L'esprit de la révolution de 1789
The Project Gutenberg eBook of L'esprit de la révolution de 1789
Title: L'esprit de la révolution de 1789
Author: P.-L. Roederer
Release date: June 3, 2011 [eBook #36316]
Language: French
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THE FRENCH REVOLUTION
RESEARCH COLLECTIONLES ARCHIVES DE LA
REVOLUTION FRANÇAISEPERGAMON PRESS
Headington Hill Hall, Oxford OX3 0BW, UK
L'ESPRIT
DE
LA RÉVOLUTION
DE 1789.
IMPRIMERIE DE LACHEVARDIERE,
Rue du colombier, No 30.L'ESPRIT
DE
LA RÉVOLUTION
DE 1789
PAR P. L. RŒDERER.
PARIS,
CHEZ LES PRINCIPAUX LIBRAIRES.
1831.
AVERTISSEMENT.
L'ouvrage qui suit a été composé à la fin de 1815, après le second retour des Bourbons.
En 1828, M. le duc d'Orléans, aujourd'hui roi, ayant eu occasion de faire connaître à M. de Girardin et à moi la difficulté qu'il trouvait à réunir et à classer les actes de la révolution de 89 dont il s'était réservé d'enseigner l'histoire à ses fils, je me rappelai l'ouvrage que j'avais fait en 1815, et lui demandai la permission de le lui présenter comme un répertoire fidèle et complet des actes et des faits qu'il voulait rassembler. Il me l'accorda. Je fis mettre au net mon Esprit de la révolution, et en janvier 1829, M. de Schonen, député, le présenta de ma part à Son Altesse.
C'est la copie exacte de ce manuscrit que je donne aujourd'hui au public. Je me suis aperçu, en corrigeant les dernières épreuves, que j'avais jeté parmi les faits plusieurs discussions qui seraient aujourd'hui exubérantes, et que dans quelques autres j'avais pris des précautions et gardé des ménagemens qui maintenant ne seraient plus de saison.
A cette occasion je me suis rappelé les motifs qui ont influé sur ma manière d'écrire en 1815; ils se rapportent tous à un seul: c'est que j'avais conçu la folle idée de publier mon ouvrage sous la restauration, et de plaider la cause de la révolution devant la maison qui en menaçait non seulement tous les auteurs, mais encore tous les approbateurs, et tous les intéressés. Mes amis me détournèrent d'une publication qui aurait pu m'être funeste sans être d'aucun avantage pour personne. De là les choses et les formes aujourd'hui surannées peut-être, qui se rencontrent dans quelques parties.
J'aurais pu les corriger, mais je n'ai point voulu altérer la minute du manuscrit remis à M. le duc d'Orléans, étant bien aise que plusieurs choses qui me paraissent applicables à des circonstances et à des doctrines du temps présent, datent d'un temps antérieur, et qu'il soit certain qu'elles ont été écrites sans autre but et sans autre intérêt que celui de la justice, de la raison, et de la liberté.
Je me suis accusé devant M. le duc d'Orléans d'avoir donné à ce petit ouvrage un titre trop ambitieux. Je prie aussi le public de recevoir mon excuse, et de ne le prendre que comme un abrégé des principaux actes de la révolution. Quand je me suis permis de l'appeler l'Esprit de la révolution, j'avais sans doute perdu de vue les écrits d'Emmanuel Siéyès, qui ont si profondément et si généralement avivé cet esprit dans la nation.
Je parle 1o de l'Essai sur les priviléges;
2o Des instructions envoyées par M. le duc d'Orléans, pour les personnes chargées de sa procuration aux assemblées des bailliages, relatives aux états-généraux;
3o Des vues sur les moyens d'exécution dont les représentans de la France pourront disposer en 1789;
4o De l'écrit intitulé: qu'est-ce que le tiers-état?
Ces excellens écrits, qui eurent deux, trois et quatre éditions en moins d'un an, sont les premières et les plus éclatantes manifestations de l'Esprit de la révolution, ses premières expressions, le premier souffle de l'immortelle vie que la nation a reçue d'elle.
Ils seront pour la postérité un précieux monument de la grande transmutation qui s'est opérée en France à cette époque: ils feront revivre aux yeux des amis de l'humanité et des admirateurs du génie, le grand homme qui signala le retour de la liberté et de l'égalité, et dont l'existence est aujourd'hui ignorée dans l'enceinte de cette capitale; ils offriront à la reconnaissance des siècles éloignés, un nom qui de nos jours n'est pas prononcé entre ceux des importans qui marquent, par de si bruyantes prétentions, leur célébrité éphémère.
Dans ces derniers temps, deux histoires se sont partagé les lecteurs curieux de connaître les premiers mouvemens de la révolution de 1789: l'une est de M. Lacretelle, l'autre de M. Mignet. M. Lacretelle n'y a vu que l'or et l'ambition du duc d'Orléans[1]; M. Mignet y a vu le génie de Siéyès. Le premier connaissait à fond les aversions de la cour de France; le second a pressenti le jugement de la postérité: l'un né historiographe, l'autre né historien.
LETTRE
adressée
A Mgr LE DUC D'ORLÉANS
DANS LES PREMIERS JOURS DE JANVIER 1829,
EN LUI ENVOYANT LE MANUSCRIT DE
L'ESPRIT DE LA RÉVOLUTION.
Monseigneur,
Lorsque j'eus l'honneur de présenter à V. A. R. mon ouvrage concernant Louis XII et François Ier, vous daignâtes me parler des difficultés que vous rencontriez dans la recherche des actes essentiels de la révolution, dont vous vouliez instruire vous-même vos enfans. Je vous demandai la permission de mettre sous vos yeux, Monseigneur, un travail dans lequel je croyais les avoir complètement rassemblés; où ils étaient classés par ordre de matières, et pour chaque matière par ordre de dates. Vous voulûtes bien acquiescer à ma demande. Depuis ce moment j'ai essayé à plusieurs reprises de rendre cet ouvrage moins indigne de vous être offert; mais inutilement: l'âge du travail est passé pour moi. Je me borne donc à vous offrir, sous un titre trop ambitieux peut-être, l'assemblage des actes constitutifs de la révolution, depuis 1789 jusqu'à la mort de Louis XVI. Je les ai fait précéder d'un tableau où l'état ancien des hommes et des choses est fidèlement exposé, de sorte qu'il est facile de reconnaître avec précision les changemens qu'ont éprouvés les uns et les autres depuis 1789.
Cet ouvrage, Monseigneur, n'est point destiné à recevoir, au moins prochainement, la publicité. S'il pouvait à la suite être livré à l'impression, l'auteur n'oublierait pas que sa réprobation, quoiqu'il puisse à son gré l'appeler proscription ou ostracisme, puisqu'aucun jugement ne l'a précédée, lui interdit l'honneur d'offrir un hommage public au premier Prince du sang royal. Je prie Votre Altesse Royale d'agréer ce manuscrit, comme le tribut qu'un citoyen croit devoir au prince qui élève ses fils dans les intérêts de la patrie, et de permettre que le baron de Schonen, député, ait l'honneur de le remettre entre ses mains.
Je suis avec le plus profond respect,
Monseigneur,
De Votre Altesse Royale
Le très humble et très obéissant serviteur,
RŒDERER.L'ESPRIT
DE
LA RÉVOLUTION
DE 1789.
CHAPITRE PREMIER.
Des fausses notions répandues sur l'origine de la révolution, sur ses causes, et ses auteurs.—Aperçu des causes véritables, et de son esprit: son principal objet a été l'égalité de droits.—Ce que c'est que l'égalité de droits.—La révolution était faite dans les esprits avant de l'être par les lois, et dans les mœurs de la classe moyenne avant de l'être dans la nation; elle s'est faite lentement; elle est l'ouvrage de plusieurs siècles.
Pour bien faire concevoir la révolution de 89, il faut d'abord dire ce qu'elle n'est pas, et dégager les esprits des fausses notions qu'on en a données.
La révolution ne s'est pas faite un tel jour, à telle heure, en tel lieu, par telles personnes, par tel évènement du siècle passé.
Elle ne s'est faite ni à Versailles, ni à la Bastille, ni au Palais-Royal, ni à l'Hôtel-de-Ville, ni au Palais de Justice. Elle n'est l'ouvrage ni des parlemens, ni des notables, ni même de l'assemblée constituante.
L'éloquence de d'Épréménil dans le parlement, celle de Mirabeau dans l'assemblée constituante, l'épée de Lafayette, le génie de Siéyès, y ont coopéré puissamment; mais ces hommes illustres n'en sont pas les auteurs. Elle ne doit rien aux trésors du prince sur qui la maison royale voulut se venger du peuple, sur qui le peuple acheva de se venger de la maison royale, et sur qui s'est encore acharné naguère un prétendu historien de l'assemblée constituante.
La révolution procède de causes antérieures au 4 août qui vit l'abolition des priviléges, au 14 juillet qui vit le renversement de la Bastille, à la convocation des états-généraux, à l'assemblée des notables, au déficit des finances, aux exils du parlement en 1788, à la Cour plénière du même temps, à la dissolution des cours souveraines en 1771, à l'abolition de l'étiquette à la cour, à la fameuse affaire du collier de la reine, aux scandales qui ont marqué la moitié du long règne de Louis XV, à ceux de la régence: toutes causes assignées à la révolution par ces écrivains qui ne remontent pas plus loin que la veille pour expliquer les évènemens du jour et ne voient qu'un changement de cour, ou tout au plus de dynastie, dans le changement d'une grande nation.
Quand la révolution s'est déclarée, la nation n'entrait dans aucune ambition particulière; elle agissait pour elle seule. Misérables idées que celles d'une faction travaillant au renversement du monarque, pour mettre un ambitieux à sa place! Dans le seizième siècle, le duc de Guise, le prince de Condé, étaient de grands factieux, les plus grands qu'on puisse supposer dans l'ancienne monarchie française: remarquez comment leurs factions se signalaient. C'était par de petites armées, presque entièrement composées d'étrangers, qu'ils promenaient dans quelques provinces où ils finissaient leurs querelles par des combats dont le sang des reîtres, des lansquenets, des Suisses, des Espagnols faisait les frais. Mesurez ces factions et leurs œuvres à la révolution française, et voyez leur disproportion. Quelle tête aurait gouverné tant de millions d'autres têtes? quel trésor fabuleux aurait suffi à payer tant de millions de bras? quel chef aurait dirigé, accordé ces immenses mouvemens qui ont agité la France de Lille à Bayonne, de Brest à Strasbourg? Et comment concevoir des chefs à cette révolution quand on se rappelle l'abaissement profond où elle a tenu devant elle, l'abîme où elle a précipité sans préférence et sans distinction ses partisans et ses détracteurs? Et quel but pour une nation de vingt-cinq millions d'hommes, quel déplorable but pour un tel déploiement de forces et de volontés, que de détrôner un roi et de mettre à sa place un factieux! Non, ce n'est pas pour de si faibles intérêts que la révolution s'est déclarée en 89. Ce n'était pas même pour abolir la royauté. Personne alors ne songeait à la république. La France n'était pas absolument libre, mais elle n'était pas non plus dans la servitude, et dans aucun temps de son existence elle n'en a éprouvé la souillure. Les tentatives du gouvernement pour étendre son pouvoir n'étaient pas de ces violences inouïes qui fondent sur des peuples en pleine liberté, et ne cèdent qu'à leur révolte.
La révolution était faite dans tous les esprits et dans les mœurs avant de l'être par les lois; elle existait dans les relations de société polie, avant d'être réalisée dans les intérêts matériels et communs. Elle était établie dans cette classe moyenne qui tient aux deux extrêmes de la société générale, qui sent, qui pense, qui lit, converse, réfléchit; dans cette classe où s'entendent toutes les plaintes, où se remarquent toutes les souffrances des classes inférieures, et où l'on n'y est point insensible; dans cette classe qui, d'un autre côté, est à portée de connaître les grands, comme le peuple, qui les a attirés à elle par sa richesse, les a rapprochés d'elle par des alliances, a fléchi leur orgueil par les charmes d'une société où se réunissent l'opulence et l'esprit, l'esprit si rare et si captif à la cour! et qui pourtant n'a jamais cessé de craindre cet orgueil dont la pointe aiguë perçait toujours, l'effleurait souvent, et ne lui permettait qu'une familiarité inquiète et sans abandon. C'est l'opinion de cette classe mitoyenne qui a donné le signal aux classes inférieures; c'est la révolte de l'opinion qui a fait éclater l'insurrection des souffrances, et c'est la souffrance de l'amour-propre qui a fait éclater celle des intérêts réels. La révolution a conservé dans tout son cours l'empreinte de son origine, elle a constamment suivi la direction imprimée par sa primitive impulsion.
Quel a été donc son esprit, son caractère? Dire que ç'a été l'amour de la liberté, de la propriété, de l'égalité, c'est confondre plusieurs idées fort distinctes. Entre ces trois affections, il en est une qui a décidé le premier éclat de la révolution, a excité ses plus violens efforts, obtenu ses plus importans succès, assuré le succès des deux autres: c'est l'amour de l'égalité.
Bien que la propriété, la liberté, l'égalité, soient inséparables, et se garantissent réciproquement contre les attaques violentes, elles peuvent néanmoins être fort inégalement affectionnées par les nations, y être fort inégalement partagées, y avoir une existence plus ou moins parfaite, et elles se prêtent à cette inégalité. Entre la liberté domestique et civile, et le plus haut degré de la liberté politique, entre la propriété à titre onéreux et celle qui jouit sans limites et sans partage, entre l'égalité de droit et l'égalité de fait, et les supériorités réelles et d'opinion auxquelles l'égalité de droits autorise à prétendre[2], il y a de grands intervalles. Les nations, suivant leur prédilection, ou pour l'égalité, ou pour la liberté, ou pour la propriété, peuvent faire plus ou moins pour chacune d'elles, en favoriser deux aux dépens de la troisième, en favoriser une aux dépens des deux autres. Les peuples essentiellement jaloux de la liberté, limiteront l'égalité de manière à prévenir et les supériorités d'institution et les supériorités morales ou d'opinion; là, l'ostracisme réduira l'égalité de droits à l'égalité de fait avec les classes communes. Les peuples plus portés à l'émulation des supériorités morales et politiques, que soigneux de la liberté et de la propriété, risqueront un peu de l'une et de l'autre, pour avoir de grands hommes et faire de grandes choses. La propriété pourra être ménagée chez d'autres peuples, au préjudice de l'égalité de droits, peut-être même au désavantage de la liberté, ou être soumise à de grands sacrifices.
Je ne sais si ce que je vais dire sera regardé comme un hommage à la nation française, ou comme une dépréciation de son caractère; mais la vérité, ou ce que je crois être la vérité, m'importe avant tout: je pense donc que le Français est plus jaloux de l'égalité que de la liberté et de la propriété; de l'égalité de droits qui permet d'aspirer à tout ce que la société peut accorder de distinction au mérite, qu'à l'égalité de fait qui ne réserverait rien de particulier aux esprits et aux caractères nés supérieurs; qu'il s'occupe plus volontiers des chances d'élévation que des dangers de sujétion; qu'il est possible de lui faire illusion sur un peu de dépendance par beaucoup de distinctions; que l'amour des distinctions est un des traits caractéristiques du Français, et tient à sa passion dominante, qui est l'amour des femmes: passion toujours heureuse, quand la gloire l'accompagne; que c'est surtout le caractère de la jeunesse; que ceux d'entre les jeunes Français qui appellent la démocratie, se méprennent sur leurs motifs et sur leur ambition intime; qu'ils croient suffisant pour eux que personne ne soit au-dessus d'eux, tandis qu'ils veulent pouvoir s'élever au-dessus des autres; qu'ils demandent non une carrière sans obstacles, où les vertus communes puissent arriver à un but commun, mais une carrière ouverte à l'émulation de tous les talens pour atteindre à toutes les supériorités.
Si l'esprit de liberté donne plus de force à une nation, et lui assure un bonheur plus solide, l'émulation de supériorité qu'inspire l'égalité de droits, lui donne plus d'éclat et n'est pas pour elle une vaine parure: elle est féconde en grands caractères et en grands génies. Cette émulation développe les germes de grandeur dont la nature a doué quelques individus, et sert à montrer jusqu'où peuvent s'élever la capacité et la dignité humaines.
Le premier motif de la révolution n'a pas été d'affranchir les terres et les personnes de toute servitude et l'industrie de toute entrave; ce n'a été ni l'intérêt de la propriété ni celui de la liberté. Ç'a été l'impatience des inégalités de droits existantes alors, ç'a été la passion de l'égalité. Il ne s'agissait point de l'égalité de fait, qui eût été la subversion de la société. Pour les hommes qui se sentaient appelés à de grandes choses, pour la jeunesse pressée du besoin de développer une grande surabondance de force, qui regardait comme un droit inaliénable et comme un devoir de mettre en pleine valeur les dons de la nature, il fallait l'égalité de droits qui ouvrait la carrière à l'ambition de toutes les supériorités morales et politiques, des premières magistratures, des plus hautes dignités civiles et militaires de toutes les distinctions que l'état social peut offrir aux talens, aux vertus, aux services d'un ordre éminent. La passion de l'égalité n'a pas borné ses prétentions à pénétrer dans les rangs jusque là réservés à la naissance, elle a voulu le pouvoir de s'en marquer au-delà; elle ne s'est pas bornée à égaler les patriciens, elle a voulu que rien ne l'empêchât de les surpasser; elle n'a pas aboli la noblesse, elle a substitué à l'hérédité de ses priviléges, l'antique, l'éminente noblesse du mérite; elle a voulu que les descendans sans gloire d'illustres ancêtres vinssent après les hommes qui seront d'illustres ancêtres pour leurs descendans, et les illustrations héritées loin en arrière des illustrations acquises.
Ce que la nation a fait en 89 pour la liberté et la propriété n'a été qu'une conséquence et un accessoire de ce qu'elle a fait pour acquérir l'égalité de droits. Elle a moins regardé les avantages qui peuvent se soumettre au calcul, que servi les délicatesses de l'amour-propre. La révolution a moins été l'amélioration des fortunes et l'accroissement de la sûreté individuelle, que le triomphe de l'orgueil national. Aujourd'hui, comme dans le principe, elle est moins chère aux Français, comme utile, que comme honorable. Les dernières conditions, celles à qui l'intérêt de la propriété était le plus cher, celles-là même n'ont pas été insensibles au triomphe de l'égalité. Les servitudes de la propriété rurale, les entraves de l'industrie dans les villes, ont été secouées par le peuple, moins comme onéreuses que comme injurieuses; et il n'est villageois si grossier qui ne se soit plus réjoui d'en voir finir l'humiliation, que d'en retirer les profits. L'importance que l'opinion a donnée dans la suite aux divers résultats de la révolution a été en raison inverse de leur utilité. On a mis plus de prix à l'abolition de la milice, dont les nobles étaient exempts, quoiqu'elle fût remplacée par la conscription qui n'épargnait personne, qu'à celle des droits onéreux de la féodalité; et à l'abolition de l'exclusif attribué aux nobles pour les grands emplois publics, qu'à l'exemption de la dîme. L'enthousiasme avec lequel la nation a reçu plus tard l'institution de la Légion-d'Honneur a bien montré à quel point l'amour des distinctions est inhérent au caractère français: et pour le dire en passant, cette passion caractéristique, jointe au besoin d'affectionner les hommes qui servent ou honorent leur pays, font de notre nation le peuple le plus antipathique de la terre avec la démocratie. C'est la passion des Français pour l'égalité de droits et pour les distinctions qu'elle assure au mérite, qui, joints aux affreux souvenirs de l'anarchie, a rendu les Français si accommodans sur leur liberté avec Napoléon. Cet homme extraordinaire avait bien saisi leur caractère. Pendant toute la durée de son règne, il n'a cessé d'élever les talens, les vertus et les services qui se sont signalés dans les derniers rangs de la société, aux premières dignités de l'état; courtisan de l'égalité, il a pu, sans obstacle, non détruire, mais affaiblir sensiblement la liberté[3].
La révolution morale qui a précédé l'éclat de 89, s'est opérée lentement. Plusieurs générations, plusieurs siècles ont vu sa naissance et ses progrès. Aussi, lorsqu'elle se déclara, la population du royaume tout entière y concourut; les hommes et la terre en ont aussitôt éprouvé les effets; elle s'est identifiée avec le sol et l'habitant. Comme je l'ai dit ailleurs, elle est aujourd'hui en sève dans tout ce qui végète, dans le sang de tout ce qui respire.
Sa marche, depuis 89, n'a pas été exempte d'irrégularités; elle a eu ses colères, ses emportemens, ses écarts. Attaquée dans ses principes, il fallait qu'elle se déclarât. Commencée, il fallut qu'elle s'achevât. Contrariée, elle s'irrita. Irritée, elle n'épargna rien. Elle compromit ses agens, ses défenseurs; elle poussa les uns aux excès par l'enthousiasme, les autres par la menace; elle tira de leurs violences volontaires ou forcées une nouvelle sûreté des engagemens qu'ils avaient pris avec elle; elle fit du crime même dont elle était l'occasion, un intérêt qui lia à sa défense; elle ajouta à l'intérêt propre de la révolution l'intérêt particulier des révolutionnaires: la propriété, la vie, l'honneur, tout fut lié à sa stabilité.
La révolution fut le produit indestructible de l'accroissement de la civilisation, qui résultait lui-même de l'accroissement simultané des richesses et des lumières. L'idée de cette origine n'est pas nouvelle: beaucoup l'ont aperçue, je le sais: mais je voudrais la mettre clairement à découvert aux yeux de tous.
CHAPITRE II
Comment la révolution s'est opérée dans les idées et dans les mœurs.—Elle est le produit de l'accroissement des richesses et de l'accroissement des lumières.—Développement.
Le gouvernement féodal avait donné aux seigneurs le territoire, et avait imposé au peuple le travail.
Les seigneurs se rendirent redoutables aux rois. Les rois, toujours moins patiens que les peuples, opposèrent des communes aux seigneurs.
