L'expiation de Saveli
XII
La maison de Bagrianof dormait; la neige tombait depuis quelques heures, et les chemins, les arbres, les clôtures, tout était blanc. Le ciel, gris et terne, semblait toucher les toits; les flocons s'amoncelaient le long des murailles, comme s'il voulaient ensevelir les maisons. Pas un souffle de vent dans l'air, pas une lueur sur le village; seule, la maison de Bagrianof avait deux fenêtres vaguement éclairées. A travers les stores blancs, la lueur adoucie de la lampe des Images filtrait sur la façade dans le cabinet du maître.
Confiant dans ses bonnes serrures et dans la double garde autour de sa maison, Bagrianof dormait profondément. Les idées factieuses de la matinée s'étaient noyées dans le fleuve d'eau bouillante dont il avait arrosé le bras de son domestique; il s'était vengé, lui aussi, de l'insolence de ce rustre qui avait eu l'audace de lui dire que Fédotia s'était noyée exprès. Le retour de ce mot: "exprès", n'avait pas laissé cependant de lui faire une impression désagréable. Pour la chasser, il s'était mis à faire des patiences,--suprême ressource du désoeuvrement provincial. Les petites patiences, avec un seul jeu de cartes, n'ayant réussi à le distraire qu'à moitié, il s'était embarqué dans une grande patience à deux jeux complets, et il avait trouvé là un dérivatif si puissant, qu'il s'était couché dans l'état d'esprit le plus satisfaisant, après avoir fait huit petits tas de huit couleurs au grand complet.
Les huit tas étalent encore sur le bureau, prêts à lui rappeler sa victoire le lendemain, quand il ouvrirait les yeux, et le vainqueur donnait du sommeil qui suit les grandes batailles, lorsque la porte s'ouvrit doucement; les gonds avaient été soigneusement huilés par Timothée.
Un à un, se succédant en file serrée, les paysans entrèrent sans bruit; leur respiration étouffée s'entendait à peine. Quand la chambre fut pleine, la porte se referma, et Bagrianof se mit brusquement sur son séant.
Souvent, dans ses rêves,--car ses rêves avaient été les vengeurs de ceux qu'il opprimait,--il avait vu sa chambre pleine de têtes hideuses qui le regardaient avec des yeux féroces; il s'était réveillé avec la corde au cou, cette corde qu'Ilioucha avait tenue dans sa main pendant un quart d'heure, et qu'il avait laissée échapper, "l'imbécile!" Mais d'ordinaire un coup d'oeil suffisait à dissiper ses frayeurs. Bagrianof se retournait, faisait le Signe de la croix pour chasser le démon, et se rendormait. Cette fois le rêve avait une si poignante apparence de réalité, qu'il resta les yeux ouverts, la bouche béante, sans oser conjurer la vision à l'aide du signe de croix habituel.
Les ennemis étaient au grand complet: tous ceux qu'il avait frappés ou molestés, ceux dont il avait déshonoré les filles ou les soeurs, ceux dont il avait envoyé les fils ou les frères en Sibérie, tous étaient là, chacun une hache ou un couteau à la main, et plus près de lui, tout contre le lit, le père de Fédotia et le fiancé, qui le regardaient avec des yeux ardents. Un autre, derrière eux, allumait des bougies pour y voir plus clair.
Bagrianof comprit qu'il ne rêvait pas et que le jour était venu.
On le lui avait dit parfois, que ses paysans le tueraient; les paroles d'adieu du général-gouverneur lui passèrent dans le cerveau comme une épée flamboyante; "C'est dommage qu'ils ne vous aient pas tué!"
--Grâce! cria-t-il en étendant les mains pour implorer.
--Grâce? répéta Iérémeï en le regardant tranquillement, ma fille a crié grâce ici même, là où tu dors, chien maudit; as-tu fait grâce?
--J'ai pardonné à Savéli!... balbutia Bagrianof saisi de terreur.
--Je ne te pardonnerai pas, moi! dit Savéli, sans témoigner plus de colère apparente que le vieillard: tu as tué ma fiancée, je l'aimais plus que la vie, tu vas mourir.
--Je te donnerai tout mon argent, laisse-moi seulement la vie, dit Bagrianof, dont la langue épaissie ne pouvait articuler de paroles distinctes.
--Ecoute, seigneur, dit Savéli, nous sommes tous ici, tout le village, entends-tu? Nous allons te tuer, parce que tu es maudit de Dieu.
--Tu as comblé la mesure d'iniquité, reprit Iérémeï: prie Dieu de te recevoir, l'heure de ta mort est venue.
Bagrianof, d'un bond, se mit à genoux sur son lit: deux pistolets chargés étaient sur sa table de nuit, il voulut les atteindre; avant qu'il eût allongé le bras, la hache de Savéli lui faucha l'épaule. Il tomba sur le lit en hurlant.
--Au secours! cria-t-il une seule fois.
Nul ne sait qui lui porta le coup mortel, car dix haches s'abattirent au même instant.
Un grand silence se fit. Les paysans s'entre-regardèrent, Bagrianof ne bougeait plus; un ruisseau de sang coulait le long du drap jusqu'à terre; de larges taches rouges marbraient le linge et la couverture.
