L'esclave religieux, et ses avantures
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Title: L'esclave religieux, et ses avantures
Author: Antoine Quartier
Release date: August 25, 2008 [eBook #26432]
Most recently updated: January 4, 2021
Language: French
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L'ESCLAVE
RELIGIEUX,
ET
SES AVANTURES.A PARIS,
Chez Daniel Hortemels,
ruë S. Jacques, au Mécenas.M. DC. XC.
Avec Privilege du Roy.
A MADAME LA MARQUISE DE L'HOPITAL.
MADAME,
Je n'aurois pas osé vous dédier la Relation de mon Esclavage, si les témoignages que j'ay receus de vos bontez ne m'en avoient inspiré la hardiesse; J'ay crû aussi que je ne pouvois mieux vous en marquer ma reconnoissance qu'en vous offrant le seul bien dont mon estat me laisse la disposition, & que la peinture des miseres des Captifs devoit estre presentée à une personne qui s'interesse si chrétiennement à leur liberté. C'est icy, Madame, où vostre solide pieté & vostre humeur bien faisante, me fourniroient une ample matiere d'Eloge, si vostre modestie ne s'opposoit à mon zele; mais quelque silence qu'elle m'inpose, je ne sçaurois oublier que vous estes la digne Epouse d'un mary dont la naissance & le merite, sont également recommandables; Les grands Employs dans lesquels la Maison de l'Hopital a servy la France, la font considerer avec la distinction du monde la plus glorieuse, & le Gouvernement dont le Roy vient d'honnorer Monsieur le Marquis vostre Epoux, est une preuve certaine de son merite; ce qui fait esperer qu'il succédera aux honneurs de ses Ancestres, dont il possede la vertu. Si je ne puis contribuer à sa gloire, souffrez du moins que je fasse des vœux dans l'Auguste Sacrifice de nos Autels, pour sa conservation & pour la vôtre, & que je me dise avec respect,
MADAME,
Vostre tres humble & tres-obeïssant serviteur,
F. A. Q.
AVERTISSEMENT.
Ce n'est ny le desir d'écrire, ny l'ambition de faire connoistre mon nom, qui me fait donner au publicq cét Ouvrage, que j'ay intitulé l'Esclave Religieux, parce que ce fut dans les fers que je formay la resolution de renoncer au monde. Je n'ay point d'autre dessein que d'exciter les Chrétiens au soulagement des Captifs, en exposant à leurs yeux le fidele Tableau de leurs miseres. Je puis dire avec verité, qu'encore que j'aye extrêmement souffert durant huit années d'Esclavage, ma plus grande peine a toûjours esté d'en voir beaucoup d'autres plus malheureux que moy, soit qu'ils n'eussent pas la mesme force pour supporter leurs maux, soit que le Ciel ne leur accordât pas le secours dont il m'a favorisé de temps en temps; puisque ce n'est point parmy les Chrétiens détenus en Barbarie, que le proverbe à lieu, que la consolation d'un malheureux est d'en voir de plus miserables que luy. Comme la porte de la liberté est ouverte à tous ceux qui renoncent à leur Religion, il ne reste dans les fers que ceux lesquels animez de l'esprit de Jesus-Christ, demeurent unis & fermes dans les plus cruelles persecutions; ainsi la pesanteur de leurs chaînes leurs devient commune, parce qu'ils se regardent comme des enfans qui souffrent pour la querele d'un mesme pere, & ils assistent les plus foibles pour les empécher de tomber dans l'infidelité.
J'admire en France la charité des Chrétiens, qui les fait descendre dans les Cachots les plus obcurs pour assister le plus souvent des inconnus; on les console, on les soulage, on se charge de leurs interests, on solicite leurs procés, on les tire de prison en payant leurs dettes, & on rachepte quelque fois leur ban à quoy la Justice les a condamnez. On ne peut assez loüer ces exercices de charité envers le prochain; mais peut-on s'empécher de se plaindre qu'on oublie ses compatriotes, ses amis, ses parens, ses freres, de jeunes enfans, des filles foibles, des Religieux, des Prestres & des personnes d'un merite extraordinaire. On ne songe pas qu'ils sont à toute heure en danger d'abandonner la Foy, & de succomber sous la rigueur des tourmens qu'ils endurent. On peut dire que ces tourmens ne sont pas moins cruels que ceux des premiers Martyrs, il est vray que les Esclaves peuvent finir leurs souffrances lors qu'ils ont dequoy se racheter, mais ils ne sont pas moins Martyrs que ceux de la primitive Eglise, puisqu'ils souffrent pour le nom & la Foy de Jesus-Christ, & qu'ils peuvent briser leurs chaînes en renonçant au Christianisme; leur martyre est mesme plus long, car les premiers ne souffroient la prison que peu de temps, & souvent on les faisoit mourir aussi-tost qu'ils étoient arrestez, au lieu que les Captifs souffrent toute leur vie; ils n'ont point d'autre lict que la terre, la faim, le soif & la nudité, sont attachez comme des ombres à leur personne, les alimens qu'on leur donne suffisent à peine pour éloigner la mort, & conserver une vie qui devient tous les jours plus malheureuse; Cependant ils sont obligez de travailler sans aucun relâche, le baston & les cordages sont les seuls instrumens qui donnent le signal de ce qu'il faut faire, ces Infidels n'ont point d'égard à l'indisposition, à la foiblesse & à l'impuissance; ils frappent également & sans distinction, lorsqu'on n'a point fait ce qui est commandé, & ordinairement ils commandent plus qu'on ne peut faire, afin d'avoir un pretexte de maltraiter les Captifs, & les obliger à prendre le Turban.
Les plus dangereuses persecutions sont les caresses dont ils se servent pour seduire les Esclaves, qu'ils n'ont pû ébranler par les souffrances. Il n'est point de douceur ny de tendresse apparente, qu'ils ne mettent en usage pour les mieux tromper, ils s'appliquent à découvrir leur inclination dominante, & tâchent de les surprendre par leur foible; si le Captif aime les plaisirs, ils employent la bonne chere, & tout ce qu'il y a de plus voluptueux; Si l'interest le touche, & s'il a perdu l'esperance d'estre racheté, on luy promet des grandeurs, on fait semblant de compatir à sa disgrace, on luy témoigne de l'estime & de l'affection, & on luy offre sa liberté; Sur tout les Renegats font gloire de pervertir les Chrétiens, ils se persuadent que les chaînes des Esclaves leur reprochent incessamment leur apostasie, & que leur crime diminuë quand ils le partagent avec plusieurs autres coupables. C'est pourquoy ils n'épargnent ny la violence, ny la cruauté, ny la clemence, ny les festins, ny les presens, ny le temps, ny la peine, pour les forcer à suivre les réveries de l'Alcoran. Ces Infidels sont tout ensemble les Juges & les Boureaux des Captifs qui leur resistent, & jamais ils ne se lassent de continuer leurs souffrances. Ceux au contraire qui par un horrible blaspheme declarent qu'ils veulent embrasser la Loy de Mahomet, sont libres dés le moment. Leurs Patrons leur donnent leurs filles en mariage & leur font obtenir des Employs considerables, ce qui fait que ces Apostats se voyant en peu de temps comblez de richesses & d'honneur, & élevez aux premieres Charges, oublient facillement leur Foy & leur patrie, & deviennent les plus grands persecuteurs des Chrétiens. Ce qui m'a semblé de plus déplorable est d'avoir veu de jeunes garçons & de jeunes filles, estre aussi maltraitez que les autres Esclaves, sans que la foiblesse de l'âge, la delicatesse du sexe, & tout ce que la nature pouvoit inspirer en leur faveur, fussent capables d'attendrir le cœur de ces Tigres. Mais ce qui donne de la consolation est qu'il se trouve tous les jours de jeunes enfans que la grace fortifie de telle maniere, qu'elle les fait chanter les loüanges de Dieu au milieu des plus rudes tourmens. J'ay veu un garçon de quinze ans durant qu'on luy donnoit la bastonnade pour l'obliger à renier, s'écrier, qu'il est doux de mourir pour Jesus-Christ. Toute l'Europe Chrétienne est instruite de ce qui se passe dans la Turquie, dans les Royaumes de Tripoly, de Thunis, d'Alger, de Maroc & de Fez, & sur les costes de la Mediteranée, & particulierement la France en a sceu le détail des RR. PP. de la Mercy, qui ont fait plusieurs Redemptions celebres depuis peu d'années, de sorte qu'on peut dire qu'elle entend la voix & les gemissemens de ces Infortunez; Malheurs donc aux Chrétiens qui sont insensibles aux plaintes & aux disgraces de leurs freres.
Je m'estimerois heureux si le recit de ma Captivité pouvoit faire impression sur l'esprit de mes Lecteurs, & exciter leur charité pour les Esclaves. Je décris la Ville de Tripoly, l'estat du Royaume & les mœurs des Habitans, & dis quelque chose de Thunis, d'Alger & du grand Caire; Je rapporte les avantures de quelques Chrétiens, parce qu'elles ont de la liaison avec les miennes, & qu'elles en composent une partie. Le Lecteur ne doit point s'étonner s'il en trouve qui approchent du Roman; le païs des Corsaires est le theatre de toutes sortes d'évenemens & de nouveautez, la moindre capture qu'ils font sur les Chrétiens, fournit souvent des matieres merveilleuses & capables de remplir des volumes. Je n'ay rien ajoûté du mien, & j'ay obmis exprés bien des choses qui auroient pû embelir mon Ouvrage. Je ne me flatte point qu'il ait du succés; nous vivons dans un Siecle où de tant de Livres qu'on publie, il y en a peu qui meritent de l'estime. Je me suis rendu justice là dessus, & j'ay jugé que le mien augmenteroit le nombre de ceux qui ne paroissent que comme des enfans plus propres à contribuer à la honte, qu'à l'honneur de leur pere. Des raisons moins puissantes m'auroient empéché d'estre Auteur, si je n'avois consideré que j'ay receu trop de graces de Dieu, pour ne luy pas faire un Sacrifice de loüanges, en rendant publiques les marques de ma reconnoissance, Dirupisti Domine vincula mea, tibi sacrificabo hostiam laudis.
TABLE DES CHAPITRES.
Chap. I. Voyage de l'Auteur en Italie; Son séjour à Venise; Son Embarquement pour Constantinople; Combat contre quatre Corsaires de Tripoly; Recit de ce qui se passa sur Mer jusqu'à son arrivée à Tripoly, où il est vendu à un Arabe.
Chap. II. Description de Tripoly, Mœurs, Commerce & Richesses de ses Habitans, son Gouvernement, ses diverses revolutions; Mehemet Renegat Grec en est fait Bacha, sa bonté pour les Captifs; Adresse d'un Esclave qui luy vole son Turban & ses Souliers; Captivité d'un Evesque, & sa charité.
Chap. III. Conversion d'un Renegat, son martire; Bon dessein de Mehemet traversé, sa mort funeste, ses qualitez; Osman son cousin est mis en sa place, ses cruautez, Il viole la foy qu'il avoit jurée au Caya son amy, & luy fait couper la teste.
Chap. IV. Deux sortes d'Esclaves; l'Auteur fait un rude apprentissage de sa captivité; Monsieur Gabaret vient à Tripoly avec quinze Vaisseaux, demande la liberté des Captifs François; Refus du Bacha par la trahison d'un Capitaine Provençal; Un Parisien Captif s'empoisonne; Vingt jeunes Chrétiens sont conduits à Constantinople, & six au Grand Caire; l'Auteur est envoyé en Alexandrie, au retour son Patron luy fait couper de la pierre; Fuite des Captifs qui sont ramenez & punis; Martyre d'un Ethyopien qui estoit du nombre des fugitifs; penible travail de l'Auteur.
Chap. V. Prise d'un Navire François, un Religieux & deux Armeniens y sont faits Esclaves; On dérobe au Religieux mil Sultanins d'or qu'un des Armeniens luy avoit donnez à garder; Peste à Tripoly; mort d'une femme & d'un fils du Patron de l'Auteur, de quelle maniere on enterre les Turcs: Histoire d'un faux Dervis; la femme de Salem tâche de faire prendre le Turban à l'Auteur; Description de la Maison de Campagne de Salem, il employe l'Auteur à de rudes travaux pour l'obliger à changer de Religion; Sa servante luy fait des plaintes de l'Auteur; Salem luy fait donner de la bastonnade; l'Auteur est en danger de perdre la vie, & est sauvé par la mort de Salem.
Chap. VI. Le Bacha s'empare des Biens & des Esclaves de Salem; l'Auteur est vendu à Moustafa Renegat Grec; Politique de Moustafa; Perte d'un Navire de Tripoly; Prise d'un Renegat Hollandois; Un Captif Maltois trahit les Chrétiens qui meditoient une seconde fuite, leurs suplices; mort de deux freres Chrétiens: l'Auteur est mal traité par son Patron; Artifices des Turcs pour obliger vingt jeunes Captifs à prendre le Turban; Histoire d'un Juif qui se disoit estre le Messie.
Chap. VII. La fatigue du travail fait tomber l'Auteur malade, à peine est il guery qu'il est frapé de la peste; Mort épouvantable de Mehemet Caya, neveu du Bacha, qui mit en sa place un autre de ses neveux; Circoncision de deux enfans du Bacha, les réjoüissances qu'on fait à cette ceremonie; Retour de l'Auteur à Tripoly aprés la peste; mort de Moustafa son Patron; l'Auteur devient Captif du Bacha.
Chap. VIII. Inconstances des actions humaines; Histoire à ce sujet d'un Seigneur Piedmontois, & de Dom Philippes fils du Bacha de Thunis; Le Bacha fait changer le Cimetiere des Juifs; Translation des os dans le nouveau; tromperie faite aux Juifs dans cette Translation par les Captifs Chrétiens; Autre tromperie faite à un Capitaine Flamand par des Esclaves Vénitiens, qui sont découverts.
Chap IX. Travail precipité où plusieurs Captifs perissent; Les Corsaires font une prise considerable. Different entre le Bacha & le Consul Anglois; Plaisant entretien du Bacha avec les Consuls & les Marchands de diverses Nations; Mariage de la fille du Bacha; l'Auteur est mal-traité, & exposé à de rudes travaux, la necessité l'oblige à dérober les viandes qu'on portoit sur les tombeaux des morts; de quelle maniere les femmes vont prier sur les sepulchres.
Chap. X. L'Auteur est envoyé dans les campagnes éloignees de Tripoly, où il demeure huit mois à labourer la terre, semer les grains, arracher du jonc & faire la moisson; rencontre qu'il fait d'un Marabous qui avoit demeuré en Espagne, & qui veut luy donner sa fille en mariage; Avantures qui arrivent en ces Pays abandonnez; retour de l'Auteur à Tripoly.
Chap. XI. L'Auteur au retour de la Campagne est occupé à la construction d'une nouvelle Prison pour les Captifs, dont il refuse d'estre l'écrivain; Revolte des Gibelins Sujets de Tripoly; Regep Bé met ces Rebelles à la raison; Son entrée à Tripoly aprés sa victoire; l'Auteur paye deux écus par mois pour estre exempt du travail; Il fait divers mestiers; Une Barque de Malte sauve deux Captifs pour lesquels elle n'estoit pas venuë; Le Bacha s'en vange sur le Capitaine Augustin Maltois; Avantures d'un Savoyard qui avoit esté fait Captif avec l'Auteur.
Chap. XII. Les Galeres du Grand Duc de Toscanne font Esclave un Chaoux que le Grand Seigneur envoyoit au Bacha de Tripoly, lequel fut obligé de luy procurer la liberté. Captivité d'un Religieux Augustin, amitié fraternelle; souffrances des Captifs dans un travail extraordinaire, & dans le Bastiment d'une Maison que Soliman Caya fait faire à la Campagne; l'Auteur se vange des Juifs qui luy avoient pris son Bestial; le danger auquel il s'expose proche d'une Mosquée; une Barque arrive de Marseille, le Capitaine luy donne esperance de sa liberté.
Chap. XIII. De quelle maniere les Mahometans vont en pelerinage à la Meque; Le Capitaine Mirangal presente l'Auteur au Bacha pour convenir de sa rançon; Comment le rachapt des Esclaves Chrétiens se fait en Barbarie; Les desordres que commettent les Turcs pendant leur Ramadan ou Caresme, & les réjoüissances qu'ils font au temps de leur Pasque.
Chap. XIV. Les avantures d'un Provençal & de sa niéce; celles d'un Majorquin & de sa sœur.
Chap. XV. L'Auteur régale ses amis Esclaves avant son départ de Tripoly; Plaisanterie d'un Arabe pris de vin; Un Captif Chrétien bastonné, pour n'avoir pas couché dans la Prison; Embarquement de l'Auteur, tempeste, vœu à Saint Joseph arrivé à Marseille, le vœu qu'on avoit fait sur Mer à Saint Joseph est accomply; Origine de la devotion que les Provençaux ont à ce Saint; Histoire de treize Esclaves qui se sauverent de Tripoly; Exortation aux Chrétiens de racheter les Captifs.
FIN.
Extrait du Privilege.
Par Privilege du Roy donné à Versailles le neufiéme jour d'Avril 1688. Signé, le Petit. & Scellé; Il est permis à Daniel Hortemels, Marchand Libraire de la Ville de Paris, d'Imprimer ou faire Imprimer, vendre & débiter un Livre Intitulé l'Esclave Religieux, qui raconte les peines qu'il a souffertes dans Tripoly, pendant huit années de Captivité, ses avantures, avec un fidele Recit de tout ce qui s'est passé de plus remarquable dans ce Royaume, pendant le séjour qu'il a fait en Affrique, & ce pour le temps de six années à compter du jour qu'il sera achevé; avec deffences à tous Imprimeurs, Libraires & autres, d'Imprimer ou faire Imprimer, vendre & distribuer ledit Livre pendant ledit temps à peine de quinze cent livres d'amande applicable ainsi qu'il est porté par ledit Privilege, de confiscation des Exemplaires contrefaits & de tous dépens, dommages & interests; le tout ainsi qu'il est plus amplement declaré audit Privilege; La Copie ou l'Extrait duquel mis au commencement ou fin dudit Livre, Sa Majesté veut estre tenu pour bien & deuëment signifié, & que foy y soit ajoûtée comme à l'Original.
Registré sur le Livre de la Communauté des Imprimeurs & Libraires de Paris, le vingt-deuxiéme jour d'Avril 1688. suivant l'Arrest du Parlement du 8. Avril 1653. & celuy du Conseil Privé du Roy du 27. Février 1665. & l'Edit de Sa Majesté donné à Versailles au mois d'Aoust 1686.
Signé, J. B. Coignard Syndic.
Achevé d'Imprimer pour la premiere fois le 22. May 1690.
Les Exemplaires ont esté fournis.
LES VOYAGES ET AVANTURES D'UN ESCLAVE DE TRIPOLY.
Chapitre premier.
Voyage de l'Auteur en Italie; Son séjour à Venise; Son Embarquement pour Constantinople; Combat contre quatre Corsaires de Tripoly; Recit de ce qui se passa sur Mer jusqu'à son arrivée à Tripoly, où il est vendu à un Arabe.
Le desir de voyager a esté la passion dominante de ma jeunesse, quand on m'enseignoit au College la Geographie, je m'imaginois que les Villes celebres marquées dans la Carte, estoient autant de lieux enchantez, & que Paris qui fait l'admiration des étrangers, n'estoit rien en comparaison. Je ne pûs resister à la violence de ma curiosité, & je passay en Italie en l'année 1659. Je n'en décriray point les particularitez que tant d'Auteurs ont données au public. Je me rendis au plûtost à Rome, afin d'y voir les Ceremonies de la Semaine Sainte, & l'Entrée de l'Ambassadeur de Portugal qui se fit avec beaucoup de magnificence, sous le Pontificat d'Alexandre VII. Apres avoir veu les ruines venerables des Ouvrages de l'Antiquité, admiré les modernes, & visité les Lieux Saints, je vis Naples, prés de laquelle est le Tombeau de Virgile, & la Grotte de la Sibille Cumée; Je vis aussi le Mont-Vesuve qui estoit tranquile, mais l'abondance des cendres qui l'environnent m'empécherent d'en visiter le sommet d'où sort quelque fois un si grand feu, qu'il donne l'épouvante à dix lieuës à la ronde: De Naples je vins à Lorette pour honorer la Mere de Dieu dans sa propre Maison; on sçait qu'elle a esté aportée de la Terre Sainte par le ministere des Anges dans les Estats du S. Pere en la marche d'Ancone. Avant l'hyver j'arrivay à Venise pour voir le Carnaval, que les Dames souhaiteroient durer plus long-temps, à cause de la liberté qu'elles ont depuis le commencement de l'année, jusqu'au premier Dimanche de Caresme.
Pendant qu'on équipoit à Venise un Navire pour Constantinople, où je me proposois d'aller, j'eûs le temps de considerer les beautez de cette Ville qui est l'unique dans le monde, assise au milieu de la Mer, toutes les ruës sont remplies de Canaux, & chaque Habitant a sa Gondole, les Eglises, les Places & les Palais y sont magnifiques, sur tout la Place de Saint Marc, où l'on voit deux Colomnes qui ont servy au Temple de Sainte Sophie de Constantinople. La Ville est environnée de petites Isles agreables, on voit dans les unes des Jardins de Plaisance, dans les autres des Monasteres qui servent de Forteresses spirituelles à la Republique, sans compter les Tours & les Bastions garnis de Canons, pour s'opposer aux insultes des Turcs. Il y a dans l'Arsenal dequoy armer quarante mil hommes, & un nombre infiny d'Ouvriers destinez pour les Ouvrages de la Marine: On y garde quantité d'Etendars, comme des Monumens éternels de la valeur des Generaux de la Republique & des Victoires memorables qu'ils ont remportées sur les Infideles. Si Rome est appellée la Sainte, Naples la Gentille, Florence la Belle, Gennes la Superbe, Venise se peut vanter d'estre la Riche. Je finiray l'éloge de Venise par six Vers Latins d'un Poëte Italien, qui fut recompensé par le Senat de six cens Sequins d'or.
Le long séjour que je fis à Venise pour attendre le départ du Vaisseau où je devois m'embarquer, me donna le loisir de voir en l'Eglise de S. Marc, la Pompe funebre du Prince Almeric de la Maison de Modene, qui estoit mort en Candie pour le Service de la Republique, & la Sortie du Bucentaure le jour de l'Ascension, lorsque le Doge va en Ceremonie Epouser la Mer. Ce superbe Bastiment que les Estrangers appellent la Montagne d'or, porte six cent personnes, sans les Rameurs & les Matelots necessaires pour son équipage. Le Doge accompagné de tous les Ambassadeurs & du Senat, monte le Bucentaure, dont les Cordages sont de Soye, les Voiles & les Etendars de Broderie: Estant arrivé au lieu destiné, le Patriarche benit un Anneau, & le met au doigt du Doge qui le jette aussi-tost dans la Mer. Apres la Ceremonie le Bucentaure retourne dans la Ville suivy de dix à douze mil Gondoles, & de plusieurs Galiotes, Brigantins & Galeres qui luy font la Cour comme à leur Souverain. Ces petites Gondoles qu'on appelle ordinairement les Carrosses de Venise, tiennent leur rang prés de leur Prince selon la qualité de ceux qui les montent; Elles sont ornées d'Armes, de Flâmes, de Pavillons, & couvertes de Tapis de Turquie, & semblent à leur retour témoigner par mille Fanfares & Concerts differents, que le Roy de la Mer a eû pour agreable le mariage du Doge avec elle.
Viderat Adriaticis Venetam Neptunus in undis
Stare urbem, & toto ponere jura mari
Nunc mihi Tarpejas quantumvis Jupiter arces
Jactet, & illa sui mœnia Martis ait,
Si Tiberim pelago præfers en aspice utramque,
Illam homines dicas, hanc posuisse Deos.
Le Vaisseau Hollandois sur lequel je m'embarquay pour aller à Constantinople, s'appelloit la Fleur de Lys, il estoit moitié armé en Guerre, & moitié chargé en Marchandises, & portoit des Passagers de Diverses Nations; Une Dame Greque y estoit, & deux petites Filles âgées de huit à dix ans, qu'elle avoit euës d'un Noble Venitien qui l'avoit enlevée pour sa beauté & emmenée à Venise, aprés sa mort elle se retiroit en son Païs. Dés que le Vaisseau fut en estat de se mettre à la voile, nous partismes de la grande rade avec un vent assez favorable qui nous fit arriver en peu de temps à Zante: Nous n'y fismes pas de séjour à cause des tremblemens de terre qui arrivent souvent dans cette isle comme les Habitans nous le firent remarquer par les ruines des Terres voisines de la Ville, & de quelques maisons depuis peu renversées. Un jour que nous nous divertissions aprés le disner, la chambre où nous estions trembla si rudement, que les pierres de la porte se separerent; ce qui nous obligea d'en sortir promptement; & à peine fûmes nous embarquez que la maison abisma. Nous rendismes graces au Ciel de nous avoir preservez de ce peril, & continuâmes nostre route du costé de Candie, où toutes les forces Ottomanes estoient pour le Siege de la Capitale. Il y a bien de la difference entre les Voyages qu'on fait par Terre & ceux qu'on fait sur Mer; dans les premiers la diversité des mœurs & des coûtumes des Peuples, & les beautez singulieres des Païs, font oublier une partie des fatigues que souffre le Voyageur; au lieu que sur Mer on est dans un repos continuel, n'ayant point d'autre occupation qu'à passer le temps, & à faire part de ses avantures à ses Compagnons de Vaisseau. Depuis Venise jusqu'à l'Archipel, on découvre à droite les Terres de la Republique, la Marche d'Ancone, Lorette, & les Provinces de l'Abruze, de la Poüille & de Calabre dans le Royaume de Naples; A gauche, la Dalmatie, la Republique de Raguze, l'Albanie, l'Epire, la Bossine, la Morée & la Candie.
L'approche de Candie nous fit tenir sur nos gardes, le bruit du Canon des Turcs venoit jusqu'à nous, & nous avions sujet d'apprehender leur Armée Navalle. Nous commencions à costoyer les Isles de l'Archipel, lors qu'un soir nostre Capitaine dit qu'il s'estimoit heureux d'estre venu d'Hollande à Venise sans danger, nonobstant la quantité de Pirates qui courent la Mediteranée. On le felicita de son bon-heur, & pour en témoigner sa reconnoissance, il fit apporter la Collation & deux bouteilles de Malvoisie. Ce Regal se passa joyeusement, parce qu'il y avoit des personnes de differentes Nations, qui firent un concert assez bizare de leurs langages: Ce qui augmenta le plaisir, Un Prestre Flamand apres avoir bien beu avoüa qu'il alloit exprés en Grece ou en Armenie pour s'y établir, à cause que les Prestres s'y marient, & qu'il avoit dessein d'entrer dans ce Sacrement avant que de mourir.
Comme nous estions prests de nous retirer, la Sentinelle qui descendoit du Perroquet, assûra le Capitaine qu'il avoit aperceu de loin quelques voiles. Nous nous retirasmes dans l'esperance que la nuit nous en éloigneroit; mais à la pointe du jour nous vismes quatre Vaisseaux qui n'estoient eloignez de nostre Navire que de dix mille, & qui venoient fondre sur nous à toutes voiles. Leur diligence nous fit juger qu'ils estoient Corsaires; ce qui obligea le Capitaine de donner ses ordres. Il fit faire une Priere publique, exhorta un chacun de garder son poste & de deffendre sa vie & sa liberté contre les ennemis des Chrestiens, & disposa si bien toutes choses, que nous fûmes en estat de combattre. Une Barque Italienne que nous avions trouvée dans le Golphe de Venise deux jours apres nostre départ avoit esté prise par ces Pirates, qui ayant esté par elle avertis de nostre passage, ils mirent toutes les Voiles au vent pour nous joindre avant que nous pussions moüiller l'Ancre aux Isles de l'Archipel, & par cette retraite éviter le Combat; Mais toute la diligence que nous pûmes apporter fut inutile à cause de la pesanteur de nostre Vaisseau qui estoit chargé de marchandises. Le plus hardy des quatre Corsaires nommé Beyrant Rais Renegat Provençal, nous vint salüer de vingt-quatre canonades, mais celles de la Poupe nous firent plus de ravage que toute la bande; Hally Rais Renegat Grec fit en suite sa passade du mesme bord; Morat Renegat Hollandois, qui commandoit un Vaisseau à la Françoise, monté de quarante-huit pieces de Canon, nous maltraita beaucoup, & enfin nous essuyâmes les Canonades des ennemis suivies de mousqueterie, de fléches & de grenades.
