domicile de ce grand escogriffe d'Anglais... Mme Tournade? C'est encore sa vieille cocotte dont on raconte qu'elle veut l'épouser... Un comte de Maligny!... C'est égal j'aime encore mieux la vieille que la jeune... Il n'y a pas d'Anglais, du moins, de ce côté-là. Quelle figure il avait! Dieu, quelle figure!... Ne devrais-je pas, de nouveau, prévenir la maman?... Pas encore. Il ne faut pas l'inquiéter, la pauvre comtesse. L'affaire de ce printemps l'avait tant vieillie... En attendant, Firmin, ouvre l'œil, et le bon...»

Le digne homme ne suivit que trop à la lettre le conseil qu'il se donnait ainsi à lui-même, car s'étant rendu, de son pied le plus léger, aux Champs-Elysées d'abord, peu s'en fallut qu'il ne fût insulté par le cocher Gaultier, occupé à se lamenter dans la loge sur le renvoi inqualifiable dont il était l'objet. On juge si l'homme d'écurie congédié supporta patiemment le regard scrutateur et insolent du messager de celui qu'il continuait d'appeler le «gigolo». Mais ce regard eut surtout du succès dans la maison Campbell, où Firmin se rendit ensuite. Ce fut Hilda qui vint lui ouvrir, quand il eut frappé à la porte d'Epsom lodge, après avoir franchi, sur les indications presque inintelligibles du lad de garde, la longue cour à peine éclairée. Son expression, en remettant la lettre de son maître, était si évidemment méprisante, que la jeune fille eut, derechef, l'impression qui lui avait été si pénible cette après-midi, celle de son intime et cher secret livré en pâture à d'odieuses curiosités. Elle se souvint de l'autre lettre à elle adressée, celle-là où Jules lui disait, parlant de sa mère: «Les visites de M. C..., d'abord pour prendre de mes nouvelles, puis hier, lui avaient été rapportées.» Par qui? sinon par ce domestique, sous les yeux duquel elle se sentit rougir comme une coupable, elle l'innocente, elle la victime. Sachant cela, comment Jules avait-il choisi ce messager? Hilda était dans une de ces périodes de sensibilité blessée où l'on saigne à la moindre piqûre. Ce lui en fut une encore, que le ton dégagé, familier, presque affectueux, du billet ainsi envoyé et que son père lui communiqua aussitôt. Elle l'avait prévu, Maligny ne démentait pas cette conversation avec Corbin—qu'il n'avait jamais eue. Il se déclarait très reconnaissant à M. Campbell, pour lui avoir si complaisamment cherché un cheval, et, tout en annonçant sa visite, il parlait, il osait parler, du plaisir qu'il aurait «à revoir la charmante miss Hilda». C'étaient les termes dont il se servait et qui allèrent chercher, dans ce cœur malade, la fibre la plus douloureuse, pour la froisser. Ce ton de souriante et banale galanterie contrastait par trop avec ce qu'il y avait de si pudique, de si recueilli, de si douloureux dans l'amour de la sérieuse enfant. Jules aurait dû ne jamais écrire son nom, ou l'écrire avec des formules conventionnelles qui n'auraient pas été une ironie à la tendresse de leur passé. Elle s'en rendait compte, d'autre part: il n'avait pas pu ne pas interpréter dans un sens tout à fait funeste à sa loyauté de fille la démarche de son père. En cela avait-il si tort? Ce mensonge, commis la veille impulsivement et qu'elle avait aussitôt regretté, lui infligea, tout d'un coup, une honte affreuse. Jules avait deviné cette faute. Il s'en faisait le complice. Il avait cessé de l'estimer... Toutes ces idées, surgies pêle-mêle dans l'esprit de la jeune fille, la bouleversèrent au point qu'elle ne put dormir de la nuit. L'approche du moment où elle se retrouverait en face du jeune homme, et dans de telles conditions, lui donnait la fièvre. A dix reprises, elle se leva pour aller auprès de son père, l'éveiller, lui confesser tout. Chaque fois, elle s'arrêta devant la porte de la chambre paternelle, sans avoir la force de passer outre. Un détail grotesque, de ceux qui se remarquent et prennent leur lamentable importance dans des secondes pareilles, acheva de la décourager: le ronflement du dormeur entendu à travers le battant. Toute la simplicité fruste du gros maquignon, dont la mère de Hilda, jadis, avait tant souffert, était symbolisée dans ce sonore et grossier sommeil. Hilda n'avait jamais même soupçonné les causes inavouées de la tristesse presque animale, si l'on peut dire, dont elle avait vu mistress Campbell dépérir. L'hérédité n'étant pas un vain mot,—quoi qu'en puissent dire certains philosophes, lassés de l'abus que des ignorants font de l'idée de race,—la fille éprouvait, sur ce palier de leur commun étage, exactement les sensations subies jadis par cette morte, à qui elle ressemblait tant. Presque tous les drames de famille procèdent de ces malentendus entre des physiologies par trop différentes,—il ne faut pas reculer devant les formules dont ces mêmes ignorants ont abusé, quand elles sont justes.—Au matin, cette impuissance à s'expliquer avec son père avait déterminé la naïve amoureuse à un autre projet: n'être pas là quand Jules viendrait, et ne rentrer rue de Pomereu qu'à un moment où elle serait très sûre de ne plus le rencontrer. Jusqu'à midi, elle se tint ferme dans cette résolution. Hélas! Elle aimait. Où eût-elle trouvé l'énergie de résister à cet attrait de la présence, de tous les besoins de l'amour le plus impérieux? Un de ces sophismes, par lesquels cette passion, la plus féconde de toutes en prétextes, excelle à tromper nos scrupules, lui fit se dire: «Mais, si je ne suis pas là, Jules croira que j'ai peur de lui... Moi? peur de lui? Après qu'il m'a vendue à cette Mme Tournade?... Peur?... Et pourquoi?... Non. Le mieux, au contraire, est d'assister à cette entrevue avec mon père, et qu'il constate par lui-même que sa présence ne m'est plus de rien. Car il ne m'est plus de rien, de rien, de rien...»

Il y avait, dans cette délicate et courageuse créature,—on aura pu l'observer à maints petits signes au cours de ce récit—d'extraordinaires ressources de force intérieure. Tout éprise qu'elle fût, les caractères profonds de sa nation demeuraient en elle: et d'abord, ce culte de sa propre dignité, qui fait qu'un vrai Anglais ou une vraie Anglaise s'acharne à ne jamais rien montrer de ses terreurs, par exemple, même dans le pire danger,—cette habitude et ce goût du stoïcisme, vis-à-vis de la souffrance,—cette aversion pour ces éclats de la sensibilité nerveuse que leur langue si directe appelle brutalement: to fall in hysteries. Aussi, lorsque Jules arriva, sur le coup de trois heures, comme il l'avait annoncé, eut-il la surprise d'apercevoir, debout dans la cour, auprès du lourd Bob Campbell, toujours identique à lui-même, de carrure et de façons, une Hilda qu'il ne connaissait pas. Ce n'était plus la farouche et rougissante fille des tout premiers jours, ni la tendre et souriante amie des derniers. Une indifférence polie et glacée immobilisait ce joli visage dont la maigreur et la pâleur auraient touché le jeune homme, si elle ne l'avait pas regardé s'approcher avec des yeux d'une altière tranquillité. Il faut ajouter qu'il venait de chez Mme Tournade, et que celle-ci lui avait raconté, en étudiant l'effet de ses paroles avec une attention très significative, sa visite aux Campbell, la veille. Maligny s'était aussitôt demandé, ne se connaissant pas d'ennemis, qui avait pu dénoncer, à la veuve, ses anciennes assiduités. L'idée lui était venue que Corbin était le coupable. Puis, il avait réfléchi qu'un tel renseignement, donné à Mme Tournade, avait évidemment pour but de le brouiller avec elle. Or, en admettant, chose très naturelle et même probable, que le cousin de Hilda eût eu vent du mariage possible de l'ancien fiancé de sa cousine avec la millionnaire, quel intérêt avait-il à se mettre en travers? Quel intérêt, surtout, à mettre en rapport les deux femmes, alors que tout son effort avait tendu à isoler cette cousine avec une passion d'amoureux jaloux?... Non, ce n'était point Corbin qui avait prévenu Mme Tournade. Qui, alors?... Mais pourquoi pas la même personne qui avait, au même moment, dicté à Campbell ce billet destiné à faire revenir Jules rue de Pomereu?

Le jeune homme avait discerné, derrière l'une et l'autre action, un travail secret de Hilda. Pour arriver à quoi? Il ne s'était pas répondu qu'un semblable procédé contrastait trop absolument avec l'attitude que la jeune fille avait observée lors de leur rupture. Il s'était dit: «On lui a annoncé mon mariage avec une femme très riche. Elle veut l'empêcher, pour se venger.» Il avait bien eu un passage de subite mélancolie à cette idée, et il hésitait tout de même à infliger cette flétrissure gratuite au plus romanesque de ses souvenirs. Le propre des natures comme la sienne, d'une personnalité si changeante, c'est de n'avoir jamais une vraie certitude sur les caractères qui devraient le mieux leur être connus. «Après tout,» avait-il continué, «qu'est-ce que j'ai su d'elle et du cousin?... Si elle avait été une intrigante, comme l'assure maman, se serait-elle conduite autrement pour se faire épouser?... Et le cousin? Qu'ai-je jamais su du cousin?...» Cet acte d'accusation contre la pauvre Hilda s'était dressé tout seul dans sa pensée, tandis qu'il relevait en riant les insinuations de Mme Tournade:

—«Ah! vous êtes allée chez les Campbell chercher des bêtes. Comme c'est drôle! J'ai été un des clients de cette maison. J'ai cessé momentanément de m'y fournir, à cause d'un article paru dans un journal. On y laissait entendre que j'avais pour bonne amie la jeune fille qui dresse les chevaux, miss Campbell elle-même. Tout cela parce que j'étais sorti avec elle au Bois deux ou trois fois, sans penser à mal.»

—«Avouez plutôt que vous lui avez fait la cour?...», avait répondu Mme Tournade. «Et je le comprends. Elle est bien jolie...»

—«La cour?» avait-il répété. «Jamais!... C'est une fille très honnête et qui n'a jamais fait parler d'elle...»

—«On en a pourtant parlé, et à votre propos. Vous venez de le dire vous-même.»

—«C'est justement pour éviter que cette infamie continuât que je n'y suis plus retourné.»