Les communes établies, les rois dépouillèrent les seigneurs des prérogatives qui faisaient ombrage au pouvoir monarchique.
La puissance seigneuriale ayant été affaiblie et par cela même adoucie, les communes s'évertuèrent. Par le travail et l'industrie, elles augmentèrent leurs capitaux. A côté de la propriété foncière s'éleva la propriété des capitaux mobiliers.
La valeur de ces capitaux surpassa bientôt celle des terres. S'accroissant chaque jour par l'industrie et le travail, comme l'industrie et le travail par les capitaux, bientôt ils refluèrent des villes dans les campagnes, des ateliers des arts et des entreprises du négoce, dans les exploitations rurales, et donnèrent un immense développement à la production territoriale. La seigneurie n'est point ouvrière: les seigneurs ravageaient quelquefois les terres; ils ne les cultivaient point. Le travail, l'industrie, les capitaux étant le patrimoine du bourgeois, du vilain, les bourgeois, les vilains acquirent des terres, en prirent à bail, à cens. Ils se chargèrent ainsi de la fructification d'une grande partie du territoire. Défrichemens, dessèchement, arrosemens, amendemens, grande culture, ils firent tout ce qui peut donner un plein essor à la force productive de la terre.
Ainsi la propriété mobilière se répandit partout, s'associa à tout; fit fleurir les arts, le négoce, la propriété foncière. Bientôt elle marcha de pair avec celle-ci; les biens-fonds s'échangèrent avec les fonds d'industrie, comme leurs produits s'échangeaient au marché. Les capitaux devinrent l'unité à laquelle se mesurèrent tous les genres de biens. Ce qu'on appela la valeur des terres fut désigné par le capital qui en était le prix en cas de vente. La rente ou l'intérêt des capitaux se balança dans tous les genres de placemens.
Alors, les bourgeois, premiers possesseurs des capitaux, comme les seigneurs avaient été les premiers possesseurs des terres, eurent en leur puissance la plus grande masse de la richesse nationale. Seuls propriétaires de tous les genres d'industrie, ils se placèrent aussi dans les rangs des propriétaires territoriaux. Alors les fortunes plébéiennes se classèrent comme celles des seigneurs, en petites fortunes, en fortunes médiocres, en grandes, en immenses fortunes. La richesse, l'opulence, le luxe, l'ostentation, les commodités de la vie devinrent communes à la roture et à la noblesse; hôtels, châteaux, ameublemens, voitures, chevaux, valets, vêtemens, tout ce qui annonce la richesse, devint une jouissance des simples particuliers comme des grands de l'État. Des seigneurs devinrent vassaux, sujets même de plébéiens enrichis. C'est ainsi que le travail, après avoir délivré de la servitude, donna même la domination et la seigneurie à la classe des prétendus serfs, sur une foule d'anciens seigneurs.
La découverte de l'Amérique et la navigation ajoutèrent un immense développement à la prospérité du tiers-état dans le seizième siècle.
Pendant que les fortunes plébéiennes se multipliaient, s'élevaient et commençaient à rivaliser avec les fortunes féodales, la puissance des seigneurs se détruisait, et leur fortune n'augmentait pas. Ils perdaient le droit de lever des troupes, le droit de juger leurs vassaux sans appel, le droit de n'être eux-mêmes jugés par personne. Attirés près du prince, ils devenaient courtisans et n'avaient plus de cour.
L'indolence nobiliaire succédant aux occupations féodales, le mépris du travail, des arts, de l'économie demeurant à la noblesse comme seules marques de grandeur, tandis que l'activité du commun état portait la fécondité dans toutes les entreprises rurales, manufacturières et commerciales, et que son économie accumulait de continuelles épargnes, il fallut que la grandeur seigneuriale s'abaissât à mesure que la roture s'élevait autour d'elle; et que leur condition s'approchât du niveau. Telle était à la fin du seizième siècle leur situation respective. C'était le résultat de l'accroissement des richesses.
Observons maintenant la marche des lumières depuis le onzième siècle.
Ce que la richesse donne de plus précieux aux hommes, c'est du temps, c'est du loisir. Si ce qu'on appelle la vie est le développement et l'exercice de nos facultés, l'homme que sort aisance exempte des soins journaliers de sa subsistance et de son bien-être physique a cent fois plus de temps à vivre que l'homme dénué de toute propriété.
Le développement des qualités intellectuelles fut très inégal entre les classes privilégiées et celles du commun état. Les opérations que le commerce et les arts exigent, sont déjà un exercice pour l'esprit; les voyages qu'ils supposent font passer sous les yeux une foule d'objets d'utile comparaison. Enfin la richesse étant le produit de l'industrie, la conserver, l'accroître, en faire un sage emploi, pourvoir à toutes les jouissances dont elle avait fait naître le besoin, inventer, perfectionner, produire, tout cela devint le partage de la partie industrieuse du tiers-état. Les seigneurs adonnés dans leur jeunesse aux exercices du corps, étrangers à toute société autre que celle des châteaux, jetés plus tard dans les sujétions de la cour, dans ses dissipations, ou dans les emportemens de la guerre, n'eurent jamais que des raisons de mépriser la culture de leur esprit et craignirent par-dessus tout de le charger de savoir. Le tiers-état fut donc le premier et presque seul appelé à l'instruction.
Après avoir atteint à la hauteur du patriciat par l'accroissement des fortunes, il le surpassa bientôt par le développement des esprits.
Le développement des esprits et l'accroissement des capitaux dans une partie du tiers-état, lui procurèrent une grande importance. Il fut seul capable de pourvoir à tous les besoins de la société; de lui faire connaître et goûter de nobles plaisirs. Seul il put serrer le lien social par les communications de l'esprit et par la force morale d'une opinion publique qui s'étendît à toutes les actions et à toutes les personnes.
Le culte, la justice, l'administration, l'instruction publique, la direction des affaires particulières et celle des intérêts domestiques, enfin les secours que demande la conservation individuelle, dans les maladies, dans les infirmités, aux âges extrêmes de la vie, en un mot tous les services publics et privés trouvèrent dans le commun état exclusivement des hommes propres à les remplir.
Créer et répandre des plaisirs nouveaux ne fut pas moins le mérite du commun état que celui de satisfaire à tous les besoins. Entre les jouissances dont les loisirs de la richesse rendent avide, il faut placer en première ligne les plaisirs de l'esprit et de l'imagination. Il n'en est pas de plus variés, de plus doux, de plus nobles, qui se renouvellent plus souvent, qui laissent moins de regrets, nui portent des fruits plus utiles, plus agréables. Les beaux-arts, la peinture, la sculpture, la musique, la poésie, tous les genres de littérature et particulièrement le théâtre, charmèrent et captivèrent tous les esprits capables de quelque élévation et de quelque délicatesse: ce fut dans le tiers-état que se trouvèrent les hommes à qui la nation eut l'obligation de les connaître; ce furent des hommes du tiers-état qui acquirent les droits que donnaient les beaux-arts, à l'admiration et à la reconnaissance générales. L'imprimerie inventée dans le quinzième siècle[4] faisait partie du patrimoine du tiers-état: dans le seizième siècle, elle fit sortir de la poussière des vieilles archives, les trésors de la littérature ancienne, et elle publia les nouvelles œuvres qui devaient composer la littérature moderne. Aucun âge, aucun pays ne vit une littérature aussi complète, aussi brillante, aussi aimable, ajoutons aussi imposante et aussi forte que le fut en France celle du dix-septième siècle; aucun âge, aucun peuple, ne réunit les jouissances de l'esprit et de l'imagination au même degré, ne les vit répandues aussi généralement, mêlées au même point à toutes les communications sociales, mariées, comme chez nous, à toutes les conversations, à toutes les fêtes: aussi ne vit-on jamais autant de reconnaissance et d'admiration soumettre un si grand nombre d'hommes à l'empire des talens.
Les développemens de l'esprit, dans le dix-septième siècle, en amenèrent de nouveaux dans le siècle suivant. Au règne de la littérature succéda ou plutôt s'associa celui de la philosophie et des sciences. Dans le dix-huitième siècle, l'observation, le raisonnement, l'imagination, toutes les facultés de l'esprit se fortifièrent, se fécondèrent l'une par l'autre. Les sciences exactes, les sciences morales et politiques, l'art de parler et d'écrire, s'unirent, s'embrassèrent et s'étendirent par leur union. Les savans, les philosophes, les poètes, les grands écrivains formèrent une classe à part dans la société; le dix-huitième siècle vit tout-à-coup s'élever du sein du commun état, et à côté de l'ancienne noblesse de France, une noblesse nouvelle, qu'on pourrait appeler la noblesse du genre humain. Ceux qui la composaient se montrèrent aussi avec la dignité d'un antique patriciat, entés sur d'anciennes et d'illustres souches; ayant poux aïeux la longue suite des hommes de génie qui s'étaient succédé pendant des siècles dans un des nombreux domaines de l'esprit. Chacun d'eux s'était approprié ce que tous ses prédécesseurs y avaient successivement ajouté de leur savoir et de leur propre fonds; s'y était établi comme par droit de primogéniture, en produisant pour titres les œuvres de son propre génie, qui avait agrandi et devait agrandir encore le domaine dont il avait pris possession[5]. Ces hommes firent, si on peut le dire, une classe nouvelle de grands seigneurs, avec laquelle tous les autres, même des têtes couronnées, s'honorèrent d'entrer en relation[6]. Ainsi les savans illustres, les grands écrivains contribuèrent à l'élévation du tiers-état, non seulement par de continuelles effusions de lumières et de sentimens, mais encore par le rang qu'ils prirent dans la société, par le nouveau genre de distinction qu'ils imprimèrent aux hommes de cour qui entrèrent en communication avec eux, par l'appui qu'ils donnèrent contre la puissance arbitraire, aux conditions inférieures de la société.
Les lettres créèrent l'autorité de l'opinion publique, en recueillant, en conférant, en épurant les opinions particulières, en les éclairant de leurs propres clartés, en fortifiant, en autorisant par la force du raisonnement et la beauté des tours et de l'expression celles qui avaient pour elles l'assentiment le plus général.
L'opinion publique établie, elle marqua les personnes et les choses de son approbation, ou de son blâme et de son mépris. Par elles, les grands hommes furent célèbres, les hommes méprisables honteusement fameux. Elle dit: Je veux que la gloire soit, et elle fut; qu'elle rayonne, et elle rayonna. Je veux que l'infamie reçoive une évidente et éternelle flétrissure, et l'opprobre exista. Les âmes et les esprits vulgaires continuèrent à se perdre dans le néant.
Dès que la gloire eut jeté ses premiers rayons, les rois tombèrent dans la dépendance de l'opinion. Ils se trouvèrent entre les facilités que donne la gloire pour gouverner et les obstacles qu'oppose le mépris public à l'exercice du pouvoir. La gloire du prince partout présente, toujours agissante sur les esprits, le dispense de dureté dans le commandement, et lui assure l'obéissance sans contrainte. Dans le mépris au contraire, il n'obtient par la violence, moyen toujours critique, qu'une obéissance toujours menaçante.
A la renaissance de la poésie en France, nos rois s'empressèrent de provoquer, de solliciter, d'acheter ses hommages. Ce que Théocrite avait dit[7], ce qu'Horace avait répété[8] sur le pouvoir des poètes, Charles IX daigna le dire à Ronsard[9], et Louis XIV se plut à l'entendre redire par Boileau[10]. Nos princes, croyant la louange des poètes plus facile à obtenir que l'estime des peuples, se laissèrent aller à une déplorable méprise. Parce que dans les temps anciens, les chants poétiques avaient eu seuls le pouvoir de perpétuer la mémoire des héros, les princes en conclurent que c'était une propriété des vers de traduire en héros, jusqu'à la dernière postérité, des personnages indignes de ses regards. Ils se persuadèrent que la louange pompeuse et cadencée suffisait pour assurer une gloire immortelle à celui qui en était l'objet. L'opinion publique les eut bientôt détrompés. Ils apprirent d'elle que les éloges qu'elle désavoue ne peuvent servir qu'à ajouter le déshonneur du poète à l'indignité du héros. Les poètes eux-mêmes reconnurent les limites de leur pouvoir et la suprême autorité de l'opinion.
Boileau chanta Louis XIV dans sa gloire, et la voix publique répéta des chants qu'elle avait provoqués. La vieillesse du monarque ternit l'éclat de sa jeunesse et la gloire de sa maturité; alors la nation se tut, Boileau cessa d'écrire, et le monarque put apprendre par le silence du peuple et par celui du poète qu'il avait perdu tout ensemble le respect et l'affection des Français.
Dans les heureux commencemens du règne de Louis XV, la poésie et l'éloquence lui offrirent leurs tributs; mais la philosophie naissante pesa avec sévérité les droits du prince à la louange. Bientôt la critique fut mêlée à l'éloge. Plus tard, on se fit un honneur de la présenter nue; plus tard encore, la louange devint honteuse, et la censure devint l'habitude générale. La chaire, le barreau, le théâtre, les parlemens s'y livrèrent à peu près sans retenue. Partout où il y avait une souffrance, elle jetait les hauts cris: la presse portait les plaintes d'une extrémité de la France à l'autre, et rapportait aussitôt la promesse de la vengeance. Elle recueillait et registrait ces plaintes et ces promesses; elle rappelait aussi les griefs des temps les plus reculés, et par elle la voix des siècles passés semblait recommander leur injure au temps présent déjà trop disposé à venger la sienne.
Le gouvernement de Louis XV, à force d'impôts, avait fait réfléchir sur la propriété, sur les priviléges, sur la reproduction des richesses, sur les causes qui la contrariaient. A force d'emprunts et de banqueroutes, le pouvoir avait fait réfléchir sur la foi publique et sur les garanties que la foi publique demandait contre l'arbitraire. Alors l'esprit philosophique embrassa la cause nationale; elle devint l'occupation des écrivains; l'économie sociale, l'économie publique, en un mot, le publicisme, si l'on peut se servir de ce mot, tourna en passion générale. Le tiers-état avait commencé par se racheter de l'oppression; bientôt il était parvenu à se faire considérer par ses services; enfin par ses écrits il se fit craindre et respecter.
La royauté et le gouvernement s'étonnèrent en vain de voir la morale, la justice, l'humanité, aidées de l'éloquence, s'ingérer dans le domaine du pouvoir avec la prétention d'y tout régler. Il fallut se résoudre à les entendre.
La religion avait prêché dans tous les temps, mais en général et vaguement, contre la dureté des grands et des riches, et elle leur recommandait la charité. La morale publique fit mieux, elle attaqua de front, et en bataille rangée, les ennemis du pauvre, le fisc, les privilégiés; les saisit corps à corps, châtia leur insolence et leur avarice. L'éloquence aidait la morale et lui donnait un irrésistible ascendant. La morale, aidée de l'éloquence, ne se borna pas à protéger la pauvreté; elle la releva de son abaissement, elle fit valoir ses vertus, elle ennoblit ses souffrances en en montrant le principe dans l'existence des priviléges, elle intéressa à ses maux en en montrant l'étendue. Les vérités qui étaient confuses, elle les démêla; obscures, elle les éclaircit; celles qui étaient claires, elle les rendit évidentes, pathétiques, effrayantes. Chacun alors put défendre les intérêts du peuple; il devint facile autant qu'honorable aux talens du second ordre de se vouer à cette protection. Dans toute l'étendue de la France, chacun put se défendre soi-même. L'éloquence avait mis dans toutes les mains les armes que lui avait fournies la justice; elle les avait trempées et aiguisées pour en armer le malheur. Dans l'essor oratoire que prenait l'esprit national vers le milieu du dix-huitième siècle, dans l'émulation patriotique dont il était échauffé, toutes les abstractions de la politique et de la morale s'animèrent. D'un côté, la liberté, la propriété, l'égalité; de l'autre, l'arbitraire, l'oppression, le despotisme, la tyrannie. Tout fut personnifié, tout prit un corps, une attitude; tout fut armé, se mit en présence, en action. Une nouvelle mythologie, de nouvelles divinités s'élevèrent, les unes malfaisantes, les autres tutélaires. Le parti populaire reconnut un nouveau culte, une nouvelle religion, qui eut à la suite, comme les autres, son égarement, son fanatisme et ses fureurs.
Tel était l'état des esprits vers la fin du dix-huitième siècle, plusieurs années avant 89. L'enthousiasme national gagna jusque dans les premiers rangs de la cour: des grands s'honorèrent de le partager; d'autres jugèrent prudent de le feindre. L'égalité, la familiarité s'établirent dans les relations habituelles de société, entre la ville et une grande partie de la cour; entre les grands, les gens du monde, les magistrats, les publicistes. L'égalité passa des opinions dans les mœurs, dans les habitudes générales. Des grands faisaient leur cour à Paris plus assidûment qu'à Versailles. Ils venaient semer parmi les magistrats et les écrivains politiques, parmi les gens du monde et les femmes même, des griefs contre les ministres, contre les princes, contre la reine, et recueillaient des scandales, des épigrammes, des satires, des remontrances qu'ils allaient ensuite distribuer à Versailles. On peut dire qu'alors la révolution était faite dans les esprits et dans les mœurs. L'égalité était si bien établie dans les mœurs, et les jouissances d'amour-propre sont si vives pour les Français, que peut-être on eût encore souffert long-temps le poids des charges publiques, si leur aggravation n'eût fait ressortir les priviléges qui en exemptaient; et l'on se fût peut-être dissimulé l'exclusion d'une multitude d'emplois publics prononcée contre la roture, si l'indigence du trésor n'eût obligé la cour à convoquer des états-généraux où les inégalités allaient être marquées de nouveau avec une grande solennité. Il semblait avant cela que les classes élevées du tiers-état craignissent, en demandant l'égalité, de faire remarquer qu'elle n'existait pas pour elles.
CHAPITRE III.
De la révolution politique.—Ses caractères.—Sa marche.
Nous venons de voir comment la révolution s'est opérée dans l'ordre moral. Voyons rapidement comment elle a eu lieu dans le système politique.
La révolution a commencé dans le onzième siècle, au premier coup de tocsin qui fut sonné dans les villes et bourgs, par les hommes libres, lorsqu'ils se soulevèrent contre les vexations des seigneurs; ils s'armèrent alors, se confédérèrent tumultuairement, se jurèrent une assistance mutuelle contre la tyrannie, déclarèrent leurs franchises, leurs droits et leurs obligations sous le titre et la forme de coutumes, s'élirent des magistrats garans de leurs conventions, se donnèrent une maison commune pour se réunir, une cloche pour se convoquer, un beffroi pour renfermer leur cloche et leurs armes; ils élevèrent des murailles autour de la cité, y bâtirent des forts et se résolurent à soutenir désormais leurs droits par les armes[11]. Tel est le premier acte de la révolution qui a rétabli dans la plénitude de ses droits la partie la plus considérable de la nation.
Ce ne sont pas des esclaves asservis par la conquête, ni des serfs échappés des chaînes de la féodalité, qui ont commencé cette révolution. Ce sont, je le répète, des hommes libres et propriétaires, ce sont les bourgeois des villes et bourgs, fatigués des vexations des nobles et des seigneurs, mais non chargés de leurs chaînes. Boulainvilliers et Montesquieu se sont également trompés lorsqu'ils ont avancé, l'un que les Francs avaient réduit en servitude tous les habitans des Gaules, l'autre que le gouvernement féodal y avait ployé Francs et Gaulois, vainqueurs et vaincus. Jamais, non jamais la nation française n'a été entièrement partagée en deux classes, les maîtres et les esclaves: toujours et partout où elle a existé, une classe d'hommes parfaitement libres en a constitué la partie la plus nombreuse et la plus considérable. Cette classe a existé, non seulement dans l'aggrégation des nations diverses qui la composent aujourd'hui, mais aussi dans chacune des nations aggrégées. Ni les Gaulois, soit avant, soit après l'invasion des Romains, soit après celle des Francs; ni les Francs, soit en Germanie, soit après leur invasion dans les Gaules; ni les Romains en-deçà, ni au-delà des Alpes; ni les Français depuis la réunion des Gaulois, des Francs et des Romains en une seule nation, n'ont cessé un moment d'être des nations fortes d'hommes libres et propriétaires. La révolution n'est partie ni d'aussi loin ni d'aussi bas que quelques écrivains se sont plu à le dire. Elle a été une vengeance de la liberté offensée, une précaution de la liberté menacée, une extension de la liberté à un plus grand nombre de personnes, un progrès de la liberté vers une liberté plus parfaite et mieux garantie: ce n'a point été le passage de la servitude à la liberté.
Long-temps flagrante après cette première manifestation, la révolution s'est étendue à une multitude de communes dans le treizième siècle, sous les règnes de Louis-le-Gros et de ses successeurs immédiats, qui reconnurent les confédérations, sanctionnèrent les coutumes, affranchirent les serfs des villes devenus moins patiens depuis l'insurrection des bourgeois, et enfin affranchirent, du moins dans les domaines du roi, les serfs des campagnes[12].
Toutefois cette période fut marquée moins par l'aveu que la royauté donna à la révolution, que par le zèle que mit la révolution à la délivrance de la royauté. Dès que la couronne eut favorisé l'essor des hommes libres, les hommes libres l'aidèrent à se dégager de la féodalité. La royauté et le commun état s'allièrent, et par cette alliance la seigneurie suzeraine des capétiens commença à prendre le caractère de royauté monarchique. Le tiers-état offrit à Philippe-le-Long des milices communales. Saint Louis fit asseoir avec lui sur son tribunal, avec les pairs et barons, un grand nombre de légistes du commun état; la cour d'assises du seigneur suzerain prit une forme régulière et stable; elle fut composée de magistrats instruits et permanens. Plus tard le parlement devint sédentaire[13].
La révolution fit plus: durant le règne de saint Louis et de Philippe IV, elle ouvrit aux députés de commun état l'entrée des assemblées nationales.
Telle fut la seconde période de la révolution, qui comprend le treizième siècle et le commencement du quatorzième.
