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L'expiation de Saveli

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The Project Gutenberg eBook of L'expiation de Saveli

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Title: L'expiation de Saveli

Author: Henry Gréville

Release date: December 31, 2007 [eBook #24081]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'EXPIATION DE SAVELI ***





L'EXPIATION
DE SAVÉLI.

PAR

HENRY GRÉVILLE



I

La maison seigneuriale de Daniel Loukitch Bagrianof, construite en bois sur un haut soubassement en brique, trônait au milieu d'une cour bordée à droite par une rangée d'écuries et de remises, à gauche par les commun? et la boulangerie. Une pelouse ovale, devant le perron, séparait en deux bras, comme une île dans le fleuve, la large route plantée d'arbres qui venait en ligne droite de la station de poste la plus voisine, distante environ de dix-huit verstes. Ce chemin, fait exprès pour les seigneurs, était bordé par de gigantesques bouleaux jusqu'à la porte d'entrée, porte peu somptueuse, à la vérité. Pas d'enceinte de ce côté; un simple fossé suffirait pour défendre la demeure seigneuriale contre les loups,--pour les hommes, il n'en était pas même question.

Quel audacieux eût pu rêver de franchir cette terrible enceinte, plus redoutable que les haies d'épines vivantes qui protègent les châteaux enchantés? Daniel Bagrianof avait des chiens; mais ces chiens, nourris de viande crue et lâchés tous les soirs, étaient moins redoutables que le regard froid et pesant des yeux bleu clair du seigneur.

Jamais personne n'avait vu Bagrianof en colère. On eût dit que, tout enfant même, il avait ignoré les révoltes soudaines et les mouvements involontaires d'une irritation secrète. Son visage exsangue, ses sourcils blanchis de bon heure comme sa barbe abondante et soignée, lui donnaient l'apparence d'un grand calme. Seuls, ses yeux d'acier et sa bouche aux lèvres minces révélaient l'impitoyable ténacité, la férocité froide de cet homme. Pas plus qu'on ne l'avait vu en colère, de mémoire d'homme on ne l'avait vu pardonner une offense, volontaire ou non. On se racontait à l'oreille une histoire qui en disait long sur son caractère.

Un jour, au temps de sa jeunesse. Bagrianof, tourné en ridicule sous l'éventail par une jolie femme, s'en était pris, non au mari, mais à celui qui passait à tort ou à raison pour être au mieux avec la dame.

Après l'avoir insulté devant une assemblée choisie, il l'avait promptement dépêché à l'épée; quelques jours plus tard, il dit au mari:--Vous me devez une récompense, mon cher, car j'ai fait votre besogne; j'ai tué l'amant de votre femme.

Le mari furieux se jeta sur lui; on les sépara, et le lendemain la dame était veuve.

Cette manière d'entendre sa défense personnelle donnait froid dans le dos aux plus braves; aussi, après l'avoir vu agir de la sorte en quelques circonstances, la noblesse du district avait pris le parti de faire la morte.

Pendant des années, on avait évité les réunions brillantes, les assemblées où se rencontre la fleur du pays; puis Bagrianof s'était en quelque sorte écarté de lui-même.

--Je ne vais nul part, déclara-t-il un jour, je me trouve bien chez moi.

L'âge venu, Bagrianof se maria. Il épousa la fille unique d'un veuf, son voisin, dont les biens touchaient à ses terres. C'était prévu, et cependant la nouvelle en fit pousser un grand soupir d'aise à trente verstes alentour, car on n'avait plus à craindre une demande de la part du terrible personnage.

La jeune mariée, Alexandra Rodionovna, élevée en liberté dans la maison de son père, apprit bientôt à modérer les éclats de sa gaieté enfantine. Elle cessa de rire, puis de parler, puis elle apprit à pleurer,--le tout en quinze jours,--et quand son vieux père à moitié imbécile vint la voir dans sa nouvelle demeure, il eut peine à reconnaître sa petite Sacha dans cette femme aux yeux baissés, à la démarche monacale, à la voix éteinte, qui ne parlait que pour répondre, et encore en tremblant.

Bagrianof n'appelait cependant sa femme que "ma chère épouse, mon âme, ma chérie"; mais, tandis qu'il lui prodiguait ces noms de tendresse, le regard glacial et sardonique de ses yeux clairs suivait les mouvements de la malheureuse.

Si faible que fût la lueur d'intelligence qui lui était restée, le père de la jeune femme comprit quel devait être le lot de sa fille en ce monde; au bout de quelques semaines, le chagrin l'avait tué.

Vingt ans s'étaient écoulés depuis, et la destinée de madame Bagrianof n'avait pas changé. Elle avait mis au monde et nourri dix enfants, qui tous étaient mort en bas âge. Le onzième enfant était une petite fille frêle et mignonne que la mère ne put nourrir, son lait ayant disparu tout à coup, par suite d'une frayeur que lui avait causée son seigneur et maître. Cela sauva l'enfant, qui, nourrie par une paysanne, grandit à souhait, et sa grâce d'oiseau craintif se développa doucement sous les yeux de sa mère qui l'idolâtrait.

Depuis de longues années, Bagrianof avait coutume de recruter son sérail dans les rangs des jolies filles de son village le plus rapproché. Il les faisait venir chez lui, suivant sa fantaisie, les y gardait un jour, deux parfois, les faisait manger à la cuisine et les renvoyait avec un présent, le plus souvent un mouchoir de coton bariolé, de ceux que les femmes portent sur la tête, et dont il avait un provision dans une armoire de son cabinet.

Au village, on avait depuis longtemps cessé de le maudire. A quoi bon, en effet, charger d'imprécations la pierre du sépulcre qui vous sépare à jamais des vivants? Bagrianof était sourd et muet comme cette pierre. De temps en temps obéissant à une coutume immémoriale, les paysans venaient le supplier de leur remettre l'impôt, d'attendre à la saison nouvelle, ou d'épargner quelqu'un des leurs à l'époque du recrutement.

Peine perdue! Son méchant sourire, sa raillerie contenue, ses façons de grand seigneur, qui ne l'abandonnaient jamais, tout cela faisait plus lourdement retomber sur eux la pierre un instant soulevée par une vague espérance Aussi les paysans de Bagrianof n'étaient-ils plus des hommes. Le village ne connaissait plus les lois de l'hospitalité.

Malheur au passant de race noble ou seulement vêtu à l'occidentale qui, s'étant égaré dans sa promenade, demandait son chemin! Malheur à celui qui, dans les chaleurs de l'été, implorait un verre d'eau pour étancher sa soif! Il se voyait repoussé par les femmes, chassé à coups de pierres par les enfants, poursuivi par des chiens hargneux. Tout homme de race seigneuriale était un ennemi.

Les cabanes nues, le sol aride, les puits desséchés où l'on ne faisait pas revenir la source tarie, de peur qu'il n'en fallût porter l'eau fraîche à la demeure seigneuriale, l'abandon des granges communales, la maigreur des chevaux et des vaches, tout parlait éloquemment de la tyrannie du maître tandis que dans les villages environnants de grasses prairies, des blés magnifiques, des troupeaux abondants évoquaient des idées de richesse et de prospérité. Les paysannes, vêtues de jupes éclatantes et de chemises bariolées, rencontraient à leurs puits les filles hâves et déguenillées de Bagrianovka.

--Pourquoi ne vis-tu pas connue nous? disaient-elles à la femme émaciée par la misère qui portait ses deux seaux d'eau pendant une demi-heure sous le soleil ardent pour retourner à son village.

--Le seigneurs nous prend tout, murmurait celle-ci en regardant derrière elle avec frayeur.

Plus tard elles cessèrent de répondre; leurs yeux farouches jetaient un regard de haine aux heureux qui avaient tout en abondance.

--Ils vivent comme des loups ils se dévorent entre eux, se dit-on dans tes villages environnants. Et l'on ne songea même plus à les plaindre.



II

La récolte de 1842 fut exceptionnellement mauvaise pour les habitants de Bagrianovka; la terre, dès la fin de l'hiver, se trouva brûlée par un soleil ardent; une sécheresse de quatre mois consomma la ruine des pauvres gens. Dans les gouvernements de l'intérieur,--c'est-à-dire en province,--les communes sagement administrées et les granges seigneuriales renferment souvent une réserve de blé suffisante pour dix années; mais les paysans de Bagrianovka n'avaient rien. L'année précédente ne leur avait pas été favorable, et dès le printemps il leur avait fallu emprunter au maître le grain des semailles. Septembre était venu; les maigres avoines se penchaient, légères et vides,--si vides qu'elles pouvaient tout au plus servir de fourrage aux bestiaux faméliques;--la récolte du blé avait été nulle; les mauvaises herbes avaient tout envahi. Les paysans de Bagrianovka se virent, un dimanche matin, en face de l'obligation de payer leur redevance au seigneur le jour même; l'hiver menaçait d'être dur, pas un d'entre eux n'était assuré de pouvoir nourrir sa famille jusqu'au printemps.

Bien avant l'ouverture de l'église, les hommes se trouvèrent rassemblés devant la porte. Le starchina--doyen du village--éleva tristement la voix:

--Frères, la commune n'a rien, dit-il, et chacun de nous n'a pas même le nécessaire. Ne faudrait-il pas prier le seigneur de nous remettre notre dette jusqu'à l'an prochain? Peut-être Dieu aura-t-il pitié de nous, et nous donnera-t-il une meilleure récolte.

Un morne silence accueillit cette proposition. Les têtes baissées, les épaules tristement secouées; annonçaient le peu de succès qu'elle avait auprès des paysans.

--Y a-t-il parmi vous un homme qui puisse répondre pour les autres? reprit le doyen. S'il en est un qui ait quelque bien, qu'il le mette à la disposition de ses frères; ceux-ci ne l'oublieront pas.

Les paysans s'entre-regardèrent. Quelques-uns d'entre eux n'étaient pas absolument dépouillés, mais la méfiance vient vite aux malheureux.

--Ce que tu dis n'est pas raisonnable, doyen, dit enfin l'un des moins pauvres de la commune: tu sais bien que si l'un de nous montre son blé ou son argent, on le lui prendra aussitôt, et, alors à quoi cela vous servira-t-il!

Le silence se fit de nouveau. En ce moment, le prêtre s'approchait de la porte de l'église. Les hommes s'écartèrent pour lui livrer passage.

--Père, que nous conseillez-vous? dit le starchina. Nous ne pouvons pas payer.

Le prêtre était un homme de vingt-six ans à peine, de haute taille, le visage ouvert et engageant, avec des yeux bleus, une barbe brune et de longs cheveux qui le faisaient ressembler au Christ peint sur la porte du tabernacle. Son visage avait une expression de douceur et de fermeté virile, propre à inspirer la confiance et le respect. Plein de pitié, il regarda les paysans. Nouveau parmi eux, il ignorait encore l'étendue de leur misère et la rage sourde qui couvait dans leurs âmes.

--Demandez, mes enfants, dit-il, et il vous sera donnât Allez implorer la miséricorde de votre seigneur, et peut-être la compassion ouvrira-t-elle son coeur à vos prières.

--Il ne cède jamais I murmura un paysan à l'air farouche.

--Il cédera peut-être cette fois, Ilioucha! Ne désespère pas de la Providence. Si vous le voulez, je dirai pour vous une prière après la messe.

--Nous ne pouvons pas la payer, répondit un autre paysan.

--Ne vous inquiétez pas du payement, dit le prêtre en souriant. Allons, mes enfants, la prière repose le coeur, peut-être Dieu ouvrira-t-il à la miséricorde l'âme de votre seigneur.

Il entra dans l'église avec le sacristain. La foule le suivit lentement.

Le seigneur se faisait attendre. Jamais il n'eût permis qu'on commençât l'office sans lui. Enfin la cloche retentit à sons égaux et réguliers; le maître approchait. Il passa le seuil de l'église, ta tête haute, regardant autour de lui, comptant ses hommes comme des têtes de bétail. Il arriva jusqu'à la tribune seigneuriale, séparée du reste de l'église par une balustrade en bois; il y prit place, et le diacre chanta le premier verset devant la porte close du saint des saints.

La messe terminée, comme Bagrianof s'apprêtait à quitter sa place, il vit le prêtre en habit; sacerdotaux commencer la prière d'actions de grâce;. Mécontent de cette innovation, il fronça le sourcil. Qui donc, dans son église, avait eu l'audace de demander une prière spéciale sans qu'il en fût prévenu? Cependant il garda le silence; ses yeux erraient çà et là dans les groupes.

Son bétail priait avec une ferveur extraordinaire. Les têtes et les épaules, s'inclinant et se redressant, ondulaient dans toute l'église comme les épis un jour de tempête. Le répons: "Seigneur, ayez pitié de nous", sortait de toutes les poitrines avec un élan contenu, signe d'une grande agitation.

Bagrianof remarqua tout cela et ne dit rien. La prière terminée, quand le prêtre, après avoir béni la foule avec la croix élevée entre ses deux mains, s'arrêta au milieu de l'église, présentant le crucifix à l'adoration de chacun, le seigneur resta un moment immobile. Personne n'aurait osé s'avancer avant lui; sa femme le regarda étonnée et baissa les yeux en frissonnant.

Il jouit un instant de son autorité despotique sur cette foule, sur le prêtre,--qui l'attendait de pied ferme, pâle, mais immobile, impassible sous l'injure;--puis il s'avança, fit le signe de la croix, baisa le crucifix, dépêcha un second signe de croix, et, toisant le prêtre d'un regard ironique:

--Qui donc vous avait commandé les prières aujourd'hui, mon révérend Père?

--C'est moi, Votre Seigneurie; j'ai pensé que la colère du ciel s'est déchaînée sur ces pauvres gens, et que la prière les consolerait tout au moins, même si elle n'arrivait pas jusqu'au trône de l'Eternel.

--Fort bien pensé! répondit Bagrianof toujours souriant; mais je n'aime pas les nouveautés, ne l'oubliez pas, je vous prie. Venez-vous dîner chez nous?

Sur cette invitation dédaigneuse, le maître se retira sans attendre ta réponse. Le prêtre pâlit sous l'insulte, et ses mains serrèrent plus étroitement la croix. Il la présenta machinalement aux lèvres qui s'approchaient; c'étaient celles de madame Bagrianof. Pieusement, obéissant à l'usage, elle baisa la main qui tenait la croix, et une larme resta sur les doigts crispés du prêtre. Celui-ci regarda la malheureuse; un sourire plein de bonté éclaira son visage.

Une heure après, la députation du village se présenta devant le perron. Bagrianof les avait vu s'approcher, et les fit attendre un bon moment, tête nue, sous la bise qui arrachait les feuilles sèches aux arbres frissonnants; puis revêtant sa chaude pelisse, la tête couverte d'un bonnet fourré, il s'avança sur le perron.

Les dix ou douze pauvres diables qui attendaient tous son bon plaisir, serrés en peloton, s'inclinèrent jusqu'à toucher du front le sol; puis ils se redressèrent. Le doyen prit la parole.

--Seigneur, dit-il, la récolte a été mauvaise, comme tu le sais. Dieu ne nous a pas épargnés. Nous avions promis de te rendre le grain que tu nous as prêté au printemps, et voici que nous ne pouvons pas. Aie pitié de nous, fais-nous remise de notre dette jusqu'à l'automne prochain; nous te payerons alors le double de ce que nous te devons, et nous bénirons ta grande miséricorde jusqu'à la fin de nos jours. Bagrianof l'écoutait en souriant; il promena son regard sur le groupe, et répondit posément de sa voix la plus douce:

--Je ne sais pas pourquoi vous me proposez le double de ce que vous me devez, mes enfants! Ai-je jamais passé pour un homme avare? Ai-je jamais exigé plus que mon dû? Alors, mes enfant?, continua le maître avec un sourire de triomphe, payez-moi ce que vous me devez--cela seulement--et tout ira très-bien.

--Nous ne pouvons pas payer tout de suite, dit faiblement le starchina: tu sais toi-même combien la récolte a été détestable.

--La récolte n'a pas été meilleure pour moi que pour vous, répondit Bagrianof. J'ai besoin d'argent!

--De l'argent! gémit le starchina. Où le prendre?

Un sombre murmure accompagna ce cri désespéré.

--Où? répéta Bagrianof toujours calme: vous demandez où? mais n'avez-vous pas des vaches et des chevaux? N'avez-vous pas des pelisses et des instruments de labeur? Cela vaut de l'argent, tout cela, je pense?

--Mais, notre père...