Le subtil garçon avait bien vu que son interlocutrice n'était pas convaincue. Il n'avait pas insisté. D'avoir défendu ainsi Hilda mettait sa conscience de galant homme en repos. Mais l'incrédulité persistante de la veuve avait achevé de le convaincre qu'elle avait eu des renseignements précis. Il aurait dû, puisqu'il se rappelait le perfide article du journal, en conclure que son idylle avec la charmante Anglaise avait été, à son insu, la fable de certaine milieux. Quoi d'étonnant, par suite, qu'elle eût été dénoncée à Mme Tournade? Peut-être aurait-il raisonné de la sorte sans la coïncidence de la démarche faite par Campbell. Celle-là impliquait nécessairement une suggestion émanée de Hilda. C'était donc avec une forte inclinaison à la défiance que le jeune homme s'acheminait vers la rue de Pomereu. Rien qu'à constater la froideur voulue de l'accueil de la jeune fille, toutes les hypothèses de soupçon, comme flottantes dans son esprit, se cristallisèrent soudain en certitude. Plus de doute. Hilda ne l'avait fait revenir que pour lui jouer la comédie de l'indifférence, afin de le piquer au jeu, dans le même moment où elle éveillait la jalousie de la riche veuve. C'était bien le plan qu'il avait deviné. «Nous sommes à deux de jeu...» se dit-il. Tout de suite, le diabolique instinct de ce qu'il faut bien appeler la coquetterie masculine s'éveilla en lui. John Corbin, qui s'était engouffré, à son approche, dans un des box et qui l'épiait, par-dessus l'échine d'un énorme cheval, auquel il faisait semblant d'ajuster mieux sa couverture, en demeura littéralement stupéfié: au salut distant de Hilda, le fiancé infidèle avait répondu par le plus aimable et le plus ouvert des sourires. Il serrait la main du gros Campbell avec une chaude cordialité. Il s'enquérait de chaque détail de l'écurie, s'adressant à la jeune fille elle-même, et John entendait ces bouts de phrases:

—«Avez-vous toujours ici le Rhin et le Rhône?... Si vous voyiez sauter Galopin, maintenant, vous ne le reconnaîtriez plus, miss Hilda... Ce n'est pas une fois, c'est vingt fois que j'ai voulu pousser jusqu'à la rue de Pomereu et demander de vos nouvelles, monsieur Campbell... Je suis allé en Norvège, cet été. J'ai rapporté, à votre intention, deux bouteilles de l'eau-de-vie de grains qu'ils fabriquent là-bas. J'en conviens, cela ne vaut pas votre whiskey, celui que vous m'avez fait goûter, un soir... En avez-vous encore?...»

Tandis qu'il causait ainsi, la lèvre souriante et prête à l'ironie, l'œil mi-clos et prêt à l'observation, son visage avait pris la plus mauvaise de ses expressions, la féline, celle où son pire atavisme slave se révélait le plus évidemment. La méfiance, cachée sous cette bonne humeur de parade, se devinait à l'acuité singulière de son regard. Ah! que ce regard ressemblait peu à celui dont il enveloppait Hilda durant les semaines de l'autre printemps, alors qu'il s'abandonnait à l'ivresse naïve de cette cour silencieuse! Mais y avait-il aucun rapport entre la fraîcheur des émotions éprouvées dans cette intimité sans arrière-pensée et ses acres soupçons de cette minute? La jeune fille en demeura saisie. Elle reconnaissait bien ces traits, si mâles et si fins tout ensemble, dont elle portait, depuis six mois, l'image dans son souvenir. Elle ne reconnaissait pas l'être qu'elle avait aimé à travers ces traits. Ajoutons que lui, de son côté, ne la reconnaissait pas non plus. Elle avait, elle aussi, dans l'arrière-fond de ses prunelles, une méfiance que Jules n'y avait jamais rencontrée autrefois et qui en altérait l'habituelle candeur. Sa bouche se fermait dans un pli amer qui contrastait étrangement avec la grâce enfantine de ses anciens sourires. Le profond chagrin de cette demi-année, en pâlissant et creusant ses joues, lui avait donné un vieillissement, non pas dans sa chair, mais dans son esprit, et cet air de savoir la vie, qui dévirginise, si l'on peut dire, une physionomie. Enfin, six mois pleins avaient passé entre eux, et il y a toujours, dans une séparation qui dure, un principe inévitable de malentendus. Un travail s'accomplit, tout ensemble, dans la représentation que notre esprit se fait des absents et dans ces absents eux-mêmes. Ils vivent, et, vivre, c'est forcément un peu changer. Nous pensons à eux, et, penser à quelqu'un, c'est forcément modifier, dans l'image que l'on en garde, tel ou tel trait de caractère. C'est effacer tantôt une qualité, tantôt un défaut, ou, au contraire, les accentuer. Ainsi s'expliquent les troubles que nous subissons à revoir, après un long temps, même des personnes qui n'ont pas cessé de garder contact avec nous, par des lettres ou par de communs amis. Nécessairement, alors, ou bien l'affection réciproque dissipe le malaise, ou bien ce malaise diminue l'affection. On refait connaissance, comme dit le langage familier. Sinon, chaque parole, chaque geste aggrave encore cette première impression d'un élément inconnu. Hilda Campbell et Jules de Maligny ne s'étaient pas revus depuis un quart d'heure, qu'ils n'avaient plus besoin de se dominer pour ne pas faire d'allusion à leur commun passé. Voici les deux petits discours qui se prononçaient intérieurement, chez lui et chez elle, tandis qu'un par un, le gros Bob faisait sortir de leurs box les mêmes chevaux qui avaient défilé, la veille, devant Mme Tournade. Cette fois, c'était Corbin qui les montait. Le passionné garçon n'avait pas pu prendre sur lui de répondre au courtois bonjour que lui adressait le faux client, mais incapable de manquer à la parole donnée, il n'avait pas protesté contre cette présentation, qui continuait le mensonge fait au père abusé. Tout en le regardant caracoler sur le pavé de la petite rue, comme c'était l'usage, Maligny se disait:

—«Décidément, le cousin et la cousine s'entendent très bien,—trop bien... S'ils ne s'entendaient pas, quand tout à l'heure Campbell a dit à Corbin: «Monsieur le comte est venu voir le cheval dont vous lui avez parlé,» le Corbin aurait protesté. Or, il n'a rien répondu. Qu'est-ce que cela prouve?... Qu'il était au courant de la lettre écrite par son oncle. Or, si quelqu'un sait que je ne lui ai parlé ni de cheval ni de quoi que ce soit, l'autre jour, c'est lui. Donc, il est le complice de Hilda. Ça, c'est un fait. En voici un autre: si son attitude d'il y a six mois avait été sincère, cette complicité n'aurait jamais eu lieu. Donc, cette attitude, il y a six mois, n'était pas sincère... Et je n'ai pas su le voir? Où avais-je l'esprit?... La petite,»—il l'appelait déjà de ce terme irrévérencieux,—«la petite est bien jolie. Mais elle n'a pas changé de visage, depuis six mois. Or, elle porte l'intrigue écrite sur sa figure, comme avec des mots sur un papier... Je n'ai pas su voir cela non plus. Encore une fois, où avais-je l'esprit?... Elle m'étudie du coin de l'œil. Elle est étonnée de mon indifférence et de ma belle humeur. Elle m'a cru sa dupe, même quand j'ai rompu... Pourquoi, alors, n'a-t-elle pas essayé de me faire revenir plus tôt?... Pourquoi?... Mais elle savait que j'avais quitté Paris. Elle n'a pas voulu perdre sa peine. Elle attendait mon retour et une occasion. Peut-être y a-t-il eu place, dans l'intervalle, pour quelque Machault, quelque La Guerche, ou autres rajahs...»

On n'a pas oublié les calomnies que ses camarades de fête, les Portille, les Mosé, les Longuillon,—belles âmes!—avaient joyeusement rapportées à Jules. Un regard de Hilda avait suffi pour exorciser, autrefois, les flétrissantes visions. Elles revenaient. Un autre regard y avait de nouveau suffi, aussi obscur, pour Jules, que l'autre lui avait paru transparent. Mal d'autrui n'est que songe...—disent, entre deux peteneros, les gitanes d'Andalousie. Que ce proverbe est tristement vrai, si vrai que le narrateur de cette anecdote sentimentale aurait pu l'écrire à la première page de son récit! C'en eût été le résumé anticipé, et aussi l'excuse, ou l'atténuation, de la formidable forfaiture d'amour commise par Maligny. Ce désespoir de la jeune fille, qui mettait dans ses prunelles bleues une espèce de morne stupeur, était devenu, pour lui, le signe d'une duplicité dont il ne doutait déjà plus.

—«Oui,» songeait-il encore, «joue moi la comédie de la froideur, maintenant que vous m'avez rappelé, mademoiselle Hilda. Vous ne me ferez pas vous poser une question, ni vous montrer une inquiétude... Le charme est rompu,—du moins, l'ancien charme,—car, si vous vouliez...»

—«C'est pourtant bien lui,» se disait Hilda au même moment... «Je ne rêve pas... Ah! que je suis punie d'avoir voulu le revoir à tout prix!... Il n'a seulement pas l'air de se rappeler qu'à deux pas d'ici, dans ce petit bureau de mon père, il m'a demandé d'être sa femme. Ce sont bien ses yeux. Ce n'est plus son regard... C'est bien le timbre de sa voix. Ce n'est plus sa voix... Il sait parfaitement qu'il n'a point parlé à Corbin, avant-hier. Il sait donc aussi qu'en lui écrivant, mon père a été induit en erreur par quelqu'un, et ce quelqu'un ne peut avoir été que moi. Nous avons assez causé ensemble, l'autre printemps, pour qu'il connaisse mon caractère. Il doit penser que, si j'ai employé ce moyen pour reprendre avec lui des relations, j'ai eu un motif, obéi à un sentiment, et alors s'il était encore ce qu'il était il y a six mois, s'il me portait un véritable intérêt... Non. Il est aussi tranquille, aussi gai, que si nous n'avions pas un secret entre nous. Oui, il y a six mois qu'il ne m'a pas revue, depuis le jour où nous nous sommes dit que nous nous aimions, six mois, et de se retrouver ici ne le trouble pas!... Il se tairait, il nous montrerait, à mon père et à moi, de la froideur, je pourrais croire qu'il se domine comme je me domine, qu'il cache son émotion comme je cache la mienne, mais qu'il en a une... Non. Il n'a pas d'émotion... Pourquoi est-il venu, alors, s'il ne m'aime pas? Est-il possible qu'il me fasse l'affront de croire que j'ai l'idée d'être coquette avec lui?... Ou bien s'imagine-t-il que j'ai appris ses projets de mariage et a-t-il peur?... Peur de quoi? Je n'ai pas mérité cet affront, alors que j'ai accepté cette rupture sans un mot de reproche, sans une plainte... Oui, j'ai été folle de faire écrire cette lettre par mon père... Mais cela ne se passera pas ainsi. Il faut que je m'explique avec Jules, que je lui dise... Quoi?... Que John Corbin m'a appris son histoire avec Mme Tournade et Mlle d'Albiac, et qu'alors la douleur m'a emportée, comme dans un vertige?... Jamais, non, jamais, je ne lui dirai cela... Il croirait que je l'aime toujours, et je ne l'aime plus... Non, je ne l'aime plus, après qu'il m'a livrée à cette méchante femme. Dieu juste! Est-ce vraiment possible qu'il ait trahi notre secret? Pourquoi pas, puisqu'il n'a plus rien dans le cœur pour moi?... Il y a six mois, comme il était autre!... Mais, puisqu'il ne m'aime plus, qu'est-ce qu'il vient faire ici?... Il n'est pas humain, cependant, qu'il s'entende avec cette femme pour me faire souffrir. Pourquoi?... Je suis sûre qu'il ne sait même pas que je l'ai vue...»