Dans la période suivante, le commun état ayant essuyé de nouvelles injures de la part des seigneurs, elle éprouva l'ingratitude de la royauté: alors la révolution s'emporta, de grands excès la signalèrent. Le quatorzième siècle vit presqu'en même temps en Flandre et en Angleterre le peuple se soulever comme en France; dans les trois pays, la liberté renaissante était aux prises avec la féodalité à son déclin, qui se défendait d'une fin prochaine; les Jacques en France, les Tuiliers en Angleterre, les Poissonniers en Flandre, firent une guerre à outrance aux seigneurs et aux châteaux. Les violences ne s'apaisèrent que par des institutions garantes des droits du peuple: à Londres, par des chartes en faveur des communes; en Flandre, par des concessions aux villes; en France, par la reconnaissance du droit de ne payer que des impôts consentis[14].
Le quinzième siècle nous offre une quatrième période où la dignité du commun état se montre avec sa force. La royauté et la nation se réconcilient, paraissent même s'affectionner. Dans le commun état semble résider la France tout entière: toutes les autorités civiles, judiciaires, administratives et municipales sont exercées par lui; il est seul la force publique. Après le règne du roi Jean, ses députés seuls composent quelque temps les assemblées nationales. Sous Louis XI, sous Charles VIII, sous Louis XII, on y revoit le clergé et la noblesse, toutefois mêlés et confondus avec les hommes du commun état. Les nobles, les ecclésiastiques, les plébéiens, tous, sous le titre de bourgeois, élisent en commun des députés communs. Tous ces députés, ecclésiastiques, nobles, plébéiens, prennent place confusément aux états, y apportent un mandat pareil, y opinent par tête indistinctement, forment une seule chambre en tout homogène, une véritable chambre des communes: tandis que d'un autre côté une chambre uniquement composée des plus grands seigneurs du royaume, de pairs et de hauts barons, tous nommés par le roi, forment une chambre haute qui prononce sur les propositions que les députés des communes soumettent à sa décision. Tels furent les états de 1467 sous Louis XI, ceux de 1484 sous Charles VIII, ceux de 1506 sous Louis XII.
Cette période, qui finit avec Louis XII, est la dernière de la révolution; alors elle était consommée; un roi généreux s'était chargé de son triomphe. Le commencement du seizième siècle vit le bonheur du monarque, le bonheur du peuple, opérés l'un par l'autre, se manifester des deux côtés par des expressions touchantes qui ne s'effaceront jamais de la mémoire des Français.
La révolution opérée en France à l'époque où régna Louis XII est précisément celle dont on a fait honneur à l'année 1789, époque où le tiers-état a seulement regagné le terrain qu'il avait perdu depuis la mort du Père du peuple[15].
Louis XII fit pour la cimenter tout ce qui était possible au pouvoir royal; mais il régna trop peu de temps pour affermir son ouvrage, pour lui acquérir la sanction de l'expérience, et pour la faire passer dans les habitudes nationales.
François 1er vint, et renversa tout. Prince voluptueux, ou plutôt débauché jusqu'à la crapule, il fit d'une cour corrompue une cour corruptrice; par elle il s'assura de la corruption de ses successeurs, et opéra celle d'une partie de la nation. Il fit de l'incontinence et de la vanité les vices dominans de la jeunesse française. Il conçut l'espérance de régner par ces vices mêmes; il se flatta de gouverner sa cour par le plaisir, la nation par la cour. Un système d'influences graduelles faisait descendre, et pour ainsi dire couler ensemble, du centre aux extrémités, du faîte des grandeurs aux plus basses conditions, les vices de la cour et l'esprit de soumission. Là où les séductions jouaient sans succès, s'exerçait un ascendant invincible. Les femmes propageaient les influences par la galanterie, la jeunesse en était infectée. L'obéissance prévenait le commandement; une servilité obséquieuse faisait, si on peut le dire, aspirer les volontés d'un supérieur pour s'y conformer; on se donnait tout entier pour obtenir des jouissances de vanité ou des succès de galanterie.
Cependant la partie laborieuse de la nation qui demeurait étrangère à ces bassesses, et c'était la plus nombreuse, voyait la cour avec indignation. Elle se révoltait à l'aspect du faste qui y régnait, des profusions qui comblaient l'insatiable avidité des maîtresses, des favoris, des simples courtisans. Elle frémissait en considérant le trésor public, qui, confondu avec celui du prince, s'écoulait tout entier au gré de ses fantaisies. Aux plaintes, aux murmures, aux soulèvemens, le monarque opposa le despotisme et une tyrannie violente. La quenouille dans une main, un sceptre de fer dans l'autre, tel fut l'appareil dans lequel il se montra. Il fit des emprunts, il leva et prorogea des impôts, sans demander le consentement des états-généraux; il opprima les parlemens comme corps politiques et comme corps judiciaires.
Les quatre règnes qui succédèrent à celui de François Ier, je parle de ceux de Henri II, de François II, de Charles IX, de Henri III, furent une continuation du sien, de ses mœurs, de ses principes, de ses traditions; ils amenèrent même le développement de ses plus pernicieuses lois.
Des ambitions de cour profitèrent du soulèvement des esprits contre les abus, et de l'irritation des protestans toujours persécutés, pour faire la guerre au prince pendant quarante années. Ce ne fut ni une guerre civile, ni une guerre religieuse, mais seulement une guerre de gens de cour, dont les armées, fort peu considérables, n'étaient composées que de leurs créatures et d'étrangers. La nation en souffrit sans doute: les petites armées qui se combattaient, dévastaient les pays par où elles passaient; mais le roi et les princes qui lui étaient opposés comblaient à l'envi les cités de faveurs et de priviléges pour se les concilier. Et ce ne fut pas là le seul avantage que procurèrent aux villes les dissensions politiques: elles donnèrent la mesure des grands à la multitude; les manifestes de chaque parti dévoilèrent les turpitudes de l'autre; les prestiges de la grandeur se dissipèrent; le peuple apprit à s'estimer; la liberté, la propriété, furent mises en honneur; le travail, l'industrie, le commerce, s'évertuèrent; les principes de l'ordre social se développèrent et s'établirent dans les esprits; ce fut le temps des grands jurisconsultes, et l'époque des plus belles lois de la monarchie.
Le règne de Henri IV mit fin à l'ambition des grands dont les aveugles faveurs de François Ier avaient été le principe, mais non à la contagion des mœurs qui continua ses ravages. Elle avait gagné la cour de Henri-le-Grand. La nouvelle existence des femmes dans la vie sociale contribuait puissamment à la propager; l'incontinence, la vanité, l'intrigue, régnaient dans la jeunesse des classes aisées du commun état, comme dans les classes nobiliaires.
François Ier, dans la composition de sa maison, avait jeté une amorce au tiers-état, en attachant à des offices subalternes le privilége d'anoblir. Il avait ensuite imaginé de qualifier d'écuyers tous les bourgeois qu'il faisait nobles; c'était affilier les anoblis à sa maison et à la chevalerie. Sous les derniers Valois, les anoblissemens furent innombrables; les écuyers pullulèrent. On vit la France semée d'hommes nouveaux qui sortaient du commun état comme pour adorer de loin la cour, observer de près la roture, exciter la vanité et l'ambition de quelques bourgeois, et faire le désespoir du grand nombre.
Le règne de Louis XIV, celui de Louis XV, enchérirent sur les scandales des Valois. Comme les descendans de François Ier et à l'exemple de François Ier lui-même, ils fatiguèrent la nation de leur faste, de leurs profusions, de leurs favoris, de leurs maîtresses. Comme François Ier, ils abusèrent du trésor public devenu le leur, ils écrasèrent la nation par des emprunts, ils la spolièrent par l'impôt arbitraire, et violèrent la liberté des magistrats qui se portaient pour défenseurs de la propriété; et pendant qu'ils en redoublaient les charges, ils augmentaient sans mesure les anoblissemens qui soulageaient les anoblis d'une partie de leur poids, ils multipliaient les privilégiés qui en aggravaient le fardeau pour le commun état; on avait trouvé l'art d'ajouter l'humiliation à la souffrance, et de réunir ensemble les moyens de nuire et ceux d'irriter.
Il n'était pas donné à Louis XVI de faire cesser les désordres qui existaient à son avènement: heureux si, malgré les plus louables intentions, il n'eût pas été incapable d'en arrêter les progrès et le débordement. Mais durant ce règne, les concessions de la cour aux vanités nobiliaires s'augmentèrent encore et prirent un nouveau caractère. Une ordonnance malheureuse[16] apprit aux jeunes Français du tiers-état qu'il leur était interdit d'entrer au service militaire par le grade d'officier; que cet honneur était réservé aux nobles de quatre générations. Aussitôt la haute magistrature se fit un point d'honneur d'exiger les mêmes preuves pour entrer dans son sein. L'église même fut atteinte de cette vanité; on vit une foule de chapitres érigés presqu'en même temps en chapitres nobles, et il fallut aussi quatre degrés de noblesse pour s'asseoir dans les stalles d'une cathédrale. On faisait ainsi une troisième classe dans la noblesse, entre la noblesse de cour et les familles récemment anoblies. Et cependant les anoblissemens continuaient toujours et se multipliaient par lettres et par charges, pour la plupart sans fonctions.
Pendant qu'on affligeait la nouvelle noblesse par des exclusions humiliantes, et le tiers-état tout entier par les nouveaux priviléges accordés à la noblesse et par la multiplicité des anoblissemens, les profusions de la cour continuaient. Le gouffre des dépenses s'élargissait; bientôt les revenus annuels ne furent plus suffisans. Enfin le jour vint où il fallut déclarer la nécessité d'un nouvel impôt: jour de châtiment pour la cour et de vengeance pour la nation. Il fallut, en pleine paix, demander un accroissement d'impôts de 60 millions, à cette nation dont l'élite était profondément blessée par son exclusion des emplois publics, par les gradations de naissance multipliées devant elle, pour la séparer des honneurs et des dignités auxquels elle avait eu jusque là le droit de parvenir. Alors éclata de nouveau la colère nationale, provoquée par les hautes classes du tiers-état. Tous les intérêts furent appelés à combattre tous les priviléges, et tous répondirent; on regarda ce que la liberté avait perdu depuis deux siècles; on eut honte de l'avoir laissée rétrograder, on voulut la rasseoir sur d'inébranlables fondemens, et ne plus rien laisser de douteux dans son existence. Voilà la révolution de 89.
CHAPITRE IV.
A quelle occasion la révolution opérée depuis long-temps dans les idées et dans les mœurs s'est déclarée en 1789 et s'est établie dans les relations civiles et politiques.—Déficit des finances.—Liaison de ce déficit avec l'intérêt de l'égalité.—Notables convoqués sur le déficit.—États-généraux convoqués.—Mode de représentation.—Égalité du tiers-état.—Cahiers.—Vœu général de la France.—Déclaration des droits.—Constitution anglaise.
Le déficit des finances, c'est-à-dire 56 millions qui manquaient annuellement aux recettes de l'État pour couvrir ses dépenses, ou, si l'on veut, 56 millions formant l'excédant annuel de la dépense sur les recettes, furent l'occasion de cet éclat.
Que fallait-il pour faire disparaître le déficit? De trois choses l'une: ou élever le revenu du trésor public; ou diminuer sa dépense, dans la proportion du déficit; ou élever le revenu et diminuer la dépense, de la somme nécessaire pour les mettre de niveau.
De ces trois partis, le plus convenable, le seul juste, était le second: celui de diminuer la dépense de tout le montant du déficit; c'était aussi le moins difficile et le moins périlleux. Il ne s'agissait que de retrancher quelques dépenses inutiles, quelques jouissances frivoles, de supprimer les abus attachés aux méthodes de dépenses établies, et surtout à la comptabilité des recettes de l'État, ce qui en aurait sensiblement augmenté le produit net. Ces opérations faisaient sans doute quelques malheureux parmi les gens de finance, et retranchaient quelque chose au bien-être de quelques gens de cour. Mais c'était un sacrifice fait à l'ordre, c'était l'accomplissement d'un devoir imposé au gouvernement, celui de l'économie; d'ailleurs le mal particulier se faisait sans bruit et sans contradicteur. Il se trouvait quelques gens à plaindre, mais du moins personne à redouter; et à la suite, le gouvernement pouvait dédommager ceux qu'il était obligé de priver actuellement de leur revenu.
Le parti le plus injuste, le plus difficile à faire réussir, le plus périlleux pour la cour, était celui d'élever les revenus au niveau des dépenses: le plus injuste, parce qu'il faisait supporter au peuple une aggravation de charges, pour subvenir à des dépenses abusives; le plus difficile, parce qu'il exposait à la contradiction des parlemens et des états de provinces; le plus périlleux, parce que les clameurs parlementaires étaient devenues un tocsin auquel répondait toute la nation.
La cour préféra le parti injuste et périlleux au parti juste et sûr. Elle trouva convenable de se procurer de nouveaux moyens de dépense, plutôt que de s'imposer l'économie; de grever le peuple, plutôt que de rien retrancher aux gens de cour et aux gens de finance; et d'avoir affaire à la nation, au lieu de faire sans contradiction des réformes dans l'intérieur de la maison royale et de l'administration.
On voulut donc un accroissement d'impôts de 60 millions.
Toutes les classes étant menacées d'une surcharge, car les priviléges n'allaient pas jusqu'à exempter de toute espèce d'impôt, toutes s'agitèrent. Les privilégiés crièrent contre les abus qui avaient amené le besoin de nouvelles taxes. Le tiers-état, sur qui elles tombaient plus rudement que sur les privilégiés, cria contre l'impôt, contre les abus et contre les priviléges.
Plus les clameurs du peuple s'élevaient contre les privilégiés, et plus les privilégiés s'emportaient contre les abus. La cour se lassa de leurs emportemens: elle exila, elle emprisonna des magistrats, des nobles des états de Bretagne. Alors les clameurs eurent un objet de plus: elles s'élevèrent contre les exils et les emprisonnemens, contre le pouvoir arbitraire, contre le pouvoir absolu, contre la tyrannie.
La souffrance et l'irritation parvenues à ce point, toute la France se réunit en un seul vœu qui renfermait tous les autres; le privilégié, pour la réformation des abus et la conservation de ses priviléges; le tiers-état, pour l'abolition des priviléges et des abus, le créancier de l'État, pour la réformation des abus et la sûreté de ses rentes; tous, pour la garantie de la propriété et de la liberté, contre l'impôt, contre la banqueroute, contre les emprisonnemens arbitraires, tous, dis-je, demandèrent unanimement des états-généraux. Mais par ces mots les privilégiés demandaient des états-généraux où les ordres privilégiés auraient l'avantage de la majorité sur le tiers; et le tiers demandait des états où les ordres privilégiés n'auraient pas ce privilége qui était la garantie de tous les autres.
La noblesse et les parlemens exprimaient leur intention en trois mots: trois ordres, trois chambres, trois voix. Ce qui voulait dire: Il faut que nos priviléges aient pour leur sûreté deux voix contre une. Le tiers-état n'attaqua point de front ce système, mais il le mina en demandant que la chambre du tiers fût égale en nombre aux deux autres réunies, sauf à voir ensuite si les lois seraient délibérées à la majorité des votans dans les trois chambres réunies, ou à la majorité de deux chambres dans des discussions séparées.
Cette demande fut portée à une assemblée de notables, divisée en six bureaux; cinq rejetèrent la proposition de donner au tiers une représentation égale à celle des deux autres ordres. Le sixième bureau, présidé par Monsieur, était composé de vingt-cinq votans. Douze furent pour la représentation égale, douze contre: c'était Monsieur qui allait faire la décision de son bureau; Monsieur prononça pour l'égalité. Ce vote influa sur le sort du tiers-état, et concourut puissamment à la détermination du roi pour la représentation égale du tiers-état.
Ce fut par cette résolution que la France put opposer dans la suite à cet adage aristocratique: trois ordres, trois chambres, trois voix, adage qui en 89 était devenu un cri de guerre, ce cri de joie et de réunion: LA NATION, LA LOI, LE ROI.
Quand il fut établi en principe que le tiers aurait une représentation égale, on ne vit plus dans les états-généraux que le moyen d'avoir une constitution.
Quand il fut établi qu'on allait avoir une constitution, l'opinion publique la voulut complète et parfaite. On fit l'appel de tous les principes reconnus par les publicistes, consacrés par des constitutions anciennes et modernes. On proposa des déclarations de droits. On fit comparaître tous les abus du gouvernement et de l'administration, on les marqua d'un sceau de réprobation; on prétendit que la constitution n'en épargnât aucun, qu'aucun autre n'y pût entrer. On s'appliqua surtout au moyen d'empêcher les abus du pouvoir; on indiqua contre le pouvoir toutes les précautions qui, dans d'autres temps, l'avaient fait instituer contre l'anarchie. Des déclamations applaudies recommandèrent de se défier plus des grands que des prolétaires, des prêtres que des hommes sans foi et sans loi, de la police que des filous, de la gendarmerie que des assassins, des juges que des criminels.
Entrons dans les détails des droits qu'on voulut garantir et des institutions destinées à cet effet.
On avait commencé par vouloir l'égalité; on vit bientôt que l'égalité était inséparable de la propriété et de la liberté, et l'on rangea tous les droits et tous les intérêts sous ces trois-là.
Après avoir rapporté à chacun de ces droits ce qui paraissait lui appartenir comme conséquences ou comme accessoires, on voulut pour chacun des garanties particulières; on en voulut ensuite de communes à tous les intérêts ou des garanties générales.
Voici comment doivent se classer toutes ces choses.
I. Liberté.
On regarda comme conditions de la liberté:
1o L'affranchissement de toute servitude personnelle, domestique, rurale, féodale ou militaire.
2o La faculté de s'établir où l'on veut, de changer de domicile, de voyager sans obstacle.
3o De correspondre sous le sceau du secret par la voie de la poste ou par des communications directes.
4o D'appliquer son industrie à toute espèce de travail et de négoce qui ne portent point atteinte aux droits d'autrui.
5o De professer sa religion.
6o De publier sa pensée par l'impression.
On regarda comme garanties propres de la liberté:
1o L'établissement de peines graves contre les auteurs d'emprisonnemens ou d'exils arbitraires.
2o L'établissement d'un juré pour l'accusation et le jugement du fait en matière criminelle.
II. Propriété.
On regarda comme conditions de la propriété:
1o L'exemption des dîmes et autres charges ecclésiastiques.
2o Celle des droits féodaux et seigneuriaux.
Ces deux premières conditions s'exprimèrent en un seul mot: Liberté des biens.
3o La répartition proportionnelle des contributions entre tous les propriétaires de l'État.
On regarda comme garanties spéciales de la propriété:
1o Des magistratures chargées de la répartition de l'impôt;
2o Des magistratures chargées de juger les réclamations au sujet de l'impôt;
3o Une magistrature chargée d'examiner la comptabilité des deniers publics.
III. Égalité.
On regarda comme conditions de l'égalité:
1o La faculté de parvenir à tous les emplois et à toutes les dignités en concurrence avec tous les citoyens, ou l'abolition du privilége qui réservait aux seuls nobles de quatre générations l'entrée au service militaire par le grade d'officier, l'entrée dans les chapitres et dans la haute magistrature;
2o Celle d'acquérir et de posséder toute espèce de biens, sans distinction de biens nobles et de biens de roture;
3o L'abolition du privilége qui exemptait tous les nobles indistinctement du tirage de la milice, c'est-à-dire du service forcé comme soldat, ce qui rejetait sur la roture le poids du service militaire, dont les avantages étaient réservés à la noblesse;
4o L'abolition du privilége qu'avait la noblesse et le clergé, de ne point loger les gens de guerre, ce qui aggravait, pour la roture, l'obligation de les loger;
5o L'abolition des justices seigneuriales;
6o L'abolition du privilége attribué à la noblesse et au clergé d'être jugés, en matière criminelle, par des juges eux-mêmes privilégiés;
7o L'abolition de la différence des peines pour les mêmes crimes;
8o L'abolition du tribunal du point d'honneur, pour juger les querelles entre gentilshommes, comme si eux seuls eussent pu avoir des querelles où l'honneur fut intéressé;
9o Le port d'armes pour tous les citoyens;
10o L'abolition des maisons fondées et entretenues aux dépens du tiers-état, pour l'éducation de la pauvre noblesse, etc.;
11o L'abolition de l'usage de dégrader le noble condamné à une peine infamante, de le rendre au tiers-état avant l'exécution, comme si les lois pénales avaient été nécessitées par le tiers-état seul, et n'avaient été faites que contre lui[17].
Beaucoup d'autres usages lésaient les droits et offensaient la fierté du haut tiers; mais aucune loi ne les autorisait; c'étaient des abus de l'abus même: on se persuada qu'ils seraient entraînés par la force du principe de l'égalité. Telles étaient les vexations de la police et de la justice même contre le roturier seulement soupçonné d'une faute, et leurs égards pour le privilégié pris en flagrant délit; les suspensions des rigueurs de la justice contre les nobles qui n'avaient blessé que les droits des roturiers; les évocations des procès civils et criminels des nobles pour les soumettre à des juges partiaux; les sursis aux jugemens dont ils pouvaient craindre les dispositions; les lettres de grâce qui suivaient immédiatement les condamnations qu'il avait été impossible d'éviter; les arrêts de surséances contre les créanciers les plus légitimes et les plus malheureux; la persécution du fisc contre le plébéien, son respect pour la noblesse, etc.
On regarda comme garanties spéciales de l'égalité:
L'abolition des titres, qualifications, signes, décorations d'apparence nobiliaire ou féodale et propres à rappeler aux personnes titrées et décorées leur ancienne domination, à leurs inférieurs leur ancienne infériorité.
