L'Etbaye : $b pays habité par les arabes Bicharieh : géographie, ethnologie, mines d'or
Je rentrai sous ma tente avec le regret de n’avoir pu rien apprendre de clair ni de positif.
Toute la nuit l’on fit bonne garde, pour plusieurs raisons. La réputation des Arabes de l’Elba et les termes dans lesquels nous étions ensemble l’exigeaient. J’ai dit qu’ils étaient connus partout comme de grands et adroits voleurs ; mais ce que je n’ai pas dit, c’est que les autres Arabes, lorsqu’ils se trouvent mêlés avec eux, se permettent, de leur côté, des larcins dont ils croient que l’on ne les accusera pas.
Il ne nous arriva rien ; seulement, dans la matinée du 12, notre camp s’étant trouvé inopinément transformé en un vrai marché, l’on s’aperçut bientôt que plusieurs objets avaient été dérobés, et un de mes hommes vint me dire qu’on lui avait volé sa chemise.
Cette dernière affaire ébruitée, il fallait faire un exemple. Je fis prendre tous les étrangers présents, et je leur enjoignis de jurer, un à un, sur le Coran, qu’ils étaient innocents.
Tous sans exception jurèrent, de sorte que le voleur resta inconnu. Mon procédé cependant ne fut point inutile ; car, tandis que l’on prêtait le serment, la chemise fut retrouvée, placée à la portée de tous les yeux.
Les Bicharieh de l’Elba se récrièrent, disant qu’on les avait accusés sans raison, et que le voleur était parmi nous. Ils récriminèrent très-haut et avec tant d’acharnement que la dispute aurait pris un caractère des plus graves si je n’avais fait mettre, à l’instant, hors des limites du camp, tous les éléments du marché.
Toute la journée se passa encore en négociations pour pénétrer dans la montagne, et, devant la résistance opiniâtre que je rencontrai, je ne pus qu’opposer la déclaration que j’avais déjà faite, c’est-à-dire que j’y pénétrerais d’une façon ou d’une autre.
Effectivement, le 13, au point du jour, je pris avec moi vingt Ababdieh, tous bien montés, bien armés, et deux guides, dont un nommé Mohamed Issé appartenant à la tribu des Ahmed Gourabieh, et je me dirigeai, par le ravin du puits, du côté de la montagne. Mes deux guides manifestèrent une grande appréhension lorsqu’ils connurent mon projet ; cependant ils ne me quittèrent point.
Le chek Baraca était demeuré au camp pour le garder.
Arrivé à la vallée de l’eau, je ne vis absolument personne ; il était sans doute encore trop bonne heure. Je parcourus un ravin qui me sembla plus large et qui tenait à l’un des contreforts de l’Elba.
Nous traversâmes ensuite une petite plaine entourée de montagnes couvertes d’arbres, et nous commencions à monter par une gorge assez abrupte, lorsque nous vîmes, au faîte d’un rocher se détachant sur le ciel, quatre individus, armés de lances, qui étaient assis sur des pierres de chaque côté de la route, comme pour nous barrer le passage. Je pensai que derrière le rocher il y avait d’autres Arabes, et peut-être en grand nombre ; nullement, ces individus étaient seuls. Lorsque nous approchâmes d’eux, nous les saluâmes tout tranquillement, et ils nous répondirent en nous regardant passer sans manifester aucune intention hostile.
Alors, du haut de ce contre-fort, je vis à nos pieds, du côté de la haute montagne de l’Elba, de gros monticules de sables couverts de plantes où paissaient de nombreux troupeaux ; puis, après ces sables, de grands rochers le long desquels se développait une belle vallée large d’un mille environ, et toute remplie par une magnifique forêt. Le soleil commençait à paraître au-dessus des hauteurs, ses rayons filtraient au travers des rochers et des arbres, c’était un ravissant spectacle dont la grandeur était encore augmentée par l’éclat des ravins et des anfractuosités de la montagne, à mesure que la lumière y pénétrait.
Dans la vallée le bois était si touffu, que nous fûmes obligés de descendre de dromadaire ; plus loin, nous trouvâmes le sol garni de gros blocs de granit et de porphyre, et tout raviné par les eaux.
Je laissai là les montures, et ne gardai avec moi que six personnes au nombre desquelles était le chek Ali Sabec, que je fus bientôt aussi obligé de laisser, car il ne pouvait marcher à pied dans les pierres et dans les épines.
Notre présence, sur le versant d’une colline au sommet de laquelle je voulais monter pour voir par où il fallait me diriger, occasionna une espèce d’événement. De tous les côtés, de l’intérieur du bois et du milieu des rochers, les femmes et les enfants qui, de leurs habitations cachées, nous avaient vu passer, sortirent en poussant des cris horribles comme je n’en avais jamais entendu.
Le but de ces cris était pour engager les hommes à nous tuer afin de nous empêcher d’aller plus avant.
Beaucoup d’entre ces derniers étaient avec les Gelabs loin de nous, ce qui fit que je m’émus fort peu de tout ce tapage. D’ailleurs j’étais encouragé par le Chek Mahamet Issé, qui me disait que je n’avais rien à craindre, que lui allait rester où nous nous trouvions, et que je pouvais aller où je voudrais. Cela voulait dire où je pourrais ; car je n’avais aucune indication, et, dans ce pays en quelque sorte vierge, il n’était pas aisé de se diriger. Mes guides, à qui j’avais montré un endroit que je voulais atteindre, firent fausse route à travers les bois ; or, en débouchant à ciel ouvert, je ne reconnus plus le lieu que j’avais remarqué. La montagne était à pic devant moi et fort difficile à escalader. Je ne me rebutais point cependant, et j’en commençai l’ascension.
J’allais toujours en avant, quoique mes armes et mes vêtements me gênassent beaucoup ; j’éprouvais cette espèce de vertige qui fait que l’on s’acharne à une chose en raison de la ligne convenable que l’on a transgressée ; à tous moments il me fallait attendre les personnes qui montaient avec moi ; mon compagnon, M. Bonomi, se blessa à une jambe en gravissant un rocher, il fut forcé de s’arrêter pour attendre mon retour.
Étant arrivé sur une partie élevée, je vis que la direction que je prenais était impossible ; alors je descendis dans un large ravin que je remontai avec bien de la peine, et je parvins enfin au faîte de l’une des pointes de l’Elba.
Mon intention était de chercher la fameuse statue, pensant bien que, de cette hauteur, j’apercevrais quelque sentier qui m’y conduirait, quelque trace du passage des hommes ou de celui des animaux que l’on menait pour les sacrifier ; mais je fus bien désappointé ; du sommet où je me trouvais, je ne vis que des rochers immenses de tous côtés, des rochers pour ainsi dire inaccessibles, des ravins profonds et étroits, des pointes de granit se terminant en aiguilles. Ne sachant de quel côté porter mes pas dans ce dédale, dans cet amas de pics qui constituent la montagne de l’Elba, dont l’étendue, en tous les sens, est de plusieurs lieues, avec des ramifications qui s’étendent vers le Sud, ne sachant comment parvenir dans la localité que je cherchais, localité que le hasard seul pouvait mettre sous mes yeux, ne pouvant consacrer plus de temps à cette recherche ; car je n’avais ni vivres ni eau, sentant enfin, déjà, les atteintes d’une fatigue excessive, je pris le parti de rétrograder.
Aucun des hommes qui étaient avec moi ne pouvait me guider ; je fus donc obligé de descendre comme j’étais monté, c’est-à-dire d’après mes seules appréciations. A peine pensais-je être de retour au camp avant la nuit. Je pris une autre route que j’estimais plus courte ; car, en outre de mes préoccupations de chercheur, j’en avais aussi une autre, celle de savoir ce qui pouvait être arrivé pendant mon absence.
Forcé, pour reprendre haleine, de m’arrêter de temps en temps, je trouvais partout de très-beaux arbres dont le feuillage inconnu me servait d’abri ; partout mes yeux se reposaient sur des plantes en fleur, sur des broussailles verdoyantes qui tapissaient les parois des rochers et du milieu desquelles surgissaient des aloès gigantesques. C’était encore un ensemble des plus pittoresques, des plus majestueux, je puis dire, un panorama d’autant plus saisissant que, tout autour de l’Elba, le pays est sec et aride, et que, du côté de l’Ouest, du Nord-Ouest et du Nord, le sable s’étend à perte de vue.
En descendant un ravin, nous fûmes aperçus par deux hommes qui étaient cachés dans les buissons et qui, de fort loin, nous crièrent de les attendre. Ils voulaient savoir qui nous étions et ce que nous cherchions. Sur mon invitation, ils s’approchèrent, et ne parurent pas mécontents de nous voir là ; bien plus, nous étant arrêtés pour leur offrir une pipe et du tabac, ils poussèrent la reconnaissance jusqu’à me dire que les Mahamet Gourabieh, dont ils faisaient partie, et moi, ayant une origine commune (ils me prenaient pour un asiatique), nous étions de la même famille, et, par conséquent, des amis, et ils me conduisirent directement à l’endroit où j’avais laissé une partie de mon escorte, en me promettant de m’apporter le lendemain, des plantes, des branches d’arbres et des pierres de la montagne.
Bientôt je fus dans le bois, où s’étaient remisés mes gens qui me félicitèrent fort au sujet de mon retour. Les indigènes des environs ajoutèrent que j’étais bien heureux d’être venu chez eux sous les auspices du chek Baraca et de quelques autres, sans cela ils m’auraient assassiné ; car j’étais le seul étranger qui eut mis les pieds sur leur montagne où ils ne laissent même pas pénétrer les Ababdieh ni les Bicharieh de certaines tribus.
Je leur répondis que je ne croyais rien de ce qu’ils me disaient, et que, dans le cas où ils auraient voulu m’attaquer, ils s’en seraient fortement repentis, que j’étais certain d’en jeter par terre au moins dix d’entre eux avant qu’ils m’eussent assassiné, que vingt, même de ceux qui étaient présents devant moi, ne me faisaient pas peur. Ils se mirent à rire tout en me complimentant, et nous restâmes bons amis ; mais il faut dire que je dus ce résultat aux largesses de tabac que je fis, bien plus qu’à ma rodomontade. Tout cela me conduisit à faire la réflexion suivante, à savoir : que les Arabes de l’Elba ne sont pas aussi intraitables qu’on le dit, et que si les Turcs, dans le Saïd, ne s’étaient pas rendus odieux par leurs brigandages, leurs cruautés, leur mauvaise foi, ces Arabes, non plus que les Bicharieh, ne les auraient pas pris en aversion, qu’ils auraient eu des relations avec eux, et que les voyageurs qui auraient la curiosité de visiter leur pays pourraient en profiter.
Il était temps de monter à dromadaire ; le soleil tombait, l’ombre des rochers s’allongeait dans la vallée, sur le bois dans lequel nous nous trouvions et sur les terrains environnants, les oiseaux chantaient leurs chansons du soir.
Nous partîmes gaiement pour rejoindre le gros de la caravane. Lorsque nous arrivâmes, déjà les feux étaient allumés ; tout le monde était tranquillement occupé aux différents soins à prendre pour le souper et pour la nuit.
Tous les Bicharieh voulurent me faire croire que j’avais couru de grands dangers, et que si, eux présents, ne s’étaient pas opposés aux mauvaises intentions des autres, je ne serais pas revenu de mon excursion. Je répliquai que je connaissais l’intérêt qui les poussait, et, tout en plaisantant, je leur fis comprendre que j’appréciais, à sa juste valeur, cette manière d’obtenir des cadeaux. Je leur dis que les mœurs des Arabes m’étaient fort connues, car j’avais vécu longtemps avec eux ; enfin pour leur prouver combien j’étais éloigné d’ajouter foi à leurs paroles, je déclarai que j’étais décidé à recommencer ma course dans la montagne pour chercher la pierre, en forme d’homme, dont on m’avait parlé, que cette pierre devait représenter un de mes ancêtres et que je voulais la voir. Tout cela les surprit beaucoup ; mais ils cherchèrent encore à me détourner de mon projet en me répétant que l’on m’avait trompé.
Il m’en coutait à abandonner l’Elba sans être bien édifié sur ce sujet. Je pris un à un plusieurs des Mahamet Gourabieh, je leur fis des présents pour les engager à me conduire à la statue ou, au moins, pour m’en indiquer la route. Or ce fut encore, à peu près, la répétition de ce qui s’était déjà passé ; tous m’avouèrent en particulier que la statue existait ; mais aucun ne voulut consentir à venir avec moi dans la crainte d’offenser ce que nous appelons, chez nous, l’opinion publique ; bien plus, devant leurs compagnons, ils affirmèrent que tout ce que l’on m’avait dit était mensonge.
Je crus un instant avoir trouvé un expédient : Après la nuit, passée fort paisiblement, j’annonçai dans tout le camp que, pendant mon sommeil, j’avais été visité par Couca (c’est le nom que les Bicharieh donnent à la statue), et qu’il m’avait dit d’aller lui sacrifier quatre beaux moutons. Je pensais que l’espoir de manger ces animaux, que l’occasion de faire un festin peu ordinaire me concilierait tout le monde, et, pour que l’entraînement fût complet, j’ajoutai que Couca m’avait encore dit que c’était le moyen de faire tomber de grandes pluies dans le pays. Beaucoup crurent à mon songe ; cependant personne ne fut assez hardi pour braver les préjugés de tous et consentir à m’accompagner. Seulement j’appris alors, ce qui me fut confirmé par le chek Baraca qui avait pris, de son côté, des renseignements meilleurs que ceux que l’on m’avait donnés, j’appris, dis-je, que l’on n’était pas bien certain que la prétendue statue fût une pierre taillée ou une pierre naturelle, et qu’il fallait au moins marcher deux jours dans la montagne, par des chemins de chèvres, pour se rendre auprès d’elle. A la hauteur où elle se trouvait, il faisait très-froid ; de plus, lorsque le temps était à la pluie et que les torrents débordaient, l’on pouvait être retenu pendant plusieurs jours devant des passages impraticables.
Tout cela, joint à l’incertitude où j’étais de trouver quelque chose de curieux, puis le peu de vivres qui restaient au camp, et la demande que le chek Baraca me fit de ne pas persister dans ce qui était alors mon idée fixe ; car il pouvait en résulter une grande mésintelligence entre lui, les cheks Bicharieh qui nous accompagnaient et les Mahamet Gourabieh, les Chintirab et les autres habitants de la montagne ; tout cela, dis-je, me détermina à quitter, bien à regret, une contrée aussi curieuse et jusqu’alors tout à fait inconnue. Nous nous préparâmes donc à partir le lendemain pour nous rapprocher de la mer.
Avant d’entreprendre cette phase de mon voyage, qui constitue mon retour vers Assouan, il est opportun, je crois, puisque nous sommes encore au centre du pays des Bicharieh, de donner quelques renseignements sur les différentes tribus avec lesquelles j’ai été en relation, sur leur origine et sur leurs traditions. Je rappellerai aussi ce qui a été dit, à leur sujet, par les auteurs anciens.
Voici d’abord quelques détails touchant la montagne de l’Elba :
Toute cette montagne n’est qu’un groupe considérable de blocs de granit siénite, absolument comme le mont Sinaï. On y voit beaucoup de ravins profonds surplombés par des rochers à pic s’élevant à une grande hauteur. Les plus hauts de ces derniers, au-dessus du niveau de la mer, ont environ dix-huit cents mètres. Quant aux points que j’ai visités, je n’y ai vu que des granits dans les parties saillantes et des porphyres dans les parties basses, avec très-peu de filons ou veines de quartz métallique. Il y a eu là un immense soulèvement.