On se donne quelque tréve dans ces occasions, pour descendre les blessez à fond de calle, & jetter en Mer les corps morts dont profitent les Poissons, qui ne manquent jamais de se rendre prés des Navires au bruit du Canon. Pendant ce temps nostre Capitaine, qui estoit un tres brave homme, parcourut le Vaisseau, & voyant que le flanc de Tribord estoit maltraité, les Canons en partie démontez, & sans secours, il fit armer l'autre bande pour faire paroistre aux ennemis une force égale, bien qu'ils fussent quatre Pirates contre un Vaisseau Marchand.
Tandis qu'un des Corsaires nous donna la passade, Beyram Rais vint nous aramber, apres que les acrots furent jettez, nous fismes retraite à la poupe pour surprendre ces Infideles, dont trente entrerent dans nostre Navire le Sabre à la main, le feu de nostre Mousquerie & de deux Periers chargez à Cartouches, fit un tel effet, qu'il ne s'en sauva que six. Un d'eux receut en se retirant un coup de Ponton au travers du corps, & un coup de Sabre sur la teste, ces blessures ne l'empécherent pas de courir apres celuy qui l'avoit blessé, & il tomba roide mort à six pas de là. L'opium que les Turcs mangent avant que de combattre les rend furieux, & les fait aller au combat la teste baissée sans craindre le danger, heurlans comme des bestes feroces, pour donner de la terreur aux Chrestiens.
Nostre Capitaine crût que les Barbares n'hazarderoient pas une autre attaque; mais picquez d'une retraite si honteuse, ils tenterent une seconde fois de nous acrocher; nostre Mousqueterie fit tant de feu & si à propos, qu'ils furent encore obligez de se retirer avec une perte considerable. Je fûs blessé en cette occasion d'un coup de fléche dans l'estomac & d'un éclat de bois aux reins, j'aurois esté tué si le baudrier n'avoit paré le coup; un de mes intimes amis fut tué à ma droite d'une mousquetade qu'il receut dans le bas ventre, & à ma gauche un Gentilhomme nommé de Grimonville, natif de Rennes en Bretagne, fut blessé dangereusement au visage, les RR. PP. de la Mercy de la Redemption des Captifs, l'ont rachepté depuis ma sortie de Tripoly de Barbarie.
Quoy que je fusse blessé, le Capitaine me donna la Proüe à garder, & durant que les ennemis s'éloignoient un peu afin de tenir conseil, il me pria de voir pourquoy le Canon ne tiroit point. Je descendis dans le fond du Vaisseau où je ne trouvay que des morts & des mourans, les affus des Canons estoient brisez & renversez sur des personnes expirantes, je n'entendois que des plaintes, des cris & des gemissemens, & je voyois par tout des spectacles d'horreur: J'arrivay mesme fort-à-propos pour empécher un Hollandois de mettre le feu aux Poudres, ce desesperé aimoit mieux nous faire perir que de permettre nostre esclavage. Estant remonté, j'entendis le Lieutenant qui proposoit au Capitaine de se sauver dans la Chaloupe, parce que la proüe estoit en feu, la poupe fracassée, & nostre perte inévitable. Comme je leur representois que c'estoit s'exposer à tomber és mains des Grecs de l'Archipel, qui sont sans Religion & sans pitié, une Canonade mit en deux le corps du Capitaine, dont la teste & les épaules furent emportées dans la Mer, & le reste tomba à mes pieds: Jugez si je fus alarmé de ce coup fatal qui nous osta toute esperance. Le Lieutenant entra dans la chambre du Capitaine où je le suivis, un boulet de Canon y avoit mis en pieces son coffre, & dispersé quantité de Sequins d'or, ceux que je pris par le conseil du Lieutenant, penserent me faire perdre la vie.
La sortie de la chambre ne fut pas si favorable que l'entrée, le pauvre Lieutenant eût la cuisse droite emportée d'un coup de Canon, & comme je le consolois on arbora un Pavillon blanc à la Poupe, qui estoit le signal que nous nous rendions à discretion: Lorsque les Turcs entroient dans nostre Navire, le Lieutenant m'embrassa, & me dit qu'il aimoit mieux se jetter en Mer, que d'aller finir ses jours en Barbarie, dans l'estat déplorable où il se voyoit reduit: Je le conjuray de ne pas s'abandonner au desespoir, mais si tost que je l'eûs quitté pour songer à moy, il se precipita dans la Mer. Je fus d'abord arresté par 2. Turcs qui se contenterent de me foüiller legerement, & prirent la valeur de 2. écus que j'avois dans mes poches; deux Renegats me foüillerent plus exactement & trouverent ce qu'ils cherchoient; les deux Turcs qui m'avoient arresté les premiers se trouverent là presens, l'un d'eux enragé d'avoir si peu profité de ma dépoüille, me porta un coup de Sabre que j'évitay par la fuite: Les Chrestiens furent derechef visitez, & les Officiers & les Marchands dépoüillez de leurs plus beaux Habits. Nous nous trouvasmes soixante-dix échapez du Combat, parmy lesquels il y avoit trente blessez, & nous y avions perdu plus de cinquante hommes. Estant descendus des premiers dans la principale Chaloupe des ennemis, je fus aperceu par la Dame Grecque, qui avoit à ses costez ses deux filles, elle me pria de luy ayder à descendre & à son aisnée, & donna la jeune à un nouveau Captif, qui en descendant tomba sur le bord de la Chaloupe & se cassa la teste, cela luy fit quitter la fille laquelle chut dans la Mer d'où l'on ne pût la sauver. La mere accablée de douleur par la perte de sa fille, de ses biens & de sa liberté, jetta des cris pitoyables vers le Ciel, & son malheur toucha les Corsaires les plus insensibles. Cette desolée mourut de tristesse dans le Serrail du Bacha de Tripoly apres trois ans de captivité, & pour derniere disgrace, elle veit sa fille qu'elle avoit élevée à Venise dans la veritable Religion embrasser la Mahometane.
Nous fûmes conduits vingt Captifs au Vaisseau de Morat Rais Chef d'Escadre, Nous y fûmes à peine arrivez qu'on nous foüilla pour la troisiéme fois, cette derniere me fut plus sensible que les deux autres, les Matelots m'osterent jusqu'au Calleçon, & ne me laisserent que la Chemise. Je demeuray dans la posture d'un Criminel qui va faire amande honorable, & sans le secours d'un Renegat Italien qui me couvrit de vieux haillons, j'aurois souffert plus de misere dans le reste du Voyage: Les Corsaires en retournant à Tripoly firent encore une prise d'un Navire Chrestien qui portoit des Vivres & des Munitions en Candie. Avant que d'attaquer ce Vaisseau qui se deffendit avec beaucoup de vigueur, ils nous enfermerent dans le fonds de Calle, on nous fit souffrir dans ce lieu de tenebres toutes les miseres imaginables, la faim, la soif, les plaintes continuelles des blessez, & une chaleur excessive nous reduisirent presque aux abois. Pendant le Combat qui dura plus de huit heures, nous fismes des veux inutils pour nos freres; car ne pouvans plus resister aux attaques des Infideles, & voyant leur Navire prest à faire naufrage, ils furent contraints de se rendre. Dés qu'il fut au pouvoir des Turcs, ils nous permirent de monter entre les deux Ponts afin de respirer l'air. Je fus obligé de coucher sur des Cordages durant le sejour que nous fismes sur Mer, qui estoit au temps de la Canicule, le matin en me levant la poix & le goudron m'enlevoient des morceaux de chair, ce qui augmenta mes blessures. Nous arrivasmes à la fin du mois de Juillet 1660. à Tripoly, dont Osman Renegat Grec estoit lors Bacha. Les Barbares firent de grandes réjoüissances de deux prises si considerables; ils trouverent dans les Navires plus de quarante mil écus, sans les marchandises estimées davantage, & cent cinquante Chrestiens qui font la richesse du Païs. Tous les nouveaux Captifs furent conduits au Chasteau pour estre presentez au Bacha, devant lequel un Escrivain Chrestien s'informa du nom, de l'âge, du païs, de la Religion, de l'art, & des qualitez de chaque Captif en particulier. La richesse du butin consola le Bacha de la mort des Officiers qui avoient esté tuez dans le Combat, parmy lesquels on comptoit deux Lieutenans, huit Canoniers, trente Turcs, & prés de quarante Renegats, outre les blessez, dont le nombre égaloit celuy des morts. Aprés que le Bacha se fût reservé les plus beaux & les plus jeunes Chrestiens pour son Palais & pour le service de ses Femmes, il nous fit distribüer un habit de toille, une paire de souliers & un Capot. On nous fit retirer le soir dans les prisons où nous trouvâmes plusieurs Captifs qui nous exhorterent à la patience. Le matin les Gardes de la Prison, nous conduisirent au Bazar qui est une Place publique pour y estre vendus; là les Captifs à demy nuds passent en reveuë devant un grand nombre de Turcs, d'Arabes & de Juifs, qui se font un plaisir de faire promener, & d'examiner ceux qu'ils veulent acheter; ils sçavent bien distinguer les personnes de qualité de celles du commun, par les pieds, les mains, & la phisionomie. Le Bacha s'empare du reste des Esclaves, à condition d'en tenir compte aux Levantis, lesquels sont les Soldats de la Mer, qui participent à toutes les prises; Un Arabe nommé Salem Chatel m'achepta cent cinquante écus. Me conduisant en sa maison, il entra dans un Cafegy pour me faire voir à ses amis qui fumoient & buvoient le Café, ils le feliciterent de l'achapt qu'il avoit fait de moy & prierent leur Prophete de me vouloir inspirer leur Religion.
Chapitre II.
Description de Tripoly, Mœurs, Commerce & Richesse de ses Habitans, son Gouvernement, ses diverses revolutions; Mehemet Renegat Grec en est fait Bacha; sa bonté pour les Captifs; Adresse d'un Esclave qui luy vole son Turban & ses Souliers; Captivité d'un Evesque, sa Charité.
Avant que de parler des miseres & des avantures de ma captivité, il est à propos de donner au Lecteur la Description de la Ville de Tripoly, qu'on appelle de Barbarie, pour la distinguer de celles de Sirie & de la Romanie, qui portent le mesme nom. Elle est sçituée sur la Mer d'Afrique entre Thunis & Alexandrie d'Egypte, la Ville est assés bien bastie, les Maisons y sont fort basses, & ressemblent à des Monasteres de Filles, de sorte que les Femmes n'y peuvent estre veuës. A l'Orient sur le bord de la Mer est le Chasteau qui commande au Port, & où le Bacha fait sa residence avec ses Femmes. A droite est la Porte de la Ville, qui est unique depuis plus de quarante ans, les Turcs en ayant fait fermer une du costé de Terre, que les Arabes de la campagne ont attaquée plusieurs fois, pour se rendre Maistres de Tripoly. A gauche est l'Arsenal, proche d'une Place appellée la Fosse, où l'on construit les Navires. A l'Occident, il y a une vieille Forteresse qui commande à la Ville, & dont les Murs sont de terre, les Juifs n'en sont pas esloignez, & habitent seuls cette extremité de la Ville, comme Gens infames & méprisables. Le Port est spacieux, & les Vaisseaux y sont en seureté, estant environné de Rochers & deffendu par le Chasteau, & par une autre Forteresse qu'on nomme Mandrix, qui commande à la grande Rade. On compte dans Tripoly dix-huit Mosquées, sans celles de la Campagne, qui sont plus magnifiques, dont les Tours sont plus hautes, & qui sont plus frequentées par les Mahometans, parce que le grand Marabout y fait sa demeure, & que dans la Ville les Renegats vivent sans Religion. Le climat est fort chaud & il y pleut rarement, mais le serain y est si grand pendant la nuit, qu'il fertilise la terre, & la fait porter trois fois l'année. Chaque Jardin à la Campagne & les Terres qui sont aux environs de la Ville ont leurs puits avec leurs bassins pour les arroser dans la necessité. On n'y voit point pendant l'Hyver de Neiges ny de Glace, & les Habitans s'estiment heureux quand il y pleut deux ou trois fois l'année. Les fruits tels que produisent les Païs chauds, y sont en abondance & si excellens, qu'une personne peut en manger dix livres le jour sans estre incommodé; Entr'autres il y vient beaucoup de dattes qui sont fruits de Palmiers, elles durent toute l'année, & sans leur secours, les Esclaves seroient en danger de mourir de faim. Cét Arbre paye de tribut par an au Bacha cinq sols, & chaque puits deux écus, ce qui fait un revenu considerable par la quantité qu'il y en a dans les Campagnes de Tripoly. A sept ou huit lieuës de la Ville le païs est desert, & les Arabes ne logent que sous des Pavillons comme dans l'Egypte & dans les autres païs abandonnez de l'Afrique.
Tripoly est habité par toutes sortes de Nations, tous les travaux de la Ville, de la Marine, & des Jardins se font par les Captifs, car les veritables Turcs menent une vie molle & effeminée; les Barbares sont féneans, sans art & sans industrie, se contentent de peu de chose, & ne travaillent que dans la necessité. Toute la science de ces Infideles est de garder la Loy du Prophete, d'avoir autant de Femmes qu'ils en peuvent nourrir, & de cacher leurs tresors dans l'esperance d'en joüir en l'autre monde, comme Mahomet leur a promis dans son Alcoran s'ils observent exactement sa Loy. A l'égard des Renegats, ils sont libertins, & ne s'adonnent qu'à pirater pour avoir dequoy fournir à leurs desordres: Ces Scelerats apres avoir apostasié font une guerre continuelle aux Chrestiens, ils fuyent la compagnie des Turcs, afin de vivre entierement dans le libertinage, se moquent des resveries de l'Alcoran, & méprisent les Arabes.
Les Juifs font la pluspart du Commerce, & tiennent toutes les Doüanes du Bacha, qui sçait bien les trouver quand il a besoin d'argent. Outre les Laines & les Cuirs de Barbarie qui sont estimez, en France, le plus grand Commerce de Tripoly est le debit des Marchandises que les Corsaires prennent sur Mer aux Marchands Chrestiens, & celles que les Pelerins de toute l'Afrique apportent de la Meque au retour de leur Pelerinage qu'ils y font tous les ans pour voir le Tombeau de leur Prophete. Les Captifs font la principale Richesse du Païs, & appartiennent presque tous au Bacha: Il est vray que les Capitaines & les Officiers en peuvent avoir pour leur service; mais les Marchands du Païs & les Juifs n'achetent des Esclaves que pour en trafiquer. Ces Infortunez couchent dans trois Prisons differentes; il y en a encore une dans le Chasteau, ou ceux destinez pour le service du Bacha & de ses Femmes sont obligez de se retirer la nuit, & une autre hors de la Ville, qu'on appelle la Galere de Terre de Tripoly, dans laquelle couchent les Chrestiens qui travaillent à la Campagne.
Toutes les Charges sont occupées par les Renegats qui commandent aux Travaux de la Marine, de l'Arsenal & des Manufactures; Les Turcs & les Arabes exercent les Offices de Police & de Justice, que le Bacha rend trois fois la semaine en presence de ses Cadis. Dans tout le Royaume de Tripoly il n'y a que quatre Gouverneurs dans les Villes Maritimes de Bengaze & de Derne du costé d'Alexandrie, de Zoara & de Gerbes du costé de Thunis. Pour la Terre, excepté la Province de Gibel païs assés fertile, tout le reste est desert & les Arabes ne logent que sous des Pavillons. Ils sont rebelles au Bacha, & l'on y leve les Contributions les armes à la main. Tripoly estoit gouverné du temps de ma captivité par les Renegats Grecs, comme Thunis par les Renegats Italiens & Insulaires, & Alger par les Andalous & Grenadins sortis d'Espagne. Quoy que l'Estat de Tripoly porte le nom de Royaume, son Gouvernement tient moins de la Monarchie que de la Republique, & le Grand Seigneur en est plûtost le Protecteur que le Souverain. Les Renegats & la Milice y ont toute l'authorité; Ils choisissent leur Bacha, & n'ont point d'autre Maître que celuy qu'ils se donnent eux-mesmes; Ce Bacha gouverne absolument, ne reconnoist le Grand Seigneur qu'en apparence & par politique, & ne défere que quand il veut aux ordres de la Porte: Mais souvent les Auteurs de sa fortune détruisent leur propre ouvrage, & l'immolent à leur interest & à leur fureur; De sorte que l'avarice, la rebellion & la cruauté peuvent estre appellées les veritables Reynes de Tripoly. Les Renegats François & Hollandois montent les meilleurs Vaisseaux de Guerre, comme les plus vaillans & les plus experimentez sur la Mediteranée. Ceux qui sont de Provence sont assés méchans pour y enlever leurs parens & leurs amis pour se vanger de ne les avoir pas rachetez, sans considerer qu'ils ont esté peut-estre dans l'impuissance de le faire. C'est pourquoy on les appelle le fleau des Villes de Marseille, de Laciouta & de Toulon, d'où sont la pluspart des Mariniers détenus Captifs à Tripoly. Ces Barbares sont mesmes dévenus si insolens des prises qu'ils font sur les Chrétiens, que Loüis le Grand nostre Invincible Monarque, leur a fait donner la chasse dans l'Archipel, & les a contraints depuis trois ans de rendre tous les Esclaves François. Ils ont appris à leurs dépens à respecter une Puissance aussi redoutable que la sienne, & qui a fait trembler Alger, Thunis & Maroc.
La Ville de Tripoly a eû differens Maistres, & a souffert diverses revolutions; Elle a esté tributaire des Romains; Elle a esté depuis le débris de leur Empire, possedée par les Roys de Maroc, de Fez, & de Thunis: La tyrannie de ces Roys Afriquains l'a fait revolter; elle a eû quelques uns de ses Habitans pour ses Princes; ils en ont esté chassez par les Turcs, & eux par l'Empereur Charles-Quint, qui donna Malte & Tripoly aux Chevaliers de l'Ordre de Saint Jean de Hierusalem, ceux-cy la conserverent jusqu'à ce qu'elle fut reprise par les Turcs, sous la conduite du Bacha Sinan: Quelques années aprés Mustapha General de l'Armée de Soliman assiegea la Ville de Malte; Le Grand Maistre de la Valete & les Chevaliers firent une resistance si vigoureuse, que les Turcs furent obligez de lever le Siege, qui a esté un des plus fameux du dernier Siecle. Mustafa indigné du mauvais succés de son entreprise, alla décharger sa colere sur les Gouverneurs de la Coste de Barbarie, qu'il accusoit de n'avoir pas executé ses Ordres, & d'estre rebeles au Grand Seigneur. Il fit étrangler Occhialy Bacha de Tripoly, & passer par le fil de l'espée ses Partisans, s'empara de leur dépoüille, & établit pour Gouverneurs les Cherifs qui l'avoient servy au Siege de Malte, & y avoient donné des marques de leur zele pour le Prophete: Ils se disent parens de Mahomet, & portent le Turban verd pour se distinguer des Marabous & des autres Officiers de la Mosquée, & sur tout de la populace, qui a pour ces Musulmans beaucoup de veneration & de confiance. Le Gouvernement des Cherifs fut au commencement assez tranquile, ils laisserent en paix les Arabes dans les campagnes voisines de Tripoly, que les Turcs avoient plusieurs fois ravagées, & ne s'occuperent qu'à faire la guerre aux Chrétiens afin d'avoir des Captifs comme ceux de Thunis & d'Alger: Ce dessein que les Renegats leur avoient inspiré, eut une reüssite extraordinaire, les Navires qu'ils avoient armez en courses firent des prises considerables; les Renegats accoururent de toutes parts à Tripoly pour faire fortune; les Peuples qui aiment la nouveauté, passerent les Mers dans l'esperance de s'y enrichir; Les Juifs y établirent le Commerce, & la Ville devint opulente en peu de temps.
Les Grecs trouverent le moyen de s'y rendre les plus puissans, parce que les principales Charges estoient possedées par les Renegats de leur Nation. Ceux de l'Isle de Chio acquirent tant de credit & d'authorité, qu'ils formerent un party contre les Cherifs, les égorgerent avec leurs Creatures, & mirent en leur place Mehemet Renegat Grec, qui estoit natif de Chio, & parent des Justiniens d'Italie. Le nouveau Bacha s'assûra des Forteresses de la Ville, establit des Gouverneurs dans les Places Maritimes, & fit Osman Bé son Cousin, General de la Campagne, tous deux avoient esté pris le mesme jour par les Corsaires de Tripoly comme ils alloient estudier en Italie, & tous deux aprés dix ans de captivité, furent violentez de prendre le Turban; Les Cherifs n'ayans jamais voulu les mettre en liberté quelques offres qu'on fît pour leur rançon. Mehemet estoit humain & bien-faisant, les Arabes sous son Gouvernement vécurent en paix à la Campagne, & cesserent les pillages qu'ils faisoient de temps en temps aux environs de Tripoly. Il reforma les abus que les Cherifs avoient tolerez, & sa conduite fut si juste & si sage, qu'il se fit aimer également des Turcs, des Arabes, des Renegats, & des Captifs; Sur tout il prit plaisir à soulager les derniers, & rendre leurs chaisnes moins pesantes; Il permit mesmes aux Chrestiens de celebrer leurs festes, & ordonna que les Prestres fussent respectez, exempts de travaux, & tranquilles dans la fonction de leur ministere. Quand les Captifs se plaignoient de la cruauté de leurs Gardes, le Bacha donnoit ordre à ceux qui les accompagnoient dans le travail, de les traiter plus doucement; Si les Turcs les accusoient de quelques desordres ou de quelques larcins, il faisoit bastonner les coupables pour satisfaire ces Infideles, qui les voyant souffrir constamment demandoient grace pour eux. Si le Criminel meritoit la mort, il obligeoit les accusateurs de payer sa rançon avant que de l'exposer au dernier suplice, & par ce moyen sauvoit la vie à l'accusé; car les Turcs qui sont naturellement avares aimoient mieux abandonner leur vengeance que de faire une telle perte, tellement qu'il estoit le Maistre, le Juge & le Pere des Captifs.
Mehemet estoit curieux de sçavoir comme l'on traitoit les Captifs dans les travaux, & les visitoit toutes les semaines dans les lieux où ils estoient le plus exposez à la fureur des Barbares. Un jour il se rendit à l'Arsenal pour voir mettre en Mer un Navire à la Françoise de trente-six piéces de Canon, les machines n'ayant pas réüssi dans le commencement il fut obligé d'y faire plus long séjour qu'il ne croyoit; Cependant le Marabous annonça du haut de la Tour du Chasteau l'heure destinée pour la priere que les Turcs font cinq fois le jour; Quoy qu'il fût proche de son Palais, il ne voulut pas aller à la Mosquée & afin de donner l'exemple aux veritables Turcs qui l'accompagnoient, il se retira sur le bord de la Mer dans des Roches derriere le Chasteau pour se laver selon la coûtume des Musulmans, qui n'entrent jamais en leurs Mosquées qu'ils ne se soient auparavant lavé les pieds, les mains, la teste & une partie du corps, dans la croyance qu'ils se purifient de leurs pechez. Bien que le Bacha n'eût pas grande devotion pour les ceremonies Turques il quitta son Turban & ses Babouches pour se laver plus commodément, & les laissa sur le Rocher; durant qu'il se lavoit, un Captif se mit à la nage de l'autre costé du Chasteau qui les emporta sans qu'aucun Turc s'en apperceût. Mehemet ayant finy sa priere & ne trouvant plus ce qu'il avoit laissé sur le Rocher fut trouver les Turcs pour leur en demander des nouvelles; Aussi-tost ces Infideles ne manquerent pas d'accuser les Chrestiens de ce larcin, & déja les Gardes commançoient à décharger des bastonnades sur plusieurs innocens, lorsque le Bacha leur deffendit d'user de pareilles violences envers les Chrestiens, leur representant qu'il n'y avoit qu'un seul coupable, dont l'action estoit remissible pourveu qu'il avoüât son vol, & de quelle maniere il avoit enlevé son Turban & ses souliers; le Captif qui avoit fait le coup assûré sur la parole & clemence du Bacha vint se prosterner à ses pieds, & Mehemet se fit un plaisir de luy faire raconter sa subtilité.
Le Chrestien avoüa ingenuement qu'il estoit venu à la nage de l'autre costé du Chasteau, qu'avec un baston il avoit pris le Turban qu'il avoit mis sur sa teste sans sortir de la Mer, & qu'avec un soulier à chaque main il s'en estoit retourné de la mesme façon qu'il estoit venu; Le Bacha n'en fit que rire, & commanda au Casanadal de luy donner quatre écus pour avoir avoüé son vol, & le nomma Loup-marin, sans sçavoir que veritablement il s'appelloit le Loup, Italien de Nation, qui pouvoit passer pour le plus adroit voleur du Siecle, & que les Juifs ont voulu acheter du Bacha pour le faire mourir, parce qu'il desoloit toute la Sinagogue par ses frequens larcins. Aprés que le Navire eût glissé en Mer & que les autres eurent fait selon la coûtume une décharge de leurs Canons, le Bacha fit distribuer à chaque Captif dix sols, ordonna qu'à l'avenir les travaux cesseroient de bonne heure, afin que les Captifs eussent le temps de se reposer, & recommanda aux Gardes de ne les point maltraiter sans cause legitime à peine d'estre punis eux-mesmes.
En ce temps-là les Corsaires de Tripoly prirent une Barque de Genes qui portoit à Majorque un Evêque de l'ancienne famille des Justiniens de Grece, & parent du Bacha qui estoit de celle des Justiniens de Chio. Il ne fut point connu pour ce qu'il estoit, & les Matelots qui avoient esté pris avec luy tinrent la parolle qu'ils luy avoient donnée de ne le point découvrir, & luy executa la promesse qu'il leur avoit faite de les racheter avant luy. Ce Prelat s'estima heureux de passer à Tripoly pour un simple Captif sans naissance & sans qualité, il fut employé aux plus vils travaux, comme à servir les Massons, à porter les immondices de la prison, & à d'autres emplois qui excédoient ses forces; mais les Chrétiens touchez des miseres qu'il souffroit, & voyans qu'il succomberoit bientost sous la pesanteur de ses fers, ils l'obligerent de declarer qu'il estoit Prestre. Sa declaration fut avantageuse aux Captifs, il visitoit les malades détenus dans les cachots, leur administroit les Sacremens, leur distribüoit les aumônes qu'il recevoit des Marchans Chrestiens, consoloit les affligez, & remplissoit tous les devoirs du Sacerdoce avec tant de ferveur & de pieté, qu'il n'estoit pas moins estimé des Infideles que des Chrestiens. Il vit avec douleur que dans la prison où il couchoit il n'y avoit point de Chapelle, son zele luy fit demander permission au Bacha d'en faire bastir une à ses dépens qu'il dedia sous le titre de Saint Antoine, afin que les Captifs pussent en leurs miseres avoir recours à Dieu dans son Sanctuaire. Ce ne fut pas la seule grace que Mehemet luy accorda en faveur des Captifs, il luy octroya encore une place qu'il luy permit de benir & d'en faire un Cimetiere pour les Chrétiens, qui n'avoient pas de lieu certain pour inhumer leurs morts; elle estoit scituée dans les fossez de la Ville du costé de l'Occident, & tres-commode aux Chrestiens, qui n'y estoient point troublez dans leurs ceremonies, ausquelles les Arabes assistent souvent & sans jamais commettre d'insolence.