On voulut avoir des garanties générales et communes aux trois intérêts de la liberté, de la propriété, de l'égalité; et pour cet effet on demanda:
1o L'établissement distinct de trois pouvoirs; le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif, le pouvoir judiciaire. Un grand nombre de patriotes sincères désiraient que le pouvoir législatif fût divisé entre le roi et deux chambres dont l'une au moins serait composée de citoyens élus sans condition de naissance, et dont l'autre serait comme en Angleterre une magistrature héréditaire. La constitution anglaise paraissait alors assez généralement devoir servir de modèle à la France, et la liberté anglaise était regardée comme le maximum de la liberté politique. Plusieurs amis de la révolution en France désiraient donc deux chambres, dont une composée de pairs: deux chambres pour empêcher les décisions précipitées et déterminées par entraînement: une chambre de pairs constitués héréditaires pour qu'ils s'attachassent à la descendance du monarque par l'intérêt de leur propre descendance, et qu'ils formassent ainsi une garantie de l'hérédité de la couronne. Mais dans le cours de l'année 1790 et de 1791, l'exaltation populaire, la défiance nationale contre la cour, la noblesse et les prêtres, s'étaient accrus à un tel point que non seulement il fut impossible de mettre en avant dans l'assemblée nationale la proposition de deux chambres, même de deux chambres égales en durée et en prérogatives, mais même que quelques patriotes ayant exprimé dans un écrit imprimé le désir de voir la chambre législative se diviser pour la formation des lois en deux sections ou comités pour discuter et délibérer séparément sous la condition que la majorité se formerait par le recensement en commun des suffrages individuels, comme résultant d'un même scrutin, cet écrit excita une espèce de soulèvement populaire, et fit renoncer à toute division.
2o On demanda, pour concilier le respect dû au prince, à son inviolabilité, à l'hérédité de sa couronne, avec la sûreté des particuliers contre les ordres qui pourraient lui être surpris, la responsabilité des ministres.
3o Pour assurer l'impartialité de la justice civile, l'indépendance des tribunaux, on demanda l'inamovibilité des magistrats; pour assurer celle de la justice criminelle, le jugement par jurés.
Telles étaient les opinions des esprits éclairés et sages à l'époque de 1789; telle fut la substance du grand nombre des cahiers de bailliages: tout ce qui a été ajouté postérieurement a été le produit de la colère et de la peur.
Dès que les états furent assemblés, on vit, après quelques efforts pour maintenir les priviléges, tous les priviléges renversés en une seule nuit. L'abolition des priviléges ayant éprouvé de la résistance dans les provinces, le peuple fit la guerre aux privilégiés. Les nobles alors fuirent et s'armèrent au dehors. Les prêtres agitèrent les esprits. Alors on abolit la noblesse, on dépouilla le clergé. Ne voulant plus de noblesse, on ne voulut plus de titres, plus de noms portant marques de féodalité, plus de décorations nobiliaires, plus de souvenir des nobles. Quand on eut pris les biens du clergé, on voulut le réformer; on changea de prêtres, on chassa les premiers, on humilia leurs successeurs. Les parlemens, qui s'étaient montrés défenseurs du peuple contre la cour, mais défenseurs des priviléges contre le peuple, furent renversés. La royauté, protectrice de la noblesse, fut d'abord dépouillée, ensuite dégradée, ensuite détruite; et le roi lui-même.... enfin les excès ayant produit des mécontentemens, on en vint au dernier des excès, au plus effroyable: au massacre des mécontens!
Mais j'ai trop pressé la marche et j'ai laissé en arrière tout ce qu'il importait de remarquer.
Revenons sur nos pas.
CHAPITRE V.
Explosion du 14 juillet 1789, occasionée par la persistance des privilégiés à former deux chambres séparées, par l'appui de la volonté royale donnée à cette persistance.—Abandon des priviléges, le 4 août.
Les états-généraux sont assemblés. La noblesse et le clergé, qui, par leurs clameurs, leurs écrits, avaient mis tant d'opposition à ce que le tiers-état obtînt une représentation égale, uniquement parce qu'ils avaient pressenti la réunion des ordres pour délibérer en commun, essayèrent néanmoins d'empêcher cette réunion comme s'ils ne l'avaient pas prévue. La chambre des communes la provoqua dès sa première séance. L'opinion publique s'était d'avance prononcée pour le vœu que la chambre manifesta. Une partie du clergé et de la noblesse était fort disposée à y accéder; quelques membres de ces deux ordres se réunirent de leur propre mouvement, sans attendre la décision de leur chambre. La résistance des autres fatigua le public. La chambre du tiers allait se déclarer assemblée nationale lorsque le roi intervint. Le roi ayant fait fermer le lieu des séances, sous prétexte d'y faire des dispositions pour une séance royale, le tiers-état s'assembla au jeu de paume, le 20 juin 1789. Plusieurs membres du clergé et de la noblesse s'y rendirent; et on prêta le serment de ne pas se séparer que la constitution ne fût faite et établie. Le 23 juin le roi réunit les trois chambres, et déclare la division en trois ordres inhérente à la constitution de l'État[18]. Il règle les cas où ils pourront se réunir. Il excepte de la délibération commune les affaires qui regardent les propriétés féodales et seigneuriales, les droits utiles et les prérogatives honorifiques attachées aux terres et aux fiefs ou appartenant aux personnes des deux premiers ordres; il déclare ces droits et prérogatives, propriétés hors d'atteinte, ainsi que les dîmes, les cens, les rentes, les droits et devoirs féodaux. Il défend enfin la publicité des séances.
Il devient ainsi constant aux yeux du tiers-état que pour satisfaire la cour, la noblesse, le clergé, il faut dépouiller cette familiarité qu'il avait contractée dans ses rapports avec la noblesse; qu'il faut se placer aux yeux de tous au-dessous d'elle, se reconnaître inférieur; il apprend qu'il doit subir ses décisions, se soumettre à ses priviléges actuels, s'abandonner à toutes les prétentions qui pourront renaître de ses anciens souvenirs. Ainsi il est établi que deux ordres qui, réunis, ne forment pas la quatre-vingtième partie de la nation, auront le pouvoir d'opprimer ou de continuer l'oppression de la classe quatre-vingt fois plus nombreuse; que l'accès aux grandes places continuera d'être interdit aux roturiers; que le poids de toutes les charges de l'état sera leur partage, et que les honneurs seront celui de la noblesse; que la naissance sans mérite suffit pour tout obtenir, et que le mérite sans naissance n'a droit à rien.
Ce fut alors que la révolution éclata, c'est-à-dire qu'alors se déclarèrent contre les priviléges en matières d'impôts, et par entraînement contre les charges féodales et ecclésiastiques, contre la dîme, les cens, les rentes, etc, tous les fermiers, tous les propriétaires roturiers, tous les propriétaires ruraux et les petits propriétaires des villes; c'est-à-dire qu'alors se déclara contre l'exemption des charges personnelles et roturières, du logement des gens de guerre, du tirage à la milice, des corvées, toute la roture rurale et urbaine; c'est-à-dire qu'alors se déclara contre le privilége exclusif des emplois distingués dans le militaire, dans la haute magistrature et dans l'église, toute la partie élevée du tiers-état, la robe, la finance, le commerce, les savans, les artistes, tout ce que l'éducation avait rendu capable de fierté, et capable de vengeance. Dans cette classe, une jeunesse brillante se leva tout entière, proclamant sa vocation à tous les travaux, à toutes les dignités, à tous les honneurs. Les femmes entrèrent aussi dans la révolte avec toute l'ardeur d'épouses, de mères, de sœurs, de maîtresses qui pressentent l'élévation de tout ce qui leur est cher, et veulent la défaite de ceux qui les ont tenus si long-temps dans l'humiliation; c'est-à-dire enfin qu'alors se déclara en France, de Lille à Perpignan, de Brest à Strasbourg, l'unanimité des citoyens contre deux cent mille privilégiés ou adhérens.
Comment cette déclaration n'aurait-elle pas été violente? c'était l'explosion de la volonté nationale éclairée par de longues discussions, blessée par des contrariétés offensantes, irritée par une opposition téméraire, et qui, après avoir été quelque temps contenue par les représentans, a enfin reçu d'eux le signal de l'indépendance. Comment n'aurait-elle pas été violente? c'était la volonté nationale qui avait à venger des droits respectables, contre l'orgueil sans déguisement; c'était la nation armée contre les privilégiés.
Les mécontentemens les plus généraux n'avaient produit depuis long-temps en France que des révoltes successives, parce qu'ils n'étaient pas exaltés partout au même point et au même moment. Mais quand une représentation nationale avertit tous les intérêts et tous les droits lésés, il fallut que la révolte fût générale et prît le nom d'insurrection. C'est ce qui arriva.
On croit et l'on répète beaucoup aujourd'hui qu'avec plus de vigueur l'autorité aurait pu tout sauver. C'est méconnaître la force populaire, que de lui comparer celle du pouvoir. Un gouvernement peut se mesurer avec avantage contre la révolte; comment le ferait-il contre l'insurrection, même contre une révolte qui, sans être générale, est de nature à le devenir?
Lorsque l'autorité royale a fait un pas en arrière en présence de la volonté nationale, elle doit renoncer à se défendre par la force, sur le plan incliné où elle se trouve placée: gagner du temps, user d'art et d'adresse, est la seule ressource qui lui reste. Elle doit soutirer la foudre par les conducteurs, et non affronter les nuages. Elle ne doit pas prendre les reproches de l'orgueil blessé, pour les conseils du courage, ni son irritation pour de la force. L'ennemi qui a tout à la fois l'avantage du nombre, et celui du terrain, n'est contenu que faiblement par ses habitudes de respect, par l'imparfaite connaissance des desseins qu'on a formés contre lui. Il n'a besoin que d'un signe de malveillance pour s'en faire un prétexte de déchaînement, et dès qu'il est déchaîné, rien ne lui résiste: il entraîne tout, parce qu'il est presque tout, parce que hors lui, il n'existe presque rien.
On ne doutait point en 1789 que l'universalité de la révolte ne la justifiât. On la nomma insurrection pour la distinguer des révoltes partielles qui n'ont point l'aveu du grand nombre. On regardait l'insurrection comme le plus saint des devoirs, pour un peuple opprimé; on ne doutait pas que la souveraineté ne résidât dans le peuple; qu'elle ne fût inaliénable; que le soulèvement général ne fût l'exercice de cette souveraineté; en un mot, qu'il ne fût légitime du moment qu'il était général.
Aujourd'hui[19] on ne doute pas que toute cette doctrine ne soit subversive de la monarchie, même de toute société; qu'en France ces mots, la souveraineté du peuple, ne soient sacriléges, et l'idée qu'ils expriment, punissable du dernier supplice.
Cependant on peut dire sans blasphème et sans sacrilége, et sans professer une doctrine subversive de la monarchie, et sans approuver le moins du monde la mise en jugement d'un monarque constitué, que la souveraineté appartient à la nation, et qu'elle est inaliénable, pourvu que l'on ajoute et que l'on sous-entende: 1o que l'exercice peut en être délégué par la nation avec certaines réserves, et sous certaines conditions, à une famille privilégiée, à charge de réversion dans le cas d'extinction de cette famille; 2o Que tant que durera cette famille, la délégation sera irrévocable, et le monarque inviolable. Cette doctrine est plus conservatrice de la monarchie que toute autre, et n'est pas moins respectueuse pour le monarque. Avec le sous-entendu qui vient d'être exprimé, on n'offense, on ne conteste, on n'attaque pas plus l'autorité royale, en disant que la souveraineté appartient à la nation, qu'on ne conteste la possession et l'usage d'un domaine, à l'usufruitier, en disant que le fonds appartient à une autre personne. On a dit, écrit, imprimé mille fois que les rois de France n'étaient qu'usufruitiers de la couronne; ce qui voulait dire qu'elle appartenait à la famille tant que la famille durerait, et que la famille venant à s'éteindre, la couronne reviendrait à la nation.
Au reste l'expérience a montré combien toute discussion sur le droit de souveraineté est oiseuse.
La souveraineté se compose de droit et de fait, en d'autres mots de droit et de pouvoir, ou de droit et de force.
Quand le monarque a le moyen d'empêcher la nation qui lui a délégué le suprême pouvoir, de reprendre ce pouvoir, il ne servirait à rien à la nation d'en avoir le droit; quand le monarque est sans force et sans foi, ce qui est la même chose, et que la nation veut reprendre l'exercice de la souveraineté, à quoi pourrait servir le droit du monarque pour l'empêcher?
Le plus fort quand le prince a une armée, quand il a des agens et fonctionnaires qui veillent pour lui, quand il veille lui-même sur ses fonctionnaires et ses agens, et surtout quand le peuple est heureux et qu'il dort, le plus fort est le prince; le prince alors exerce de droit et de fait le pouvoir souverain.
Quand le peuple est malheureux et mécontent, ou seulement inquiet et mécontent sans être malheureux, quand les fonctionnaires sont corrompus ou dissipés et négligeas, quand l'agitation et le mécontentement ont gagné les fonctionnaires et l'armée, le plus fort c'est le peuple; le peuple reprend alors l'exercice de la souveraineté, et redevient souverain de droit et de fait, s'il veut l'être.
Quand on dit que la souveraineté appartient au prince, on sous-entend que la minorité bien armée peut être plus forte que la majorité désarmée ou mal armée; la minorité vigilante, que la majorité endormie ou dissipée; la minorité bien conduite, que la majorité sans direction; la minorité fidèle au vœu constant de la majorité, que la majorité dans l'indolence des souhaits accomplis. Comment entendre en effet ce que serait la souveraineté d'un prince dont le gouvernement et la force non seulement ne sauraient conduire ni contenir la majorité, mais même passeraient du côté de la majorité contre le prince? La minorité plus la majorité, n'est-ce pas le tout?
Mais revenons au fait. J'ai dit que la force du gouvernement n'était plus en proportion avec celle qu'il fallait combattre et que tout essai ne pouvait servir qu'à compromettre la royauté. En effet l'exil du parlement de Paris en 1788, l'enlèvement de plusieurs de ses membres, l'exil du duc d'Orléans, l'emprisonnement des gentilshommes de Bretagne, la distribution d'une multitude de lettres de cachet dans les provinces, la brusque dissolution de la première assemblée des notables, l'établissement d'une cour plénière qui devait réunir, entre des mains sans force et sans vertu, tous les pouvoirs dont le roi dépouillait l'énergie parlementaire, tous ces prétendus actes de vigueur n'avaient servi qu'à provoquer la demande des états-généraux, et à la provoquer si vivement et si généralement, que la cour n'avait pu en refuser la convocation.
De même le rassemblement d'une armée à Versailles après la convocation des états-généraux, la déclaration du 3 juin que cette armée devait appuyer au besoin, le renvoi de la partie du ministère qui avait la confiance du peuple, furent des actes de vigueur intempestifs qui déterminèrent les évènemens du 14 juillet: jour mémorable où éclata la révolution.
Ce jour vit l'armée de Versailles en défection, le peuple attaquant, renversant la bastille, la populace furieuse marquant, immolant des victimes. Princes, seigneurs, courtisans, magistrats, tout s'enfuit ou se cache. Les troupes de ligne gagnées à la cause populaire sont éloignées de Versailles; les ministres récemment renvoyés sont rappelés; les ministres appelés à leur place sont renvoyés. La noblesse, le clergé, accourent dans le sein du tiers-état, n'y portant plus d'autre crainte que celle de ne pas être assez confondus avec ses membres. Enfin le roi, le roi lui-même se croit obligé de se rendre à Paris, dirai-je, pour comparaître devant le peuple souverain à l'hôtel-de-ville, et pour faire un nouveau contrat avec lui, sous la garantie de vingt ou trente députés du parti populaire qui lui servent d'escorte, ou pour essayer de modérer par une intercession jusqu'alors inouïe, les excès où s'emportait une multitude effrénée? Tandis que le peuple de Paris prouvait sa puissance en l'exerçant et par sa manière de l'exercer, le peuple des campagnes refusait le paiement des dîmes et des droits féodaux; les paysans poursuivaient les seigneurs et brûlaient les châteaux. La nation n'approuvait sans doute ni ces violences, ni celles qui s'étaient commises à Paris dans la chaleur de la victoire: mais elle ne les arrêtait pas. Attentive à ses avantages, occupée à s'établir sur le terrain qu'elle avait gagné, elle ne jeta sur ces évènemens que des regards distraits. Mais trois millions de gardes nationaux se levaient; quarante-quatre mille municipalités se formaient par des élections populaires: et ces forces qui lui assuraient le champ de bataille, lui promettaient aussi la fin des désordres et des excès.
A quels signes reconnaîtra-t-on une volonté générale en France, si on la méconnaît aux grandes circonstances de cette époque, si on la méconnaît à ce qui se passa durant deux mois à Paris et dans les provinces, dans les villes et dans les campagnes, d'une extrémité du royaume à l'autre? A quel signe reconnaîtra-t-on une volonté profondément nationale, intimement française, si on la méconnaît dans cette immense révolte qui n'a pour cause évidente que la fierté blessée; la fierté, brillante distinction du caractère français, blessée par la proclamation solennellement renouvelée des distinctions d'ordres, plus que l'intérêt ne l'était par les priviléges utiles? Le calcul avait souffert patiemment ce que ces priviléges avaient d'onéreux, depuis que l'exercice en était devenu modeste, depuis que la jouissance en était presque désavouée comme prérogative, depuis que l'existence en était dissimulée dans le commerce de la société. La fierté nationale semblait désintéressée par la politesse des grands, par la familiarité de la roture avec la petite noblesse; peut-être même cette fierté avait-elle éloigné le renversement des priviléges pour ne pas compromettre cette parité apparente dont la roture était jalouse. Mais du moment que les privilégiés voulurent marquer d'une empreinte nouvelle la distinction des ordres pour asseoir la différence de condition réelle, du moment qu'on eut fait ainsi des priviléges une offense personnelle pour le tiers-état, la nation perdit, au premier sentiment de cet outrage, la patience qui avait résisté si long-temps au sentiment de ses charges.
Le 4 août la noblesse et le clergé pressés par tout ce qui se passait sous leurs yeux, par toutes les nouvelles que chaque jour apportait des provinces, par l'intérêt des châteaux qu'on incendiait et des seigneurs que l'on molestait, pressés par leur conscience, firent dans l'assemblée nationale l'abandon de tous les priviléges, au nom de leurs commettans et au leur.
On abolit la qualité de serf et la main-morte, le droit exclusif de chasse, de colombier, de garenne, les jurisdictions seigneuriales; on déclara rachetables les droits seigneuriaux et la dîme; on abolit les priviléges et immunités pécuniaires; on établit l'égalité des impôts; on abolit les priviléges des villes et provinces; on promit la réformation des jurandes. Tous les citoyens furent déclarés admissibles aux emplois civils et militaires. Ainsi finit cette première époque des mouvemens de 1789.
CHAPITRE VI.
Moyens de s'assurer si la majorité nationale a persévéré et persiste encore dans sa volonté contre les priviléges.—Et d'abord, à quoi distinguera-t-on la volonté nationale de celle du gouvernement ou des factions, contre les prêtres, les nobles, la cour et l'étranger?—Deux moyens: 1o L'état des votes quand on les a recueillis; 2o l'état des sacrifices en hommes et en argent qui ont été opposes par la nation aux actes de la révolution.
Du 14 juillet 1789, époque de l'insurrection du peuple, jusqu'au 9 juillet 1815, époque de la dernière restauration de la maison de Bourbon, il s'est écoulé vingt-six années.
Dans cette période de vingt-six années, la France a eu neuf constitutions différentes, entre lesquelles ont passé 17 journées fameuses par quelque violence d'un parti contre l'autre, trois abolitions principales, et trois grandes proscriptions.
Voici le tableau des constitutions:
1o La monarchie que j'appellerai parlementaire de 1789, dissoute par les mouvemens du 14 juillet, des 5 et 6 octobre de la même année;
2o La monarchie représentative de 1790, altérée par les évènemens des 21 juin et 17 juillet 1791; dissoute par ceux des 20 juin, 10 août, 2, 3, 4 septembre 1792 et 21 janvier 1793[20];
3o La république démocratique de 1793, commençant par l'anarchie; se fondant sur la terreur; retombant de la terreur dans l'anarchie au 25 juin 1795 (9 thermidor an III)[21];
4o La république moins démocratique de 1795 (an III), qui se concentra le 18 fructidor an V (4 septembre 1797)[22], déclina vers l'anarchie en 1799, et tendit alors de nouveau à la terreur;
5o La république consulaire de 1799 (28 frimaire an VIII), ralliant au système monarchique, sous formes républicaines[23];
6o La monarchie impériale des 20 mai et 7 septembre 1804, ou 25 floréal an XII, et 15 brumaire an XIII, d'abord monarchie tempérée, ensuite mêlée de despotisme[24];
7o La monarchie royale en avril 1814; tempérée, républicaine, avec une tendance aristocratique;
8o La nouvelle monarchie impériale de 1815; tempérée, républicaine, ayant une fausse tendance à la démocratie[25];
9o La monarchie royale de 1815, modifiée par l'inamovibilité et l'hérédité de la pairie.
Voici maintenant le tableau des journées signalées par quelques violences contre le pouvoir:
1o 20 juin 1789, séance du jeu de paume. La cour avait fait fermer la salle des états-généraux, espérant mettre fin à l'insistance des communes près des deux autres chambres, pour la réunion des trois ordres;
2o Le 14 juillet 1789, prise de la Bastille, renvoi de l'armée;
3o Les 5 et 6 octobre suivant, le château de Versailles forcé, le roi emmené à Paris;
4o Le 17 avril 1791, rassemblement qui empêche le roi de quitter Paris pour aller à Saint-Cloud;
5o Le 21 juin, départ ou évasion du roi: son arrestation, son retour;
6o Le 17 juillet, fusillade au champ-de-mars sur un rassemblement qui demande le jugement du roi et sa déchéance;
7o Le 20 juin 1792, le château des Tuileries forcé, le roi insulté;
8o Le 10 août 1792, le château des Tuileries assiégé, le roi retiré à l'assemblée nationale, la royauté suspendue, le roi conduit au Temple;
9o Les 2, 3 et 4 septembre, massacre des nobles et prêtres dans les prisons;
10o Le 21 janvier 1793, exécution du roi;
11o Le 31 mai, 1er et 2 juin suivans, assaut de la commune à la convention; proscription du parti modéré par le parti exagéré, dit la Montagne;
12o Le 25 juin 1795 (10 thermidor an III), division du parti de la Montagne et proscription d'une partie par l'autre;
13o Le 6 octobre suivant (13 vendémiaire an III), attaque des sections de Paris contre la majorité de la Convention, d'accord avec la minorité;
14o Le 4 septembre 1797 (18 fructidor an V), arrestation de la minorité de la chambre des représentans par le Directoire, d'accord avec la majorité;
15o Le 9 novembre 1799 (18 brumaire an VIII), translation de la majorité à Saint-Cloud; le général Bonaparte se joint à elle; il est nommé consul;
16o Le 31 mars 1814, abdication de Bonaparte devenu empereur à titre héréditaire; retour de la maison de Bourbon;
17o Le 20 mars 1815, retour de Bonaparte et nouveau départ de la maison de Bourbon;
18o Le 19 juillet suivant, seconde abdication de Bonaparte et seconde restauration des Bourbons.