--Le feu, vite! cria quelqu'un. Aussitôt, comme si une panique les eût saisis, les assassins entassèrent tel meubles sur le cadavre; les chaises légères, les livres, les journaux, les objets de luxe, les rideaux de mousseline, formèrent bientôt une masse confuse qui montait jusqu'au plafond. Quelqu'un apporta une botte de paille qu'on mit sous le lit.
--Reculez-vous! dit Iérémeï aux paysan;. C'est toi qui l'as frappé, continua-t-il en s'adressant à Savéli, c'était mon droit. Au moins c'est moi qui mettrai le feu.
--Soit! fit Savéli en se dirigeant vers la porte.
Iérémeï prit les deux bougies, les arrangea soigneusement au milieu de la botte de paille, et souffla un instant avec sa bouche, comme s'il s'était agi d'allumer son poêle. La fumée remplit la chambre, puis la flamme parut, pétilla et monta le long des draps; le ruisseau rouge coulait toujours, mais goutte à goutte. Une large mare de sang caillé noircissait le plancher.
--Ouvrez le vasistas! dit Iérémeï toujours debout près du lit.
Un paysan ouvrit les deux carreaux de la double fenêtre, et soudain, à travers la fumée plus épaisse, les langues de flamme, minces et allongées, glissèrent le long des rideaux de mousseline jusqu'à l'amas de meubles.
Les huit petits tas de cartes étaient restés presque intacts sur le bureau: Savéli les ramassa en une poignée et les lança sur le bûcher. Les cartes s'éparpillèrent de tous côtés, aussitôt saisies par le feu, qui gagnait du terrain.
--Ça marchera, dit Savéli. Fermons la porte à clef, mes amis. Adieu, seigneur!
Sur ce mot jeté à Bagrianof avec une gaieté sinistre, Savéli ferma la porte à double tour, s'avança sur le perron et lança la clef au loin dans la neige. Un ne l'entendit pas tomber.
Les paysans étaient tous sortis. Rassemblés dans la cour, ils regardaient l'incendie qui augmentait dans le cabinet de Bagrianof; à travers les stores baissés, on voyait la flamme aller et venir en lueurs inégales, tantôt d'un pourpre noirâtre, tantôt d'un rouge éclatant. Des torrents de fumée sortirent aussi bientôt des fenêtres du sous-sol. Timothée avait bien fait les choses: il avait bourré le dessous de fagots et de menu bois. Le revêtement des murailles, en planches peintes, commençait à s'enflammer.
--Et la dame? dit Iérémeï Est ce qu'on va la laisser brûler?
--Sois tranquille, fit Timothée qui... deux pas de lui, contemplait son ouvrage, tout va bien; de ce côté-là, ça ne brûle pas encore. Il ne faut pas aller la chercher trop tôt non plus: elle voudrait nous faire sauver son mari.
--Va, dit Savéli; la clef est perdue; nous dirons qu'il s'est enfermé en dedans; va vite.
En effet, il n'y avait pas de temps à perdre. Réveillées par l'odeur de la fumée, les femmes de chambre se précipitaient au dehors comme un troupeau île volatiles effarés: pas une n'avait eu l'idée de réveiller la maîtresse. Timothée s'élança dans la maison; mais avec son bras en écharpe il n'était guère adroit. Quand il eut trouvé les pelisses et réveillé madame Bagrianof, il voulut l'emmener dans la cour, avec sa fille dans les bras; mais le plancher de l'antichambre flambait avec une telle intensité qu'il fallut renoncer à la traverser. Un moment, le vieux domestique pensa qu'il resterait dans la maison embrasée, ainsi que les deux femmes qu'il voulait sauver. Par bonheur, Savéli s'était aperçu de leur danger: il monta sur le rebord formé par le soubassement de briques; avec la même hache qui avait frappé Bagrianof il fit voler en éclata la fenêtre de la chambre à coucher, élevée de dix à onze pieds au-dessus du sol, et, s'aidant de ses bras agiles, pénétra dans la maison en flammes. Il était temps, la porte et les rideaux brûlaient déjà. Une première fois, il emporta la petite fille affolée qui se cramponnait à sa mère; une seconde fois, il enleva madame Bagrianof qui avait perdu connaissance en voyant sa fille saine et sauve.
Au moment de grimper une troisième fois pour aider Timothée à échapper aux flammes, il hésita. Etait-ce la peine de risquer sa vie pour ce valet, longtemps ministre des volontés cruelles de Bagrianof? La vue du pauvre vieux au désespoir, qui essayait vainement avec un bras de s'accrocher aux montants de la fenêtre, lui fit braver le péril encore une fois: il remonta, saisit Timothée à bras le corps sans trop le froisser, lui fit prendre pied sur le soubassement, d'où il l'enleva ensuite pour le déposer sur la neige, à côté de madame Bagrianof.