Entre la mer et la montagne se trouve une plaine sablonneuse d’environ six à sept kilomètres. Devant la côte, à une petite distance en mer, règne partout une barre en coraux taillés à pic du côté du large, où l’on trouve immédiatement une grande profondeur, tandis que, du côté de terre, ils apparaissent à fleur d’eau à marée basse ; c’est du reste la formation de presque tous les bords de cette mer. Sur la côte de l’Elba, il y a plusieurs endroits où les barques viennent mouiller et où elles trouvent des ancrages abrités par des pointes de sables et de coraux, au débouché d’un torrent quelconque venant de la montagne. Ainsi le torrent de la vallée où est le puits dont j’ai parlé, vallée nommée Oyometerre, a formé dans la mer une longue pointe qui s’étend vers le Nord-Est, et trace une espèce de baie où les navires sont à l’abri des vents fréquents et forts du Nord-Nord-Ouest et du Sud-Sud-Ouest ; d’autres abris se rencontrent vers le Sud, mais toujours formés de la même manière.
Les formations siénitiques règnent communément depuis le pied de la montagne jusque près de la mer ; mais elles demeurent recouvertes en partie par les sables ; ce sont d’immenses blocs de granit arrondis, plats, et comme posés par couches stratifiées.
Cette partie est couverte de plantes et d’herbages dont les troupeaux se nourrissent ; ils s’abreuvent à des puits, des sources ou des réservoirs naturels qui conservent l’eau après les pluies, et qui sont disséminés çà et là, contractant un goût salé lorsqu’on approche de la mer.
La montagne de l’Elba, du côté du Nord, est reliée à une autre montagne par une plaine très-unie d’une assez grande étendue ; du côté du Sud et de l’Ouest, elle est contiguë à d’autres élévations dont elle semble être le point culminant. Ces élévations longent la mer Rouge au Nord avec des ramifications en manière de contre-forts à l’Ouest.
La végétation dans les ravins et sur les parois de la montagne, du côté du Nord surtout, est fort belle ; il y croît beaucoup de plantes odorantes et une grande variété d’arbustes. J’y ai vu le basilic, plusieurs espèces de géraniums, des résédas, des mauves et de l’oseille ; les aloès y viennent très-grands, et j’ai constaté que tous les arbres, dont la plupart m’étaient inconnus, appartenaient au genre épineux ; plusieurs sont d’un assez riche produit pour les Bicharieh ; les différentes espèces de mimosas, par exemple, produisent des gommes qui se vendent très-bien ; leurs écorces et leurs fruits fournissent un tan très-estimé pour la préparation des peaux. Les feuilles d’une autre espèce d’arbre servent encore pour le même usage. Il y en a de ceux-ci qui donnent une sorte de résine odoriférante dont on use dans tout l’Etbaye, comme parfum, et il y a aussi des mousses qui servent à parfumer les graisses dont tous les Bicharieh et les Arabes du Soudan s’enduisent le corps.
La montagne de l’Elba, proprement dite, a quatre journées de tour ; le plus grand nombre des habitants occupe les vallées, formées par les contre-forts. Les chasseurs seuls habitent la montagne pour y tuer les chèvres sauvages, les capricornes et les gazelles dont les peaux, préparées par eux avec le tan qu’ils possèdent, leur fournissent un sujet de commerce qui rapporte beaucoup. Ces peaux se vendent dans tout le Soudan, et sont très-recherchées à cause de leur finesse, de leur souplesse, de leur couleur et de leur force ; elles servent pour les tétières des chameaux, pour les ceintures des femmes, les selles de dromadaires et pour une grande quantité d’ornements qui se fabriquent avec de petites lanières aussi fines que du gros fil.
L’Elba, parmi les Arabes Ababdieh, les Bicharieh et tous les Arabes habitants du désert depuis la latitude de Coséir jusqu’à celle de Taka, et entre le Nil et la mer Rouge, a beaucoup de réputation. C’est un lieu renommé d’abord pour sa richesse, et ensuite pour sa sainteté. Il est riche, parce que l’on y trouve partout de l’eau et de la végétation ; il est saint, parce que l’on sait qu’il renferme la pierre colossale, ayant forme humaine, que j’ai cherchée, et qu’il s’attache à elle une légende respectée.
La prétendue statue qui est assise a, dit-on, devant elle, une pierre placée horizontalement comme une table, et le sable que l’on pose dessus est immédiatement balayé par un souffle puissant ; car cette statue respire. Lorsque l’année doit être favorable aux Bicharieh, et surtout aux Mahamet Gourabieh, sa respiration est fraîche ; au contraire, elle devient chaude lorsqu’un malheur doit arriver. Voilà ce que l’on dit, dans le pays même, avec beaucoup d’autres contes plus ou moins empreints de superstition ; mais au milieu de tout cela, une chose est certaine, c’est que dans l’Elba est un lieu vénéré (est-ce un tombeau, un temple, un monument égyptien ou autre chose ?) dans lequel l’on va faire des pèlerinages ainsi que des sacrifices de moutons, de chèvres, etc. Or, ceci se rapporterait à ce que disent les Bicharieh sur leur origine dont voici l’exposé tel qu’il m’a été donné par eux-mêmes :
Les Bicharieh prétendent descendre, par les femmes, d’une tribu d’Arabie nommée Assadite, et, par les hommes, d’une autre nommée Cawala. Ils disent qu’un Arabe, nommé Couca, de la tribu des Assadites, vint à l’Elba avec sa femme en traversant la mer, que le père de Couca se nommait Bichara, d’où vient le nom de Bicharieh aux descendants de la femme de Couca.
Cependant il advint qu’un navire, monté par des commerçants turcs qui se rendaient en Arabie, se mit à l’abri, par un mauvais temps, dans un endroit appelé Abou Romatte, d’autres disent Essoterba, ces deux noms ont la même signification ; car l’un veut dire, en arabe, le père de la cendre ou de la poussière, et l’autre, en bichari, l’endroit de la poussière.
Les gens du navire rencontrèrent la femme de Couca, l’emportèrent à leur bord et s’en furent à Sawakin.
Mais bientôt, leur commerce les obligeant à retourner chez eux, ils vinrent encore aux environs de l’Elba ; cette fois c’était pour prendre de l’eau. La femme de Couca, qu’ils avaient enlevée, trouvant alors le moyen de s’échapper, alla rejoindre son mari ; elle était, pendant son séjour à bord, devenue enceinte ; le chef des Turcs, qui en avait fait sa femme, voulut aller à sa poursuite. Il descendit à terre avec ses compagnons, et s’avança dans les gorges de la montagne, jusqu’à une grande grotte ou caverne qu’il pensait être le refuge de la fugitive. A peine y fut-il entré, lui et son monde, que la voûte de la caverne s’écroula, et qu’ils furent tous engloutis sous les décombres. On montre encore le théâtre de cette catastrophe au sud de la montagne, du côté de la mer.
La femme de Couca mit au monde un garçon qui fut nommé Annac, et qui devint l’ancêtre des tribus arabes, Ahmed ou Mahamet, Gourabieh, Chintirab, Amarrar.
Couca et sa femme ayant eu déjà trois autres garçons, ceux-ci furent les ancêtres des tribus du Sud.
Couca disparut dans la montagne de l’Elba sans que l’on pût savoir s’il s’était tué, à la chasse, en tombant dans un précipice, ou bien s’il avait été dévoré par quelque bête féroce ; mais les Bicharieh croient qu’il a été changé en pierre, et que c’est cette pierre ou cette statue que l’on va visiter. Telle est leur tradition.
Si un voyageur, plus heureux que moi, arrive jamais à pénétrer dans la montagne de l’Elba, il pourra peut-être élucider tous ces renseignements.
Les auteurs anciens disent peu de chose sur le pays des Bicharieh, qu’ils comprennent dans celui des Éthiopiens, aussi confondent-ils souvent les usages de ces différents peuples.
Diodore, qui parle le plus au long de ces derniers, c’est-à-dire des Éthiopiens, donne des détails sur leur manière de se nourrir, les classe d’après le genre de leur nourriture, ainsi que d’après leur manière de se la procurer. Les Bicharieh, en prenant leurs tribus depuis les frontières d’Abyssinie jusqu’à Coséir, possèdent en partie la manière de vivre dont parle Diodore, sauf pourtant certaines exagérations.
Quoique les Bicharieh se disent de race arabe, comme je l’ai dit aussi moi-même, en les considérant bien il semblerait le contraire. D’abord le type de leur figure est bien différent de celui, par exemple, des tribus arabes qui sont tout près d’eux, dans l’Albara, comme le Giahélines, les Scukerieh, les Abou Gin, etc., lesquels sont venus du Hedjah en traversant la mer Rouge. Ces émigrations ont eu lieu à diverses reprises, comme cela est encore arrivé dans les premières années de l’Islamisme, et les tribus en question parlent l’arabe, et ont tous les caractères arabes. Les Bicharieh, eux, ont le teint plus foncé, les traits plus européens. Leurs cheveux sont légèrement crépus comme ceux des Abyssins ; enfin, ils ont une langue à eux qui n’a rien de commun ni avec la langue arabe, ni avec celle de Barabras ou Nubiens Kenous qui habitent les bords du fleuve.
Les habitants répandus dans la contrée qui forme aujourd’hui l’Etbaye, étaient connus sous le nom de Blemmyes. Ammien-Marcellin, Olympiodore, Ptolémée Agathemère, Étienne de Byzance et d’autres, dans leurs récits, les appellent ainsi et les désignent tous sous le même nom.
Les auteurs arabes les nomment Bedjah, nom qui est encore donné aujourd’hui à leur pays aussi bien que celui d’Etbaye.
Macrizy dit qu’ils sont d’origine berber, d’autres disent qu’ils sont venus d’Abyssinie.
Quoi qu’il en soit de ces diverses origines, qui toutes doivent se perdre dans la nuit des temps, les Bicharieh n’en forment pas moins une grande peuplade qui n’est pas arabe, il faut le reconnaître.
Il serait trop long de répéter ici tout ce qui a été dit sur les Blemmyes ou les Bedjah, qui sont réellement les Bicharieh descendants de Bichara. Je ferai seulement remarquer que leurs tribus ont été, à certaines époques, assez entreprenantes pour venir faire des excursions en Égypte, dans le Saïd, et même jusqu’aux portes du Caire.
Les anciens Égyptiens avaient fermé, par de bonnes murailles en briques crues, les défilés par lesquels ces barbares pouvaient descendre du désert dans les terres cultivées ; l’on en voit des restes dans beaucoup d’endroits, et notamment sur la route de Sycome ou Assouan, au-dessus des cataractes, à Philé. Les Pharaons faisaient la guerre contre eux, mais ils les ménageaient cependant, à cause de l’exploitation des mines d’or.
Les Grecs, sous les Ptolémées, firent de même.
Pendant la domination romaine en Égypte, l’on dut plusieurs fois réprimer les Blemmyes envahisseurs. Sous le règne de Probus, ils s’emparèrent de Coptos et de Ptolémaïs.
Ces Blemmyes faisaient des courses aussi sur mer ; ils vinrent vers l’an 378 ravager la ville de Raïthe sur la côte de la Péninsule du mont Sinaï, d’où ils furent repoussés par la garnison qui s’y trouvait. Plus tard, ils ravagèrent une des oasis, ce qui prouve qu’ils passaient du côté ouest du Nil ; il est impossible d’en douter, puisque dans le désert de Baïouda, que l’on traverse en allant de Dongolah jusqu’à Mettamna, et plus haut jusqu’à Kartoum, l’on trouve aujourd’hui des tribus Bicharieh.
Sous les sultans du Caire, plusieurs fois les Bedjah vinrent piller les musulmans qui, le jour de la fête du Courban Baïram, allaient sur le Mokattam faire la prière. Pour les repousser, l’on était obligé de mettre une forte garde, ce jour-là, au pied de la montagne, au lac el Abèche, et cette garde ne suffit pas toujours ; car, sous Ahmed ben Teïloun, ces mêmes Bedjah surprirent les Égyptiens, les massacrèrent et les pillèrent dans une circonstance semblable. Il arriva enfin qu’on les fit tomber dans une embuscade et qu’on en tua un très-grand nombre.
Cependant, les musulmans, attirés dans le pays des Bedjah par l’attrait de l’exploitation des mines, s’y portèrent en masse ; ils s’allièrent avec les indigènes par des mariages, et en convertirent beaucoup à leur religion. Cette conversion les rendit moins sauvages si l’on en juge par ce que sont aujourd’hui les Bicharieh. On peut lire, dans les mémoires de M. Quatremère, bien des détails intéressants touchant ces populations, détails extraits des auteurs anciens et des auteurs arabes.
De nos jours, elles ont été fort peu soumises au gouvernement égyptien ; il n’y a guère que les tribus du sud, celles qui sont à Goos Regeb, sur l’Albara, qui soient tributaires ; celles du désert de l’Elba ne le sont nullement.
Les Bicharieh sont divisés en plusieurs tribus qui, toutes, ont un nom particulier et un chef.
La principale, celle dont le chek est reconnu par toutes les autres comme le chef suprême, est la tribu des Ahmedab. Elle passe pour être la plus noble de toutes, et son chek jouit d’une grande autorité. Dans un de mes précédents voyages, j’ai eu quelques relations avec lui ; c’était alors un beau vieillard que l’on nommait Ahmed Wed Ahmed, sa résidence est au canton de Balouc, sur le fleuve Albara que l’on appelle aussi Mogranne depuis son embouchure jusqu’à Goos Regeb.
Viennent ensuite :
La tribu d’Amarrar, entre l’Elba et Sawakin, dans la chaîne de montagnes qui longent la mer ; chek Ahmed Assaye.
Celle de El Bétranne qui habite entre Berber, sur le Nil, et Sawakin, sur la mer, dans un lieu nommé El Bâkg ; chek Rahmâ. Cette tribu occupe un territoire fort étendu, où elle cultive le dourah après les pluies annuelles, et le commerce qu’elle en fait attire chez elle beaucoup de monde.
La tribu de Chintirab au sud de l’Elba, à Essoterba ; chek Rahmâ, même nom que le précédent.
Les Cawatil dans l’Ouadée Ollaki ; chek Ali Erab, dont j’ai eu occasion de parler.
La tribu des Amérab, dans la vallée de Nassari et ses environs ; chek Nasr abou Gablé.
Celle des Mélécab dans le voisinage d’Ollaki ; chek Souéket, nous l’avons vu.
Une fraction des Cawatil, déjà nommés, et qui campe à Genoub ; chek Mahamed Courouc.
Les Balgab qui restent au sud de l’Ouadée Meïça ; ils n’ont pas de chek.
La tribu des Ahmed Gourabieh, qui habite les contre-forts du nord de la montagne de l’Elba ; aucun chek connu. C’est un rassemblement de gens mal famés de toutes les tribus et qui a la réputation de n’être composé que de voleurs.
Il y a encore la tribu des Gam Attab à Feray, sur les bords de la mer ;
Celle de Guérab, près de El Bakg et sur l’Albara ;
Celle de Hannar, au nord de El Bakg ;
Celle de Mansourab, également ;
Celle de Erehab, même territoire ;
Celle de Hammâ, chek Amedan, sur le Nil, à Wadée l’Homar ;
La tribu des Allinga, au sud de Goos Regeb, qui est aussi Bichari ;
Celle des Metquénab, chek Bêlal, puissante tribu habitant le désert au Nord-Est de Goos Regeb ;
Celle des Hadindane qui est à Taka, très-grande tribu aussi ;
Celle des Béni-Amer et Mennah ; chek Ocout, au sud de Taka ;
Une fraction de la tribu des Gam Attab, à la pointe nord de l’Albara, près l’embouchure du Barh Mogranne ;
Enfin la tribu des Aderba, ou pour mieux dire des Adareb (pluriel du mot) qui réside à Sawakin et aux environs.
Cette dernière était autrefois considérée comme la plus noble et la plus importante, mais aujourd’hui elle n’est guère estimée si ce n’est à cause de sa richesse.