Qu'il y avait de tendresse encore dans ce doute! Quel désir de pardon déjà! La visite de Jules ne devait pas s'achever sans qu'il eût donné le plus cruel démenti à cette affirmation que la malheureuse enfant essayait de s'imposer à elle-même, avec un tel besoin de justifier son ami de ce printemps,—malgré tout. Ce changement d'expression dans la physionomie du séduisant Jules n'empêchait pas qu'un irrésistible attrait n'émanât pour elle des lignes si fines de ce mâle visage, une séduction de chacun des gestes hardis et souples du jeune homme. Un mot, un seul, qui eût contenu une allusion attendrie à leurs communs souvenirs, et rien ne fût demeuré de toutes les pensées soulevées en elle par l'évidence de l'insensibilité de Maligny. A une seconde, et malgré le parti pris de son légitime orgueil de femme, une imploration passa dans ses yeux. Si les anciens fiancés eussent été en tête-à-tête, c'est elle qui se serait humiliée devant son bourreau, elle qui eût demandé pardon des souffrances qu'il lui avait infligées. Le subtil personnage observa bien que la raideur du début de leur nouvelle rencontre se détendait, que la rougeur de la timidité passionnée revenait aux joues de la jeune fille. C'était déjà trop tard pour qu'il en fût touché.

—«Mon système était le bon,» se dit-il. «C'est elle qui voudrait changer le sien, en constatant qu'elle n'a pas réussi à me piquer au jeu... Vous ne m'amènerez pas non plus dans ce chemin-là, mademoiselle Hilda, et, avant de partir, si vous avez quelque petite idée de chantage sentimental, je vais, à tout hasard, vous prouver que je ne vous crains pas... » Et tout haut: «Il me reste à vous remercier, monsieur Campbell. Je viendrai vous donner la réponse, pour un de ces chevaux, au premier jour... Je reverrai, d'ailleurs, M. Corbin à la chasse, très prochainement, sans doute, et aussi Mlle Hilda... J'ai su que vous allez accompagner une dame de mes amies,» ajouta-t-il, en se tournant vers la jeune fille, «Mme Tournade. Elle m'a dit qu'elle était venue hier et que vous lui aviez montré deux admirables bêtes... Je lui ai répondu,» et se tournant vers Campbell, «qu'il n'y avait, rue de Pomereu, que des chevaux de premier ordre et merveilleusement mis...»

—«Vous l'avez entendu?...» disait Hilda à Corbin, une demi-heure plus tard. Jules était parti, après avoir porté à la malheureuse ce coup si cruel—et si gratuit!—Campbell avait prié sa fille d'examiner avec lui un compte de leur sellier, qui lui paraissait trop élevé, et le brave homme n'avait pas cessé de chanter les éloges de Maligny. Cette vérification terminée, le gros Bob avait commandé qu'on attelât le tonneau. Il voulait aussitôt faire rectifier la note en question. Le fidèle Jack avait guetté le moment où sa cousine serait seule. Il accourait auprès d'elle, le cœur battant, comme s'il n'eût eu ni son âge, ni sa figure, ni son métier. Dans quelle disposition cette visite qui, lui, l'avait indigné, laissait-elle Hilda? Allait-il l'entendre répéter ces paroles de mépris pour son rival qui, la veille, avaient répandu un baume sur la plaie ouverte de sa jalousie? Il lui suffit d'entrer dans le bureau pour reconnaître, au seul frémissement de la voix, à quelle profondeur la jeune fille était bouleversée. Hélas! Toute la douleur qu'elle venait de subir, elle se préparait à l'infliger. Pour elle aussi, à cette minute, mal d'autrui n'allait être que songe. Mais quelle est la femme, si généreuse soit-elle, qui plaint réellement un sentiment qu'elle inspire et ne partage pas? «Vous l'avez entendu?...» répéta-t-elle. Point n'était besoin qu'elle prononçât un nom pour que Corbin comprît quels discours, et de qui, elle relevait avec cette amertume. Ce n'était certes pas ceux que venait de lui tenir Bob Campbell. «Vous étiez tout près de nous, quand il a osé me parler, à moi, de cette créature... Si mon père n'avait pas été là, je vous jure, John, que je l'aurais chassé de chez nous... Je lui aurais dit, je lui aurais crié: «—Allez-vous-en, allez chez elle. Allez épouser cette «vieille femme pour son argent... Allez vendre votre nom, votre jeunesse... Mais ne m'outragez pas, moi qui n'ai rien fait que de vous aimer, honnêtement, loyalement!...» Je me suis crue plus forte que je n'étais, mon ami. Je viens de trop souffrir, et trop, c'est trop... Il ne faut pas que cela recommence... Je ne veux pas lui écrire... Je ne pourrais pas... Mais vous, Jack, vous pouvez empêcher qu'il ne joue ainsi avec mon cœur. Vous le pouvez...»

—«Moi?», demanda l'écuyer. Qu'il venait, lui aussi, de trop souffrir! Seulement, il n'avait personne à qui dire ce plaintif: «mon ami», personne à qui montrer sa souffrance, et il entrevoyait une épreuve pire.

—«Oui, vous,» répondit Hilda. «Vous êtes le seul membre de ma famille qui ait su la démarche de M. de Maligny auprès de moi, quand il m'a demandé ma main. Car il me l'a demandée. Cela engage un homme d'honneur, tout de même. Vous avez le droit d'exiger de lui qu'ayant rompu le premier, il ne me rende pas impossible de conserver ma dignité...»

—«Vous voulez que j'aille lui parler?...» interrogea Corbin. Une véritable convulsion de haine contracta sa face devenue livide, et la cicatrice de son front trancha sur cette pâleur comme un bourrelet de chair sanglante. Puis, saisissant les mains de sa cousine: «Hilda,» supplia-t-il, «n'exigez-pas cela. Moi non plus, je ne pourrais pas...»

Il avait mis, à ce refus et à cette étreinte, une si sauvage énergie, son accent s'était fait si poignant, que la jeune fille en fut frappée, même dans la crise de frénésie où elle se sentait emportée. Elle regarda son cousin. Elle n'eut certes pas l'intuition complète de la tragédie, identique à celle dont son cœur était la victime, qui se jouait dans le malheureux homme. Elle en comprit cependant assez pour qu'il lui fût impossible d'insister. Elle se tut, un instant. D'un geste qui, à lui seul, aurait dénoncé l'intensité de son émotion, elle appuya, sur son front et ses yeux, ses deux petites mains dont la finesse se reconnaissait, même sous la peau rude des gros gants couleur sang de bœuf destinés à s'user au cuir des rênes, et, comme ayant reconquis un peu de calme:

—«Vous avez raison, mon pauvre Jack,» dit-elle. C'était bien peu de chose, ce mot de pauvre. Le farouche Corbin, s'il l'avait osé, se serait agenouillé de reconnaissance pour remercier sa cousine de l'avoir prononcé, et avec cette douceur, comme tout à l'heure: mon ami. «C'est moi qui ne dois pas vous demander une pareille démarche... A quoi servirait-elle, d'ailleurs? En se conduisant, aujourd'hui, comme il s'est conduit, M. de Maligny a prouvé qu'il n'est pas un gentleman. Il ne comprendrait même pas le sens de ce message. Il croirait que je veux lui faire savoir que je l'aime encore... Et je ne dois pas non plus l'aimer encore.» Elle répéta: «Je ne dois pas.» Elle n'osait point, maintenant, dire, comme la veille: «Je ne l'aime plus...» Elle continua: «Ma première idée, celle de ce matin, était la sage: ne pas me trouver là quand il est venu. Il m'a semblé que ce n'était pas fier, que j'aurais l'air d'avoir peur... Je me suis tenue, heureusement. Je n'ai rien fait qui trahit mon trouble. J'y aurai gagné le droit d'être prudente, une autre fois, de la plus sûre manière, en l'évitant. Lorsqu'il reviendra, je prendrai un cheval quelconque—j'ai toujours ce prétexte à ma disposition—et je m'en irai... Quant à Mme Tournade, si elle donne suite à son projet, c'est vous qui l'accompagnerez à la chasse. Si elle demande, auparavant, à essayer le cheval au manège, vous le lui mènerez en lui disant, pour la préparer à ne pas me voir ensuite, que je ne suis pas très bien... J'aurai du courage, Jack. J'en trouverai dans le mépris.» Et elle emprunta, à leur commun métier, une comparaison dont la trivialité même la soulageait: cela arrive quand on se venge des sentiments que l'on ne voudrait pas subir et que l'on subit, cependant. Elle eut cette expression brutale: «Le mépris, c'est la pointe de feu sur la jambe d'un cheval... La brûlure est pénible, d'abord. Ensuite, la bête va. J'irai...»


V

LA VRAIE RIVALE

Le «pauvre Jack» n'avait jamais étudié le cœur féminin qu'en ajustant de son mieux la muserolle ou la martingale aux montures destinées à sa cousine, et la mettant en selle avec des soins attentifs de frère aîné. Mais il avait déjà constaté trop de volte-face incohérents dans les résolutions de Hilda, depuis ces derniers mois, pour croire absolument à la durée de ce ferme propos de radicale abstention, si sage, en effet. Quatre jours se passèrent, durant lesquels la jeune fille fut plus affectueuse de manières, avec lui, qu'elle ne l'avait été, depuis le jour funeste de la première rencontre avec Maligny. Cette douceur s'accompagnait d'une telle tristesse, qu'il n'osa pas provoquer un nouvel entretien. Il attendait, avec une angoisse chargée de sinistres pressentiments, l'heure où reparaîtraient et Jules et Mme Tournade. Ce fut celle-ci qui se manifesta la première, sous la forme d'un coup de téléphone. Elle demandait, ainsi que Hilda l'avait prévu, où et quand elle pourrait essayer les deux bêtes choisies par elle. La décision avec laquelle sa cousine le fit partir à sa place pour le manège dans lequel ils présentaient leurs chevaux, rendit un peu de confiance à Corbin. Mme Tournade ne fit aucune observation. Les chevaux lui plurent. Elle dit qu'elle les retenait pour la semaine d'après, et, le surlendemain, arrivait, rue de Pomereu, un billet d'elle, adressé à miss Campbell et porté, cette fois, par Gaultier. Le gros cocher était rentré en grâce, justifiant ainsi la prédiction de son ennemi le chauffeur. Corbin eut, du moins, l'occasion de se venger un peu du message sur le messager. Il avait tant cru, d'après la façon peu sûre dont la veuve montait, qu'elle renoncerait à son projet.