Quelques paysans, saisis de pitié, emmenèrent la malheureuse femme et sa fille, et les conduisirent chez le prêtre. Vladimir Alexiévitch accueillit les pauvres créatures avec toute la commisération de son coeur généreux, et s'efforça de rappeler madame Bagrianof à la vie. En ouvrant les yeux, le premier cri de cette victime du devoir fut: --Sauvez mon mari! Pendant que le prêtre essayait de calmer les terreurs de la veuve, les paysans groupés dans la cour regardaient brûler la maison. Le feu sortait par toutes les fenêtres; le toit, rongé en-dessous, laissait passer par endroits des gerbes d'étincelles, des flammèches s'éparpillaient sur la neige comme un bouquet d'un feu d'artifice; pas une haleine de vent sur ce bûcher qui consumait le cadavre de l'ennemi. La neige, colorée en rose par la réverbération de l'incendie, avait des teintes tendres et joyeuses; le ciel rouge et bas, semblait envelopper le sinistre comme pour empêcher les gens du voisinage d'en avoir connaissance.
Le village était là tout entier: les femmes étaient venues, et personne ne faisait un mouvement pour empêcher le feu d'achever son oeuvre. Les âmes sensibles,--il en restait encore quelques unes dans ce repaire de loups,--s'étaient calmées en apprenant que la dame et la demoiselle étaient en sûreté. Le sentiment général était celui de l'allégement, de la délivrance. Les derniers venus avaient demandé à voix basse si le maître était dedans. A la réponse affirmative, chacun s'était planté sur ses pieds et attendait la fin.
Le toit de planches peintes, à peine attaqué jusque-là, prit feu tout entier, d'un seul coup, comme s'il eût été enduit de résine; il flamba quelques instants, lançant vers le ciel une superbe flamme rouge et jaune, puis s'effondra avec fracas.
La neige se mit à tomber lentement; les flocons énormes, sur le fond rouge vif, avaient l'air de grosses mouches paresseuses: d'autres brillaient comme des paillettes de métal incandescent; puis la neige s'épaissit bientôt au point de former comme une sorte de voile entre les spectateurs et l'incendie mourant.
--Eh bien, enfants, dit une voix, je crois que nous pouvons aller nous coucher.
Les groupes se dispersèrent silencieusement. Les domestiques et les femmes de chambre s'étaient réfugiés dans les communs intacts, et pleuraient la perte de leurs hardes.
--Taisez-vous donc, leur dit Timothée en fermant la porte, vous avez plus gagné cette nuit que vous ne pourriez perdre de chiffons en cent ans.
Cette vérité frappa tout le monde, et le calme se rétablit. La ruine n'était plus qu'une masse rougeâtre, à peine élevée au-dessus du sol par le soubassement intact. Deux traînards se retournèrent une dernière fois pour la regarder.
--Hein! comme ça a brûlé! dit l'un d'eux.
--C'était superbe! répondit le second.
Rentré dans sa maison, Iérémeï, que Savéli n'avait pas quitté, réfléchit un instant.
--Où vas tu? dit-il au jeune homme, muet à son côté.
--A la ville. Le colporteur a un passeport pour moi. Et toi?
--Moi, je reste ici.
--Tu n'as pas peur?
Le vieillard haussa les épaules.
--Peur de quoi? Est-ce que tout le monde ne sait pas que c'est un accident?
Savéli resta silencieux; il regarda attentivement sa hache, et l'essuya une fois de plus avec la peau de sa pelisse.
--Donne-la moi, dit Iérémeï, je vais la nettoyer avec la mienne, et je la reporterai chez toi. Tu fais bien de t'en aller: tu es jeune, va voir du pays; moi je suis vieux, quand même ils me prendraient, qu'importe à présent, je suis seul!
Il se jeta lourdement sur le poêle pour dormir.
--Père..., dit Savéli avec un silence.
--Quoi?
--Donne-moi ta bénédiction. Dans les pays lointains où je m'en vais, elle me portera bonheur.
Iérémeï se leva et vint faire le signe de la croix sur la tête courbée de Savéli. Celui-ci baisa la main du vieillard, la main qui avait mis le feu à la maison du maître.
--Que Dieu t'accompagne! dit le vieux paysan avec un soupir. Nous nous reverrons dans l'autre monde.
Savéli rentra chez lui, prit une paire de bottes, ce qu'il possédait d'argent comptant, attela son petit cheval à un traîneau bas, composé d'une simple claie, et partit.
Quand il fut à deux verstes du village, il se retourna. Le ciel était rouge au dessus de la ruine, qui continuait à jeter, par moments, une faible lueur dans l'air épais. La neige tombait, cachant la trace des sabots du cheval et du léger traîneau.. Tout le favorisait. Il secoua les épaules et continua rapidement sa route. Arrivé à la ville avant le jour, il réveilla son ami le colporteur. L'explication fut courte. Le soir même, Savéli partait pour l'inconnu, sa balle sur les épaules, le coeur plein d'un indicible contentement de se savoir libre.
XIII
Lorsque le jour se leva sur les débris encore fumants de la maison de Bagrianof, la veuve chancelante, soutenue par le prêtre, s'approcha de ce qui avait été sa demeure.
--Il est là, dit-elle en montrant le côté gauche de la ruine, où, quelques heures auparavant, blanchissaient dans la nuit les fenêtres de Bagrianof. Il faut le retirer, il est peut-être vivant.
Elle se tut, étouffant un soupir.
--Si mon mari existe encore, continua-t-elle, on parviendra sûrement à le sauver; s'il est mort, il faut lui rendre les derniers devoirs.