Dans ces dix-huit journées et ces neuf constitutions, on peut compter trois grandes abolitions et trois grandes proscriptions.
Abolition: de la noblesse, du clergé, de la royauté.
Proscription ou bannissement: des prêtres, des nobles émigrés, de la famille royale.
Je veux chercher dans ces constitutions, dans ces abolitions, dans ces proscriptions et jusque dans les violences populaires, ce qu'a voulu constamment la nation, ce qu'elle veut aujourd'hui, et le distinguer de ce qu'ont fait ou voulu des partis, des factions, sans le vœu ou contre le vœu de la nation.
Le vœu national a été clairement manifesté, clairement entendu, clairement satisfait à l'époque du 14 juillet, qui comprend la nuit du 3 au 4 août. Dans cette nuit du 3 an 4 août, les privilégiés ont abdiqué tous les priviléges contestés; cette nuit a été déclarée l'époque de la liberté française. Cette nuit aurait mis fin à toutes querelles si les engagemens qu'elle a vu jurer avaient été remplis avec fidélité. Sachant donc en quoi consistait au 14 juillet le vœu national, il ne s'agit que de voir s'il s'est altéré, s'il s'est étendu, s'il s'est dénaturé en traversant les vingt-six années qui se sont écoulées depuis cette époque.
Pour ne pas confondre la nation française avec ce qui peut n'être pas elle, nous aurons soin de la distinguer de son gouvernement, de son corps législatif, de ses corps administratifs et communaux, de ses orateurs, de ses écrivains, de ses journalistes; en un mot, de ses prétendus organes qui ne sont pas toujours véridiques ni infaillibles.
Il est facile de se figurer cette nation après le 4 août 1789, tenant d'une main la reconnaissance de ses droits, souscrite par les privilégiés; de l'autre les armes qui l'ont aidée à la conquérir; brillante de joie, de fierté, de courage, et se reposant de sa victoire dans le sentiment de ses forces avec lesquelles rien ne peut se mesurer. Devant elle sont les nobles, les prêtres, et (il faut bien le dire) la cour qui croit la noblesse anéantie, parce que la France entière vient de déclarer sa propre noblesse; qui déplore l'égalité, comme si les nobles étaient tombés dans la roture, tandis que c'est la roture qui a fait passer au sceau national ses lettres d'anoblissement; comme s'il y avait plus de grandeur à être roi de quelques centaines de nobles privilégiés, que d'une nation noble, de la plus noble des nations. Devant elle ces privilégiés paraissent terrassés, mais non désarmés; vaincus, mais non sans espérance. Ils se représenteront. Ils appelleront à eux l'assistance de leurs affidés: faible et inutile secours. Ils appelleront à eux l'étranger: l'étranger s'avancera, il essaiera de porter quelques coups mal assurés. Eux cependant travailleront à détacher de la cause nationale les âmes douces, les esprits modérés; ils tâcheront de les intéresser à leur sort, par les malheurs dont ils seront les victimes. Ils profiteront et de la lassitude où auront jeté de longues agitations, et des craintes qu'aura inspirées l'anarchie. Dans ces circonstances, il sera facile de reconnaître ce que fera la nation, de suivre ses mouvemens, de discerner son action et sa volonté, de s'assurer de son changement, ou de sa persévérance dans ses premières intentions contre les priviléges.
Sa volonté a eu quatre voies de manifestation qui lui sont propres, et dans lesquelles elle n'a rien d'équivoque: la première est l'émission de ses votes quand elle a été consultée; la seconde est la levée des hommes armés par elle contre ses ennemis; la troisième est la levée des contributions qu'elle a consacrées à leur poursuite; la quatrième ce sont ses levées spontanées et en masse. La force des factions, celle du gouvernement n'ont jamais pu concilier la majorité des suffrages nationaux, à des institutions, à des actes qui n'avaient pas l'assentiment général: témoin la terreur même, qui a tout ployé à l'obéissance, et n'a pu faire voter en faveur de ses agens, lorsqu'ils ont voulu la prorogation de deux tiers des conventionnels dans le premier corps législatif qui a été nommé en vertu de la constitution de l'an III (1795). Ni la force des factions, ni celle du gouvernement n'ont jamais pu faire marcher de grandes armées contre l'ennemi, ni lever des contributions proportionnées à l'immensité des besoins, ni faire lever la nation en masse, quand un profond sentiment d'intérêt public n'y a pas déterminé. Voyons donc quelles voies ont été prises contre les prêtres, contre les nobles, contre la protection de la cour, contre les entreprises de l'étranger qui a voulu se constituer le vengeur des uns et des autres.
CHAPITRE VII.
Actes de la révolution de 1789 à 1793 inclusivement: 1o concernant les prêtres; 2o concernant les nobles; 3o concernant le roi.
Nous diviserons les actes qu'on peut regarder comme appartenans à la révolution, dans la période que nous allons parcourir, en trois parties.
La première comprendra ceux qui concernent les prêtres;
La seconde, ceux qui concernent les nobles émigrés et avec eux les armées des puissances coalisées;
Et la troisième, ceux qui regardent le roi.
Les actes dans chaque partie ont été faits par différentes forces ou autorités, telles que le peuple de Paris, la commune et les sections, le directoire, le conseil du département, le corps législatif ou la convention, ou seulement par une partie de ces deux assemblées. La plupart de ces actes ont eu la sanction de la nation, d'autres ne l'ont pas eue, les uns ont eu pour motif l'intérêt de l'égalité, les autres l'irritation, la jalousie et la peur.
De ces mêmes actes, les uns sont encore subsistans, les autres n'ont été que passagers.
Le but de ce chapitre est de discerner entre les actes permanens de la révolution, ceux qui sont conformes à la volonté nationale, ceux qui peuvent y être contraires, ceux qui lui sont étrangers.
Voyons d'abord ce qui regarde le clergé.
I.
Le clergé s'était soumis dans la nuit du 4 août à souffrir le rachat des dîmes[26]. L'assemblée nationale, dans les discussions relatives au mode du rachat, juge à propos de les supprimer sans indemnité[27]. C'était un supplément aux sacrifices déjà votés.
Le clergé crie alors à la spoliation du culte: l'assemblée nationale met ses propriétés foncières sous la main de la nation, et déclare le culte, dépense nationale.
Le clergé crie au renversement de la religion: l'assemblée nationale met les biens du clergé en vente, non pour renverser la religion, mais peut-être pour renverser le clergé; ces biens sont aussitôt achetés dans toute la France, et le produit en est appliqué aux besoins de l'État.
Le clergé dépouillé de ses biens ne parut pas être assez dépouillé. On voulut lui ôter encore la grandeur, la consistance, l'ascendant dont il jouissait et dont il usait contre la constitution; on voulut lui faire perdre à la fois son influence, ses souvenirs et jusqu'aux espérances de réintégration au rang d'ordre et de premier ordre de l'État. C'était en quelque sorte une vue de police publique, relative au temps et aux circonstances. On voulut, de plus, éviter pour la suite l'influence d'un clergé trop nombreux et trop riche. Pour parvenir à ce double but, on avait trois moyens: 1o changer la circonscription des diocèses, ce qui réduisait à l'uniformité les grands évêchés alors en disproportion avec les autres; 2o régler des traitemens modiques et uniformes pour le clergé; 3o supprimer tous les bénéfices sans charge d'âme.
On voulut encore autre chose pour l'avenir: ce fut d'ôter au roi son influence sur les évêques, en lui faisant perdre le droit de les nommer. Pour y parvenir, il ne s'agissait que de rétablir les élections suivant l'usage de la primitive Église, et suivant sa pragmatique.
Pour parvenir à ces fins, les jurisconsultes de l'assemblée firent ce qu'ils appelèrent la constitution civile du clergé[28].
Leur rapport n'annonce aucune autre vue que celle de ramener le clergé aux mœurs primitives de l'Église, d'y rétablir la discipline altérée par les richesses des prélats, par la haute extraction de la plupart d'entre eux, par leur application aux affaires publiques, par la prétention déclarée de quelques uns à l'administration, et même au gouvernement du royaume. Certainement, leurs habitudes mondaines, leurs distractions de tout genre les avaient détournés des devoirs du pontificat. Les nominations royales et seigneuriales, les résignations, les permutations, les indults, les dévoluts étaient aussi des moyens bien peu propres à donner au culte des ministres dignes de leurs fonctions. Enfin la disproportion des diocèses, dont les uns ne comprenaient pas plus de vingt, trente ou quarante paroisses, tandis que d'autres en avaient de treize cents à quatorze cents, établissait entre les évêques une inégalité contraire à l'esprit de la constitution, et se refusait à l'organisation d'une hiérarchie uniforme en France. Tels furent les motifs sur lesquels on se fonda pour donner une nouvelle constitution au clergé. On l'établit sur quatre dispositions principales: circonscription uniforme des archevêchés, des évêchés et des paroisses; traitemens égaux, sous condition de résidence; élection des archevêques, évêques et curés, par le peuple; institutions canoniques, données par les évêques, sans confirmation du pape, avec qui l'institué se déclarerait simplement en communion, et qu'il reconnaîtrait pour chef de l'Église et centre d'unité.
Les évêques protestèrent contre cette constitution, le 30 octobre 1790: le 27 novembre, l'assemblée décréta que les évêques qui dans le délai fixé n'auraient prêté le serment qu'elle prescrivait seraient réputés avoir renoncé à leur bénéfice[29]. Plusieurs refusent: ils sont remplacés. Le pape dépouillé des institutions canoniques appuie les évêques. Ceux-ci déclarent qu'il y a schisme: ils alarment les consciences; ils détachent du parti populaire les âmes timorées; ils font prévaloir l'intérêt de la religion qu'ils disent menacé, sur celui de la liberté; ils rallient à leur bannière toute l'aristocratie que l'émigration n'avait pas emmenée au-delà des frontières. L'assemblée nationale est assaillie de réclamations opposées; d'une part on lui demande de réprimer les prêtres insermentés, comme perturbateurs du repos public; d'autre part, on demande des lois qui lèvent les obstacles opposés à la liberté des consciences. En un mot, la nation se désunit: elle est près de se diviser. Alors l'assemblée nationale[30] rend les prêtres insermentés, responsables des troubles qui arriveront dans les communes de leur résidence, et prescrit aux autorités de les en éloigner. Mais d'un autre côté, l'administration du département de Paris, présente une opposition aux décrets de l'assemblée; il déclare la mesure décrétée, intolérante; il supplie le roi de lui refuser sa sanction[31]. Le roi la refuse. L'assemblée nationale abolit les costumes ecclésiastiques et religieux[32], et les prêtres se font un nouveau titre de cette interdiction aux yeux de leurs affidés. L'irritation populaire les poursuit: ils se cachent. Ils célèbrent les divins mystères dans les ténèbres, la ferveur des dévots redouble, et accroît l'irritation populaire. L'assemblée nationale autorise le corps administratifs du département où il s'élèvera des troubles religieux, à déporter les prêtres insermentés, sur la proposition de vingt citoyens[33]. Le roi refuse encore ce décret[34]. Après le renversement du trône, un décret, qui n'a plus de contradicteur, ordonne aux prêtres insermentés de sortir dans la quinzaine du territoire français. Enfin, dans les derniers jours du mois d'août, des perquisitions faites dans toutes les maisons de Paris, enlèvent tous les prêtres insermentés qui s'y trouvent cachés[35]. On les jette dans les prisons, ils y sont massacrés les premiers jours de septembre[36].
Tels sont les évènemens qui concernent le clergé dans la période que nous parcourons.
II.
Pendant que le clergé est ainsi traité, que fait la noblesse et quel est son sort? Elle émigre, elle s'arme, elle appelle l'étranger à son secours; elle marche avec les Prussiens et les Autrichiens contre la France. Mais à chaque pas qu'elle fait, à chaque espérance qu'elle annonce, elle est frappée, et toujours plus rudement, par l'assemblée nationale. Tel est le spectacle qu'elle offre dans le cours des années de 1790 à 1793.
D'abord l'assemblée abolit les droits seigneuriaux qui avaient échappé dans la séance du 4 août 1789[37].
Ensuite elle abolit les corvées, dont les nobles étaient exempts; elle les remplace par des contributions dont ils supporteront le poids en proportion de leurs facultés[38].
Alors (c'était au commencement de 1790), l'émigration commençait: le comte d'Artois, le prince de Condé lui servent de ralliement. L'assemblée nationale abolit la noblesse, les armoiries, les livrées, les titres, les noms précédés de la particule féodale qui annonce la possession d'un bien noble et seigneurial; elle ordonne que les titres de noblesse gardés dans les dépôts publics de Paris seront brûlés au pied de la statue de Louis XIV[39]. Elle ordonne le brûlement de ceux qui sont dans les dépôts publics de tous les départemens[40].
En 1791, les nobles émigrés s'organisent en corps d'armée à Coblentz. Les officiers démissionnaires ou déserteurs de l'armée se joignent à eux. Monsieur est à leur tête: alors l'assemblée abolit les ordres, corporations, décorations, signes extérieurs qui supposent des distinctions de naissance[41].
Les princes français sollicitent de l'Autriche et de la Prusse des secours contre la révolution. L'Autriche et la Prusse en promettent par le traité de Pilnitz[42]. Dès que cette convention est connue, l'assemblée législative déclare les émigrés suspects de conjuration; elle déclare que s'ils sont encore en état de rassemblement au 1er janvier 1792, ils seront déclarés effectivement coupables de conjuration, poursuivis comme tels et punis de mort; que les revenus des contumaces seront perçus pendant leur vie au profit de la nation; que les princes français seront tenus pour coupables s'ils ne sont rentrés au 1er janvier, et, en attendant, leurs biens, traitemens et revenus séquestrés[43]. Elle met les biens des émigrés sous la main de la nation[44]; elle les déclare affectés à l'indemnité de la nation pour les frais de la guerre[45].
La guerre est déclarée. Les troupes de la coalition se mettent en campagne; les émigrés formant une troupe de six mille hommes, s'avancent à la suite de l'armée ennemie; cette armée entre sur le territoire français. L'assemblée nationale déclare aussitôt que les femmes et les enfans d'émigrés serviront d'otages dans la guerre qui vient de s'allumer[46]. Elle éteint les rentes qui leur sont dues par le trésor public[47]. Elle fait vendre leur mobilier[48].
En 1792, dans les Ardennes, dans la Belgique et sur le Rhin, paraissent les armées autrichiennes et prussiennes. A la fin d'avril 1792, à l'entrée de la campagne, les Autrichiens obtiennent des avantages à Mons, à Tournay; dans le mois de juillet[49], le duc de Brunswick publie un violent manifeste contre les hommes de la révolution; dans le mois d'août, les émigrés, les Prussiens, les Autrichiens entrent sur le territoire français; Longwi et Verdun tombent au pouvoir de l'ennemi; à la fin de septembre, Thionville et Lille sont bloqués; le roi de Prusse entre en Champagne: la France n'avait pas plus de quatre-vingt mille hommes dispersés à opposer à deux cent mille... Bientôt l'armée se renforce; les soldats accourent de tous les points; la bravoure s'exalte aux cris de vive la république! qui ont succédé à ceux de vive la nation! Les massacres des 2, 3, 4 et 5 septembre s'étendent à tous les nobles qui se trouvent dans les prisons.
Les coalisés, entrés le 22 août sur le territoire français, en sont sortis le 25 octobre.
L'assemblée, jugeant alors que la nation devait craindre la rentrée clandestine des émigrés en France pour y obtenir par la subversion ce qu'ils n'avaient pu obtenir par la force des armes étrangères, les bannit à perpétuité, et porte la peine de mort contre ceux qui enfreindraient leur ban[50]; elle règle les formalités à suivre pour le séquestre de leurs biens meubles et immeubles[51]; et néanmoins elle suspend la vente des immeubles jusqu'à ce que le mode de la vente ait été décrété[52].
III.
Quelle fut la marche de la cour, quelle fut à son égard la marche de la révolution, depuis le 14 juillet 1789 jusqu'à la fin de janvier 1793?
Peu après le 4 août, la cour fait venir des troupes à Versailles; la maison militaire du roi se déclare contre l'esprit populaire, contre l'assemblée nationale; elle donne une fête à un régiment de ligne, arrivant à Versailles, et y perd toute retenue; elle croit le roi menacé, et elle s'emporte en menaces. On présume alors à Paris que l'accession du roi aux sacrifices du 4 août et à la réunion des ordres n'est pas sincère. Le peuple de Paris court à Versailles, force l'entrée du château, et amène à Paris le roi à peu près prisonnier[53].
La constitution civile du clergé ayant été décrétée au mois de juillet 1790, le roi fait attendre son acceptation; mais enfin il l'accepte, et donne pour unique cause du délai qu'il a pris, le désir d'amener le clergé à la conciliation avant de lui faire une loi de l'obéissance. Mais bientôt circulent des bruits qui autorisent à douter au moins de la persévérance du roi dans les motifs de son acceptation. Il se répand, dans le mois d'avril 1791, qu'il a quitté son confesseur qui avait prêté le serment, pour en prendre un qui l'avait refusé; qu'il se propose d'aller à Saint-Cloud pour éviter de recevoir à Paris la communion pascale des mains du curé de sa paroisse qui était assermenté. Ce dernier bruit excite de vives alarmes dans Paris, où la présence du monarque était jugée nécessaire pour l'accomplissement de la révolution. Le 17 avril 1790, le roi se dispose en effet à partir pour Saint-Cloud. Sa voiture l'attend. Le peuple s'attroupe à la porte du palais, arrête la voiture, fait remonter le roi dans ses appartemens[54]. C'était toujours, il est vrai, le peuple de Paris; mais en attendant que nous puissions reconnaître le sentiment de la France entière sur cet évènement, nous remarquerons qu'une adresse du directoire du département de Paris au roi, rédigée par deux personnes fort peu disposées à applaudir aux violences populaires et aux manquemens envers le monarque, MM. de Talleyrand-Périgord et Pastoret, assurent au roi que les quatre-vingt-trois départemens du royaume ont les mêmes défiances et forment les mêmes vœux que la capitale[55].
Le 21 juin, le roi, las et plus encore inquiet de sa position à Paris, en part secrètement et de nuit, avec la reine et madame Elisabeth, pour se rendre, a-t-il dit, dans une place de la frontière voisine du point où les émigrés étaient rassemblés. Le 22 il est arrêté à Varennes et ramené à Paris.
Monsieur partit en même temps que le roi. Mais il se rendit hors de France, et rien ne fit obstacle à sa sortie.
Le préambule du traité de Pilnitz[56] commence par cette phrase: «Sa Majesté l'empereur et Sa Majesté le roi de Prusse ayant entendu les désirs et les représentations de Monsieur frère du roi de France, et de M. le comte d'Artois, se déclarent conjointement qu'elles regardent la situation où se trouve actuellement Sa Majesté le roi de France comme un objet d'intérêt commun à tous les souverains de l'Europe.»
Le peuple de Paris, et, il faut le dire, l'assemblée nationale elle-même, s'étaient tellement accoutumés à regarder la présence du roi à Paris comme nécessaire à l'achèvement de la constitution, et son absence comme le signal du renversement de la liberté, et d'ailleurs la crainte d'une contre-révolution était si vive et si générale, que, sans avoir l'intention de retenir le roi prisonnier aux Tuileries, je dirai même avec de l'horreur pour une pareille idée, de fait, chacun voulait qu'il y restât, chacun regardait comme criminelle l'idée d'en sortir. On supposait que le roi devait s'y trouver libre, par la raison qu'il devait regarder comme une obligation d'y être, et comme désastreux qu'il n'y fût pas.
On peut se demander si avec un caractère moins incertain, le roi aurait eu besoin d'être à Paris pour faire naître la confiance due à ses intentions; ou si étant à Paris, il n'aurait pas pu imposer assez de respect pour y être libre. On peut se demander aussi si c'était de l'étranger qu'il pouvait attendre des secours gratuits et honorables. Mais on ne peut se dissimuler qu'il était aussi naturel au roi, d'après son caractère, de vouloir s'échapper de Paris, qu'aux habitans de Paris de vouloir qu'il y demeurât.
Le roi revenu de Varennes, le peuple de Paris voulut qu'il fût jugé comme coupable d'émigration, de trahison, d'appel des armées ennemies et des émigrés sur le territoire français.
L'assemblée nationale, en ceci véritable organe de la justice et de l'intérêt national, déclara le roi inviolable[57]. Le peuple, poussé par une faction qui n'a été inconnue qu'à celui qu'on croyait en être le chef, et qui en a été la victime[58], se rassemble le lendemain au Champ-de-Mars pour y signer une pétition tendante à la déchéance: aucune négociation ne peut empêcher le rassemblement, aucune représentation ne peut le dissoudre.
Il fallut publier la loi martiale[59]. Il fallut l'exécuter et faire tomber 50 ou 60 victimes pour que le reste se dispersât et s'éloignât.
Le rassemblement comprenait des gens de la faction dite d'Orléans (qui serait mieux nommée coterie de Laclos), des républicains qui reconnaissaient pour chef Brissot, des patriotes constitutionnels, des curieux. Le canon ne put choisir, et fit beaucoup de victimes innocentes.