La puissance des hommes a ses limites, mais la charité n'en souffre point; Nostre charitable Evêque avoit consommé tout l'argent qu'on luy avoit envoyé d'Italie à racheter les Matelots qui avoient esté faits Captifs avec luy, & quantité de jeunes Esclaves qui estoient en danger de renier leur Religion; Ses amis avoient épuisé leurs bourses pour entretenir sa charité, ils luy representoient qu'il procuroit tous les jours la liberté à des personnes inconnuës pendant qu'il gemissoit sous le poids de ses fers, qu'il devoit au Bacha plusieurs rançons, & qu'il couroit risque d'estre retenu des Turcs s'il sejournoit plus long-temps à Tripoly. Dans cét estat d'impuissance il s'abandonna aux ordres du Ciel, & apporta tous ses soins pour faire joüir les Esclaves dans leurs chaînes de la liberté des enfans de Dieu. Comme les Turcs employent toutes sortes de moyens & d'artifices pour seduire les Captifs, le zelé Prelat ne cessoit point d'exorter à la perseverance ceux qui chanceloient dans la foy. Il leur disoit que les cachots les plus affreux n'estoient que de foibles idées de ces lieux où les Impenitens estoient enfermez aprés leur mort; qu'ils y trouveroient des maistres dépourveus de toute compassion, & que s'ils estoient assez malheureux pour vouloir obtenir une apparente liberté par un execrable blaspheme, ils tomberoient dans un esclavage éternel, & dont aucune puissance n'estoit capable de les délivrer. Enfin nostre Illustre Captif aprés avoir exercé la fonction de Missionnaire à Tripoly pendant deux années, se fit racheter par le Consul de Venise pour aller consoler les Oüailles de son Diocese, & laissa les Captifs inconsolables de la perte qu'ils faisoient; Le Bacha consentit à son départ & se contenta de sa parole pour les rançons dont il avoit répondu: L'Evêque ne fut pas plustost arrivé en son païs qu'il envoya au Bacha ce qu'il luy devoit avec des presens pour marque de sa reconnoissance. Mehemet ayant appris qu'il avoit eû pour Captif son parent en fut si sensiblement touché que peu s'en fallut qu'il ne fît maltraiter les Gardes de la prison pour ne l'avoir point averty de la verité, leur reprochant qu'ils devoient connoître le merite & la qualité des Chrestiens Captifs qui estoient sous leur conduite; Il luy fit écrire une Lettre par laquelle il luy demandoit pardon des miseres qu'il avoit souffertes, & qu'il n'auroit pas manqué d'empécher s'il l'avoit connu, & luy renvoya l'argent de son rachat avec de tres-riches presens, le priant de demander la liberté des Captifs de son Diocese qui seroient à Tripoly.
Chapitre III.
Conversion d'un Renegat, son martire, bon dessein de Mehemet traversé, sa mort funeste, ses qualitez, Osman son cousin est mis en sa place, ses cruautez; Il viole la foy qu'il avoit jurée au Caya son Amy & luy fait couper la teste.
La Charité du Prelat dont je viens de parler n'avoit pas eû seulement pour objet le soulagement & la liberté des Esclaves Chrestiens, elle s'estoit encore estenduë à la conversion des Renegats ausquels il ne cessoit de reprocher les desordres de leur vie scandaleuse: Ce qui luy attira la haine de plusieurs qui luy dresserent des pieges pour le perdre; Mais nonobstant leurs persecutions il en convertit un qui eut la constance de souffrir le martyre. C'estoit un Religieux de la Ville de Perouse dans le Duché de Spolette proche d'Assise en Italie. Le dépit d'avoir esté abandonné par son Ordre & ses Parens le fit tomber dans l'infidelité sous le gouvernement des Cherifs. Les Turcs firent de grandes réjoüissances à sa Circoncision, on luy fit apprendre l'escriture & les langues du Pays en quoy conciste toute la science des Mahométans, & il se rendit si habille qu'il disputa de l'Alcoran avec les Docteurs de la Loy, & que les Cherifs le choisirent pour estre le Marabous de la Mosquée du Chasteau; Estimans qu'il estoit glorieux à leur Religion que cette Charge fût exercée par un Prestre des Chrestiens. Aprés la mort des Cherifs, les Turcs demanderent pour luy un office de Cady à Mehemet, qui en ayant besoin & connoissant son merite mieux qu'eux luy donna une place dans son Conseil.
Le Prelat ne fut pas plustost libre qu'il chercha l'occasion d'avoir quelque entretien avec luy afin de le convertir, il jeusna & pria le Pere de Misericorde de favoriser son dessein: Sa priere fut exaucée, le Renegat touché du Ciel le vint trouver de nuit lorsqu'il y pensoit le moins, les Exortations vives & pressantes du Prelat le persuaderent tellement qu'il promit de quitter son libertinage & d'abjurer les réveries de l'Alcoran; de peur d'estre veû des Turcs avec un Chrestien, il prit congé de l'Evesque qui lors espera retirer cette brebis égarée de l'empire du Demon, & passa le reste de la nuit en oraison. Le lendemain à la mesme heure il receut visite de nostre Penitent, qui se prosternant à ses pieds & versant des larmes en abondance le pria de vouloir l'entendre en Confession, ce que le Prelat, reconnoissant en luy une sincere Conversion, fit avec sa charité accoustumée; Il luy ordonna pour expier son crime qui estoit public de se retracter de son infidelité en presence du Bacha & de toute sa Cour, & de détester la Secte de Mahomet en foulant aux pieds le Turban, ce qui est le plus grand affront qu'on puisse faire aux Musulmans. Il luy remonstra qu'il ne devoit point aprehender les suplices qu'on luy feroit souffrir, qu'il ne devoit craindre que Dieu qu'il avoit offensé par son apostasie, & qui seul pouvoit procurer à son ame une éternité bien-heureuse. Nostre Converty se retira dans la resolution d'executer ce qui luy avoit esté ordonné pour son Salut. Il demeura jusqu'au départ du Prelat en sa maison de campagne où il demandoit à Dieu avec ferveur le pardon de ses crimes & la Grace de mourir pour sa gloire. Il differa l'execution de son dessein pendant quelques jours, de crainte que les Turcs n'attribuassent sa Conversion au Prelat qui auroit esté en danger de perdre la vie; Mais de bonheur le Vaisseau sur lequel il s'estoit embarqué estant à la voile, nostre Converty quitta sa retraite & vint au Chasteau avec ses plus beaux habits qu'il ne portoit qu'aux jours de Ceremonie, à peine parut-il dans la Chambre que le Bacha luy demanda ce qui l'avoit empesché depuis quelques jours de venir au Palais, il répondit hardiment que durant ce temps là il avoit fait une retraite où Dieu luy avoit fait connoistre l'estat déplorable dans lequel il estoit depuis qu'il avoit abandonné la veritable Religion, & qu'il n'en reconnoissoit point d'autre que la Chrestienne, pour laquelle il estoit prest d'endurer tous les suplices imaginables, en proferant ces paroles il tira de la manche de son Caffetan un Crucifix, & exorta le Bacha & la compagnie de reconnoistre & d'adorer un Dieu mort en Croix pour les pechez des hommes; Puis jettant son Turban par terre il dit hautement, qu'il renonçoit de tout son cœur à Mahomet. Les Turcs irritez de ce mespris contre l'honneur de leur Prophete voulurent le massacrer sur le champ; Mais le Bacha pour arrester leur colere leur representa qu'il avoit perdu l'esprit: Cependant pour les satisfaire il commanda qu'il fût enchaîné dans la prison des Captifs, esperant qu'il pourroit faire changer de sentiment à nostre Converty, lequel avant que de sortir de sa presence luy jetta quelques Sultannins d'or, & l'asseura que c'estoit le seul argent criminel qui luy restoit, & qu'il avoit destiné pour acheter le bois dont il devoit estre brûlé si Mehemet refusoit d'en faire la dépense. Le Bacha qui l'aimoit ne voulut pas d'abord l'abandonner à la cruauté des Turcs qui accoururent à la prison pour le mettre à mort, si les Gardes ne se fusent opposez à leur violence. Le Divan qui represente la Justice du Grand Seigneur, craignant une sedition populaire, fut le lendemain au Palais pour demander à Mehemet la punition de cét attentat, le Bacha vit bien qu'il ne pouvoit plus le sauver, & ayant esté informé par les Gardes de la prison qu'il avoit passé la nuit en prieres & en exortations aux Captifs, laissa aux Juges la liberté de Juger selon leurs Loix le Coupable qu'on fit sortir de la prison chargé de fers pour estre conduit au Chasteau. Les opprobres qu'on luy fit dans les rües ne furent point capables d'ébranler sa constance, l'augmentation des biens & des honneurs qu'on luy offrit ne purent ny changer son esprit ny toûcher son cœur, le suplice qu'on luy preparoit luy sembloit doux pour son crime: Enfin les Cadis voyans que la populace assemblée devant le Palais demandoit Justice, ils le condamnerent à estre brûlé vif. La Sentence ne fut pas plustot prononcée qu'on le dépoüilla des habits Turcs qu'il portoit, & quon le conduisit au lieu destiné pour son suplice. Il n'y arriva pas sans peine, car ces Barbares le mirent dans un estat pitoyable par une gresle de pierres, de crachats & de bastonnades qu'ils luy déchargerent le long du chemin. Ces confusions n'empescherent point que quand il fut arrivé au lieu il ne continuât ses exortations aux Captifs, il en fit mesme une au Turcs en langue Arabesque, & ne cessa jusqu'au dernier soûpir de prier Dieu pour la conversion de ses Boureaux qui le jetterent au feu dans lequel il fut purifié de son infidelité. Les Chrétiens qui assisterent à sa mort recueillirent quelques ossemens qui n'avoient point été consommez par le feu; des Captifs qui avoient esté presens à son martyre m'ont assuré qu'un Chrestien, son amy, trouva parmy les cendres son cœur aussi vermeil & aussi entier que s'il n'eût point passé par les flâmes.
Mehemet eut du déplaisir de la mort du Marabous, les Turcs l'accuserent de luy avoir voulu faire grace & d'estre amy des Chrestiens; En effet le Bacha n'estoit Mahometan que des lévres, & les Semences du Christianisme où il avoit esté élevé, estoient demeurées si vives dans son cœur qu'il avoit fait amitié avec quelques Princes Chrestiens, & formé depuis quelques années le dessein de se retirer dans un païs fidele. Quand il crut estre en estat de l'executer avec succés, il en écrivit à Malte, & pria le Grand Maître d'envoyer à Tripoly quand les Corsaires seroient en Mer, des Brigantins & des Galeres pour embarquer sa famille, ses richesses & la pluspart des Renegats qu'il avoit gagnez & des Captifs. Il offrit mesme de livrer la Ville & le Chasteau aux Chevaliers s'ils amenoient les forces necessaires, ne demandant point d'autre recompense que d'estre honnoré de la grande Croix de l'Ordre. Le Grand Maistre aprés avoir consulté long-temps refusa les offres de Mehemet, son avis fut qu'il y auroit de l'imprudence de se confier dans une entreprise si perilleuse à la foy d'un Renegat.
Ce refus donna du chagrin à Mehemet & fut cause de sa perte. Car les Turcs soit qu'ils se doutassent de son dessein, ou qu'ils l'eussent découvert, empoisonnerent Sidy Hally son fils unique âgé de quinze ans. Son pere avoit eu un soin particulier de son éducation & luy avoit donné pour Gouverneur un Captif tres-habile homme; il n'avoit rien de Barbare & quoy qu'on dise ordinairement que l'Afrique ne produit que des Monstres, Sidy Hally faisoit déja paroistre toutes les vertus des honnestes gens de l'Europe; son divertissement aprés ses exercices estoit de visiter les Esclaves dans leurs travaux, & jamais il ne les quittoit sans leur avoir témoigné sa liberalité. Mehemet fut inconsolable de la mort de son fils sur lequel il fondoit toutes ses esperances, il ne luy survécut que deux mois & fut empoisonné avec des fruits par un Captif Calabrois qui exerçoit la Pharmacie dans le Chasteau. Peu de temps avant sa mort il dit en soûpirant, que la demande qu'il avoit faite aux Chrestiens estoit juste & avantageuse, qu'on devoit luy donner un azile & à ceux de sa compagnie, parce qu'il procuroit la liberté à grand nombre de Captifs, enlevoit un tresor qui seroit demeuré chez les Chrestiens, & contribuoit à la conversion & au salut de plusieurs Renegats; Et que lorsqu'il seroit arrivé à Malte, on luy auroit fait connoistre qu'il ne meritoit pas l'honneur d'estre grand Croix, ayant persecuté pendant quarante ans ceux qui la reverent. Mehemet possedoit toutes les qualitez d'un bon Prince, il estoit doux, affable, moderé, juste, peu sensible aux plaisirs que les Turcs aiment, & n'ayant dans son Serail que trois femmes donc deux estoient Greques Chrestiennes; Ses Ennemis l'accuserent d'avoir esté trop attaché à ses interests, d'avoir mis des Impots extraordinaires à la Campagne, d'avoir méprisé la Loy du Prophete, d'avoir eû des intelligences secretes avec les Princes Chrestiens, d'avoir fait jetter en Mer une de ses femmes & d'avoir pardonné à sa compagne qui estoit Chrestienne. On soupçonna la premiere d'avoir donné un rendez-vous à un Turc des plus puissans de la Ville dans un aman-lieu destiné pour les bains où souvent il se pratique des amourettes. Le Turc se nommoit Chabam Goul grand Fermier du Royaume, ses richesses ne purent le sauver, il luy en cousta la vie qu'il finit malheureusement dans le puits de sa maison; l'Eunuque qui accompagnoit les Sultanes fut empalé à la porte du Chasteau pour avoir receu des presens du Turc, & n'avoir pas esté fidelle gardien des femmes du Bacha. Osman qui estoit General de la Campagne & qui avoit fait empoisonner Mehemet son cousin par le Calabrois fut mis en sa place. Ce nouveau Bacha fit étrangler les principaux Renegats qui avoient esté dans la confidence de son predecesseur, avec quelques Chrestiens qu'il aimoit. Il donna des Charges à ses favoris, pour avoir des Officiers fideles pour la garde du Chasteau, comme le Caya qui reside à la porte du Palais & prend connoissance des affaires avant le Bacha, & le Gouverneur de la Marine; Il fit prendre le Turban à ses neveux qui menoient une vie libertine avec les Renegats Grecs, & les honnora de ces deux Charges importantes. Il establit Regepbé son parent General de la Campagne, qui est la premiere dignité du Royaume, mit de nouveaux Gouverneurs dans les Villes Maritimes & changea les Garnisons des Forteresses, afin d'estre Maistre de toutes les Places du Royaume. Tandis qu'Osman estoit occupé à son establissement, deux Corsaires arriverent avec une riche prise; Les principaux Officiers de ces Navires qui avoient esté dans les interests de Mehemet furent affligez de la nouvelle de sa mort. Mais les presens que fit Osman Bacha de cette prise estimée cent mil écus, arresta les Levantis qui vouloient se mettre à la Voile pour prendre party ailleurs; Cela pourtant n'empécha point que beaucoup de Renegats ne desertassent de peur de souffrir les mesmes disgraces que leurs compagnons. Les Arabes de la campagne voisine de Tripoly, regreterent aussi Mehemet & se souleverent contre Osman qui eut bien de la peine à les remettre dans l'obeïssance. Comme la douleur de la mort du Bacha estoit generalle, les Marchands Estrangers & les Captifs faisoient tous les jours des insultes à l'Apoticaire Calabrois qui l'avoit empoisonné, ce qui estant venu à la connoissance d'Osman, l'obligea de luy donner la liberté & de le renvoyer en Italie. Ce perfide s'embarqua de nuit de crainte des Captifs, sans songer que son crime ne demeureroit point impuny & qu'il ne joüiroit pas long-temps de l'argent & des presens qu'il avoit receus d'Osman. Dés qu'il fut arrivé au Royaume de Naples, où l'on avoit fait sçavoir sa perfidie envers Mehemet, l'Amy des Crestiens, & le Pere commun des Captifs, il fut assommé par les femmes qui avoient leurs maris, leurs parens, leurs enfans & leurs Compatriotes Esclaves à Tripoly.
Les Usurpateurs sont dans une perpetuelle deffiance, tout leur fait ombrage, ils violent toutes sortes de devoirs pour se maintenir dans le rang qu'ils ont aquis par le crime, & dés qu'une personne leur est devenüe suspecte, c'est une Victime qu'ils ne manquent jamais d'immoler à leurs soupçons. Osman resolut de sacrifier à sa seureté Regep Caya qui avoit suivy le party de Mehemet; Il apprehendoit son credit & son ressentiment, parce qu'il l'avoit dépoüillé de sa Charge qu'il avoit donnée à son neveu. Mais comme ils s'estoient jurez de ne point attenter à la vie l'un de l'autre, Osman pour estre dispensé de son serment alla trouver le Grand Marabous du Royaume qui demeure à la Campagne; Ce Docteur de la Loy luy deffendit de la part du Prophete de faire mourir Regep, & le conjura de ne pas commencer son Gouvernement par un parjure, & d'exiler plustost le Caya que de fausser la parolle qu'il luy avoit donnée. Quoy que la fermeté du Marabous ne plût pas au Bacha, il se contenta de s'emparer de la dépoüille de Regep & de l'envoyer à Thunis avec un seul Eunuque & une vieille Mule pour son service; Le malheur du Caya toucha le peuple qui l'avoit soûhaité pour Maistre & ne fut pas moins sensible aux Captifs qu'il avoit protegez durant sa faveur. Le jour qu'il partit quelques flateurs, dont les Cours des Grands sont toûjours remplies, dirent au Bacha que le simple exil de Regep estoit contre les Regles de la politique, que sa mort estoit necessaire pour la conservation de sa personne & du Royaume, qu'il pourroit se refugier à Constantinople où il ne manqueroit pas d'avertir le grand Visir de ce qui s'estoit passé à Tripoly & des tresors laissez par Mehemet; Et qu'enfin pour lever tous les soupçons que le Bacha pouvoit avoir à cause de son serment, il falloit oster la vie à Regep pendant la nuit, auquel temps l'homme est reputé mort. Ces pernicieux conseils persuaderent Osman de s'en défaire malgré les deffenses du Marabous auquel les Renegats n'ont pas tant de foy que les Turcs naturels; Le l'endemain il envoya quatre Officiers & un Capigy qui est l'Executeur de la Justice du Prince. Ces Ministres ayant suivy à Cheval la route de Regep arriverent de nuit le mesme jour à Tripoly le vieux, & l'y trouverent chez le Gouverneur qui luy donnoit à souper. Le Capigy mit és mains du Gouverneur son Ordre, dont Regep ayant eu avis il se leva de table, assûra les Turcs qu'il estoit prest d'obeïr & demanda seulement la permission de se laver & de faire sa priere dans une Mosquée voisine, ce qu'ayant obtenu & executé le Capigy luy coupa la teste. Aprés l'execution les Turcs ayant voulu obliger l'Eunuque de retourner à la Ville suivant les ordres du Bacha, ce fidele domestique leur dit dans sa douleur, qu'il estoit resolu de ne pas survivre à son Maistre & les pria de luy donner la mort: Ils userent de violence pour le faire mettre en campagne, & voyans qu'il estoit impossible de luy faire abandonner le corps de son Patron, on luy coupa aussi la teste, ce qu'il souffrit constament. Depuis cette action le grand Marabous n'a point entré dans la Ville du vivant d'Osman, il se contentoit de venir aux environs où le Bacha faisoit dresser des Tentes pour le consulter sur les affaires de la Religion. Quand les Capitaines des Navires sont prests d'aller en course, ils vont rendre visite à ce grand Prestre de Mahomet au lieu de sa residence, & recevoir ses oracles sur les évenemens de la Mer; On tient que la pluspart des Marabous se servent de l'Art magique, sur tout lorsqu'il s'agit d'attaquer les Chrestiens.
Chapitre IV.
Deux sortes d'Esclaves, l'Autheur fait un rude apprentissage de sa captivité, Monsieur Gabaret vient à Tripoly avec quinze Vaisseaux, demande la liberté des Captifs François, refus du Bacha par la trahison d'un Capitaine Provençal, un Parisien Captif s'empoisonne, vingt jeunes Chrestiens sont conduits à Constantinople, & six au Grand Caire, l'Autheur est envoyé en Alexandrie, au retour son Patron luy fait couper de la pierre, fuite des Captifs qui sont r'amenez & punis, Martyre d'un Ethyopien qui estoit du nombre des fugitifs, penible travail de l'Autheur.
Quoy que l'esclavage passe pour le plus grand des maux, & que la figure d'un homme dans les fers soit le Tableau le plus naturel du peché qui a causé la captivité du genre humain. Il faut pourtant avoüer que les chaînes & les cachots ne font pas la plus grande misere des Captifs, & que pendant que leurs corps sont dans les liens, leurs ames éprouvent quelquefois la rigueur d'un empire plus insuportable que celuy des Barbares. Le long séjour que j'ay fait en Barbarie me permet d'avancer qu'il y a deux sortes d'Esclaves, le Juste & l'Impie. Le premier méne une vie innocente, endure les souffrances avec une soumission respecteuse à la volonté de Dieu, les reçoit comme une matiere de satisfaction & de penitence & espere toûjours en la misericorde Divine. Le second s'abandonne à la débauche & au déreglement, souffre sans amour comme les damnez, vomit incessamment des imprecations & des blasphémes & desespere de sa liberté. Le Juste imite Joseph dans les fers, il se sanctifie dans le cachot, & tâche de gagner le Ciel par sa penitence, & l'Impie le perd par son libertinage, qui souvent luy ouvre la porte à l'Apostasie & le rend esclave du Demon, suivant cét oracle de Jesus-Christ, qui commet le peché est esclave du peché. Ainsi l'on peut dire de l'usage different que les Captifs font des mesmes chaisnes ce que Saint Thomas Daquin dit de ceux qui reçoivent l'Eucharistie Mors est malis vita bonis. Il faut encore avoüer que la plus cruelle peine des Captifs est le chagrin qu'ils ont d'avoir abusé de leur liberté, & d'avoir eux-mesmes forgé leurs fers par un pur caprice & une folle curiosité, & que la servitude est plus fâcheuse à une personne de naissance qu'à une de condition accoûtumée dés sa jeunesse à la fatigue; Car un Matelot va sur Mer avec les Corsaires pour le service des Navires, & un Artisan gaigne par son travail dequoy s'exempter de la faim. Cependant le Juste de quelque condition qu'il soit souffre constamment & sans murmurer contre le Ciel, au lieu que l'Impie continuë ses blasphémes & ses crimes & attire sur sa teste la faim, la peste & le desespoir qui sont les fleaux dont la Justice Divine punit de temps en temps les mauvais Chrétiens dans la Barbarie.
Aprés ces reflexions il est à propos que je commence la Relation de ce qui m'est arrivé & de ce que j'ay veû pendant prés de huit années de captivité dans Tripoly. Salem Chastel mon premier Maistre exerçoit la charge de grand Prevost, & avoit soin des Esclaves noirs dont le Bacha trafiquoit au Levant, & des biens qui luy appartenoient par la mort des chefs de famille. Il faisoit bastir une maison à la campagne & une Mosquée afin d'y faire ses prieres & de luy servir de Sepulture. Quoy que je ne fusse pas guery de mes blessures on ne laissa pas de me donner un travail aussi penible que si j'eusse esté en parfaite santé; mon Patron pour mon apprentissage me fit vuider les lieux secrets de sa maison & creuser les fondemens de son nouvel Edifice, je fus trois fois employé à ce travail parmy des infections & des ordures capables de me faire mourir. On m'employa en suite à servir des Massons qui estoient Turcs, Arabes & Noirs, & qui parloient leur langue naturelle que je n'entendois point. Je m'imaginay servir à la construction d'une seconde Tour de Babel à cause de la confusion de leur langage. Comme chacun me commandoit, & que je ne pouvois d'abord comprendre ce qu'ils desiroient, ils ne me parloient le plus souvent que par des bastonnades qui m'obligerent d'apprendre en peu de temps leur jargon pour m'en exempter. Heureusement pour moy un Tagarin conducteur de l'ouvrage & qui avoit demeuré longtemps en Espagne, me prit en affection & me protegea contre des Noirs qui pour complaire au Patron & faire les bons valets me faisoient des insultes, parce que j'estois Chrestien. Ces mauvais traitemens de mon apprentissage me firent apprendre en moins d'un an à servir les Massons, tailler les pierres & blanchir les maisons. Dans les travaux l'Esclave n'a par jour que trois petits pains du poids d'une livre qu'on distribuë le soir à l'entrée de la prison, on luy donne à midy pour potage du bled cuit appellé dans le Pays Bourgoul, ou bien de la Basine faite avec de la farine d'orge assaisonnée d'un peu d'huile, ou de boüillon de Chameau, ou de quelqu'autre vielle beste inutile, ce Mets est extrémement grossier & l'on est obligé de le manger avec les doigts.
A la fin de l'Automne il arriva de Candie à Tripoly une Barque de Marseille, le Capitaine qui estoit Provençal ne vint que pour avertir le Bacha qu'il avoit laissé au Port de cette Ville quinze Navires de France chargez d'infanterie que le Roy envoyoit pour la secourir, & que Monsieur Gabaret qui commandoit cette Flotte devoit en retournant en France passer à Tripoly pour demander les Captifs François; Mais qu'il n'avoit aucun ordre de Sa Majesté, & que ce n'estoit que pour donner de la terreur; le Bacha fit recompenser ce perfide qui se mit à la voile crainte d'estre surpris des Navires de France. Et voyant qu'il n'avoit point de temps à perdre il commanda de garnir de Canons les Rempars de la Marine, fit fortifier l'entrée du Port où deux Navires furent coulez à fonds, & demanda du secours aux Arabes de la campagne contre les Chrestiens leurs Ennemis communs. O Ciel! quel spectacle de voir les pauvres Captifs tirer des Canons comme des bestes, démaster les Navires, en mettre la proüe contre terre à l'abry du Chasteau de peur qu'ils ne fussent brûlez, & travailler avec tant de precipitation & si peu de relâche que plusieurs succomberent sous le fais, & payerent par avance la bravoure que les François venoient montrer à Tripoly! Dés que l'Escadre de leurs Vaisseaux parut en Mer, nous fûmes enchaînez dans les Prisons, où la faim la soif & la chaleur nous reduisirent presqu'à l'extrémité. Monsieur Gabaret à son arrivée fit moüiller l'Ancre à la grande Rade, où le Bacha l'envoya complimenter par le Gouverneur de la Marine qui conduisit Monsieur le Chevallier de Labat dans sa Chaloupe avec quantité de Noblesse Françoise. Ayant mis pied à Terre ils trouverent depuis la Marine jusqu'au Chasteau les Levantis que le Bacha avoit fait mettre en haye pour leur faire voir ses meilleurs Troupes. Osman donna Audience à Monsieur de Labat qui luy demanda de la part du Roy tous les François qui estoient Captifs dans la Ville & le Royaume de Tripoly. Le Bacha, sans faire connoistre qu'il sçavoit le Mystere, dit qu'il ne pouvoit donner sans argent ou sans échange les Captifs qui luy estoient necessaires tant pour les travaux de la Ville que pour le service de la Mer; & le Chevalier s'estant contenté de luy demander les Marchands, il répondit qu'ils étoient dans la puissance de payer une bonne Rançon. Sur ce refus les François se retirerent & en avertirent Monsieur Gabaret qui donnoit déja ses Ordres pour canoner la Ville, lorsqu'on vit partir du Port deux Barques & un Brigantin chargez de toutes sortes de rafraichissemens que le Bacha luy envoyoit, ils les accepta dans l'esperance que la nuit donneroit conseil à Osman. Le lendemain le Chevalier fit une seconde tentative aussi inutile que la premiere: Pendant qu'il s'entretenoit avec Osman, les Renegats assûrerent les Gentils-Hommes François que plus ils demeureroient devant Tripoly, plus les Esclaves souffriroient dans leurs Cachots, que le Capitaine d'une Barque Françoise avoit averty le Bacha de leur arrivée & qu'ils n'avoient point d'ordre du Roy: Nous eûmes permission de donner avis à Monsieur Gabaret des miseres que nous endurions depuis son arrivée, & qu'il ne pouvoit finir qu'en abandonnant le Pays. Ce General toûché de compassion nous fit écrire une lettre par laquelle il nous exortoit à la patience, & nous assûroit d'un second voyage plus avantageux que le premier. Avant que de se mettre à la Voile il fit saluer à bales, ce qui donna une telle épouvante aux Barbares que plusieurs abandonnerent la Ville. Un Turc & deux Arabes furent tuez de boulets de Canon, les Captifs François en payerent les funerailles à coups de bastons, & on leur reprochoit que leurs Capitaines avoient embarqué des Bestes au lieu de Chrestiens; il est vray que le Bacha leur fit present de Bœufs, de Moutons, de Gazelles & d'Autruches de Barbarie.