Le prêtre se taisait. Si Bagrianof vivait, en effet, quelles terribles représailles, car il ne doutait pas de la cause de l'incendie; dans le fond de sa conscience, il avait déjà nommé les coupables.
--Appelez le staroste, je vous prie, père Vladimir, dit la veuve avec calme: il faut des hommes tout de suite.
Cette femme, molle et faible dans la vie conjugale, presque hébétée par les mauvais traitements, avait tout à coup pris une autorité surprenante. Etait-ce l'espérance ou la crainte qui la rendait si dissemblable à elle-même? Quelques femmes curieuses, quelques hommes inquiets, se montraient à l'entrée de la cour. La veuve s'approcha aussi près que la chaleur le lui permit, interrogeant du regard le lieu où devait être son époux. Le pas du staroste derrière elle la tira de sa contemplation.
--La corvée tout de suite, dit-elle, toute la corvée, sans excepter un seul homme, entends-tu? Qu'on prenne des haches, des pioches, des pics, tout ce que vous voudrez, et qu'on déblaye le cabinet du seigneur.
Quelques paysans étaient approchés derrière leur staroste, ils s'entre-regardèrent avec effroi:
--Et si Bagrianof n'était pas mort?
--A quoi bon, notre mère? dit le plus hardi. L'incendie, c'est la volonté de Dieu qui se montre. Il a ordonné de vous sauver, et vous voilà en vie avec la demoiselle, Dieu merci! mais on voit bien que ce n'était pas sa volonté de sauver le maître, puisque...
--Nous ne sommes pas juges de la volonté de Dieu, fit madame Bagrianof avec une hauteur qui la surprit elle-même: je suis la maîtresse en attendant, et j'ordonne qu'on commence à déblayer tout de suite.
Un murmure de mécontentement parcourut le groupe.
--Ca brûle encore... il y a du danger... nous n'irons pas!...
Le sourd grondement de révolte grossissait avec la foule, qui augmentait très-rapidement. Madame Bagrianof perdit tout son courage, et tendit vers les paysans ses mains suppliantes.
--Mes frères, mes amis, dit-elle, je sais qu'il a été pour vous un maître dur et inhumain. Mais, voyez-vous, c'est mon mari, c'est mon époux; j'ai juré de lui être fidèle par delà la mort.
Elle fondit en larmes. Le devoir dominait en elle le sentiment même de la conservation personnelle. Le murmure continuait.
--Imbéciles! cria une voix tonnante derrière la foule. Imbéciles! J'y vais, moi, si vous avez peur!
Iérémeï fendit la foule, son bâton d'une main, sa hache,--toujours la même,--de l'autre. Quand il fut près de madame Bagrianof, il ôta son bonnet fourré.
--Vous êtes une digne femme, vous, maîtresse, dit-il, et nous sommes prêts à vous servir: ces imbéciles ont peur des défunts,--il cligna de l'oeil à l'assemblée,--je n'ai pas peur! seulement, maîtresse, il ne faut pas vous attendre à retrouve: le seigneur vivant. Enfin nous vous le rapporterons tel qu'il sera. De l'eau, vous autres! Est-ce que vous croyez que nous allons nous brûler la plante des pieds? Allons, vite, de la neige, en attendant mieux!
Payant d'exemple, Iérémeï entama avec sa hache, le long de la clôture, à vingt mètres de là, la neige à moitié fondue et transformée en glace. Aussitôt les pelles et les baquets arrivèrent de tous côtés.
Le prêtre voulait emmener chez lui madame Bagrianof pendant qu'on ferait les recherches; elle s'y refusa obstinément Tremblante de froid, claquant des dents, malgré ses fourrures, elle s'assit sur une chaise de bois qu'on lui apporta des communs, et suivit de l'oeil le travail des paysans.
Tout le village s'était mis à l'oeuvre et travaillait avec une ardeur fiévreuse: quelques mots, dits tout bas par Iérémeï à l'oreille des plus récalcitrants, avaient fait merveille. Les seaux de neige et d'eau arrivaient avec une telle abondance, que si Bagrianof n'eût pas été mort il eût été asphyxié par ce déluge glacé.
Après deux heures de travail, on arriva à marcher sans danger sur le soubassement de pierre, du côté du cabinet; une demi-heure de plus amena quelques fragments de meubles; puis un grand silence se fit, et les travailleurs s'arrêtèrent. Les caves voûtées avaient empêché le plancher de s'effondrer; au milieu d'un tas de débris informes, quelques os carbonisés, avec quelques lambeaux de chair calcinée, représentaient le maître.
--Eh bien? s'écria madame Bagrianof.
--Que Dieu lui donne le repos éternel! dirent les paysans en se découvrant.
--C'est bien, enfants, je vous remercie, dit la veuve en inclinant la tête.
Elle ramena son châle sur ses yeux et se laissa docilement conduire chez le prêtre. A son entrée, sa fille vint se jeter dans ses bras.
--Je n'ai plus que toi, lui dit la veuve en la serrant sur son coeur. Béni soit Dieu qui nous a gardées l'une à l'autre!