Les autres Bicharieh traitent ses membres comme des citadins, des Gelabs, et non comme des Bédouins, des hommes indépendants. Cela tient aux occupations de commerce auxquelles les Adareb ont été conduits à se livrer. Fixés à Sawakin, seul point de ces parages que l’on peut regarder comme un port, ils sont devenus forcément les intermédiaires entre les négociants de l’intérieur qui apportent, chez eux, les produits de leurs pays, et les négociants du Hedjah, de l’Yémen et même de l’Inde qui y viennent échanger ou écouler les leurs. Ce sont, du reste, de fort beaux hommes, plus grands de taille, plus rapprochés, par les formes, du type européen que les Bicharieh des autres tribus ; ils sont aussi plus soigneux de leurs personnes, de leurs vêtements, de leurs armes ; et l’on peut les citer comme les fashionables de la nation. Ils ont un langage recherché qui est toujours le Bedjah ; mais qui affecte des termes inusités par la masse, un langage qui dénote une ancienne aristocratie.
Les Bicharieh, en général, n’atteignent pas une taille élevée ; ils sont maigres, surtout lorsqu’ils avancent en âge ; leur teint, chocolat clair, quand il est pur de tout mélange avec le sang nègre, reste couleur d’ocre rouge tirant un peu sur le jaune, beaucoup plus foncé de ton que celui de leurs femmes qui vivent moins exposées aux ardeurs du soleil. Tous sont bien faits, bien proportionnés ; mais leurs visages, détériorés par la vie en plein air, par le vent, par la réverbération constante d’une grande lumière sur le sable prend, de bonne heure, une expression sauvage. J’en ai vu cependant qui avaient conservé, avec des formes corporelles fort élégantes, des figures charmantes et très-distinguées. Ils ont les cheveux longs, légèrement crépus, mais non laineux, des dents d’une blancheur éclatante, ceux qui les ont mauvaises, et alors dans un état déplorable, doivent cela, sans doute, à l’usage du tabac et peut-être aussi à l’usage de la viande ; ils ont des traits, des physionomies qui n’accusent rien d’africain ; mais en vieillissant ils deviennent généralement très-laids. Les hommes et les femmes, soumis à la même misère et aux mêmes fatigues, donnent l’idée de l’état dans lequel peut tomber une population presque toujours affamée.
Cependant les Bicharieh sont d’une nature gaie, curieuse ; ils aiment à causer par-dessus tout, et leur profonde ignorance ne les empêche pas de le faire avec esprit. Quoiqu’ils se montrent mendiants à l’excès, voleurs même quand l’occasion se présente, paresseux au delà de toute expression, l’on ne peut nier qu’ils ne soient braves, loyaux et fort souvent chevaleresques. Ces contradictions se rencontrent aussi chez les sauvages, qui n’ont d’autre règle que leur instinct, et qui se passionnent facilement.
Parmi les tribus que j’ai citées, celles des Balgab et des Amarrar sont renommées pour la beauté de leurs hommes et surtout de leurs femmes ; celles-ci ont des traits tellement fins qu’on les prendrait pour des Européennes. Les deux tribus sont plus renommées encore pour le relâchement de leurs mœurs.
Tous les Bicharieh vivent du produit de leurs troupeaux ; ils ne tuent guère de moutons ou de chameaux que dans les grandes circonstances : soit aux noces, soit enfin pour recevoir des hôtes ; car ils considèrent l’hospitalité comme un devoir, et ils l’exercent sous toutes ses formes.
Si les pluies ont été abondantes et qu’il y ait des pâturages, ils se nourrissent de laitage, sinon ils s’arrangent pour aller à Assouan, à Derrawé, en Nubie, vendre du bétail, de la laine, des produits du désert, tels que gomme, séné, coloquinte ou peaux tannées, et ils rapportent chez eux du dourah. C’est dans ces occasions qu’ils achètent les étoffes de coton dont ils ont besoin.
La chasse, pour quelques-uns, est un moyen d’existence, quoiqu’elle ne soit pas très-abondante. Dans les plaines ils trouvent les gazelles, les autruches, les ânes sauvages ou onagres ; dans les vallées, les lièvres ; dans les montagnes, les capricornes. Les animaux féroces du pays sont les hyènes, les loups ordinaires, quelques léopards, et les chacals ; l’on y voit aussi une espèce de petit renard nommé bacho et une espèce de grand loup très-féroce nommé, comme en Abyssinie chez les Gallas, oselo. Enfin, dans beaucoup de localités, les perdrix grises et les perdrix rouges abondent ; mais les Bicharieh ne les tuent pas ; ce sont des oiseaux sacrés.
Les tribus de el Bakg et de l’Elba sont les plus aisées de toutes, parce qu’à el Bakg, je l’ai dit ailleurs, les habitants cultivent le dourah, dont ils font commerce ; parce que ceux de l’Elba, ayant toujours à leur portée de très-bons pâturages, peuvent élever de nombreux troupeaux. Ils font avec les négociants de Djeddah, qui fréquentent leurs côtes, des échanges continuels ; mais ce qui contribue le plus à leur bien-être, ce sont les vols qu’ils vont commettre au loin, et ceux même qu’ils commettent au détriment des marchands qui viennent chez eux, vols toujours impunis, attendu qu’une fois rentrés dans leurs repaires, il est impossible d’atteindre les voleurs, et que, d’un autre côté, l’absence d’un chek reconnu met le volé dans l’impossibilité de formuler aucune plainte.
Les principaux de ces tribus ont trouvé un moyen ingénieux de se donner des apparences de probité : ils vendent aux négociants leur protection moyennant un droit que ceux-ci payent sur leurs marchandises et qui s’élève ordinairement au cinquième du rendement des objets vendus. Quoique ce droit soit exorbitant, il n’est aucun gelab qui ne s’y soumette ; car, attendu l’entente qui existe entre les Arabes, il serait bien plus coûteux de faire autrement. C’est un genre d’assurance comme un autre ; seulement, en fait de sinistres, le seul cas que les assureurs ordinaires excluent, le cas de force majeure, se trouve ici uniquement admis.
Le vêtement des Bicharieh consiste en une pièce de toile de coton longue de douze picks (le pick pour la toile est de 54 centimètres) qu’ils coupent en deux, et dont ils cousent les deux parties au bout l’une de l’autre. Ils se drapent avec cela le corps de toutes les manières, se couvrant tantôt un côté, tantôt un autre, mais toujours de telle sorte que le centre de cette longue écharpe se trouve placé au milieu du dos. Peu d’individus portent des chemises ; ce ne sont que les cheks ou les gens riches ; elles vont jusqu’aux pieds ; le col en est très-étroit, les manches en sont larges et très-longues. Tous laissent croître leurs cheveux, qui sont tressés et arrangés à la façon des statues égyptiennes ; ils se graissent souvent la tête et le corps, et dans leurs cheveux est toujours une épingle en bois très-longue qui leur sert à se gratter sans déranger leur coiffure. Quand ils font leur toilette, ils prennent de la graisse de chameau préparée en petites boules de la grosseur d’une noix et mélangée avec des parfums en poudre, ils se frottent bien les mains avec ces boules et les mettent ensuite sur leurs têtes, de manière à ce que le soleil, en les fondant, puisse faire couler la graisse goutte à goutte sur leur corps et sur leurs vêtements. Cette coquetterie, qui est tout à fait en dehors de nos usages, a sa raison d’être ; elle a pour but de donner aux membres une grande élasticité et aux étoffes une souplesse qu’elles n’auraient point sans cela.
Les femmes sont vêtues de la même étoffe ; leur toilette est la même ; elles portent presque toutes en dessous de leur draperie une ceinture frangée en lanières de peau extrêmement déliées et fines, de la longueur de 40 à 50 centimètres. Cette ceinture, lorsqu’elles sont déshabillées, leur cache encore parfaitement une partie du corps. Les jeunes filles n’ont pas d’autre vêtement[23] ; leurs ornements sont un anneau assez grand passé au nez, d’autres plus petits aux oreilles, puis, autour du corps, au-dessous des seins principalement, des grains de verroterie, d’ambre, de corail, des coquillages et des onix, disposés d’une façon bizarre ; elles portent aussi des bracelets en argent. Quant aux jeunes garçons, tout leur habillement se compose d’un morceau de toile de coton passé entre les jambes et noué au-dessus des hanches.
Les habitations, les tentes des Bicharieh ont, en général, un aspect misérable, je l’ai déjà dit ; elles sont faites avec des morceaux d’étoffes grossières, tissées en poil de chèvre et de chameau ; elles ont de mauvaises cordes et de mauvais bois. Les plus importantes peuvent avoir 4 mètres sur 3 de grandeur ; jamais je n’en ai rencontré une neuve. Des familles logent aussi quelquefois sous un abri naturel, dans des rochers. Du côté du sud, où il pleut plus souvent, les tentes sont établies plus solidement : ce sont des espèces de berceaux construits avec des bois qui forment une légère charpente et qui sont recouverts avec des peaux très-souples ; l’intérieur en est garni de un ou de deux angareb, châssis de 2 mètres de longueur sur 1 de large, monté sur quatre pieds en bois qui l’élèvent au-dessus du sol d’environ 50 centimètres. Ce châssis contient un filet en lanières bien préparées et bien tendues, sur lequel l’on est très au frais pour dormir. Ceux qui en ont les moyens posent sur les lanières une natte ou un tapis. Les tentes-berceaux se transportent aussi facilement que les autres tentes et sont bien préférables. Enfin j’ai encore vu, dans la contrée entre le Nil et l’Elba, une troisième espèce de tentes que les indigènes confectionnent, en manière de cabanes, avec des branches d’arbres et des feuilles de doume ou palmier éventail tressées, et qu’ils tapissent intérieurement avec des étoffes grossières fabriquées par les femmes. Ils tirent de l’ouadée Douma, sur la route de Coroscos à Abou Ahmed, et de celle de Terfawé tous les matériaux qui leur sont nécessaires.
Dans toutes ces habitations, les ustensiles de ménage sont les mêmes : un moulin à bras, une espèce de poêle en tôle pour cuire le pain, une ou deux terrines en terre, des outres pour l’eau, le lait ou le beurre, des œufs d’autruche, des courges, des petits paniers tressés fort serrés qui ne laissent point filtrer les liquides et des vases pour faire le méris ou le bouza quand les propriétaires en boivent. — Comme ornement, il y a des sachets couverts de coquillages, de plumes d’autruches, de morceaux de drap rouge et de parchemin vert, il y a aussi force amulettes en cuir.
Les Bicharieh supportent la fatigue, la faim, la soif pendant plusieurs jours sans paraître en être incommodés. Ils sont d’une insouciance, d’une imprévoyance extrême ; quand ils ont mangé ils ne se préoccupent plus du lendemain. La moindre chose en effet leur suffira ; mais aussi, toutes les fois qu’ils en trouvent l’occasion, ils se repaissent, à l’instar des boas, de manière à ne plus pouvoir bouger. Ils sont capables d’absorber, par tête, dans un seul repas, tout un mouton et de n’en laisser littéralement que les gros os, puis ils resteront trois ou quatre jours sans absorber aucune nourriture. On rencontre des individus qui n’ont jamais bu que du lait et qui ne peuvent avaler une goutte d’eau sans en souffrir beaucoup.
Quand les pluies sont tombées avec abondance et ont fait produire au désert des pâturages pour les troupeaux, les Bicharieh sont au comble du bonheur ; ils restent alors tranquilles dans leurs campements, savourant le far niente oriental et ne se rassasiant que de laitage.
Ils n’ont pas de chevaux et ne se servent que de dromadaires pour leurs transports, leurs voyages et leurs expéditions guerrières. Ordinairement ils se mettent deux sur la même monture, l’un en avant sur la bosse où est posée une légère selle, il guide le dromadaire, l’autre derrière la selle en croupe et à poil et se tenant à un pommeau de l’arçon.
De cette manière ils parcourent promptement et en nombre de très-grandes distances.
Les armes des Bicharieh sont des lances, qui se fabriquent à Assouan, à Sawakin, à Berber et à Chaindi, des sabres ou espadons, comme en portaient nos anciens dragons, larges de 4 à 5 centimètres, longs de 1m,30 environ et tranchants des deux côtés. Ces armes viennent d’Europe, d’Allemagne ou d’Espagne ; les anciennes sont renommées et se payent très-cher, jusqu’à 500 francs pièce, tandis que les autres ne valent guère que 20 à 30 francs. Ils ont encore des couteaux ou poignards plats, recourbés d’une façon particulière et tranchants aussi des deux côtés, qu’ils portent attachés à la ceinture par-dessous leurs vêtements, et d’autres plus petits attachés au bras ou à la cuisse. Pour compléter cet armement ils portent un bouclier rond, quelquefois ovale, fait en peau de crocodile, de girafe, d’hippopotame, de rhinocéros, d’éléphant ou de buffle sauvage.
Leurs guerres, le plus souvent, et surtout celles qui ont lieu entre eux et les tribus arabes, sont occasionnées par la question des eaux et des pâturages, par des représailles d’assassinats, par des vols de dromadaires. Mais c’est presque toujours sur les puits que commencent les querelles, chacun veut abreuver le premier ses animaux, chacun veut commencer à remplir ses outres ; des disputes l’on en vient aux coups, aux armes. Un homme est-il tué dans la mêlée ? voilà le sujet d’une guerre. Le meurtrier est poursuivi ; s’il se réfugie dans sa tribu l’on cherche à négocier le prix du sang versé, et si les parents du mort n’acceptent pas ce qui leur est proposé, s’ils exigent la loi du talion, la guerre se déclare entre deux familles, guerre à laquelle prennent part les parents, les amis, les connaissances des intéressés. D’un autre côté, la paix qui est faite par l’acceptation du prix du sang est rarement durable, de fréquentes ruptures s’en suivent habituellement.
La moindre discussion, la moindre affaire d’intérêt devient, pour une valeur contestée de 3 ou 4 piastres, une affaire très-grave ; car souvent la partie plaignante, ne pouvant obtenir justice, vole un mouton, un chameau à la partie adverse ; cela amène une complication qui, si elle n’est pas arrangée de suite par le chek ou les notables de la tribu, produit un assassinat et tout ce qui en découle.
Il est rare que toutes les tribus se mettent en campagne ensemble ; l’on n’a vu cela que lorsqu’il s’est agi de repousser les Turcs, les Égyptiens et de piller les bords du Nil.
Les Bicharieh ont l’habitude, après un combat, d’enterrer leurs morts ; j’en ai eu plusieurs fois la preuve dans le courant de mon voyage. Quand un chek, un homme considérable vient à être tué, s’il meurt en route, des suites d’une blessure, s’il meurt même de maladie, ses compagnons le mettent dans une grande outre de peau de bœuf, avec beaucoup de sel et, bien clos dans ce cercueil, le transportent jusqu’au campement de la tribu où est leur champ des morts.
Soit au fort d’une bataille, soit dans une simple attaque de voyageurs, après avoir jeté leurs lances, celui des deux cavaliers qui est en croupe sur le dromadaire saute à terre et cherche à parvenir, en rampant, sous la monture de son adversaire, pour l’éventrer avec son poignard ou lui couper les jarrets, de telle sorte que l’homme désarçonné, jeté en bas violemment, est tout à sa discrétion. Si c’est contre un fantassin qu’il doit combattre, sa tactique est à peu près la même, en ce sens qu’il ne vise qu’à une chose, à couper avec son sabre les jarrets de son ennemi.
Lorsque les Bicharieh sont en expédition, ils cherchent toujours, avant d’attaquer, à connaître les forces de l’ennemi. S’ils reconnaissent qu’il est faible, ils fondent sur lui, le matin au point du jour, afin que personne ne puisse leur échapper pendant les ténèbres. Si, au contraire, ils craignent qu’il soit fort et qu’il y ait, pour eux, des chances d’insuccès, ils attaquent dans la nuit, afin de pouvoir profiter des ténèbres pour se sauver en cas de défaite.