L'assemblée nationale travaillait alors à la révision de l'acte constitutionnel; elle avait senti la nécessité de revenir sur quelques dispositions plus républicaines que monarchiques. Elle voulait rendre de la force à l'autorité royale, qui jusque là avait paru ne pouvoir être trop affaiblie: tant on avait vu d'obstacles à aplanir autour d'elle, pour parvenir à la régénération qu'on voulait. Quand la révision fut achevée, l'assemblée présenta l'acte au roi[60] avec des formes propres à rappeler vers lui les respects publics; et elle mit fin à ses travaux.
Le corps législatif s'assemble[61], suivant le vœu de la constitution. A peine est-il en fonctions que la mésintelligence s'établit entre lui et la cour. Le roi refuse la sanction au décret du 29 novembre 1791, contre les prêtres insermentés[62]. Ces prêtres, autorisés par son refus, enhardis par la coalition de Pilnitz, excités par la correspondance des émigrés, d'insermentés deviennent hautement insoumis, et bientôt réfractaires.
Le roi, pressé de prendre des mesures pour faire rentrer ses frères en France, et faire dissiper les rassemblemens des émigrés sur la frontière, fait des proclamations, des invitations, des sommations, qui ne produisent rien. Toute la France l'accuse d'être d'intelligence avec les princes, et suppose qu'une convention secrète annulle d'avance tous les actes publics qui leur sont adressés. Les membres du directoire du département de Paris, M. le duc de La Rochefoucauld, M. de Talleyrand-Périgord, M. Garnier, etc., déclarent au roi[63] que sa patience à l'égard des émigrés autorise à l'accuser au moins de faiblesse. «Trop long-temps, porte leur adresse, ils ont insulté à votre bonté, à votre patience; il est urgent, INFINIMENT URGENT que, par une conduite ferme et vigoureuse, vous mettiez à l'abri de tous dangers la chose publique et vous qui en êtes devenu inséparable; que vous vous montriez ENFIN tel que votre devoir et votre intérêt vous obligent d'être: l'ami imperturbable de la liberté, le défenseur de la constitution et le vengeur du peuple français qu'on outrage.» Ces paroles, écrites par des personnes sages et en position de connaître la conduite de la cour, accréditent les accusations qui se pressent contre elle. La défiance agite et tourmente tous les amis de la liberté. Les citoyens qui avaient le plus conservé dans leur cœur la religion de la royauté, et qui se permettaient le moins de suspecter la véracité du roi, disaient que le comité autrichien[64] agissait contre sa volonté, mais non pas tout-à-fait à son insu; qu'il ne l'approuvait pas, mais qu'il ne faisait rien pour l'empêcher; qu'il croyait avoir satisfait à ses devoirs en conformant ses actions personnelles à ses promesses, et qu'au fond on ne pouvait avec justice exiger de lui rien de plus; que son caractère ne lui permettait pas de surveiller et de contenir des oppositions domestiques; qu'il craindrait d'être ingrat en s'armant de rigueur contre des personnes dévouées à sa cause; que le nouveau système, malgré les amendemens de la révision, laissait toujours une fâcheuse distance entre sa condition passée et sa condition future; que le mouvement prolongé de la révolution, la diversité et la violence des partis, rendaient d'ailleurs très douteux qu'il pût conserver l'autorité constitutionnelle, quand même il s'attacherait fortement à la constitution; que, par ces raisons, il devait quelquefois s'abandonner aux fluctuations naturelles à son esprit, suivre les variations des circonstances, et voir sans animadversion les efforts de personnes affectionnées qui, sans exiger de lui un concours propre à le compromettre, se chargeaient de lui ouvrir quelques chances de réintégration. Ces considérations, très justes, mais trop abstraites pour entrer dans tous les esprits, et trop faibles pour s'y placer avec avantage à côté des idées de liberté et d'égalité qui passionnaient toutes les âmes, n'empêchaient pas le mécontentement général.
La campagne s'ouvre au mois d'avril 1792. La fortune est d'abord contraire à nos armes en Belgique. On crie aussitôt à la trahison: on accuse la cour, les généraux, M. de Lafayette qu'on dit être complice de la cour. Les accusations se pressent, dans les clubs, dans la commune, dans l'assemblée législative; on n'épargne point la personne du roi.
Dans ces circonstances, que va prononcer l'assemblée? Elle licencie la garde royale. Elle ordonne la formation d'un camp de vingt mille hommes sous Soissons. Ces vingt mille hommes devaient être fournis par les départemens et choisis entre les patriotes[65]. La sanction de ce décret est refusée. Le peuple est révolté de ce refus. Récemment privé de sa garde, le roi ne voyait dans le projet d'un camp à Soissons, qu'un plan d'attaque contre sa personne, et le peuple n'y voyait qu'une défense contre l'ennemi[66]. Des deux parts on ne découvrait que la moitié de la vérité; mais des deux parts on était de bonne foi: le peuple peut être féroce; il est impossible qu'il soit rusé.
Le refus de la sanction royale au décret rendu pour le camp de Soissons, était, aux yeux du peuple, l'éclatante manifestation du projet de livrer Paris à l'étranger. Le 20 juin un rassemblement furieux force l'entrée des Tuileries; soixante mille personnes[67] s'introduisent dans les appartemens. Le roi est insulté, outragé; des forcenés crient à ses oreilles: à bas le veto; d'autres lui commandent la sanction des décrets concernant les vingt mille hommes, d'autres celle du décret concernant les prêtres insermentés. La reine est aussi l'objet des plus violens outrages.
Malgré les défiances généralement répandues contre la cour, les évènemens de cette journée remplirent d'indignation toutes les âmes où s'était conservé quelque sentiment de respect pour le roi et pour la royauté. Les soupçons de mauvaise foi qui s'étaient élevés contre la cour semblaient s'affaiblir dans les esprits modérés, par le sentiment de si énormes attentats. S'il était vrai qu'il y eût des intelligences entre le roi et l'étranger, elles semblaient justifiées par ces excès du 20 juin qui en rappelaient d'antérieurs; si elles n'étaient pas établies, on prévoyait qu'elles allaient infailliblement l'être.
Une délibération du conseil général du département de la Seine, l'arrivée subite de M. de Lafayette à Paris, son discours au corps législatif contre les auteurs des évènemens du 20 juin, entretiennent, autorisent l'indignation des citoyens contre eux. Le conseil du département suspend de ses fonctions le maire de Paris, Péthion, accusé d'avoir favorisé le mouvement de cette journée, et ordonne des poursuites contre d'autres fonctionnaires. Le roi, dans son conseil, confirme la délibération du conseil général du département. M. de Lafayette se présente à la barre du corps législatif, demande, au nom de son armée, la poursuite de tous les coupables.
Le peuple ne devient que plus menaçant et plus redoutable; il crie dans les rues, on écrit sur les chapeaux, Péthion, ou la mort; et l'assemblée nationale se prononce en faveur de ce vœu.
Elle réintègre d'abord le maire dans ses fonctions; ensuite, pour réponse à M. de Lafayette, elle délibère pendant plusieurs jours si elle le mettra en accusation. Une faible majorité décide que M. de Lafayette ne sera point accusé; mais le peuple, furieux, insulte, maltraite, à la sortie de la séance, les membres de cette majorité[68].
La nation, étonnée, balance entre la cour et ses représentans; elle ne sait si c'est la liberté qui se défend, ou la licence qui triomphe; le manifeste du duc de Brunswick, du 26 juillet 1792, l'éclaire et la décide.
Cet écrit imprudent attaque la révolution, ses auteurs et ses appuis; il menace la liberté: plus de doute alors, plus d'hésitation. L'étranger se déclare l'ami de la cour et l'ennemi des citoyens: donc, s'écrie-t-on la cour est l'amie de l'étranger, l'amie de nos ennemis, donc elle est notre ennemie.
La constitution portait, art. VI: «Si le roi se met à la tête d'une armée et en dirige les forces contre la nation, ou s'il ne s'oppose pas par un acte formel à une telle entreprise qui s'exécuterait en son nom, il sera censé avoir abdiqué la royauté.» Dans la France entière retentit ce cri: La déchéance! Une députation des quarante-huit sections de Paris vient, le 3 août[69], la demander à la barre de l'assemblée nationale. Dans la nuit du 9 au 10 août, deux faubourgs, précédés d'un bataillon de Marseillais, marchent sur le palais des Tuileries, rangent en batterie douze canons au Carrousel, en face du château, pour forcer l'abdication du roi. Il était alors cinq heures du matin: de quarante mille hommes de la garde nationale qui, la veille, à onze heures du soir, étaient sous les armes dans les sections, prêts, disaient-ils, à repousser les faubourgs, il ne s'en trouvait plus une compagnie sur pied; tout était rentré chez soi vers minuit; un seul bataillon de garde était dans la cour royale, avec un bataillon suisse et quelques canonniers de la garde nationale qui quittèrent leurs pièces quand ils entendirent la réquisition de repousser la force par la force. Les habitans de Paris voyaient avec effroi le mouvement des faubourgs; mais ils ne voulaient pas prendre sur eux de le réprimer. Ils craignaient d'avoir à rendre compte à la France entière, non du sort de quelques perturbateurs, mais du sort de la révolution: personne n'osant prononcer entre le désordre manifeste d'un côté et ce qu'on disait des manœuvres cachées de l'autre.
Le roi sans défense, ou du moins sans moyens de défense suffisans, alla chercher un refuge dans le lieu des séances du corps législatif. Il y entra vers sept heures du matin. Il y fut reçu en roi, et probablement il lui aurait suffi de quelques dispositions concertées avec l'assemblée pour la garantie de l'État, et de quelques démonstrations nouvelles de sincérité, pour qu'il pût quelques heures après retourner en roi dans son palais, si la plus déplorable fatalité n'eût voulu que le bataillon de Suisses, postés au château, engageât un combat meurtrier avec ce peuple que sa lassitude allait disperser, et si le sang versé dans ce malheureux moment n'eût rendu le roi et le peuple à jamais irréconciliables. Il périt quatre ou cinq cents hommes. Le peuple alors accourut dans l'assemblée nationale et demanda vengeance. L'assemblée se borna à ordonner la suspension du pouvoir royal. C'était accorder le moins qu'il était possible. Mais bientôt la fureur populaire croissant par le compte et la connaissance des victimes, et surtout par les incitations de l'exécrable commune qui s'était instituée d'elle-même pendant la nuit, demanda la tête du roi, et l'assemblée nationale se vit dans l'alternative forcée de le constituer prisonnier au Temple, ou de le voir immoler dans son sein. L'assemblée l'envoya au Temple, suspendit son autorité et convoqua une convention nationale pour le 1er octobre suivant.
M. de Lafayette apprit à Sédan la catastrophe du 10 août. Des commissaires du nouveau pouvoir exécutif étaient venus en informer l'armée, et s'assurer de son acquiescement. M. de Lafayette refusa de les reconnaître. La municipalité de Sédan, le conseil-général du département des Ardennes, déclarèrent qu'ils ne voyaient dans ces commissaires que des agens d'une faction criminelle; on les arrêta, on les incarcéra. M. de Lafayette rassemble l'armée, lui fait prêter un nouveau serment de fidélité à la constitution de l'an II. Son intention était manifestement de faire marcher ses troupes sur Paris, non dans les mêmes vues que les émigrés et les étrangers, non pour dégager de la constitution le roi qui l'avait jurée, mais au contraire pour l'y engager plus certainement en le délivrant d'une indigne prison, et en lui prouvant, par une telle marque de fidélité, ce qu'un monarque constitutionnel pouvait attendre des amis de la constitution. Le sort en avait autrement décidé. Les soldats crurent à la trahison de la cour: marcher au secours du roi, contre les autorités constituées de Paris, contre les hommes de la révolution, c'était, disaient-ils, tourner le dos aux étrangers campés sur la frontière, pour prendre la même direction qu'eux; c'était faire l'avant-garde des armées ennemies; c'était s'employer à la ruine de la liberté, de l'égalité: de l'égalité si nouvelle dans l'armée, et si chère aux espérances de gloire et de fortune qu'elle avait conçues. Telle était à ses yeux la conduite qui lui était tracée. On annonça aux troupes un décret qui mettait Lafayette en accusation; elles méconnurent leur général. On leur annonça un autre décret qui mettait Lafayette en arrestation; elles déclarèrent qu'elles devaient obéissance aux décrets, et fidélité à la nation.
M. Lafayette fut obligé de fuir avec M. de Latour-Maubourg, son digne et noble ami. Poursuivis par l'ingratitude populaire, par l'injustice de l'armée, par la haine redoutable des amis de la cour, la déloyauté de l'étranger leur ouvrit pour asile des cachots, leur donna pour protecteurs des geôliers, et pour adoucir leur malheur commun, les sépara.
Toutes les armées, toutes les autorités constituées envoyèrent, comme l'armée de M. de Lafayette, leur adhésion aux décrets du 10 août. Elles en donnèrent de nouvelles après le 21 janvier.
Si le 10 août n'avait pas fait cesser le pouvoir royal, l'étranger n'aurait-il pas eu la facilité de venir à Paris, de s'ingérer dans la constitution, de faire la loi au corps législatif, ou de le dissoudre, de rétablir l'ancien régime ou d'établir un régime équivalent ou pire? Ce même étranger n'aurait-il pas été maître de se faire payer par la nation les frais de son entreprise, peut-être de démembrer le territoire, d'y séjourner le temps qu'il aurait voulu, d'y lever des contributions, d'y vivre aux dépens du pays? Le roi pouvait-il, voulait-il opposer à l'invasion une résistance suffisante? Son impuissance ou sa mauvaise volonté n'étaient-elles pas constatées par l'état des places, par l'état des armées? A part toute volonté, n'était-il pas certain et avoué que le roi n'avait que 90,000 hommes à opposer à 200,000 Autrichiens ou Prussiens qui s'avançaient vers la frontière? N'était-il pas évident qu'un recrutement était impossible dans l'agitation et la défiance qui travaillaient tous les esprits? En un mot, l'ennemi qui, avec des forces supérieures, était à nos portes, l'ennemi, d'accord avec les princes, l'ennemi, marchant au nom du roi, n'aurait-il pas bravé le roi lui-même, quand ce prince aurait eu la volonté de l'empêcher d'entrer en France en vainqueur, de la ravager, de la partager? Oui. On peut dire sans hésiter: oui; parce que les hommes les plus dévoués à la patrie craignaient la trahison des ministres et des généraux; oui, parce que les faibles étaient disposés à se faire un prétexte du danger de cette trahison, pour servir mollement ou se laisser aller à la défection; oui, parce qu'il ne dépendait pas du roi, au milieu de 1792, quelle que pût être alors sa bonne volonté, de dissiper les soupçons de malveillance qui s'étaient élevés contre lui depuis près de trois ans. Il ne pouvait faire croire à sa bonne volonté, parce que précédemment il avait témoigné un sentiment contraire[70], il ne pouvait faire croire à sa sincérité, parce qu'il avait antérieurement donné une adhésion qu'il avait ensuite désavouée; il ne pouvait faire croire à une forte animosité ni contre ses frères, marchant au milieu des étrangers avec la noblesse française, ni contre ces étrangers appelés par ses frères, contre ces étrangers armés pour des intérêts dont il s'était constamment occupé, et dont il était fort naturel qu'il s'occupât, armés pour des griefs qu'il avait lui-même exposés dans sa déclaration du 20 juin, et qui s'étaient fait précéder de manifestes et de proclamations rédigés dans un sens absolument opposé à celui des actes de cette nature, puisqu'ils y affectaient un merveilleux dévouement pour le roi en déclarant la guerre à la nation. Comment concevoir que cette nation confiât des forces nouvelles pour sa défense au prince dont les ennemis qu'elle avait à combattre se déclaraient les amis, au prince dont les intérêts étaient le prétexte de leur agression? S'il est sur la terre une nation capable de porter la confiance jusqu'à l'aveuglement, et la générosité jusqu'à l'abandon dans la défiance même, c'est la nation française. Mais ce n'est pas quand il s'agit d'un intérêt aussi étroitement lié à son honneur, que celui de son indépendance. La France a mis quelquefois sa grandeur à tout risquer; mais par honneur et par affection. Elle aurait pu être alors, comme depuis, prodigue de ses trésors et de son sang pour la satisfaction personnelle d'un prince dont l'ambition l'aurait mécontentée et pour l'exécution de projets qu'elle aurait désavoués: mais l'idée de livrer à la trahison des victimes destinées au char de triomphe de l'étranger, a dû la trouver intraitable; et par cela seul qu'elle avait à craindre, en donnant de nouvelles forces au roi, de les livrer à l'ennemi, elle devait être à son égard plus qu'avare de ses secours.
Il se peut qu'il y ait eu de l'injustice dans les appréhensions nationales; mais elles étaient au moins excusables; il aurait fallu bien du temps et bien des explications pour les dissiper; en attendant, c'est un fait qu'elles empêchaient de donner au roi des forces pour résister à l'ennemi qui s'avançait. Et quand la nation se serait résignée à accorder une armée, qu'il y a loin d'une levée difficilement consentie, plus difficilement, rassemblée, à une armée qui se forme par le dévouement de ceux qui la votent et de ceux qui la composent! qu'il y a loin d'une soumission défiante à l'élan et à l'enthousiasme!
La nation s'est donc trouvée dans l'alternative de périr, ou de détrôner le roi; le détrônement a donc été un sacrifice nécessaire à son salut, soit qu'il fût ou non un acte de justice.
Une seule chose aurait pu en dispenser, aurait pu même rendre la conservation du roi utile à celle de la France; c'aurait été qu'il déclarât aux ennemis qu'à leur entrée sur le territoire, il descendrait volontairement de ce trône où ils avaient l'insolente prétention de l'affermir, et où ils l'avaient exposé à la honte de paraître leur complice; de ce trône dont leur protection le rendrait indigne, si elle était impuissante contre le peuple français; et qu'elle rendrait indigne de lui, si elle pouvait en triompher. Ah! comme la nation se serait dévouée pour un prince qui, par cette héroïque menace, se serait identifié avec elle! Mais une telle gloire n'était pas réservée au faible et malheureux Louis, il se l'était interdite par son acquiescement aux sollicitations de ses frères.
Si le roi restant sur son trône, la nation devait devenir la proie de l'étranger, peut-on mettre en principes qu'elle dût préférer l'invasion de son territoire au renversement du roi, le danger de son propre anéantissement au détrônement du monarque? Une nation a-t-elle plus qu'un particulier le droit de faire le honteux abandon de son existence? Eh! la conquête qui pouvait anéantir la France n'était-elle pas aussi l'engloutissement du trône? Livrer la France à l'étranger, n'était-ce pas aussi lui livrer la couronne? Était-ce un grand avantage pour le roi d'en être dépouillé par l'étranger, sur les décombres de la France, plutôt que par la France qui, la sauvant des outrages de la conquête, pouvait à la suite la rendre au roi intacte et honorée? Et s'il avait pu vouloir mettre son trône, son sceptre et sa couronne à la merci de l'étranger, plutôt que les restituer à la nation, lorsqu'elle en avait besoin pour son salut, aurait-il été bien digne d'en rester dépositaire?
Nous avons parlé de la commune qui s'est formée dans la nuit du 10 août. Ce jour même elle s'arrogea le pouvoir suprême. Elle dicta quelque temps des lois au corps législatif; elle rebuta celles qui n'étaient pas conformes à ses volontés. Lorsqu'à la fin du mois d'août on apprend dans la capitale que Longwi est pris, que Verdun et Thionville sont menacés, la commune fait fermer les barrières, met toute la garde nationale sous les armes, fait fouiller le domicile de tous les habitans, en fait arracher tous les hommes désignés comme ennemis de la patrie. On arrête dans cette nuit six mille personnes, on les jette dans les prisons; une grande partie étaient des ecclésiastiques. Le 2 septembre, à midi, le canon d'alarme se fait entendre sur le Pont-Neuf: c'était le signal d'un massacre dans les prisons, dans ces prisons encombrées trois jours avant de malheureux arbitrairement arrêtés. Elles deviennent d'horribles boucheries. Tout Paris se remplit d'effroi: cependant, et c'est ici un fait bien remarquable, ces trois coups de canon qui étaient le signal du massacre, étaient en même temps le signal de l'enrôlement des citoyens appelés au secours de la patrie. Des estrades étaient établies dans les carrefours, dans les places publiques, pour recevoir leur soumission et les inscrire; et chose étonnante! des magistrats s'y étant établis lorsque le canon se fit entendre, les citoyens y affluèrent; une armée de quarante mille hommes fut ainsi formée en trois jours par l'enthousiasme de la liberté, pendant que la férocité la plus impitoyable massacrait impunément dans les prisons!
Le 21 septembre 1792 s'ouvrirent les séances de la convention nationale. Longwi et Verdun étaient pris, Lille bloquée, la tranchée ouverte devant Thionville, le roi de Prusse en Champagne, à la tête de son armée. Le premier acte de la convention fut d'abolir la royauté, de proclamer la république. Six cent mille hommes qui étaient en marche sur tous les points de la république pour se rendre aux armées, apprennent que l'égalité vient d'être consacrée par une constitution qui n'admet plus ni cours, ni grands, ni nobles, et qui appelle aux plus hautes distinctions tous les gens de mérite; que chacun va se battre pour soi, particulièrement pour soi, en même temps que pour la patrie. Le cri de vive la république remplace celui de vive la nation et résonne encore plus fortement dans les âmes. La marche des défenseurs déjà rapide s'accélère encore; ils sont comme précipités sur l'ennemi par l'impétuosité de leur mouvement. Ils sont victorieux à Valmy le 20 septembre, et l'établissement de la république et l'indépendance nationale sont assurés. Le 30 septembre, l'ennemi battu, commence sa retraite. Le 23 octobre il ne reste des armées étrangères en France que les cadavres étendus sur le champ de bataille.