Un exprès dépêché en toute hâte à la ville rapporta, le soir même, un cercueil garni de velours rouge, pour les restes de Bagrianof. Le service funèbre fut aussi pompeux que si rien ne s'était passé d'insolite; la veuve s'excusa seulement de ne pouvoir faire servir le repas funéraire, faute d'asile. La mort de son mari lui avait fait autant d'amis dévoués qu'il y avait de propriétaires à dix lieues à la ronde Chacun voulait l'emmener aussi loin possible pendant l'enquête qui allait suivre. Elle choisit parmi toutes ces offres celle du maréchal de la noblesse du district. Sa femme et lui habitaient à soixante verstes de là, un domaine magnifique où grandissaient autour d'eux les enfants de leurs petits-enfants.
Au moment où les malheureuses montaient en voiture, Iérémeï leur apporta un coffre en acier trouvé dans les décombres et qui contenait les bijoux de madame Bagrianof. Elle voulut remercier le vieillard, mais il s'en allait déjà vers la maison à longues enjambées.
Un paysan l'avait rejoint.
--Tu avais bien besoin de leur rendre ça, dit-il; comme si nous n'en avions pas plus besoin qu'elles!
--Nous sommes des assassins, nous autres, grommela Iérémeï, mais nous ne sommes pas des voleurs!
Et il tourna le dos au paysan ébahi.
L'enquête eut lieu selon toutes les règles, et naturellement ne prouva rien.
XIV
Dans la retraite où elle avait trouvé la sympathie, madame Bagrianof sentait son coeur s'ouvrir à la joie. Ces visages souriants, cette union de la famille, si douce, quand elle est sincère, que rien sur terre n'en égale la douceur, les bonnes paroles et les attentions délicates dont elle avait été sevrée depuis sa jeunesse, tout lui faisait un bien semblable à celui que reçoit d'une douce rosée une terre longtemps aride et desséchée.
La petite fille, heureuse au milieu des autres enfants, grandissait et se développait à miracle.
Un jour, après avoir longuement regardé les jouet roses et les yeux brillants de l'enfant, qui naissait véritablement à la vie dans cette atmosphère de bienveillante douceur, madame Bagrianof sentit mûre dans son coeur une bonne pensée, qui avait germé depuis longtemps. Elle alla trouver le maréchal, et lui demanda tout à coup si elle ne pourrait pas donner la liberté à ses paysans.
Le maréchal la regarda stupéfait. Dans ce temps-là, on n'affranchissait guère les serfs: le gouvernement avait beau donner l'exemple, peu de gens sacrifiaient ainsi la corvée et la redevance personnelle qui faisaient le plus clair de leur revenu.
--Vous leur avez déjà fait remise de leur dette, ma chère amie, dit-il doucement: c'était très bien... Je vous ferai observer que vous n'êtes pas riche.
--Je le sais, répondit la veuve; mais, voyez-vous, c'est pour la vie de ma fille; mes autres enfants sont morts tout jeunes. Je croyais bien que cette petite mourrait comme les autres, et j'ai été bien étonnée de la voir grandir comme si elle n'eût pat été une Bagrianof. Pendant le temps où tous les jours je croyais la perdre, j'ai fait un voeu; je pensais que les enfants mouraient à cause des péchés du père, et j'ai promis que, si celle-ci vivait, je m'efforcerais de racheter les erreurs de mon mari. Comment pourrai-je mieux faire que de donner la liberté à ceux qu'il a tant fait souffrir?
--Très-bien, mais vous-même, si vous leur faites grâce de leur redevance personnelle, et si vous leur donnez la terre en les affranchissant, vous n'aurez pas grand'chose; et d'ailleurs votre fille est mineure, vous ne pouvez disposer de sa part sans la permission de la tutelle.
--Je le sais, répondit la veuve; cependant je peux donner ma septième part, celle qui me revient comme veuve,--et je la donne de bon coeur. Pensez que j'ai promis, que c'est grâce à ce voeu que ma fille a vécu! Si je ne l'accomplissais pas, sûrement Dieu me reprendrait ma fille pour me punir... et si je perdais ma fille...
La voix de la mère s'éteignit dans les larmes.
--Eh bien, que voulez-vous de moi? Je suis prêt à vous satisfaire, dit le maréchal, touché de cette superstition maternelle.
--Je n'ai jamais rien compris aux affaires, arrangez tout pour le mieux: qu'il nous reste de quoi vivre, et que les paysans de Bagrianovka aient la liberté. Je ne peux pas affranchir ceux des autres villages, ajouta-t-elle avec un soupir, puisque tout ne m'appartient pas, et puis ils ont moins souffert que ceux de chez nous, qui étaient sous la main...
La veuve frissonna et ferma les yeux au souvenir des horreurs dont elle avait été le témoin forcé.
--Ne pensez plus à tout cela. Je ferai de mon mieux, puisque vous êtes bien décidée. Donnez-moi vos pouvoirs, et on ne vous dérangera pas.
Le maréchal vint à bout de terminer cette affaire à la satisfaction générale. Un jour d'été, il se dirigea vers madame Bagrianof, qui travaillait à l'aiguille sur un banc du jardin, en regardant sa fille s'ébattre sur le gazon. La veuve aperçut de loin le papier qu'il agitait; elle voulut se lever et courir à sa rencontre; ses jambes refusèrent de la porter. Elle appela son enfant auprès d'elle, et, toute palpitante, attendit la grande nouvelle.