Ils ne font pas de prisonniers, et, quand ils se battent contre une autre nation que la leur, les femmes et les enfants sont pris en esclavage.
La propriété, chez eux, n’est point personnelle quant à la terre ; elle est divisée comme partout ailleurs ; mais entre tribus, entre familles seulement ; ce sont des groupes et non des individualités qui possèdent. Tel canton appartient à un groupe, telle vallée à un autre groupe, et ainsi de suite. Les arbres de ces vallées appartiennent à telle ou telle famille. Il y a cependant des parties du désert sur lesquelles toutes les tribus ont un droit de vaine pâture dans toute l’acception du mot.
Les mœurs des Bicharieh sont assez pures dans quelques tribus, tandis que dans beaucoup d’autres elles sont, au contraire, très-relâchées ; chez les Amarrar, par exemple, on fait peu d’attention à l’adultère ; car ils prétendent que la race, la noblesse se perpétue par les femmes plus sûrement que par les hommes. Au surplus, cette opinion est l’opinion des mahométans, qui reconnurent à la fille de leur prophète, sa fille Fathmé, le droit de noblesse qu’elle transmit à ses descendants, hommes ou femmes, sans distinction. Depuis elle et par elle, le fils ou la fille d’une femme chérif qui a le droit de porter le turban vert, peuvent le porter aussi comme signe.
Chez ces mêmes Amarrar, l’on a commerce avec la femme de son frère et les parentes au même degré. Chose singulière ! ce sont les tribus dont les mœurs sont aussi mauvaises, qui ont le plus beau sang, les sujets les mieux constitués.
Il y en a chez qui le sentiment religieux est assez développé. Celles-là pratiquent le culte de Mahomet autant que faire se peut ; car aucun Bichari ne sait lire l’arabe, et sa propre langue ne s’écrit pas. Chaque année seulement il vient, de la Mecque, des missionnaires musulmans qui pénètrent dans les familles pour prêcher le Coran. Ces missionnaires sont parfaitement écoutés, à cela près qu’ils ne parviennent jamais à communiquer le fanatisme qui les anime.
J’ai été lié intimement avec un chek très-considéré qui me disait : « Vous, vous êtes un brave homme comme nous, vous n’aimez pas le mal. Quel dommage que vous ne soyez pas musulman ! »
Les mariages se font quelquefois difficilement ; car il faut, pour obtenir une fille de bonne famille, pouvoir donner au moins six chamelles, tuer, le jour de la noce, une vingtaine de moutons et offrir des vêtements neufs. Ces présents s’adressent naturellement à la femme et restent dans le ménage, à moins qu’il n’y ait divorce, auquel cas l’épouse retient tout, outre la dot que son père lui a faite, dot toujours égale à celle de son époux.
Quand un jeune homme et une jeune fille sont épris l’un de l’autre, et que la fortune du jeune homme ne lui permet pas d’apporter en mariage ce que le père de celle qu’il recherche exige, les jeunes gens n’en continuent pas moins à se voir. Cela amène souvent une situation qui, chez nous, serait appréciée par ces termes : Il faut les marier. Or ici, comme chez nous encore, l’on arrive presque toujours à s’entendre, et le père récalcitrant finit par où il aurait dû commencer, avec cette différence qu’il n’agit sous la pression d’aucune idée de déshonneur et que sa résolution nouvelle est tout simplement, tout bonnement raisonnée.
Les Bicharieh considèrent les accidents de famille de cette sorte comme fort naturels, ils ne s’en émeuvent pas autrement. Bien plus, le jeune homme peut se retirer à la dernière heure, sans encourir aucun blâme ; il donne alors un chameau à titre de dédit, et la jeune fille, toujours aussi bien vue de ses parents, de ses amis, trouve à se marier ailleurs comme si rien ne s’était passé. Le sort de l’enfant qui survient a été réglé d’avance par la loi du pays ; cet enfant, qu’il y ait mariage ou non, est réputé comme fils du frère de sa mère. La sagesse de cet arrangement peut être appréciée par qui de droit.
Si un homme prend une jeune fille de force et qu’il y ait viol, il est tué sans rémission ; s’il prend la femme d’un autre, il est puni dans de certaines limites, et regardé comme seul coupable ; mais cette punition est illusoire, parce que le mari offensé se bat toujours avec lui ou l’assassine.
Le drame suivant donne, dans cet ordre d’idées, la mesure du caractère de ces populations ; il s’est passé, presque sous mes yeux, dans les environs de Déréhib.
Une femme Bichari, nommée Settina (notre maîtresse) était mariée à son cousin, qui en était fort amoureux et fort jaloux ; car elle était très-belle. Settina, quoiqu’elle aimât beaucoup son mari, ayant été élevée dans les mœurs relachées de la tribu des Amarrar, avait un amant qui obtenait d’elle tout ce qu’il est possible à une femme de donner, et qui était aussi son parent. Il se nommait Faddalla, et le mari se nommait Ahmed. Tous deux eurent besoin de faire ensemble un voyage pour aller porter à Assouan ce qu’ils avaient à échanger contre des grains et autres choses nécessaires à leur famille, et de plus pour régler quelques affaires dans une tribu voisine. On fit les préparatifs ordinaires ; mais, au moment du départ, Faddalla prétendit qu’il avait à terminer quelque chose qui devait le retenir un jour chez lui. Il pria donc Ahmed, afin que le voyage ne souffrît pas de retard, de se mettre en route avec les chameaux qui étaient prêts, ainsi que les bagages, l’assurant que bientôt il le rejoindrait à l’aide de son dromadaire. Cela fut arrangé ainsi ; cependant, à peine en route, Ahmed conçut quelques soupçons ; son humeur jalouse le talonna de telle sorte que, ne se contenant plus, il laissa sa petite caravane et s’en revint le soir à sa tente, dans laquelle il trouva moyen de se cacher, après y être entré furtivement.
Le vrai motif qui avait empêché son ami de partir ne tarda pas alors à lui être révélé ; car Faddalla entra aussi dans la tente avec Settina, et ils lui donnèrent la preuve de l’intimité qui régnait entre eux. Dans une situation pareille, Ahmed eut le courage de rester immobile et d’attendre un moment favorable pour pouvoir s’échapper de chez lui ; son plan était arrêté. Il rallia sa caravane sans laisser voir aucune émotion, et le lendemain, lorsque son cousin parut en sa présence, il ne lui témoigna aucune défiance. C’était un homme fortement trempé, un homme capable de prendre une résolution extrême, mais aussi capable d’un grand dévouement.
Le voyage s’effectua comme il avait été conçu ; mais en revenant, Ahmed répudia sa femme sans l’aller voir et sans dire le motif qui le faisait agir. Ce motif, personne ne le soupçonna, car il le refoula dans son cœur, par égard pour celle qu’il aimait encore, par considération pour sa famille, à laquelle il appartenait aussi.
Peu de temps après ce divorce, Faddalla épousa sa maîtresse, qui le rendit heureux comme elle avait rendu heureux son premier mari, c’est-à-dire pendant un temps fort limité ; car la race dont elle descendait, antipathique aux liens indissolubles, semblait l’autoriser à chercher sans cesse de nouveaux plaisirs. Or il arriva que Settina faillit encore ; il arriva que Faddalla la surprit en flagrant délit, ainsi que Ahmed l’avait surprise, et que, tout aussi jaloux, mais moins généreux que lui, il n’hésita pas à l’immoler sur place avec son complice.
Ce dénoûment avait-il été prévu par Ahmed ? Je ne saurais le croire, par la raison que sa conduite a prouvé qu’il avait voulu, avant tout, ménager sa femme, par la raison encore qu’après la mort de Settina il se rendit auprès du meurtrier et l’accabla de reproches, en lui remontrant combien il était coupable d’avoir puni une trahison pour laquelle il eût dû se montrer indulgent. Cette dernière démarche surtout fait voir que son caractère était plus noble. Mais, en présence du sang répandu, ses résolutions prirent un autre cours. Il avoua à Faddalla qu’il avait connu ses relations avec Settina, et qu’il avait divorcé. Il lui avoua qu’il l’avait épargné à cause d’elle, et qu’elle n’existant plus, tout était changé. Puis, en parlant ainsi, il l’entraîna sur la tombe à peine fermée et le poignarda avec le plus grand sang-froid.
Voici encore quelques traits, d’un autre genre, bien caractéristiques :
Les Bicharieh, pour ce qui regarde les souffrances physiques, sont d’une insensibilité extraordinaire. J’ai vu, dans la province de Berber et de Chaindi, des hommes condamnés, par le gouverneur, à être empalés, et souffrir cet horrible supplice sans proférer une seule plainte ; l’un d’eux, transpercé d’outre en outre, tout mutilé et tout déchiré, injuriait froidement son bourreau qui le fit tuer à coups de pistolets, pour mettre fin à ses sarcasmes.
Un autre, condamné à avoir la tête tranchée, fut conduit sur la place publique sans même être lié, on le fit mettre à genoux, et le soldat chargé de l’exécuter lui porta un coup de sabre qui ne lui fit qu’une profonde blessure. Il ne poussa aucun cri, se releva, comme pour respirer un moment plus à l’aise et se replaça ensuite à genoux, avec le plus grand calme, pour recevoir le coup fatal.
Dans une circonstance analogue, j’ai vu aussi un Bichari à qui l’on infligeait le supplice du fouet. Il était couché à terre, libre de ses mouvements, et l’on frappait autant que possible sur ses épaules. A chaque coup, des lambeaux de sa chaire étaient enlevés, son sang coulait abondamment ; il ne bougea pas, ne poussa même pas un soupir et s’en alla, sans broncher, d’un pas calme et hardi, lorsqu’il eut subi sa peine.
Je pourrais citer une multitude de faits semblables dont j’ai encore été témoin, ils ne sont pas plus significatifs que les faits ci-dessus. Or, maintenant, il serait curieux de rechercher les causes de cette profonde insensibilité du corps chez des êtres humains ; mais cela n’est point de mon ressort ; tout ce que j’ai pu observer c’est que l’habitude de vivre constamment nu, exposé au soleil ainsi qu’à toutes les intempéries de l’air, pourrait bien être une de ces causes si elle n’en est pas la seule.
Les duels parmi ces hommes ne sont pas rares. J’en ai raconté un dont les armes étaient de simples courbaches ; il y en a aussi à l’arme blanche. Chez les Amarrar, par exemple, lorsque quelque cas grave conduit deux individus sur le terrain, les chefs de la tribu les y ont précédés ; ils s’assoient accroupis suivant leur coutume, et de manière à former un cercle au milieu duquel, se placent, posés à califourchon, l’un contre l’autre, les champions entièrement nus. On leur donne alors un couteau, un seul couteau, dont le plus favorisé se sert pour frapper le premier son adversaire, après quoi il lui présente l’instrument pour que celui-ci le frappe à son tour, et ainsi, non pas jusqu’à ce que mort s’ensuive ; car il est défendu de porter des coups mortels, mais jusqu’à ce qu’il plaise aux cheks, juges du combat, de vouloir y mettre fin. Ceux-ci, pendant que les combattants se tailladent les bras, les cuisses, les mollets, les épaules, avec une espèce de courtoisie sauvage qui implique l’éloge ou le blâme du dernier coup porté, ceux-ci, dis-je, fument et boivent du lait que l’on fait circuler à la ronde dans des courges, des outres ou d’autres vases. Leurs yeux ont suivi toutes les péripéties du duel, et quand ils pensent que le sang a suffisamment coulé, ils se lèvent et séparent les deux antagonistes qui s’avouent satisfaits et s’en retournent tranquillement à leurs tentes.
Une des mauvaises passions des Bicharieh c’est l’avarice. On m’a dit chez eux que, dans des temps de disette, quand la pluie fait défaut, l’on voyait des hommes préférer mourir plutôt que de se décider à vendre un chameau, ou se défaire d’un objet qu’il pourrait fort bien remplacer plus tard. Cet amour excessif de la propriété, cet amour poussé jusqu’au dernier sacrifice, ne se comprend pas dans la vie du désert ; c’est une monstruosité que l’on est moins étonné de rencontrer ailleurs. J’aime bien mieux l’attachement de même nature que le Bichari porte à son dromadaire, parce qu’alors c’est un ami auquel il tient et dont il ne veut pas se séparer volontairement ; comme le bédouin de certaines contrées fait pour son cheval.
Les Bicharieh, je l’ai dit, n’ont point de chevaux ; ils s’adonnent particulièrement, avec leurs voisins les Ababdieh qui restent du côté de Coseir, à l’élève des chameaux et des dromadaires. Leurs produits sont, sans contredit, des meilleurs et des plus parfaits que l’on puisse trouver. Je vais donner ici tous les détails que j’ai recueillis touchant cette race d’animaux si mal connus en Europe, où l’on n’a jamais vu que des types grossiers, à formes allourdies, à pelage velu, venant de Barbarie ou d’Asie, types en effet fort différents de ceux qu’obtiennent les Bicharieh et les Ababdieh, ou les tribus arabes du mont Sinaï et de la péninsule arabique ; mais d’abord il faut bien s’entendre sur le mot chameau et sur le mot dromadaire.
D’après la classification des naturalistes, ces mots désigneraient chacun une espèce différente ; et Buffon dit que les chameaux ont deux bosses, et que les dromadaires n’en ont qu’une. Notons, en passant, que ceux-là ne naissent ni en Afrique ni en Arabie ; mais seulement en Tartarie, d’où il en vient dans quelques parties de l’Asie.
De ce que cette diversité a été admise, il est résulté une confusion difficile à détruire ; car, pour ce qui regarde la race des dromadaires, les Européens, qui, par suite de leur séjour dans le pays, ont acquis des notions plus exactes sur ce sujet, appellent chameaux ceux que l’on charge et dromadaires ceux que l’on monte. Autorisés en cela par les Arabes eux-mêmes qui désignent les premiers par le nom de gémél, les seconds par le nom de égine ; et, de fait, ce sont les mêmes animaux qui diffèrent entre eux comme les chevaux, dont les uns sont pour le trait et les autres pour la selle, et qui sont d’origine plus ou moins bonne, plus ou moins renommée. Le égine, ou comme le nomment les Européens, le dromadaire est donc le chameau que l’on monte, espèce plus perfectionnée et plus légère.
Quelquefois un bon dromadaire, accouplé à une bonne femelle, ne donnera pas un bon produit, quelquefois aussi l’un des deux n’étant point parfait, le produit sera excellent ; absolument comme pour les chevaux. Cependant l’expérience a fait voir que les descendants de deux dromadaires de bonne race, connus de père en fils, étaient toujours meilleurs que ceux des espèces mélangées ; les Arabes, qui savent cela, se préoccupent beaucoup de la question des accouplements.
Les deux races les plus appréciées en Égypte, sont : celle des Arabes du Hedjah, à Mascat principalement, et à Noman (les Mascatieh et les Nomanieh), puis celle des Bicharieh et des Ababdieh[24].
Il y a des personnes qui estiment mieux la dernière ; mais c’est une affaire de caprice. La vérité est que l’on trouve d’excellents dromadaires dans les deux races.
Les dromadaires de Barbarie (les Hérieh et les Emiarieh) sont loin d’être aussi bons ; on ne les recherche pas, surtout parce qu’ils sont bien moins élégants de formes et d’allures.
Il existe ensuite bien des races secondaires parmi lesquelles on trouve des exceptions remarquables ; mais, si l’on remonte à leur origine, on voit toujours qu’il y a là du sang des deux races primitives de l’Etbaie et de l’Arabie. En effet, ce sont les plus voisines des localités où naissent celles-ci qui possèdent le plus de qualités.
Les dromadaires nomanieh et mascatieh ont des formes un peu plus fortes, plus ramassées que les bicharieh, leur couleur fauve est plus foncée et leur poil plus long.