Monsieur Gabaret estant arrivé en Provence fit chercher le Capitaine de cette Barque nouvellement arrivée du Levant, il avoit débarqué à Marseille où il fût arresté & tiré dans le Port à quatre Galeres. Ainsi fut puny d'un horrible suplice ce traitre qui par un lâche motif d'interest avoit empêché la liberté des Esclaves de sa Nation. Le Bacha craignant le retour des François fit fortifier la Ville Capitale, mit garnison dans les Places frontieres, donna Retraite aux Renegats, & fit construire une Forteresse sur un Rocher qui avance en Mer du costé du Ponant, afin d'assûrer les Navires dans le Port & de commander la grande Rade, où les Vaisseaux passagers sont obligez de moüiller l'Ancre quand ils ne doivent pas faire long séjour à Tripoly. On employa tous les Chrestiens à ces Fortifications durant six mois, les Prestres, les Chevaliers de Malte & les personnes de Qualité n'en furent point dispensez, & le travail fut si rude que beaucoup de Captifs arroserent la Forteresse de leurs sueurs & de leur sang & perirent accablez de miseres. Les Fortifications achevées je retournay à la Campagne chez Salem mon Patron, qui me fit couper la Pierre dans la Carriere avec quatre autres Captifs proche de ceux qui travailloient pour le Bacha, chaque Chrestien estoit obligé de tailler par jour dix pierres de deux pieds de long & d'un pied de large à peine de la bastonnade; on nous gardoit à veuë parce que ce lieu est sur la Mer, esloigné de la Ville de deux lieuës.
Il arriva un Navire de France dont le Capitaine causa autant de joye aux Chrétiens que le Provençal avoit causé de douleur; il avoit ordre de Rachepter plusieurs Captifs du nombre desquels estoit un nommé Gonneau Parisien. L'Art d'Horloger qu'il exerçoit le rendoit si necessaire au Bacha qu'il refusa cinq cens Escus pour sa Rançon, & voulut l'obliger à demeurer encore huit années à son service, luy promettant de luy donner la liberté gratuitement. Gonneau chagrin du refus du Bacha luy dit hardiment que dans peu de jours il n'auroit ny Captif ny argent. Estant sorty du Chasteau & ayant receu du Capitaine deux cens Piastres sous pretexte de les faire profiter, il traita la nuit suivante cinq cens Captifs qui logeoient avec luy dans la même Prison proche du Chasteau, rien ne manqua au Régal & jamais Gonneau n'avoit paru de si bonne humeur. Le lendemain avant que d'aller au travail chacun s'empressant de remercier Gonneau, on le trouva mort; Ce malheureux garçon desesperé de la continuation de son Esclavage s'estoit empoisonné, Osman affligé de sa mort dit publiquement qu'il avoit perdu vingt Captifs en la personne du seul Gonneau, il pensa décharger sa colere sur des Officiers Renegats qui avoient mis obstacle à sa liberté à cause qu'il travailloit pour eux aux heures dérobées.
Bien que les Bachas de Barbarie ne soient pas dans la dépendance absoluë du Grand Seigneur, & que les Villes Maritimes de Tripoly, de Thunis & d'Alger s'erigent en Republiques, ils ne laissent pas d'envoyer tous les ans une espece de Tribut à Constantinople avec des presens au Grand Visir & aux Principaux Officiers de la Porte pour conserver leur amitié. Les Corsaires de Tripoly avoient depuis peu fait de riches prises, Osman resolut d'y envoyer vingt jeunes Captifs des plus beaux, & cent Negres que mon Patron eut ordre de tenir prests pour embarquer sur le Gal d'Or Navire pris sur les Hollandois. Que de larmes répendirent les Chrestiens qui furent choisis, & qui n'ignoroient pas qu'ils estoient destinez à demeurer toute leur vie dans le Serail sans aucune esperance de liberté! Il y en eut quatre qui pour s'exempter du Voyage userent d'artifice, les uns se firent des playes, & les autres se défigurerent le visage afin de paroistre diformes au Bacha, qui fût insensible à leurs plaintes & les obligea de partir. Salem mon Patron eut encore ordre de faire Equiper une Barque sur laquelle on devoit aussi embarquer cinquante Negres avec trois Hollandois, deux Italiens & un Savoyard, duquel je raconteray cy-aprés les avantures. Le Bacha envoyoit ce present au Visir du Grand Caire qui estoit son amy intime. Mon Patron me fit embarquer sur cette Barque pour avoir soin des Esclaves. Nous partîmes de Tripoly avec un vent favorable qui nous fit arriver en peu de jours au Port d'Alexandrie, où nous laissames les Captifs à un Chef de Caravanne qui devoit les conduire par terre au Grand Caire, & le Gal d'Or qui nous avoit escorté prit la route de Constantinople. Nostre Capitaine avoit ordre de charger la Barque de Ris, de Féves & de Beure, ce qui nous obligea d'aller en Sirie où les Legumes sont en abondance. Je vis de loin la Palestine sans qu'il me fût permis de mettre pied à terre pour voir les Saints lieux où se sont passez les Mysteres de nostre Redemption. Dans cét estat je me consideray comme un Israëlite qui ne pouvoit entrer dans la Terre de Promission que les Infideles possedent de puis tant de Siecles à la confusion des Chrestiens, je me contentay de verser des larmes demandant pardon à Dieu de mes péchez qui m'en deffendoient l'entrée, & le priant de me donner les graces necessaires pour supporter patiemment ma captivité. Aprés avoir chargé la Barque nous partîmes pour Tripoly où nous arrivâmes sans danger.
Au retour d'Alexandrie mon Patron jugeant que je n'avois pas beaucoup fatigué dans ce Voyage qui avoit duré quarante jours, me fit de rechef couper la pierre, une Barque armée de Mores & de Chrestiens venoit tous les Vendredys enlever les pierres que les Captifs avoient taillées pendant la semaine, pour les conduire à Tripoly. Des Captifs de condition qui ne pouvoient esperer la liberté qu'en payant de grosses Rançons, resolurent de s'emparer de cette Barque & de se sauver; S'estants munis de quelques provisions, de deux Mousquets & d'un peu de poudre, ils se rendirent avec d'autres Captifs qu'ils avoient gagnez, dans le voisinage de ce travail esloigné de la Ville de deux lieuës. La Barque y estant arrivée ils s'en saisirent, chasserent les Mores, deschaînerent les Captifs qui tailloient la pierre pour le Bacha, les firent embarquer & se mirent à la voile avec le secours des Avirons. Comme Nous estions un peu esloignez des Captifs du Bacha, nous courûmes au bruit vers la Barque pour estre de la partie; mais nostre diligence fut inutile, car heureusement pour nous les Mores qui avoient esté chassez de la Barque nous arresterent aydez des Barbares qui accouroient de toutes parts pour s'opposer à la fuite des Chrestiens. Ces Infideles voyant les Esclaves à la voile déchargerent sur nous leur colere & nous conduisirent à coups de baston jusques dans la Ville. Si-tost que le Bacha eût appris l'entreprise des Captifs, il fit partir ses Barques legeres & ses Brigantins pour les ramener. Les Chrestiens se deffendirent avec tant de vigueur & de courage que les Turcs sembloient presque desesperer de la Victoire, & malgré l'inégalité de la partie ils resisterent pendant quatre heures à douze Barques & Brigantins; enfin ces Vaillans hommes se voyans le vent contraire, sans voile, sans timon & sans autres armes que des pierres & leurs mains, furent obligez de se rendre à la mercy de leurs ennemis. Il y eût trois Chrestiens de tuez & quelques blessez, les Barbares perdirent deux Lieutenans de Navire, quatre Turcs, & six Levantis sans compter les blessez; on ramena ces Fugitifs, & depuis la Marine jusqu'au Chasteau il n'y en eût pas un qui ne commençât son suplice par les pierres, les crachats & les bastonnades. Le Bacha fit recevoir à chaque Captif le châtiment selon qu'il s'estoit deffendu dans le combat, ou qu'il avoit contribué à la fuite. On commença la Tragedie par un Pere Cordelier Italien qui dans le combat animoit les Chrestiens le Crucifix à la main, ce bon Religieux eut la gloire d'estre moulu comme le grain de Froment par une gresle de bastonnades, six autres Captifs en moururent aussi, quatre eurent le nez & les oreilles coupez, les moins coupables receurent deux cent coups de baston, les Gens de qualité n'en furent point exempts & le Bacha les fit enchaîner doublement avec deffenses de sortir des Prisons; j'ay aidé cent fois au Comte Bizare, Vicentin, à porter ses fers, à l'égard de nous autres Captifs de Salem nous en fûmes quittes pour cent bastonnades à la priere de nostre Patron qui remonstra les mauvais traitemens que nous avions receus de ceux qui nous avoient amenez à Tripoly. La Tragedie finit par le Martyre de Marc Etiopien de Nation, qui ayant esté autrefois Captif a Tripoly avoit esté pris par les Venitiens sur un Navire chargé de Negres que le Bacha envoyoit par present à Constantinople. Il s'estoit fait Chrestien à Venise, & estant sur Mer au service de la Republique il avoit été fait Esclave par les Corsaires de Tripoly, où il fut reconnu & employé aux travaux les plus penibles. Les Turcs qui avoient esté témoins de sa valeur dans le Combat luy offrirent sa grace & des Charges s'il vouloit abjurer le Christianisme, ce qu'ayant refusé il receut trois cens bastonnades & fut livré aux Negres qui le bruslerent dans la grande place; Marc souffrit son Martyre avec une constance heroïque & mourut pour la Foy dans une Ville où l'infidelité triomphe. A mon égard je demeuray dans la Prison plus d'un mois avant que d'estre guery de mes blessures, je ne l'estois pas entierement qu'on me mit à tourner la Roüe d'un Cordier qui faisoit les Cables des Navires, & à peine fus-je rétably que mon Patron me fit derechef couper la pierre, j'estois enchaîné avec un Hollandois plus méchant ouvrier que moy, qui quelque fois me faisoit essuyer la bastonnade; j'eus besoin de toute la force de ma jeunesse pour resister à cause des chaleurs qui sont excessives en Barbarie, & de la faim que je souffrois dans ce travail.
Chapitre V.
Prise d'un Navire François, un Religieux & deux Armeniens y sont faits Esclaves, on dérobe au Religieux mil Sultanins d'or qu'un des Armeniens luy avoit donnez à garder; Peste à Tripoly, mort d'une femme & d'un fils du Patron de l'Auteur, de quelle maniere on enterre les Turcs: Histoire d'un faux Dervis, la femme de Salem tâche de faire prendre le Turban à l'Auteur; Description de la Maison de Campagne de Salem, il employe l'Auteur à de rudes travaux pour l'obliger à changer de Religion. Sa servante luy fait des plaintes de l'Auteur, Salem luy fait donner de la bastonnade; l'Auteur est en danger de perdre la vie, est sauvé par la mort de Salem.
Les Corsaires de Tripoly prirent un Navire François qui negotioit pour la Ville de Ligourne, un Religieux de Saint François Italien fut fait Esclave avec deux Maronites qui alloient à Rome estudier dans un College fondé par le Pape Urbain huitiéme pour les pauvres Habitans Catholiques de la Terre Sainte. Il y avoit encore deux Armeniens qui se retiroient en France avec de pretieuses Marchandises; Ces Peuples quoy que sujets du Grand Seigneur sont faits Captifs par les Corsaires de Barbarie, lorsqu'ils se retirent en terre Chrétienne avec leurs richesses. Un de ces Armeniens sauva de sa perte mil Sultanins d'or qu'il donna en garde au Religieux qui ne fut point visité par le respect que les Corsaires portent à l'habit de S. François. Cette somme ayant esté dérobée au Pere par un Esclave Italien qui le frequentoit, l'Armenien apprit avec douleur le vol de ses Sultanins qu'il destinoit pour sa liberté. Il differa quelque temps à demander justice au Bacha de peur de mettre en danger le Religieux, le desir neanmoins de la liberté qui est naturel à tous les Hommes, l'obligea d'en porter ses plaintes à Osman qui fît donner la bastonnade à des Italiens qui frequentoient le Pere, & n'épargna rien pour découvrir le voleur; Il resolut mesme d'attaquer le Religieux qu'il menaça de mort si les Captifs ne rendoient les Sultanins, dans la pensée que les Chrestiens qui ont de la veneration pour leurs Prestres ne l'abandonneroient pas à la cruauté des supplices. Le Bacha voyant que ses menaces estoient incapables d'attendrir le cœur du Criminel, il fit donner au Religieux des bastonnades sous les pieds, le lendemain il les fit reïterer sur les reims, & jura que le troisiéme jour il en recevroit autant sur le ventre & seroit brûlé. La veille du martyre du Religieux deux Marabous vinrent de la part du Bacha dans la prison des Captifs pour y faire des sortileges, ces Ministres d'iniquité exorterent d'abord les Chrétiens à ne point laisser perir leur Religieux qui estoit l'unique pour les consoler dans leur captivité; ils visiterent les quatre coins de la prison où ils profererent des paroles, & principallement aux environs de la Chappelle, & se retirerent faisant cent imprecations contre le laron. Aprés que les portes de la prison furent fermées chacun tâcha de consoler le Religieux, qui ne démentit point l'honneur & la pureté de son Caractere, exortant les Captifs à la perseverance, & priant Dieu de donner la liberté à l'autheur de sa mort; Nous fismes tous des vœux au Ciel pour sa délivrance, & plusieurs passerent la nuit en prieres. A peine fut-il jour que les Satelites du Bacha entrerent & se saisirent du Religieux, les Captifs accoururent pour donner le dernier baiser à leur Prestre que le Bacha vouloit sacrifier à son avarice, & déja l'on traînoit cét innocent au suplice, lorsqu'un Captif qui avoit prié toute la nuit dans la Chapelle trouva proche de l'Autel une bourse où les Sultanins estoient; Elle fut mise és mains de Salem mon Patron & portée au Bacha qui la retint pour luy sans se mettre en peine de l'Armenien qu'il laissa dans les fers. Les Marabous firent courir le bruit que leurs prieres avoient fait trouver les Sultanins, comme si les faux Prophetes de Mahomet avoient quelque puissance dans le Temple de Dieu. Osman les ayant fait compter & s'en estant trouvé manquer deux cent il dit en riant que le voleur avoit bien fait de les avoir gardez pour s'en racheter. En effet le Captif Italien qui les avoit pris en paya sa rançon deux ans aprés, ne l'ayant pas voulu faire plûtost de peur d'estre reconnu; Pour le Religieux il mourut depuis de la peste à Tripoly, en assistant les Chrestiens frappez de cette maladie.
Le Vaisseau du Gal d'or qui avoit porté le present au Grand Seigneur, fut au retour de Constantinople chargé dans l'Egypte & le Damas de marchandises & de legumes pour la nourriture des Levantis; Mais au lieu d'apporter à Tripoly les alimens pour conserver la vie, il y apporta la peste qui causa la mort à une infinité de Barbares. Cinq Turcs en moururent à l'arrivée du Navire, ce qui donna de la terreur à la Ville: Le Caya craignant d'estre chastié de ses impietez fut d'avis qu'on brûlast le Navire & toutes les marchandises; les Interessez demanderent qu'il fût éloigné de Tripoly, & le Bacha qui en estoit le principal le fit conduire du costé d'Alexandrie dans les deserts de la Barbarie. Dans cette retraite les Turcs ne purent s'empécher de venir de nuit à la nage sur le bord de la Mer pour y faire des provisions & voir leurs parens & leurs amis, ce commerce ne dura pas quinze jours que la Campagne & la Ville furent empestées, & la maladie fit tant de ravage que le Caya fit brûler le Navire & les marchandises. Il ne faut pas s'estonner du désordre que la peste fait chez les Turcs, ils commercent à l'ordinaire, boivent & mangent ensemble, visitent les pestiferez, lavent leurs corps morts, & les portent en terre. L'entestement qu'ils ont de la predestination les en fait mépriser le peril, ils disent que Dieu écrit sur le front de l'homme naissant les biens & les maux qui luy doivent arriver, & de quelle mort il doit mourir sans qu'il puisse en éviter la necessité.
Mon Patron voyant sa Maison de Campagne bastie fit travailler à la Mosquée, sans songer qu'il y seroit bientost inhumé. On égorgea dans les fondemens des Moutons qui servirent de nourriture à ses Esclaves; Il nous faisoit donner tous les Vendredis quelques bestes qui ne pouvoient plus suivre le troupeau, où quelque vieux Chameau, pillier d'écurie qui avoit tourné la meule du Moulin pendant vingt années, quoy que la chair n'en fût guere agreable nous ne laissions pas de nous estimer heureux d'avoir une fois la semaine de la viande dont la pluspart de nos freres estoient privez. Salem avoit eu soin de faire assembler les matereaux necessaires pour l'edifice de la Mosquée, c'est pourquoy il eut besoin de tous ses Esclaves. A mon égard je fus tiré de la carriere & employé à preparer la chaux avec le sable, la fatigue & la precipitation de ce travail me donnerent la fiévre; je puis dire qu'elle me fut favorable, puisque les six accés que j'en eûs me donnerent le temps de guerir des blessures que la chaux m'avoit faites aux pieds, aux mains & au visage.
La Peste devint si violente dans Tripoly que les Barbares se retirerent sur le rivage de la Mer où ils esperoient trouver un air moins infecté, & plus propre à temperer l'ardeur du Soleil que celuy de la Ville. Ces aveugles ne voyoient pas qu'il leur estoit impossible de se dérober au Soleil de Justice, qui les punit de leurs abominations par ce Fleau frequent dans l'Affrique. La mort d'une femme de mon Patron l'obligea aussi de se retirer à sa Maison de Campagne avec Hally son fils unique, il laissa dans Tripoly ses autres femmes, une grande fille appellée Solima, & des Esclaves Noires pour leur service, ausquelles il envoyoit tous les jours des vivres. Salem fit peu de sejour en sa maison qu'il quitta pour aller dans les Provinces lever les dépoüilles qui appartenoient au Bacha par la mort des Chefs de Famille. Peu de temps aprés son retour la Peste emporta son fils qu'il aimoit tendrement, ses funerailles furent magnifiques, & l'on y distribua tant de charitez que les Captifs s'en ressentirent. Les Personnes du commun sont portées en Terre sur les épaules; Celles de qualité sur la palme de la main, & les Princes sur les extrémitez des doigts, ils ont tous la face découverte, & sont vestus de leurs plus riches Habits; Ceux qui assistent aux funerailles se font honneur de porter le deffunct, les Turcs & les Arabes sont Inhumez sur le costé droit, afin, disent les Musulmans, qu'ils reposent plus doucement jusqu'au jour du Jugement, au lieu qu'on enterre les Juifs la face contre terre, comme si eux-mesmes s'estimoient indignes de voir le veritable Messie qu'ils ont Crucifié. Lorsque ces insensez portent un corps, si quelque Chrestien passe dessous la Bierre, la Loy leur deffend de passer outre & leur commande de reporter le corps du deffunt au logis.
Zoes premiere Femme de mon Patron vint visiter la Maison de Campagne accompagnée de ses Parentes, elle pleuroit incessamment sur le Tombeau de son Fils, & ses Compagnes joignoient leurs cris & leurs gemissemens à ses larmes; cela déplut à son Mary qui la r'envoya malgré elle, car les Dames Turques ont plus de liberté aux Champs qu'à la Ville, où elles sont enfermées avec des Eunuques & des Servantes noires, qui sont les plus desagreables objets de la Nature. Mon Maistre me voyant assidu au travail eut tant d'affection pour moy qu'il m'envoyoit porter des provisions à sa Maison de Tripoly, & me donnoit ordre de m'informer de la santé de ses femmes qui demeuroient separément dans le mesme logis. Califa son Eunuqe se contentoit au commancement de me recevoir à la porte sans qu'il me fût permis de passer outre; Mais aprés quelques visites Zoes luy commanda de me faire parler à elle toutes les fois que je viendrois à la Maison. L'Eunuque sçachant que Salem m'estimoit, ne fit point de difficulté de m'en permettre l'entrée, quelques entretiens m'ayant fait connoistre le dessein qu'avoit Zoes de me surprendre, je m'abstins pendant quelques jours de la voir, un soir Califa ne voulut jamais recevoir un panier de fruits que j'apportois, il me dit de le presenter moy-mesme à Zoes, qu'il n'y avoit point de danger, qu'elle estoit en compagnie, qu'il avoit ordre de me faire entrer. Elle me receut bien, s'enquit des coutumes de mon Païs & me pria d'en raconter les galanteries à ses Parentes qui sçavoient un peu la langue Franque. Je leur parlay du bonheur des Dames Françoises qui avoient la liberté de voir le monde & de se divertir au jeu, à la promenade, au bal & à la Comedie, & je déploray le malheur des Afriquaines qui estoient perpetuellement enfermées & exposées à la jalousie & aux caprices de leurs Maris qui les traitoient en Esclaves, outre quelles estoient toûjours dans l'aprehension d'estre repudiées. Comme je voulois prendre congé de Zoes, Solima sa fille qui travailloit dans un coing de la Chambre m'appela, je la trouvay de son long sur un Tapis de Turquie appuyée sur un Carreau de Brocard. Sa Mere prit la parole & me dit que je passois ma jeunesse dans une dure servitude, que mes parens m'avoient abandonné, ou qu'ils estoient dans l'impuissance de me rachepter, qu'il ne tenoit qu'à moy de rompre mes Chaînes, & que Solima meritoit bien que je prisse le Turban. Cette belle fille témoigna par ses soûpirs qu'elle agréoit les offres de sa mere, & se leva pour me monstrer un Diamant de prix qu'elle avoit à la teste, me faisant remarquer sa coiffure, & la propreté de son habit. Il est bien difficile de resister à l'amour & aux carresses d'une jeune & charmante personne; Mais quand elle offre son cœur & sa main à un miserable Captif & qu'elle veut briser ses fers & le combler d'honneurs & de Richesses, il est presque impossible qu'un malheureux qui gemit sous le poids de l'Esclavage renonce aux plaisirs & à sa fortune, & qu'il s'obstine à languir dans la misere; Cependant il est vray que je fus insensible aux charmes de Solima, que les offres de Zoes ne me donnerent pas la moindre pensée contre les devoirs de ma Religion, & que je les quittay sans aucun engagement.
Tandis que Zoes employoit l'artifice pour me faire épouser sa Fille, son Mary de concert avec elle m'occupoit aux plus fâcheux travaux, afin aussi de m'y obliger, & de temps en temps il m'en donnoit des attaintes. Un jour que nous terrassions la chambre des bains proche de la Mosquée, le Marabous appella le Peuple du voisinage à la priere, Salem qui assistoit au travail s'estant contenté de se mettre à genoux & de faire sa priere devant les Ouvriers, un Chrestien Flamand luy dit en sa Langue qu'il prioit le Demon, Salem à ma priere luy pardonna sa temerité & l'exempta de la bastonnade. Le soir avant que je me retirasse à la Prison il m'entretint des preceptes de l'Alcoran, me fit l'éloge de la Religion de Mahomet, & me promit toutes sortes d'avantages si je voulois l'embrasser. D'un autre costé Zoes n'oublia aucuns moyens pour me faire consentir à son Alliance, Califa son Eunuque & Zercoma sa Servante me firent souvent de sa part des visites qui furent inutiles. Cette Noire qui n'avoit rien que d'agreable excepté la couleur, m'ayant une fois trouvé seul me déclara qu'elle avoit de la passion pour moy, j'avoüe, me dit-elle, que la Nature m'a donné un Corps noir; Mais en recompense j'ay une ame toute blanche & toute plaine de tendresse pour toy, je me moquay d'elle & de son amour, & mon mépris l'offensa tellement que deslors elle resolut de s'en vanger.
Il m'arriva une plaisante rencontre en allant à le Ville porter du fruit au logis du Patron. J'apperceus le Chien de la maison qui aboyoit aprés un Dervis, c'est un Ordre de Religieux reveré parmy les Turcs; m'estant approché j'entendis le Dervis qui faisoit des menaces au Chien en langue Françoise, luy ayant témoigné ma surprise d'entendre parler François un Religieux Turc, mon compliment luy déplut, il me répondit des injures en langue Turquesque, & voulut me fraper de sa Tapouë qui est un marteau d'armes; Je ramassay des pierres pour me défendre, & luy dis que j'appartenois à un Maistre qui connoistroit de nostre different & qui le feroit repentir de sa violence. Le Dervis reconnoissant son imprudence me pria d'excuser son emportement, m'avoüa qu'il estoit François Chrestien, me dit qu'il craignoit de me parler dans le lieu où nous estions, que ce seroit à la premiere occasion & me donna une piastre. Quelques jours aprés je rencontray le faux Dervis dans les ruës, il me fit signe d'entrer dans un cabaret Grec, où collationnant il me dit qu'il estoit Provençal, & son compagnon Genois, qu'ils faisoient les Dervis dans la Turquie & dans l'Afrique, les personnes de qualité dans l'Asie, & les pelerins dans l'Europe, que contrefaisans les Dervis avec leurs habits grotesques ils avoient l'entrée des Palais & mesme des Serails, qu'ils estoient bien venus par tout, respectez de la populace qui les écoutoit comme des Oracles & des Apostres du Prophete, & que dans l'Empire Othoman ils rendoient visite aux Bachas des Provinces qui leur faisoient des presens. Il parloit Turc, Grec, Arabe, Persan, Espagnol, Italien, Allemand, Polonois & Latin. L'habit de Dervis est ridicule, nostre Provençal portoit une veste de peau de Tigre, un gros chapelet à son col qu'il tournoit sans cesse disant par fois tout haut sur chaque grain leur priere ordinaire, stafre valla. Il avoit un bonnet garny de croissans verts, & étoit armé d'un marteau d'armes; Il m'avoüa que le plaisir de voyager & l'honneur qu'il recevoit des Grands, luy faisoient oublier les fatigues des longs voyages qu'il avoit faits depuis trente ans, je receus de luy deux écus qui servirent à m'habiller & à ma nourriture.
Mon Patron estant obligé de retourner dans les Provinces pour les affaires du Bacha, fit diligenter les ouvriers qui travailloient aux ornemens des chambres de sa maison de Campagne. Pour les encourager il fit tuer quelques animaux à la dedicasse de sa Mosquée, & nous profitâmes du sacrifice, parce qu'il nous donna un jour de repos pour manger les viandes. Il pouvoit se vanter que sa maison estoit une des plus belles des environs de Tripoly; il y avoit cinq Jardins differens, le premier estoit pour les fleurs embelly de Jets d'eau & de palissades de toutes sortes de fruits, avec un puits, un grand bassin entouré de colomnes de marbre, & deux Pavillons aux extremitez. Le second estoit pour les Orangers, & les allées estoient garnies de Citronniers doux. Le troisiéme pour les Grenadiers, avec des berceaux de vignes. Le quatriéme pour les Palmiers, dont le fruit est excellent. Et le cinquiéme pour les Figues & les raisins de Corinthe, de Damas, Pergorestes & autres sans pepins. Proche de la maison estoit la Mosquée, avec les bains necessaires pour se laver selon la coûtume des Turcs, il y avoit encore un aman ou étuve, de laquelle ils se servent en tout temps dans la croyance qu'ils se purifient de leurs péchez.