--Qui est ce qui dit "mais"? répondit le maître; je ne dois rien à personne: faites comme moi... Ainsi vous ne voulez pas me payer aujourd'hui; vous n'avez rien apporté?

--Non, maître.

--Soit! je vous donne jusqu'à dimanche prochain. Si alors vous n'avez pas payé, j'ai un moyen de vous faire de l'argent. On me demande des gardeuses d'oies, des vachères et des laitières chez mes voisins du gouvernement d'Olonetz. Vous avez chez vous des filles alertes et vigoureuses; je les ferai estimer à leur valeur, et je les vendrai. Vous pourrez ainsi vous libérer sans bourse délier. Adieu, mes enfants, portez-vous bien.

Il leur tourna le dos et ferma la porte de sa maison.

Le gouvernement d'Olonetz! l'exil dans un désert glacé! la famille désunie! le foyer profané!... Les paysans s'éloignèrent sans trouver un mot de réponse.

--Dieu nous a maudits; c'est la fin du monde! dit Ilioucha en rentrant chez lui.

Il avait cinq filles, dont trois en âge d'être mariées.



III

La nuit arriva, froide et désolée: un vent féroce faisait craquer les arbres et tomber les branches desséchées. De gros nuages passaient avec rapidité sur le mince croissant de la lune. Le village était muet et comme mort. Il était à peine huit heures, et dans toutes les cabanes les femmes et les enfants s'étaient couchés, le coeur gros d'avoir pleuré.

Les hommes ne dormaient pas. Réunis sans lumière dans la cabane du doyen, ils cherchaient une issue et n'en trouvaient point. La vente de leurs instruments de travail, de leur bétail maigre et fatigué, ne pouvait être qu'un palliatif. Le printemps reviendrait, et alors comment cultiver la terre, peut-être plus féconde cette fois, sans l'aide du cheval et de la charrue? Fallait-il laisser partir leurs filles?. Plusieurs penchaient pour cette alternative. Chose triste à dire, la misère détruit tous les sentiments, chez les paysans russes, même celui de la famille, et laisse à peine subsister les instincts: celui de l'enfant n'est vraiment fort qu'au coeur de la mère qui l'a porté et nourri; puis la grande jeune tille, réservée et silencieuse dans l'isba, n'est presque plus l'enfant qu'on a élevé.

Ilioucha cependant ne pouvait se résigner à cette idée: il aimait ses filles, n'ayant pas de garçons, ses belles fortes filles qui valaient chacune un homme au travail. De plus, mal noté chez le seigneur pour ses velléités d'insubordination, il était si bien sûr d'être le premier et le plus rudement frappé dans le désastre qui les menaçait.

--Eh bien! non, dit-il après une longue discussion souvent interrompue par de mornes silences, je ne consentirai jamais à voir vendre mes filles comme des moutons! Et vous savez bien qu'il nous trompera encore sur le pris de la vente.. Non, je ne veux pas!

--Mais que veux-tu alors? Notre mort à tous?

--Non, répondit Ilioucha en baissant la voix, sa mort à lui...

Un silence se fit. Il n'était pas un de ces hommes qui n'eût songé cent fois que la mort le délivrerait de ce joug insolent: pas un n'avait osé le dire. La parole terrible sembla n'avoir pas été recueillie.

Après avoir attendu un moment, Ilioucha reprit:

--Ce n'est pas difficile: il n'y a que des femmes chez lui; les hommes couchent tous dans la maison des domestiques. C'est l'affaire d'un moment.--et nous serons libres.

--Et après? dit une voix sans exprimer d'autre opposition.

Après? Rien! C'est la dame qui hérite, et elle n'est pas méchante.

--Et la justice? et le sang?

--Si on l'étrangle, il n'y aura pas de sang, répondit Ilioucha avec un calme qui prouvait que toutes les objections avaient été prévues dans son esprit. Ce sera un accident, un coup de sang.

--Il dort seul? dit une voix.

On ne savait qui parlait, dans ces ténèbres épaisses.

--Tout seul, dans son cabinet. La dame et la demoiselle dorment dans une autre partie de la maison, près des femmes de chambre. Nous n'avons pas besoin de faire du bruit!

--Et les chiens?

--Nous tuerons deux ou trois poules, et on les leur donnera toutes chaudes. Ils aiment bien cela, ils ne diront rien.

Le silence se fit de nouveau.

--Nous sommes trop, reprit Ilioucha: cinq suffiront, quatre même, si vous voulez.

--Il est robuste, fit observer une voix dans un coin; il se défendra.

--Eh bien! soyons cinq Avec un bon bâillon pour commencer, il n'aura guère le temps de se défendre. Est-ce dit?

Un silence terrible se fit pour la troisième fois.

--Est ce dit? répéta. Ilioucha avec un accent de colère.--On ne répondit pas.--Vous n'êtes que des femmes! s'écria-t-il, et il cracha à terre en ligne de mépris.

--C'est dit, répétèrent les quatre ou cinq plus braves, non sans terreur.

--Alors faisons l'appel! Qui est-ce qui est ici? dit Ilioucha avec une expression de triomphe dans la voix.

Les paysans se nommèrent tour à tour, tous jusqu'au dernier.

--Jurez-vous de garder le silence et de mourir plutôt que de parler?

--Nous le jurons! répondirent-ils d'une voix contenue.

--Sur le salut de votre âme?

--Sur le salut de notre âme.

--Qui est-ce qui vient avec moi?

--Choisis toi-même, répondit une voix. Nous faisons cette chose pour le bien de nos familles et du village; ce n'est pas une oeuvre de vengeance, choisis ceux que tu veux prendre: ils iront avec toi.

Ilioucha nomma quatre paysans vigoureux parmi ceux qu'il savait les plus menacés et les plus mécontents.

--Attendons encore deux heures, dit-il. Quand la lune descendra du ciel, ce sera le moment où le seigneur s'endort; nous le surprendrons dans son premier sommeil. Vous autres, dit-il à ceux qui restaient, allez vous coucher, et n'ayez l'air de rien savoir. Il faut que demain tout se passe comme à l'ordinaire.

Vers minuit, Ilioucha, suivi de sa bande, entra résolument dans la cour en franchissant le fossé. Les chiens grognèrent, mais les poules toutes chaudes leur firent bientôt accueillir les intrus comme des amis. La porte de la maison, fermée d'un simple loquet, s'ouvrit discrètement, et les conjurés, qui connaissaient les êtres, arrivèrent à la porte du cabinet de Bagrianof, aussi peu défendue que le reste de la maison.

Une lampe brûlait dans le coin devant les images saintes; la lueur qui filtrait sous la porte arrêta un moment ceux qui allaient jouer leur vie. Ils écoutèrent... aucun bruit insolite ne frappa leur oreille. La respiration profonde de Bagrianof endormi, les craquements du plancher sous leur poids, le cri d'un oiseau dans le lointain; c'était tout. Ils entrèrent.

Bagrianof fut aussitôt sur son séant. Il voulut crier, mais un bâillon solide appliqué sur sa bouche étouffa le son, et il retomba garrotté sur son lit.

Les meurtriers s'arrêtèrent alors et se regardèrent.

Leur ennemi était en leur pouvoir, il ne s'agissait plus que de lui ôter la vie. Mais ce qui avait paru tout simple en face du péril et de la lutte devenait horrible en présence de cet homme sans défense.

Bagrianof, immobile, les regardait avec des yeux farouches. Son visage, à demi-caché par le bâillon, changea soudain d'expression; les doigts de sa main droite, seuls libres de leurs mouvements, esquissèrent un signe de croix sur sa poitrine pendant que son regard exprimait la prière.

--Que veut-il? demanda un des paysans.

--Il veut peut-être prier Dieu avant de mourir, répondit un second.

--Ecoute, Seigneur, dit Ilioucha, tu vas mourir, parce que tu es dur et cruel envers nous, et que tu es sourd à la voix de la miséricorde..

Inconsciemment, cet homme inculte employait un langage élevé, presque biblique, celui des Ecritures qu'on lit en slavon aux offices de l'Eglise russe.

--Nous voulons ta mort, continua-t-il, parce qu'elle seule nous délivrera de toi, mais nous ne voulons pas la perte de ton âme. Repens-toi, et fais ta prière à Dieu pour qu'il reçoive ton âme pécheresse dans son royaume céleste.

Bagrianof agita encore ses doigts sur sa poitrine.

--Il ne peut pas même faire le signe de la croix, dit un des conjurés. Délions-lui la main droite afin qu'il puisse prier.

Ilioucha dégagea aussitôt la main droite de Bagrianof, qui s'en servit pour indiquer les images et l'Evangile qui était ouvert devant, sur un pupitre. Cet homme impitoyable, cet insolent seigneur, priait dévotement matin et soir, et ne se couchait jamais sans avoir lu quelques versets des Ecritures.

--Tu veux lire? fit un des paysans. Non, prie plutôt, cela vaudra mieux.

Bagrianof, toujours humble et soumis, fit un geste de dénégation et tendit de nouveau la main vers le livre. Sur le même pupitre était une croix.

--C'est la croix que tu veux?

Bagrianof fit un signe affirmatif

--Apportez-lui la croix, qu'il la baise, dit Ilioucha. Mais attention: si tu cries on te tord le cou tout de suite, sans te laisser le temps de te repentir. Donnez-moi le mouchoir, vous autres.

Ils passèrent le mouchoir avec un noeud coulant au cou de Bagrianof, et Ilioucha en prit le bout; puis un paysan apporta la croix pendant qu'un autre ôtait le bâillon.

Bagrianof respira longuement, en fermant les yeux de peur de laisser éclater sa joie. C'était un pas énorme que d'avoir recouvré la parole. Il était désormais à peu près sûr d'avoir la vie sauve.

--Mes ami;, dit-il doucement, je suis très-coupable envers vous et envers Dieu; mais si vous me laisse le temps de me repentir, je vous jure de consacrer le reste de ma vie à réparer le mal que je vous ai fait.

La phrase était longue, mais habile, et il avait eu le temps de la mûrir.

--Oui, dit Ilioucha dédaigneusement, nous te connaissons: tu parles doucement aujourd'hui, et demain tu nous enverras en Sibérie.

--Non, je vous le jure! dit Bagrianof en se signant. Je comprends maintenant le mal dont je suis coupable, puisque j'ai pu vous amener à commettre le crime horrible du meurtre, si détestable à Dieu. Que le péché en reste sur moi! Si j'avais été un maître doux et indulgent, vous n'auriez pas conçu ce projet que jamais l'Eglise ne vous pardonnera, et qui expose vos âmes à la colère du Tout-Puissant.

--Songe à ton âme plutôt qu'aux nôtres! dit rudement Ilioucha. Nous avons le temps de nous repentir, et toi, tes minutes sont comptés! Allons, invoque la grâce de Dieu, et finissons.

--Si vous me laissiez la vie, mes bienfaiteurs, dit Bagrianof de sa voix la plus persuasive, je vous aurais fait remise de toute votre dette; de plus, je vous aurais donné tout de suite du b'é pour l'hiver. Ma réserve est pleine, vous le savez bien, et je vous aurais fait cadeau à chacun d'un sac de pommes de terre.

--C'est trop peu, dit un des paysans.

--Finissons! répondit Ilioucha en assujettissant le mouchoir dans sa main.

Le mot du paysan avait fait voir à Bagrianof qu'en promettant beaucoup, il pouvait se tirer de là. Les conjurés n'étaient pas tous aussi résolus qu'Ilioucha, et l'idée du meurtre dont il avait évoqué le châtiment devant eux ébranlait leur conscience timorée.

--Un sac de pommes de terre par homme dans le village, voulais-je dire, et un demi sac par femme et par enfant. Et puis je vous aurais fait remise de la redevance pour l'année prochaine.

--Allons, assez! dit impérieusement Ilioucha, qui sentait l'ennemi lui échapper. C'est fini!

Il tira sur le mouchoir, mais ses compagnons arrêtèrent son bras.

--Si le maître veut faire ce qu'il dit, et encore quelque petite chose, dirent-ils, ce n'est pas la peine de le tuer.

--Soit, répondit Ilioucha, je sens les verges sur mon dos, et ma carcasse, si je survis, ira pourrir en Sibérie. Vous l'aurez voulu, frères! Que votre volonté soit faite. Je ne cherchais que votre bien.

Il alla s'asseoir sur une chaise, le dos tourné.

--Qu'est-ce que tu nous donneras, si nous te laissons la vie sauve? dit alors un des paysans, pendant que les autres, indécis, regardaient Ilioucha, qui ne voyait plus rien autour de lui.

--Je vous donnerai le pré qui est au bord de la rivière pour y faire paître vos bestiaux, dit Bagrianof qui se sentit sauvé.

Ce pré était le plus beau pâturage des environs, l'envie du district entier. Inondé chaque année par les crues, il produisait un fourrage abondant qui rapportait à lui seul un millier de roubles argent. Les paysans, vaincus, se regardèrent.

--Tu promets aujourd'hui, et demain tu renieras tes promesses, dit le plus décidé. Sur quoi promettras-tu?

--Sur le salut de mon âme!

--Cela ne suffit pas, dit le paysan. On pèche, puis on se repent, et le Seigneur est miséricordieux. Jure sur autre chose.

--Sur la croix! dit Bagrianof, les yeux brillants de joie.

On apporta la croix.

--Jure de nous faire grâce de la redevance pour les deux années écoulées et pour l'année prochaine.

--Je le jure, dit Bagrianof.

--Répète tout! firent les paysans pleins de méfiance.

Bagrianof répéta la phrase tout entière.

--Et de nous donner le blé et les pommes de terre, comme tu les as promises.

--Le blé et les pommes de terre, comme j'ai promis, répéta fidèlement le seigneur. Je le jure.

--Et le pré au bord de la rivière, tel qu'il est?

--Tel qu'il est, avec les meules de foin dessus, répéta Bagrianof, je le jure. Et quoi encore?

--De ne jamais révéler à âme qui vive ce qui s'est passé cette nuit, dit Ilioucha en se levant brusquement,--d'être désormais indulgent envers tes paysans, chaste avec nos filles, honnête dans les comptes de corvée, jure tout cela!

--Je jure de ne jamais rien dire de ce qui s'est passé ici, répéta Bagrianof; je jure d'être indulgent avec vous, réservé avec vos filles et honnêtes dans les comptes.

--Jure-le sur ton âme immortelle, et sur ton salut, et sur la croix où le Sauveur est mort pour nous tous, pour nous comme pour toi! répéta cet égalitaire inconscient.

--Je le jure sur mon âme, au péril de la damnation éternelle, et sur le corps du Christ mort pour nous.

Les paysans firent le signe de la croix et baisèrent le crucifix. Bagrianof les imita.

--Maintenant, mes petits pigeons, déliez-moi, dit-il avec aisance.

On le délia. Il se leva, étira son grand corps et fit quelques pas. Son oeil plein de malice sardonique rencontra le regard sombre d'Ilioucha. Celui-ci chercha vainement une arme autour de lui.

--Nous sommes perdus, dit-il à ses compagnons; mais vous l'avez voulu. Adieu.

Il passa la tête haute devant Bagrianof toujours railleur.

--N'oublie pas que tu as juré! dirent les paysans, soudain saisis d'une vague terreur.

--Soyez sans crainte, mes amis, dit le seigneur en les reconduisant jusqu'au seuil de la porte. Demain, au jour, nous lignerons l'acte de cession de mon pré à la commune. Bonne nuit.

Les paysans s'en allèrent l'oreille basse derrière Ilioucha, qui marchait d'un pas égal, la tête haute, comme un homme à qui tout est désormais indifférent.

Lorsqu'ils eurent disparu au tournant du chemin, Bagrianof ouvrit sans bruit la porte de sa maison et se rendit à l'écurie. Il réveilla son cocher et lui parla avec une douceur inusitée.

--Attelle deux bons chevaux, lui dit-il, entoure de foin les roues du drochki et les sabots de tes bêtes; j'ai affaire en ville, et je n'ai pas besoin qu'on sache que je suis parti.

Une demi-heure après, l'équipage roulait discrètement sur le chemin sablé. Le village et la maison, confondus en une masse noire, se perdaient dans l'obscurité sous le ciel tourmenté par la tempête. Au moment où ils atteignirent la grand'route du chef lieu du gouvernement, Bagrianof s'accota commodément dans l'équipage en riant sans bruit.

--Les imbéciles! dit-il à demi-voix.



IV

Le soleil était levé depuis deux heures quand Bagrianof arriva à la ville. Il se fit conduire aussitôt chez les autorités. Le général-gouverneur, prévenu de son arrivée, le reçut froidement.