Le bichari, au contraire, est très-svelte, ses jambes sont longues et fines, sa couleur est à peu près celle de la gazelle (il y en a pourtant beaucoup de tout à fait blancs), son poil est ras, il a le col souple et le ventre moins gros que le dromadaire arabe.
Leur manière respective de marcher est aussi très-distincte, et quoique l’on puisse dire que les allures différentes, chez ces animaux, ne soient pas un signe de variété dans la race, il ne m’est pas prouvé que cela provienne seulement de la manière de les élever. J’ai possédé des dromadaires des deux provenances ; j’en ai eu qui sont nés chez moi, et j’ai voulu, sur de jeunes sujets qui n’avaient pas encore été montés, essayer de faire prendre aux bicharieh l’allure des nomanieh et à ceux-ci celle de bicharieh, jamais je n’ai pu y parvenir complétement.
Les nomanieh marchent en posant les quatre pieds les uns après les autres, ce qui fait un pas précipité, sans secousses violentes ; mais le cavalier perçoit un balancement de droite à gauche, et d’arrière en avant tout à la fois qui, à la longue, fatigue la poitrine et peut donner le mal de mer. Ils tiennent la tête fort basse, et, à chaque pas, exécutent un mouvement de va-et-vient que l’on pourrait croire l’effet d’un ressort à boudin. Ce n’est point une allure franche en apparence, car cela ressemble au pas relevé du cheval, mêlé à un peu d’amble. De cette manière les nomanieh font environ huit mille à l’heure. Pour aller plus vite, il faudrait prendre le trot, qui n’est ni la bonne ni la vraie allure de l’animal.
Les bicharieh, eux, ont le pas moins allongé et moins précipité. La pose des quatre pieds, en marchant, quoique se faisant de la même façon, est cependant moins régulière ; il y a, si je puis dire ainsi, plus d’amble dans son fait, ce qui donne au cavalier un seul mouvement d’arrière en avant bien déterminé. Ce pas est loin de valoir celui des nomanieh ; mais l’allure naturelle du bichari c’est le trot. Alors ses jambes sont lancées avec une hardiesse, une souplesse, une agilité incroyables ; ses pieds ne transmettent aucune secousse. Cette allure, chez les bons animaux (et je ne parle que de ceux-ci, en comparant les deux races), est si douce qu’elle n’est comparable au trot d’aucun cheval. En allant au pas, le bichari fait de trois à trois milles et demi à l’heure, au petit trot et au grand trot, on peut varier sa vitesse et on arrive très-facilement à faire dix, douze et même quatorze milles.
Le dromadaire galope aussi, mais pendant fort peu de temps de suite ; il n’est pas construit pour cela. Peu de cavaliers, même parmi les Arabes, peuvent supporter ce galop sans tomber ou sans se cramponner fortement aux pommeaux de la selle.
Dans l’Etbaie, on monte plutôt les mâles que les femelles. Celles-ci sont pourtant plus agréables que les mâles ; quoiqu’elles aient souvent le défaut de se coucher, quand elles ont trop chaud ou qu’elles se sentent seulement fatiguées, auquel cas tout ce que l’on peut faire ne sert de rien, il faut attendre son bon plaisir ; mais les Bicharieh ménagent les femelles en vue de la reproduction ; ils prétendent que c’est par elles que les qualités du sang se perpétuent. Nous avons vu qu’ils ont cette opinion au sujet de l’espèce humaine[25].
Les meilleurs dromadaires des Bicharieh sont ceux des tribus de Hamma, Mahamet Gourabieh, Chintirab et Balgab. Ces derniers ont l’avantage de marcher à l’aise dans les terrains pierreux, attendu qu’ils viennent d’un pays de montagnes.
On a cru longtemps que les dromadaires ne s’accouplaient pas comme les autres quadrupèdes, parce que leur conformation n’avait point été soigneusement observée, et cette erreur existait aussi pour le lion ; mais aujourd’hui il n’est plus permis de croire aux fables répandues par des ignorants ; l’anatomie des animaux du désert est aussi connue que celle de nos animaux domestiques, et l’histoire naturelle en a fait son profit.
Les Arabes, quand ils veulent faire saillir une femelle, la conduisent toujours dans un endroit retiré. Cette condition n’est pas indispensable ; mais elle réussit beaucoup mieux, l’instinct de l’isolement étant un des caractères distinctifs de la bête.
Ils ont choisi d’avance un mâle de l’âge de cinq ans, fort et bien constitué.
L’hiver est l’époque ordinaire de ces accouplements, c’est la saison des pâturages ; cependant on peut les tenter, avec fruit, dans toutes les saisons de l’année.
Quand la femelle a conçu, l’on s’en en aperçoit au bout de dix à douze jours ; différents indices vous en fournissent la preuve.
Elle porte douze mois, et, pendant tout ce temps, vous pouvez la monter, la charger comme à l’habitude, elle devient même plus fringante, court mieux et ne se couche plus, en route, par caprice. Souvent elle met bas en voyage, ce qui ne l’empêche pas de continuer la route en faisant, toutefois, de petites marches. Alors l’on suspend, le plus commodément possible, le petit à son côté, et celui-ci, à l’âge de huit jours à peine révolus, commence à suivre la caravane.
On laisse téter les jeunes dromadaires pendant dix-huit mois si les mères sont en liberté ; mais celles dont on se sert, celles qui font un service quelconque n’allaitent que pendant six mois. Au bout de ce temps, d’ailleurs, leurs petits commencent à manger de l’herbe et du grain.
A dix-huit mois, quelquefois un peu plutôt, quelquefois un peu plus tard, selon la croissance de l’animal, on commence à le faire monter, à poil, par un jeune garçon, précaution nécessaire, car autrement il deviendrait rétif ; les éleveurs ne manquent jamais de la prendre ; seulement j’ai remarqué que les Nomanieh étaient, pour cela, plus entendus que les Bicharieh, en ce sens qu’ils ne se hâtaient jamais. Les dromadaires de ces derniers ont souvent des défauts qui leur viennent de ce qu’ils ont été fatigués trop jeunes.
Les uns et les autres sont dans toute leur force à l’âge de cinq ans, et ils conservent cette force jusqu’à l’âge de quinze ans. Plus tard, quoiqu’ils soient encore bons, quoiqu’ils soutiennent aussi bien la fatigue, ils n’en commencent pas moins à perdre leur légèreté et leurs qualités les plus essentielles. J’ai monté cependant des dromadaires qui étaient connus depuis 32 ans et qui marchaient toujours très-bien.
C’est encore une erreur de croire que le dromadaire ne se couche, en s’agenouillant, que par le fait de l’éducation, et que les espèces de callosités qu’il a aux coudes, aux genoux et à l’estomac lui arrivent par suite de la manière de se poser quand on le monte ou quand on le charge. Ces callosités, il les possède en naissant et, à peine né, il vient s’accroupir auprès de sa mère absolument dans la position que l’on suppose factice.
Quant il a atteint toute sa croissance, il faut qu’il ait une belle taille, deux mètres ou deux mètres quinze au moins d’élévation sur la croupe et sur le garrot, sa bosse doit avoir, en sus, de 30 à 40 centimètres, si elle dépasse cette hauteur, cela ne vaut rien ; car c’est un signe de gros embonpoint. Sa robe doit être couleur fauve un peu claire, sa tête petite, son cou large, ses jambes fines et droites, son train de derrière légèrement plus haut que le train de devant, et si, avec toutes ces qualités il a encore celle de posséder la bosse placée juste au milieu du corps, condition essentielle pour bien porter la selle, s’il a les pieds petits, les ongles et les poils qui les entourent bien noirs, s’il a sous la gorge, sur le derrière de la tête et sur la bosse des poils plus longs que sur le reste du corps où ils ne doivent être ni trop ras ni trop secs, ce qui est ordinairement l’indice d’une constitution molle ; s’il possède tout cela, il est réputé pour une perfection et cité comme type à bien des lieues à la ronde.
Les Arabes attachent une grande importance à connaître la provenance des dromadaires. Pour cela, chaque tribu met sa marque sur tous les sujets nés chez elle ; le propriétaire leur appose aussi la sienne. Ces deux marques consistent en brûlures faites à l’aide d’un fer chaud. Elles ont aussi un autre but, celui de faire retrouver un animal volé. Tous les dromadaires bicharieh portent en outre un signe commun, un signe pour ainsi dire national qui est représenté par une ligne posée en travers sur la jambe droite de devant et que l’on nomme ogal, du nom de la corde qui sert d’attache pour les empêcher de se lever quand on veut les retenir dans un endroit quelconque.
Les dromadaires et les chameaux, avec leur structure solide, avec les apparences d’une santé inattaquable, sont en réalité fort délicats ; ils contractent facilement une foule de maladies qui prennent aussitôt de grandes proportions et deviennent incurables ; ainsi de la gale, de certains abcès, de certaines coliques, etc. Leur médication est extrêmement restreinte ; c’est, le plus souvent, au moyen du feu, soit aux jambes, soit au ventre ou à la poitrine qu’on les traite. Tout le monde connaît, au moins par ouï-dire, leur sobriété, elle est proverbiale ; cependant il ne faut pas croire qu’ils soient faciles à nourrir. Les herbages du désert et le dourah leur conviennent beaucoup, et ils s’habituent difficilement aux herbages des terres cultivées ainsi qu’aux fèves, à la paille, au froment pilé ; quant à l’orge, on doit bien se garder de leur en donner, c’est une nourriture qui les tue.
Rien n’est plus pittoresque qu’un cavalier arabe monté sur son dromadaire. Il le conduit à l’aide de deux petites cordes, qui tiennent lieu de brides. L’une de ces cordes est fixée à la têtière, et l’autre à un anneau en argent ou en cuivre passé dans la narine gauche de l’animal. Cette dernière s’appelle zemam, c’est la principale et même souvent la seule.
Quand le dromadaire est soutenu par la têtière, son trot est fort doux, il devient plus rapide et plus doux encore quand la petite corde attachée à l’anneau agit en même temps. Le galop s’obtient en rendant, instantanément, les deux cordes. J’ai parlé, plus haut, de ces diverses allures.
Le cavalier n’emploie aucun effort, il n’a recours à aucune brutalité ; bien au contraire, il trouve de la docilité en raison de la douceur qu’il dépense, et l’entente la plus parfaite s’établit entre lui et sa monture, comme si l’un était le complément de l’autre. Le frêle bâton, ayant la forme d’une béquille renversée, dont il est armé représente tout ce que l’on veut ; mais nullement un instrument de correction ; et à cette condition il franchit des distances incroyables.
Il est extrêmement rare de trouver un bon dromadaire à vendre ; quant aux sujets exceptionnels, à moins de les prendre de vive force, à moins d’en recevoir un, comme cadeau, de la part d’un chek opulent et ami, il est impossible de s’en procurer.
Les Bicharieh, comme tous les Arabes, vendent très-difficilement les femelles, tandis qu’ils se défont volontiers de certains mâles. Le prix de ceux-ci, chez les premiers, est d’environ cinquante pièces de six francs ou talaris d’Espagne, c’est ce que coûte un garçon ou une femme esclave. Entre eux ils font souvent des échanges, et j’ai vu donner quatre femelles pour un bon mâle ; ce prix alors commence à être élevé. Chez les gens de Chaindi, de Dongolah, etc., il augmente encore ; près de Dar Chaquieh, dans la tribu des Ménaçir, un de ces animaux s’est vendu, en ma présence, la somme de quatre mille francs. Certains dromadaires coûtent beaucoup plus cher.
Les nomanieh et les mascatieh, au Caire, montent à cinq mille francs et quelquefois plus haut. Il en est de même des ababdieh qui joignent, à toutes les bonnes qualités des bicharieh, une bien meilleure éducation. Parmi eux, ceux de la tribu des Ménaçir et ceux de la tribu des Achababs, au sud de Coseïr, sont généralement fort recherchés ; ils ont un ancêtre très-renommé appelé Coubèri, lequel, avec un de ses semblables, du nom de Héréfhi, qui est aussi un grand type, constituent les deux meilleures souches connues.
On raconte beaucoup de faits extraordinaires au sujet de la vitesse de ces deux bêtes, faits que l’on est très-porté à admettre quand on sait que de bons coureurs ordinaires, dans le désert, peuvent forcer à la course les gazelles et les autruches, comme cela se pratique communément chez les Bicharieh, qui n’ont guère que cette manière de chasser.
Ainsi l’on dit que le propriétaire du célèbre Héréfhi se trouvant à la montagne, qui depuis porte son nom, à trente lieues environ de Derrawé, et voulant tout simplement acheter du tabac, partit un matin pour cette localité et fut de retour à son campement avant la nuit. Il avait fait, en dix heures, soixante lieues, c’est-à-dire la valeur de trois bonnes journées de marche de caravane.
On dit aussi qu’une fameuse femelle de dromadaire, descendante de Coubèri, nommée l’Fagrher, partit de Dalla-t-el-Doum, vallée située sur la route de Coroscos à Abou Ahmed, et franchit à peu près quatre-vingts lieues dans un jour, avec cette particularité, qu’étant arrivée aux trois quarts de la route, et son maître ayant voulu l’arrêter là, elle refusa de s’agenouiller, comme pour témoigner qu’elle pouvait marcher encore. En effet celui-ci continua jusqu’à Coroscos et ne s’arrêta qu’à Singarri peu de temps avant le coucher du soleil.
J’ai déjà indiqué que ces faits, quelque excessifs qu’ils dussent paraître, pouvaient très-bien être admis comme possibles ; or, d’après ce que j’ai expérimenté moi-même, je suis maintenant résolu de les croire vrais. Il m’est arrivé de faire la route de Suez au Caire en moins de treize heures, en m’arrêtant plusieurs fois, d’abord pour déjeuner et ensuite pour fumer et prendre le café ; je ne pressais pas mon dromadaire, et celui-ci n’était pas des meilleurs.
Une autre fois, je me suis rendu d’Alexandrie, par Rosette, Giafférieh, Kanka et Suez, à Wadée Chek au mont Sinaï, en quatre jours et demi ; il y a plus de cent cinquante lieues ; ce qui constitue environ trente-sept lieues par vingt-quatre heures, sur lesquelles j’en consacrais dix au repos ; et en outre je marchais souvent la nuit.
Enfin, à grande course, j’ai pu effectuer dix-huit milles anglais en quarante minutes.
On fait toujours des tours de force semblables ; mais une chose est à remarquer, c’est que les bons dromadaires deviennent de jour en jour plus rares ; soit que les Arabes, refoulés dans leurs déserts, réussissent à les cacher, soit pour d’autres motifs qu’il ne m’est point permis de rechercher ici.
Cette digression a déjà été bien longue ; il est temps de revenir au point où j’en étais de mon voyage.
Le 15, nous nous mîmes en marche dans la direction de la mer, toujours sur un sol granitique encombré, pour ainsi dire, de plantes et d’arbustes ; c’était une vallée descendant de l’Elba et courant du côté de la mer où elle arrive après avoir traversé un terrain de formations entièrement calcaires.
Le temps qui avait été fort calme et couvert par des brouillards, s’éclaircit et s’éleva ; mais un très-fort vent du sud soulevant des masses de poussière et de sable ne tarda pas à voiler le soleil de telle sorte que l’on ne distinguait plus rien devant soi. Je forçai le pas pour arriver plus vite au bord de la mer, pensant que toute la caravane me suivait ; mais, une fois sur la plage, je m’aperçus du contraire, et je l’attendis en vain ; elle avait pris une autre direction, ou bien elle était passée sans que je la visse. Comme je n’étais pas seul, après quelques instants, nous remontâmes à dromadaire pour chercher ses traces. Le vent qui continuait à souffler nous obligea de nous arrêter encore.