En l'absence de Salem qui estoit allé dans les Provinces pour les affaires d'Osman, Zoes continua ses artifices pour me faire épouser sa fille; Mais je tombay malade & il semble que Dieu voulut m'envoyer cette infirmité pour me preserver d'une plus dangereuse. Je gueris en peu de temps, par les soins & les assistances de l'Eunuque Califa, qui ne me laissa manquer de rien. Zoes informée que j'estois retourné au travail, vint à la maison de plaisance suivie de ses parentes; à leur arrivée je me retiray dans le dernier Jardin, où je fus trouvé par Califa qui m'obligea de presenter à sa maistresse un panier de fruits. Elle m'assûra qu'elle plaignoit mon sort & mon opiniâtreté, que son mary avoit de l'affection pour moy, que si je voulois estre son gendre il avoit assez de credit pour me procurer un employ considerable auprés du Bacha, & m'exempter des perils de la Mer. Sa cousine femme d'un Renegat Provençal, laquelle parloit un peu la langue Franque prit la parole & me dit que je n'estois pas de meilleure condition que tant de Captifs qui lassez de trainer leurs chaînes, avoient preferé le Turban aux rigueurs de la servitude, que la liberté étoit le plus precieux de tous les biens de la vie, & que je ne devois pas mépriser les offres de Zoes, qui attendoit de moy une réponse favorable pour en parler à Salem au retour de son voyage. Je me recommenday lors à Nostre Seigneur, & le priay de proteger un mal-heureux accablé de misere & de chagrin contre ces pernicieuses seductrices. Je répondis à la parente de Zoes que je conserverois toûjours la memoire des bienfaits de mon Patron, que j'estois prest de me sacrifier pour son service, pourveu que Dieu ne fût point offensé, que je la priois de faire cesser les poursuites de sa cousine, que je n'abandonnerois jamais ma Religion, & que je ne trouvois dans la Barbarie aucuns charmes privé des delices de la France & de la compagnie de mes parens, qui sans la peste n'auroient pas manqué de me racheter. Zoes & ses parentes retournerent le mesme jour à la Ville. Le lendemain elle m'envoya l'Eunuque qui m'avertit qu'elle estoit au desespoir de ma resolution, & qu'elle avoit dessein de me faire perir, tant il est dangereux d'irriter une femme qui a de l'autorité & qui est passionnée pour le succés de ce qu'elle a entrepris. Dans le temps que Califa me parloit, il arriva un More de la Campagne, qui l'assûra que Salem devoit revenir le soir, ce qui l'obligea de retourner promptement à Tripoly, pour porter à Zoes les nouvelles du retour de son mary & de ma perseverance. Pendant huit jours Salem témoigna toute la joye possible des ouvrages que les Captifs avoient faits en son absence; mais à mon égard elle fut troublée, car Zercoma enragée du mépris que j'avois fait de sa passion, luy fit des plaintes de ma conduite & m'accusa d'avoir pris trop de liberté dans sa maison. Salem qui estoit peut-estre bien aise de trouver un pretexte de me maltraiter afin de m'obliger à suivre ses sentimens, ou si je persistois dans le refus de son alliance d'en vanger l'injure par ma mort, donna le soir ordre aux Gardes de la prison de ne me point laisser aller le lendemain à la maison de Campagne. Un Garde au retour du travail me déchargea huit à dix bastonnades, me traitant de chien, qui dans vingt-quatre heures ne seroit pas en vie. A peine les Esclaves furent-ils partagez le matin pour aller au travail, que Salem suivy de deux Mores se rendit à la prison, jamais je ne fus plus surpris que quand Abdala le plus cruel des Gardes de la prison m'en tira, pour me conduire devant Salem, aprés avoir répondu à plusieurs demandes & justifié mon innocence, il ne laissa pas de me faire donner cent bastonnades, partie sur le corps & partie sous les pieds qu'il compta sur les grains de son chapelet, & me dit que je devois me preparer à une plus rigoureuse Justice en presence du Bacha, & que je n'avois qu'un jour à me resoudre si je voulois conserver ma vie. Je fus en suite enchaîné avec des Arabes, qui estoient détenus dans la prison pour leurs brigandages, ausquels je servis de risée durant tout le temps que je demeuray avec eux; il est vray que je ne manquay point de consolation de la part des Chrestiens, mais ils estoient dans l'impuissance de me donner du soulagement; il n'y avoit que Dieu seul qui pouvoit arrester la fureur de mon Patron & sauver un innocent opprimé. La nuit me fut encore plus ennuyeuse que le jour, parce que je n'avois pas assez de place pour me coucher, & que je fus contraint de passer une partie de la nuit sur mes chaînes, qui me servirent de matelats. Le matin je crus que c'estoit fait de moy, voyant entrer Abdala qui se contenta de me salüer d'une douzaine de bastonnades; toute la matinée se passa sans recevoir d'autre visite que du Chirurgien qui vint penser mes blessures; je fus le reste du jour dans une perpetuelle inquietude, il me sembloit que les Turcs & les Mores qui entroient dans la prison, estoient autant de boureaux envoyez pour me faire mourir. Ma crainte dura jusqu'au soir, qu'un Esclave qui venoit de la maison de Campagne de Salem, m'assûra qu'il s'y estoit retiré avec sa famille frappée de la peste. Les Gardes de la prison sçachant sa maladie cesserent leurs mauvais traitemens, & Dieu permit qu'en deux jours Salem, Zoes & Zercoma, furent emportez de la peste. Par cette mort je fus délivré des suplices qu'on me preparoit, & le Ciel vengea par trois morts si precipitées l'injuste persecution qu'on faisoit à un Chrestien.
Chapitre VI.
Le Bacha s'empare des Biens & des Esclaves de Salem; l'Auteur est vendu à Moustafa Renegat Grec, politique de Moustafa; perte d'un Navire de Tripoly, prise d'un Renegat Hollandois, Un Captif Maltois trahit les Chrestiens qui meditoient une seconde fuite, leurs suplices, mort de deux freres Chrétiens: l'Auteur est maltraité par son Patron; artifices des Turcs pour obliger vingt jeunes Captifs à prendre le Turban; Histoire d'un Juif qui se disoit estre le Messie.
Aprés la mort de Salem le Bacha s'empara de son bien & de ses Esclaves, il reserva ceux qui sçavoient des arts & des mestiers, & fit vendre les autres. Pour moy je tombay entre les mains de Moustafa Renegat Grec, qui m'acheta cent cinquante écus. Il avoit la direction des Forges d'Osman, qui luy avoit fait épouser une femme de feu Mehemet Bacha, le premier travail où mon nouveau Patron m'employa, fut à conduire deux soufflets dans les Forges où l'on travaille aux équipages des Navires. Je ne fus pas long-temps Esclave d'Eole, Moustafa qui commandoit nostre compagnie de Forgerons, me fit armer d'un marteau pour battre sur l'enclume. Jamais travail ne me parut si rude dans le commencement, & l'excessive chaleur que je ressentis en ce lieu, me défigura tellement que je n'estois pas reconnoissable, la faim qui me tourmentoit me fit presque regreter mon premier Patron, & oublier ses dernieres injustices. Salem nourrissoit mieux les Captifs que Moustafa, qui retranchoit la nourriture des Chrestiens pour subvenir à ses desordres & à son ivrognerie. Moustafa passoit pour un politique, & c'estoit un fourbe achevé en matiere de Religion. Avec les Turcs il estoit Musulman, avec les Renegats impie & débauché, & avec les Chrestiens Romain, il recitoit son chappelet en leur presence & ne parloit que de devotion. Il m'a témoigné cent fois que la Barbarie estoit un triste séjour pour luy, & qu'il avoit dessein de se retirer en terre Chrétienne si l'occasion s'en presentoit. Il nous fit mesme deterrer son fils qui estoit mort de la peste depuis un mois à la Campagne, & l'inhumer en secret dans la Ville, afin, disoit-il, que son ame eût part au merite des souffrances des Chrestiens, & aux prieres qui se faisoient dans leurs Chapelles, parce que les Mosquées de Tripoly, avoient esté consacrées au vray Dieu, quand les Chrestiens estoient Maîtres du Royaume. Toutes ces belles apparences n'empéchoient pas Moustafa de nous maltraiter pour mieux faire sa Cour au Bacha, qui haïssoit les Chrestiens.
Les Corsaires voyant que la peste augmentoit, & que leurs meilleurs Soldats diminuoient tous les jours, resolurent d'aller en course pour l'éviter. Ces Scelerats plus rebelles que Pharaon se persuadoient que Dieu n'exerceroit pas sa Justice contr'eux aussi severement sur la mer que sur la terre. En quatre jours il nous fallut espalmer les Vaisseaux & faire la provision d'eau qui nous fit beaucoup souffrir à cause de l'entrée & sortie continuelle de la mer. Trois Vaisseaux de nos Corsaires se mirent à la voile, & aprés avoir couru tout l'Archipel sans faire fortune, entrerent dans le Golphe de Venise. Ils y rencontrerent un Navire de la Republique armé en guerre nommé la Justice qui la rendit aux Pirates à leur confusion; sa resistance fut vigoureuse & il les maltraita tellement qu'ils furent contraints de l'abandonner. Morat Rais, ce Renegat Hollandois qui m'avoit fait Esclave, eut honte de quitter la partie & indigné de ce que les deux Capitaines ses compagnons fuyoient le combat, il prit la resolution d'aller attaquer seul le Venitien. Son courage fut cause de sa perte, il le poursuivit trop vivement proche de terre & echoüa le lendemain dans la Calabre prés d'Otrante, sans pouvoir estre secouru des siens qui aprirent trop tard son naufrage. O Ciel quel revers de fortune! les Corsaires qui ordinairement enferment dans le fond de cale avant le combat les Matelots Captifs destinez pour le service du Navire, furent trop heureux d'implorer la misericorde des Chrestiens, quelle joye à ces Esclaves de voir à leurs pieds leurs Maistres briser les fers avec lesquels ils devoient eux mesmes estre enchaisnez. Le vent estoit si impetueux que la plus part des Turcs perirent dans le naufrage du Vaisseau, & pour les Chrestiens il n'y en eut que deux de noyez. Lorsque ceux qui s'estoient sauvez à la nage furent arivez sur le bord de la mer, les Chretiens avec le secours des habitans du Païs qui estoient accourus pour profiter du débris du Navire, arresterent les Turcs qu'ils conduisirent à Naples enchaisnez deux à deux; Le Vice-Roy les fit mettre aux Galeres, à l'exception de Morat qui fut emprisonné dans le Chasteau d'Oeuf. Morat pour se vanger du retardement que ses parens avoient apporté à le retirer de Barbarie s'estoit fait Renegat, avec serment de faire une cruelle guerre à ceux de sa Nation & aux autres Chrestiens; il n'avoit que trop exactement tenu sa parole, & il y avoit dans les prisons de Tripoly plus de cinq cens Chrestiens que Morat avoit pris sur mer, sans compter ceux qu'il avoit perverty dans la débauche. Ainsi par la prise de Morat la mer fût delivrée d'un puissant écumeur, les terres Chrestiennes voisines de la Barbarie d'un insigne voleur, & les Chrestiens d'un cruel ennemy. Si-tost que la nouvelle de sa disgrace fut venuë à Tripoly, le grand Marabous fit faire pour luy des prieres publiques jour & nuit. Le Peuple alloit en procession sur les Ramparts de la Ville & sur le bord de la Mer, & demandoit en vain son retour au Prophete. La reputation qu'avoit aquise Morat d'estre le plus redoutable & le plus determiné Corsaire de Tripoly, empécha le Vice-Roy d'écouter les offres que fit Osman de donner vingt Napolitains pour la rançon de Morat, qui depuis quelques années est mort à Naples dans l'impenitence & l'infidelité. Le Vice-Roy fit distribuer de l'argent aux Chrestiens qui s'estoient sauvez du naufrage, & leur permit de retourner en leur chere Patrie: Avant leur départ la charité les obligea de rendre témoignage des violences que Morat avoit faites à quatre jeunes Hollandois pour les faire Mahometans, on les tira des Galeres, & l'Inquisition informée du fait les condamna à une penitence de trois mois, laquelle accomplie ils abjurerent la Secte de Mahomet & le Calvinisme où ils avoient esté eslevez, & se firent Catholiques à la satisfaction du Peuple de Naples qui obtint la grace de ces nouveaux Convertis.
L'absence des Corsaires & des Soldats de la Marine qui font la principalle force du Pays, la continuation de la peste qui ravageoit les familles entieres, & la retraite des Turcs en leurs maisons de campagne pour l'éviter, avoient rendu la Ville de Tripoly presque déserte & dans l'impuissance de résister à ses ennemis. Une conjoncture si favorable fit former aux Esclaves le dessein d'une seconde fuite. Il y avoit parmy les entrepreneurs le Comte Bizare natif de Vicence duquel j'ay déjà parlé, plusieurs personnes de qualité de la République de Venise, le Seigneur Altophe neveu du Duc de la Mirande que le Consul Anglois retiroit chez luy pour son service afin de le r'achepter plus facilement, les Chevaliers de la Barre & Gonneau François, avec quelques Cabaretiers & Matelots qui devoient fournir la plus grande partie des choses nécessaires pour l'expédition. Les Captifs avoient concerté d'enlever deux Brigantins quand les Turcs seroient occupez à faire leurs prieres dans les Mosquées un jour de Vendredy qui est leur Dimanche, l'entreprise estoit en cet estat & la réüssite en estoit infaillible, lorsqu'elle fut découverte par un Maltois qui s'appelloit Benedite ou plûtost Maledite. Ses crimes l'avoient fait fuir de Malte, & dans sa fuite les Corsaires de Tripoly l'avoient fait Esclave avec son fils qui avoit renié & servoit de valet de chambre au Caya; il avoit demandé plusieurs fois d'estre auprés de son fils, mais il estoit si vicieux qu'on avoit differé de luy donner le Turban. La veille de l'execution Benedite desesperé d'avoir perdu son argent au jeu dans un Cabaret Grec commit un Sacrilege envers une Image de la Sainte Vierge, & se détermina la nuit à trahir ses freres. Au point du jour il alla au Chasteau & avertit le Bacha de toute l'affaire qu'on avoit imprudemment communiquée à ce méchant homme: Osman donna ordre incontinant de garder la Marine où estoit le rendez-vous, & fit arrester les entrepreneurs à la sortie de la Prison. Les bastonnades ne leur furent pas épargnées, les personnes de condition en eurent leur part & leurs chaînes furent redoublées, le Patron Honnorat Provençal qui devoit fournir l'Equipage des Brigantins eût le nez & les oreilles couppez, les plus malheureux furent deux freres Grecs qui depuis trente ans d'esclavage avoient preferé le Christianisme aux premiers Emplois du Royaume. Jany l'aisné fut assommé à coups de bastons, Demetré le plus jeune eut le nez & les oreilles couppez, la mort de son frere le toûcha si sensiblement qu'il mourut de douleur deux jours aprés. Osman tout cruel qu'il estoit témoigna du chagrin de la mort des deux freres dont le martyre inspira de la constance aux Captifs les plus timides. Le matin j'eus la curiosité d'aller à la Marine pour m'informer de la disposition de l'affaire, sans sçavoir qu'elle avoit esté découverte, par malheur je fus rencontré dans le chemin par les Gardes qu'on avoit envoyez pour faire retirer aux Prisons les Chrestiens qui seroient dans les ruës. Je fus regalé d'une volée de bastonnades qui de temps en temps redoubloient sur mes épaules à mesure que nous passions par les places, & j'eus de la peine à gagner la Prison pour me mettre à couvert des insultes des Barbares. Le Bacha recompensa le Maltois du Turban & luy donna la conduitte des Ouvriers Captifs qui travailloient à la Marine, sa trahison ne demeura pas long-temps impunie, il mourut de peste deux mois aprés dans la rage & le desespoir. Le lendemain je retournay à mon travail de forgeron où Moustapha me fit ressentir à loisir la sortie du jour precedent, il me fit la guerre durant trois mois, ne me donnant pas la liberté de converser avec les autres Captifs, & me reprochant que j'estois bien-heureux de n'avoir point esté découvert, que j'estois un des plus coupables, & que j'avois un Demon qui m'avoit preservé du suplice. L'arrivée des Corsaires avec la prise d'un Navire qui venoit du Levant chargé de riches marchandises, consola les Turcs de la perte de Morat Rais Chef-d'Escadre de Tripoly qui faisoit penitence à Naples de son apostasie.
La haine des Turcs contre les Chrestiens ne se modere point par les fatigues qu'ils leurs font endurer dans les travaux, elle devient mesme fureur contre ceux qu'ils veulent rendre partisans de Mahomet. Voicy un exemple qui confirme cette verité. Le Bacha desirant témoigner son zele envers le Prophete, & augmenter sa Cour de Renegats, entreprit au temps de la Pasque des Turcs, de faire renier vingt jeunes Captifs des plus beaux qui fussent en son Palais. Le sort tomba sur six François, six Hollandois, quatre Anglois & quatre Italiens. Les jeux, les festins & les plaisirs, sont les artifices ordinaires dont les Infideles se servent en de semblables occasions, on les mit entre les mains des plus débauchez Renegats, qui les conduisirent dans un Jardin de plaisance à la Campagne. Ces jeunes hommes se voyant au milieu des divertissemens, se douterent qu'on en vouloit à leur Religion, & declarerent hautement qu'ils perdroient plûtost la vie que d'y renoncer. Le Bacha irrité de leur resistance les eût fait perir sans les Officiers Renegats ses Courtisans, qui l'assûrerent que s'il leur permettoit d'aller au Jardin, il auroit bien-tost la satisfaction de voir les Chrestiens soûmis à ses volontez; ce qu'il accorda volontiers à ces Ministres d'iniquité, lesquels à leur arrivée firent continüer le regal, où le vin, l'eau de vie, & les liqueurs du païs estoient en abondance. Mais toutes leurs adresses n'ayant point réüssy, ils eurent recours à la plus noire des perfidies; ils enyvrerent les Captifs, les habillerent à la Turque durant leur sommeil, & le lendemain les menerent en triomphe au Chasteau. Ces malheureuses victimes eurent la fermeté de se dépoüiller de leurs vestes en presence du Bacha, & de jetter par terre leur Turban. Les menaces que le Bacha leur fit de punir leur desobeïssance & leur mépris par de rudes suplices n'ébranlerent point la constance de quelques uns qui publierent devant toute la Cour qu'ils estoient Chrestiens & qu'ils detestoient Mahomet: Dequoy le Bacha indigné en condamna quatre des plus resolus à la bastonnade & commanda que tous fussent enchaisnez dans la Prison des Captifs. La nuit fut employée à les encourager à la perseverance, & nos prieres furent exaucées pour les quatre ausquels le Bacha fit le jour suivant réiterer les bastonnades avec tant de barbarie qu'ils expirerent dans le suplice. Les autres intimidez de la mort de leur freres reprirent le Turban qu'ils avoient foulé aux pieds & prefererent une vie perissable à l'éternelle.
On fit en ce temps-là une agreable tromperie aux Juifs de Tripoly. Un de leur Nation nommé Sabatay parcouroit l'Egypte & se disoit le Messie, les Juifs en estoient tellement persuadez qu'ils fournissoient à sa dépence, l'attendoient dans les lieux où ils estoient establis, & se vantoient qu'ils ne seroient plus le scandale des peuples, que la fin de leur servitude aprochoit, & qu'ils rentreroient dans la possession des Royaumes qu'on leur avoit usurpez depuis tant de Siecles. Il y avoit trois mois que les Juifs de Tripoly attendoient leur pretendu Messie, & qu'ils luy avoient preparé un logis proche de la Sinagogue, lorsqu'Osman Rais Renegat Portugais qui commandoit à la Marine trouva le moyen de se moquer des Juifs à leurs dépens. Ces insensez ne manquoient jamais de se trouver sur le Port à l'arrivée des Vaisseaux du Levant; un jour que les Matelots estoient occupez aux travaux des Navires, on apperceut de loing une Barque qui venoit d'Alexandrie, le Commandant de la Marine fit habiller à la Juifve un Lionnois appellé Barat qui avoit esté Esclave d'un Juif à Thunis plusieurs années & qui parloit en perfection les langues Arabesque & Hebraïque. Ce Chrestien estoit adroit, & joüa si bien son personnage que la Barque passant au milieu des Navires, il se glissa dedans. Osman Rais fit publier à la Marine & dans la Ville que le Messie des Juifs arrivoit, & afin qu'ils n'en doutassent point il fit arborer à la poupe un Pavillon bizare pour signal de sa venuë. Le Brigantin qui avoit esté reconnoistre la Barque disposa si bien les choses que les Matelots aiderent à duper les Juifs qui accoururent de la Ville pour recevoir leur Roy chimerique. Le Capitaine Turc ne voulut pas qu'il mît pied à terre qu'il n'eût auparavant payé pour son passage deux cens écus, que Marsove Juif Receveur des fermes fit compter pendant que les principaux de la Sinagogue l'enleverent pour le conduire en son logis. Il n'y fut pas plustost arrivé que trois Arabes qu'on croyoit de sa compagnie se sauverent parmy la foule du Peuple & le laisserent sans suite. Le Bacha instruit du mystere envoya le soir deux Turcs complimenter le faux Sabatay & feliciter les Juifs du bonheur qu'ils avoient de le posseder. Quoyque Barat fût regalé en Prince par les Juifs, il s'ennuya d'estre enfermé, & craignit l'importunité des Rabins qui luy demandoient des signes de sa Mission & une conference sur les principaux points de la Loy. Il escalada de nuit les murailles de la maison & se retira chez Berant Rais son Patron qui estoit Capitaine de Navire. Tout le monde se moqua des Juifs lesquels pour couvrir la fuite de leur Messie dirent qu'il estoit devenu invisible, ayant ordre de l'Eternel de continuer sa route dans la Barbarie; Ils n'oserent se plaindre qu'il avoit emporté pour cent écus d'argenterie, que Barat fit si bien profiter qu'il paya sa rançon quelques années aprés cette avanture. A l'égard du veritable Sabatay ses voyages dans la Turquie avoient fait tant de bruit que le Grand Seigneur eut la curiosité de le voir & le fit venir à Andrinople où il prenoit le divertissement de la Chasse; le Kaim Kam avant qu'on le mena à l'Empereur luy envoya le premier Medecin de sa Hautesse pour apprendre ses sentimens: Le Medecin qui estoit un Juif renié luy dit qu'il devoit faire paroistre sa puissance par des miracles, sinon qu'on le promeneroit dans la Ville comme un imposteur avec des Flambeaux ardens attachez à ses membres qui le consommeroient peu à peu. Sabatay épouvanté de ce genre de suplice s'abandonna aux larmes, avoüa qu'il estoit fils d'un pauvre Juif de Smirne, & pria le Medecin de luy donner les moyens de se tirer du mauvais pas où l'ambition l'avoit engagé; le Medecin luy répondit qu'il n'y en avoit point d'autre que de se faire Turc, à quoy il consentit; Sa Hautesse informée de son changement ayant ordonné qu'on le fît entrer, Sabatay jetta le Bonnet Juif à terre & le foula aux pieds, en mesme temps un Page luy mit un Turban sur la teste, le dépoüilla de le Veste Juive de Drap noir, & le revestit d'une autre avec laquelle il fut introduit en la presence du Sultan qui le fit Capigy Bachy à cent cinquante écus de pension par mois; ce fut le dénoüement de la comedie, & ce fourbe qui osoit se dire le liberateur des Juifs se fit luy mesme Esclave de Mahomet, il contrefit longtemps le zelé Musulman; Mais le Grand Seigneur averty de l'Atheïsme de Sabatay & de la continuation de ses impostures l'envoya prisonnier au Chasteau de dulcigno dans la Morée où il est mort en 1676.
Chapitre VII.
La fatigue du travail fait tomber l'Auteur malade, à peine est-il guery qu'il est frappé de la peste; Mort épouventable de Mehemet Caya, neveu du Bacha, qui mit en sa place un autre de ses neveux; Circoncision de deux enfans du Bacha, les réjoüissances qu'on fait à cette ceremonie: Retour de l'Auteur à Tripoly aprés la peste, mort de Moustafa son Patron, l'Auteur devient Captif du Bacha.
La faim & les peines que j'enduray au service de Moustafa mon Patron, me firent tomber malade, & je serois mort sans l'assistance & les soins d'un Captif Chirurgien du Chasteau, nommé Moreau, d'Antibes en Provence. J'eus encore l'affliction de ne point recevoir de nouvelles de mes parents qui m'avoient donné esperance de ma liberté, par la commodité de Thunis où estoit Esclave le Chevalier de Tonnerre, qu'on devoit bien-tost racheter, à cause que la peste avoit fait cesser le commerce de cette Ville avec Tripoly. Je suis obligé de reconnoistre que ny ma jeunesse ny ma force, n'estoient pas capables de resister aux maux dont j'estois accablé, sans les prieres de tout le peuple de Chably où j'ay pris naissance, Ville assez connuë par l'excellence de son vin. Son vigilant Pasteur avoit la charité de me recommander dans ses Prônes aux prieres publiques, & à tous les Saints Sacrifices qui se celebroient dans son Eglise. Les Venerables Chanoines de Saint Martin, m'ont aussi assisté de leurs prieres; Sur tout je suis obligé à ma mere, qui par ses aumônes, ses prieres & ses larmes, m'a obtenu du Ciel la liberté des enfans de Dieu, comme Sainte Monique obtint celle de Saint Augustin son fils, dont j'ay embrassé la Regle.
Lorsque ma santé fut rétablie je fus employé aux reparations d'une maison pestiferée, avec des Noirs qui avoient la maladie, & je n'eus pas continué huit jours ce travail, que je m'en sentis attaqué, ce qui m'obligea de me retirer à la prison pour me reposer le reste du jour. Il me fut impossible de dormir la nuit suivante, les Captifs qui estoient proche de moy entendans mes plaintes, se douterent de mon malheur & me conduisirent prés de la Chapelle, où je passay le reste de la nuit à me preparer à bien mourir. Le matin nous nous trouvâmes deux Hollandois & moy frappez de la maladie, Abdala le plus inhumain des Gardes, eut ordre de nous mener à l'Infirmerie de la Campagne, parce que celle de la Ville estoit remplie. Par bonheur avant que de partir je receus visite du Pere Sarde Cordelier qui m'entendit en Confession, les Hollandois qui étoient Calvinistes s'estans mis en chemin, Abdala entra dans la prison pour m'en faire sortir, & me trouvant à genoux devant le Confesseur, il me déchargea six bastonnades, me traitant de chien, qui estoit indigne de vivre plus long-temps; Le Pere ne m'imposa point d'autre penitence que celle que je venois de recevoir par les mains du cruel Abdala, & eut la bonté de m'aider à charger mon grabat sur mes épaules. Puis m'embrassant il me dit les paroles que le Fils de Dieu dit au Paralitique, tolle grabatum tuum & ambula in pace. Le lieu où nous allions estoit éloigné d'un quart de lieuë de Tripoly, je ne vis en chemin que des convois de pestiferez, qu'on portoit en terre; Ces objets m'épouvanterent, & ma crainte augmenta en entrant dans l'Infirmerie où j'aperceus un de mes amis qui expiroit de la peste, laquelle jusques alors avoit eu quelque respect pour les Chrestiens.