—«Mme Tournade demande que je lui amène deux chevaux à Rambouillet mardi prochain,» dit Hilda après avoir pris connaissance de la lettre. «Elle suivra la chasse avec l'équipage de Montarieu.» Le nom est bien connu dans le monde de la vénerie: c'est celui d'un château loué en commun par une société d'amateurs bourgeois du plus noble des sports. Ils ont pu, dans les prolongements restés libres de la forêt de Rambouillet, s'aménager une chasse très bien tenue. On les a raillés longtemps, jusqu'à ce qu'ayant pris comme maître d'équipage—moyennant finance, prétendent les méchantes langues—le jeune prince de La Tour-Enguerrand, ils soient devenus à la mode assez pour que des Candale et des Albiac en fassent partie. Cela dit pour expliquer que Mme Tournade eût choisi cette chasse plutôt qu'une autre. L'accès en était quand même plus facile que celui des équipages voisins, appartenant tous à de grands seigneurs très authentiques.

—«Hé bien?» interrogea Corbin. Elle avait été si nette, l'autre jour! Maintenant elle se taisait. Elle avait tendu à son cousin le billet, imprégné d'un violent parfum, qui justifiait le biblique surnom donné à la riche veuve par la colère de sa jeune rivale. Les narines du farouche écuyer se contractèrent de dégoût, comme si, réellement, la Jézabel maudite par les prophètes fût venue secouer ses impudiques voiles autour de lui pour le tenter. Et brusquement, afin de suggérer la réponse à sa cousine: «Je suis libre, mardi prochain. Nous allons faire dire à Mme Tournade que je serai là avec les chevaux...»

—«Non,» interrompit la jeune fille, «c'est moi qui irai...» Et, se tournant vers Gaultier: «Attendez une minute. Je vais écrire un billet à votre maîtresse...»

—«J'aurais bien désiré parler à M. Campbell lui-même. Est-ce qu'il n'est pas là?...» Cette question, posée par le cocher de Mme Tournade à John Corbin, réveilla celui-ci de la stupeur accablée où la nouvelle volte-face de sa cousine, pourtant trop redoutée, l'avait plongé. Il regarda le gros homme avec un regard de colère et lui dit:

—«Non, mon oncle n'est pas là. Qu'est-ce que vous lui voulez?»

—«Lui demander quelles sont les habitudes de la maison, quand un cocher fait acheter un cheval à ses maîtres?...»

—«Ah çà!» répondit Corbin, hors de lui cette fois, «est-ce que vous nous prenez pour des voleurs comme vous?»

—«Mais...» voulut répliquer l'autre, interloqué de cette étonnante algarade.

—«Oui, comme vous,» répéta le furieux. «Quand nous vendons un cheval, nous autres, nous demandons ce qu'il vaut, pas un shilling de plus. Nous ne sommes pas des maquignons français, nous, entendez-vous. Nous sommes d'honnêtes marchands anglais. Si vous voulez gagner sur l'écurie de votre maîtresse, allez ailleurs.»

Jamais aucun des fournisseurs divers avec lesquels peut traiter cet important personnage: un cocher de grande maison, n'avait parlé de la sorte à «Monsieur Gaultier,»—ni grainetiers, ni selliers, ni carrossiers, ni vétérinaires, ni surtout, commerçants en chevaux. Le pourpre de l'indignation avait envahi le large visage de l'impudent quémandeur. Son mufle rasé s'ouvrit pour proférer une injure qui s'arrêta dans sa gorge, devant la mimique menaçante du grand et long insulaire serrant ses poings et prêt à boxer son interlocuteur. La mémoire de la scène qui avait eu lieu, sur le pas de la porte, avec sa patronne, et qui avait failli lui coûter sa place, lui revint à la même minute et acheva de l'assagir. Il grommela, entre ses dents, une grossière épithète,—si indistinctement que Corbin ne put rien entendre,—juste de quoi sauver à ses propres yeux la dignité de son droit méconnu. Il tourna le dos à l'écuyer d'un geste superbe, puis il se mit à dévisager les box où se trouvaient les deux chevaux, choisis l'autre jour par sa maîtresse, et dont il reconnaissait les têtes. Si les innocents animaux avaient pu lire dans son regard, ils en auraient henni d'épouvante. «Vous ne serez pas huit jours chez nous sans boiter, je vous en donne mon billet, vilaines bêtes,» disaient les prunelles du cocher.—Ce n'était pas donne qu'il y avait dans ce regard.—Il méditait déjà de déconsidérer la maison Campbell et de se venger, du même coup, en mettant hors de service, grâce aux procédés classiques de ses congénères, les montures fournies à sa maîtresse par des gens qui le traitaient de la sorte. Mais les «vilaines bêtes» étaient de si remarquables exemplaires de leur race que, malgré ces coupables pensées, le cocher se sentait attiré vers elles par ce sentiment irrésistible de conscience professionnelle, qui l'avait saisi dans cette même cour une première fois; et, quand Hilda revint tenant sa lettre, il était occupé à leur flatter le chanfrein, tout en continuant de monologuer à part soi:

—«Si ces Campbell n'étaient pas des brigands qui veulent faire du tort aux camarades en prenant tout le profit, ce serait un plaisir de se servir chez eux!... Pour des chevaux, il n'y a pas à dire, c'est des chevaux... Et gentils, avec cela... Sont-ils gentils!... Aussi gentils que les gens d'ici sont brutes... Mais ça ne se passera pas comme ça. Je vais le repincer, l'Inglish, moi, au demi-cercle, avant de partir. On verra...»

On vit, en dépit de cette résolution, maître Gaultier s'en aller, ayant en poche la réponse pour sa maîtresse, sans avoir «repincé» son ennemi, qui se tenait au coin de la porte, les poings toujours fermés, avec son même air tendu de pugiliste aux aguets. Si sa cousine n'eût pas été là, très probablement c'est John qui aurait recommencé la querelle. Il ne désirait rien tant qu'elle dégénérât en batterie. Que le cocher de Mme Tournade rentrât chez sa patronne le nez cassé ou deux côtes défoncées, le bon renom de l'écurie Campbell en souffrirait, mais la veuve décommanderait ses chevaux. Du coup, le projet de la chasse à Rambouillet, si gros de dangereuses conséquences, serait abandonné. Mais Hilda était dans la cour. Sous ses yeux, le cousin amoureux ne pouvait pas se livrer à des hooks et à des upper cut qui lui eussent donné figure de butor. Il se sentait déjà si rustre, à côté d'elle, si épais auprès de sa finesse, si lourdaud devant sa grâce! Il laissa donc passer l'envoyé de Mme Tournade en frémissant. Dès qu'ils furent seuls, il dit à la jeune fille, avec une douceur navrée—contraste pathétique à sa colère de tout à l'heure, car on y sentait l'infinie indulgence d'un cœur incapable de blâmer ce qu'il chérit:

—«Ainsi, vous êtes retombée, Hilda?... Vous ne pouvez pas perdre cette possibilité de revoir cet homme, même dans ces conditions?... comme vous l'aimez!»

—«Ah!» répondit Hilda. «Je ne sais plus. Je ne comprends plus... Vous devez bien sévèrement me juger, Jack, et je le mérite...»

—«Je ne vous juge pas,» dit-il. «Je vous plains. Celui que je juge, c'est lui. Et, si jamais vous me rendez ma parole...»

—«Je ne vous la rends pas,» répliqua-t-elle, vivement. Puis, d'une voix presque basse, comme effrayée des abîmes qu'elle découvrait dans sa propre sensibilité: «Moi aussi, je le juge, et comme vous, plus sévèrement peut-être, et cela n'empêche rien... Que c'est triste de ne pas estimer celui qu'on aime, et de...»

Elle n'acheva pas. Elle ne dit pas: «Et de ne pas aimer celui qu'on estime!...» L'amoureux dédaigné les lut, sur ces belles lèvres arrières, ces mots où tenait toute la mélancolie de leur destinée à l'un et à l'autre. Il l'acceptait pour lui, cette destinée, sans plus essayer de la conjurer. Il avait renoncé au fol espoir d'être aimé. Il n'acceptait pas, pour Hilda, l'avenir qu'il entrevoyait. Mais que faire? Quand il était accouru, quelques jours auparavant, lui répéter les propos surpris dans la journée de chasse, à Chantilly, il avait tant cru qu'il portait un coup définitif au prestige de son rival!... D'autres faits indiscutables étaient venus si vite corroborer et aggraver ce témoignage! Et le mépris, au lieu d'étouffer chez la jeune fille cet amour passionné pour un être indigne, semblait l'aviver, l'exalter... C'était un démenti donné à toutes les idées que John s'était faites sur sa cousine. Pourtant, qui la connaissait, sinon lui, l'ayant vue naître et grandir? Cette funeste passion avait donc dénaturé ce caractère si instinctivement droit, si délicat, si étranger aux compromis. L'écuyer avait toujours eu le sentiment qu'il n'était qu'un ignorant. Il n'avait eu, dans son humble métier, qu'une bien étroite expérience. Cette conviction de son incapacité à manier finement la vie l'accabla soudain. Toutes ses démarches, depuis ces six mois, n'avaient fait qu'empirer une situation dont il avait prévu les conséquences détestables dès le premier jour. Il brisa cet entretien et n'essaya plus de le recommencer dans les trois jours qui lui restaient pour agir, avant la chasse. La conscience de sa maladresse le paralysait, en même temps qu'il se désespérait devant cette évidence: Hilda était dans une de ces crises où les pires folies sont probables. Comment allait-elle se comporter, durant cette chasse? Pourquoi ce soudain revirement de sa volonté, alors qu'elle n'avait changé d'opinion ni sur Maligny, ni sur son propre devoir? Ces points d'interrogation se posaient devant l'obscure intelligence de John Corbin, sans qu'il imaginât même une réponse. Ces soixante-douze heures s'écoulèrent dans cette angoisse, si douloureuse d'inefficacité, qu'il éprouva presque un soulagement quand l'instant du départ pour la chasse approcha. Un événement allait se produire, quel qu'il fût,—par suite, une solution. Ils s'étaient, la jeune fille et lui, évités d'un commun accord, durant tout ce temps. Ils sentaient trop qu'ils ne pouvaient se parler qu'en se faisant du mal. Dans le train qui les emportait vers Rambouillet, Corbin osa enfin interroger de nouveau sa cousine. Il avait tremblé, jusqu'au dernier moment, ou qu'elle ne lui permît pas de l'accompagner, ou que Bob Campbell ne lui donnât la commission d'aller présenter une bête ailleurs. Le contraire était arrivé. L'oncle avait dit au neveu:

—«Faites envoyer à Rambouillet le Norfolk que nous avons à vendre, Jack. Vous le monterez. Si cette Mme Tournade n'est pas satisfaite des deux autres chevaux, peut-être aura-t-elle l'idée de prendre celui-là, un Norfolk pour la selle, c'est rare. Il s'habituera toujours un peu à la trompe et aux chiens...»