--Je vous félicite, madame, dit le maréchal tout essoufflé: vos paysans sont libres, par votre volonté. Vous avez fait une grande chose.
--Que Dieu soit béni, dit-elle, à présent je dormirai tranquille. C'est pour toi que j'avais promis, c'est pour que tu vives longtemps. Que le Seigneur m'exauce!...
Et les larmes de la mère tombèrent abondantes et légères sur la tête inclinée de l'enfant.
Lorsque la nouvelle arriva à Bagrianovka, la surprise fut si grande que personne ne songea d'abord à se réjouir. Après tant d'années d'un joug implacable, voilà que ces hommes,' tenus la veille dans des menottes de fer, se trouvaient libres d'aller et de venir, de se marier, de planter leur verger, d'exercer un commerce; c'était trop à la fois, et ils n'osaient pas croire à leur bonheur; puis peu à peu, la lumière se fit dans leurs esprits. Le prêtre leur avait lu, au milieu d'une indifférence glaciale, l'acte qui les affranchissait; bientôt il les vit venir à la cure, les uns après les autres, pour s'informer de leurs droits ou de leurs devoirs. Au bout de six semaines ils étaient parfaitement en possession des uns, et à peu près résolus à ne pas tenir compte des autres. Aussi ingrats,--pas plus,--que le commun des hommes, ils oubliaient le bienfait pour ne voir que les conditions dont il était accompagné.--Si ma cabane brûle, c'est moi qui devrai la rebâtir? pensaient quelques-uns en faisant la grimace.--Mais après tout, ces conditions étaient douces, et ils finirent par se soumettre sans trop de murmures.
Seul Iérémeï refusa obstinément de se considérer comme libre.
--Je ne veux pas que la dame m'affranchisse! disait-il avec ténacité. On ne peut pas faire un homme libre malgré lui, je suppose? Eh bien, je ne suis pas libre; je suis esclave, je mourrai esclave, et ce n'est pas un papier de plus ou de moins qui y fera quelque chose.
Savéli ne pensait pas de même; il fut enchanté de se savoir libre,--libre surtout d'aller et de venir. La vie errante du colportage lui paraissait délicieuse, et le village avait pour lui des souvenirs encore trop récents. Il se fit délivrer une patente,--à son vrai nom, cette fois,--pour recommencer à courir les villages.
Madame Bagrianof n'était pas encore retournée à Bagrianovka. L'hiver allait venir, déjà les grues et les cigognes s'en allaient vers le midi; le maréchal la vit un jour entrer dans son cabinet.
'--Je viens prendre congé de vous lui dit-elle. Vous nous avez réchauffées comme deux oiseaux blessés vous nous avez donné l'hospitalité et l'amour, suivant la loi du Christ, et j'ai passé ici les meilleurs jours de ma vie; mais il est temps que je vous quitte. Nous partirons samedi pour Moscou.
--Comment! déjà? s'écria le vieillard; puisque vous voulez nous quitter, attendez jusqu'au printemps: quelle envie avez-vous d'aller passer l'hiver dans un endroit inconnu? Restez avec nous!
La veuve secoua tristement la tête.
--Vous êtes trop riche, dit-elle; nous sommes pauvres et nous devons vivre dans la pauvreté toute notre vie....
--Restez avec nous, et votre petite fille partagera tout avec nos enfants....
--Cela ne se peut pas répondit madame Bagrianof; elle ne doit pas prendre des habitudes qu'il lui faudrait perdre en se mariant, la petite ne s'est que trop accoutumée à votre luxe Plus tard, pour se détacher de tout cela, elle aurait trop à souffrir, et je ne veux pas qu'elle souffre, ajouta la mère à voix basse, conjurant un ennemi invisible.
Le vieillard porta respectueusement à tes lèvres la main de madame Bagrianof et cessa d'insister.
Le dimanche suivant à Bagrianovka, à l'heure de la messe la berline du maréchal s'arrêta devant l'église, et les paysans stupéfaits en virent sortir leur maîtresse et sa fille, toutes deux en grand deuil. Le prêtre vint les recevoir avec la croix, et l'office commença aussitôt.
Pendant tout le service, les paysans, les yeux fixés sur leur maîtresse, se rappelaient le temps où la figure cruelle du seigneur lui tenait compagnie. Quelques-uns,--les meilleurs,--eurent un peu de pitié pour elle et un peu de reconnaissance.
Après l'office, le village se réunit sur la grande place, et le staroste vint apporter à la maîtresse le pain et le sel, en remerciement du don conféré. La vue de ce plateau, symbole de richesse et d'hospitalité, fit jaillir les larmes des yeux de la propriétaire sans asile; elle put à peine le prendre des mains qui le lui présentaient et le remettre à sa petite fille. Ce fut en vain qu'elle essaya de parler; du geste, elle indiqua la ruine qu'on apercevait au bout de l'avenue et cacha son visage dans son mouchoir.
La vue de cette femme qui pleurait rouvrit ces coeurs fermés: les femmes les premières, et les hommes ensuite, trouvèrent des paroles de bénédiction et d'encouragement pour celle qui s'exilait après s'être dépouillée pour eux. Ces bonne paroles adoucirent l'amertume des souvenirs dans l'âme torturée de madame Bagrianof.