--Vos paysans ont voulu vous tuer cette nuit, dites-vous? De quoi se plaignent ils? car je suppose que ce n'est pas sans motif qu'il en sont venus à cette extrémité.

--Ils ne veulent pas payer leur redevance, ni la dette qu'ils ont contractée envers moi lors des semailles, et le moyen leur a paru bon pour s'acquitter.

--La récolte a-t-elle été meilleure chez vous que chez les propriétaires voisins?

--Non, Votre Excellence, dit Bagrianof en se mordant les lèvres.

--Vous êtes le maître, après tout, reprit le gouverneur; ce ne sont pas mes affaires. Et vous dites qu'ils vous ont laissé la vie sauve?

--Comme Votre Excellence peut en juger elle-même.

--A quelles conditions?

--Les conditions importent peu; toute promesse arrachée par la force et sous le coup de la menace est nulle de plein droit.

--Parfaitement, dit le gouverneur avec un signe affirmatif. Et sans doute la première de ces conditions peu importantes a été le secret, et naturellement vous êtes venu les dénoncer?

--Cela vous étonne, Excellence? dit Bagrianof, du ton de persiflage qui lui était familier. Il sentait la colère bouillonner en lui sous le regard méprisant de cet homme de bien.

--Non, monsieur Bagrianof, cela ne m'étonne pas. Alors vous voulez une enquête!

--Ma simple déposition doit suffire, je pense?

--Pas absolument; mais si vous avez des preuves..

Le visage de Bagrianof se rembrunit. Lui, noble, être appelé à fournir des preuves! être confronté avec ses paysans!..

--Faites-les interroger. Excellence, cela suffira, je suppose; mais en attendant, je désire qu'on me donne la force armée pour me garder contre ces forcenés.

--C'est trop juste.. Vous savez qu'il y va des verges et de la Sibérie pour ces malheureux,--ces misérables veux-je dire?

--Je l'espère, fit Bagrianof.

--C'est bien, monsieur, il sera fait droit à votre requête. Votre village sera occupé par les troupes ce soir même.

--Je remercie Votre Excellence, dit Bagrianof en se dirigeant vers la porte.

Il avait la main sur le bouton lorsque le général-gouverneur, d'un brusque mouvement de colère, fit tomber un livre placé sur le coin de son bureau. Bagrianof, dit le gouverneur, que vos paysans, pendant qu'ils y étaient, ont eu grand tort de ne pas vous tuer tout à fait?

--Ce n'est pas mon humble avis, répondit le seigneur. Je suis le serviteur dévoué de Votre Excellence.

Le général-gouverneur marcha quelque temps de long en large dans son cabinet, en proie à cette rage particulière aux honnêtes gens qui voient échapper un coquin. Enfin, ne découvrant pas d'issue à la situation, il s'arrêta froissa quelques papiers avec colère et écrivit l'ordre d'occuper militairement le village de Bagrianovka.

--Il n'y a guère de scélérats de cette espèce, murmura-t-il en signant le papier avec un geste de rage; mais si peu qu'il y en ait, ils déshonorent notre pays, à nos yeux comme à ceux de l'étranger. Si encore il l'avaient tué! ne put-il s'empêcher d'ajouter avec regret.

Bagrianof se fit conduire au meilleur hôtel de la ville. C'était une large maison construite en brique, blanchie à la chaux au dehors comme au dedans; les blattes marron circulaient activement sur le plancher soigneusement lavé; une vague odeur nauséabonde s'exhalait des Canapés de crin, roussis par l'usage; les garçons d'hôtel en chemises rouges couraient çà et là avec des essuie-mains très-sales sur le bras, portant des plateaux couverts de tasses de thé, en équilibre sur trois doigts, à ta hauteur de leurs oreilles.

A l'entrée de Bagrianof, un mouvement de curiosité se produisit parmi les consommateurs; des tables les plus reculées, on tendit le cou pour apercevoir le terrible seigneur à la barbe blanche, dont les nourrices évoquaient l'image comme celle de croquemitaine, pour effrayer les enfants.

Plus flatté que blessé de cette curiosité, Bagrianof porta la main au bord de son chapeau.

--Bonjour, messieurs, dit-il.

Un bonjour timide lui répondit. Si personne n'était empressé de frayer avec lui, chacun craignait de s'attirer son inimitié.

Un garçon s'empressa de passer un essuie-main sur une table devenue vacante comme par enchantement, et Bagrianof s'assit en prenant ses aises. Le silence continuait à régner dans la salle; l'hôte s'approchait obséquieux, et salua jusqu'à terre.

--Que faut-il à Votre Seigneurie? dit-il d'une voix douce.

--Ma Seigneurie veut à dîner; ce que tu as de meilleur, et vite surtout!

Un menu succulent fut bientôt arrêté.

--Et des confitures, ajouta Bagrianof. J'aime les confitures.

L'hôte disparut comme une ombre chinoise.

Un marchand de drap, gros bonnet de la ville, se décida à entamer la conversation.

--Vous voilà donc en ville, Votre Seigneurie, dit-il, non sans s'étonner de sa propre hardiesse.

--Comme tu le vois, répondit Bagrianof, en s'allongeant sur deux chaises.

--Permettez-nous de nous informer si c'est pour votre plaisir ou pour vos affaires, continua le marchand, prenant courage.

--Pour l'un et pour l'autre, répondit Bagrianof d'un air agréable; mais je ne t'achèterai rien aujourd'hui, André Procofitch.

--Oh! ce n'est pas l'intérêt qui me fait parler... Alors Votre Seigneurie ne fera pas d'emplettes?

Le plateau du dîner dispensa Bagrianof d'une réponse. Il se mit à manger avec un véritable plaisir. Les émotions de la veille et cette froide journée d'octobre lui avait ouvert l'appétit. Il dîna copieusement, arrosa son repas d'une bouteille de vin de Bordeaux,--il aimait les vins de France,--se fit faire une tasse de café, puis recula jusqu'à la muraille sur sa chaise qu'il fit pivoter. De là, il jeta sur l'assistance un regard moqueur.

--Et maintenant, mes pigeons chéris, dit-il, vous voudriez bien savoir pourquoi je suis venu à la ville?

--Certainement, Votre Seigneurie, fit un gros marchand joufflu qui se trouvait près de lui.

--Eh bien, mes frères bien aimés, je vais satisfaire votre curiosité. Je suis venu parce que mes paysans--quelle racaille!--ont voulu m'assassiner cette nuit.

Un murmure d'étonnement plus que d'horreur parcourut le groupe.

--Ils ont voulu m'assassiner, continua Bagrianof excité par le vin qu'il venait de boire: mais je leur ai promis tout ce qu'ils ont voulu, et ils m'ont laisser aller, les imbéciles! Dis donc aussi que ce sont des imbéciles, toi, fit-il en poussant rudement le marchand joufflu, qui se trouvait à portée de son bras.

Le groupe recula tout entier, comme un automate. On ne riait plus.

Bagrianof fronça légèrement le sourcil et scruta les visages qui le regardaient; puis, se rappelant qu'il n'était plus sur ses terres, il reprit son attitude aisée, adossé au mur et se balançant sur sa chaise.

--Oui, reprit-il, ils m'ont laissé aller, et je suis arrivé chez le général-gouverneur; il n'est pas aimable, votre général-gouverneur; c'est une vieille bûche. Mais ça n'empêche pas que demain le village sera occupé par les troupes, et les bons chrétiens qui ont voulu m'envoyer en paradis iront en Sibérie, après qu'on leur aura convenablement frotté le dos. Voilà ce qui m'a fait dire que j'étais venu pour mon plaisir, aussi bien que pour mes affaires.

Le silence continuait glacial; sensiblement le cercle vide s'était agrandi autour de Bagrianof.

--Eh! garçon, cria-t-il, fais-moi un peu de musique. J'aime la musique après dîner.

Un garçon de service se glissa près du grand orgue de Barbarie qui occupe invariablement le fond de la salle d'honneur dans toute auberge russe, et mit en mouvement la lourde manivelle.

--Plus vite, cria Bagrianof. J'aime la musique de danse. N'ai-je pas raison, vous autres? Il se tourna pour obtenir un signe d'assentiment, mais la salle était vide. Le garçon qui l'avait servi à table, debout devant lui, le regardait d'un air craintif, son essuie-mains sur le bras.

--Appelle ton maître, dit Bagrianof, d'une voix tonnante.

Le maître parut, l'échine ployée, pressentant quelque malheur.

--Pourquoi sont-ils partis? dit posément le seigneur.

--Les affaires, mon bienfaiteur. C'est Aujourd'hui jour de marché.

--Tu mens, dit Bagrianof, sans se troubler. Ce n'est ni jour de marché ni jour de foire. Vous avez peur de moi, parce que je vais faire écorcher le dos des paysans qui ont voulu me tuer. Je n'ai qu'un regret, c'est que vous ne soyez pas tous à moi, pour pouvoir vous expédier tous en Sibérie. Vite ta note, et qu'on attelle. J'aime encore mieux les loups de nos forêts que les moutons bêlants comme toi et tes pareils.

Malgré les instances de l'hôte, Bagrianof partit sur-le-champ; mais il ménagea ses chevaux, car il ne se souciait pas d'arriver trop tôt. Les premières lueurs de l'aube lui montrèrent les casques des soldats en piquet à l'entrée du village. Il se frotta doucement les mains, et, en rentrant, se fit faire du thé par sa femme qui n'osa pas lui adresser de question.



V.

L'instruction de l'affaire fut pas longue. Les paysans inculpés se renfermèrent dans un silence obstiné qui suffit pour établir leur culpabilité. Seul, Ilioucha consentit à desserrer les lèvres.

--Hé bien! quoi? dit il à celui qui l'interrogeait, j'ai voulu tuer le maître? D'abord ce n'est pas votre affaire. Vous autres gens de la ville, vous ne venez chez nous que pour nous lier les pieds et les mains et nous expédier en Sibérie à l'occasion. Est-ce que vous savez ce que nous pensons, et ce que nous faisons et ce que nous souffrons? Vous ne savez rien de nous, sinon que nous sommes des scélérats nés pour mal faire. Alors comment se fait-il qu'il y ait de bons paysans, comme ceux des seigneurs voisins, qui aiment leur maître et le servent fidèlement. Et pourquoi n'avons-nous pas fait depuis longtemps ce que nous avons voulu faire à présent, si ce n'est parce que nous avons autant de patience que des moutons? Nous ne sommes pourtant pas les seuls qui avons voulu tuer notre seigneur pour nous défaire de lui: cela s'est déjà vu dans les temps anciens, et cela se verra encore, tant que le Sauveur n'aura pas pitié de nous autres paysans!

Le fonctionnaire qui conduisait cette affaire était un homme de sens et de coeur; depuis longtemps il rêvait l'émancipation. Il laissa parler l'accusé sans l'interrompre. Quand Ilioucha se tut, le visage plein d'une sombre fureur, les poings fermés au bout de ses bras ballants, il regarda le paysan avec compassion, voulut parler et garda le silence, jugeant que toute parole serait de trop si elle ne parlait de rachat et de liberté.

Les cinq coupables, avec quelques autres dont Bagrianof connaissait l'animosité contre lui, et qu'il dénonça pour se débarrasser de leur présence, furent condamnés chacun à deux cents coups de verges et à la déportation dans les mines de Sibérie, à perpétuité, bien entendu.

Ils écoutèrent leur sentence sans sourciller. Le village retentit tout le jour des plaintes des femmes et des enfants. Ce grand deuil qui frappait plusieurs cabanes s'épancha au dehors en lamentations, comme lorsque la mort visite les familles.

Bagrianof, qui, de sa maison, entendait les plaintes aiguës des femmes accroupies sur le seuil de leurs demeures, commença par se réjouir de cette désolation, qui lui annonçait sa victoire; mais à la longue ses nerfs, peu sensibles pourtant, reçurent un certain ébranlement de ce bruit monotone et douloureux.

Il eut envie de les faire cesser, mais au premier mot qu'il en toucha au stanovoi chargé de l'exécution de la sentence, celui-ci lui répondit assez sèchement:

--C'est l'usage, et je n'ai pas de pouvoirs pour ce que vous demandez.

Restait encore à Bagrianof la joie suprême d'assister à l'exécution. Il ne s'en fit pas faute Sous ses yeux, on découvrit les épaules des misérables qui lui avaient laissé la vie, on les lia sur une sorte de claie, et, en présence du village entier rangé en cercle, les soldats levèrent les terribles baguettes.

Au premier cri des victimes, le sang monta au visage blême de Bagrianof. Une joie féroce brilla dans ses yeux bleus, il regarda autour de lui; sa domesticité, rangée sur le perron, lui faisait une garde d'honneur, mais madame Bagrianof n'était pas là. Il rentra dans la maison et reparut, traînant par le bras sa femme, livide et défaillante, qu'il avait trouvée prosternée devant les images.

--Vous avez, les nerfs trop faibles, ma chère, lui dit-il en la maintenant près de lui par la main droite, qu'il broyait sous ses doigts d'acier, et c'est toujours une bonne chose que de voir châtier des coupables. Songez, ma chère, qu'ils voulaient vous priver de votre mari!

Madame Bagrianof, les yeux fermés, tressaillait à chaque cri. L'exécution continuait, et les gémissements s'étaient changés en une sorte de râle continu. Les lèvres de la malheureuse murmuraient des prières qu'elle ne comprenait plus.

--Cent! dit le stanovoi, qui comptait les coups. Halte!

--Ce n'est donc pas fini? murmura madame Bagrianof, tournant vers son mari son visage décomposé.

--Encore cent, ma colombe.

--Faites-leur grâce, Daniel Loukitch, pour que Dieu vous reçoive un jour en paradis faites-leur grâce!

--Vous voudriez bien qu'ils m'eussent tué, n'est-ce pas? lui dit le seigneur pour toute réponse.

--Grâce, grâce! murmura-t-elle, sans savoir ce qu'elle disait.

--Allez! dit Bagrianof d'une voix ferme en levant la main.

Les verges sifflèrent, un cri déchirant retentit, et madame Bagrianof tomba évanouie.

--Quelle poule mouillée! fit Bagrianof en haussant les épaules, emportez votre maîtresse, dit-il aux domestiques, et brûlez-lui de la plume sous le nez: c'est souverain contre les évanouissements.

Le châtiment continua et s'acheva au milieu du silence. Les femmes, épuisées, ne criaient plus; quelques-unes s'étaient couchées la face contre terre dans un désespoir sans paroles et sans larmes. Les patients étaient les uns évanouis, les autres indifférents à force de souffrance: à peine leurs corps tressaillaient-ils à chaque coup; de grosses gouttes de sueur tombaient de leurs fronts, de grosses gouttes de sang roulaient sur leurs lianes lacérés.

Quand ce fut fini, on les délia et on leur fit boire un peu d'eau de vie, après quoi on les conduisit au greffe communal, qui leur servait de prison. Le stanovoi, moins dur que le seigneur, bien que de tels spectacles lui fussent familiers, peut-être par haine et par mépris de Bagrianof, permit aux pauvres femmes de venir panser leurs maris.

Pareilles aux saintes femmes de l'Evangile, les paysannes se glissèrent sans bruit dans la salle étroite et basse où les malheureux gisaient sur un lit de foin; pendant un moment les douces plaintes de leurs coeurs compatissants se mêlèrent aux gémissements de la douleur. Leurs mains secourables lavèrent les blessures avec de l'eau fraîche. Un bruit de baisers doux comme un bruit d'ailes flotta dans l'air, comme si les anges de la miséricorde planaient au-dessus de cette scène d'horreur, apportant aux martyrs le baume des larmes de la charité. Bagrianof vint aussi,--pas par charité ni pour apporter aucun baume;--mais pour la première fois de sa vie, il trouva de la résistance. Le stanovoi, qui le guettait, lui défendit absolument l'entrée de la prison.

--Je suis ici chez moi, dit-il avec plus de surprise que de colère, tant l'idée de l'opposition de la part de qui que ce fût lui semblait étrange.

--Je suis pour le moment directeur de prison, répondit le brave homme, meilleur que son métier. Je ne permets pas en ce moment que l'on trouble le repos de mes prisonniers.

--Je vous ferai casser, vous pouvez y compter, répliqua Bagrianof sans se troubler, en saluant d'un geste hautain celui qui osait lui tenir tête.