Pendant ce temps nos gens, qui pensaient que nous étions en avant, continuaient leur marche, si bien que lorsque le vent tomba, ils avaient complétement disparu. Nous vîmes seulement une troupe d’ânes sauvages, et un peu plus loin une troupe d’autruches. Je crus alors qu’ils s’étaient éloignés de la mer, tout en marchant parallèlement à elle, et je les cherchai dans cette direction, cela n’amena aucun résultat. Enfin comme il était possible que les Arabes avant de sortir tout à fait de la vallée eussent, en raison du vent, craint de s’aventurer dans la plaine de sable qu’ils avaient devant eux et qu’ils fussent restés dans la vallée même, je voulus y retourner pour m’en assurer, et dans tous les cas pour retrouver leur piste. Nous retournâmes donc sur nos pas ; mais je reconnus bientôt qu’ils avaient continué la route.
Le soleil était près de se coucher ; pour arriver à l’endroit où il avait été convenu que l’on camperait, il y avait encore six bonnes lieues à faire ; nous n’avions ni eau, ni pain, et de plus, un de nos dromadaires s’étant blessé, ne marchait plus qu’avec peine. Cependant me guidant sur les empreintes que les chameaux avaient laissées sur le sable, je partis en avant avec mon guide, qui ne savait pas plus que moi ce qu’il y avait à faire. Mon intention était de rejoindre la caravane et d’envoyer du secours à mon ami M. Bonomi, que je laissais en arrière.
Nous courûmes, au grand trot, sur un terrain sablonneux à peu de distance de la mer. La tempête était apaisée ; il faisait un clair de lune splendide, ce qui facilitait notre recherche. De temps en temps je m’arrêtais pour tirer quelques coups de fusil, afin de faire savoir à nos compagnons où nous étions.
La caravane, qui alors ne se trouvait plus très-loin, entendit nos détonations ; elle y répondit de son côté, mais nous n’entendîmes rien. Je ne voyais non plus aucun indice de l’approche de M. Bonomi, et la situation paraissait se compliquer lorsque je vis, à peu de distance devant moi, un feu mouvant auquel la limpidité de la nuit prêtait quelque chose de fantastique. Je ne doutai pas un instant que ce ne fût l’indication du campement de notre monde, et je m’avançai résolûment. C’était, en effet, un de nos Arabes, monté sur son dromadaire, un tison à la main, qui venait de notre côté.
Nous fûmes bientôt installés sous nos tentes, d’où j’envoyai immédiatement des montures, de l’eau et des provisions aux retardataires qui nous rallièrent, à leur tour, dans le courant de la nuit, en sorte que nous ne tardâmes pas à être tous réunis autour d’un bon feu et sous des abris convenables. On avait été fort en peine de nous.
Le temps était froid et une rosée fort épaisse trempa tous nos bagages.
Le matin, le brouillard qui, tous les jours jusqu’à midi entoure la montagne de l’Elba et qui s’étendait ce jour-là jusqu’à nous, était tellement épais que nous ne pûmes nous mettre en marche que quand il commença à tomber, c’est-à-dire vers les huit heures. Nos nouveaux amis Bicharieh qui nous suivaient depuis la veille s’en retournèrent, non sans demander beaucoup de choses. Je fis un présent au chef des Mahamet Gourabieh, consistant en une robe en drap, de la toile de coton, etc. ; mais comme il ne pouvait s’en servir, car rien n’était cousu, je fus obligé, pour le satisfaire, de lui donner mes propres vêtements, n’ayant plus autre chose ; il les mit immédiatement sur son corps sale et couvert de graisse.
Je connaissais bien la direction à suivre pour aller à la montagne de l’Béda, où nous devions prendre de l’eau et nous reposer. Je la connaissais, dis-je, parce que j’avais précédemment relevé cette montagne ; cependant les guides et les cheks se fourvoyèrent et, malgré mes observations, persistèrent dans leur erreur. Ce ne fut qu’après avoir marché plusieurs heures inutilement que l’on s’aperçut que j’avais raison ; le brouillard était dissipé, nous rentrâmes dans la bonne route.
Vers midi, deux Bicharieh à dromadaire venant du côté de la mer, s’approchèrent de nous, causèrent longtemps avec tout le monde, puis s’arrêtèrent en arrière. Il y avait là un homme avec son chameau malade qui nous suivait avec beaucoup de peine. Les deux Bicharieh s’emparèrent de force du chameau et laissèrent l’homme se débrouiller à sa guise. J’étais assez loin en avant avec le chek Baraca lorsqu’on nous apporta cette nouvelle ; je fis arrêter la caravane d’autant mieux que nous nous trouvions près d’un bois de mimosas et non loin de la vallée de Hesser, où les Arabes de l’Elba envoient leurs troupeaux, et je donnai l’ordre à quelques hommes de courir à la poursuite des voleurs.
Comme ils ne pouvaient être de retour avant la nuit, je profitai du temps que cela me laissait pour aller voir la vallée voisine, dans laquelle nous trouvâmes effectivement beaucoup de chamelles et de jeunes chameaux au milieu des arbres et des herbages les plus riches que nous eussions encore vus.
A l’embouchure de cette vallée de Hesser, il y a un port formé par une pointe de sable et de rochers à fleur d’eau où beaucoup de petits navires viennent mouiller pour faire le commerce avec les indigènes ; le pays appartient aux Mahamet Gourabieh ; les puits que l’on y rencontre sont d’une eau un peu salée, mais très-abondante.
Dès le matin, nos hommes qui avaient été à la poursuite des voleurs du chameau étaient de retour avec l’animal qui, n’ayant pas pu marcher, avait été abandonné. Il faisait un épais brouillard, et un gros vent comme la veille, ce qui nous empêcha d’aller directement à l’Béda. Nous préférâmes repasser par Meïça, d’autant plus qu’il nous fallait absolument de l’eau. Malgré cette résolution, notre marche fut très-pénible ; les hommes et les animaux souffrirent beaucoup de la violence du vent de S.-E., vent fort chaud qui soulève de la poussière et du sable en telle quantité, qu’il devient, par moment, presque impossible de respirer.
Nous retrouvâmes encore à Meïça les Gelabs que nous y avions laissés.
Ceux de nos hommes qui coururent aussitôt au puits d’eau douce, se firent longtemps attendre et rapportèrent la fâcheuse nouvelle que le puits donnait fort peu d’eau ; quelques outres seulement avaient été remplies. Il existait ailleurs de l’eau salée que l’on ne pouvait guère boire ; nous décidâmes de rester ici une journée pour creuser le susdit puits.
Nos efforts répétés furent inutiles ; nous n’obtînmes rien de plus, et nous fûmes forcés d’avoir recours à l’eau salée pour abreuver nos chameaux. Cependant, un peu plus tard, un de nos hommes, qui était allé à la découverte dans les rochers environnants, vint nous signaler un réservoir naturel, lequel, fort difficile à approcher, nous fournit pourtant de quoi compléter notre provision.
J’avais eu, pendant la nuit, la visite du chek Mahamet Wed Courouc, le père des deux jeunes gens qui nous avaient accompagné à l’Elba. On lui avait dit que les gens de la montagne avaient voulu faire une querelle, lors de nos pourparlers avec eux, et il était accouru à notre aide ; mais nous étions déjà partis.
Ce chek était chef d’une des plus puissantes tribus ; et mon intention avait toujours été de l’engager à venir trouver le vice-roi au Caire. Je lui fis comprendre que ce serait avantageux, attendu qu’on lui donnerait un firman au moyen duquel il ne serait plus inquiété si, les pluies venant à faire défaut dans le désert, il lui convenait de s’approcher du Nil. Les grands ni les petits gouverneurs ne pourraient jamais le gêner. Il me répondit simplement : Je crois tout ce que l’on dit de bien du vice-roi d’Égypte, et personnellement je désirerais le connaître ; mais je n’ai aucun besoin de sa protection ; lui, au contraire, il peut avoir besoin de mes chameaux et de mes dromadaires pour ses transports continuels, et je puis lui être d’un grand secours. Or je ne m’y refuserai pas, quoique mon intérêt comme celui de tous les cheks, soit d’avoir le moins de relations possible avec les villages et les villes de l’Égypte à cause des maladies qu’ils nous envoient et qui sont affreuses pour nous ; je ne m’y refuserai pas quoique je m’expose à être traité, dans l’avenir, comme les Bicharieh des environs de Berber, que l’on a pillés tout dernièrement, bien qu’ils fussent très-soumis. Ensuite, comme preuve de ses bonnes dispositions, il prit à témoin toutes les personnes présentes de ce à quoi il entendait s’engager, et comme personne des siens ne savait écrire, il me chargea d’informer verbalement le vice-roi.
La substance de ses engagements était que les personnes que l’on enverrait aux mines pour y travailler seraient toutes sous sa sauvegarde, qu’il empêcherait les autres tribus de les molester, qu’il engagerait les Bicharieh à travailler aux mêmes conditions que les Égyptiens, et qu’ils seraient soumis aux mêmes règlements, et qu’enfin il fournirait tous les chameaux nécessaires pour les communications entre Assouan et le siége des mines moyennant un salaire que l’on fixerait d’avance. Seulement il priait très-humblement Son Altesse Méhémet Ali de ne pas envoyer de soldats turcs, qui pouvaient être la cause ou le prétexte d’un soulèvement général dans les tribus. Je pris bonne note de ces paroles, auxquelles devaient se joindre, quand le moment de les répéter serait venu, les paroles plus explicites encore du chek Baraca, sur le dévouement de qui j’avais lieu de compter jusqu’au bout.
Nous quittâmes le chek Wed Courouc et ses deux fils dans les meilleurs termes, après leur avoir fait quelques cadeaux en rapport avec l’estime et la considération qu’ils m’avaient inspirées, et nous prîmes la route de Derrawé.
Toute la journée nous restâmes engagés dans des terrains sablonneux et granitiques, légèrement accidentés. La végétation y était clair-semée, rabougrie et d’un aspect noirâtre, circonstance que les Arabes attribuent à la nature des brouillards qui viennent de la mer. Une heure avant le coucher du soleil, nous nous arrêtâmes pour camper.
Durant la nuit, on fut continuellement sur le qui-vive, à cause des Mahamet Gourabieh qui occupent le littoral fort près du lieu où nous étions, et qui sont, je l’ai déjà dit, de grands voleurs. Pour moi, comme j’avais vu à Meïça deux de ces Arabes qui regardaient mon dromadaire avec convoitise, je ne rentrai sous ma tente, pour reposer, qu’après lui avoir fait mettre aux pieds une entrave en fer et l’avoir fait attacher avec une chaîne bien cadenassée. Je dus assurément à cette précaution l’avantage de conserver une monture à laquelle je tenais beaucoup, car c’était une bête de premier ordre. Du reste, aucune mésaventure ne se produisit.
Nous repartîmes par un temps fort couvert, et par une obscurité relative qu’occasionnait une grande quantité de poussière en suspension, depuis la veille, dans l’air, malgré le calme apparent le plus plat possible.
Il y a ici quelques hauteurs de granit feldspathique, posées toujours sur un fond de sable, jusqu’à la longue vallée de Chélal[26] qu’il nous fallut traverser (cette vallée est aussi fort large et toute remplie d’arbres, sihales et samours), pour atteindre celle de Quérègue, à l’entrée de laquelle nous plantâmes nos tentes. Cette dernière prend naissance dans les montagnes de Guerfe ; elle jouit d’une certaine réputation, parce qu’elle contient le tombeau de hadji Mansour, un des ancêtres des Ababdieh, qui fut tué par les Bicharieh. Elle est sainte, et bien des arbres qui s’y trouvent sont considérés comme saints.
Le lendemain, pour arriver à l’ouadée l’Béda, nous passâmes dans un défilé formé par de hautes montagnes qui rétrécissent considérablement le passage. On trouve un premier puits dans un ravin bordé de grands rochers presque verticaux[27], et au milieu d’un site des plus sauvages et des plus pittoresques. L’eau, qui vient à six pieds environ au-dessous du sol, y est fournie par des sources qui sortent des fentes des rochers et coulent souterrainement. Elle est salée et très-abondante ; les chameaux la boivent néanmoins volontiers. Malheureusement, toutes les fois que des pluies se produisent, ce puits est comblé par les sables, et il faut le recreuser, travail que les Arabes ne font que juste pour leurs besoins du moment.
Sur les rochers environnants, il y a beaucoup de figures de chameaux et de chevaux montés, et en grattant un peu la pierre, j’y ai découvert quelques mots en caractères arabes ; mais je n’y ai rien vu d’égyptien. Ces dessins sont assez mal faits et entièrement dans le goût de ceux que j’ai déjà signalés dans diverses localités au commencement de mon voyage. En remontant l’ouadée, à l’embouchure même d’un petit torrent, se trouvent plusieurs tombeaux sans aucune importance, à l’exception du dernier, qui consiste en une petite bâtisse carrée, élevée d’environ trois mètres et presque tout à fait ruinée.
J’ai dit que le premier puits de l’Béda fournissait de l’eau salée. Il y en a un qui fournit de l’eau douce ; mais il est bien plus haut, creusé au cœur du torrent et dans une roche de schiste. Il peut avoir douze pieds de profondeur ; l’eau en est fort bonne. Toutes les montagnes que l’on a sous les yeux sont de formation primitive, avec des schistes en abondance, schistes variés de couleurs, et pour la plupart fort doux au toucher, avec aussi de petits gisements de feldspath, et quelques veines de quartz très-minces.
Après l’Béda, la route se poursuit par des lits de torrents qui se succèdent et qui, plus ou moins surplombés par de très-grandes élévations, conduisent à l’ouadée Rhachab[28], dont le sol offre plus d’un endroit favorable pour la halte des caravanes.
Puis, nous n’étions repartis que dans la matinée, les terrains changent tout à coup d’aspect ; les montagnes se transforment en petites collines, le sol des vallées devient plat, uniforme, et, les rochers presque noirs, à moitié recouverts de sable, ne protégent aucune plante. Il faisait, ce jour-là, un vent d’ouest très-fort et très-froid, ce qui fatigue toujours beaucoup, le ciel était couvert de nuages et fort triste. Aussi, à deux heures après midi, nous arrêtâmes-nous avec délices dans la belle vallée de l’Hodeïn. Il est bien entendu que le mot belle doit se prendre ici dans un sens tout autre que le sens que nous lui donnons chez nous. Cette vallée, dans l’endroit qui nous donnait accès, était encaissée dans des rochers de granit ; un sable blanc mêlé à de la terre argileuse très-fine, et déposé sans doute par les eaux de pluie, en recouvrait le sol ; plus loin, l’on apercevait un bois de merks très-vert, tout rempli de semences.
Nous campâmes à l’embouchure de l’ouadée Dif, et nous fîmes là une rencontre qui aurait pu avoir des conséquences fatales si l’attention que l’on apportait toujours dans nos installations eût été relâchée. Nos Arabes, en fouillant le sol, troublèrent le sommeil d’un gros serpent enroulé sous le sable. Il se dressa et fit mine de s’élancer sur les individus présents. C’était un céraste, ou autrement dit une vipère cornue, reptile dont la plus légère morsure est mortelle. Les plus audacieux s’étaient armés de bâtons, et toutes leurs bravades se bornaient à des évolutions infructueuses. Je tuai le monstre d’un coup de fusil. L’espèce à laquelle il appartenait, et dont j’ai vu souvent des types, ne dépasse point, comme grandeur, 50 ou 60 centimètres ; celui-là avait 1m,30 de long ; il était gros en proportion.
Cette petite aventure, qui venait de rompre la monotonie d’une de nos plus mauvaises journées, fut encore pour nos Arabes, le lendemain, un sujet intarissable de conversation.