Une telle inauguration de la république devait disposer toutes les âmes à la générosité et assurer l'existence de Louis XVI. Le roi semblait n'avoir plus rien à redouter pour sa personne, du moment que la royauté n'était plus à craindre; ses amis pensaient qu'aucun intérêt ne sollicitait sa perte, depuis qu'il ne lui restait aucun moyen de vengeance. Bien des gens ont pensé, non sans quelque fondement, que la proclamation de la république, cette proclamation subite à laquelle personne ne s'attendait, pas même ceux qui l'ont proposée, a été suggérée par M. de Montmorin, le 10 août, à un homme du parti populaire, comme un moyen de sauver le roi; et en effet, c'était au moins une chance favorable au milieu de tant d'autres qui étaient contraires; et il est certain qu'une partie de la convention, fort attachée aux idées monarchiques, s'était néanmoins décidée pour la république dans l'espérance d'écarter le danger qui menaçait le roi. Vaines illusions!
Jusqu'ici nous avons vu les évènemens de la révolution conduits par deux passions, l'amour de l'égalité et l'irritation dans les contrariétés qu'elle avait éprouvées. Ici se découvrent deux autres principes qui vont concourir, jusqu'à l'époque du 18 brumaire an VIII, à tout le mouvement des affaires publiques: ce sont la jalousie et la peur.
Deux partis se disputent le pouvoir à l'ouverture de la convention: le parti de la Gironde et le parti de la Montagne[71].
L'esprit, le talent, le savoir, un patriotisme énergique, joints à une certaine douceur de mœurs, distinguaient le premier; mais point d'expérience, et une présomption qui aveuglait souvent: le second était composé de patriotes farouches, ignorans, âpres, jaloux, audacieux, entreprenans, sans ménagement. Les Girondins avaient l'ambition de gouverner, et parce qu'ils s'en jugeaient capables et parce qu'ils jugeaient que leurs adversaires ne l'étaient pas. Les Montagnards se sentant incapables de gouverner, ne voulaient pas de gouvernement. Ils ne voyaient de position pour eux que dans l'anarchie.
Les Girondins, maîtres de la tribune, y exerçaient l'influence d'une forte logique, l'ascendant d'une haute éloquence, mais se plaisaient trop à en user pour quelque intérêt offensé grièvement par le parti contraire: les Montagnards ne pouvant répondre aux beaux discours, firent la guerre aux orateurs et les vouèrent à la proscription. Ils désignèrent les hommes de la Gironde à la haine populaire, sous le titre de faction des hommes d'État; la Gironde les appela faction des hommes de sang ou hommes de proie.
Ils étaient en effet hommes de proie, les principaux chefs de la Montagne. Ils sortaient de cette commune qui aggrava par des actes de férocité inouïs, les malheurs que vit la journée du 10 août, de cette commune à jamais exécrable par les massacres de septembre, et qui, poursuivie par la clameur publique, avait besoin de trouver un refuge dans la puissance conventionnelle. Elle se l'était assuré ce refuge, en faisant nommer à la convention ses membres les plus énergiques, ou plutôt les plus violens. Disons mieux, elle s'était assurée de la convention elle-même. Quand ces monstres proposaient leurs atrocités à la tribune, la commune faisait rugir, autour du lieu des séances, ses aveugles affidés; il fallait que l'assemblée y souscrivît. Et quand des clameurs vengeresses s'élevaient dans la convention contre la commune, ses complices étaient à la tribune pour la défendre et faire l'appel de tous ses auxiliaires et de ses partisans. Ce règne commun de la municipalité et de la Montagne commença avec la convention et dura deux ans.
La justice nationale avait de dignes organes dans les députés de la Gironde, la vengeance publique s'exerçait déjà par des discours éloquens qui invoquaient la rigueur des lois. La peur, qui s'attache au crime, fit conspirer la perte de la Gironde, et cette peur, fille et mère de la cruauté, cette peur qui ne s'exprimait que par la menace, aidée de cette basse jalousie qu'il est si ordinaire de trouver unie à la lâcheté, força les faibles de concourir à ses desseins.
A la fin de 1792, le malaise du peuple, causé par la rareté des subsistances, ajoutait à son déchaînement contre le roi. Cette rareté était attribuée aux manœuvres de la cour; c'était, disait-on, une nouvelle manière de faire périr le peuple, ajoutée aux massacres du 10 août dont la Montagne demandait toujours vengeance, et qui ne pouvaient, selon elle, être expiés que par la mort du roi.
La Gironde qui, le 10 août, avait voulu résister à la fureur populaire et sauver ensemble le roi et la royauté, s'était déclarée, dans la convention même, contre tout attentat sur la personne du roi.
Les Girondins furent considérés comme complices du roi, parce qu'ils avaient été ses défenseurs: livrer le roi à la fureur populaire, c'était donc y livrer les députés de la Gironde; c'était les conduire à l'échafaud que l'y faire monter. Il fut donc décidé par la Montagne et la commune, que le roi serait jugé, c'est-à-dire condamné. De ce moment, la correspondance des clubs, celle de la commune, les journaux du parti, ne cessèrent de provoquer les adresses et des pétitions d'autres communes, d'autres clubs, de toutes les administrations de la France, pour le jugement et la condamnation du roi. Les adresses affluèrent. Alors on y avait grande foi, à ces adresses, qui, comme on l'a tant vu à la suite, s'attiraient les unes les autres, enchérissaient sur celles qui les avaient précédées, comme pour se faire pardonner d'être venues plus tard, et souvent démentaient par peur ou par une soumission intéressée, de précédentes adresses rédigées dans un sens opposé, et donnaient toujours la dernière pour la seule franche, libre et vraie; ces adresses étaient prises alors pour l'expression de la volonté générale. Et comment ne s'y serait-on pas mépris à la troisième année de la révolution; on s'y trompait encore à la vingtième, à la vingt-cinquième[72].
Le 3 décembre 1792, un décret ordonna que le roi serait jugé par la convention. La discussion, déjà ouverte depuis quelque temps, continua jusqu'au 7 janvier suivant. Pendant cet intervalle, les Montagnards manœuvrèrent, de concert avec la commune, contre la Gironde. Les orateurs de la Montagne, les Marat, les Robespierre, étaient en première ligne. Ils étaient sans cesse à la tribune chargeant le roi d'imputations et d'épithètes odieuses. Ils qualifiaient de traîtres, d'ennemis du peuple, les députés qui voulaient le sauver par l'appel au peuple ou par un sursis à l'exécution du jugement; et la Gironde était à la tête de ce parti. Les tribunes publiques étaient pleines de furieux qui remplissaient la salle d'applaudissemens à chaque outrage fait par la Montagne aux orateurs du parti modéré; et parmi ces orateurs, la Gironde était au premier rang. Quand les discussions s'échauffaient, les tribunes prenaient parti, se mettaient en révolte pour les Montagnards. Pendant que les plus violentes agressions jetaient le désordre dans l'assemblée, une troupe de forcenés investissait la salle de ses séances, était informée, par les gens apostés dans les tribunes, de ce qui se passait dans l'intérieur, faisait entendre ses rugissemens quand elle en recevait l'ordre, menaçait, insultait à leur sortie les députés qui n'avaient point opiné pour la mort. Derrière cette seconde ligne étaient les Jacobins, comme réserve du parti montagnard et comme centre des correspondances avec toutes les sociétés affiliées. Venaient ensuite les quarante-huit sections de Paris, qui, quelques jours avant le jugement du roi, s'étaient établies en séance permanente. Presque toutes animées du même esprit que la commune, elles avaient éloigné de leurs séances, par une permanence inconciliable avec les devoirs et les intérêts domestiques, les gens paisibles et les esprits modérés; elles délibéraient sur les discussions de la convention, sur les partis qui la divisaient, et s'accordaient à déclarer traîtres les députés qui hésitaient à prononcer la mort. Enfin, la commune était comme le quartier-général d'où se commandaient les manœuvres extérieures; c'était de là que les Marat et les Robespierre dirigeaient les sections et les groupes établis dans tous les lieux publics. Les Montagnards ne prenaient pas la peine de déguiser le pouvoir de la commune; ils aimaient au contraire à l'exagérer, pour l'opposer effrontément à la convention. Dans la séance du 15 décembre, un membre s'étant plaint de ce qu'on avait séparé le roi de sa famille, l'assemblée avait décrété que la communication serait rétablie. Un Montagnard osa dire à la convention: «Vous l'ordonnez en vain; si le corps municipal ne le veut pas, le décret ne sera point exécuté.» Les Montagnards étaient plutôt les auxiliaires de la commune, que la commune n'était l'auxiliaire des Montagnards. Le parti modéré voulait-il faire cesser la permanence des sections, l'insolence des tribunes, les rassemblemens tumultueux qui entouraient la salle des séances? Les Montagnards faisaient arriver à la barre des députations de sections, ou de la commune elle-même, et ils doublaient leurs troupes d'investissement. Les orateurs des députations accusaient de l'agitation publique, du défaut de subsistances, du malheur du peuple, la lenteur que la Convention mettait à punir le tyran et ses satellites. On demandait que la faux de l'égalité se promenât enfin sur toutes les têtes coupables. On demandait sans détour la mort du roi. On offrait des bras au parti énergique et républicain: on menaçait l'autre d'une mesure de sûreté générale; on faisait entrevoir un nouveau 2 septembre, et le courage de la majorité défaillait à cette idée. On ne trouvait dans la majorité des habitans de Paris aucun secours contre une telle oppression; elle avait prévu les évènemens du 10 août et ne les avait point prévenus; elle avait vu les massacres de septembre et ne les avait point empêchés. Cette capitale était-elle devenue la plus méprisable des cités, la honte de la nation française? Certes on n'hésiterait pas à le reconnaître si la cour n'avait inspiré tant de défiance, si l'on n'eût généralement regardé le roi comme coupable, si son crime n'eût été déclaré constant par les députés même qui ensuite se sont le plus courageusement opposés à la peine capitale.
Les Parisiens, non plus que les Français, ne voulaient point la mort du roi; mais ils ne voulaient point la réintégration du trône, ni la rentrée des prêtres, ni celle des émigrés, ni en un mot la contre-révolution.
Le parti Montagnard, organisé comme nous l'avons dit, n'avait aucune retenue dans son animosité contre le parti de la Gironde. A la séance du 3 décembre, les Montagnards proposèrent la récusation de tous les hommes de talent qui avaient passé du corps législatif dans la convention, sous prétexte que dans un papier trouvé aux Tuileries, on avait présenté au roi les hommes de talent de cette assemblée, comme bien disposés pour sa personne. Marat désignait tous les jours dans ses feuilles sanguinaires ce parti à la fureur du peuple, et cette fureur s'autorisait de l'unanimité des opinions qui déclaraient le roi coupable.
On croyait que ne pas le punir de mort, c'était l'absoudre; que l'absoudre c'était le rétablir dans sa puissance. L'inviolabilité, comme doctrine politique, n'entrait pas dans la tête du peuple; comme maxime religieuse, elle en était sortie depuis le 14 juillet, les 5 et 6 octobre 1789. La fureur populaire était exaltée à tel point contre le roi, et la prévention tellement montée contre les opinions modérées, que les quarante-huit sections formèrent dans les premiers jours de septembre 1792, un comité central de quatre-vingt-seize membres pour faire des arrestations dans Paris et qu'une section, trahissant le secret des autres, alla jusqu'à proposer de faire fermer les barrières, et de former un jury pour juger les députés qui voteraient pour l'appel au peuple. Ajoutons que pour faire connaître au peuple les traîtres qui étaient dans l'assemblée, Marat avait fait décréter, aux bruyantes acclamations des tribunes, que la mort du tyran serait votée par appel nominal et que cet appel serait publié.
C'est dans ces circonstances que la convention avait à prononcer sur le sort du roi[73]. Elle porta son jugement le 16 janvier: ce jugement prononça la mort. Quelques députés la votèrent par conviction, d'autres par fanatisme, d'autres par peur; d'autres, plus éclairés et plus malheureux, par la certitude de voir l'exécrable commune prendre la place de la convention, si un jugement modéré lui en fournissait le prétexte et le moyen, et inonder la France de sang. Ce fut la peur qui décida le plus grand nombre; pour beaucoup en effet, et surtout pour ceux que les Montagnards et la commune poursuivaient, la question n'était pas de savoir si le roi perdrait ou conserverait la vie, mais s'ils voteraient sa mort ou la leur; et l'unanimité du premier jugement, qui déclarait Louis coupable, aidait les consciences troublées par l'imminence du danger, à prononcer la peine de mort, comme elle avait contribué à entretenir dans le peuple la soif du sang qu'il croyait nécessaire à son repos[74].
Le 21 janvier, six cent mille personnes ont vu sans rumeur conduire Louis XVI à l'échafaud. Et quelques jours après les armées, les corps administratifs, judiciaires et municipaux ont fait des adresses de félicitation à l'assemblée nationale sur son courage.
RÉSUMONS.
D'abord les actes qui concernent les prêtres, sont:
1o Durant l'assemblée constituante:
L'abolition de la dîme substituée au simple rachat qui avait été ordonné le 4 août[75];
La vente des biens du clergé au profit de la nation et l'assignation des dépenses du culte sur les revenus publics[76];
La constitution civile du clergé, l'obligation de prêter serment à cette constitution[77].
2o Durant le corps législatif:
L'abolition des costumes ecclésiastiques et religieux[78];
Le décret qui autorise la déportation des prêtres insermentés sur la proposition de vingt citoyens[79];
Refus de ce décret par le roi[80];
Décret qui ordonne aux prêtres insermentés de sortir dans la quinzaine du territoire[81];
Enfin les massacres du 2 septembre et jours suivans, dans les prisons[82].
Voyons ce que l'opinion générale a voulu ou consenti de ces divers actes, et ce qui peut être regardé comme conforme au vœu national.
Que l'abolition de la dîme, comme bien des personnes l'ont prétendu, n'ait pas été provoquée par la nation, cela est possible; mais elle a été sanctionnée par elle, puisque c'est en partie sur le bénéfice de cette dîme évaluée à 70 millions que les propriétaires payent aujourd'hui une contribution foncière de 220 millions, de sorte que la dîme a été réellement convertie en accroissement de contributions. Il est impossible de mieux sanctionner l'abolition de la dîme qu'en l'appliquant[83], par une délibération annuelle, aux besoins de l'État.
Que la vente des biens du clergé n'ait pas été provoquée par le vœu national, cela est encore possible; mais l'acquisition de ces biens sur toutes les parties de la France, leur division et leur subdivision depuis vingt-cinq ans en différentes mains, l'application du produit de la vente aux besoins de la nation, tout cela est plus qu'une présomption de l'acquiescement général à cette opération.
Venons à la constitution civile du clergé.
Le vœu national ne l'avait réellement point provoquée. Rétablir la discipline dans l'Église par de meilleurs choix des pasteurs, par une circonscription plus égale de la juridiction diocésaine, par la modicité et l'égalité des traitemens, enlever au roi la nomination des évêques, au pape les institutions canoniques; rendre au peuple les élections ecclésiastiques; opérer sans retard la dissolution de l'ancien corps du clergé, et faire perdre à ses principaux membres l'espérance de le voir revivre comme premier ordre de l'État: toutes ces vues, fort utiles sans doute, étaient trop compliquées pour être saisies par la masse de la nation.
Entre les esprits éclairés, plusieurs rejetaient ces idées de réforme. Ils auraient voulu qu'on assurât la liberté du culte catholique, et qu'on s'en tînt là; qu'on protégeât tous les cultes, et qu'on ne s'occupât d'aucun: mais cette opinion, quoique juste, était peut-être encore moins conforme aux idées générales, que celle de l'assemblée nationale ou plutôt de son comité ecclésiastique. Elle ne paraissait ni sage ni praticable dans les circonstances du moment. On regardait comme une folie d'abandonner à lui-même le clergé d'un culte naguère dominant, et que la nation venait de dépouiller d'immenses propriétés.
Lorsque le système des élections, la défense de recourir au pape pour obtenir les institutions canoniques, et la nouvelle circonscription des diocèses, sans le secours de l'autorité ecclésiastique, eurent soulevé les évêques et le pape, les principaux membres de l'assemblée nationale reculèrent eux-mêmes devant l'obscurité des questions, et l'assemblée reçut la constitution civile du clergé en grande partie sur la parole des jurisconsultes qu'elle avait dans son sein, et sur la foi due à leur patriotisme.
Une grande partie de la nation l'adopta parce que l'assemblée nationale paraissait la vouloir, et parce que le clergé ne la voulait pas, parce qu'on y reconnaissait au moins l'anéantissement d'un ordre privilégié, parce qu'enfin on avait besoin des biens d'Église, et qu'en les achetant on considérait avec plaisir une guerre qui allait réduire à l'absurde l'idée de les réclamer.
Mais encore une fois l'unanimité nationale était rompue. Les dissidens étaient passionnés. Le schisme étant prononcé, il fatiguait l'autorité et troublait les familles. Dix ans après, quand l'ancien clergé ne fut plus à craindre, l'opinion voulut que le gouvernement revînt sur des questions résolues sans elle, et fît cesser les dissensions. Le concordat de l'an X (1802) remplit le vœu général en faisant disparaître de la constitution civile du clergé tout ce qui était objet de litige entre le gouvernement et le chef de l'Église. Il confirma ce qui était essentiel dans cette constitution: le principe d'une circonscription égale des diocèses, la restitution des registres de l'état civil au magistrat civil, la liberté de tous les cultes, l'oubli des prétentions politiques de l'ancien clergé, le remplacement des revenus ecclésiastiques par des traitemens annuels, enfin, la vente des biens d'Église et la légitimité de leur acquisition. Ces avantages paraissent aujourd'hui reconnus par toute la France, et les conserver est sa volonté.
Les poursuites exercées contre les prêtres insermentés, la défense de porter l'habit ecclésiastique, la menace de les déporter en cas de troubles, leur bannissement, ont été des actes de guerre exercés par des autorités inquiètes et troublées, contre les prêtres mécontens et malheureux, qui répandaient au dehors l'agitation de leur âme et l'amertume de leurs griefs. Il faut croire aujourd'hui que la nation divisée pendant plusieurs années à leur occasion, l'a été pour eux et non par eux: l'a été par l'intérêt que les âmes douces portent au malheur, et non par des semences de haine jetées dans les cœurs par la vengeance sacerdotale. Quoi qu'il en soit, le concordat a mis un terme à la division.
Je ne parlerai pas des massacres de septembre qui sont le crime de quelques scélérats en horreur à tous les partis.
Passons aux actes qui concernent les nobles et les émigrés.
Nous remarquons:
Durant l'assemblée constituante:
L'abolition des droits seigneuriaux qui n'étaient pas compris dans l'abolition des droits féodaux prononcée le 4 août[84];
Le remplacement des corvées par des contributions uniformes[85];
L'abolition de la noblesse, des armoiries, des titres, des livrées, des noms féodaux; le brûlement des titres conservés dans les dépôts publics[86];
L'abolition des ordres, corporations, décorations, signes extérieurs qui supposent des distinctions de naissance[87].
Durant le corps législatif:
Les émigrés déclarés suspects de conjuration contre l'État, réputés coupables s'ils restent rassemblés passé le 1er janvier 1792, et punis de mort; le revenu des contumaces acquis à l'État; les princes déclarés coupables et punissables de la peine de mort, s'ils ne sont rentrés au 1er janvier: en attendant, leurs revenus saisis et leurs traitemens arrêtés[88];
Le séquestre des biens des émigrés[89];
L'affectation de ces biens à l'indemnité de la nation pour les frais de la guerre[90];
La radiation des émigrés sur les états de rentes dues par le trésor public[91];
Le brûlement des titres de noblesse gardés dans les dépôts publics des départemens[92];
La désignation des femmes et enfans des émigrés pour otages[93];
Les massacres des 2, 3, 4 septembre 1792[94].
Durant la convention:
La mise en vente du mobilier des émigrés[95];
Enfin le bannissement des émigrés à perpétuité, et la peine de mort en cas d'infraction de leur ban[96];
Décret qui règle les formalités à suivre pour le séquestre des biens meubles et immeubles des émigrés[97];
Décret qui suspend la vente de l'immobilier des émigrés, jusqu'à ce que le mode de la vente ait été décrété[98].
Les deux premiers actes qui concernent la noblesse, savoir: l'abolition des droits seigneuriaux et l'abolition des corvées, ne sont que les accessoires et les conséquences des abolitions prononcées le 4 août; et même l'abolition des corvées et leur représentation en argent n'est qu'une conséquence de l'égale répartition des charges publiques votées par les cahiers de la noblesse et décrétées le 4 août. Ces actes étaient donc conformes à l'intérêt et à l'esprit national; ils subsisteront et seront hors d'atteinte tant que la volonté nationale sera comptée pour quelque chose.
Le 20 juin 1790, quand l'assemblée nationale abolit la noblesse, les armoiries, les titres, les livrées, les noms féodaux, l'existence politique des nobles était finie par l'abolition des états de province, par la confusion des ordres dans l'assemblée nationale: leurs priviléges s'étaient évanouis dans la nuit du 4 août, où ils s'étaient soumis à l'égale répartition des charges publiques; toutes les carrières précédemment réservées à la noblesse étaient ouvertes au tiers-état; les justices seigneuriales étaient supprimées; en un mot, la noblesse n'était plus, dans le système civil et politique, qu'une distinction idéale qui ne pouvait faire sentir sa présence nulle part, ni obliger personne à la reconnaître. Si la force de l'habitude lui avait conservé encore quelque valeur dans le système moral, c'est-à-dire dans les relations de société privée, cet avantage ne consistait que dans le privilége d'y faire remarquer une politesse soignée, et un ton d'égalité, qu'on ne remarquait pas dans les autres; mais bientôt ce privilége même devait s'évanouir, parce qu'il tenait uniquement à la nouveauté du changement.
Pour une partie des nobles, l'abolition de la noblesse était une perte; pour une autre, elle était un avantage.
Elle était une perte, 1o pour les familles anciennes, mais sans illustrations; 2o pour les familles nouvelles, quelque respectable que fût leur litre; 3o pour celles dont la noblesse acquise à prix d'argent et née ignoble, ne pouvait jamais, comme tant d'autres, obtenir le reproche d'être dégénérée. En d'autres mots, pour tous les nobles dont le nom ne rappelait pas quelque grand souvenir, l'abolition des titres, des livrées, de tout ce qui annonce la noblesse, était l'anéantissement de la noblesse.