--A votre aise, monsieur, et même vous pouvez postuler pour ma place, dit tranquillement le stanovoi en lui tournant le dos. Cette tragédie avait encore un acte; dès le lendemain, les coupables, bien et dûment garrottés, furent hissés sur des chariots attelés de deux chevaux. La troupe se rangea autour des véhicules, et le stanovoi donna le signal du départ.

Alors de chaque poitrine sortit un gémissement. Le village entier, hommes femmes, pleurait les frères qui mourraient loin de la douce patrie, loin du village, où la vie était si dure, mais où l'on était aimé. Les exilés n'avaient plus de larmes; les uns rongés par la fièvre, les autres assoupis dans l'hébétement des grandes douleurs, ils laissaient pleurer ceux qui restaient.

Au moment où la procession allait s'ébranler, le prêtre sortit de l'église, la tête nue, ses longs cheveux partagés sur ses épaules, la croix à la main. Son visage avait une expression de foi presque prophétique; il s'avança jusqu'à la première charrette:

--Le Seigneur, dit-il, nous a ordonné de prier pour ceux qui voyagent sur la terre et sur la mer. Que sa bénédiction soit sur vous!

La croix d'argent niellé se leva au-dessus des têtes des coupables, et le pardon descendit sur les martyrs.

Bagrianof, les bras croisés, regardait ce spectacle avec un étonnement de plus en plus grand. Son prêtre, son prêtre à lui, nourri de son église, se permettait de parler sans sa permission! Il donnait la bénédiction avec sa croix à des gens qui avaient voulu l'assassiner! Mais le monde était donc renversé! Il se promit de s'expliquer avec ce croquant, frais échappé du séminaire.

Au moment où la charrette s'ébranla, Ilioucha trouva la force de soulever sa tête appesantie:

--Seigneur, cria-t-il, écoute: nous t'avons pardonné, tu nous as trahis; d'autres feront comme nous, mais ceux-là ne te manqueront pas!

Le village tout entier accompagna les condamnés aussi loin que les jambes purent faire leur service. Les tout petits enfants confiés à la garde des vieillards, et les infirmes restaient seuls dans les maisons closes; les chiens, restés sur la place, hurlaient lugubrement. Bagrianof leur jeta quelques pierres et les mit en fuite; après quoi il se retourna, regardant le presbytère Situé en face de l'église; sur le seuil, le prêtre le contemplait d'un air calme.

Les regards des deux hommes se croisèrent, celui du seigneur sec et dur, celui du prêtre inspiré et presque menaçant dans son indignation sacrée. Bagrianof fit un pas en avant.

--Vladimir Andréitch, dit-il, qui êtes-vous?

--Un humble serviteur de Dieu et de son Eglise, dit le prêtre en laissant tomber la main qu'il avait posée sur le loquet de sa porte.

--Vous êtes en outre le serviteur de mon église, je suppose?

--En effet, Votre Seigneurie, je sers Dieu dans l'église que vous lui avez consacrée.

--Savez-vous qu'un bon prêtre ne doit s'occuper que des affaires de l'église, et jamais de celles du seigneur?

--Je le sais, et ne me mêle des affaires de personne.

--Je trouve, moi, que vous vous mêlez trop des miennes. Votre conduite me déplaît, Vladimir Andréitch; je vous conseille de faire vos réflexions. La cure est bonne,--on meurt pas mal ici, ajouta Bagrianof,--on se marie aussi, on baptise suffisamment... Votre femme est enceinte, je crois?

Le prêtre fit un signe affirmatif.

--Je pense que vous ferez bien de rester ici; mais pour cela il faut changer de conduite. Vous avez huit jours pour réfléchir.

Le prêtre s'inclina et rentra chez lui sans répondre. Sa femme, qui le guettait, accourut se jeter à son cou en pleurant... C'était une toute jeune femme de dix-huit ans à peine, blanche et rose, toute frêle, et visiblement fatiguée par sa grossesse avancée.

--Qu'est ce qu'il t'a dit, ce méchant homme? dit-elle à son mari en se serrant contre lui, toute craintive.

--Je crois, Marie, qu'il faut nous préparer à partir.

--Partir! Oh! mon Dieu! Et le petit qui n'est pas né! Et l'hiver qui vient! Si nous partons, où irons-nous?

--Je n'en sais rien, ma chérie, à la grâce de Dieu. Il prend soin des petits oiseaux du ciel. Il aura pitié de l'enfant qui va naître.

--Dis, Valodia, il n'y aurait pas moyen de s'arranger avec lui?... Tu le fâches, tu sais, quand tu vas contre ses volontés... Est-ce que tu ne pourrais pas?...

Le prêtre mit la main droite sur la tête de la jeune femme, presque enfant encore.

--Le devoir du serviteur de Dieu est celui des autres hommes, Marie, lui dit-il, et de plus il doit réprimer l'iniquité. Ne me parle plus jamais d'une chose semblable; c'est un péché. Regarde! ajouta-t-il en conduisant sa femme tout en larmes devant une gravure accrochée au mur, qui représentait la fuite en Egypte: s'il le faut, nous partirons comme eux, et, pas plus que l'enfant-Dieu, notre enfant ne manquera d'abri.

La jeune mère, à demi consolée, appuya sa tête sur l'épaule de son mari, et se laissa bercer par de douces paroles.



VI.

Bagrianof aurait dû être content; cependant il ne l'était pas. La manière dont les coupables et les innocents, par-dessus le marché, avaient été punis, ne lui paraissait pas suffisante. C'était bien la peine de les avoir fait frapper de verges et déporter en Sibérie, si la compassion générale s'étendait sur eux, au lieu de s'arrêter sur lui! Comment! dans chaque village, les malheureux,--comme on nommait alors en Russie les prisonniers,--allaient trouver de l'eau fraîche, du lait, du kvass, du tabac, du thé chaud, quelques sous, que les paysans pleins de pitié leur apporteraient avec empressement; les soldats allaient tolérer cet abus, de village en village, jusqu'aux confins de la civilisation,--et lui, Bagrianof, serait obligé de supporter les airs de hauteur de quelques misérables fonctionnaires!

Il repassait dans son esprit tous les désagréments que cette affaire lui avait attirés, la remarque désobligeante du général-gouverneur, les rebuffades du stanovoi, son isolement à l'auberge, enfin l'attitude insolente du prêtre qui l'avait bravé en public. Chaque fois que son imagination lui représentait le prêtre, le bras levé, bénissant les misérables condamnés, son irritation ne connaissait plus de bornes.

De tous ceux qui l'avaient offensé, c'était le seul qu'il pût châtier; aussi sa colère se reporta-t-elle sur lui. Depuis qu'il était arrivé au village, cet insolent n'avait-il pas évité la maison seigneuriale en toute occasion? Lorsqu'il était convié à dire les prières et à bénir le logis, avait-on jamais pu regarder à dîner? L'ancien prêtre, vieillard soumis, de peu d'intelligence, de moins d'énergie, avait tout accepté les yeux fermés; le seigneur était le maître, ce qu'il faisait ne regardait pas la cure. Le bonhomme étant mort, on avait envoyé à Bagrianof cet échappé du séminaire, marié depuis un an à peine, ignorant des usages;--ignorant, était-ce bien le mot? N'avait-il pas plutôt feint de tout ignorer? Pouvait on penser qu'il ne sût pas que le prêtre doit être le familier de la maison seigneuriale, heureux d'une invitation, prêt et dispos pour tout ce qui peut plaire au maître, et surtout fait pour prêcher de parole et d'exemple, l'obéissance absolue au seigneur du lieu, représentant de la Providence sur la terre?

Mais, volontaire ou non, cette ignorance en elle-même était un délit. De plus, au lieu de s'efforcer, par un excès de politesse obséquieuse, de faire oublier ses manquements, ce singulier pasteur se mêlait de plaindre ses ouailles, de les bénir in extremis, comme si Dieu pouvait permettre qu'on donnât sa bénédiction à des gens qui avaient voulu tuer leur seigneur!

La certitude de pouvoir se venger de ce prêtre quand il le voudrait lui procura une sorte d'apaisement. Pour mieux jouir de ce plaisir, il résolut de le frapper,--non pas tout de suite, pendant qu'averti par les paroles qu'ils avaient échangées, il était prêt à accepter toutes les éventualités,--mais au moment où l'orage paraîtrait apaisé, où son ressentiment, soigneusement caché, n'aurait plus laissé que le souvenir d'une vague menace. Il écrivit néanmoins sa plainte à l'archevêque, la copia de sa plus belle écriture, la cacheta soigneusement, et la mit dans un tiroir de son bureau, prête à partir à la première inspiration.

Cette affaire réglée, Bagrianof se sentit le coeur plus léger. Restaient encore les paysans qui avaient eu l'audace de s'apitoyer sur les malheureux. Il eut un moment l'idée de faire vendre toutes les jeunes filles en blocs--mais il se dit qu'il ne trouverait pas facilement acquéreur.

Restait la grande consolation: le recrutement. Grâce à la loi bienfaisante qui lui permettait de désigner lui-même les soldats que son coeur généreux offrait à la patrie, il pouvait désoler à volonté telle ou telle famille. Cette pensée occupa son esprit pendant deux mois entiers.

Il choisit à loisir, pour le recrutement, une douzaine des plus beaux gars de ses domaines, parmi les familles de ceux qu'il avait fait nourrir, vêtir et loger pour le reste de leurs jours aux frais du gouvernement.--Je dois bien à l'Etat cette compensation, se disait-il avec un aimable sourire.

Lorsque le dessein de Bagrianof fut connu, la colère du village n'eut plus de bornes. Quoi! il ne s'était pas contenté de trahir son serment, d'insulter le nom du Christ qu'il avait pris à témoin, de livrer des innocents en même temps que des coupables qui l'avaient pourtant épargné!... Il venait encore frapper les mêmes familles, enlever le fils là où il avait déjà pris le père, le jeune frère vigoureux là où l'aîné était déjà parti! Il voulait donc la ruine générale, la mort de tous?

La première fois qu'après la promulgation de son arrêt Bagrianof parut à l'église, il ne put faire autrement que de remarquer l'attitude de ses paysans.

Jusqu'alors, la tête baissée, les yeux fixés à terre, ils s'étaient inclinés profondément devant lui, sans témoigner autre chose qu'une soumission parfaite; ce jour-là, il rencontra des regards qui avaient l'air de l'interroger. Certains mêmes semblaient le braver.

De sa place, voisine du tabernacle et exhaussée d'une marche, il promena ses regards sur la multitude houleuse qui se signait en suivant les prières, et ses yeux féroces virent d'autres yeux soutenir son regard. Ces yeux n'étaient pas irrités, mais plutôt interrogateurs.--Jusqu'à quand, semblaient-ils dire, te joueras tu de l'âme humaine?

--Ils ont besoin d'un exemple, se dit Bagrianof. Ils sentent le mors, ils regimbent. Nous allons leur faire voir qu'ils ne sont pas les plus forts.

Les prières finies, il laissa la foule s'écouler; parcourant l'église avec lenteur, il alla éteindre çà et là de petits cierges piqués sur les lampadaires suspendus devant les images, il redressa par-ci par-là un cierge un peu incliné, et enfin sortit avec le prêtre, qui avait vainement essayé d'éviter cette rencontre.

Du reste, Bagrianof semblait avoir totalement oublié son mécontentement passé. Les trois mois qui s'étaient écoulés paraissaient avoir déposé entre lui et les anciennes injures une couche de neige aussi épaisse que celle dont le sol était recouvert.

Le seigneur demanda au prêtre des nouvelles de sa femme, très-fatiguée et malade; puis il l'interrogea sur les ornements sacerdotaux, dont quelques-uns commençaient à s'user, et en parlant ainsi tout seul, car le prêtre lui répondait par monosyllabes. Il arriva au milieu de la place où les paysans causaient avant de rentrer chez eux.

A son approche, tous se découvrirent. Bagrianof resta un bon moment à les regarder ainsi tête nue, sous le vent du nord qui leur coupait les oreilles.

Le froid était terrible; les grandes gelées de janvier, celles qu'on nomme les gelées de l'Epiphanie, sévissaient dans toute leur rigueur; la neige durcie craquait sous le pied; la fumée blanchâtre s'élevait en tourbillons aussitôt déchiquetés en miettes au-dessus des cabanes de bois noirâtre,--et le seigneur, roulé dans sa chaude pelisse, coiffé de son bonnet de martre zibeline, contemplait sans mot dire les pauvres "âmes" dont la gelée marbrait les joues et les oreilles.

Là aussi il retrouva le regard qui l'avait frappé à l'église: quelques-uns, parmi le bétail découvert devant lui, avaient des yeux humains qui semblaient l'interroger. Il les nota soigneusement dans sa mémoire.

Comme il parcourait de l'oeil son troupeau, il vit un jeune homme se détacher d'un groupe en haussant les épaules et en secouant dédaigneusement la main droite; après avoir fait quelques pas dans la direction de sa maison, le jeune paysan remit son bonnet fourré et continua sa route à grandes enjambées.

--Savéli! Hé! Savéli! cria Bagrianof de sa voix la plus nette.

Le jeune homme continua sans paraître l'entendre.

--Savéli! répéta Bagrianof d'une voix de tonnerre.

--Qu'ordonnez-vous? répondit le jeune homme sur le même ton, sans ôter son chapeau.

--Viens ici, dit le seigneur d'un ton doux et bienveillant.

Le jeune homme revint sur ses pas et s'arrêta devant Bagrianof.

--Pourquoi es-tu parti? lui demanda le maître.

--Parce que j'avais froid! répondit le jeune indiscipliné.

--On n'a pas froid quand je me prépare à parler! répliqua Bagrianof d'un ton de pédagogue.

--Vous ne disiez rien, j'ai pensé que vous ne parleriez pas.

--Que je parle ou non, est-ce que par hasard tu n'es pas bon pour attendre?

--Il parait que si, répondit le jeune homme, puisque j'attends maintenant.

Les yeux de Bagrianof brillèrent entre ses paupières à demi-fermées.

--Soldat! fit-il en levant l'index à la hauteur du visage du rebelle.

Savéli leva la tête, le regarda et lui dit:

--Vous ne ferez pas cela.

Pourquoi donc, monsieur Savéli?

--Parce que c'est une injustice! Mon père est mort, mon frère aîné est déjà soldat, vous avez envoyé le cadet en Sibérie,--il ne resterais, plus que les femmes chez nous;--c'est une injustice!

--Soldat! répéta Bagrianof en abaissant son index, qui coupa comme un couteau l'air glacé.

--Ecoutez, vous tous, continuait-il en se tournant vers le groupe, ou de sourds murmures se faisaient entendre,--ce que je fais de lui, parce qu'il est un insolent et un rebelle, je le ferai de vous tous. Oui, vous partirez tous, jeunes et vieux, si vous osez murmurer. Je n'aurai plus d'âmes dans ce village; cela vaudra mieux que d'avoir de mauvais paysans. Je fais un exemple de celui-ci:--il indiqua du doigt Savéli, resté muet, le regard hautain, le visage impassible;--je ferai un exemple de vous tous, et dans toute la Russie on parlera de Bagrianovka comme d'un village où le seigneur a su punir la rébellion.

Cela dit, il le tourna vers le prêtre, qui l'écoutait sans que rien dans son attitude put dénoncer ses pensées secrètes.

--Venez vous dîner avec nous, mon père? lui dit-il aimablement.

--Non, Votre Seigneurie, je vous remercie: ma femme est malade et m'attend.

--Ah! très-bien. Quand compte-t-elle accoucher, votre femme?

--D'un jour à l'autre, Votre Seigneurie.

--Très bien. Tenez-vous en santé. Mes honnêtetés à votre épouse. Au revoir, enfants.

En laissant tomber cette bienveillante parole sur l'assemblée morne et découverte, il se dirigea vers sa demeure, allègre et dispos.

Quand il eut tourné le coin, les paysans mirent leurs bonnets.

--Ah! frère, dit le starchina à Savéli, tu t'es fait une mauvaise affaire.

--Je ne partirai pas! répondit tranquillement le jeune homme.

--Comment, tu ne partiras pas?

--Je ne partirai pas! répondit-il avec le même calme.

En ce moment, une jolie fille de seize ans à peine, une enfant presque, sortit d'une cabane et courut vers le groupe; d'autres femmes la suivirent, moins vite, et se mêlèrent aux hommes.

--Ne crains rien, Fédotia, dit Savéli à la jolie fille qui le regardait les yeux pleins de larmes; il m'a menacé de me faire soldat, mais sois tranquille..