En quittant notre campement le matin, nous suivîmes un désert de sable accidenté par de petites hauteurs de granit ; à notre gauche s’élevaient les hautes montagnes de Dif. Au bout de quelques heures la vallée de l’Hodeïn nous offrit un bois de houchars et de sihales magnifiques ; mais, dès ce moment, commencèrent des montagnes de grès stratifiés, élevées à pic sur un sol uni et comptant plus de 180 mètres de hauteur entièrement verticale. Cette partie de vallée, formée par dénudation, était le seul endroit que j’eusse encore rencontré présentant cette particularité. Elle fait là un angle droit avec la vallée de Dif qui court à l’est, tandis que l’Hodeïn court au nord.
Vis-à-vis l’ouadée el Magal se trouve encore un tombeau d’un Ababdieh ; c’est une espèce de petit temple voisin d’un rocher sur lequel, comme au puits de l’Béda, il y a des figures grossièrement tracées et quelques inscriptions arabes n’ayant rien d’intéressant.
La vallée de l’Hodeïn, devenue très-étroite, continue toujours entre deux montagnes de grès semblables à deux murailles. Ces grès sont de formation moderne, en couches horizontales de l’épaisseur de 1 à 2 mètres et séparées par d’autres petites couches argileuses. A l’extérieur, ils ont été noircis par l’action combinée du soleil et des eaux ; intérieurement, ils sont gris, un peu rougeâtres, et composés d’un sable très-grossier extrêmement friable.
L’eau se trouve dans cet endroit[29] ; elle sort des flancs de la montagne à environ 6 mètres au-dessus du sol, fournie par des sources qui coulent toutes dans la vallée et se perdent dans les sables ; mais avant, elles emplissent plusieurs bassins ou fosses arrangés de main d’homme. Cette eau est délicieuse, claire comme la plus belle eau de roche, fraîche et agréable au goût. Quel bonheur pour les gens qui voyagent dans ces pays déserts de faire une pareille rencontre ! il faut l’avoir éprouvé par soi-même pour en sentir tout le prix ; aucun mot, aucune expression ne peut en donner l’idée à un homme d’Europe. Plusieurs vallées de cette contrée ont des sources pareilles ; celles de Dif, de Souta renferment les plus abondantes.
L’Hodeïn, dont le nom signifie les deux bassins, à cause de deux réceptacles plus importants que les autres, a été jadis habitée, au moins dans cette partie qui était connue des anciens Égyptiens. Il existe encore à la fontaine principale une petite construction du milieu[30] de laquelle sort l’eau, et l’on y voit une corniche d’architecture égyptienne, avec le toron et le globe qui se trouvent sur toutes les portes des anciens temples. La surface même du rocher représente la façade d’un petit temple ; mais rien n’est achevé. Au-dessus de la corniche sont pratiqués quatre trous carrés qui ont dû servir à placer des poutres pour faire une couverture, une espèce de portique dont il reste la base d’une colonne. Enfin, il y a un très-petit tableau hiéroglyphique, qui ne pouvait être qu’une inscription fort courte, sur laquelle on distingue, entre autres caractères le nom de Ptolémée Evergète. Ce dut être là, en effet, une station de chasse créée par ce monarque frappé sans doute par la grandeur du site, et par la présence de l’eau qui devait attirer de son temps, en grand nombre, les ânes sauvages, les autruches, les gazelles, les capricornes, etc., comme elle les attire encore aujourd’hui.
Tout récemment un Arabe, moins paresseux que les autres et surtout plus industrieux, s’était imaginé d’établir dans cet endroit une espèce de culture ; il y semait du coton, du dourah, de l’orge, et se servait avec intelligence de l’eau des sources. J’ai vu la haie d’enclos qu’il avait élevée, puis un doum et deux dattiers plantés par lui.
Le grand vent et les nuées de sable qu’il soulevait nous empêchèrent de continuer notre route. Il passa sur nous une véritable bourrasque plus forte que tout ce que nous avions essuyé dans ce genre-là, et ce ne fut que le lendemain qu’il nous fut possible de repartir quoiqu’il fît encore une bise de N.-O. glaciale que nous recevions en pleine figure. La journée fut très-pénible, surtout pour les chameaux, qui s’arrêtaient à tout moment pour tourner le derrière au vent, sans se soucier des arbustes et des plantes dont le chemin était rempli. Toutefois, nous arrivâmes sans autre temps d’arrêt au point culminant de la vallée qui est aussi, pour la chaîne des montagnes de l’Hodeïn, le point du partage des eaux. Ici le terrain devient plat et donne naissance à beaucoup de petits vallons. La marche y est plus facile. Nous nous arrêtâmes dans une sorte d’enceinte formée par de gros rochers de grès.
Après une bonne nuit de repos, il nous fallut traverser un désert des plus arides dont l’un des côtés était bordé par des roches de grès et l’autre par des roches de granit ; nous marchions sur du gravier très-épais et très-grossier. Ce point est encore élevé, et les eaux des pluies qui y tombent coulent vers le Nil. Les formations de grès, placées par couches horizontales, reposent sur de petits soulèvements granitiques ; elles sont traversées par une étroite vallée que les eaux ont creusée et que l’on nomme Roh-t-Carouf ; ce fut là notre gîte.
La température n’était point très-basse ; elle marquait 4 degrés Réaumur au-dessus de zéro ; cependant il nous fut impossible de nous réchauffer. Dans ce pays, le froid est extrêmement pénétrant, quoique l’on soit vêtu et couvert autant qu’on le serait au milieu des glaces, l’on en souffre beaucoup plus. Cela prouve une chose d’ailleurs bien évidente pour moi, c’est que le thermomètre n’est pas, en fait d’instrument, la dernière expression d’après laquelle on puisse se régler pour mesurer d’une manière absolue les sensations de froid et de chaud qu’éprouve l’homme.
Je vis en descendant la vallée de Roh-t-Carouf des rochers de granit et de gneiss, avec de grandes parties de feldspath. Tous les fonds étaient garnis de plantes et de sihales. Là se trouvaient les dernières eaux que nous devions rencontrer avant d’arriver à Derrawé, c’est-à-dire au Nil.
De nombreux puits jalonnent cette route, mais tous ne donnent pas de la bonne eau ; ce sont les moins creusés qui ont cet avantage ; les autres, dont la profondeur atteint jusqu’à 6 mètres, n’étant pour ainsi dire bons à aucun usage, demeurent abandonnés.
Ces puits, ainsi que beaucoup de petits abreuvoirs à l’usage des animaux, ont été faits par les Arabes Ababdieh-Achabab à une époque qui n’est pas fort ancienne. Ils étaient campés dans cette partie du désert, et une série d’années pluvieuses les avait mis au comble du bien-être en créant pour leurs troupeaux des pâturages abondants, de telle sorte que les transports sur la route de Coseïr, auxquels ils s’adonnent habituellement pour vivre avaient été abandonnés, et qu’ils savouraient les délices des seules richesses qu’il soit donné à ces populations de goûter. Cet état de bonheur momentané les enorgueillit, et l’oisiveté leur inspira l’idée de faire la guerre à leurs voisins les Bicharieh. Sous un prétexte futile, ils rompirent avec eux ; mais, dès la première rencontre, ils eurent cinq cents hommes tués, et ils furent contraints d’abandonner Roh-t-Carouf qui, aujourd’hui, n’est plus qu’une station ordinaire où l’on vient quand il a plu.
Notre étape s’était arrêtée à l’ouadée l’Ararit ou Rararit ; nous nous en éloignâmes en nous dirigeant sur la petite montagne de Hérefhi, celle qui tient son nom du fameux dromadaire dont j’ai parlé plus haut. Elle est formée de granit rouge et s’élève au milieu d’autres montagnes bien plus basses, de composition absolument identique, mais moins colorée. Puis après nous dépassâmes un très-grand mamelon, tout à fait isolé et appelé Omour-Acarmi ; voici l’origine de ce titre qui veut dire l’œuvre d’Acarmi :
Après avoir quitté le Hédjah, car ils prétendent être venus de là, les Ababdieh adoptèrent cette partie du désert, et un petit groupe se fixa sur le mamelon en question sous la conduite d’un chef nommé Abdalla, fondateur de la tribu des Foucara. Toute cette émigration dut longtemps faire la guerre aux habitants des bords du Nil, connus alors sous le nom de Cafer ou idolâtres ; mais, son intérêt le commandant, elle finit par conclure la paix avec eux. Abdalla seul refusa d’y acquiescer ; il répondit à ceux qui lui conseillaient de prendre les Cafer pour alliés, qu’il n’avait d’autres alliés que son sabre et ses lances, et il continua les hostilités.
Pendant une de ses expéditions il laissa sa famille à la montagne sans grains et sans aucune ressource pour s’en procurer. Or ce fut un Arabe appelé Acarmi qui la fit vivre et qui la soutint avec le produit de sa chasse. Cet homme continua sa bonne œuvre tant que dura l’expédition, au retour de laquelle Abdalla, dont la nature n’était pas moins généreuse, pour lui prouver sa reconnaissance, partagea d’abord avec lui tout le butin qu’il avait fait, l’institua son frère adoptif et voulut enfin que l’on donnât à sa résidence le nom d’Omour Acarmi, c’est-à-dire d’œuvre d’Acarmi.
C’est ainsi que, dans ces contrées sauvages, toute chose rappelle un nom, un fait, une histoire dont le souvenir se transmet, par tradition, de père en fils, de famille en famille.
L’endroit où nous nous arrêtâmes était encore assez élevé ; nous y trouvâmes beaucoup d’herbages que des pluies récentes avaient fait pousser, et je fus mieux que jamais à même de constater avec quelle rapidité la végétation se produit, lorsqu’une bonne ondée est venu humecter un sol en apparence si ingrat. Là où l’on ne voyait que sable, pierres et graviers, quelques jours après la pluie, tout germe, pousse et devient vert.
Comme nous n’avions plus de vivres pour les hommes et fort peu d’eau potable, comme nous devions faire encore une très-grande route avant d’arriver seulement en vue de Derrawè, je fis lever le camp deux heures avant le jour afin que nos montures souffrissent moins de la chaleur ; car elles étaient, ainsi que les hommes, bien fatiguées. Mon dromadaire que j’avais monté constamment et qui avait fait plus de chemin que les autres, par la raison que je courais sans cesse de droite à gauche, pour voir le pays, et que je marchais souvent aussi pendant que la caravane stationnait, mon dromadaire était à bout de forces. D’un autre côté je voulais autant que possible avancer et franchir, avant que le découragement ne s’en mêlât, un grand désert plat et aride, qui était devant nous. Nous demeurâmes treize heures sans quitter la selle ; l’on dressa les tentes dans le lit, à peine accusé, d’un torrent, ne pouvant pas aller plus loin.
La fatigue, jointe à la privation absolue de nourriture, avait tellement affaibli tout le monde, que je craignis un moment, d’être forcé de laisser des hommes en arrière ; mais l’espoir d’arriver les soutint encore. Ils touchaient au terme du voyage et ils oubliaient jusqu’à la faute qu’ils avaient commise de négliger les provisions. Au reste, cela ne se passe jamais autrement quand l’on a affaire à des Arabes. Dans une course de courte durée ou dans une expédition de longue haleine, leur imprévoyance est toujours la même, et l’expérience de la veille ne saurait leur profiter le lendemain.
Je donnai le signal du départ à minuit ; personne n’avait mangé ni bu ; cependant personne ne témoigna aucune plainte.
Lorsque après avoir marché six heures, le soleil se leva, nous nous trouvions dans une plaine désolée ; mais à l’horizon l’on voyait, colorés par ses premiers rayons, les massifs des dattiers de Derrawè. Chacun s’arrêta alors, comme frappé par l’explosion d’un contentement intérieur, et, les yeux fixés sur le point convoité, manifesta sa joie à sa manière. Un poëte ajouterait que les dromadaires eux-mêmes frémirent d’aise.
Nous profitâmes de cet instant, Chek Baraca et moi, pour mettre un peu d’ordre dans la caravane et pour stimuler l’amour-propre de chaque cavalier, puis, avec quelques-uns des mieux montés, nous nous empressâmes de prendre les devants.
A dix heures nous arrivâmes à Derrawè. Du plus loin qu’ils nous avaient aperçus, les parents des cheks et des Arabes qui étaient avec nous vinrent en courant à notre rencontre, sur des dromadaires et sur des chevaux, apportant des vivres, de l’eau et des paniers de fruits, toutes choses que nous envoyâmes immédiatement à nos compagnons attardés.
On nous salua avec des cris d’allégresse, on tira force coups de fusil, on exécuta des fantasias à dromadaire. Dans le village, toutes les femmes et les esclaves faisaient entendre leurs roucoulements. C’était un tapage général difficile à définir, mais auquel il était impossible de se méprendre, l’on nous infligeait une ovation. Les femmes esclaves se tenaient par groupes au dehors, les femmes libres au dedans des cahuttes, les enfants couraient de tous côtés.
Dès que j’eus mis pied à terre, ce fut bien autre chose ; l’on m’installa dans la maison du chek et là une foule de personnes se succédèrent, pendant plusieurs heures, pour nous visiter ; il fallut s’embrasser, il fallut fumer et prendre du café avec tout le monde ; ce dernier signe de contentement ne tarissait point.
Pour moi, j’étais bien content aussi, je me sentai touché de la part qui me revenait de toutes ces manifestations ; mais je n’étais pas non plus insensible au plaisir de revoir le Nil, ni à la pensée que j’allais retrouver, chez moi, le confortable dont j’étais privé depuis si longtemps.
Cependant, pour rester à la hauteur de la circonstance, je dus encore dîner avec tous les notables de la tribu ; ce fut dans un joli petit jardin rempli de jasmins et d’orangers en fleurs, et le repas termina la fête. Peu d’instants après, débarrassé des notables, des cheks, des fakiks (interprètes de la loi), de tous les indigènes et des Turcs qui étaient venus des environs, je pus me retirer dans ma barque, où couché dans un bon lit, je m’endormis bercé en imagination par le mouvement du dromadaire et faisant encore avec la bouche le petit sifflement particulier que l’on a coutume de faire pour exciter sa monture.
Le lendemain il me restait à régler l’affaire de la reconnaissance envers tous les Ababdieh qui avaient été en relation avec moi. Je m’acquittai de cela en leur faisant mes adieux, et le même jour je partis de Derrawè.
Le chek Baraca demeura fidèle à son engagement, il me suivit en Égypte. De mon côté, je le conduisis en présence du vice-roi dès que je fus en mesure de rendre compte de ma mission ; or voici ce qu’il advint :
En présentant mon rapport sur les différentes mines que j’avais examinées, je donnai aussi des échantillons de chacune. L’analyse de ces échantillons ne fournit point des résultats très-satisfaisants, et cela devait être ; car je n’avais pu me procurer du minerai en assez grande quantité. Cependant, comme l’existence de mines d’or ne pouvait être révoquée en doute, le vice-roi voulut y envoyer une expédition sérieuse, dans le but de les exploiter. J’avais bien eu la précaution de faire connaître les conventions arrêtées avec les cheks Bicharieh, conventions auxquelles il fallait adhérer complétement ; mais l’on ne parut pas s’en préoccuper. Une seule chose étonnait le divan, c’est que les tribus auxquelles on allait avoir affaire ne fussent pas encore soumises. Je donnai des explications, et j’insistai surtout sur la nécessité de ne point envoyer de soldats turcs. Il me fut répondu par une fin de non-recevoir, l’orgueil national se révoltant à l’idée d’une concession de ce genre.
L’expédition, composée d’un certain nombre d’ouvriers Égyptiens avec un ingénieur français que je plaçai à leur tête, fut mise sous la direction d’un chef turc assisté de soldats turcs aussi. Elle partit ainsi, pour les mines de Wadée Allake, conduite tout naturellement par le chek Baraca qui s’en retourna fort mécontent, d’abord de ce que l’on avait fraudé les conventions et ensuite de ce que je ne l’accompagnais pas.