Hilda n'avait pas protesté contre ce projet. Les trois chevaux avaient été expédiés, la veille, sous la surveillance d'un lad, et Corbin se trouvait assis vis-à-vis de sa cousine, vers les sept heures du matin,—un matin voilé d'automne qui annonçait une tiède et claire journée,—dans le compartiment du chemin de fer. Il lui demanda tout d'un coup:—«Vous savez, Hilda, que, si vous voulez ne pas chasser, il est encore temps. J'ai donné l'ordre à Dick qu'il emportât deux selles d'homme, pour le cas où vous vous raviseriez. Il monterait le Norfolk, et, moi, j'accompagnerais Mme Tournade. Vous diriez à votre père que vous vous êtes sentie souffrante, et vous rentreriez par le prochain train...»

—«Non,» répondit-elle en secouant la tête après une visible hésitation. «J'ai besoin de le voir en face d'elle.» Et, avec ce même accent profond, presque de honte, qu'elle avait eu déjà lors de leur dernier entretien intime, elle ajouta: «Et puis, l'autre sera peut-être là.»

Sous le coup d'une pareille confidence, et qui lui révélait des mystères insoupçonnés dans ce cœur si malade, de quel regard Corbin parcourut les groupes de chasseurs, quand Hilda et lui arrivèrent au rendez-vous de l'équipage de Montarieu. Il ne lui fallut pas une minute pour reconnaître et Maligny, monté sur Galopin,—et Mlle d'Albiac, en selle aussi et manœuvrant, avec une habileté digne de Hilda, une jument rouanne un peu nerveuse,—et Mme Tournade, en amazone, la cravache à la main, qui attendait, assise dans une victoria. Sur le siège, se trouvait maître Gaultier, grotesquement flanqué d'un postillon poudré! Les deux chevaux de l'écurie Campbell, tenus en main par le lad Dick, piaffaient à côté. Le brouillard s'était un peu levé. Des coins de ciel bleu paraissaient par places, dans l'interstice des nuages légers qui floconnaient au-dessus de la forêt. Elle serrait ses futaies fauves à la droite du groupe de chasseurs, massés devant la porte d'entrée d'un petit château, une gentilhommière du temps de Louis XIII, élégante construction de briques à coins de pierre. Sur la gauche, une plaine s'étalait, à peine onduleuse, découpée en champs et semée de petites fermes au toit rouge. De-ci de-là, un hameau profilait la silhouette du clocher de son église. C'était un paysage reposé, de teintes neutres, avec lequel contrastait vivement l'agitation du rendez-vous de chasse. Les chevaux, au nombre de quarante peut-être, allaient et venaient sur place, s'ébrouant dans l'air frais, creusant le sol du sabot, mâchant leur mors avec impatience. La plupart des cavaliers portaient l'habit de drap rouge qui se détachait en taches claires sur le fond grisâtre ou doré. Ils étaient coiffés de la casquette ronde en velours, tandis que les femmes qui avaient droit aux couleurs de l'équipage arboraient, sur la tête, un petit tricorne noir à ganse d'argent, la taille prise dans un habit de drap rouge aussi. C'était le costume de Louise d'Albiac. Il lui seyait divinement. Cette souveraine élégance était une supériorité de plus sur la lourde rivale, engoncée dans l'étoffe gris sombre de son corsage. Celle-ci semblait plus disgracieuse encore sous son chapeau en forme de tricorne également, mais, tout noir, et qui élargissait sa face engraissée et plâtrée au point de la faire paraître laide, malgré la régularité des traits. Jules avait, naturellement, le bouton de cet équipage. Il évoquait, dans cet attirail d'un autre temps, l'image d'un des chasseurs que les peintures d'Oudry, celles du palais de Fontainebleau, par exemple, nous montrent en train de galoper à la suite du roi Louis XV, sous des arbres rouilles par l'automne, comme ceux-là. Il était véritablement le plus joli homme de ceux qui se pressaient au rendez-vous, vêtus comme lui. Le plaisir de la chasse était, pour ce descendant des Maligny, des Nadailles et des palatins de la maison des Lodzia, un goût si nativement héréditaire, si mêlé aux globules les plus intimes de son sang, qu'à cette minute il en oubliait son autre goût: celui de la séduction. Un demi-sourire s'était bien comme estompé sous le voile châtain de sa moustache, quand il avait vu arriver miss Campbell et John Corbin; puis, il avait repris, sans prêter plus d'attention à la nouvelle venue qu'à ses deux autres partners au jeu de l'amour-fantaisie, son dialogue avec un des piqueux. Il l'interrogeait sur le pronostic de la chasse. Leurs voisins entendaient passer, dans leur conversation, ces termes spéciaux qui sont le schibboleth de ce seigneurial divertissement. Rien n'a changé de ce vocabulaire, depuis que Jacques du Fouilloux, «escuyer seigneur du dict lieu pays de Gastine en Poitou», dédiait sa Vénerie «au Roy très chrestien Charles neufiesme de ce nom». Molière se moquait déjà, dans une scène célèbre des Fâcheux, de la vanité, d'ailleurs inoffensive, avec laquelle les initiés parlent de ce véritable idiome, qui compte, prétend-on, plus de trois cents mots pour la seule chasse au cerf. Le narrateur de ce récit s'excuse de ne pas rapporter par le menu les propos échangés entre le jeune homme et le vieux veneur, d'abord parce qu'ils étaient fort insignifiants, et, surtout, il serait assuré de commettre un de ces solécismes à faire se retourner dans leurs tombes les Salnove et les Verrier de La Conterie, les d'Youville et les Desgraviers, les classiques de cette littérature[1]. Il n'aurait qu'à parler du bois d'un cerf ou de sa peau, quand les profès dans la dévotion de saint Hubert disent massacre et nappe! Cependant, les chiens, encore attachés, se pressaient les uns contre les autres. Ils palpitaient, ils hurlaient d'attente, après le moment où ils seraient enfin déhardés. Des curieux et des curieuses étaient descendus des voitures, rangées au long de la route. Piétons et cavaliers causaient gaiement, tandis que le prince de La Tour-Enguerrand, pénétré de son importance, allait et venait sur un magnifique irlandais de couleur pie. C'était une de ses excentricités, à cet arbitre de la mode. Il ne montait que des bêtes de cette fantastique robe.—C'était aussi un de ses snobismes. Les bourgeois et les parvenus ne sont pas les seules victimes de ce ridicule. On peut être aussi bien né qu'un Bourbon et ne pas en être exempt, lorsqu'on pense trop à sa maison. La Tour-Enguerrand ne manquait jamais l'occasion de rappeler le motif de ce choix, comme il le fit à Mme Tournade, qui admirait sa bête:

—«C'est une drôle de couleur, n'est-ce pas?... Elle est de tradition dans notre famille, depuis que le maréchal de Turenne, qui ne montait que des juments pie, a donné une de ses bêtes à mon arrière-arrière-arrière-grand-père... Demandez à miss Campbell la peine que son père a eue pour me trouver ce cheval-ci...»

L'aimable maître d'équipage, que son mariage avec la fille du richissime Firmin Nortier[2] n'a empêché, jusqu'ici, ni de corser son budget à coups d'expédients, ni de conter fleurette à toutes les jolies personnes, en fut pour les frais de son sourire et de son salut. Hilda ne parut pas même l'avoir entendu. Il fallut que Corbin, qui ne l'avait pas quittée, répondît pour elle dans le français et avec l'accent que l'on devine:

—«Beau cheval, c'est vrai... Acheté à Dublin au horse show... Très brillant... Du fond... Prend une haie de six pieds...»

Puis, tout bas, en anglais, cette fois:

—«Je vous en supplie, Hilda. Contrôlez-vous... Ne vous donnez pas en spectacle...» Débile traduction du dicton énergique: Don't make a fool of yourself, «ne faites pas une folle de vous-même», par la brutalité duquel le cousin, si soumis, trahissait l'excès de son inquiétude.

—«Vous avez raison,» répondit Hilda à mi-voix et dans la même langue. Elle avait eu le tressaillement d'une personne abîmée dans une hallucination et qu'un rappel soudain réveille à la conscience des choses qui l'entourent. Ce n'était plus Maligny qu'elle regardait ainsi avec des yeux comme hypnotisés. C'était Mlle d'Albiac, qui, visiblement, de son côté, avait remarqué ce regard. Elle s'était penchée sur le garrot de son cheval pour parler à un cavalier d'un certain âge, lequel avait mis pied à terre et desserrait la gourmette de la monture de la jeune fille, avec une privauté toute paternelle. Nul doute qu'elle ne lui eût demandé qui était cette nouvelle venue, dont l'observation trop attentive l'étonnait. Le cavalier qui n'était autre en effet que d'Albiac, avait, à son tour, interrogé son voisin. Tous deux avaient dévisagé Hilda. Le voisin avait dit un nom que le père avait répété à sa fille. Jusque-là, rien que de très naturel. Mais que signifiait le geste d'étonnement, aussitôt réprimé, que Louise ne put s'empêcher d'esquisser? Pourquoi commença-t-elle de tourner sans cesse, elle aussi, ses yeux dans la direction de miss Campbell, avec une curiosité à laquelle sa bonne éducation ne lui permettait pas de céder? Et elle y cédait, cependant. Pourquoi?... Mais pourquoi les yeux de Mme Tournade allaient-ils de l'une à l'autre des deux jeunes filles, épiant, sur leur visage, les émotions infligées à chacune par la présence de l'autre?