La premiere nuit que je passay dans ce triste séjour j'eus une si grande soif, que pour me rafraichir la bouche, je fus obligé d'aller boire l'eau de la lampe qui nous éclairoit, parce qu'on ne donne pas aux malades toute la boisson qu'ils soûhaiteroient. Je crus avoir jetté l'huile, mais un quart d'heure aprés je vomis jusques au sang; ce vomissement me sauva la vie, & le Chirurgien y attribua ma guerison. Je regagnay avec bien de la peine mon lit, dont s'estoit emparé un malade furieux que je n'en pus chasser, & lequel y mourut le lendemain. Ceux qui deviennent furieux ou qui boivent trop dans cette maladie, & les personnes grasses ne durent pas long-temps, les deux Hollandois avec qui j'estois venu, moururent à mes costez au bout de vingt-quatre heures. Comme j'estois dans la force de mon âge & d'un temperamment sec, je resistay plus facilement au mal, & je ne fus pas huit jours dans l'Infirmerie qu'on me fit l'incision: Elle me causa une extréme douleur, par l'ignorance & la brutalité du Chirurgien Arabe, qui ne faisoit jamais d'operation qu'il ne fût yvre d'eau de vie. La joye d'estre hors de danger & les visites du Pere Sarde, me firent prendre courage. Ce bon Religieux qui estoit l'unique Prestre à Tripoly, nous visitoit trois fois la semaine, & nous distribüoit les charitez que les Consuls & les Marchands Chrestiens luy confioient pour le soulagement des malades. A peine fus-je guery qu'on me chargea de la conduite de l'Infirmerie qui n'estoit pas un petit travail, car outre le soin que j'avois de la nourriture des malades, pour laquelle l'on ne me donnoit que de la Chévre & le reste infecté de la boucherie, il me falloit encore faire enterrer les morts dans la Campagne, au lieu destiné par le Bacha pour inhumer les Captifs. Quoy que cette terre ne fût pas benite, on peut dire qu'elle fut santifiée lorsqu'on y enterra le Pere Sarde qui mourut de la peste; c'est luy auquel on avoit dérobé les Sultanins du Marchand Armenien. Nous separions dans nostre Cimetiere les Romains d'avec les Heretiques, & enterrions ceux-cy sans prieres la face contre terre, au lieu que les Catholiques regardoient le Ciel, qui devoit estre la recompense de leurs peines. Je me souviens d'une priere que me fit un Esclave de Moustapha, de la Comté d'Avignon qui s'appelloit la Rose, il me pria dans la violence de la fiévre de l'enterrer dans le sable, afin, me disoit-il, qu'estant devenu Momie, je pusse le vendre à des Marchands François, qui le transporteroient en son païs. Il avoit veu à Tripoly les Pelerins venans de la Meque, vendre des Momies qu'ils trouvent dans les Sables d'Egypte, au retour de leur pelerinage; Il me fut impossible d'executer entierement sa derniere volonté, parce que les bestes devorerent son corps avec bien d'autres, qu'on avoit mis dans les terres des environs de Tripoly, qui sont des Sables mouvans que le vent fait changer de place incessamment.
A la fin de l'Automne la peste diminua, mais il semble qu'elle ne voulut point quitter le Royaume, sans emmener avec elle quelques personnes de la premiere qualité. Elle fit d'estranges ravages dans le Serrail du Bacha, & emporta cinq de ses femmes & trois de ses enfans. Sidy Hally fils unique de Mehemet Caya, fut emporté en mesme temps, son pere fit distribüer à ses funerailles plus de mil écus en charitez, dont se ressentirent les Captifs. Le Caya n'estoit pas encore consolé de la mort de son fils, qu'il fut attaqué de la maladie; Il se glorifioit que la peste n'osoit l'attaquer au milieu de ses Gardes, & qu'elle respectoit ceux qui gouvernent les peuples. Cependant il fut puny de son orgueil & de ses sacrileges, de mesme que le fut autrefois Baltazar Roy de Babylone, pour avoir prophané dans un festin les Vases sacrez qui avoient servy au Temple de Dieu; car le Caya qui avoit osé prophaner de jeunes Captifs Chrestiens, Vases sacrez du Temple de Jesus-Christ, fut frappé dans une débauche qu'il faisoit à la Campagne, & mourut trois jours aprés d'une maniere épouventable; Pendant sa maladie il ne voulut se servir que de Chrestiens qu'il fit assembler si-tost qu'il fut arrivé à son Palais; il leur dit qu'il avoit confiance en leurs prieres, & qu'ils étoient les seuls qui pouvoient appaiser la colere de Dieu justement irrité contre luy, leur promit la liberté & de se convertir s'il réchapoit. Le second jour il fit venir ses Eunuques & ses Esclaves Noirs, & leur réprocha qu'ils estoient incapables de luy donner du soulagement; le dernier jour de sa maladie il se moqua d'un Marabous qui l'exortoit à mourir en veritable Musulman, & profera souvent en sa presence ces paroles Greques, Matapani, Matachristo, appellant Dieu & la Sainte Vierge à son secours, dequoy le Marabous indigné s'écria en Arabe, Valla loucan mout, mont ut quel stafre valla ya Mahomet, ha Dieu! quand Mehemet mourra je ne doute pas qu'il ne meure comme un chien, à Dieu ne plaise, grand Prophete: Mehemet se voyant à l'extremité, se fit apporter par son Casanadal ou Tresorier un sac plain d'argent qu'il répandit luy-mesme sur un tapis proche de son lit, puis le regardant avec mépris il cracha dessus, comme ayant esté l'objet de son insatiable avarice & la cause de son infidelité; enfin il devint si furieux qu'il ne put souffrir personne dans sa chambre, & mourut en desesperé. Sa fin malheureuse fit juger que le repentir qu'il avoit témoigné ne provenoit que d'une crainte servile; en effet sa vie avoit esté une perpetuelle suite de dissolutions & d'impietez, & jamais le Christianisme n'eut dans Tripoly un plus grand adversaire que ce Caya, qui n'épargnoit ny artifices ny tourmens, pour augmenter le nombre des Renegats. Il estoit de l'Isle de Chio, d'où il vint à Tripoly, pour participer à la fortune de son oncle, qui luy donna le Turban & la Charge de Caya. Le Bacha ne fut gueres affligé de sa mort, parce qu'il estoit informé de son ingratitude & du dessein qu'il avoit eu de le déposseder; il mit en sa place un autre de ses neveux, qui depuis un an s'estoit retiré à Tripoly. Ce Schismatique ne fit aucun scrupule de se faire Turc, & ne voulut pas faire mentir le proverbe Italien, Nasche un Greco, Nasche un Turco, naist un Grec, naist un Turc. Il prit le nom de Soliman, & s'aquita si dignement de son employ, qu'il aquit l'amitié du peuple que le deffunt avoit persecuté dans toutes les occasions; Le Bacha fut satisfait de sa conduite, quoy qu'il n'aprouvât point ses débauches avec le Consul Anglois qu'il visitoit de nuit, pour avoir la liberté de boire du vin.
Le Grand Marabous ordonna des prieres publiques en action de graces de ce que la peste estoit cessée; Le Bacha voulut en augmenter la feste & les réjoüissances, par la circoncision de deux de ses enfans & de quelques Renegats destinez pour leur service. Le jour de la ceremonie le rendez-vous de l'assemblée fut sur une hauteur d'où l'on découvre toute la Ville, & à main droite la Mer. Pendant que la Cavalerie & l'Infanterie de Tripoly descendirent de cette hauteur dans une plaine qui a prés d'une lieuë, & qu'en la compagnie de ces deux jeunes victimes qu'on alloit sacrifier à Mahomet, elles se mirent en marche vers la Ville; Les Navires ornez de leurs Paviosades & Etendars, firent une décharge de leurs Canons, qui fut suivie de celle du Chasteau & des Ramparts de Tripoly. On entendoit de tous costez des cris de joye, l'air retentissoit du bruit des Tambours & des fanfares des Trompetes, & de cent pas en cent pas on avoit preparé des divertissemens aux petits Princes. Tantost des Luteurs à demy nuds leur faisoient paroistre leur force & leur subtilité, & tantost ils estoient charmez par des concerts & des danses à la mode du païs. Sur tout on admiroit l'adresse des Arabes & la vitesse de leurs chevaux, ces Cavaliers aprés avoir lancé leurs Lances les attrapoient avant qu'elles tombassent à terre; Ils courent sans scelle, sans bride, sans étriez, à genoux sur le cheval ou debout. A l'entrée de la Ville le Chasteau fit une décharge de son Canon, & l'Infanterie une salve de Mousqueterie. L'on a de coûtume à la circoncision des Renegats, de faire courir des bassins pour recevoir les liberalitez des Turcs, & l'argent qu'on trouve est distribué aux nouveaux circoncis, on les regale le reste du jour afin de leur faire oublier la douleur de ce baptéme de sang, qui est plus sanglant que celuy des Juifs, & le plus rude commandement de la Loy Mahometane; Si quelqu'un apprehende l'operation, on luy donne un breuvage pour l'endormir & pendant le sommeil on le circoncit, j'ay veu des personnes âgées en estre incommodées durant quatre mois.
La peste estant finie, les Captifs qui avoient esté employez au service de l'Infirmerie retournerent à la Ville; j'apris qu'il y estoit mort plus de six mil Turcs, outre ceux de la Campagne qui montoient à davantage. Dieu protegea visiblement les Captifs Chrestiens, puisque dans trois prisons differentes où la chaleur & la puanteur estoient seules capables de les étouffer, il n'en mourut que cinq cens, quoy qu'ils fussent obligez de converser, boire & manger avec toutes sortes de Nations & de personnes infectées, & de se trouver dans les occasions les plus perilleuses. Les Turcs avoüerent à leur confusion, qu'il y avoit du prodige, mais il tâcherent de nous persuader que Mahomet nous avoit conservez pour avoir soin d'eux & leur rendre service. La maladie ne fit pas aussi de grands desordres chez les Grecs, les Armeniens & les Marchands Chrestiens, & dans plus de deux cens familles il ne mourut que trente personnes, Babba Basili Caloriri Prestre des Grecs, fut le plus regreté. Moustafa mon Patron m'avoit souvent menacé de me vendre au Levant, si mes parens differoient de me racheter, la peste dont il mourut me délivra de ses fers, pour me faire rentrer dans ceux du Bacha; lequel s'empara de plusieurs Captifs des particuliers, sous pretexte qu'il estoit mort quantité des siens, & qu'il en avoit besoin pour ses travaux. Je ne sçaurois exprimer les richesses & le nombre des Chameaux, des Dromadaires & des autres bestes, dont profita Osman aprés la contagion. Les Gardes de la prison me destinerent pour le travail de la Marine, parce que les Maistres ouvriers demanderent vingt Captifs pour leur fournir le bois necessaire à la fabrique qu'ils faisoient d'un Navire qui devoit estre le Chef d'Escadre de Tripoly; Nous servions de portefais & faisions ce que les chevaux font en France, comme de porter les Balots de marchandises, de tirer des Magasins les bois, & de traîner les Canons avec tous les équipages des Vaisseaux, qu'on veut épargner. Quoy que ce travail fût penible, il ne me parut pas si fâcheux que celuy de forgeron, où Moustafa avoit mis ma patience à l'épreuve.
Chapitre VIII.
Inconstance des actions humaines, Histoire à ce sujet d'un Seigneur Piedmontois, & de Dom Philippes fils du Bacha de Tunis, le Bacha fait changer le Cimetiere des Juifs, translation des os dans le nouveau; tromperie faite aux Juifs dans cette translation par les Captifs Chrestiens. Autre tromperie faite à un Capitaine Flamand par des Esclaves Venitiens qui sont découverts.
L'homme joüe sur le Theatre de la vie des personnages si differens, & l'inconstance à tant d'empire sur sa conduite qu'on ne sçauroit asseoir de jugement certain ny sur ses mœurs ny sur sa fortune, tel paroist sur la Scene avec des qualitez & des inclinations vertueuses qui en sort avec la réputation d'un scelerat & d'un perfide, & tel commence son entrée dans le monde par le libertinage qui meurt dans la penitence, de sorte qu'il faut attendre la mort pour donner à un homme le titre de bon ou de meschant, d'heureux ou d'infortuné. Les deux Histoires suivantes qui sont arrivées dans la Barbarie justifieront ces veritez. Un Seigneur Piedmontois qui estoit dans les bonnes graces de son Prince devint tellement jaloux de sa femme qu'il ne pût resister à cette passion violente qui cause tant desordres, aprés l'avoir maltraitée il luy prit ses bijoux & ce qu'elle avoit de plus precieux, il voyagea en plusieurs Royaumes où il ne pût trouver un azile asseuré, ce qui l'obligea dans son desespoir de gagner Ligourne où il se mit sur une Barque qui vint à Tripoly; d'abord il feignit de chercher commodité pour aller à la Terre Sainte, & ne frequenta que les Consuls & les Marchands Chrestiens sans se faire connoistre; Mais ne pouvant goûter avec eux tous les plaisirs qu'il souhaitoit, il visita les Renegats qui reconnoissant son humeur portée à la débauche se promirent de l'enrôler bientost dans leur party, & le regalerent souvent dans des jardins à la campagne. Le Bacha informé qu'il estoit de qualité donna ordre aux Renegats de ne rien espargner pour le rendre Mahometan. Un jour dans l'excez & l'emportement d'une débauche ils le prierent de s'habiller à la Turque, ce qu'ayant fait ils le menerent en cét équipage au Chasteau, où le Bacha le complimenta sur son changement; quelques jours aprés il fut circoncis & nommé Regep. Les Turcs en firent de grandes réjoüissances tandis que le nouveau partisan de leur Prophete commançoit à porter la peine de son crime par la douleur qu'il souffroit, car la circoncision fait bien plus de mal aux personnes âgées qu'aux jeunes. Le Bacha le gratifia de deux écus par jour & de six plats de sa table, luy fit épouser une Russiote, le logea dans le Casteau, & luy donna deux Esclaves pour son service; l'un d'eux estoit Esclavon & luy servoit de truchement auprés de sa femme, laquelle ne parloit que la langue Turque que l'Esclave sçavoit & qu'il expliquoit à son Maistre en Italien. J'ay appris depuis ma sortie de Barbarie que ce pauvre Esclavon a esté écorché vif pour s'estre rendu le chef de trente Captifs qui couchoient au Chasteau & qui avoit entrepris de s'enfuir de nuit.
Regep estoit plus Courtisan que Guerrier, il crût que faisant sa cour au Bacha il avanceroit sa fortune; Mais Osman eut peu de consideration pour luy à cause de ses débauches qui scandaliserent les Turcs & consommerent ce qu'il avoit apporté du Piedmont. Ainsi Regep se voyant negligé du Bacha, sans argent & abandonné des Marchands Chrestiens qui luy en refusoient, il resolut de chercher party ailleurs. C'est le sort des Renegats mécontens de changer de Royaume, quoy qu'il y ait quelquefois du danger dans ce changement. Dieu permit sans doute qu'il eust ces chagrins qui le firent repentir de son infidelité & luy inspirerent l'envie de se retirer en terre Chrestienne. Il obtint du Bacha permission d'aller à Thunis sous pretexte qu'il y avoit affaire. Son dessein estoit de parler à Dom Philippes dont l'histoire suit celle de Regep, afin de trouver les moyens de se sauver en Chrestienté. Estant arrivé Thunis il ne pust conferer librement avec Dom Philippes que sa mere tenoit enfermé dans son Palais avec des Marabous qui ne luy preschoient que l'Alcoran auquel il avoit renoncé. Ce qui obligea Regep de retourner à Tripoly, où il fit paroistre une conduite toute opposée à celle qu'il avoit euë auparavant, il ne vécut plus dans le desordre & observa la Loy si exactement qu'il aquit l'estime & la confiance du Bacha. Comme il n'estoit pas propre à commander un Navire en course, Osman le choisit pour Gouverneur de la Ville de Bengase scituée entre Tripoly & Alexandrie, il y ménagea si bien ses interests pendant quatre années qu'il amassa de quoy faire sa retraite dont il avoit toûjours conservé le dessein. Afin de l'executer plus aisément il envoya les meilleurs Soldats de sa Garnison à la campagne pour chasser les Arabes qui ravageoient les environs de la Ville, & durant l'absence de ces Troupes il fit équiper un Brigantin de Captifs & de Noirs dans lequel il s'embarqua avec sa femme ses servantes & ses richesses. Le vent luy fut si favorable qu'il vint prendre terre à Lipary en Sicile aprés huit jours de navigation. Il n'y fut pas plustost arrivé qu'il recompensa les Chrestiens qui l'avoient assisté dans sa fuite, & fit instruire les Noirs qui receurent le Baptesme & leur donna de l'argent avec permission de s'establir où bon leur sembleroit, sa femme & ses servantes se firent aussi Chrétiennes & se voüerent dans un Monastere de Religieuses auquel Regep destina le reste de ce qu'il avoit apporté de Barbarie. Pour luy il prit l'habit chez les Capucins de Lipary, afin d'expier dans un Ordre si austere le crime de son infidelité.
L'Histoire de Dom Philippes ne confirme pas moins que celle de Regep l'inconstance des actions humaines. Il est fils d'un Renegat Corse qui merita par sa valeur de gouverner la Ville & le Royaume de Thunis. Parmy ceux que son pere avoit choisis pour l'eslever il y avoit un vieux Captif Espagnol, qui luy inspira de l'affection pour le Christianisme. On luy avoit équipé un Brigantin afin de l'accoustumer à la mer, ses courses ordinaires estoient à la Goulette où souvent il alloit visiter les Navires Chrétiens qui y venoient moüiller l'Ancre. Les Capitaines se faisoient honneur de recevoir dans leur bord le fils du Bacha de Thunis, & le regaloient le mieux qu'il leur étoit possible. Les manieres civiles des Chrestiens & les conseils du Captif Espagnol firent prendre la resolution à Dom Philippes d'abandonner l'Afrique & de s'enfuir en Espagne. L'entreprise fut executée avec tant de bonheur que Dom Philipes ayant receu d'un Capitaine de Navire Chrétien les provisions necessaires pour son voyage, s'embarqua sur son Brigantin avec sa suite qui luy estoit fidele, & arriva en deux jours à Cartagene dans le Royaume de Valence en Espagne. Le Gouverneur fit avertir sa Majesté Catholique de la qualité du fugitif, & receut ordre de le faire conduire à Madrid, où toute la Cour admira le courage & le zele de ce jeune Afriquain qui avoit quitté Pays, parens, richesses & dignitez pour embrasser la Religion Chrestienne. Philippes IV. qui regnoit lors en Espagne luy donna son Nom au Baptesme & le fit mettre à l'Academie; aprés avoir appris parfaitement ses Exercices le Roy luy permit d'aller en Italie. Il fut bien receu du Pape, aux pieds duquel il renouvela les vœux de son Baptesme, & ayant sejourné quelque temps dans Naples le Vice-Roy luy fit épouser une personne de condition. Il y avoit huit ans que Dom Philippes estoit marié lorsqu'il obtint permission du Vice-Roy de retourner à Madrid pour y faire sa Cour & remercier le Roy de ses bien-faits & de la pension qu'il luy avoit assignée sur le Royaume de Naples; comme les Pirates de Barbarie ravageoient lors la Mediteranée il resolut d'aller par terre pour éviter les perils de la mer, & voir le reste de l'Italie & la France.
Pendant que Dom Philippes voyageoit dans l'Europe son pere mourut à Thunis, la mere passionnée pour le retour de son fils & n'ayant point de ses nouvelles eut recours à l'art magique dont les Afriquains se servent sans scrupule dans les affaires desesperées. Les Magiciens qu'elle consulta luy dirent qu'il avoit quitté le Turban & qu'il voyageoit dans l'Europe Chrestienne. Un Navire Hollandois estoit lors à la Goulette, Elle fit venir le Capitaine & luy promit une grande recompense s'il pouvoit ramener son fils. L'interest qui est la passion dominante de la Nation Hollandoise aveugla tellement ce perfide qu'il convint avec la mere, & laissa dans Thunis deux personnes de son Equipage pour seureté de sa parole. Le Capitaine se mit à la voile & ayant appris en Italie que Dom Philippes estoit en Espagne il vint aborder au Port de Cartagene. Il feignit de venir d'Hollande dans le dessein d'aller trafiquer au Levant; on le pria d'attendre une personne de qualité qui devoit arriver de Madrid dans peu de jours pour passer en Italie. Le Hollandois qui avoit sceu adroitement que c'estoit celuy qu'il cherchoit receut la priere de bonne grace & attendit avec joye l'arrivée de Dom Philippes qui s'embarqua sur son Vaisseau. Durant le voyage l'Afriquain qui avoit quelque connoissance de la Navigation ayant témoigné sa surprise de ce qu'on tenoit des routes contraires à la Mediterannée, le Capitaine luy dit que leur maniere de Naviger sur l'Occean estoit differente de celle des Italiens sur les mers du Levant. Un jour il s'esleva une si furieuse tempeste qu'on fut obligé de s'esloigner des Isles de Majorque & de Minorque, le jour suivant & la nuit le vent fut si favorable que le Navire se trouva sur les costes de Barbarie. Dom Philippes estonné de se voir si prés de son Pays pria le Capitaine de s'en esloigner l'assûrant qu'il y avoit du danger pour sa personne. Sur son refus il pleure, il gemit, il luy conte ses avantures & déplore sa destinée; Mais ce Tigre se moque de ses larmes & luy donne des Gardes pour empêcher son desespoir. Le Navire arrive à la Goulette & Dom Philippes est conduit à Thunis où sa mere l'a tenu enfermé pendant plusieurs années en la compagnie de Marabous qui jour & nuit luy preschoient l'Alcoran. C'est pour cette raison que Regep ne put avoir audiance de luy. La mere pour recompense fit empoisonner le Capitaine, tant il est vray que la trahison est de tous les crimes celuy qui demeure le moins impuny. Chose estrange! Dom Philippes qui avoit supporté si long-temps les duretez de sa mere reprens le Turban & est devenu le plus grand ennemy des Chrestiens & le plus cruel aux Captifs qui soit dans toute la Barbarie. Son changement fait voir qu'il n'y à rien d'assûré dans les plus fermes resolutions des hommes.
Proche de la porte de Tripoly il y a un petit Cimetiere où l'on n'enterre que des Cherifs qui se disent parens de Mahomet & des Marabous. Les Turcs au lever du Soleil vont en ce lieu faire leurs prieres, le Cimetiere des Juifs en estoit peu esloigné; les Turcs representerent au Bacha qu'ils estoient interrompus par les Juifs dans leurs prieres, qu'il n'estoit pas juste qu'ils fussent troublez par leurs ceremonies, que les Juifs estoient indignes de les regarder durant qu'ils honoroient leur Prophete, & qu'on ne manquoit pas de terrain dans les environs de la Ville pour les inhumer. Osman ordonna qu'il fût changé du Levant au Ponant quoy que ces malheureux offrissent une somme considerable pour l'empescher. Les Juifs jaloux de conserver les os de leurs Ancestres demanderent au Bacha la permission de les faire transporter dans le nouveau Cimetiere, & le prierent de commander des Esclaves pour achever plus viste le travail. Cent cinquante Chrétiens creuserent & renverserent en quatre jours de temps trois arpens de terre pour en tirer les ossemens que les Juifs avoient soin de partager en deux tas. On trouva dans les Tombeaux des plus riches familles des Anneaux & des Medailles que les Juifs acheterent au double à cause de la veneration qu'ils ont pour les morts. Ce travail fut un perpetuel divertissement, parce qu'il estoit taxé aux Captifs dix écus pour chacune charge d'ossemens. Vingt Esclaves furent destinez pour faire deux fosses dans la nouvelle Place afin d'y enterrer les os des Tribus de Ruben & de Manassé que les Juifs de Tripoly reverent. On fit la translation des os le jour du Sabat afin que les Juifs ne s'y trouvassent pas & qu'ils ne reconnussent point l'adresse des Captifs qui avoient meslé des os de divers animaux parmy ceux des Juifs. Le jour suivant comme les Cacans qui sont leurs Prestres les inhumoient, ils en trouverent quantité de Chameau, ce qui leur fit croire qu'on se moquoit d'eux & que les Chrestiens l'avoient fait pour augmenter leur salaire. Les Juifs touchez de cét affront en firent porter une charge proche la porte du Chasteau pour la monstrer au Bacha qui n'en fit que rire & leur demanda la difference de ces os d'avec ceux de leurs parens, & s'ils croyoient que les Chrestiens en eussent fait le meslange. Marsoure qui estoit le plus puissant d'entre eux, & qui faisoit plus de bruit, fit réponce qu'il n'y avoit qu'eux qui fussent capables de leur faire cette injure. Osman qui estoit de bonne humeur ce jour là & qui vouloit divertir à leurs dépens les Consuls & les Marchands Chrestiens qui estoient au Palais, dit à Marsoure, tu ne sçais peut-estre pas que mes Esclaves ont appris par inspiration que les os de ces animaux dont vous autres vous plaignez, sont ceux qui porterent le bagage de vos parens dans les deserts aprés la sortie d'Egypte, & ainsi vous devez les respecter & avoir de la joye qu'ils soient mis avec les vostres, les Juifs se retirerent en colere & pour se vanger des Chrestiens ils porterent de nuit ces os dans leur Cimetiere. Ils sont plus haïs que les Chrétiens dans l'Empire Ottoman & les Bachas les maltraitent s'ils ne payent de temps en temps les sommes d'argent qu'ils exigent d'eux.
Il arriva une Barque de Genes, le Capitaine qui s'apelloit Henric Flamand de nation, & qui s'estoit étably dans cette Ville, vint à Tripoly pour acheter un Navire nouvellement pris par les Pirates, quoy qu'il fût armé de vingt-quatre pieces de Canon, & prest à estre mis à la voile, le Bacha luy donna pour vingt mil livres avec ses équipages, parce qu'il n'étoit pas propre pour la Course. Henric n'ayant pas assez de Matelots pour son Navire, fut contraint de faire plus long séjour à Tripoly. Pendant ce temps quelques Captifs Venitiens qui avoient déja tenté deux fois de s'enfuir, s'insinuerent si bien dans ses bonnes graces, qu'il ne put se passer d'eux dans ses divertissemens. Comme les Esclaves meditent sans cesse les moyens de rompre leurs fers, il n'y a point d'artifices dont il ne se servent pour obtenir leur liberté. Les Venitiens ayant receu quelque argent du Consul de leur Republique, qui avoit ordre de les assister dans leur captivité, engagerent le Capitaine dans plusieurs débauches, afin de venir plus facilement à bout de leur dessein, & userent d'un plaisant stratageme. Ils remplirent de terre un vase qui contenoit six seaux d'eau, à l'embouchure duquel ils mirent cent Piastres, & le donnerent à garder à un Captif qui avoit soin d'un Jardin à la Campagne. Un jour ayant convié Henric de voir les Maisons de plaisance des environs de la Ville; Ils le menerent dans le Jardin où l'on avoit caché le vase, aprés l'avoir regalé, ils l'assûrerent qu'il y avoit un tresor dont il seroit le maistre, à condition de n'y point toucher tant qu'il seroit à Tripoly, & de racheter six Italiens; ces conditions furent acceptées par le Capitaine auquel on monstra le vase, qui fut porté chez luy le mesme jour. Le Capitaine racheta six Italiens qui luy coûterent plus de 20000. liv. & ne voulut point toucher au vase pour satisfaire à sa parole. Les nouveaux affranchis qui logeoient en sa maison & mangeoient à sa table, le sollicitoient tous les jours de se mettre à la voile, de crainte qu'il ne rendît visite au vase, pour payer les rançons qu'il devoit au Bacha. En effet, Henric ne recevant aucunes nouvelles d'Italie, & se voyant dans l'impuissance de payer ses dettes & de sortir de Barbarie, eut recours au pretendu tresor & découvrit la tromperie qu'on luy avoit faite. Il en porta ses plaintes à Soliman Caya son amy, qui ne pût s'empécher de rire de la fourberie Italienne. Il parla en sa faveur au Bacha son oncle, lequel aprés avoir raillé le Capitaine de sa credulité, fit donner la bastonnade aux Captifs & les renvoya dans les prisons, avec ordre aux Gardes de les employer aux travaux les plus penibles.
Chapitre IX.
Travail precipité où plusieurs Captifs perissent; Les Corsaires font une prise considerable. Different entre le Bacha & le Consul Anglois; Plaisant entretien du Bacha avec les Consuls & les Marchands de diverses Nations; mariage de la fille du Bacha, l'Auteur est maltraité, & exposé à de rudes travaux, la necessité l'oblige à derober les viandes qu'on portoit sur les tombeaux des morts, de quelle maniere les femmes vont prier sur les sepulchres.