Quant tout ce monde fut arrivé sur les lieux, les cheks Bicharieh qui avaient conclu l’arrangement avec moi, vinrent faire une reconnaissance. A la vue des soldats turcs, ils se récriérent et déclarèrent qu’ils ne permettraient pas que l’on travaillât aux mines tant qu’on ne les aurait pas renvoyés ; puis ils se placèrent dans la montagne, rompant ainsi toute relation et jurant que, si l’on donnait un coup de pioche, ils commenceraient les hostilités. Ces gens étaient dans leur droit. Force fut donc au commandant de repartir ; il chargea deux chameaux des premières pierres venues pour que l’on ne put pas dire qu’il n’avait rien trouvé et il laissa là l’ingénieur avec ses ouvriers. Ceux-ci purent immédiatement se mettre à l’œuvre, les Bicharieh revinrent pour les aider en signe de réconciliation ; mais ce n’était encore que le prélude de la chose.
L’essentiel consistait maintenant à savoir comment la petite colonie subsisterait. Nous allons voir de quelle façon il y avait été pourvu :
Dès les premiers travaux, comme des éboulements considérables se produisaient, l’ingénieur avait jugé à propos d’ouvrir une nouvelle galerie pour rejoindre le filon exploité par les anciens mineurs. Son travail marchait bien ; mais il avait demandé du temps, et le moment était venu d’envoyer à Assouan prévenir le gouverneur pour qu’il envoyât des vivres. Celui-ci fit répondre qu’il n’avait aucune mission pour cela, de sorte que, au bout de quelques jours, les ouvriers affamés furent contraints de quitter leur chantier et de reprendre eux-mêmes la route d’Assouan où ils arrivèrent exténués de toutes manières.
On s’était imaginé que là où il y avait des mines il n’y avait qu’à se baisser pour ramasser l’or ; tout au plus devait-on avoir la peine d’en charger des chameaux pour l’apporter au Caire. Quand, au lieu de cela, on vit arriver les pierres du chef de l’expédition, pierres où l’or ne brillait pas ; quand on sut de lui, qu’il fallait se livrer à des travaux incessants pour obtenir le métal désiré, l’affaire fut immédiatement abandonnée. Mais les Européens, qui furent témoins de ce revirement, reconnurent, dans ce fait, l’esprit des hommes qui n’ont jamais su semer pour récolter, ni tenter aucune entreprise sans que le revenu en ait été escompté d’avance.
Depuis ce temps personne n’a plus parlé des mines de l’Etbaye.
VOCABULAIRE BICHARI
Nota. Les mots qui ressemblent à des mots arabes, ceux qui ont de l’analogie seulement et ceux qui se prononcent de même dans les deux langues, sont en italique. Il faut remarquer que les noms empruntés aux Arabes désignent des objets que les Bicharieh n’ont pu connaître que quand ils ont été en relation avec eux ; ces noms expriment généralement des choses d’une époque plus moderne.
Quoique le nombre de mots que j’ai pu recueillir soit très-restreint, je les donne ici pensant qu’il peut être intéressant de les connaître.
| FRANÇAIS. | BICHARI. | 
|---|---|
| Dieu. | Otani. | 
| Le ciel. | To bérah. | 
| La terre. | To daya. | 
| La mer. | Wemi bhar. | 
| L’air. | Waram tah. | 
| Le feu. | To nah. | 
| La pluie. | O berrah. | 
| Le vent. | O barâh. | 
| Le tonnerre. | Tafferattah. | 
| Les éclairs. | To tatawah. | 
| Le soleil. | To hi. | 
| Les étoiles. | Wohayonc. | 
| La lune. | Thehethérié. | 
| Les nuages. | O comberis. | 
| La brume. | O baramamie. | 
| Le diable. | O chitane. | 
| Les démons. | O hallé. | 
| Le monde. | O taye. | 
| Montagne. | O rebah. | 
| Vallée. | To daya. | 
| Désert. | O atmour. | 
| Fleuve. | O bhar o naffer. | 
| Pierres. | O hawa. | 
| Arbres. | O haudhé. | 
| Torrent. | O couan. | 
| Père. | O baba. | 
| Mère. | To édah. | 
| Frère. | O senne. | 
| Sœur. | To coua. | 
| Cousin. | O dourahar. | 
| Cousine. | To douraytor. | 
| Oncle. | Babi o cor. | 
| Tante. | Babi to hor. | 
| Nouveau marié. | To dobah. | 
| Gendre. | O am. | 
| Parents. | O ahitaco. | 
| La fête. | To hardah. | 
| Corps. | To hadah. | 
| Tête. | O gourma. | 
| Poitrine. | O dabbah. | 
| Ventre. | O calaho. | 
| Bras. | O arca. | 
| Jambes. | O raccat. | 
| Pieds. | O andarthé. | 
| Mains. | O agah. | 
| Ongles. | O naf. | 
| Oreille. | O omgonil. | 
| Œil. | To lili. | 
| Nez. | O génouf. | 
| Joues. | O bédah. | 
| Bouche. | O hef. | 
| Menton. | O channac. | 
| Moustache. | O goulam. | 
| Lèvres. | To ombarohé. | 
| Dents. | To courah. | 
| Langue. | O midab. | 
| Prunelle des yeux. | To sottah. | 
| Sourcils. | O chombanni. | 
| Cheveux. | To hama. | 
| Col. | To môe. | 
| Nombril. | To tpha. | 
| Sang. | O boye. | 
| Sein ou mamelle. | O nouc. | 
| Peau. | O serre. | 
| Urine. | Te hochah. | 
| Salive. | E sil. | 
| Larmes. | Te mlah. | 
| Graisse. | To omfou. | 
| Chair. | To cha. | 
| Os. | To mytad. | 
| Chameau. | O cam. | 
| Chamelle. | To cah. | 
| Jeune chameau. | O rabeh. | 
| Cheval. | O atad. | 
| Jument. | To atal. | 
| Poulain. | O atay hor. | 
| Mouton. | O nâh. | 
| Brebis. | To anab. | 
| Bouc. | O bouc. | 
| Chèvre. | To nay. | 
| Chien. | O hias. | 
| Corbeau. | O quickay. | 
| Vautour. | To equih. | 
| Bœuf. | O écha. | 
| Loup. | Osselo (le même mot en abyssinie). | 
| Hyène. | O carray. | 
| Renard. | O domiagag. | 
| Gazelle. | O gannay. | 
| Poisson. | O houtti. | 
| Peau de mouton. | To hersi. | 
| Froment. | O gammah. | 
| Orge. | O cheïr. | 
| Dourah. | O arrah. | 
| Viande. | Lo cha. | 
| Lait. | Te ha. | 
| Pain. | O tam. | 
| Eau. | E yam. | 
| Vin. | To annabeh. | 
| Farine. | O bou. | 
| Lance. | To fénah. | 
| Sabre. | O mathad. | 
| Fusil. | O bandone. | 
| Bouclier. | O goubah. | 
| Poudre. | O barouli. | 
| Couteau. | O hangiar. | 
| Or. | O achetah et to adarroh. | 
| Argent. | E mallagah. | 
| Cuivre. | O nas. | 
| Fer. | To edih. | 
| Plomb. | To rossassah. | 
| Maison. | O gaah. | 
| Lit. | To madam. | 
| Habit. | E miqueh. | 
| Selle de dromadaire. | E cor. | 
| Sac en peau. | O mosouch. | 
| Sac en laine. | To arrarah. | 
| Outre pour l’eau. | O sécouah. | 
| Cordes. | O loulle. | 
| Tapis. | O csahi. | 
| Nord. | Domec. | 
| Sud. | Mo acouweg. | 
| Est. | O mahoc. | 
| Ouest. | Arroc. | 
| Année. | O awil. | 
| Mois. | O téric. | 
| Nuit. | O hawatte. | 
| Jour. | O hi. | 
| Matin. | O mimah. | 
| Soir. | To awadah. | 
| Froid. | O macourah. | 
| Chaud. | Enébeh. | 
| Poule. | O giagiag. | 
| Œuf. | To bedah. | 
| Village. | O belled. | 
| Tombeaux. | To omgiannah. | 
| Faim. | To argone. | 
| Soif. | To yawah. | 
| Dattes. | Te melone. | 
| Argent monnaie. | O tawah. | 
| Piastres. | O gourouche. | 
| Printemps. | O basse. | 
| Été. | O magayi. | 
| Automne. | To obeh. | 
| Hiver. | O wiha. | 
| Vivre. | Damhihi. | 
| Manger. | Tamtini. | 
| Boire. | Yoatmi. | 
| Marcher. | Sactini. | 
| Danser. | Tett lig. | 
| Rire. | Efiet. | 
| Chanter. | Ninoini. | 
| Monter à cheval. | Etime réwini. | 
| Battre. | Enthih. | 
| Couper. | Owac. | 
| Sauter. | Farini. | 
| Crier. | Toadid. | 
| Prendre. | Abicah. | 
| Rendre. | Etgnieh. | 
| Finir. | Allasih. | 
| Laver. | Chouyouda. | 
| Aimer. | Arcani. | 
| Acheter. | Delbat. | 
| Lire. | Graya. | 
| Prier. | Sètelini. | 
| Coudre. | Oaydah. | 
| Raser. | Oman. | 
| Remplir. | Otab. | 
| Vider. | Essarrar. | 
| Jeter. | Agit. | 
| Dormir. | Douwet. | 
| Fatiguer. | Garrarih. | 
| Envoyer. | Touggoumat. | 
| Converser. | Adissammat. | 
| Travailler. | Abbaccah. | 
| Enivrer. | Marrassih. | 
| Mourir. | Iya. | 
| Pleurer. | Owawini. | 
| Entendre. | Emsiwoh. | 
| Voir. | Chebbat. | 
| Goûter. | Daamsat. | 
| Demander. | Anarriva. | 
| Voyager. | Ebaqquénamab. | 
| Apprêter. | Hahatte. | 
| Sentir. | Fihat. | 
| Puer. | Doumiab. | 
| Peigner. | Adgné. | 
| Écrire. | Quetabat. | 
| Pétrir. | O had. | 
| Graisser. | To caamat. | 
| Coucher. | Embat. | 
| Accoucher. | Teemconé. | 
| Marier. | Idob. | 
| Tuer. | Deratte. | 
| Boucle d’oreille. | To lemné. | 
| Bague. | To nattem. | 
| Bracelets. | O coulel. | 
| Mon. | Ma. | 
| Ton. | Moc. | 
| Son. | Mo. | 
| Ma. | Ta. | 
| Ta. | Toc. | 
| Sa. | To. | 
| Notre. | Mom. | 
| Votre. | Mocoue. | 
| Leur. | Mocqnino. | 
| Moi. | Aneb. | 
| Toi. | Baroc. | 
| Lui. | Baroha. | 
| Nous. | Enena. | 
| Vous. | Barcha. | 
| Le mien. | Anito. | 
| Le tien. | Barihoc. | 
| Le nôtre. | Enetto. | 
| Le sien. | Baretonoto. | 
| Le vôtre. | Barioco. | 
| Le leur. | Barétahota. | 
| Qui | Hàbou. | 
| Lequel. | Ha ba riwa. | 
| Quand. | Noma. | 
| A présent. | Aderi. | 
| Toujours. | Bouh. | 
| Jamais. | Abadah. | 
| Loin. | Sagitté. | 
| Près. | Dalloute. | 
| Ici. | Intonou. | 
| Là. | Beintonou. | 
| Où. | Quêctah. | 
| Dedans. | Tohiléh. | 
| Dehors. | Arraha. | 
| Devant. | Sourone. | 
| Derrière. | Arroune. | 
| Hier. | Ourrah. | 
| Demain. | Thihit. | 
| Avant-hier. | Orob elgaye. | 
| Après-demain. | Thibaca. | 
| Peu. | Chalicto. | 
| Beaucoup. | Goudatte. | 
| Rien. | Quetha. | 
| Moyen. | Tomalhoy. | 
| Grand. | To hewint. | 
| Petit. | To dheed. | 
| Bon. | Dahibo. | 
| Mauvais. | Affereyo. | 
| Meilleur. | Hayhisse. | 
| Le meilleur. | Ohagissa. | 
| Joli. | Noadribo. | 
| Jolie. | Noadrito. | 
| Jeune (masc.) | Adamibo. | 
| Jeune (fémin.) | Adamito. | 
| Gras. | Dahabo. | 
| Rond. | Qualalho. | 
| Bête. | Arrafho. | 
| Brave. | Inguimabo. | 
| Blanc. | Erabo. | 
| Noir. | Sotago. | 
| Léger. | Inchofho. | 
| Brûlant. | Nabaho. | 
| Maigre. | Onyayo. | 
| Malade. | Dawasisabo. | 
| Aveugle. | Amauchayo. | 
| Chauve. | Layou. | 
| Pourquoi. | Nanah. | 
| Mais. | Taha. | 
| Oui. | Aho. | 
| Non. | Lano. | 
| Rouge. | Adarabo. | 
| Jaune. | Osotay. | 
| Herbes. | Osiham. | 
| Peur. | O mourquay. | 
| Brun. | Ohadal. | 
| Serpent. | Tocmatiha. | 
| Scorpion. | Otallana. | 
| Je mange. | Tamani. | 
| Tu manges. | Tamtiniam. | 
| Il mange. | Tamini. | 
| Nous mangeons. | Tamanhi. | 
| Vous mangez. | Tamtené. | 
| Ils mangent. | Tamed. | 
| J’ai mangé. | Tamhar. | 
| Tu as mangé. | Tamtha. | 
| Il a mangé. | Tamiha. | 
| Nous avons mangé. | Tamenha. | 
| Vous avez mangé. | Tamtanha. | 
| Ils ont mangé. | Tamihar. | 
| Salut. | Salam a lec. | 
| Comment te portes tu ? | Dabayana. | 
| D’où viens-tu ? | No leyto heta. | 
| Où vas-tu ? | Nohote by ia. | 
| Que veux-tu ? | Nanharréwo. | 
| Bois, boire. | Goha. | 
| Mange. | Tàmâ. | 
| Dors. | Douha. | 
| De quel pays es-tu ? | Daylouquèlay. | 
| De quelle tribu ? | Nahai bona. | 
| Sais-tu la route? | Osala tictèna. | 
Paris. — Imprimerie de Cusset et Ce, rue Racine, 26.
NOTES :
[1]En arabe, wadée ou ouadée signifie vallée.
[2]Tigre.
[3]Celui-ci assassina plus tard le meurtrier de son frère, après m’avoir conduit chez les Bicharieh, et lui-même fut tué quelques années plus tard par les parents du gouverneur turc.
[4]Asclepia gigantea.
[5]Montée du militaire ou montée du guerrier.
[6]Jaune.
[7]Ce guide, plus tard, fut aussi le mien.
[8]Pierre du crocodile.
[9]Il a été remis en état plus tard.
[10]Espèce de cri guttural qui dénote toujours, chez la femme arabe, une profonde émotion.
[11]Ce lit particulier se nomme angareb.
[12]C’est le plus grand terme de mépris que l’on puisse donner à un Arabe.
[13]En expédition militaire.
[17]Toutes les grandes carrières de Lorah, qui ont fourni les pierres pour la construction des pyramides, sont d’immenses excavations faites dans le sein de la montagne, tandis que toutes les exploitations de ces mêmes carrières, faites depuis, sont entièrement à ciel ouvert.
[18]Livre III, chap. VI.
[19]Abd el Haman passait aussi pour être originaire de Syrie.
[20]Ceci ne peut être qu’une erreur.
[22]Planche VIII, campement en vue de l’Elba.
[23]Cette ceinture se nomme râhab.
[24]Planche 9, Dromadaire nomani. Planche 10, Dromadaires bicharieh et ababdieh.
[25]Planche 11. Dromadaires bicharieh, marche de la caravane.
[26]Cataracte.
[28]Vallée du bois.