Fédotia leva les bras au ciel, puis cacha son visage dans ses deux mains, et se mit à pleurer amèrement, en balançant à droite et à gauche le haut de son corps. Ce balancement, qui est, caractéristique des grandes douleurs chez, les paysannes russes, avait chez elle une grâce indicible; son corps jeune et souple ondulait comme un roseau; ses coudes rapprochés de la poitrine semblaient vouloir défendre contre la douleur. Savéli passa un bras autour d'elle.

--Ne crains rien, tu es ma fiancée, tu seras ma femme, qu'il le veuille ou non,--et je ne partirai pas! Le tzar est juste: s'il le faut, j'irai jusqu'au tzar! Il est notre père, il ne permettra pas qu'on offense ses sujets; car enfin vous autres, vous avez beau trembler, le tzar est notre père, peut-être!

--Certainement! dirent les paysans d'une voix contenue.

--Eh bien! nous irons jusqu'à lui: il ne nous abandonnera pas! Ne pleure pas, toi, dit-il à Fédotia, qui s'appuyait sur sa poitrine. Viens chez ma mère. Je te dis que je ne serai pas soldat.

Le groupe se dispersa. Le prêtre regarda les deux fiancés jusqu'au moment où ils disparurent sous la porte basse de la demeure de Savéli, puis il rentra chez lui, le coeur gros. Faudrait-il que sa pauvre femme eût pour surcroît de peine le spectacle d'une révolte au village?



VII.

L'isba de Savéli se remplit bientôt. C'était une cabane spacieuse; les murailles enfumées, fermées de rondins de sapin, étaient garnies de bancs de bois polis par l'usage. Une lampe brûlait devant les images consacrées qui occupaient le coin d'honneur. Assis au-dessous en sa qualité de chef de la famille, Savéli accueillait ses hôtes avec le regard assuré des meilleurs jours: nul ne se fût douté que, par un mot du maître, sa destinée venait de changer du tout au tout.

Les femmes ne partageaient pas son assurance; elles formaient un groupe éploré autour de Fédotia. Celle-ci, fiancée au jeune homme depuis quelques semaines, était à la veille de son mariage; il ne fallait plus que la permission du seigneur, et sur ce chapitre Bagrianof se montrai débonnaire. Il aimait les mariages et les nombreuses nichées d'enfants. A la vérité, son domaine n'y gagnait pas grand'chose, car ses paysans étaient si misérables, qu'ils n'élevaient pas jusqu'à l'âge d'homme un enfant sur quatre; mais le maître n'en contemplait pas moins avec satisfaction chaque nouveau couple qui venait implorer son consentement.

Voici maintenant que tout était changé. Savéli soldat pouvait à la vérité emmener sa femme,--cela n'était pas un obstacle; les femmes de soldats acceptaient volontiers ce genre de vie,--mais à présent que Savéli l'avait irrité, Bagrianof permettrait-il le mariage? c'était au moins douteux, et la pauvre fille se désolait, car elle aimait son fiancé de toute la force de son coeur ignorant et naïf.

Le jeune homme n'avait guère souci de ces craintes: son parti était pris, car depuis l'enfance il haïssait Bagrianof. Il n'avait pu se contenir en le voyant humilier ses frères et lui-même à plaisir sous la bise glacée,--mais sa haine et son mépris étaient aussi vieux que lui.

Depuis la mort de son père, et même auparavant, il avait vu le ressentiment du seigneur provoqué par une cause si futile qu'on ne s'en souvenait plus, s'abattre sur sa maison, et frapper un à un les hommes valides.

Dans une de ses courses à la ville, où il allait plusieurs fois par an, acheter quelques menus objets de ménage, il avait rencontré un colporteur, paysan d'un village voisin. Celui-ci, né sur le territoire de la couronne, était beaucoup plus libre d'opinions et d'allures que les serfs appartenant à un particulier. Depuis longtemps déjà, l'Etat avait laissé une demi-indépendance à ceux qui relevaient directement de ses domaines. Ce paysan avait communiqué ses idées libérales au jeune homme déjà exaspéré par la tyrannie de Bagrianof.

--Quand tu en auras assez, frère, lui dit un jour le colporteur, tu n'as qu'à te sauver, viens me trouver; je te donnerai asile et ne te trahirai pas.

--Oui, répondit Savéli, et puis le lendemain la police me traquera et l'on me prendra chez toi; tu seras ruiné et mis en prison pour m'avoir secouru. Vois-tu d'ici le maître remettant la main sur moi? Ce serait lui faire trop de plaisir vraiment.

--Non, dit tout bas le colporteur. Mon frère, que j'avais emmené dans un voyage à la foire de Nijni-Novgorod, est mort là-bas. Les autorités ont oublié de me redemander son passeport; à quoi bon le passeport d'un homme qui est sous terre? Mais moi, j'ai pensé que cela pouvait servir: j'ai dit chez nous, au village, que nous avions tué chacun de notre côté... On ne s'inquiète pas de nous autres pauvres diables, d'ailleurs nous nous étions rachetés tous les deux, il y a quelque temps de cela. Ce passeport, je l'ai toujours. Quand tu voudras, viens le chercher. Je t'aime, toi, tu es un révolté, et je hais les seigneurs.

Savéli avait pris note de cette confidence. Il savait le colporteur homme de parole, bon pour tromper un juif et vendre un prix fabuleux n'importe quelle marchandise avariée à n'importe quel seigneur assez sot pour la payer, incapable de voler de deux sous un paysan de bonne foi. Lorsqu'il avait dit:--Je ne serai pas soldat,--il pensait au colporteur Antoine Philipitch. Mais Fédotia? devait-elle donc rester à l'attendre jusqu'à ce qu'il plût au ciel de les débarrasser de Bagrianof?

Cependant Savéli était calme. En faisant déborder son âme pleine jusqu'au bord de colère et de mépris, la dernière injustice lui avait apporte un grand sang-froid. Placé dans une situation inextricable, il regardait autour de lui et pesait toutes les circonstances, pour attribuer à chacune d'elles une juste valeur.

Les hommes du village et surtout les nouveaux conscrits s'étaient réunis autour de lui. On le plaignait beaucoup et on le blâmait davantage.

--Tu n'avais pas besoin de le provoquer! disait-on. Maintenant que le loup a montré les dents, qui sait qui de nous il va vouloir manger?

Savéli sentait bien la justesse de ce reproche, mais l'indignation qui l'avait emporté le reprenait au souvenir de la scène du matin.

--Connue vous voudrez, dit-il enfin en se levant: je sais que vous avez raison, mais c'a été plus fort que moi. Ce serait à recommencer, que je recommencerais.

En ce moment, le père de Fédotia entra. C'était un homme de haute taille, encore très-vert et très vigoureux. Il s'appuyait sur un long bâton de noisetier, plutôt par habitude que par besoin. A son entrée, tous les regards se tournèrent vers sa fille.

--Que fais-tu ici? lui dit-il. Rentre chez nous. Tu ne peux pas être la femme d'un soldat. Je ne laisserai pas partir mon dernier enfant. Dis adieu à Savéli: il n'est plus ton fiancé.

Fédotia leva vers son père ses yeux bleus baignés de larmes, et se prosterna devant lui.

--O mon père, lui dit-elle, mon bienfaiteur, ordonne moi de mourir, mais ne m'ordonne pas d'abandonner Savéli!

Le vieillard allait répondre quand Savéli, fendant le groupe, s'avança et se prosterna à côté d'elle.

--Iérémeï Antipof, dit-il, tu me l'as donnée, ne me la reprends pas. J'ai ta bénédiction, tu ne peux plus me la retirer. Bénis encore une fois tes enfants.

La tête des deux fiancés toucha le sol à trois reprises; puis ils se relevèrent ensemble, et se tinrent debout devant le père.

--J'ai donné ma fille à un paysan, je ne l'ai pas donnée à un soldat, répondit le vieillard.

--Je ne serai pas soldat, je te le jure devant Dieu et tous les saints! Donne-moi seulement ta fille.

Le vieillard secoua négativement la tête.

--Eh bien! reprit Savéli devenu très-pâle, attends, pour lui défendre de me parler, que le seigneur m'ait livré. Je te pro mets de renoncer moi-même à elle, si je suis soldat; mais, jusque-là, attends, je t'en prie. Vois comme elle pleure!

La pauvre Fédotia pleurait en effet, le visage dans ses deux mains. La longue tresse de ses cheveux épais réunis, suivant la coutume des jeunes filles, en un seul faisceau lié par un large ruban, frémissait sur ses épaules secouées par les sanglots.

--Soit! dit enfin Iérémeï; mais si tu es soldat, tu ne l'auras pas.

--C'est entendu! répondit Savéli. Père, nous te remercions. Et les deux fiancés, se tenant par la main, se prosternèrent de nouveau, cette fois avec une ombre de joie dans leur coeur endolori.

L'altitude de Savéli avait frappé tout le monde.

--Il est bien sûr de son fait! disait-on.

--Il a peut-être de l'argent pour se racheter!

--Il a peut-être un sortilège! pensaient tout bas quelques-uns.

Ah! le sortilège pour faire mourir le maître, qu'ils l'eussent payé cher au sorcier qui eût voulu le leur vendre!

La nuit tomba, les feux s'éteignirent dans les cabanes, les hommes s'étendirent sur les poêles bien chauffés. Le froid est la seule misère que le paysan russe n'ait jamais connue: si malheureux qu'il ait pu être, dans les villages ou sévit la famine, là même où l'on a trouvé des infortunés morts de faim dans leurs cabanes, le feu n'a ja mais manqué, et le poêle n'a pas cessé de répandre la douceur tiède d'une atmosphère de printemps.

Le village dormait. Savéli ne dormait pas. La tête pleine des choses du jour, il ruminait son projet de voyage, et un autre projet qu'il n'avait communiqué à personne:--celui-ci devint si pressant et prit si bien le dessus sur toutes les autres pensées, que le jeune paysan se leva, mit sa pelisse et son bonnet et sortit à pas de loup. Il arriva bientôt à la maison de Iérémeï, et s'approcha d'une fenêtre peu élevée au-dessus du sol, celle ou Fédotia se tenait tout le jour penchée sur la merveilleuse broderie des essuie-mains qu'elle préparait pour son mariage.

Savéli frappa doucement à la vitre. Au second coup, le petit châssis à guillotine se leva sans bruit, et la jolie tête de Fédotia apparut. Elle ne dormait pas non plus; elle savait bien que personne ne pouvait venir à cette heure, sinon son fiancé, A vrai dire, elle l'attendait.

--Fédotia, dit le jeune homme en se haussant sur la pointe des pieds pour arriver jusqu'aux oreilles de la jeune fille, j'ai quelque chose à te dire.

--Dis-le, mon Savéli.

--Veux-tu partir avec moi? Je t'épouserai, je le jure devant Dieu qui me jugera;--le jeune homme fit le signe de la croix;--mais il faudra peut-être partir avec moi en secret,--la nuit,--pour que je ne sois pas soldat. Dis, veux-tu?

--Oh! Savéli, demande-moi tout, mais pas cela! fit la jeune fille effrayée. Partir ainsi, quitter mon père... Il me refuserai: sa bénédiction à son lit de mort, il dirait que je suis une méchante fille... Non, Savéli, demande-moi de mourir pour toi, mais quitter la maison, je ne le peux pas! je ne le peux pas!... répéta-t-elle avec un sanglot.

--Soit! répondit le jeune homme sans se troubler. Je pensais bien que tu ne voudrais pas; c'était un bon moyen pourtant, et je n'en vois pas d'autre.

--Que ferons nous alors? dit Fédotia, dont le coeur battait d'angoisse. Elle retira vivement la tête et écouta dans la chambre;--tout le monde dormait à qui mieux mieux. La tête blonde, à peine couverte d'un mouchoir, reparut sous le châssis retenu par sa main.

--Je ne sais pas, répondit Savéli en hochant la tête; mais je trouverai un moyen.

--Et si l'on demandait grâce au seigneur? dit timidement Fédotia.

--C'est ça qui serait une peine perdue! fit dédaigneusement Savéli; sois tranquille, il n'a jamais fait grâce à personne. Il faudrait un miracle. Je trouverai autre chose. Bonsoir. Donne-moi un baiser.

La jeune fille avança la tête en dehors, se pencha un peu, et les lèvres des fiancés se rencontrèrent.

--Bonne nuit, répéta Savéli, et il se dirigea vers son isba.

Fédotia le regarda s'éloigner. Sa mâle stature, sa démarche assurée se dessinaient sur la blancheur de la neige. La pauvre fillette sentait son coeur déborder de tendresse pour le bien-aimé si près de lui être ravi.

--Un miracle! se répétait-elle en se recouchant sur le banc de bois, toute frissonnante. Il a dit qu'il faudrait un miracle... O sauveur des malheureux, ô mère de Dieu, protégez-moi, inspirez-moi! Un miracle! Et si Dieu voulait le faire!

Elle s'endormit. Son sommeil agité, quî ressemblait à la veille, lui fit passer devant les yeux cent visions diverses. Vers le matin, il lui sembla entendre une voix qui murmurait à son oreille:--Va trouver Bagrianof. Elle s'éveilla en sursaut et regarda autour d'elle. Tout dormait; la lampe des images pétillait faiblement. Elle se leva et alla se prosterner devant la Vierge. Elle resta ainsi longtemps. Son coeur, mû par un désir invincible, lui répétait:--Va chez Bagrianof.

--C'est une voix du ciel, se dit-elle enfin; ce serait un péché d'y résister. J'irai demander sa grâce au terrible seigneur... Je n'en dirai rien à personne, ils m'en empêcheraient. Et s'il me refuse? pensa-t-elle soudain.--S'il me refuse, ce sera tout juste comme hier, ne dit-elle par manière de consolation; Savéli trouvera quelque chose, puisqu'il l'a promis.

A moitié rassurée par cette grande résolution, elle s'endormit si bien que son père fut obligé de la réveiller au grand jour pour aller chercher l'eau du matin.



VIII

La grande rivière glacée était recouverte de neige: les rives, peu élevées, à peine garnies de maigres buissons, disparaissaient aussi sous le blanc suaire. Le chemin de halage se confondait avec la glace. La prise d'eau pour les besoins domestiques était aussi éloignée que les puits du village voisin; mais l'hiver on aimait mieux venir à la rivière par la route battue que de frayer à tout moment des chemins nouveaux dans la neige toujours plus épaisse.

Lorsque Fédotia, portant sur l'épaule l'arc de bois qui supportait les deux seaux en équilibre, arriva au bord de l'eau, elle vit les paysans occupés à couper au pic de larges blocs de glace.

--Que faites-vous là? demanda-t-elle, étonnée.

--Le seigneur a tant mangé de glaces l'année dernière que sa glacière est vide, répondit un paysan d'un ton bourru, et nous sommes de corvée aujourd'hui par ce froid. Voilà!--Il asséna dans la glace épaisse un coup de pic capable d'assommer un boeuf.

Fédotia, rêveuse, regardait un gros bloc semblable à du cristal, que deux paysans faisaient glisser sur une claie. Un coup de fouet fit partir le cheval qui, d'un vigoureux élan, prit le chemin de la demeure seigneuriale.

A la place que le bloc avait occupée, l'eau bleue remplissait le petit bassin.

Le soleil faisait briller les paillettes de givre sur la rive opposée, qu'il éclairait obliquement.

--Il fait beau! dit involontairement Fédotia.

Son coeur était plein d'espérance: par un si beau soleil, par un ciel si bleu, était-il possible qu'elle ne vit pas exaucer sa prière!

--Beau? oui, pour se tenir à la maison. Rentre ma jolie fille, dit le plus vieux paysan en achevant de détacher un nouveau bloc qui nagea bientôt au milieu du bassin agrandi. Rentre, sans quoi Savéli se plaindra de la gelée qui a mangé les joues de sa fiancée.

Le paysan sourit à Fédotia en clignant de l'oeil. Elle était la joie et l'orgueil du village; toute petite, sa grâce et sa gentillesse l'avaient fait chérir partout; en grandissant, sa beauté l'avait rendue précieuse comme une perle rare. Les chiens féroces la suivaient, heureux de pouvoir poser leur nez mouillé dans ses petites mains brunes. Elle était la gaieté et le rayon de soleil de ce malheureux coin de terre.

La jeune fille rougit, se hâta de puiser de l'eau, et se mit en route d'un pas cadencé, qui faisait à peine jaillir sur le sol quelques gouttes d'eau des seilles pleines jusqu'au bord. Elle allait vite, sentant à peine son fardeau.