Les Captifs sembloient avoir joüy de quelque douceur depuis la peste à cause du grand nombre de personnes qu'elle avoit emporté: Lorsque cette douceur fut troublée par la cheute de vingt-cinq toises de murailles de la Ville, proche de la Mer du costé de l'Occident. Jamais les Barbares ne firent paroistre plus de precipitation que dans ce travail, parce que c'estoit dans le temps que l'Armée Navale de France, se disposoit pour aller à Gigery en Afrique, sous la conduite de Monsieur le Duc de Beaufort; ce qui donnoit l'épouvante à toute la Mediteranée, & à toutes les Villes Maritimes de la Barbarie. Osman Bacha crût qu'elle venoit fondre à Tripoly, & qu'il falloit reparer promptement cette bréche que la fortune avoit déja preparée à la Flote Françoise. Helas! quelle épreuve ne fit-on pas de la patience des Chrétiens dans un si rude travail! on leur faisoit payer par avance à coups de baston, la valeur que les François alloient témoigner dans l'Afrique.
Il n'y eut personne exempt de cette reparation, qu'on ne croyoit pas pouvoir estre parachevée assez-tost; Les murs n'estoient pas élevez à dix toises de terre qu'un furieux orage ruina tout ce qu'on avoit fait, ce qui augmenta la rage des Barbares, qui s'imaginerent que les Chrestiens empéchoient par leurs sortileges l'accomplissement de l'ouvrage; on vit derechef les gens de qualité & les Prestres, chargez de terre & de pierre trainer avec peine leurs chaînes, & peu s'en fallut que dans les derniers fondemens le desespoir des Turcs ne leur fît sacrifier avec les animaux quelques Esclaves François pour se vanger d'eux; superstition qu'ils observent quelquefois dans les édifices des Palais, des Mosquées & des Forteresses. Le travail n'estoit rien en comparaison de la faim & de la soif que nous souffrîmes pendant quatre mois. Je fus employé sur la fin de l'ouvrage à preparer la terre & le sable; comme je chargeois un aprés midy les animaux, dans une profonde fosse, une partie de la butte abisma & ensevelit trois Captifs, j'eusse aussi perdu la vie sans le mulet que je devois charger qui para le coup. La muraille ayant esté achevée, les Captifs retournerent à leurs travaux ordinaires, avec esperance d'estre bien-tost visitez par nostre Armée, qui fut obligée d'abandonner Gigery, comme le lieu le moins propre de toute la Barbarie pour y faire un établissement, à cause que la chaleur y est insupportable & la peste presque continuelle.
En ce temps les Corsaires de Tripoly arriverent avec une prise estimée cent mil écus d'un Navire Venitien, qui alloit à la Foire de Messine plus marchande que celle de Beaucaire en Languedoc. Depuis que la peste avoit cessé à Tripoly, les Marchands Chrestiens estoient venus de l'Europe pour acheter les marchandises prises sur Mer, que le Bacha fit vendre publiquement afin d'en tenir compte aux Corsaires. En la premiere vente Osman fit exposer plusieurs tableaux de devotion que les Turcs méprisent, la Loy leur deffendant d'avoir des portraits; Et voyant que les Marchands Chrestiens ne s'empressoient pas de les acheter, il commanda d'allumer un grand feu pour les brûler, accusant les Consuls de lâcheté de laisser leurs Saints dans l'esclavage; ces paroles obligerent les Chrestiens à les acheter, & sans doute ils n'apporterent ce retardement que pour les avoir à meilleur marché, quoy qu'ils en eussent offert deux mil écus. Le Consul Anglois ne se trouva pas à la premiere vente, parce qu'il n'avoit nulle devotion aux Mysteres de nostre Religion, qui estoient representez dans ces peintures; il se disoit de la famille des Cromvels, & s'estoit retiré à Tripoly pour sauver sa teste: il eut la temerité de se trouver le lendemain au Chasteau à la seconde vente en sortant de débauche, Soliman Caya son amy qui gardoit la porte, reconnoissant à son compliment qu'il avoit beu, luy donna deux Turcs pour l'accompagner sous les bras suivant la coûtume, jusqu'en la presence du Bacha, qui dans l'entretien s'apperceut que le Consul avoit beu d'autres liqueurs que celles commandées par le Prophete; Et voyant que les Turcs s'en railloient il luy dit, Seignor Consule per que non restar à casa tova quando ti estar sacran? Monsieur le Consul pourquoy ne demeurez-vous pas en vostre logis quand vous estes pris de vin? vous m'auriez infiniment obligé d'y rester, de crainte que les Turcs qui m'environnent ne soient scandalisez de vostre procedé. Je crois pieusement qu'il vous est permis de boire, mais non pas de vous enyvrer; Le Consul qui n'estoit pas d'humeur à souffrir, piqué de ces paroles, & le vin luy faisant oublier son devoir, répondit hardiment au Bacha, Saper Sultan que gente comme mi bever vin, & bestie comme ti bever aqua. Sache Sultan que les hommes comme moy boivent le vin, & que les bestes comme toy boivent l'eau. Le Bacha en colere d'estre maltraité dans son Palais par un Chrestien, tira sur le champ de sa couteliere un Damas pour luy percer le ventre; mais le coup fut arresté par les Officiers Renegats qui participoient aux débauches du Consul, & qui le firent retirer du Chasteau, de peur que les Turcs ne vengeassent l'injure faite par un Chrestien à leur Bacha, que les prieres des Marchands appaiserent un peu. Le reste du jour fut employé à demander grace pour le Consul, laquelle Soliman Caya ne put obtenir que moyennant trois mil Piastres, que l'Anglois aprés avoir cuvé son vin paya volontiers, s'estimant heureux d'en estre quitte à si bon marché.
Le jour suivant comme l'on exposoit en vente les plus riches marchandises, le Consul eut ordre de se rendre au Palais avec les autres Marchands, estant arrivé à la premiere porte il y demeura quelque temps pour remercier le Caya du service qu'il luy avoit rendu; il est vray que Soliman le visitoit de nuit pour avoir la liberté de boire du vin, qui ne luy estoit pas permis au Chasteau. Pendant qu'il arrestoit le Consul, le Bacha s'entretenoit avec les Marchands de diverses Nations, il leur dit qu'il estoit dans le dernier étonnement d'estre obligé de croire qu'il n'y avoit qu'un Paradis pour tant de peuples de differentes Religions, qui tous y tendoient par des routes bien contraires; Et voulant se divertir il s'adressa premierement à Marsoue le plus puissant des Juifs, & luy demanda s'il pretendoit avoir part au Paradis. Ce Prince de la Sinagogue luy répondit que Dieu avoit honoré la Judée d'un grand nombre de Patriarches & de Prophetes, qui leur en devoient procurer l'entrée, aprés avoir observé en ce monde la loy que leurs peres avoient receuë du tout Puissant, & que pour marque certaine le Messie devoit naistre parmy eux. Le Bacha luy repliqua que le Messie estoit venu il y avoit plusieurs Siecles, & reconnu par tout l'Univers; mais qu'eux pour ne l'avoir point voulu reconnoistre lorsqu'il vivoit parmy eux, & l'avoir fait mourir d'une mort honteuse, ils avoient esté abandonnez par l'Eternel, & reduits à estre esclaves par toute la terre, & le mépris des peuples: Jugez si cette replique fut capable d'imposer silence au Docteur de la Sinagogue. Le Bacha pria en suite un Turc de luy dire s'il esperoit d'avoir place en Paradis; Sultan, répondit le Mahometan, ce qui me fait croire que ma Religion est bonne, est qu'une infinité de Chrestiens abandonnent la leur pour embrasser celle de Mahomet qui est tout puissant dans le Paradis; vous m'avoüerez que Dieu protege les Nations qui le servent selon ses Commandemens, & nostre prosperité fait connoistre que le Prophete est maistre du Ciel, comme nous le sommes de la Terre. Il est vray, dit le Bacha, que depuis cinquante ans que je suis à Tripoly le Royaume s'est bien peuplé, & que des Chrestiens des quatre parties du monde, ont pris le Turban dans l'esperance de se sauver, ce qui fait voir que Dieu & Mahomet nous favorisent, & qu'ils nous logeront en Paradis. Il fit la mesme priere à Dom George Marchand Grec de l'Isle de Chio, qui s'estoit retiré à Tripoly depuis quelques années, pour s'exempter des avanies que l'Aga de cette Isle luy faisoit de temps en temps, à cause qu'il trafiquoit dans tout le Levant. Ce Schismatique voulut persuader au Bacha que l'Eglise Greque avoit l'honneur d'estre l'aisnée de l'Eglise Romaine, qui luy avoit obligation des Ouvrages de la pluspart des Saints Peres, & qu'elle avoit toûjours triomphé de ses ennemis & demeuré dans sa pureté. Le Bacha qui estoit Grec Renegat, & sçavoit la malheureuse destinée de ceux de sa Nation, luy dit qu'à la verité il restoit aux Grecs un peu de Religion; mais qu'ils avoient imité Esaü, qui avoit vendu à son frere sa primogeniture pour peu de chose; que les Guerres continuelles qu'ils avoient entrepris & leurs impietez avoient attiré sur eux la colere de Dieu, qui les avoit dépoüillez pour jamais du grand Empire d'Orient, & que pour punition de leurs crimes la Justice Divine les avoit reduits à estre esclaves dans leur propre patrie. Osman voulut donner le divertissement entier à la compagnie, car il demanda aussi à un Renegat Italien s'il pretendoit avoir place dans le Paradis, cét apostat ne manqua pas de dire oüy, l'assûrant que depuis qu'il estoit en Barbarie, il avoit esté inspiré de Mahomet de se faire Turc, dans la croyance de se sauver plus facilement dans la loy du Prophete que dans celle des Chrestiens. Le Bacha luy dit que ce n'estoit qu'un pur libertinage qui obligeoit les Captifs de se faire Mahometans, afin de rompre leurs fers & de s'exempter des peines de la captivité, qu'on luy faisoit tous les jours des plaintes de leurs desordres, & que Mahomet auroit bien de la peine à leur obtenir l'entrée du Paradis. Cet Impie repliqua que Dieu se garderoit bien de refuser aucune grace à leur Prophete, de peur qu'il n'y eût combat entre luy & le Prophete des Chrestiens, ce qui causeroit du divorce dans le Paradis. Le Seigneur Bajoque Consul de Venise, ayant esté prié comme les autres de dire son sentiment, il le fit en ces termes, Sultan vous avez esté Chrestien, vous sçavez la sainteté de nostre Religion, qui est reconnuë par tout le monde, & que dans les plus cruelles persecutions elle a toûjours esté victorieuse; Combien d'Illustres personnages dont nous honnorons la memoire, ont paru dans tous les Siécles, avant & depuis la naissance de Jesus-Christ? Combien de Martyrs ont répandu leur sang, pour en soûtenir la verité? Combien d'Apostres & de Saints sont nos intercesseurs envers Dieu, pour nous ayder à obtenir l'entrée du Ciel? Jugez je vous prie, si nous ne devons pas esperer d'y avoir meilleure part que tous les autres, puisqu'il est vray, & je ne crains point de vous le dire, qu'il n'y a qu'un Paradis, dont l'heritage appartient à ceux qui suivent l'Eglise Romaine. A ces paroles le Bacha ne pût s'empécher de répondre au Seigneur Bajoque, qu'il en disoit trop. Il avoüa que la Religion Chrestienne estoit plus estimée que les autres, & envisageant les Marchands, il leur dit qu'ils avoient beaucoup dégeneré de leur premiere fidelité, & qu'on ne trouvoit plus parmy eux, la sincerité qu'ils avoient autrefois dans leur commerce.
Les Turcs commençoient à murmurer de ce que le Seigneur Bajoque avoit avancé, quand Soliman entra dans la Salle avec ses Gardes pour presenter au Bacha le Consul Anglois: Un chacun demeura dans le silence pour entendre son compliment. Il demanda pardon à Osman de son imprudence, avoüant que le vin luy avoit fait perdre le respect; le Bacha luy dit qu'il devoit rendre grace à l'assemblée de ce qu'il avoit évité sa Justice, sur quoy l'Anglois ne pût s'empécher de répondre qu'il devoit premierement remercier sa bourse qui l'avoit desarmé, & que par malheur il estoit dans un Païs où l'on ne reconnoissoit pas le merite des beuveurs de vin, ce qui donna occasion de rire à toute la compagnie. Le Bacha voyant qu'il estoit plus raisonable que le jour précedent luy fit le détail de l'entretien qu'on avoit eû en son absence, & luy demenda pareillement son avis, un chacun fut curieux d'entendre raisonner Monsieur le Consul, qui dit d'une maniere galante au Bacha, Sultan est-tu à sçavoir que nous sommes ces Puritains d'Angleterre qui se sont separez des Papistes & de plusieurs autres Religions contraires à la nostre? sçais-tu que nostre Roy nous gouverne tant pour le temporel que pour le spirituel sans que nous ayons besoin d'aller à Rome chercher des Indulgences, & que la parfaite union qui regne dans nostre Royaume nous rend les Maistres de la Mer, & fait que tout les Politiques admirent nostre Gouvernement? Je demeure d'accord, repliqua le Bacha au Consul, que la Politique d'Angleterre est admirable; Mais permets moy de te dire que la Religion Romaine dont vous vous estes separez est plus ancienne que celle que vous professez, & qu'elle est en plus grande estime; car un chacun m'a fait voir la Sainteté & la pureté de la sienne & tous m'ont assûré qu'ils ont des Protecteurs dans le Paradis pour leur en faciliter l'entrée, au-lieu que chez vous on ne reconnoist qu'un Luter, qu'un Calvin & qu'un Beze Apostats de la Religion Catholique; quel credit ont-ils dans le Paradis, eux qui sont condamnez aux flâmes de l'Enfer pour une éternité? C'est ainsi que le Bacha finit l'entretien à la confusion du Consul, qui se retira du Chasteau tout en colere, & avoüa depuis que l'affront qu'il avoit receu en presence de tant de monde luy avoit esté plus sensible que l'argent qu'il avoit débourcé pour obtenir sa grace; de dépit il ne voulut plus se trouver à aucune assemblée ny à vente de Marchandises, quoy qu'il y eût un guain considerable à esperer. Il sçavoit sans doute se recompenser d'une autre façon sans qu'il y parût, car ayant esté averty par le Capitaine de Vaisseau nouvellement fait Esclave qu'il y avoit une balle de coton empoisonnée, laquelle r'enfermoit la valeur de quarente mil livres en soye, perles & diamans, il fit acheter sous main tout ce qui se trouva de coton dans les Magazins du Bacha. Cette maniere d'empoisonner qui se pratique dans le commerce pour s'exempter de la Doüane, n'est pas tant à craindre que celle qui cause la mort, exposant ceux qui s'en servent à d'horribles suplices au lieu que l'autre enrichit les hommes; De sorte que par cette adresse le Consul sceut se recompenser de sa perte & dissiper le chagrin que le Bacha luy avoit causé.
Quoy que la peste eût fait du ravage dans le Serrail du Bacha, il luy restoit encore une fille âgée de dix-huit ans laquelle fut recherchée en mariage par le fils d'un Renegat Italien qui estoit la seconde personne de Thunis. Ce jeune homme qui s'appelloit Ibrahim vint par terre à Tripoly accompagné de cent Cavalliers pour son escorte, sans compter les Eunuques & les Esclaves. Osman luy fit faire une superbe entrée, & commanda de le regaler avec toute la magnificence possible à la mode du Païs. Ibrahim avoit de l'esprit, & tant de force & d'adresse qu'il gagna la pluspart des prix que le Bacha proposa pour le divertir. Un jeune Turc nommé Aly de la suite d'Ibrahim devint amoureux de Themis que Soliman Caya neveu d'Osman avoit aimée avant son apostasie. Cette Dame passoit pour une des belles Courtisanes de la Ville, elle receut avec joye cét étranger qui estoit le mieux fait & le plus galand de la suite d'Ibrahim. L'Amour qui est aussi ingenieux dans ces Climats barbares que dans nostre Europe ne manqua pas d'artifice pour faciliter à Themis les moyens de voir ce nouvel Amant, & de cacher leurs entreveuës à ceux de la Ville. Elle luy donna plusieurs rendez-vous en des amans, qui sont proprement des Estuves destinées pour prendre le bain; Aly se trouvoit sous l'habit de femme moyennant les presens qu'il faisoit aux Officiers qui sont pour le service de celles qui frequentent ces lieux, où il arrive bien des avantures amoureuses, quoy que l'entrée en soit deffenduë aux Turcs qui ont leurs bains separez; Mais comme ces lieux estoient suspects, qu'Aly n'y avoit pas une entiere liberté, & qu'il craignoit d'y estre surpris, ce qui pouvoit luy attirer quelque disgrace, l'Amour inventa d'autres moyens en faveur de nos amans. Un jour que le Bacha traitoit Ibrahim à la campagne en un Jardin où les principaux Officiers avoient esté conviez, Aly quitta le divertissement au milieu du Festin pour se rendre à la Ville, il trouva dans le chemin un Negre que lui envoyoit Themis pour l'avertir du rendez-vous, où il se rendit en diligence: Quelques Turcs du Regal s'apercevans qu'Aly avoit quitté la compagnie le suivirent pour estre de la partie, & ne l'ayant point trouvé chez Themis, ils se douterent bien du lieu où cette femme étoit, y étant arrivez ils la trouverent toute mélancolique avec une servante qui avoit caché Aly dans une grande Cuve de cuivre destinée pour le bain, & qui voulut persuader aux Turcs que Themis estoit dans un chagrin mortel de ce que toute la campagne estoit dans la joye pendant que la Ville estoit deserte; sur quoy ils firent cent galanteries pour divertir Themis qui faisoit la malade. Par malheur la Monstre d'Aly vint à sonner comme il estoit dans la Cuve, cela obligea les Turcs de commander à la suivante d'allumer du feu pour la chauffer, témoignans avoir dessein de se laver. Aly qui estoit dedans crût que c'estoit tout de bon, & craignant d'y avoir trop chaud il en sortit, demandant par grace à ses amis de le laisser en paix joüir des doux entretiens de sa chere Themis. Les Turcs aprés avoir esté quelque temps avec eux retournerent au Jardin, où ils apprirent à la compagnie le sujet de l'absence d'Ibrahim, qui fut agreablement raillé parce qu'il se vantoit d'estre heureux en ses amours.
Quand toutes les choses furent preparées pour la Ceremonie du Mariage, le Bacha donna ordre de faire passer en parade par la Ville tout ce qu'il donnoit à son Gendre, ce n'estoit que rejoüissance depuis le Chasteau jusqu'au Palais d'Ibrahim, & tout le Cortege estoit accompagné de Trompettes & d'Instrumens de Musique. La Cavalcade commença par les Esclaves Noirs & par les Eunuqes qui conduisoient les Chameaux & les Dromadaires chargez de bagage; en suitte alloient les Chevaux magnifiquement équipez & conduits par des Esclaves Chrétiens, les Turcs portoient les habits que le Bacha donnoit à Ibrahim avec les Coutelieres, dont les guaînes étoient garnies de Diamans, & les Armes pour son service; les principaux Officiers portoient en des Corbeilles & des Bassins de vermeil les Vestemens que la Fille devoit porter le jour de son Mariage, on y voyoit deux Caffetans ou Robes Turques enrichies de Perles & de Diamans, & deux paires de Babouches ou Souliers estimez dix mil Piastres, & quantité de Bijoux; le Bacha fit donner un Caffetan avec les armes & l'Equipage des Chevaux à tous ceux qui accompagnoient Ibrahim. Le lendemain le Divan, les Capitaines de Navire & les Officiers du Bacha furent en ceremonie au Palais d'Ibrahim pour le conduire au Chasteau où se devoit consommer le Mariage. Les Sultanes firent aussi des réjoüissances dans leur Serail avec plusieurs Dames de la Ville pour divertir la fille d'Osman, laquelle ne pouvoit se resoudre à quitter Tripoly. A la fin du souper deux vieilles Matrônes entrerent au son des Instrumens dans la Salle où les hommes estoient assemblez, & convierent Ibrahim de les suivre dans la chambre de son Epouse; Mais la feste fut troublée lorsque l'Epoux s'en excusa, disant que son pere luy avoit deffendu sous peine d'encourir sa disgrace, parce qu'il desiroit que le Mariage fût consommé à Thunis. Ce refus surprit la compagnie, & le Bacha fut si touché de voir sortir son Gendre du Chasteau sans remplir ses souhaits, qu'il resolut, s'il ne changeoit d'avis, de le renvoyer comme il estoit venu. Il est bon de sçavoir qu'en ces occasions le Marié est enlevé aprés le Festin par ces Matrônes qui le conduisent dans la chambre de sa Femme, aprés quelque temps elles reviennent trouver l'assemblée avec des cris & des acclamations suivies de leur Musique, & font des prieres à Mahomet de donner prosperité & lignée aux nouveaux Mariez. Le jour suivant le Bacha voyant que son Gendre estoit dans la mesme resolution que le soir precedent, usa d'artifice: Il le convia de prendre le divertissement dans un Jardin, où il se trouva peu de personnes de sa suite. Les Turcs inventerent dans ce lieu toutes sortes de plaisirs pour luy faire oublier les deffenses de son pere, & à peine Ibrahim fut retiré dans sa chambre qu'on y fit entrer sa femme habillée en Turc, pendant que les Eunuques du Bacha regaloient les siens, de crainte qu'elle ne fût reconnuë par ces vilains Gardes du Corps, qui dans la débauche beuvoient d'autres liqueurs que celles qui sont permises par l'Alcoran. Ibrahim receut son Epouse avec toute la joye imaginable, & témoigna le lendemain qu'il avoit de l'obligation à ceux qui luy avoient fait une si agreable surprise. La femme se retira du matin de peur d'estre veuë des Eunuques qui n'avoient pas encore cuvé leur vin, & se rendit au Chasteau pour assûrer le Bacha que sa volonté avoit esté accomplie. Osman défraya son Gendre & sa suite jusqu'à son départ & luy donna sa meilleure Cavallerie pour l'accompagner jusqu'aux confins du Royaume de Tripoly, & pour le deffendre contre les Arabes, qui dans ces Provinces font une guerre continuelle aux Turcs. Il est vray que ceux-cy sont sans misericorde envers les Arabes qu'ils appellent Caïns, parcequ'ils sont vagabons & logent sous des Tantes comme faisoit Caïn aprés son fratricide.
Toutes ces Réjoüissances ne diminuerent point les travaux des Captifs, le Turc qui nous commandoit devint plus inhumain qu'auparavant, parce qu'un ouvrage qu'il avoit entrepris pour la Marine n'avoit pas réussi par son extrême avarice, qui luy faisoit retrancher une partie des ouvriers qu'il occupoit à sa maison de campagne. Cela le rendoit si furieux qu'il déchargeoit quelquefois sa colere sur les premiers Captifs qui se trouvoient devant luy. Un Vendredy jour de Dimanche pour les Mahometans il me rencontra par la Ville comme il venoit de la Mosquée faire son Salem. Et à peine fus-je retourné au travail qu'il me donna trente bastonnades, me reprochant que je ne devois pas me promener durant qu'il estoit à loüer Dieu, quoy qu'il n'eût pas grande devotion à Mahomet estant Renegat Grec. Je fus plus de quinze jours sans pouvoir marcher, ce qui n'empécha pas qu'il ne me fît tourner la roüe d'un Cordier jusques à ce que je fusse entierement guery. Le Bacha entretient ordinairement à deux lieuës de Tripoly deux cens Captifs qui sont destinez aux travaux de la campagne, comme pour tailler la pierre dans la carriere, faire la chaux, labourer la terre, cultiver les Jardins, & sur tout faire des cordages de jonc pour ancrer les Navires au Port durant l'Hyver. Le Bacha y envoya cinquante Captifs au lieu de ceux qui estoient morts de la peste, je fus du nombre des exilez dans ce triste sejour qu'on appelle la galere de Tripoly; où les Chrestiens sont exposez à toutes sortes de miseres & esloignez de tout secours humain, ne pouvans aller à la Ville sans donner quinze sols aux Gardes de cette prison. Les Esclaves qui sont dans Tripoly souffrent bien moins que ceux qui sont dans la galere à cause que les Marchands libres assistent les malades, & les prises que font les Pirates avec les travaux aux heures dérobées leur donnent de l'employ & du profit. J'avois fait des vœux au Ciel pour estre délivré de la tyrannie du Barbare qui me commandoit au travail de la Marine; Mais helas! je tombay entre les mains du plus cruel ennemy des Chrestiens qu'il y eust dans toute l'Afrique. Comme j'abandonnois les travaux des cordages remplis de poix & de goudran qui m'avoient tout défiguré, Mehemet garde de cette prison me dit en raillant qu'il vouloit me blanchir; il avoit raison, car il m'occupa pendant l'Esté au travail des fours à chaux. La faim que j'y enduray fut si grande que pour m'en exempter je fus obligé d'avoir recours au pain & à la viande que les femmes Turques portent aux morts dans la croyance qu'ils mangent. Je n'estois pas beaucoup esloigné d'un Cimetiere où l'on avoit inhumé les plus puissans de la Ville qui estoient morts de la peste; j'y allois de nuit habillé à la Moresque afin de n'estre pas reconnu, & la seule visite du Vendredy me fournissoit la provision de quatre jours. Un soir j'y menay un Captif qui conduisoit les Chameaux lesquels apportoient le bois pour chaufer les fours, c'estoit par bonheur pendant la semaine qu'on celebroit la nativité du Prophete, dans laquelle les Musulmans regalent les morts mieux qu'à l'ordinaire, je trouvay plusieurs plats plains de viande & de fruits qui servirent a traiter mon amy. Le lendemain s'en retournant de nuit à la campagne il entra dans le mesme Cimetiere à dessein d'y faire sa provision pour son voyage, aprés avoir long-temps cherché dans les lieux où l'on enfermoit les viandes il fut contraint de se retirer parce que le jour venoit, & estant fâché de n'avoir pas fait grand butin il eut la temerité de mettre de l'ordure dans un plat qu'il trouva vuide à la teste du sepulcre d'un Marabous. Les Turcs s'en estant apperceus porterent leurs plaintes au Bacha qui s'emporta contre cette irreverence & leur commenda de faire garde pour en découvrir l'autheur. L'avis que j'eus de ces ordres me fit quitter le Cimetiere & me contenter des fruits que le Pays produit en abondance. Encore que les femmes des Turcs soient dans une retraite perpetuelle, & qu'il ne leur soit pas permis d'entrer dans les Mosquées pour y faire leur salem qu'elles font en leurs maisons aux heures accoûtumées, elles ne laissent pas d'avoir la liberté d'aller une fois la sepmaine visiter les Sepulcres de leurs parens. Estant arrivées au Cimetiere elles font un cercle au tour des Tombeaux, & aprés avoir versé des larmes & poussé des cris au Ciel, elles se plaignent de ce qu'ils les ont abandonnez, & les conjurent de les entretenir de l'autre Monde & de leur faire part de l'estat où ils se trouvent, enfin aprés leur avoir rendu compte de ce qui se passe dans la famille elles les prient de recevoir les mets qu'elles ont apporté, dont elles mangent une partie & enferment le reste dans un lieu fait exprés à la teste du Tombeau. Les femmes des Marabous allument une lampe pour les éclairer la nuit dans la pensée qu'ils en ont besoin pour reciter les Pseaumes de l'Alcoran. Les femmes des Arabes dansent autour du sepulcre au son d'un Tambour de Basque, heurlans comme des bestes sauvages, & s'égratignant le visage jusqu'à ce que la douleur & la foiblesse les fassent tomber à terre, dans cette posture elles font leurs plaintes aux morts, leur font part de toutes leurs affaires domestiques, & jamais n'abandonnent le tombeau qu'elles n'y laissent du pain & des fruits. Il ne faut donc pas s'estonner si les Vendredis les Sepulcres sont chargez de fleurs & de viande, où non-seulement les pauvres viennent se nourir, mais encore les chiens & les oyseaux y sont bien receus, car les Turcs tiennent que l'aumône qu'on fait aux bestes n'est pas moins agreable à Dieu que celle qu'on fait aux hommes à cause, disent-ils, que les bestes ne possedent rien.