--Je m'en vais à Moscou, mes enfants, leur dit elle. Vous êtes libres: aucun maître ne vous fera plus d'injustice. En mémoire de votre affranchissement, vous prierez parfois pour l'âme de votre défunt maître,--et pour la vie de cette innocente, ajouta-t-elle en posant la main sur la tête de sa fille. Où est Savéli? N'est-ce pas lui qui nous a sauvées?
Savéli s'approcha, non sans répugnance.
--Je t'ai fait venir une petite image de saint Serge, lui dit elle; tu la conserveras en mémoire de ta belle action, avec ma bénédiction et celle de l'enfant.
Elle fit le signe de la croix avec la petite image sur la tête de Savéli incliné. Celui-ci, horriblement pâle, regardait la dame qui lui tendait l'image.
--Prends donc, lui dit-elle.
Iérémeï ni donna un léger coup de bâton dans les jambes. Savéli tressaillit, se redressa vivement, saisit l'image, la baisa, baisa la main de la donatrice, puis se hâta de rentrer chez lui. Iérémeï l'avait suivi.
--Imbécile, dit le vieillard, tu as failli nous vendre.
Savéli secoua la tête:--C'était plus fort que moi, dit-il. Quand je l'ai entendue me parler de ma belle action, et me bénir encore, au nom de l'orpheline....
--Laisse donc, il n'en manque pas, chez nous, d'orphelins, et grâce à qui?
--Oui, oui, on sait cela, mais tout de même ça m'a donné un coup....
Iérémeï haussa les épaules:
--Si tu devait t'en repentir, il ne fallait pas le faire.
--Je ne m'en repens pas! s'écria Savéli, les yeux étincelants. Je recommenceras tout de suite; mais l'orpheline.... Enfin, elles s'en vont, j'en suis bien aise; j'aime mieux ça.
--Amen, dit le vieillard en frappant avec son bâton sur le plancher de la cabane.
XV
Depuis la mort de sa fille, Iérémeï, de tout temps peu communicatif, était devenu de plus en plus insociable; il maigrissait tous les jours et semblait se dessécher. Un beau matin d'hiver, on le trouva mort sur son poêle dans sa cabane. Cette mort n'étonna personne: on l'enterra, et tout fut dit.
Le grand carême tirait à sa fin, lorsque parmi ceux qui venaient se confesser pour les Pâques, le prêtre vit un jour s'approcher Savéli. L'année précédente, à pareille époque, il était absent, ce qui avait tourné la difficulté; mais un vrai Russe ne peut manquer deux années de suite à ses devoirs de chrétien. Le jeune homme se présentait d'un air d'assurance; cependant ses mains s'agitaient nerveusement à son côté et trahissaient plus d'émotion que son visage n'en laissait paraître. Sans affectation, le prêtre le garda pour la fin.
Quand ils furent seuls dans l'église, Vladimir Alexiévitch se leva de son fauteuil, alla tirer le verrou de la porte et revint s'asseoir. La nuit tombait; les lampes des images et quelques cierges allumés par les fidèles éclairaient faiblement l'église:
--Agenouille-toi, dit le prêtre à Savéli.--Celui-ci obéit--Commence! dit le confesseur, sérieux et absorbé.
Savéli déroula le chapelet de ses peccadilles; le prêtre l'écoutait sans l'interroger. Le jeune homme se tut.
--Après?... fit le ministre du Seigneur.
--Après?... balbutia Savéli, après?... Rien.
--Rien? s'écria le confesseur.--Et, se levant, il étendit sa main droite vers le jeune homme comme pour te foudroyer.--Et le meurtre?
--Vous savez?... fit Savéli, dont l'oeil lança un éclair de colère aussitôt étouffé.
--Dieu sait tout! répondit le prêtre en se rasseyant. Raconte ton crime, dis tout, de peur que le Dieu des vengeances ne te frappe au pied de son autel que tu profanes! Couvert de sang, tu te présentes ici et tu oses mentir devant ton juge! Tremble! Dieu a foudroyé, devant l'arche sainte, des coupables moins criminels que toî!
Savéli, à genoux, fondit tout à coup en larmes.
--Eh bien! oui, c'est vrai, j'ai tué le maître... Mais, vous savez, s'il l'avait mérité!
--Je suis le Dieu de la vengeance,--la vengeance n'appartient qu'à moi seul;--tu ne tueras point.
Ces trois phrases tombèrent sur la tête du coupable comme trois coups de hache; puis un silence suivit, interrompu par les sanglots du pénitent.
--J'ai tué, dit-il enfin, c'est vrai: que Dieu me le pardonne, il m'avait pris ma Fédotia, je n'ai pas pu le supporter. Ma Fédotia, c'était ma fiancée, je l'aimais depuis longtemps, elle était toute jeune, elle était belle, nous aurions été heureux ensemble... alors je l'ai tué,--non pas moi seul, mais...
--Ne parle pas des péchés des autres!
--Je l'ai tué..., et nous l'avons brûlé pour qu'on ne s'aperçût pas du meurtre. Pardonnez-moi, Seigneur gémit Savéli prosterné frappant la terre de son front.
--Te repens-tu, au moins? dit le prêtre toujours sévère.
Savéli releva la tête, regarda le confesseur et hésita.