Elle ne cessait de les étudier que pour regarder Jules. Il continuait, lui, à causer avec le piqueux,—de son même air heureux de jeune seigneur insouciant, qui se sent un bon cheval entre les genoux, l'allégresse de ses vingt-cinq ans dans tous ses muscles, et qui n'attend que le signal du découplement des chiens pour plonger dans la forêt, avec délices, à la poursuite du cerf que la meute aura fait débucher. La femme de plus de quarante ans aurait dû trouver, dans cette indifférence apparente du jeune homme à l'égard de Louise et de Hilda, une occasion de se réjouir. Puisqu'elle rêvait d'en faire son mari, n'était-ce pas une preuve qu'il n'avait pas de bien vifs sentiments à lui sacrifier? Mais comment ne pas constater qu'il ne semblait pas moins indifférent pour elle?... Etait-ce l'irritation de cette froideur? Etait-ce le secret remords de quelque action indélicate à laquelle la jalousie l'avait entraînée, et dont rougissait son fonds de probité bourgeoise? Etait-ce cette jalousie même? Les silhouettes de ses deux rivales, si fines, si élégantes, lui démontraient trop bien que, dans une lutte avec elles, son argent seul pouvait la faire triompher... Etait-ce encore une appréhension de cette chasse, sur un cheval qu'elle connaissait à peine?... Ou bien y avait-il un peu de ces divers motifs dans son énervement? Toujours est-il que sa voix se fit presque impérieuse et qu'une brusquerie passa dans son geste pour dire à Hilda, en la touchant au bras du pommeau de sa cravache:

—«Quand allons-nous nous mettre en selle, mademoiselle? A quoi pensez-vous?... Veuillez vérifier si les sangles sont solides et si la bête est bien embouchée... Et vite...»

Ces paroles avaient été prononcées assez haut pour que Jules pût distinguer chaque syllabe, s'il avait tendu l'oreille du côté où se tenait sa pauvre fiancée d'un jour, livrée en proie aux brutalités d'une mesquine vengeance. Les mots en étaient bien secs. Le ton était pire. Il signifiait: «Vous n'êtes qu'une salariée, ma petite. C'est moi qui paie et vous allez me servir...» La fière jeune fille, et que ses jolies manières réservées faisaient toujours traiter sur un pied d'égalité, eut un nouveau frisson, mais de révolte. Ses yeux dardèrent, sur l'arrogante richarde, un regard dont l'autre sentit bien le muet reproche. Mais dans quel cœur de femme—et d'homme—la jalousie a-t-elle jamais été une conseillère de pitié ou seulement de justice? Une vilaine joie d'avoir fait mal à l'une, du moins, de ses deux rivales, poussa Mme Tournade à répéter:

—«Vous m'entendez, mademoiselle?...»

—«Je suis prête, madame,» répondit Hilda, avec un visible effort. Elle ne voulait pas «accuser le coup,» comme on dit, dans la langue des gens de sport,—olla podrida, faite de mots empruntés à toutes les espèces d'exercices.—Elle interpella Corbin, qui maniait, lui aussi, sa cravache, et combien nerveusement! Avec quel plaisir il se fût servi de cet instrument de correction, en dépit du célèbre proverbe qu'il ne faut pas frapper une femme, même avec une fleur, pour ajouter une scène à la comédie de son grand compatriote: The Taming of the Shrew[3],—«le Domptement de la Mégère».—Mais de même que, tout à l'heure, son appel à sa cousine avait rendu à celle-ci le sang-froid perdu, cette phrase de Hilda: «Voulez-vous mettre madame en selle, Jack?...» lui rendit son sang-froid à lui. Quand la veuve s'enleva de terre sur les mains unies de l'écuyer, elle ne put pas se douter quelle sauvage envie démangeait ces rudes paumes, où posait la semelle de la fine botte vernie qui boudinait son pied court. Ah! s'il avait pu l'empoigner durement, la jeter à genoux devant cette «salariée», pour qu'elle demandât pardon!... Au lieu de cela, il achevait de rendre à l'insolente les menus services que comportait son métier, avec autant de soin que s'il se fût agi de sa cousine elle-même. Il lui tirait soigneusement la jupe de son amazone. Il lui rajustait son étrivière à une plus exacte mesure. Il lui tendait la rêne de filet, puis celle de mors, promenait quelques minutes le cheval pour qu'il ne s'énervât point, et il laissait Dick mettre en selle la pauvre Hilda. On ne va pas plus loin dans la conscience professionnelle, cette vertu si répandue en Angleterre qu'elle est presque le trait le plus national. Il explique, mieux que toutes les théories de haute politique, l'histoire des triomphes de ce pays, qui, du petit au grand, ne connaît pas l'«à peu près»... Mais, déjà, les valets de limiers étaient revenus. Le prince de La Tour-Enguerrand avait donné le signal de découpler. La meute s'était élancée. Les chevaux partaient à la suite. Les voitures s'ébranlaient. Les trompes commençaient de retentir, emplissant la forêt, par intervalles, de ces airs qui sont un langage, eux aussi. Toute la grâce de la vieille France, toute son élégance légère y vibre encore. Quelle différence avec le brutal cornet à bouquin des Anglais et le grand huchet des Allemands! Le «Lancé», la «Vue», le «Bien allé», le «Volcel' est», le «Débuché», allaient, tour à tour, rallier les chasseurs égarés dans les avenues, les sentiers et les clairières. Mme Tournade et Hilda Campbell s'étaient mises en route au trot modéré de leurs montures, sur ce mot de la jeune Anglaise, non moins consciencieusement professionnelle que son cousin:

—«Nos chevaux seront plus sages, madame, si nous ne les poussons pas tout de suite.»

Corbin, qui ne voulait ni quitter sa cousine, ni pourtant avoir l'air de la surveiller, suivait par derrière, mêlé à un groupe d'autres maquignons de sa connaissance, venus, comme lui, présenter des chevaux. Il était monté sur le Norfolk, lequel avait grand besoin, comme avait dit Bob Campbell, d'être habitué aux trompes et aux chiens, car, depuis que le laisser-courre avait été donné, cet animal montrait une telle inquiétude, que même l'excellent cavalier qu'était John devait éployer tout son art pour le retenir. Le brave garçon ne pouvait donc avoir l'œil aussi constamment qu'il aurait voulu sur les faits et gestes de sa cousine. Mais il devinait son énervement, lui qui savait avec quelle tranquille maîtrise elle montait d'ordinaire, à sa manière crispée de se tenir, aux sursauts qu'elle imprimait à sa monture par des à-coups involontaires, à sa façon saccadée de pencher sa tête à droite et à gauche, en avant et en arrière... Qui épiait-elle avec cette évidente angoisse, sinon Louise d'Albiac et Jules de Maligny, lesquels, en ce moment, galopaient aussi, d'un tout petit galop de départ, dans la même route de forêt? Ils étaient, pourtant, séparés. Louise n'avait auprès d'elle, que son père. Maligny s'attardait à causer avec un de ses camarades, un autre fanatique de la chasse à courre, et ils échangeaient ensemble, tout en s'arrêtant de minute en minute, des phrases qu'un troisième cavalier, un petit coulissier faufilé là et qui montait un carcan de louage, déjà essoufflé, écoutait, bouche bée:

—«...Oui, le valet de limier l'a dit. Ce n'est pas une raison pour que le cerf soit seul. Le sol était sec ce matin, et, quand le sol est sec, le revoir est difficile.»

—«Allons donc! Lathuile se blouser, jamais!... Tiens, écoute ce bien allé. Comme les chiens ont empaumé la voie!...[4]»

—« ...Une brisée! Le cerf a passé par ici. Piquons un peu vers la gauche. La chasse est là...»

Louise d'Albiac, elle, paraissait aussi peu soucieuse que Hilda de savoir si l'infaillible Lathuile avait eu raison de faire rapport d'un dix-cors et d'affirmer que ce dix-cors était seul. «Mon chien et mes yeux ne m'ont jamais trompé...» avait-il répété doctement. Que l'animal fût, au contraire, une «troisième» et une «quatrième» tête, que ses «fumées» fussent en «bousard», en «plateau», en «torches», qu'il se «tardât» ou qu'il ait des «allures longues»[5], qu'importait aux deux jeunes filles?

Elles n'avaient, ni l'une ni l'autre, cette insouciance heureuse que le vieux du Fouilloux a si joliment rendue dans ses vers sur le Blason du Veneur:

Je suis veneur, qui me lève matin,
Prends ma bouteille et l'emplis de bon vin.
Beuvant deux coups en toute dilligence,
Pour cheminer en plus grande assurance
Mettant le traict au col de mon limier,
Pour aux forests le cerf aller chercher,
Et en questant aux cernes des gaignages,
Souvent entends des oiseaux les ramages...[6]

Il n'y avait pas de chants d'oiseaux dans les profondeurs fauves de la forêt touchée par l'automne. Elle en eût été toute pleine, comme au printemps, que leur gazouillis n'eût pas trouvé d'écho dans le cœur de ces deux enfants, si jolies toutes deux, si fines, si éloignées, semblait-il, et pour toujours, l'une de l'autre, par leur condition, et voici qu'un commun sentiment pour un même homme les rapprochait. Voici qu'elles éprouvaient, l'une pour l'autre, cet attrait de curiosité passionnée qu'une rivalité comme celle où elles étaient engagées provoque aussitôt. On a deviné, déjà, que la jeune fille du grand monde avait reçu un avertissement qui lui avait appris l'existence de la pauvre petite écuyère, et de quelle nature. La veille de cette chasse, un billet anonyme lui avait annoncé la présence probable, à Rambouillet, d'une personne à qui M. de Maligny s'intéressait particulièrement.—«Si vous vous imaginez qu'il vous aime, ma petite demoiselle,» disait cette lettre, «vous vous trompez. Il vous joue la comédie comme il la joue à cette fille, qui s'appelle miss Campbell, et dont le père est marchand de chevaux. Renseignez-vous, et vous en apprendrez long sur votre joli monsieur. A bon entendeur, salut.» Est-il nécessaire d'ajouter que la main qui avait tracé, en renversant son écriture, les caractères de cette coupable missive, était celle de l'ancien mannequin? Il y a un proverbe, dans le style énergique cher à du Fouilloux: «La caque sent toujours le hareng.» Mme Tournade n'avait pas eu de calcul précis en commettant cette très vilaine action. Elle avait cédé à l'impulsion de la jalousie, comme tout à l'heure, en donnant des ordres à Hilda sur un ton si impérieux, comme à présent, en la retenant auprès d'elle, de peur qu'elle n'allât du côté de Maligny. Elle avait observé, elle aussi, l'attention fiévreuse de Mlle d'Albiac. Ce signe que sa dénonciation avait mordu tendait toutes les forces de son être. Qu'allait-il résulter de cet éveil et de cette défiance? L'amoureuse trop âgée se le demandait en s'appliquant à pratiquer, dans sa manière de diriger son cheval, tous les préceptes que lui avait donnés le maître de manège chez qui elle avait fréquenté secrètement, cette semaine, afin de se remettre en selle. Pour répondre à cette question, il lui eût fallu connaître la délicatesse de ces deux exquises créatures, celle de Louise et celle de Hilda, si étrangement pareilles d'âme, à travers tant de différences. De même qu'elles étaient, l'une et l'autre, par leur sveltesse et leur énergie, leur goût du danger et leur pureté, des créatures de même type, deux représentantes de cette gracieuse et sauvage lignée des Artémis, deux Dianes,—habillées, chapeautées, bottées à la mode de 1902,—elles avaient, aussi, d'intimes et profondes analogies dans leur manière de sentir. J'ai déjà dit que cette mystérieuse et indéfinissable ressemblance avait été sinon l'excuse, au moins une atténuation de la coupable légèreté avec laquelle Maligny s'était occupé de Louise, si vite après s'être occupé de Hilda. Il avait cherché, deviné, goûté, dans les deux jeunes filles, un même charme et composé de mêmes éléments. Son inconstance avait été une de ces infidélités fidèles, le philtre le plus enivrant pour ces émotifs sans vraie tendresse, pour ces égoïstes tendres que sont les hommes de son espèce. Il ne se doutait pas lui-même du degré auquel descendait cette ressemblance, ni qu'à cet instant où elles le voyaient, l'une et l'autre, cavalcader devant elles, si élégant dans son habit rouge, si peu tourmenté du remords de sa triple intrigue, elles se prononçaient le même monologue, tout bas, presque dans les mêmes termes.