En passant le long de la haie du jardin, elle aperçut Bagrianof qui prenait l'air avant de déjeuner pour se donner de l'appétit. Cette rencontre lui parut de bon augure: au lieu de ralentir le pas pour attendre qu'il fût hors de vue, elle continua sa marche gracieuse et pressée, le corps légèrement penché en avant sous le fardeau, la hanche un peu cambrée pour soutenir les reins fléchissants. La lourde camisole ouatée qui l'empaquetait ne pouvait déguiser la grâce extrême de ce corps presque enfantin, et souple comme un liseron des champs.

Au bruit de ses pas sur la neige durcie, Bagrianof se retourna. En passant devant lui elle le salua d'une inclinaison de tête.

--Bonjour, seigneur, dit-elle de sa voix mélodieuse.

Et elle continua sa route, étonnée de sa propre audace; mais ne fallait-il pas se rendre propice le maître dont tout dépendait? Bagrianof la suivit des yeux le long de la haie du jardin.

--La voilà grandelette, se dit-il à lui-même. C'est une jolie fille.

La matinée parut longue à Fédotia. La rencontre du seigneur terminait pour elle une série de présages heureux; il lui tardait d'accomplir le projet qu'elle avait formé pendant la nuit. Enfin le repas de midi terminé, la poterie et les cuillers de bois soigneusement lavées et remises en place, le vieux Iérémeï sortit, et la fillette se trouva libre. Elle retira aussitôt d'une petite boîte son peigne et son mouchoir des dimanches; elle lissa soigneusement ses cheveux, noua son mouchoir sous son menton, croisa sa camisole ouatée sur sa poitrine, mit des souliers à la place des brodequins de tille qu'elle portait habituellement, et sortit, le coeur palpitant comme un oiseau qui vient de prendre sa volée.

--Où vas-tu, Fédotia? lui cria la première paysanne qui la vit passer. Ton Savéli n'est pas par là, il est à l'autre bout du village, chez Procofi, où l'on prépare le lin.

--Je ne cherche pas Savéli, répondit la jeune fille.

--Où vas-tu donc si pimpante?

--A mes affaires! dit triomphalement Fédotia; et elle se mit à courir pour revenir plus vite.

En entrant dans la cour de la maison seigneuriale, elle eut peur. Les chiens vinrent rôder autour d'elle; la grande enfant eut presque envie de s'en retourner...; mais un domestique qui l'avait aperçue l'attendait sur le seuil de la cuisine: elle n'osa pas reculer.

--Peut-on voir le maître? dit-elle au domestique en s'approchant.

C'était un vieillard à l'air chagrin. Né dans la domesticité de la famille, il s'était endurci à bien des choses, et pourtant le joug de Bagrianof lui semblait lourd.--Le défunt seigneur n'était pas bon, disait-il parfois à ses confrères d'infortune, mais il valait mieux que son fils. Je ne connais rien d'aussi méchant que lui, ajoutait-il avec un soupir; il est plus mauvais que le démon!

A la demande ta jeune fille, le vieux Timothée hocha tristement la tête. Bien des jeunes filles étaient venues à la maison seigneuriale, mais jamais sans y avoir été mandées: celle-ci se présentait seule! Les temps changeaient donc? La pudeur des jeunes filles allait elle aussi disparaître?...

--Oui, répondit-il, tu peux entrer.

--Mais il faut le prévenir!

--A quoi bon? Les filles peuvent toujours entrer chez nous. La porte à droite, dans l'antichambre: c'est son cabinet. Vas ma belle.

Fédotia, interdite, regardait le vieux valet de ses yeux bleus tout grands ouverts. L'ingénuité de ses seize ans faisait une question si nette et si embarrassante que Timothée revint instantanément de son erreur.

--Qu'est-ce que tu lui veux, au maître? dit-il d'un ton radouci.

--Je veux lui demander la grâce de Savéli, qu'il veut faire soldat; c'est mon fiancé: nous nous marions à Pâques, avec la permission du seigneur.

--Et tu veux demander sa grâce? Retourne chez toi, ma colombe, va-t'en vite... Va! n'entre pas là-dedans...

--C'est la voix de Dieu qui me l'a ordonné, dit Fédotia tremblante et retenant à peine les larmes dans ses yeux innocents. Cette nuit, mon ange m'a parlé et m'a dit: "Va trouver Bagrianof." Je me suis mise à genoux et j'ai prié les saints, et j'ai entendu la même voix. Que la sainte Vierge me soit en aide!

La fillette fit le signe de la croix et regarda le domestique avec assurance. Celui-ci se sentit ému jusqu'au fond de son vieux coeur bronzé.

--Va-t'en, ma fille, ton ange gardien ne sera pas content de te voir entrer ici, dit-il en lui mettant doucement la main sur l'épaule. Savéli sait-il que tu veux voir le maître?

--Non.

--Eh bien! va lui demander conseil, et s'il te permet de le faire, je te laisserai entrer. Va!

Sa main calleuse poussa doucement la jeune fille du côté du village.

Le coeur gros, les yeux débordant de larmes, Fédotia fit deux pas, puis se retourna indécise du côté de cette maison où la grâce de Savéli était peut-être, où il ne tenait qu'à elle d'essayer de l'obtenir. En ce moment Bagrianof lui-même parut à la fenêtre de son cabinet; il lui faisait signe de la main d'approcher.

--Le seigneur m'appelle, dit-elle avec un élan de joie au vieux domestique: je vais lui parler.

Elle passa en courant devant lui; ses pieds touchaient à peine la terre. Elle franchit en deux bonds les six marches du perron et entra dans la maison. Timothée fit avec la main ce geste russe qui exprime à la fois ou tour à tour le découragement, la lassitude, l'insouciance, et rentra dans la cuisine, tout morose.

--Une si jolie fille, grommelait-il entre ses dents, et si jeune! C'est si bête!

Arrivée dans le vestibule, Fédotia resta interdite. Le parquet ciré, une panoplie avec armes accrochée au mur, une grande glace qui la réfléchissait tout entière et lui donnait l'illusion d'une autre personne placée devant elle à la regarder,--tous ces objets et cet aspect nouveau lui inspiraient une sorte de terreur. Elle avait déjà la main sur le bouton de la porte, prête à s'enfuir, lorsque Bagrianof passa la tête hors de son cabinet.

--Eh bien! dit-il, où vas-tu? Entre donc! Il ouvrit la porte toute grande.

--Tu me voulais quelque chose? Que demandais tu à Timothée?

--Je lui demandais si l'on peut vous parler!

--Tu vois qu'en effet on peut me parler, répondit Bagrianof en souriant. Et que t'a-t-il répondu?

--Il m'a répondu... que je ferais mieux de retourner chez nous.

--L'imbécile! dit Bagrianof en continuant à sourire. Et qu'est-ce que tu me voulais?

--Je voulais... O maître, accordez-moi la grâce de Savéli, et je vous bénirai jusqu'au dernier jour de ma vie! s'écria Fédotia, fondant en larmes. Et se précipitant aux pieds de Bagrianof, elle toucha trois fois la terre du front.

--Savéli? L'insolent qui m'a répondu hier, devant le village, avec tant d'insolence?

--Oui, maître; il ne le fera plus! s'écria Fédotia en pleurant à chaudes larmes. Pardonnez-lui! ne le faites pas soldat, ne l'envoyez pas au loin; je mourrai, maître! Vous ne voulez pas la mort d'une pauvre fille?

--Tu l'aimes donc bien? demanda Bagrianof.

--C'est mon fiancé. Nous voulions obtenir de vous de nous marier à Pâques. Permettez-nous, seigneur, de nous marier, et faites grâce à Savéli!...

--C'est lui qui t'a envoyée? demanda Bagrianof sans rire.

--Non, maître. Il ne sait pas que je suis venue.

--Ah, c'est plus intéressant; mais, dis moi, pourquoi veux-tu que je lui pardonne, à ton fiancé? Je n'ai pas de raisons pour l'aimer, moi.

Fédotia ne put trouver de réponse. Elle chercha un instant puis, faute de mieux, elle revint à sa première idée.

--Nous vous bénirons jusqu'au dernier jour de notre vie! répéta-t-elle, le gosier plein de larmes.

--Je le veux bien lui pardonner, moi, dit Bagrianof, qui ne la quittait pas des yeux; mais il fait froid pour causer. Viens par ici.

Il la fit passer devant lui dans son cabinet. C'était une vaste pièce éclairée par deux fenêtres donnant sur la pelouse. Les meubles de vieil acajou étaient recouverts de cuir vert foncé. Un large divan occupait un angle de la pièce. Le bureau était couvert de journaux; Bagrianof lisait beaucoup et se piquait de libéralisme en ce qui concernait le destin des empires. Il ferma la porte. Fédotia, troublée, se tenait debout au milieu de la pièce.

--Ecoute, lui dit-il en prenant les deux mains, tu tiens beaucoup à ta grâce de ton Savéli?

--Oui, seigneur, plus qu'à tout au monde.

--Eh bien, tu l'auras.

Fédotia, éperdue de joie, se jeta aux pieds de Bagrianof, riant, pleurant, baisant ses vêtements.

--Ne baise pas mes pieds, continua Bagrianof, c'est du bien perdu. Ton Savéli ne sera pas soldat, mais tu vas me dire merci.

--Que le Seigneur vous comble de bénédictions, commença la jeune fille, prête à défiler le long chapelet de bénédictions dont les paysans russes ne sont pas avares.

--Ce n'est pas ainsi que je l'entends. Allons, sois gentille, ne fais pas de bruit, hein?

Il la saisit par la taille et l'enleva. En perdant pieds, Fédotia poussa un cri percent.

--Si tu cries, je te mets dehors, et Savéli ira en Sibérie! gronda le seigneur. Pas un mot tu m'entends!

Fédotia ne dit plus rien.



IX

Lorsqu'elle sortit du cabinet de Bagrianof, aussi blanche que la neige du dehors, elle marchait d'un pas automatique.

--Attends, lui dit Bagrianof qui la reconduisait, je vais te donner un mouchoir.

Il en prit un dans l'armoire, te déplia et le posa sur le bras de la jeune paysanne, toujours muette.

--Adieu, Fédotia! fit-il avec un geste de la main, et il rentra dans son cabinet.

La jeune fille, se voyant seule frémit de la tête aux pieds. Machinalement elle ouvrit la porte, sortit, le mouchoir déplié toujours sur le bras, et prit le chemin du village, toujours absorbée dans une seule pensée. Comme elle arrivait au carrefour, elle rencontra un groupe de jeunes gens qui sortaient de l'isba où l'on avait préparé le lin. Jusque-là elle n'avait rien vu, marchant la tête baissée, les mains jointes; tout à coup elle leva la tête, et elle aperçut son fiancé qui fixait les yeux sur le mouchoir pendant à son bras. Elle poussa un cri et recula de quelques pas en étendant les deux mains comme pour se défendre.

--Qui t'a donné cela? fit Savéli d'une voix tonnante; et il avança la main.

--Ne me touche pas, ne me touche pas! s'écria-t-elle d'une voix désespérée en reculant encore.

--D'où viens-tu? cria le jeune homme, fou de douleur et de rage.

Fédotia le regarda bien en face; les yeux du jeune homme étaient étincelants de colère. Elle prit en courant le chemin de la rivière. Les jeunes gens, Savéli en tête, se lancèrent à sa poursuite.

--Fédotia..... Fédotia.... cria deux ou trois fois Savéli; mais sa voix étouffée par l'ardeur de la course, n'arriva peut-être pas aux oreilles de la jeune fille. Elle continuait à courir, si légère que ses pieds ne laissaient pas d'empreintes sur le chemin;--elle descendit comme une flèche la rampe de la rivière, et sauta dans le petit bassin qu'elle avait regardé le matin. Savéli arriva juste à temps pour frôler le pan de sa robe. Le mouchoir bariolé était resté au bord du trou béant.

Sans hésiter, le jeune homme jeta sa pelisse fourrée et ses lourdes bottes, et sauta dans le bassin. Il plongea sous la glace et reparut un instant, reprit haleine et plongea de nouveau. Ses camarades le croyaient perdu, lorsqu'ils le virent reparaître, violet, défait, mais vivant. Ils le tirèrent sur la glace, et avec lui Fédotia, qu'il tenait serrée; mais les yeux rouges de larmes ne devaient plus pleurer, les joues marbrées ne devaient plus pâlir sous l'outrage.

Savéli, bientôt ranimé, voulut la porter jusqu'à sa demeure. Le funèbre cortège, grossi en chemin par les paysans, arriva à la cabane de Iérémeï.

--Père, dit Savéli en la déposant sur la table, voilà ta fille. Ce n'est pas ma faute! Je n'ai pas pu la défendre; mais je te jure de la venger.



X.

Le village fut bientôt en rumeur. Iérémeï, les yeux secs, le visage farouche, regardait sa fille sans mot dire; les matrones accourues s'empressaient autour de Fédotia; on essaya de la ranimer en lui frappant dans les mains;--les efforts furent de courte durée, car elle était bien morte et déjà roidie. Les hommes sortirent de la cabane pour laisser les ensevelisseuses procéder à leur pieux devoir.

Pas un mot ne fut prononcé au dehors. De tous côtés, les jeunes gens, les enfants accourus se groupèrent autour de Iérémeï; au centre de cette foule muette, le père morne, assis sur le banc de bois qui fait le tour de la maison, le bonnet de fourrure enfoncé sur les yeux, les mains pendantes, semblait absorbé par des pensées de vengeance.

Quelques jeunes gens avaient emmené Savéli pour lui faire changer ses vêtements gelés. Le vieillard le chercha un moment du regard; on lui expliquait motif de l'absence du jeune homme. Iérémeï, d'un signe de tête, indiqua qu'il avait compris, et retomba dans son immobilité.

Le temps s'était couvert, et la nuit descendait rapidement; quelques feux s'allumaient çà et là dans les cabanes; une vieille femme parut au haut de l'escalier et convia les hommes à rentrer. Le père entra le premier. Un à un, la tête découverte, tous passèrent en courbant le front pour ne pas se heurter à la poutre qui formait le dessus de la porte.

Fédotia, revêtue de ses plus beaux habits, était couchée sur la table de sapin au milieu de ta cabane, les pieds à l'orient, pour que la face fût tournée du côté où le soleil se lève, où les Rois Mages ont vu l'étoile les conduire. Ses cheveux ne flottaient plus sur ses épaules, suivant la coutume des vierges; les matrones les avaient cachés sous un mouchoir soigneusement noué autour de la tête. Les mains avaient été jointes, non sans peine; on les avait attachées avec un ruban, et une petite image était posée dessus. Le sol et la table étaient jonchés de branches de sapin coupées en hâte par les enfants dans la forêt voisine. La lampe des images jetait sur tout cela sa clarté tremblotante, Iérémeï contempla sa fille; ses paupières rouges battirent deux ou trois fois, mais ses yeux taris ne laissèrent pas couler une larme.

--Le prêtre!... dit-il.

On s'entre-regarda. Le prêtre va chez les seigneurs dire les prières des morts; mais les paysans ne réclament guère cet office, qu'il faut payer.

--Allez chercher le prêtre!... répéta Iérémeï.

On ne bougeait pas. Il jeta un coup d'oeil sur l'assemblée:

--J'y vais moi-même, dit-il.

Il prit son bâton et sortit

La nuit était tombée. Le ciel, bas et gris, promettait une tempête de neige. Le vent soufflait par rafales.

Le vieillard se dirigea d'un pas ferme, en faisant de grandes enjambées, vers la demeure du prêtre, où brillait une fenêtre éclairée.

Sur la porte, il rencontra Savéli qui allait entrer.

--Que viens tu chercher ici? demanda le vieillard.

--Les prières pour la martyre qui repose, répondit Savéli.

Le vieillard tourna le bouton de la porte et entra sans répondre.

Le prêtre était assis au chevet de sa femme endormie. Une petite face ronge et ridée dormait dans le berceau, auprès du lit. La servante, effarée, entra sur la pointe du pied.

--Mon père, dit elle, voici des paysans qui veulent vous parler.

--Qu'est-ce qu'il y a? répondit Vladimir Alexiévitch en tournant vers la porte son visage fatigué, pâle encore de l'angoisse de la journée.

--Il y a un malheur dans le village, dit la servante.

--Plus bas! fit le prêtre en se levant.

Sa haute taille, courbée par la lassitude, se redressa péniblement.

--Reste ici, près de l'enfant: tâche qu'il ne dérange pas sa mère. Où sont-ils?

--Dans l'antichambre.