Pour les noms illustres, pour les noms historiques qui s'attachent à quelque époque chère à la patrie, à quelque évènement glorieux pour la nation, qui s'apprennent dans tous les pays à l'enfance et ne s'oublient jamais, qui ajoutent à la considération de la France au dehors, sans diminuer sa force au dedans, pour ces noms supérieurs à tous les titres, l'abolition des titres n'était que l'affranchissement d'attributs dépréciés par le partage avec des noms sans gloire.
La noblesse avait été mère ou du moins compagne des priviléges; il était naturel qu'elle eût le même sort. Elle avait aussi formé un corps garant et conservateur des priviléges, dans les assemblées politiques; on avait à craindre qu'elle ne vînt à renaître et à s'y remontrer encore.
Enfin, à ne considérer le titre de noble, à l'époque de 1789, que comme une distinction dans les vanités de la société privée, on peut dire que maintenir le titre ou la qualité de noble, quand la nouvelle constitution réprouvait les anoblissemens, c'eût été donner à cette qualité un nouveau lustre, élever les nobles existans bien plus haut qu'ils n'étaient par-dessus les plébéiens, séparer les familles des premiers de celles du commun état, par une distance plus grande que le temps aurait toujours augmentée: de sorte qu'on eût abaissé comparativement le tiers-état fort au-dessous du rang où il se trouvait en 89, puisque après un siècle il n'aurait plus existé que des nobles de cent années et des bourgeois à perpétuité; au lieu qu'en 89 les nouveaux anoblis étaient à peu près confondus par l'opinion avec la bourgeoisie qui vivait noblement, et pouvait, quand elle le voulait, acquérir la noblesse. En un mot, l'abolition de l'anoblissement eût été évidemment un rehaussement de la noblesse.
Depuis 1792, la nation a bien prouvé qu'elle n'avait pas été déterminée alors par une aversion absolue pour toute distinction nobiliaire, pour les titres, les armoiries et les livrées; mais par la haine de la noblesse privilégiée qui avait existé, parce qu'elle avait été exclusive, offensante pour le mérite, parce que le commun état en avait été humilié, et avait besoin d'être vengé. Et si depuis elle a adopté une nouvelle noblesse avec les mêmes attributs honorifiques, mais sans hérédité, ce n'a été ni une inconséquence, ni un repentir, ni un retour vers l'ancien ordre de choses. Ç'a été tout au contraire pour le faire mieux oublier, pour en tirer une vengeance plus sûre, pour se mettre avec tout l'éclat possible en possession de l'égalité de droits qu'elle avait conquise. Un simple villageois était plus sûr de l'abolition de la noblesse ancienne quand il voyait l'enfant de la commune prendre le pas sur l'ancien seigneur de la paroisse, que quand celui-ci se tenait simplement à l'écart. Il était plus sûr de son fait en voyant l'avancement du mérite sans naissance, qu'en voyant seulement la retraite et l'obscurité de la naissance sans mérite. L'anéantissement de la noblesse privilégiée lui était aussi mieux démontrée par la création d'une noblesse sans privilége et sans hérédité. Enfin l'argument contre les distinctions de naissance était plus complet, à son sens, quand il pouvait dire à l'ancien noble: Vous ne l'êtes plus, et je le serai au premier jour de bataille, que quand il était borné à dire: Vous ne l'êtes plus.
Voilà ce qui fit accueillir cette noblesse qui aurait été une simple notabilité si, par abus, on n'y eût introduit à la suite un commencement d'hérédité. Mais, telle qu'elle fut dans son principe, elle prouva par l'accueil qu'elle obtint de l'opinion, à quel point était conforme aux vœux de la nation l'abolition de l'autre.
Les ordres, corporations, décorations, signes extérieurs qui supposaient des distinctions de naissance, auraient pu être conservés, sous la seule condition de ne plus exiger de preuves de noblesse et d'admettre le mérite; mais tout ce qui appartenait à la noblesse privilégiée, tout ce qui rappelait son existence devait suivre son sort. Ainsi le voulait l'opinion publique dans un temps de défiance révolutionnaire, qui lui faisait craindre le retour de son ancienne faiblesse durant des temps calmes où toutes les séductions agissent, et où personne ne se défend. J'ajoute que les hommes les plus distingués de la noblesse elle-même avouaient toutes ces réformes comme des conséquences des principes de la révolution: telle était particulièrement l'opinion de cette honorable minorité de la noblesse, qui la première eut le mérite de se réunir en 1789 à la chambre des communes, et dont l'exemple en toute occasion aurait épargné bien des maux s'il eût été suivi.
Tous les décrets que nous venons de voir émanèrent de l'assemblée constituante. C'est avec l'assemblée législative que commencèrent les mesures violentes. La première de ces assemblées n'avait attaqué que les priviléges de la noblesse et ses dépendances; la seconde attaqua les propriétés des nobles et leurs personnes.
Le séquestre de leurs biens, l'affectation de ces biens à l'indemnité de la nation pour les frais de la guerre, la résolution annoncée de les mettre en vente lorsque le mode de vente serait décrété, la vente actuelle de leur mobilier, enfin leur bannissement à perpétuité: voilà les actes que présente la période que nous parcourons. Je laisse de côté celui qui déclare otages les femmes et enfans d'émigrés: ce décret injuste et violent n'eut aucune exécution. Les autres ont été l'objet de vives discussions, et les esprits modérés de la révolution se sont long-temps refusés à les approuver. Les émigrés étaient des hommes égarés, mais des Français; leurs familles étaient restées en France: comment voir sans intérêt la ruine des familles et la proscription des chefs? Les jurisconsultes opposaient d'ailleurs à la confiscation des biens et au bannissement les principes de la législation civile, et ces règles d'éternelle justice qui interdisent de punir les innocens pour les coupables; ils réclamaient pour les émigrés le droit commun à tous les citoyens de sortir de leur pays, même de le quitter; ils alléguaient l'impossibilité de distinguer ceux qui étaient sortis sans desseins hostiles de ceux qui portaient les armes.
Mais le bon sens populaire repoussait toute application du droit civil à une masse d'hommes émigrés en même temps pour s'armer contre la France, et qui marchaient contre elle en corps d'armée, avec des armées étrangères. Émigrer est-il, ou n'est-il pas un crime, est il possible de constater l'émigration, de distinguer l'émigration hostile de celle qui ne l'est pas? A toutes ces questions l'instinct populaire répondait: Qu'importe! Les émigrés nous font la guerre, ils se sont établis contre nous dans le droit de la guerre; nous l'avons donc contre eux. Comme, en guerre, on prend à l'étranger des villes, des provinces, des châteaux, des terres: de même, disait-on, on peut prendre à l'émigré qui s'est fait étranger et marche avec les étrangers, ses terres et ses maisons. De quel droit prendra-t-on après la victoire une province à la Prusse, si on ne peut prendre, des maisons aux émigrés qui marchent avec les armées prussiennes? Les scrupules se levaient d'eux-mêmes devant cette idée: que le droit de la guerre était le seul à consulter. C'était aux émigrés qui n'avaient pas voulu prendre les armes à prouver par leur retour qu'ils ne les avaient pas prises, et n'avaient pas voulu rester parmi ceux qui les avaient prises; ils avaient été avertis de rentrer dans un délai déterminé. Seuls, ils étaient coupables de la ruine de leurs familles; c'était eux qui les sacrifiaient, et non la France qu'ils ruinaient elle-même.
Tel était le sentiment du peuple pendant les nombreuses et longues séances où l'on faisait des lois contre les émigrés. L'assemblée prononça la confiscation des biens et le bannissement des personnes à perpétuité, et se fonda sur de prétendus principes de droit civil.
Le système populaire était plus favorable aux émigrés que celui du corps législatif; car la confiscation et le bannissement prononcés par la loi, devaient de leur nature être définitifs: au lieu que les invasions faites par la conquête peuvent être restituées à la paix; et les prohibitions opposées pendant la guerre à l'entrée de toute personne de l'armée ennemie, peuvent être levées quand il n'y a plus d'ennemi. De plus la loi contre l'émigration condamnait à mort l'émigré qui serait fait prisonnier, tandis que le droit de la guerre oblige de respecter la vie de l'ennemi que l'on peut faire prisonnier.
Mais la suite a prouvé que le bannissement des émigrés de quelque manière qu'il eût été prononcé, ne pouvait être éternel: sous le consulat il a été révoqué. La France ne tient jamais les promesses faites à sa colère; la révocation aurait eu lieu plus tôt, si l'on n'eût craint que la vente des biens confisqués n'en fût interrompue; et cette vente elle-même n'aurait jamais été consommée, si elle n'eût été commencée dans la légitime irritation de la guerre, et si les circonstances trop peu remarquées qui forçaient le gouvernement à vendre, n'eussent aussi forcé les particuliers d'acheter. Ces circonstances étaient la ruine des finances et le défaut d'argent. Pour satisfaire aux dépenses qu'entraînait la guerre, le gouvernement n'avait d'autre monnaie que les assignats, et ces assignats après quelque temps n'avaient plus d'autres gages que les biens des auteurs de la guerre. Ces assignats étant devenus la seule monnaie de la France, et s'étant dépréciés, presque tous les débiteurs en écrasèrent leurs créanciers; et ceux-ci pour sauver une partie de leurs capitaux, furent obligés de les employer en acquisitions de domaines confisqués. C'étaient les émigrés qui faisaient la guerre; c'était la guerre qui avait nécessité les assignats, c'étaient les assignats qui ruinaient les capitalistes; ceux-ci trouvaient donc juste de chercher l'indemnité d'une partie de leurs pertes dans les biens de ceux qui les avaient mis si près de leur ruine. Les spéculateurs avides se sont ensuite mêlés aux pères de famille malheureux, mais ces derniers ont été le grand nombre des acquéreurs. Au reste les doubles et triples reventes, les successions, les échanges ont placé tant d'intermédiaires entre les spéculateurs originaires et les possesseurs actuels, et les prix se sont tellement élevés par les mutations, qu'il serait impossible aujourd'hui de revenir sur ceux-ci et de retrouver les autres.
Cette vente de biens confisqués, comme celle des biens du clergé, forme aujourd'hui un intérêt nouveau dans la révolution: il importe de ne pas le méconnaître. La sûreté des acquisitions de ces biens intéresse peut-être quinze millions de personnes, parce qu'il faut compter toutes les mains par lesquelles ils ont passé, avec celles où ils sont maintenant, et qu'en cas d'atteinte il y aurait lieu à recours de celles-ci contre les premières.
Viennent maintenant les actes qui concernent le roi et la cour.
Durant l'assemblée constituante:
1o Violation du château de Versailles et translation du roi à Paris, les 5 et 6 octobre 1789;
2o Obstacle au départ du roi pour Saint-Cloud, le 17 avril 1790;
3o Arrestation du roi à Varennes, le 22 juin 1791;
4o Rassemblemens du Champ-de-Mars pour demander la déchéance du roi, le 17 juillet 1791;
5o Constitution du 3 septembre 1791, acceptée le 13.
Durant le corps législatif:
6o Violation du château des Tuileries, le 20 juin 1792;
7o Siége du château des Tuileries, refuge du roi dans la salle du corps législatif, suspension de la royauté, réclusion du roi au temple, à l'époque du 10 août et jours suivans.
Durant la convention:
8o Abolition de la royauté, proclamation de la république, le 21 septembre 1792;
9o Mise en jugement du roi, ordonnée le 3 décembre 1792; jugement prononcé le 17 janvier 1793; exécution le 21.
La violation du château de Versailles aux 5 et 6 octobre, est le fait du peuple de Paris. Le peuple de Paris n'est pas la nation. Mais la nation avait déjà sanctionné le renversement de la Bastille, le 14 juillet. La révolte de ce jour, en s'étendant à toute la France, avait reçu le nom d'insurrection. L'insurrection était réputée le plus saint des devoirs: le renversement de la Bastille était appelé l'initiative de l'insurrection; c'était bien la nation qui avait consacré ces mots jusqu'alors inusités, et les idées qu'ils expriment. Dans les évènemens des 5 et 6 octobre, la nation ne voulut voir que le résultat: c'était le séjour du roi à Paris, c'était la garantie que sa résidence paraissait donner à la révolution; et elle y applaudit.
Pendant tout le mois d'octobre, les communes et les corps constitués firent des adresses pour en féliciter l'assemblée nationale, s'abstenant néanmoins, par une réserve remarquable, de parler des évènement et des journées des 5 et 6 octobre. L'armée renouvelle aussi dans le même mois des protestations de fidélité aux décrets de l'assemblée; les différens corps de la garnison de Strasbourg réclament[99] contre un journal qui assurait que les mécontens trouveraient protection dans une armée de cent cinquante mille hommes, commandée par le général de Broglie, qui se croyait assuré des garnisons de Metz et de Strasbourg. La garnison de Strasbourg déclare que cette assurance est injurieuse pour elle. Elle obéira, dit-elle, au roi pour faire exécuter les lois et déployer ses forces, contre les ennemis de la nation. Mais, continue-t-elle, nous regarderions comme traîtres à la patrie ceux qui seraient assez lâches pour enfreindre le serment que vous avez dicté.
L'assentiment donné aux résultats des 5 et 6 octobre, était la preuve la plus forte que la nation pût donner de l'intérêt qu'elle mettait au décret qui avait anéanti les priviléges. Quelle que soit l'opinion que les ennemis intérieurs de la France ont donnée, du fond de la nation française, aux étrangers, il est certain qu'elle est celle à qui les violences coûtent le plus, à qui elles sont le moins ordinaires, qui est le plus habituellement contenue par le sentiment du respect, qui même connaît le mieux le frein des bienséances. Ses emportemens dans la révolution ne prouvent autre chose que l'importance qu'elle a constamment attachée à son succès.
C'est d'après cette vérité qu'il faut encore juger les faits du 17 avril et du 22 juin 1790.
Lorsqu'un rassemblement mit obstacle au départ du roi pour Saint-Cloud[100], ce n'étaient que deux ou trois mille personnes. Le lendemain le directoire de département fit voter dans les quarante-huit sections sur ces questions: Paris désire-t-il que le roi puisse aller à Saint-Cloud, ou que le roi veuille bien ne pas inquiéter Paris par son absence? La majorité des sections exprima l'appréhension de l'absence; et l'on a vu comment le directoire de département a fait entendre au roi qu'il partageait l'inquiétude générale.
L'arrestation du roi à Varennes[101] est, à la vérité, le fait des habitans de Varennes, d'une petite ville de Champagne: mais qui leur en a inspiré l'audace? ou plutôt comment s'y sont-ils crus obligés; comment ont-ils été amenés à la crainte d'être criminels en laissant passer le roi? On ne peut méconnaître dans leur conduite la puissante influence de l'esprit national. Et par qui ont-ils été désavoués, inculpés, poursuivis? Quels bras se sont levés ou appesantis sur eux? Un million de Français sont accourus sur le passage du roi à son retour, des relais de garde nationale ont escorté sa voiture de Varennes à Paris: s'est-il fait le plus léger mouvement pour le délivrer? A-t-il entendu un autre cri que celui de vive la nation? Plus de cent mille personnes étaient aux Champs-Élysées quand il est entré à Paris: il n'y en eut pas une qui ne témoignât du ressentiment par son silence, son attitude et ses regards. C'est ainsi que les habitans de Varennes furent absous de leur témérité.
Voici ce que M. Barnave, l'un des commissaires de l'assemblée nationale envoyés à la rencontre du roi, et qui est revenu dans sa voiture, a rapporté, le jour de son arrivée[102], à la société des Jacobins: «S'il pouvait vous rester un seul doute sur la grande question de savoir si la France sera libre, le problème est maintenant résolu. Plus de six cent mille Français ont manifesté leur vœu à cet égard, avec une énergie dont les personnes qui étaient dans les voitures ont paru profondément frappées.
»A l'entrée de Paris, les citoyens avaient sans doute résolu de garder le plus profond silence, partout ailleurs, nous n'avons été interrompus que par les cris de vive la nation!»
M. de Montesquiou rapporte à ce sujet le fait suivant, dans l'ouvrage intitulé: Coup d'œil sur la révolution[103]. «Au retour de Varennes le roi avoua qu'il avait été fort surpris de l'unanimité des vœux de la France pour la constitution nouvelle. On lui avait toujours dit le contraire; et il ne cacha point alors que c'était ce qu'il avait vu qui le décidait à accepter la constitution[104].»
Je le répète, ce que la nation approuvait dans les actes exercés envers le roi, ce n'étaient point les violences, mais le mouvement qu'elles donnaient à la révolution, et le renversement des obstacles opposés à sa marche.
A la vérité, plus on avançait, plus le peuple devenait irritable; moins il était contenu par le respect, moins les violences lui coûtaient: c'étaient ses coups d'État. La majesté royale n'imposait plus. Le roi était à son départ prisonnier depuis dix-neuf mois; son caractère personnel semblait dégradé par la sincérité qu'il avait feinte pendant ce temps, et que sa fuite avait démentie; son arrestation à Varennes avait achevé de lui enlever toute considération.
Le rassemblement populaire du Champ-de-Mars[105] pour demander le jugement et la déchéance du roi, à l'occasion du décret du 15, qui le déclare inviolable; l'opiniâtreté de la résistance opposée par le peuple à la municipalité, qui avait proclamé la loi martiale; les victimes mêmes qu'entraîna cette résistance, ces faits étaient les avant-coureurs du 20 juin, du 10 août 1792, du 21 janvier 1793. Tout présageait la double catastrophe de la chute du trône, et de la fin du monarque[106].
La violation du château des Tuileries[107], qui eut lieu le 10 août, la réclusion du roi au Temple, la suspension, ensuite l'abolition du pouvoir royal, la proclamation de la république, la mise en jugement de Louis, sa condamnation, son exécution, tous ces faits se réduisent à deux principaux dont les autres ne sont que les circonstances: la mort du roi, la chute du trône. Le jugement et la condamnation du roi à mort est un de ces actes qui dans une monarchie étonnent toujours, et que l'étonnement empêche de juger; la postérité n'a pas plus la faculté de l'apprécier que les contemporains. On dirait même que plus l'évènement s'éloigne, plus il se grossit. L'imagination est trop vivement frappée de la grandeur de la catastrophe pour que la raison en pèse les motifs. La victime tombe de si haut que la chute paraît toujours sans proportion avec la faute; le culte qu'on rend si naturellement au pouvoir, et la religion de l'inviolabilité, contribuent plus que la loi à mettre le prince, dans l'opinion, au-dessus d'une condamnation. L'idée de sacrilége se place toujours entre la justice et l'objet consacré. La grandeur, la puissance, les vertus, la gloire des rois qui ont succédé à la victime, pèsent de tout leur poids sur la raison et l'imagination. L'autorité du roi régnant impose comme s'il s'agissait de lui-même; le respect, l'attachement que lui portent les contemporains au milieu desquels on est placé semblent accuser la témérité des juges et du peuple qui ont fait périr son prédécesseur. C'est ainsi qu'en Angleterre l'esprit est encore dominé à la lecture du procès de Charles Ier, indépendamment des motifs qui peuvent faire croire à l'innocence ou à la criminalité de ce prince.
Il n'est pas sans utilité de s'affranchir un moment de ces illusions, afin de reconnaître la véritable situation des esprits à l'époque où un peuple peut voir tomber sans effroi la tête de son roi sur l'échafaud, et par quelle chaîne d'évènemens peut s'affaiblir graduellement ce respect, qui est la principale sûreté du pouvoir. Les faits dont se compose l'histoire de Louis XVI depuis le 14 juillet 1789 jusqu'au mois de janvier 1793, nous montrent comment le peuple fut amené à ne plus voir, à cette dernière époque, dans le monarque, qu'un homme ordinaire. Je ne cherche point d'excuse au peuple, ni aux juges. Je recueille une leçon qui s'offre aux princes de tous les temps, et de tous les pays.
A l'ouverture des états-généraux, Louis XVI était aimé et respecté, non qu'on le crût un grand roi, ni peut-être un bon roi pour les circonstances, mais parce qu'il était bien intentionné et honnête homme.
Les circonstances exigeaient davantage. Ce n'aurait pas été trop alors d'un esprit supérieur et d'un grand caractère.
Louis XVI était d'une complexion apathique. Il avait l'esprit droit, mais borné par l'impuissance de s'appliquer, par le défaut d'activité et de mouvement, par la passion et l'habitude immodérée de la chasse, par l'asservissement aux préjugés du rang et de la puissance, et surtout aux préjugés religieux.
Il avait le cœur ouvert aux affections douces. Ses mœurs étaient régulières. Il avait de la bonté. Mais la douceur de ses affections, la régularité de ses mœurs, sa bonté, l'avaient mis dans la dépendance de la reine. Il croyait n'être qu'époux fidèle et tendre, il était un roi asservi.
Son caractère était faible. La crainte le gagnait aisément et le gouvernait dès qu'elle l'avait atteint. Son calme dans le danger n'était que patience, son courage dans le malheur n'était que résignation. Il était timide, et c'est une autre faiblesse dont l'effet ordinaire est de faire accuser de dissimulation. Il était réservé, méfiant, comme tous les caractères faibles; et, comme eux, à la fois méfiant et dupe de ceux qui l'aidaient à se défier.
Faute d'application à l'étude, il n'avait point appris ce qu'il aurait fallu savoir pour gouverner; faute d'application aux affaires, l'expérience et l'observation ne suppléèrent point à l'étude; faute de mouvement et d'essor, il ne découvrait point ce qu'il aurait dû apprendre.
Élevé dans la malheureuse idée qu'il tenait son pouvoir de Dieu et de ses pères, que tout devait être soumis à ses volontés, que les peuples n'avaient aucun droit sur lui, qu'il ne devait compte qu'à Dieu de leur destinée, il ne voyait dans ses royales obligations que les commandemens de la religion, dans ses fautes, que des péchés; et, ne pouvant se figurer le moindre danger pour sa couronne, il n'en voyait que pour sa conscience.