—«Que cette miss Campbell est jolie!» se disait Louise d'Albiac. «Est-il possible que cette infâme lettre m'ait rapporté la vérité?... Mais pourquoi me l'a-t-on écrite à moi?... J'aurais dû la montrer à mon père. Il est un homme, lui, il aurait pu savoir... Je la lui montrerai... Et si ce n'est pas vrai, pourtant? Si l'auteur de cette lettre a voulu seulement m'être pénible, m'indisposer contre M. de Maligny?... Alors, moi, je ferais ce tort à cette jeune fille d'appeler l'attention sur elle? Pour savoir, mon père devrait chercher. Il prononcerait son nom... Je ne dois pas... Mais qui a pu m'écrire cette lettre?... Si c'était cette Mme Tournade?... Quelle idée! Je ne croirai jamais qu'une dame ait commis une pareille vilenie... Pourtant, je me souviens, j'ai vu M. de Maligny bien empressé avec elle, durant notre voyage. Je sais qu'il dîne chez elle, qu'elle l'emmène au théâtre. On m'a raconté qu'il voulait l'épouser... L'épouser? Lui? Une femme si commune?... Dieu! qu'elle monte mal et qu'elle a l'air prétentieux!... Ce n'est pas une raison pour que je la suppose capable d'une infamie. Je ne dois pas non plus. Elle n'a pas plus écrit la lettre qu'il ne l'épousera... Non, non, non.. L'épouser? Comme je comprendrais plutôt qu'il épousât cette miss Campbell! Ce serait une mésalliance, mais si expliquée... Qu'elle est jolie, et fine, et lady, aussi lady que l'autre l'est peu! Si M. de Maligny lui faisait la cour, cependant, comme prétend la lettre?... Alors, pourquoi se serait-il occupé de moi?... Ce serait d'un trop malhonnête homme de mentir ainsi à des jeunes filles... Il n'a pas fait cela non plus. Il ne l'a pas fait... Non, non, non... Mais pourquoi cette miss Campbell me regarde-t-elle, aussitôt qu'elle croit que je ne la regarde pas! Et quand ce n'est pas moi qu'elle regarde, c'est M. de Maligny... Pourquoi?... Elle le connaît, c'est certain. Car il l'a saluée, de loin, quand elle est arrivée, je l'ai bien remarqué... De loin? Pourquoi encore? Mais, s'il lui fait la cour et qu'il veuille me le cacher, c'est tout naturel... Alors, la lettre dirait vrai?... Non, non. Et toujours non... Un instinct m'avertirait. Je serais jalouse. Je l'ai tant été de cette Mme Tournade, sur le bateau et depuis!... Avec cette miss Campbell, c'est le contraire. J'ai éprouvé pour elle, au premier regard, une sympathie. Je l'éprouve maintenant, à cette minute même. Je sens qu'elle ne m'est pas une ennemie... Sa façon de porter la tête, son regard, son expression, tout me plaît d'elle, autant que tout me déplaît de l'autre... C'est un fait qu'elle est charmante... Elle m'a encore regardée. Mais pourquoi? C'est elle, peut-être, qui aime M. de Maligny... Ce serait si naturel... Ah! Qui donc a pu m'écrire cette lettre?...»

—«Que cette Mlle d'Albiac est jolie!...» se disait Hilda. «Est-il possible que Jules hésite entre elle et cette affreuse Mme Tournade?...» Et son mépris d'experte écuyère venant à l'aide de ses rancunes de femme: «Il n'y a qu'à les regarder monter à cheval toutes deux... Quel paquet, celle-ci! Et Mlle d'Albiac, quelle grâce!... J'aurais tant cru que je serais jalouse d'elle, quand je la connaîtrais, comme de l'autre... Comme c'est drôle! Cette jalousie, je ne l'éprouve pas, mais pas du tout... Comme elle porte la tête, avec tant de fierté et d'élégance! Comme elle regarde, avec quels yeux, si fins et qui doivent pouvoir être si tendres, qui sont si sincères!... Oui. Voilà le trait dominant de sa physionomie: la loyauté, la sincérité... Ah! si c'était pour elle que Jules m'avait oubliée, pour elle seule, je souffrirais bien, mais je n'en voudrais ni à lui, ni à elle. J'en suis sûre. Je le sens... Ce serait si naturel, qu'il l'aimât!... Mais, s'il l'aimait, est-ce qu'il se serait occupé de cette autre femme?... Et pourquoi?... Parce qu'elle est riche?...»

Hilda se répétait mentalement ces mots, où tenait un infini de désillusion.

—«Parce qu'elle est riche!... Non. Il n'aime pas plus Mlle d'Albiac qu'il ne m'a aimée. Mais quel homme est-ce, alors? Qu'a-t-il dans la conscience pour se jouer ainsi des cœurs sans aucun remords?... Moi, ce n'était rien. C'est trop naturel qu'il ne m'ait pas comprise... Une pauvre écuyère qui n'était pas de son monde! On lui avait mal parlé de moi. Je n'avais ni nom ni fortune. Il a pu ne pas savoir ce qu'il faisait. Et pourtant!... Mais elle, cette Mlle d'Albiac, c'est une fille noble. Elle est charmante. Elle l'aime. Et c'est la même chose!... Mais pourquoi me regarde-t-elle? Est-ce que Jules lui aurait parlé de moi, comme à l'autre? S'il lui a livré mon secret aussi, comme c'est mal!... Et que lui aura-t-il dit? Qu'aura-t-elle cru?... Dieu! Je voudrais tant avoir le droit d'aller à elle et de l'interroger?... Si elle pense du mal de moi à cause de ce qu'il lui a raconté, c'est trop injuste... Il est sûr, pourtant, qu'elle sait qui je suis. Son père a demandé mon nom et le lui a répété. De cela, je ne veux pas douter. Je l'ai vue, de mes yeux, qui se penchait vers lui. Je l'ai vu, lui, qui se retournait de mon côté et qui parlait à son voisin. Je l'ai vue, elle, qui changeait de visage quand son père lui a transmis la réponse... Suis-je folle de douter! Oui, Jules m'a vendue à elle... Oui. Elle me croit une aventurière... Elle doit penser que je suis venue pour les espionner, pour me venger... Est-ce qu'elle ne comprend pas, à me voir auprès de Mme Tournade, que je suis ici par ordre?... Mais non. Mlle d'Albiac était loin. Elle n'a pas entendu, quand cette femme m'a parlé comme je ne parlerais pas à une maid... Avec ce sourire et cette expression, elle ne peut pas ne pas être bonne, sî bonne! Elle m'aurait plainte d'avoir été traitée de la sorte... Ah! qu'elle me plaindrait, si elle savait! Qu'elle me plaindrait!...»

Ainsi s'accomplissait, sans qu'elles le voulussent, dans ces deux âmes, faites pour se comprendre, dès que le hasard les aurait mises en présence, un de ces phénomènes de sympathie à distance, entre personnes étrangères, qui semblent tenir du miracle. Il faut renoncer à expliquer ce jeu des âmes les unes sur les autres par les lois connues de l'esprit. Mais les savants expliquent-ils davantage ces cas de télépathie ou de lecture de pensées, indiscutables pourtant, et qui offrent une analogie singulière avec le principe, tout physique, des vases communicants? On dirait vraiment qu'entre certains êtres un courant psychique s'établit à de certaines heures, qui met leurs pensées à un même niveau, si l'on peut dire, ou, pour prendre une image d'un ordre différent et plus exact, à un même diapason. Peut-être, doutant l'une et l'autre de celui qu'elles aimaient, Louise d'Albiac et Hilda Campbell étaient-elles plus disposées encore à subir ce magnétisme, cette contagion réciproque de mélancolie et de pitié. Chacune des deux se plaignait elle-même en plaignant l'autre. Chacune aussi, en préférant l'autre à Mme Tournade, se préférait un peu elle-même... Mais, si amoureuse et si rêveuse que soit une jeune fille, il ne faut pas qu'elle suive une chasse à courre quand elle veut s'abandonner tout entière à cette langueur éparse dans les horizons vaporeux d'une forêt d'automne. La brise qui détache les branches et suspend un instant en l'air la pluie des feuilles d'or caresse les fronts songeurs avec une douceur presque défaillante. Puis, cette brise se fait soudain vive et allègre, et voici qu'elle emplit, malgré tout, les poumons d'une fièvre d'agir quand la trompe sonne sur un ton de quête, et que le vent apporte un de ces appels dont les paroles légendaires expriment toute l'ardeur: «Au retour, valets, au retour! Il est là, mes beaux chéris! Il est là! Oh! oh! au retour...» Ou encore: «Au retour, valets! Hourvari, mes beaux! Ha! Ha! Au retour, au retour! Hourvari!»[7]. Et puis, encore, les détours de la poursuite amènent le cerf et la meute à quelques pas... Adieu, alors, les monologues intérieurs et les nostalgies! La chasse est la plus forte. Artémis est, pour un moment, victorieuse d'Eros... A une minute, et comme si la baguette d'une invisible fée s'était levée sur la forêt, cette magie de métamorphose agit sur les deux jeunes filles... Un «Bien allé» nouveau avait retenti, tout près. Du coup, d'instinct, le cheval de Mme Tournade et celui de Hilda s'étaient arrêtés, par imitation du cheval de Jules, que celui-ci avait retenu. Louise et son père s'étaient arrêtés aussi et la voix du jeune homme se fit entendre dans le silence de tous:

—«Ne bougez pas, Hector,» criait-il à son compagnon. «Les chiens se rapprochent... Le cerf va passer là, nous le verrons sauter... Tenez, l'apercevez-vous qui sort sur la route? Il est blond, moyen de corsage...»