Le prêtre sortit et fit entrer les paysans dans la salle à manger, pauvrement meublée d'un buffet, d'une table en bois blanc et de quelques chaises de paille. En reconnaissant Savéli, il eut un pressentiment de la vérité. Les craintes et les fatigues de la journée précédente l'avaient cependant tenu à l'écart de ce qui s'était passé au village,--mais certains malheurs semblent flotter dans l'air sans qu'on ne sache pourquoi.

--Que voulez vous? dit-il.

--Nous voulons tes prières, dit Iérémeï. Ma fille est morte, elle est à la maison; un péché est sur son âme: tes prières l'ôteront.

--Fédotia?

--Oui, Fédotia.

--Quel péché peut-elle avoir commis avant de mourir, ta colombe? dit le prêtre, devinant vaguement la réponse qui allait suivre.

--Elle s'est tuée!...

Iérémeï regarda le prêtre en face:

--Tu ne vas peut-être pas lui refuser tes prières parce qu'elle s'est tuée? Tu es prêtre, mais tu n'es pas méchant: tu ne laisseras pas le péché sur son âme? Eh?

En prononçant ces paroles, Iérémeï regardait le prêtre avec colère. Son bâton tremblait dans sa main, non de faiblesse, mais de fureur.

--Pourquoi et comment s'est-elle tuée? demanda le prêtre sans répondre directement.

--Je ne sais pas. Je sais qu'on me l'a rapportée morte et qu'elle s'est tuée. Si tu veux le savoir, demande le à celui-ci,--Il te le dira.

Savéli approcha d'un pas. La lumière de la mauvaise chandelle éclairait son visage contracté et subitement amaigri.

--Je sortais de chez Procofi, où nous avions préparé le lin; J'étais avec les autres.--Il nomma les paysans qui l'accompagnaient.--Au carrefour, voilà que je vois venir Fédotia sur la route de la maison seigneuriale. Elle marchait comme en dormant, les yeux bien ouverts, sans avoir l'air de rien voir. Tout à coup je m'aperçut qu'elle avait sur son bras un mouchoir bariolé.... vous savez, les mouchoirs que Bagrianof donne aux filles... Je sentis un coup comme si un boeuf m'avait renversé; je dis:--Qu'est-ce que cela?--Fédotia poussa un cri, elle recula comme si elle avait peur, et me dit deux fois:--Ne me touche pas!--Alors moi je criai:--D'où viens-tu?--Elle ne me répondit pas et se mit à courir vers la rivière. Nous l'avons tous suivie sans pouvoir la rattraper, elle a sauté, j'ai sauté après elle, et je l'ai rapportée, mais trop tard. Voilà!

--Qu'est-ce que tu penses de cela? dit le prêtre après un silence.

--Je pense qu'elle sera allée demander ma grâce à Bagrianof, pauvre innocente! Et lui, content de tenir la brebis il l'a mangée, comme un loup qu'il est.

--Eh bien! père, que décides-tu? grommela Iérémeï en frappant le plancher de son bâton; il me faut des prières!

--Ma femme est accouchée ce matin, mais cela ne fait rien, je vais avec vous. Allez devant, je vous rejoint. Je ne prendrai que le temps de passer à l'église.

Les deux paysans sortirent. Au bout de quelques instants, Iérémeï s'arrêta:

--Est-ce toi qui lui avais conseillé d'aller chez le seigneur? dit-il d'une voix sourde.

--Non, père! Devant Dieu, ce n'est pas moi! Elle m'en avait parlé, et je lui avais répondu que jamais Bagrianof ne pardonnait. J'ai même dit que ce serait un miracle s'il pardonnait à quelqu'un.

--Voilà le miracle: je n'ai plus d'enfant! gronda le vieillard qui se remit en marche. Un moment après, il ajouta:

--C'est heureux pour toi que tu ne l'aies pas envoyée, car je t'aurais cassé les os avant de les lui casser, à lui!

Le prêtre entra dans la cabane peu d'instants après ceux qui étaient venus le chercher. Il remit au premier venu l'encensoir et l'encens, qui servent aux prières funèbres, et revêtit l'étole.

Il n'avait pas voulu emmener le diacre, jugeant inutile de l'entraîner dans la disgrâce qui suivrait probablement l'accomplissement de ce devoir.

L'encens fuma bientôt sur les charbons allumées et le prêtre commença les prières. Sa voix graves et mélodieuse scandait lentement les versets lugubres; le paysan qui tenait l'encensoir disait les répons connus de tous dans cette langue slavonne, aussi rapprochée du russe que le français du quinzième siècle l'est du français moderne.

En prononçant les paroles sacrées qui mentionnent l'autre vie et l'accueil qui attend les croyants par delà le tombeau, la voix du prêtre s'éleva plus pore et plus sonore; ses yeux levés au ciel voyaient, au delà du plafond bas traversé par les poutres noircies, le grand ciel bleu sombre parsemé d'étoiles, où l'âme blanche de la martyre s'élevait doucement vers le Sauveur des malheureux. D'une main pieuse il offrit l'encens au cadavre, puis, les prières terminées, il replia l'étole, reprit l'encensoir, noua le tout dans un mouchoir, remit sa pelisse et voulut partir.

--Merci, mon père, lui dit Iérémeï en lui baisant la main.

--Merci, mon père, dit Savéli en s'approchant aussi; quand l'enterrerez-vous?

--Quand vous voudrez, mes enfants.

--Vous n'avez pas peur?

Le prêtre jeta un regard sur la jeune morte, sur l'assemblée où la lueur vacillante des cierges laissait apercevoir confusément de nombreux visages tournés vers lui.

--Non, dit il d'une voix calme, le serviteur de Dieu ne craint ni les pièges du méchant ni les embûches du démon.

--L'enterrerez vous après-demain matin avec une messe? Nous payerons ce qu'il faudra.

--Je n'ai pas besoin d'argent, répondit le prêtre, qui pensa à pendant à part lui combien sa pauvre maison était dénuée de tout, et quel besoin avait la jeune mère de choses fortifiantes: il sera fait comme vous le désirez.

Les paysans se dispersèrent lentement et regagnèrent leurs masures.

Le lendemain, pendant toute la matinée, les paysannes se succédèrent au logis de Vladimir Alexiévitch. Malgré leur pauvreté, elles avaient trouvé moyen d'apporter, qui des oeufs frais, une poule, un peu de miel de l'automne précédent, qui une brassée de laine, un morceau de toile, les plus pauvres une jatte de lait.

Le village remerciait ainsi celui qui venait de risquer ses moyens d'existence pour la justice et le bon droit.

Le surlendemain, vers dix heures, Bagrianof prenait paisiblement son thé en lisant les journaux de la semaine, lorsque le premier coup de cloche lui fit lever la tête. Sa femme pâlit sous le regard de son seigneur et maître. Elle savait ce qui s'était passé, et, depuis la veille, elle tremblait en pensant à ce moment redoutable. Elle fit un signe, et la petite fille disparut sans bruit.

Plus forte en sentant l'enfant à l'abri, madame Bagrianof attendit la question qui ne pouvait manquer. La cloche continuait à tinter pour la messe.

--Est-ce fête aujourd'hui? dit Bagrianof. Quelle date avons-nous?

--Le vingt-deux, répondit-elle. Ce n'est pas fête, Daniel Loukitch.

--Alors, pourquoi dit-on la messe?

--C'est un enterrement, balbutia la pauvre créature, tremblante d'angoisse.

--Le bienheureux trépassé se fait dire la messe? grand bien lui fasse! Ils ne sont pas si pauvres qu'ils veulent bien le dire, mes bons serfs, puisqu'ils se payent des messes! Laquelle de mes âmes est partie pour le céleste séjour?

--Ce n'est pas une âme, Daniel Loukitch, répondit madame Bagrianof, c'est une jeune fille.

On appelait alors âmes, en Russie, les hommes seulement. Les femmes, ne payant pas de redevance personnelle, n'étaient pas comptées dans la population.

--Une jeune fille? fit Bagrianof d'un air mécontent.

Il n'aimait pas à voir mourir les jeunes filles: c'était autant de perdu, puisqu'elles pouvaient se marier et donner de beaux enfants, qui deviendraient des âmes.

--Laquelle? ajouta-t-il par habitude de propriétaire.

--Fédotia Iérémeieva, dit-elle.

Bagrianof posa son journal sur la table et regarda sa femme.

--Vous êtes folle, lui dit-il posément. Cette fille, qui se portail bien avant hier, on l'enterrerait aujourd'hui?... De quoi est-elle morte?

Madame Bagrianof ne répondit pas. Il agita violement la sonnette, et le domestique, Timothée, entra sur la pointe du pied. La cloche tintait toujours seulement le glas avait remplacé la sonnerie de la messe. Le cercueil devait être en vue de l'église.

--Qui enterre-t-on? demanda Bagrianof d'une voix sèche.

--Fédotia Iérémeieva, Votre Honneur, répondit le vieux domestique.

--Celle fille qui était ici avant-hier.

--La même, Votre Honneur.

--De quoi est elle morte. Madame Bagrianof et Timothée s'entre-regardèrent.

--De quoi est elle morte? répéta Bagrianof avec un pli des lèvres, précurseur de l'orage.

--Elle s'est noyée, Votre Honneur.

--Par accident?

Personne ne répondit.

--Exprès?

Le silence se fit une seconde fois. Le balancier de l'horloge donnait un petit coup sec à chaque mouvement; au dehors, le glas tintait toujours. Timothée leva la tête et regarda son maître.

--Exprès, Votre Honneur répondit-il.

Bagrianof se leva et fit quelques pas; sa femme s'était levée aussi, hésitante et glacée de terreur; il la rassit sur son fauteuil, d'un geste violent.

--Tenez-vous donc tranquille, dit il, vous partez à tout moment comme un diable à ressort.

Madame Bagrianof ne bougea plus.

--La sotte! murmura le seigneur entre ses dents serrées.

La cloche de l'église se tut: le corps était entré dans l'église.

Bagrianof fit encore deux ou trois tours dans l'appartement.

--Qu'est-ce qu'on dit dans le village? demanda-t-il au vieux domestique.

--Je ne sais pas, Votre Honneur, je ne vais jamais au village.

--Eh bien, vas-y! dit le seigneur en se rasseyant. Donnez-moi un verre de thé, ma chère, dit-il à sa femme. Bien chaud et bien sucré, s'il vous plaît.

Timothée sortit de la cour seigneuriale, les yeux fixés à terre, suivant machinalement la route où il lui semblait voir Fédotia marcher devant lui, le mouchoir déplié flottant sur le bras. Il arriva sur la place; toutes les maisons étaient vides. Quelques petits enfants, laissés seuls, se mirent à geindre dans leur berceau quand il entr'ouvrit les portes. Il s'arrêta et réfléchit. Retourner à la maîson sans nouvelles, c'était courir un gros risque. Entrer dans l'église était peut-être plus dangereux encore. Qui sait si la population affolée n'allait pas le mettre en morceaux, faute de meilleur gibier!

Il s'arrêta à un moyen terme. Pénétrant à peine sous le parvis, il s'adressa à une vieille femme qui priait activement, faisant de grandes inclinaisons jusqu'à mi-corps et des signes de croix à tour de bras.

--Qu'est-ce qu'on dit dans le village, ma bonne, lui demanda-t-il.

Elle le regarda de travers.

--On dit que c'est grand'pitié qu'une si jolie fille soit morte si jeune. Voilà.

Et elle reprit son oraison. Timothée, satisfait, retourna à la maison et répéta fidèlement ce qu'il avait entendu. Bagrianof faute de mieux, fit mine de s'en contenter. Il s'enferma bientôt dans son cabinet, attendant le glas qui ne pouvait manquer de recommencer d'une minute à l'autre.

Ce n'était pas le remords qui le poursuivait pendant qu'il arpentait le parquet d'un pas régulier comme le balancier lui-même. A quel propos le remords serait-il venu se loger sous le crâne de ce haut et puissant seigneur? Le remords de quoi? D'avoir agi une fois de plus comme il avait agi tant de fois? Est-ce que les autres s'étaient noyées? N'étaient-elles pas, à l'heure qu'il est, mariées et mères de gros gars au ventre proéminent, aux cheveux de lin tombant sur la face; gars dont plusieurs étaient ses fils, sans contredit? mais il n'avait jamais su lesquels, faute de prendre des informations. Pourquoi cette sotte n'avait elle pas fait comme les autres? Elle avait le mari sous la main... Qui pouvait se douter qu'au lieu de se marier honnêtement comme tout le monde, elle allait se noyer exprès! Il lui en voulait de cela, et si elle eût été encore vivante, il l'aurait punie de la bonne manière;... Mais elle échappait à sa vengeance!

Le glas recommença de sonner. Le corps sortait de l'église pour se rendre au cimetière.

Comment se faisait-il qu'on ne lui eût pas parlé de cet événement? C'était intéressant pour lui, au bout du compte! On le lui avait caché, pourquoi? Avait-on cru qu'il lui serait désagréable d'apprendre que cette fille s'était noyée? Mais en quoi cela pouvait-il lui être désagréable? Est-ce que c'était sa faute? Est-ce qu'ils auraient l'aplomb de dire que c'était sa faute? C'est là ce qu'il faudrait voir, par exemple!

Bagrianof s'arrêta devant la porte comme pour sortir. La grosse cloche tintait toujours à coups lents et égaux,--les petites cloches sonnaient de temps en temps ensemble avec un bruit de sanglots... Bagrianof tourna le dos à la porte et se remit à marcher.

Sa faute? En quoi sa faute? Pas pour celle-là au moins!... Elle était venue le trouver, l'effrontée! Elle avait demandé la grâce de son amant,--car enfin qui pouvait se douter que ce n'était pas son amant, mais seulement son fiancé? Il avait cru que c'était son amant, lui: les filles de village ne sont pas, à l'ordinaire, d'une vertu si farouche! Oh! non, ce n'était pas sa faute, à lui. Elle n'avait pas besoin de venir le trouver!... Mais quî donc avait eu l'aplomb de dire que c'était sa faute?...

Il se retourna brusquement, cherchant à dévisager l'audacieux... Il était seul.

Alors il se rappela que c'était Timothée qui lui avait dit: "exprès" comme pour le braver. Elle s'était noyée exprès; c'est Timothée qui l'avait dit, Timothée le payerait sans tarder! Et le prêtre qui faisait un enterrement de seigneur à cette fille!...

Bagrianof s'arrêta. Le glas avait cessé. Le silence et la résolution qu'il venait de prendre de châtier l'insolent lui firent beaucoup de bien.

Il s'assit dans son fauteuil, ouvrit son tiroir, prit la lettre à l'archevêque et la mit bien en évidence; puis il alluma un cigare et se remit à lire. Mais il ne comprit pas un mot de ce qu'il lisait.

Fédotia avait de belles funérailles. Sauf les bambins dont les cris avaient désorienté le vieux domestique, personne n'était resté au logis.

Le père avait voulu la grand'messe avec les chantres, et le prêtre avait consenti à tout, prenant la responsabilité sur lui: il avait fait le sacrifice de sa place. D'ailleurs la jeune mère paraissait plus forte, le petit avait bonne envie de vivre, et, si cruel que fût Bagrianof, il ne pouvait les chasser avant un mois au moins. Dans un mois, il mettrait tous ses trésors sur une pauvre charrette, et il irait où la grâce de Dieu et de ses supérieurs voudrait bien l'envoyer,--en Sibérie, s'il le fallait, enseigner la loi de Dieu aux Toungouses. Ne serait-il pas sûr de la vie, riche de posséder sa femme et son enfant, qu'on ne pouvait lui ravir?

Tendant qu'il récitait les prières sur le cercueil, la foule l'entourait, si pressée, qu'on étouffait dans l'église, non chauffée cependant. Les hommes, concentrés, la tête basse, sentaient vaguement dans l'air une odeur de vengeance monter avec celle des branches de sapin qu'ils foulaient aux pieds. La jeune morte, parée de ses beaux habits, la face découverte, était pour eux un étendard qui les menait au combat. Ce n'est pas seulement pour les vieux Romains que le corps d'une femme a été le symbole de la liberté outragée. La cérémonie funèbre s'acheva sars tumulte. Les paysans enlevèrent le cercueil. Le père et Savéli tenaient la tête. Fédotia sortit de l'église accompagnée par le glas qui avait si fort énervé Bagrianof: le village tout entier la suivit jusqu'au cimetière peu distant, situé dans un bouquet de bois clairsemé, ou les vieilles tombes disparaissaient sous les fleurs sauvages, où les oiseaux nichaient au printemps par centaines.