Chapitre X.
L'Autheur est envoyé dans les campagnes esloignées de Tripoly où il demeure huit mois à labourer la terre, semer les grains, arracher du jonc & faire la moisson; rencontre qu'il fait d'un Marabous qui avoit demeuré en Espagne & qui veut luy donner sa fille en mariage; Avantures qui arrivent en ce Pays abandonnez; retour de l'Autheur à Tripoly.
Tous les ans à la fin de l'Automne le Bacha envoye cent Captifs dans les campagnes esloignées de Tripoly, du costé d'Alexandrie, proche la petite Riviere de Mesrata, pour labourer des plaines plus fertiles que celles des environs de la Ville où il ne se trouve que des sables mouvans. Aprés que les Captifs ont fait la semence, ils sont occupez pendant l'Hyver & jusqu'à la moisson à arracher du jonc à force de bras pour en faire des cordages qui servent au Navires durant qu'ils demeurent au Port; Le temps de la recolte estant venu ils amassent les grains qu'on transporte à Tripoly. Je fus à mon ordinaire du nombre des malheureux destinez à ce fâcheux travail qui dure huit mois. Avant nostre départ on nous permit d'aller à la Ville dire adieu à nos amis, les Marchands Chrestiens qui n'ignorent pas les miseres que souffrent les Captifs dans ce voyage, ne manquent pas de les assister de biscuit & de quelqu'autre nourriture; un Chirurgien de ma connoissance me donna quelques Onguents & eut encore la charité de m'instruire de la maniere de m'en servir, m'asseurant que les Arabes auroient recours à moy dans la necessité & que je ferois quelque profit avec eux; il fut Prophete, car j'exerçay la Chirurgie sans payer de Maistrise, & en peu de temps je passay pour habile homme. Nous partîmes de Tripoly sur la fin du mois de Decembre avec deux cens Chameaux qui portoient les grains que nous devions semer & nos provisions qui ne consistoient qu'en biscuit, huile, oignon & sel; à la sortie de la Ville il se trouva un peuple infiny qui fut curieux de nous voir mettre en Campagne en forme de caravanne qui va à la Méque. Aprés huit jours de marche nous arrivâmes au rendez-vous, n'ayans trouvé en chemin qu'un puits pour abreuver nos animaux & nous pourvoir d'eau pour le reste du voyage. Nous eûmes une fausse allarme que nous donnerent des Arabes qui alloient chercher des paturages pour leurs bestiaux; ils sont obligez de changer de logemens trois ou quatre fois l'année, & de choisir des Campagnes fertiles où il y ait des Puits qui sont rares dans ces Deserts. Ils ne logent que sous des Pavillons, & lorsqu'ils décampent un Chameau porte la femme, les enfans, un Moulin à bras & tout leur équipage. Le premier jour de nostre arrivée nous fûmes occupez à dresser nos Pavillons & à faire un rempart de terre avec de grands fossez, afin de nous mettre à couvert non-seulement des Arabes, mais encore des Lions qui nous donnerent plusieurs allarmes durant le sejour que nous y fismes. Le lendemain nous commençâmes à labourer la terre avec cinquante Chameaux, pendant que les autres Captifs étoient employez à tailler les buissons faire les fossez & à semer les grains, ce qui fut expedié en vingt jours. C'est une chose surprenante de voir qu'une terre deserte, qui n'est cultivée qu'à la negligence, produise si abondamment. Il ne faut pas neanmoins s'en estonner, Dieu benit le travail des Captifs qui l'ont arrousée de leurs sueurs, mélées des larmes que ces Barbares leur font verser, en exigeant d'eux des choses au dessus de leurs forces. A la fin de la semence, nous fûmes regalez d'un Chameau, qui par hazard s'estoit rompu la jambe dans le bassin où l'on abreuvoit les bestes. Ce fut un regal pour nous, car depuis nôtre départ nous n'avions mangé que des Couleuvres, des Lezards, & des Crocodiles; la faim nous fit trouver la chair du Chameau excellente, parce que la nourriture qu'on distribuoit n'estoit pas capable de nous donner la vigueur necessaire pour resister à la violence du travail; Tous les matins avant que d'y aller on donnoit à chaque Captif une livre de biscuit, à midy au retour un potage, fait de gros bled, assaisonné d'un peu d'huile, avec du piment d'Espagne, ou bien de la basine faite avec de la farine d'orge; le soir nous n'avions que des racines ou bien des animaux immondes que nous trouvions. Les Arabes du voisinage campez comme nous sous des Pavillons, venoient trois fois la semaine faire leur provision d'eau, & apportoient du laict, des dattes, des quartiers d'Autruche, & des petits pains d'orge, que nous troquions avec eux pour des épingles, des ciseaux, des rubans, & d'autres bagatelles que nous avions apportez & que nous vendions au centuple, à cause que ces choses sont rares dans le païs. Les Turcs qui nous gardoient n'étoient pas fâchez de ce petit commerce, ils obligeoient quelquefois les Arabes à laisser leurs vivres, quand les Captifs ne pouvoient pas les acheter, pour recompense de la peine qu'ils avoient à remplir les bassins d'eau, & mesme les faisoient contribüer pour l'entretien des Pavillons. Les animaux sont deux ou trois jours sans boire, & j'ay veu des Chevaux ne se nourrir dans leurs courses que de laict; on trouve peu d'eau dans la Barbarie, c'est pourquoy les Bachas sont obligez d'entretenir à leur dépens dans leurs Provinces, des puits avec des bassins pour la commodité des pelerins qui vont à la Meque visiter le tombeau de Mahomet; Il seroit impossible sans cela de traverser ces deserts, puisqu'il n'y a ny Villes ny Villages, & que le nombre des pelerins est si grand, qu'ils sont obligez de porter avec eux, des vivres pour huit à dix jours.
Un Captif nommé Genty, natif de la Ville de Salins en Franche-Comté, qui depuis sa liberté s'est rendu Capucin dans sa patrie, ne manquoit pas de faire la priere le matin & le soir; Cét homme craignant Dieu, & imitant Tobie dans sa captivité, éxortoit ses freres à mener une vie innocente, & à se conformer à la volonté de Dieu, qui nous protegeoit visiblement dans ces lieux abandonnez, comme il avoit fait autrefois le Peuple d'Israel, en des Provinces voisines de celles où nous gemissions. Quatre Turcs gardoient le Camp, parce qu'il y avoit souvent des Chrestiens malades, & six battoient sans cesse la Campagne, pour prendre garde à la conduite des Captifs. On n'eût pas plûtost semé les grains qu'il fallut cueillir du Jonc, mais avant que de commencer, les Gardes nous deffendirent sous de grandes peines, de nous éloigner de nos Pavillons de plus de trois à quatre milles. Ce n'est pas qu'il ne soit presque impossible de s'enfüir; car du costé de la Mer d'où nous estions éloignez de vingt lieuës, si les Arabes trouvent des Captifs fugitifs, ils les ramenent à Tripoly, afin de recevoir trente Piastres que le Bacha donne de recompense; & le moindre châtiment que reçoit le Chrestien, est d'avoir le nez & les oreilles coupez, avec la bastonnade; Si quelque desesperé tente de s'enfüir par terre, les Arabes le tuent pour profiter de sa dépoüille; c'est ce qui est arrivé de mon temps à plusieurs, dont on n'a pû apprendre aucunes nouvelles.
Je me mis en la compagnie de deux François qui avoient des jambes aussi bonnes que les miennes pour cueillir ensemble le jonc, aprés avoir parcouru divers endroits pendant quelque temps, nous en trouvâmes en des lieux marécageux proche la petite Riviere de Mesrata, il y en avoit une si grande quantité, que nous en cueillîmes durant trois mois. La faim nous obligeoit de retourner au Camp à midy, chargez de six paquets de jonc, & autant le soir, qui estoit le travail journalier que nous avions à faire pour nous sauver de la bastonnade; plusieurs Captifs demeuroient souvent en chemin accablez de fatigue & de la pesanteur de leur fardeau. Pour moy aprés avoir guery quelques Arabes de maladies & de petites blessures, j'eus la liberté d'entrer dans leurs Tentes, où je me reposois & mangeois avec eux, en consideration des cures que j'avois faites, & qui me firent passer pour habille Chirurgien. Mais aprés avoir fait des guerisons corporelles, je tâchay d'en faire de spirituelles; & comme il n'est pas permis de disputer de la foy avec les Mahometans, je cherchay les occasions favorables pour baptiser les petits enfans en des maladies desesperées à l'insceu de leur famille; Cela me réüssit, & j'en baptisay quatre qui moururent aprés leur baptéme, je croy que c'est par leur intercession que j'ay obtenu de Dieu, la perseverance & la force de resister aux maux que je souffris dans ce malheureux voyage, où succomberent des personnes plus robustes que moy.
Je rencontray dans les Pavillons des Arabes, un Marabous appellé Isouf, âgé de soixante-dix ans, qui s'y estoit retiré depuis quelques années; Il parloit Latin, Espagnol, Turc, Arabe, & la langue Franque, qui est commune dans les Villes Maritimes à cause du commerce. Il me dit qu'il estoit fils d'un Tagarin, & né dans l'Andalousie, où l'inquisition avoit fait brûler son pere pour l'avoir reconnu Mahometan, que pour éviter un pareil suplice il s'estoit retiré en Afrique, que d'abord il s'estoit estably à Thunis, où les Turcs qui ne le croyoient pas veritable Musulman à cause qu'il estoit né en Espagne, l'avoient extrémement persecuté; & qu'estant sorty de Thunis pour aller à la Meque, il s'étoit au retour habitué dans ces deserts pour y exercer la fonction de Marabous. Il ajoûta que sa femme estoit morte, qu'elle luy avoit laissé deux filles, que la premiere estoit veuve d'un Renegat Italien qui avoit esté tué sur Mer en piratant, & que la derniere n'estoit âgée que de vingt ans. Isouf aprés quelques visites, eut tant de confiance en moy qu'il me les fit voir contre la coûtume du païs; Alima la plus jeune qui passoit pour la plus belle des Pavillons, avoit les mains & une partie du visage remplies de vermillon & de cicatrices à leur mode, ce qui la rendoit fort laide; elle ne fit point scrupule de lever son voile, quoy qu'il leur soit deffendu de se montrer aux Chrétiens, & comme elle parloit un peu la langue Franque, elle se fit un plaisir d'entretenir mon compagnon qui se railloit d'elle, pendant que son pere me faisoit part de ses avantures; Genty s'ennuyant en la compagnie d'Alima, me fit signe de m'aprocher pour finir leur entretien. Le Marabous ayant sceu que j'avois fait quelques operations dans le voisinage, me pria d'aller avec luy chez un de ses amis, qu'une Autruche avoit blessé à la cuisse lorsqu'il la poursuivoit à la chasse; ces animaux se sentant pressez sont si adroits, qu'ils lancent des pierres avec leurs ergots, d'une maniere qu'il n'y a point de fléche ny de balle de Mousquet qui aillent plus juste; Je gueris en peu de jours le malade de sa playe, ce qui me donna du credit parmy les Arabes, qui me convioient souvent à manger avec eux; mais les ragouts qu'ils me presentoient & que la faim me pressoit de manger, m'estoient peu agreables, parce qu'ils sont mal propres, & que le repas finy, les conviez se lavent les mains dans le mesme plat de bois où les viandes ont esté servies, & que le maistre en presente l'eau à boire à la compagnie qui l'estime une boisson delicieuse.
Au temps du carnaval le Marabous chercha l'occasion de me traiter chez luy, & pour en venir à bout plus facilement, il convia un de nos Gardes qui fut bien aise d'estre de la partie. L'Arabe que j'avois guery s'y rendit avec un de ses amis, de sorte que nous fûmes six à manger contre terre sur des peaux de Lion. On nous servit de la basine, du courcousou, un bacalaverd qui est un espece de tourte garnie de sauterelles, & un quartier d'Autruche roty. Sur la fin du repas nostre Garde s'ennuyant de ce que le Marabous nous parloit en un langage qui luy étoit inconnu, prit congé de la compagnie & alla rendre visite aux filles d'Isouf, lequel nous conjura de nous bien divertir; mais quel plaisir parmy des Barbares & en des lieux où nous endurions tout ce que l'esclavage à de plus sensible, outre que nous n'avions point de vin & que nous ne buvions que du sorbec fait avec du miel sauvage. Le Marabous pour témoigner la joye qu'il avoit de nous posseder, leva cent fois les yeux au Ciel, priant Dieu & son Prophete de nous donner la liberté; il avoüa qu'il avoit esté en sa jeunesse élevé dans un Convent à Seville, où sans doute il se seroit voüé, sans le suplice qu'on fit souffrir à son pere en cette Ville, qu'il avoit de la veneration pour la Religion Chrétienne, & qu'afin de ne point voir les miseres que les Captifs souffrent dans les Villes Maritimes, il s'estoit retiré dans ces deserts. Ayant esté lors averty que nostre Garde s'en estoit allé, il fit venir dans le Pavillon où nous estions ses deux filles, qui ce jour là s'estoient parées. Alima la plus jeune nous presenta son maramas, c'est à dire son mouchoir, plain de dattes & de sauterelles nouvellement cuittes, & nous assûra en langue Franque avoir eu grande envie depuis nostre arrivée de joüir de la conversation des Chrestiens, dont sa sœur luy avoit dit tous les biens imaginables. Pendant que ces deux Bohémiennes disoient la bonne avanture à mon compagnon, leur pere me prit en particulier pour me parler avec plus de liberté, il me rendit compte des Chévres, des Moutons, des Chameaux & des Dromadaires qui luy appartenoient, me fit voir son équipage & ses Pavillons, & aprés m'avoir assûré de son amitié & de l'estime qu'il avoit conceuë pour moy, il offrit de me racheter du Bacha, si je voulois luy promettre de prendre le Turban & d'épouser Alima sa fille. Je le remerciay de ses offres, & luy dis que rien au monde n'estoit capable de me faire commettre infidelité, & que j'esperois de retourner bien-tost en mon païs. Le discours d'Isouf m'obligea d'aller aussi-tost retrouver Genty, lequel jugeant à mon visage que j'avois du mécontentement, & se doutant du sujet de nostre entretien, ne pût s'empécher de faire des reproches à Isouf. Alima de son costé m'ayant joint, me dit que mes parens m'avoient abandonné ou bien qu'ils estoient dans l'impuissance de me racheter, qu'il ne tenoit qu'à moy de rompre mes fers, que je ne devois point douter de son amitié, ny refuser les offres de son pere; Je ne luy fis point d'autre réponse sinon qu'il se faisoit tard, & que nous estions obligez de nous retirer de bonne heure de peur d'estre maltraitez, & pris congé de son pere le remerciant de sa bonne chere, mais d'une façon à luy faire connoistre que j'estois mal satisfait de ses discours & de ceux de sa fille.
Les Turcs exemptent ordinairement les Captifs de travailler pendant les jours de Noël & de Pasques, afin qu'ils puissent celebrer ces festes en repos. Comme le travail nous avoit extrémement fatiguez, ils nous accorderent deux jours à Noël pour nous délasser, & nous firent present d'un vieux Chameau, qui ne pouvoit plus rendre de service. Deux jours devant la feste, quelques Captifs déroberent aux Arabes des Pavillons voisins, un Mouton & une Chévre, qu'ils cacherent dans le ventre du Chameau qu'on avoit preparé pour nous; Ces Infideles vinrent s'en plaindre & chercherent dans tous nos Pavillons, mais leurs plaintes & leurs recherches furent inutiles, & quoy qu'ils soient les plus grands voleurs du monde & qu'ils fassent profession de larcin, ils ne s'aviserent jamais de regarder dans le ventre du Chameau qui estoit le dépositaire du vol qu'on leur avoit fait. Les deux jours de repos qu'on donna aux Captifs leur firent oublier une partie de leurs miseres, les Catholiques s'efforcerent de celebrer la feste le mieux qu'ils pûrent, bien qu'ils fussent privez des Sacremens, & chaque Chrestien en particulier offrit à Dieu ses souffrances en satisfaction de ses pechez, le priant de luy accorder les graces necessaires pour souffrir avec patience les maux qui l'accabloient dans ces païs sauvages. Comme nous avions mangé de la viande le jour de la Nativité, nous tâchâmes d'avoir du poisson pour la feste des Rois qui arrivoit un Samedy, la veille aprés avoir arraché du jonc proche la Riviere de Mesrata, je m'occupay pendant quelque temps avec mes compagnons à pécher du poisson qui est rare dans cette Riviere, où nous ne pûmes prendre que des petites Anguilles & des Couleuvres, & faute d'armes nous manquâmes à prendre un Crocodille qui blessa un Esclave à la cuisse pour l'avoir poursuivy de trop prés. La fatigue que nous avions euë nous ayant obligé de nous reposer sur le rivage, nous apperceûmes deux Lions qui poursuivoient quatre Autruches leurs ennemis mortels, qui par bonheur ayant le vent favorable se sauverent. Il faut avoüer que dans cette rencontre Dieu nous marqua une protection singuliere, car ces bestes feroces & furieuses d'avoir manqué leur proye, s'arresterent quelque temps proche de nous & se retirerent sans nous avoir fait la moindre insulte. La même veille des Rois trois Captifs retournant de leur travail, dévaliserent un Arabe qui portoit la moitié d'un Crocodile qu'il avoit tué à la chasse, c'estoit la partie de la queuë laquelle pesoit quinze à vingt livres. Les Chrestiens ne furent pas plutost arrivez aux Tentes, qu'ils cacherent leur larcin sous les cendres, prés de la marmite qui boüilloit; L'Arabe vint faire du bruit au Camp, & demanda la restitution de sa chasse aux Turcs qui luy permirent de chercher par tout, mais ses plaintes & ses peines furent aussi inutiles qu'avoient esté celles de ses compatriotes. Le lendemain nous fîmes festin en poisson, nous avions des Couleuvres d'une grandeur prodigieuse, des Anguilles, des Leynods & la moitié du Crocodile, dont nous fîmes une compote qui fut trouvée excellente, il se peut faire que la faim nous la fit trouver meilleure qu'elle n'estoit.
La force de ma jeunesse & la resignation que j'avois aux ordres de la Providence m'avoient fait resister jusqu'alors à la peine du travail qui avoit déja mis plusieurs Captifs aux abois; Mais dans le mois de Mars où les chaleurs commencent à estre excessives dans les lieux où nous estions, je tombay malade avec vingt Captifs. Nous fûmes tous attaquez d'une douleur violente dans le costé & d'une fiévre maligne dont huit moururent en peu de jours, quelques uns furent gueris pour avoir souffert les operations des Arabes, qui appliquent des boutons de feu sur la partie douloureuse, les autres se rétablirent par le repos & je fus de ce nombre. Pendant ma convalescence qui estoit au temps du Ramadan que les Mahometans ne mangent que la nuit, le Marabous m'envoyoit tous les soirs quelque plat de sa table. Un jour il me vint visiter avec l'Arabe que j'avois guery de sa blessure, lequel m'apporta un quartier d'Autruche avec des Sauterelles par rareté: Parce que c'estoit au commencement du Printemps que ces petites bestes multiplient & cherchent des Campagnes fertiles, il y en a une si grande quantité que l'air en est remply, & qu'elles empeschent quelquefois de voir le Soleil, elles ravagent les Provinces entieres quand elles changent de climat, & malheur aux campagnes où elles s'abaissent, on est souvent obligé de mettre des gardes armez dans les plaines afin de s'opposer par le feu de leurs armes à ce qu'elles prennent terre, ou du moins il faut infecter l'air par une fumée empoisonnée. Les Arabes de la campagne en font si grand commerce dans les Villes Maritimes de la Barbarie qu'ils en profitent considerablement, & il est certain qu'elles sont estimées dans la nouveauté comme les petits poids verds à Paris; Les Barbares s'en nourrissent à la campagne plus de quatre mois l'année, & se font un plaisir d'en manger comme l'on fait en France des Cailles & des Ortolans. Le revenu des Sauterelles à Tripoly vaut mieux que celuy des Cailles aux Habitans de l'Isle de Capra dans le Royaume de Naples, où le principal revenu de l'Evesque consiste en ces Oyseaux qui tous les ans viennent prendre terre en cette Isle, & c'est pour cette raison qu'on l'appelle l'Evesque de la Caille. A peine le travail du jonc fut achevé qu'il fallut le charger sur des Chameaux qui le portoient sur le bord de la Mer où les Barques de Tripoly, venoient le prendre pour le conduire à la Ville. Nous fûmes occupez pendant vingt jours à ce travail en des terres incultes où nous n'avions d'autre compagnie que celle des Bestes feroces, qui nous donnerent souvent des attaques dont Dieu nous preserva. Nostre nourriture estoit un peu de Biscuit avec des Racines & des œufs d'Autruches que ces oiseaux abandonnoient dans les Sables & que le Soleil fait éclore sans leur secours. Ce travail ne fut pas plustost finy que nous commençâmes la Moisson. C'estoit un spectacle digne de pitié de voir des gens attenuez par de longues & continuelles fatigues moissonner durant une chaleur insuportable; quelle soif ne souffrîmes nous point! puisque plusieurs Arabes en moururent pour n'avoir pas voulu transgresser la loy de Mahomet qui leur deffend de manger & de boire le jour pendant leur Caresme. Nous ne laissions pas de nous consoler & de nous animer les uns & les autres dans l'esperance de quitter bien tost ces Deserts pour retourner à Tripoly, où la pesanteur de nos fers seroit moins fâcheuse. A mesure que l'on sioit les Bleds, les Animaux les fouloient aux pieds au milieu de la campagne afin de les transporter à la Ville avec la Paille qui sert de nourriture aux Bestes, n'y ayant point de Foin ny de Pasturage aux environs de Tripoly.
Le Marabous ayant sceu que nous devions bien-tost partir, vint me prier de l'aller visiter en son Pavillon pour la derniere fois; Je priay nos Gardes de m'en donner la permission, & je feignis qu'il y avoit quelque Arabe malade qui avoit besoin de moy. Aprés le travail du matin, je me rendis chez luy avec Genty, qui fut bien-aise d'avoir une occasion favorable pour dire adieu au Marabous, qu'il entretint durant la plus grande partie du repas, Ce Captif qui estoit extrémement zelé pour sa Religion, luy reprocha son égarement, & la vie miserable qu'il menoit dans ces deserts, il plaignit son sort, & le blâma d'avoir quitté l'Espagne, & l'avantage qu'il avoit d'embrasser une Religion dans laquelle il se seroit sanctifié. Encore qu'Isouf fut mécontent des remontrances de mon compagnon, il ne pût s'empécher à la fin du repas de me témoigner qu'il m'avoit exprés convié pour me faire les mesmes propositions qu'il m'avoit faites auparavant, que je devois estre persuadé de son amitié puisqu'il promettoit de procurer ma liberté, qu'estant abandonné de mes parens il m'estoit permis de changer de Religion pour me vanger d'eux, & que si je voulois épouser sa fille, il se retireroit à Tripoly avec tout son bien, où il me feroit avoir un employ considerable. Je luy representay que la peste ayant rompu le commerce avec les Chrestiens, ma liberté avoit esté seulement retardée, mais qu'il étoit témoin que j'avois toûjours eû confiance en Dieu, qui ne m'avoit point abandonné dans les disgraces qui m'estoient arrivées en ces deserts, & qu'il ne me conseilleroit pas de preferer la Barbarie au païs des Chrestiens, qu'il avoit quitté dans un âge où il ne connoissoit pas ce qui luy estoit avantageux, & que depuis il en avoit eu du regret. Durant nostre entretien j'entendis sa fille Alima supplier son Prophete d'exaucer ses vœux, & d'empécher mon départ; comme je craignois qu'elle ne vint verser des larmes dans le Pavillon où j'estois, je remerciay Isouf, & pris congé de luy. Avant que de partir Genty luy fit encore des reproches de son infidelité, & le pria pour la derniere fois de faire reflexion qu'il n'y avoit point de salut pour luy, s'il n'abjuroit le Mahometisme dont il connoissoit la fausseté. Le lendemain comme nous chargions les Chevaux pour partir, je vis arriver Isouf qui venoit exprés pour me dire adieu; ses discours me furent plus agreables que ceux du jour precédent; Il me demanda pardon du chagrin qu'il m'avoit causé, & me fit present d'un panier de dattes, de sauterelles, & de quelques pains d'orge pour m'ayder à traverser les lieux steriles où nous devions passer; Il m'embrassa cent fois, me souhaitant un heureux voyage & la liberté. Alors je le remerciay de tout mon cœur de tant de bontez qu'il avoit eu pour moy, & l'assuray que je n'oublierois jamais les services qu'il m'avoit rendus; En effet je serois un ingrat si j'en perdois la memoire, & j'ay souvent fait des vœux au Ciel pour la conversion de ce pauvre Marabous, qui étoit charitable & vivoit morallement bien. Sur les quatre heures aprés midy nous partîmes en presence des Arabes des Pavillons voisins, qui regreterent nostre départ, parce que nous les avions preservez des insultes de ceux qui ravageoient la campagne. C'est la coûtume de Barbarie de cheminer de nuit, afin de se reposer dans les grandes chaleurs du jour; Ce ne fut pas sans de grandes peines que nous arrivâmes à Tripoly en si mauvais équipage, que nous donnâmes mesme de la compassion aux Turcs. Heureusement pour nous le Bacha retournant de la Ville, nous vit proche du Chasteau, si maltraitez du voyage qu'il commanda de nous donner à chacun une chemise, un callesson de toille, une paire de souliers, & trente sols.
Les Captifs accoururent pour nous embrasser, & nous témoigner la joye qu'ils avoient de nostre retour. Ces malheureux compagnons de nostre esclavage voyant nos visages si défigurez, que nous ressemblions plûtost à des squelettes animées qu'à des hommes vivans, furent sensiblement touchez de nos miseres, & se consolerent de ce que leurs chaînes avoient esté moins pesantes que les nostres; Le souvenir des maux que nous avions endurez nous imposoit tellement silence, que semblables à Job, visité par ses amis, il nous fut impossible de proferer aucunes paroles, & de leur rendre raison de ce qu'ils nous demandoient, tant nostre douleur estoit violente. Il y a bien de la difference du séjour de Tripoly à celuy des lieux d'où nous venions. Les Captifs qui habitent dans la Ville, reçoivent de la consolation & de l'assistance de plusieurs Chrestiens lesquels y trafiquent, & les Marchands députent une personne qui visite les Navires passagers, & y queste des charitez pour le soulagement des malades; au lieu que les Captifs qui sont envoyez dans les deserts, n'ont point d'autre compagnie que celle des Arabes & des bestes, telles que produit l'Afrique. Nos freres aprés avoir travaillé le jour, ont une retraite paisible & assurée dans leurs cachots pour se reposer la nuit, & manger en repos si peu qu'on leur donne; au lieu que les autres aprés la fatigue du jour n'ont que des Serpens, des Lezards, & des Crocodiles pour nourriture, & sont obligez de combatre la nuit pour s'exempter de la gueule des Lions, qui nous donnerent plus de cent attaques dans nostre Camp, & nous tuerent plusieurs animaux. Enfin ceux de la Ville peuvent dans leurs afflictions se prosterner aux pieds des Autels, & implorer le secours du Pere de misericorde, qui protege visiblement tant d'infortunez qui souffrent pour sa gloire, au lieu que parmy les Barbares, il n'y a ny Autel ny Temple, tout y manquant hormis l'infidelité. Combien de fois accablé de travail & de chagrin, ay-je poussé des soupirs vers le Ciel, sur le bord de la petite Riviere de Mesrata, à l'exemple du Peuple Juif dans sa captivité sur les rivages de l'Eufrate, regretant sa chere patrie, & se voyant dans l'impuissance de chanter les Cantiques de Sion, dans une terre étrangere.