—«Sa tête est belle,» répondit Hector, d'un ton comique de connaisseur, «mais un peu grêle.»

—«Tous les cerfs de cette forêt ont la tête grêle... Mais voici les chiens... En avant!... Voulez-vous?» Et, se tournant vers Louise et son père, le joyeux garçon ajouta: «D'Albiac, venez-vous, et vous, mademoiselle Louise?... Taïaut! Taïaut!...»

Il avait mis, en jetant ces dernières syllabes, sa monture au galop. Mlle d'Albiac en avait fait autant, son père de même. En quelques foulées, ils avaient rejoint Maligny et son ami. Déjà, les croupes de leurs quatre chevaux disparaissaient dans une allée transversale, tandis que Mme Tournade disait à Hilda:

—«Suivons-les, mademoiselle, je veux que nous les suivions...» C'était la femme jalouse qui parlait. Et, aussitôt: «Ne me quittez pas, surtout...» Cette fois, c'était la quadragénaire, peu habituée à pousser une bête dans son train. «Croyez-vous que nous les rattraperons?... Où sont-ils?...» C'était, de nouveau, la femme jalouse. La peureuse ne devait pas tarder à reparaître: «Je ne tiens plus ma bête. Elle me casse les bras... Mademoiselle!... Mademoiselle!...»

Cette interpellation, jetée maintenant d'une voix suppliante, était trop justifiée par l'allure que les deux chevaux, celui de l'amoureuse mûre et celui de sa jeune accompagnatrice, avaient continué de prendre. Au moment où elles arrivaient, à leur tour, vers l'orée de la grande allée transversale, elles avaient, en effet, constaté que le groupe formé par Maligny, Louise d'Albiac et son père s'était évanoui. Par où? Ce n'était pas un chemin, c'étaient six que les chasseurs avaient pu prendre. Ces premiers cinquante mètres d'avenue servaient d'amorce à plusieurs routes, sur lesquelles s'en embranchaient d'autres. Jules et sa troupe avaient dû tourner par une de ces sentes. Laquelle? Ils avaient pris, ensuite, un des six embranchements. Lequel? Hilda Campbell avait tendu l'oreille. Un son de trompe lui était arrivé.

—«La Vue...» dit-elle simplement. D'un petit appel de langue, elle excita son cheval, en le lançant dans la direction où elle croyait avoir le plus de chances de rejoindre les autres. La bête était partie de toute sa vitesse. La monture de Mme Tournade avait suivi. C'est alors que la pauvre femme avait commencé d'avoir peur, et, impuissante à empêcher que son cheval ne galopât tête à tête avec l'autre, poussé ce cri, puis supplié que la hardie écuyère ralentît son train. Miss Campbell l'avait regardée. Elle avait reconnu que la poltronne se tenait bien, malgré sa terreur, et ne courait aucun danger. Le terrain était très bon, les bêtes très sûres. Hilda n'avait pas tenu compte de cette imploration de l'apprentie cavalière. La sympathie subite éprouvée pour Mlle d'Albiac n'empêchait pas qu'elle n'aimât Jules et qu'un sursaut de jalousie ne lui eût étreint le cœur à voir sa rivale—la seule vraie—s'éloigner, botte à botte, avec le jeune homme. Sa douceur native n'empêchait pas, non plus, qu'elle ne gardât rancune à la veuve pour ses insolences de leur première rencontre et celles de la matinée. L'occasion s'offrait, trop tentante, d'exercer une petite vengeance, et dans les données de ce métier auquel la parvenue l'avait rappelée si durement. Au lieu de retenir son cheval, elle lui rendit tout. Du talon, elle le touche au flanc. Un second appel de langue l'anime encore. Il redouble de vitesse. Son camarade d'écurie ne veut pas rester en arrière, malgré les efforts désespérés de celle qui le monte et qui n'a même plus de souffle pour supplier, comme tout à l'heure... Les taillis succèdent aux taillis, défilant devant les yeux de Mme Tournade, hypnotisée d'épouvante, avec l'instantanéité folle des paysages traversés en automobile. Les routes succèdent aux routes. Evidemment, Hilda s'était égarée... Aucune sonnerie de trompe. Aucun aboiement de chiens n'arrivait plus aux deux amazones emportées ainsi dans ce galop insensé. Derrière elle, si elle eût la force de se retourner, Mme Tournade n'aurait aperçu aucun cavalier. Elles étaient parties si vite que Corbin, occupé, au même moment, à se battre contre les rétivetés de sa bête, les avait vues disparaître comme elles-mêmes avaient vu disparaître Maligny. Arrivé, lui aussi, à l'orée de la grande avenue, il avait hésité, comme elles, cinq minutes auparavant, sur la direction à prendre. Il s'était engagé dans l'allée précisément opposée... Et les chevaux des deux femmes galopaient toujours. Le visage de la jeune Anglaise exprimait une si farouche résolution que sa victime en demeurait médusée. L'idée lui était soudain venue d'un guet-apens prémédité et que l'écuyère voulait sa mort. Cramponnée d'une main à la crinière, et la jambe crispée sur la fourche, elle attendait la chute inévitable avec une angoisse qui décomposait ses traits, en même temps qu'une sueur d'agonie inondait sa face: et, résultat inattendu, que Hilda n'avait certes pas prémédité, la plus comique transformation s'accomplissait en elle. La teinture de ses cheveux ruisselait en longues raies noires sur sa peau, où la céruse avait fondu. Les secousses de cette course enragée déplaçaient, avec son chapeau, le postiche qui couronnait son front. D'autres mèches s'éparpillaient hors de son chignon... Les chevaux galopaient toujours. Enfin, la malheureuse Mme Tournade jeta un nouveau cri,—de salut, cette fois. A l'extrémité d'une contre-allée, s'apercevait un groupe formé de quelques cavaliers et de plusieurs voitures. Au même instant, Hilda ralentissait le train de sa bête. Le cheval de la veuve imita son camarade dans le passage à une allure modérée, comme il l'avait imité dans son emportement, et c'est au petit trot que les deux femmes se dirigèrent vers ce rassemblement. Voici ce qui s'était passé: tandis qu'elles s'égaraient sur une fausse piste, le cerf, lui, égarait les chasseurs d'un autre côté. L'entrée en scène d'un second animal, emmenant derrière lui une partie de la meute, avait mis l'équipage en désarroi. Plusieurs d'entre les habits rouges s'étaient ralliés là, autour du prince de La Tour-Enguerrand. Ils s'occupaient à délibérer. Des voitures étaient venues les rejoindre, et, parmi elles, celle de Mme Tournade. Le gros Gaultier n'eut pas plus tôt reconnu la loque vivante qu'était, en ce moment, sa maîtresse, lamentablement balancée sur le dos de sa monture, maintenant calme, qu'il dit d'un air triomphal, à son compagnon de siège:

—«Regarde Madame. Tu vois l'état où l'a mise ce cheval. Je l'avais avertie qu'elle ne prenne rien chez ces brigands de Campbell.»

Cette phrase vengeresse, prononcée délibérément d'une voix très haute, visait John Corbin, qui se trouvait à deux pas de la voiture. Sur ce point, son aventure avait ressemblé à celle de sa cousine. Il avait galopé pour rejoindre, à tombeau ouvert, et, au terme de cette randonnée solitaire, aperçu, comme elle, le rassemblement à une extrémité d'allée. Il était accouru pour ne retrouver, des personnes qui l'intéressaient, que Maligny, d'Albiac et Mlle d'Albiac. De Hilda, nulle trace, ni de sa compagne. Tout d'un coup, il les avait vues qui débouchaient dans une avenue, sur leurs chevaux blancs d'écume. Ses yeux de sauvage, habitués à distinguer de très loin les moindres détails, avaient reconnu aussitôt, à vingt petits signes, qu'un événement extraordinaire avait dû se produire. Les bêtes s'étaient-elles emballées? Cette inquiétude toute professionnelle suffit pour qu'il ne relevât point le mot injurieux du cocher. Elle se changea en une anxiété d'un autre ordre, quand les deux femmes, s'étant rapprochées encore, il discerna l'expression de la physionomie de Mme Tournade. La plus violente indignation avait succédé à l'épouvante dans le cœur de la veuve, enfin rassurée. A son aspect de vieille beauté déconfite, plusieurs des assistants, dont Mlle d'Albiac, n'avaient pu retenir un sourire. La femme de quarante ans avait remarqué cette moquerie. Elle arrivait, atteinte dans tous ses orgueils, dans toutes ses prétentions, dans sa chair même, et ce qui mettait le comble à son humiliation, c'était le contraste entre le misérable état où cette équipée l'avait réduite et celui où l'écuyère se trouvait. Ce galop fou avait seulement avivé l'éclat du teint de Hilda, parée de toutes les grâces fières de sa jeunesse, et l'espièglerie de sa vengeance dissipa, une seconde, sa mélancolie. Aussi une rancune, exaltée jusqu'à la haine la plus féroce, frémissait-elle dans l'accent des premières paroles que prononça la femme offensée. Jules de Maligny, étonné, comme Corbin, de cette apparition, et toujours ménager, malgré ses insouciances et ses légèretés, du grand mariage possible, avait fait faire, à son cheval, quelques pas au-devant des deux survenantes. L'occasion de reprendre sa revanche s'offrait maintenant à Mme Tournade, et trop tentante. Elle regarda le jeune homme fixement, sans rien chercher à dissimuler de la colère qui l'étouffait. Elle affecta de ne pas répondre à son salut, et appelant son cocher:

—«Gaultier,» dit-elle, «venez m'aider à descendre de cheval.»

Lorsqu'elle eut mis enfin pied à terre, elle regarda de nouveau, avec cette même insolente fixité, Maligny, miss Campbell, miss Campbell et Maligny. Puis, appelant celui-ci à part, elle commença de lui parler tout bas et vivement. Et, comme il protestait d'un geste, elle dit, très haut, ne se possédant plus, les confondant, Hilda et Jules, dans un même outrageant éclat de rire:

—«Vous avez voulu vous moquer de moi, monsieur de Maligny, avec votre maîtresse... Vous n'en serez pas les bons marchands. Je saurai vous retrouver tous les deux, mademoiselle et vous... Gaultier,» continua-t-elle, «nous rentrons à Rambouillet... Et vite...»

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