La neige recouvrait les monticules anciens et nouveaux. La fosse de Fédotia faisait une tache noire sur cette blancheur immaculée. Le cortège, la croix en tête, monta la pente douce, de son pas cadencé; la fosse reçut sa proie; le prêtre jeta une poignée de terre dans le cercueil encore ouvert; on descendit le couvercle, qu'on posa sans fracas;--Iérémeï et Savéli se penchèrent pour voir ce qui restait encore de leur bien-aimée,--et les planches de sapin elles-mêmes disparurent bientôt sous la terre mêlée de neige qui roula en gros blocs jusqu'au fond du trou.

Iérémeï, suivant l'usage, invita les assistants à venir festiner chez lui. On le suivit en silence. Chacun sentait, comme on dit, qu'il allait se passer quelque chose.



XI

Le banquet funèbre commença au milieu d'un profond silence. Invité par Iérémeï, le prêtre s'était excusé, alléguant la maladie de sa femme, mais en réalité parce qu'il sentait aussi l'orage dans l'air. Les paysans attablés mangeaient lentement comme à l'ordinaire les oeufs durs et le riz cuit à l'eau qui sont le fond de ces repas de funérailles. Les femmes mangeaient à part dans une autre cabane. Le gobelet d'eau-de-vie faisait de temps en temps le tour de la table. Peu à peu les conversations s'animèrent, mais sans attendre le degré de bruit qui témoigne d'un vif intérêt. Chacun sentait que ce qu'il disait n'avait d'importance pour personne. On attendait. L'après-midi se passa ainsi. Le ciel s'assombrissait, la nuit n'était plus bien loin, quand le père de Fédotia se leva et prit la parole. Au premier son de sa voix, le silence se fit partout; du tous les coins de l'Isba, les têtes attentives se tournèrent vers le vieillard.

--Frères, dit-il, je n'avais plus qu'une fille, et je l'ai perdue. Nous l'avons mise dans la terre; qu'il nous reste d'elle un souvenir éternel.

Suivant l'usage, l'assemblée psalmodia trois fois en choeur: "un souvenir éternel", et le silence se rétablit.

--Ma Fédotia n'avait jamais offensé personne, reprit le père d'une voix pleine de larmes; elle était donc comme un agneau et pure comme une colombe. Elle était fiancée, vous le savez tous, à ce brave garçon,--il indiqua du doigt Savéli placé à sa droite.--Elle se serait mariée, elle aurait été une bonne femme, comme elle avait été une bonne fille. Elle était jeune, elle était bien portante, et voilà qu'elle est morte tout à coup. Comment cela s'est-il fait?

Il promena son regard sur l'assistance. Tout le monde l'écoutait avec recueillement Quelques yeux animés par l'eau-de-vie suivaient les siens avec la ténacité de l'ivresse commençante.

--Comment se fait-il, reprit Iérémeï, qu'une belle fille, jeune et bien portante, coure tout à coup à la rivière et laisse son vieux père sans une âme pour lui fermer les yeux et le mettre au repos? Est-ce naturel, je vous le demande, qu'une jeune fille préfère la mort aux baisers de son fiancé?

Le vieillard parlait avec ce mélange de simplicité et de langage biblique que les paysans empruntent à leurs longues stations assidues à l'église.

--Est-ce naturel, continua-t-il, qu'une jeune fille regarde son fiancé et se couvre le visage en disant: Ne me touche pas! Est ce naturel, continua-t-il en s'animant, que, pleine de honte, elle coure à la rivière et meure de bon gré plutôt que de regarder un homme en face? Non, ce n'est pas naturel! cria-t-il d'une voix tonnante en frappant rudement le plancher de son bâton. Tous tressaillirent.--Ma fille est morte, reprit-il en regardant tout autour de lui d'un air de défi, parce que notre seigneur, qui n'a pas plus de honte qu'un chien maudit, l'a prise pour ses amusements, la blanche colombe... Et elle n'a plus osé regarder son fiancé, elle n'a pas osé revenir à son vieux père et elle est allée se jeter à la rivière. Et l'on viendra me dire:--Ta fille s'est tuée, c'est un péché! Non, il ment, celui qui dit cela! Ma fille n'a pas péché, ma fille ne s'est pas tuée, c'est Bagrianof qui l'a tuée... Meurtrier' Le grand vieillard leva les bras au ciel, brandit son bâton et le laissa retomber avec fracas sur le plancher. Tous les hommes se levèrent d'un commun mouvement.--Meurtrier! crièrent-ils d'une seule voix.

Ils n'avaient plus peur: ce n'étaient plus des moutons timides prêts à se laisser tondre le grand coup d'aile de la vengeance dans son vol avait purifié l'atmosphère autour d'eux. Ils allaient se venger, ils étaient déjà libres.

--C'est un meurtrier, répéta Iérémeï d'un ton plus calme. Et ce meurtre n'est pas le premier. Il a tué nos frères partis pour la Sibérie, il y a trois mois à peine. Avez-vous oublié les coups de verges qui sifflaient sur leurs épaules? Avez-vous oublié le sang qui coulait de leur dos meurtri? Et les charrettes qui ont emporté nos frères à l'orient, les avez-vous oubliées. Et les femmes que voilà veuves, et les enfants qui se trouvent orphelins, ont-ils oublié leurs époux et leurs pères? Et croyez-vous que sur la route il ne soit pas mort plus d'un de ceux qui sont partis ce jour-là? Et ceux qui ont survécu mourront loin du village, et nous n'en saurons jamais rien, et personne, à leurs funérailles, ne boira la tasse d'eau-de-vie, la "coupe d'amertume" qu'on vide au repas funéraire et que nous buvons ici pour Fédotia en son souvenir éternel!

Le gobelet d'eau-de-vie circula de main en main, chacun y trempa ses lèvres, et le choeur chanta trois fois le funèbre répons: "Souvenir éternel!"

Ceux qui sont morts en route et ceux qui mourront là bas, reprit Iérémeï quand revint le silence, ont été tués par la même main qui a tué ma fille. C'est Bagrianof qui a ruiné notre village: nous ne ressemblons plus à des hommes, et dans les environs on nous appelle des loups; c'est vrai, nous sommes des loups, et nous haïssons tout le monde; tout le monde, répéta-t-il avec rage en grinçant des dents, les seigneurs, et les procureurs, et les soldats, et les scribes, et les gens de justice! Mais il y a des gens de justice partout, et des soldats aussi partout, et tous les paysans ne les haïssent pas!... Nous les haïssons à cause de Bagrianof, parce qu'il est si méchant et si féroce qu'il ferait douter même de la justice de Dieu!... Pardonne-moi, Seigneur, dit-il en s'inclinant devant les saintes images du coin oriental de la cabane, pardonne si ma langue a blasphémé, ce n'est pas mon péché. Que ce péché, avec les autres, comme tous nos maux et toutes nos misères gise lourdement sur l'âme de Bagrianof!

L'assemblée s'agita comme une mer houleuse; un murmure de fureur à demi contenu la parcourut d'un bout à l'autre et revint jusqu'à Iérémeï. Le vieillard avait épuisé ce qu'il avait à dire; Savéli prit la parole.

--Nous avons assez souffert, dit-il de sa voix claire et bien timbrée. D'ailleurs, pour ma part, j'ai promis de venger la défunte. Nos frères n'ont pas su ce qu'il? faisaient quand ils ont laissé la vie à ce chien: il fallait serrer pendant qu'ils tenaient la corde! mais cette fois nous ne le lâcherons pas! N'est-ce pas, vous autres?

Un frémissement de plaisir parcourut l'assemblée: ils croyaient déjà tenir le cou du seigneur entre leurs doigts osseux.

La nuit tombait; des femmes entrèrent pour allumer des esquilles de sapin qui brûlaient vite en se détachant de la griffe de fer où elles étaient fixées. A cette lueur inégale, qui remplissait l'isba d'un acre parfum de résine, les faces terreuses et les yeux irrités des paysans paraissaient plus terribles encore.

Tout à coup la porte s'ouvrit brusquement, et un homme se fit place jusqu'à Iérémeï, écartant d'un seul bras tous ceux qui se trouvaient sur son passage. Au milieu du tumulte, il arriva devant le vieillard, séparé de lui seulement par la table, et se laissa tomber sur le banc avec un long hurlement de douleur. On approcha une bûchette de sapin pour le reconnaître: c'était le vieux Timothée, le valet de Bagrianof.

Un cri d'indignation s'éleva à sa vue.

--Que viens-tu faire ici? chien des chiens qui sont là-bas! s'écrièrent les paysans. Viens-tu nous espionner pour te faire bien venir? Lèche-plat, pourvoyeur!...

Les injures pleuvaient sur le vieux domestique qui continuait à se tordre en gémissant. Comme on le prenait par les épaules pour le jeter dehors, il poussa un rugissement fou.

--Justice! s'écria-t-il en levant son bras gauche vers le ciel. Justice, au nom du Christ, frères, secourez-moi!

On s'aperçut alors que son bras droit pendait inerte à son côté.

--Qu'as-tu? lui dit Iérémeï. Laissez-le, vous autres, cet homme est mon hôte.

Un petit espace libre se fit autour de Timothée. Gémissant, se tordant de douleur, il souleva son bras droit à l'aide de sa main gauche et montra aux paysans saisis d'horreur ce membre tuméfié, où la chair rongée depuis la saignée jusqu'au bout des ongles n'était plus qu'une épouvantable brûlure.

--Qui t'a fait cela? dit Savéli, les yeux étincelants.

--Qui? le monstre, le loup, Bagrianof!

Les exclamations et les injures recommencèrent, cette fois, à l'adresse du maître. Iérémeï fit chercher la sage-femme qui était dans une autre cabane et qui arriva aussitôt. Au village, c'est cette matrone qui se charge ordinairement des pansements; elle posa une première application d'huile et de toile assez convenable. La chair était à nu; la peau, bouillie pour ainsi dire, se détachait en lambeaux; les ongles devaient tomber,--le bras aussi, peut-être; qu'en savait-on? L'amputation serait probablement nécessaire; mais, au village, il n'est pas question d'amputation. Lorsque le bras de Timothée, bandé dans un mouchoir, fut attaché à son cou, Iérémeï mit la sage femme à la porte.

--Raconte-nous comment il t'a fait cela, dit il au malheureux qu'on réconfortait avec de nombreuses gorgées d'eau-de-vie.

--Voilà, dit Timothée: le maître m'en voulait... sais-tu pourquoi? dit-il brusquement en se tournant vers Iérémeï, et toi, sais-tu pourquoi? fit-il à Savéli, qui l'écoutait avidement; parce que j'avais voulu empêcher la défunte Fédotia d'entrer chez lui.

--Tu as fait cela? dit Savéli d'un ton dubitatif.

--Oui!... Quand je l'ai vue venir, si gentille, si mignonne, j'ai eu pitié d'elle. Elle m'a demandé si l'on pouvait voir le maître pour tâcher d'obtenir ta grâce; je lui ai répondu de s'en aller, que le maître n'était pas bon à voir. Elle s'en allait quand le maître, le païen maudit!, il s'est mis à sa fenêtre et il l'a appelée. Tu sais le reste aussi bien que moi; mais il avait vu que je la renvoyais, et il était fâché. Ce matin, il m'a demandé de quoi elle était morte, je le lui ai dit; cela lui a déplu. Il m'a envoyé savoir ce qu'on disait dans le village; je lui ai répété ce qu'on disait: que c'était grand dommage qu'une si jolie fille fût morte si jeune! Cela aussi lui a déplu. Alors le soir, comme je lui servais le samovar pour son thé, à cinq heures juste il est entré et il a prétendu que l'eau ne bouillait plus. Ce n'était pas vrai, mes frères, l'eau bouillait.

Timothée voulu faire le signe de la croix pour renforcer son assertion; ce mouvement instinctif de son bras droit lui arracha un cri de douleur. Il fut un moment sans pouvoir parler.

La foule muette attendit patiemment. Il reprit sa narration.

--Elle bouillait, répéta-t-il, puisque la vapeur sortait à gros nuages de la bouilloire, et qu'il y avait encore des morceaux de charbon allumé dans le tuyau. Enfin, pour le contenter, je remportai le samovar, j'y mis du charbon, et, quand il fut bien allumé,--l'eau jetait de gros bouillons par les trous du couvercle,--je l'apportai sur la table. En entrant, je vis Bagrianof qui me regardait d'un air méchant, en riant, vous savez? Voilà vingt-cinq ans que je le sers, et je n'y suis pas encore accoutumé; quand il me regarde comme ça, je ne sais plus ce que je fais. Alors, moi, j'arrivais avec ma bouilloire, et, comme je regardais le maître, au lieu de tourner le robinet où il faut, en face de la dame, je le mis de côté, à gauche.

--Tu ne sais plus poser un samovar sur une table?--me dit le maître en riant. Ses dents blanches, dans sa ligure blanche, étaient aussi pointues que les dents d'un renard.--Tu causes trop avec les jolies filles, cela te tourne la cervelle.

--Excusez, maître, lui dis je bien doucement, j'ai mal fait.--Je parlais du samovar, vous comprenez.

--Retourne-le, me dit-il, et mets-le comme il faut.

--J'obéis. Si vous saviez comme l'eau bouillait! Elle partit par-dessus le bord et coulait sur le petit plateau. Alors Bagrianof me dit:--Relève ta manche, que je voie ton bras,--Je relevai ma manche sans penser à mal. Ah! si j'avais pris le chemin de la porte! Mais je n'en aurais pas eu le temps. Je n'avais pas plutôt relevé ma manche qu'il me la retroussa jusque par-dessus le coude avec les doigts de fer qu'il a, vous savez; il me prit le bras, le mit sous se robinet et tourna... Ah! mes frères! s'écria le malheureux se tordant sur son banc au souvenir encore présent de la torture,--il l'a fait couler sur mon bras jusqu'à la dernière goutte! J'étais tombé à genoux et je demandais grâce! Il m'a tenu jusqu'au bout. On ne peut pas lui échapper quand il vous tient: c'est un étau! Et puis la douleur était si vive que je n'avait plus seulement la force de crier.

--Et la dame? dit Savéli. Elle était là? Qu'est-ce qu'elle a dit!

--Pauvre âme! Elle s'est jetée aux genoux de son mari, elle lui a dit:--Brûlez-moi et laissez cet homme. Il l'a repoussée, et elle est tombée sans connaissance.

Les poitrines haletantes des paysans se soulevaient lourdement. Ils avaient écouté sans mot dire, et maintenant cet homme, ce valet, méprisé, détesté jusqu'alors, devenait un des leurs par son martyre. Ils s'empressèrent autour de lui, et ces "loups" trouvèrent de douces paroles pour le nouveau frère.

--Eh bien! dit Savéli au bout d'un moment, pourquoi es-tu venu nous dire cela?

--Pour que vous m'aidiez à me venger! gronda Timothée d'une voix sourde. Je ne puis pas me venger seul, niais il faut que je me venge!... Il me sembla que le seigneur vous doit aussi quelque chose, à vous autres!

Le cri de rage jaillit à la fois de toutes les poitrines. On ne s'entendait plus: chacun avait quelque chose à proposer, et tous parlaient à la fois.

--Non! cria Timothée dominant le tumulte. Pas de corde! cela ne réussit pas. S'il peut parler, il vous enjôlera tous, il enjôlerait des pierres avec sa voix tendre et ses yeux de chatte qu'il sait faire doux comme du miel. Le couteau, la hache, c'est sûr, cela!

--Et le sang? jeta une voix dans l'ombre. Et la justice?

Le silence se fit peur écouter la réponse de Timothée.

--On brûle la maison, et c'est un accident, répondit-il d'une voix bien nette. Comme cela, il n'y a pas de sang.

--Que celui qui a péché par le feu périsse par le feu! dit Sentencieusement Iérémeï.

--Quand? dit Savéli, les dents serrées.

--Celte nuit. Oh! il faut que ce soit cette nuit! Je ne dormirai pas qu'il ne soit mort.

--C'est moi qui aurai la hache, dit posément Savéli.

--Nous en aurons chacun une! fit Iérémeï d'une voix contenue. A quelle heure?

--A minuit. Venez tous, nous ne serons pas trop. Et la maison flambera, vous verres! C'est moi qui mettrai le feu.

--Et la dame? fit soudain Iérémeï, et la petite fille?

--On les conduira chez le prêtre, répondit Timothée. Elles ne sont pas méchantes: quand le feu flambera, je les éveillerai.

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