--Te repens-tu? répéta celui-ci.
--Non, dit-il, si la même chose pouvait arriver deux fois, je recommencerais.
Le prêtre se leva:--Maudit! fit-il d'une voix profonde, tu mets au défi la miséricorde divine! Repens-toi sur l'heure, ou crains la colère du ciel! Il est là, celui que tu as tué, là!.,.--le prêtre indiquait du doigt la dalle du caveau où reposaient les Bagrianof,--ne crains-tu pas qu'il ne se lève et ne vienne t'accuser devant Dieu?
Savéli, frissonnant, recommença à frapper la terre du front.
--Pardonnez-moi, Seigneur, s'écria-t-il en multipliant les signes de croix, pardonnez-moi mes péchés, et recevez-moi dans votre miséricorde.
Le prêtre vit qu'il ne fallait pas trop exiger. Savéli s'efforçait de se repentir, c'était assez. Le temps et l'âge, mieux que tout le reste, apporteraient la contrition ù cette âme insoumise, si jamais elle devait la connaître. Il donna l'absolution à Savéli, qui le remercia avec effusion, et sortit de l'église avec lui. La nuit était venue; la petite lampe du tabernacle brûlait seule dans l'église. Savéli, après avoir souhaité le bonsoir au prêtre, se retourna et regarda cette lumière qui filtrait à travers les fenêtres grillées, Bagrianof était bien enfermé dans la tombe, il n'en sortirait pas pour l'accuser... Et si pourtant il allait se lever et venir à lui, riant encore de son rire sardonique...
--Je le tuerais! grommela le pécheur insoumis. Il fit le signe de la croix et rentra chez lui.
Aux premiers beaux jours, il réunit tout son avoir et se remit au colportage. Chaque année, il revenait deux fois, et se reposait au village pendant quelques semaines. A l'un de ses retours, il se maria. Les affaires toujours croissantes lui permettaient désormais d'avoir des marchandises à domicile et de profiter des occasions pour acquérir à propos. Il lui fallait une maison bien tenue. Il épousa une fille du village, blonde et fraîche, un peu sotte,--juste ce qui lui convenait,--et continua son commerce de colporteur qui accrut d'année en année sa fortune jusqu'à faire de lui l'un des plus riches du village. Il eut de nombreux enfants: un seul vécut, c'était son premier-né, un fils qu'il se mit à adorer, sous une apparence bourrue et sévère.
Au village, tout avait prospéré. Le prêtre, dont la famille s'accroissait plus vite que les revenus, peinait parfois que jamais crime n'avait porté bonheur comme celui qui avait délivré Bagrianovka. Il songeait alors au passé, à la clémence divine, et se disait que peut-être le meurtre était expié d'avance, tant ces pauvres gens avaient souffert.
Chassé des environs par la rapacité ou seulement l'incurie des propriétaires moins soucieux de voir leurs paysans s'enrichir que de toucher exactement leurs redevances, le commerce se réfugiait dans ces sortes de petites républiques; là, pourvu qu'il ne portât pas atteinte aux lois et usages de la Commune, chacun pouvait faire de son temps et de son argent l'emploi qui lui plaisait. Bientôt à Bagrianovka, on fit du pain blanc! Une auberge étala son bouquet de sapin. Les femmes se mirent à tisser de la dentelle. L'aisance relative, devint générale et les pères, en mourant, purent se dire que leurs enfants seraient plus heureux qu'eux-mêmes, chose qui ne s'était pas vue depuis Boris Godounof.
Les années s'écoulèrent. Le fils de Savéli grandissait; un beau jour son père l'appela:--Ecoute, lui dit-il, tu vas avoir huit ans, tu as assez couru nu-pieds dans la boue; je veux que tu sois un homme instruit comme les seigneurs. J'ai de l'argent, Dieu merci, et je porterai la balle dix ans de plus, s'il le faut, mais tu seras autant qu'un seigneur. Ils disent, là-bas, dans les villes, que c'est l'instruction qui est la véritable noblesse; et bien, sois tranquille, tu en auras de la noblesse! j'ai bien appris à lire n'étant plus jeune, moi; j'avais trente ans passés! Tu apprendras tout ce qu'on peut apprendre pour de l'argent. Tu partiras avec moi la semaine prochaine.
--Comment, emmener le petit? s'écria la mère en larmes.
--Tais-toi, femme, dit Savéli avec l'autorité du père de famille. Il faut que notre fils soit autant qu'un seigneur, et plus si c'est possible. J'ai dit!
Après un an ou deux de préparation, le petit Philippe Savélitch entra dans un établissement scolaire de Moscou, et bientôt il devint un des meilleurs élèves de l'école.
Son père venait souvent le voir. Vêtu de son cafetan de drap, chaussé de grosses bottes, il arrivait au parloir, faisait venir son fils, et, les yeux fixés sur le programme de l'année, l'interrogeait sur tout ce qu'il avait appris, sans lui faire grâce d'un détail.
Il fallait que l'enfant répondit vite et avec assurance. Savéli avait l'air si convaincu en accomplissant ce devoir paternel, que Philippe parvint à l'âge d'homme sans se douter que son père ne savait absolument rien.
Quand Philippe eut terminé ses classes et qu'il eut obtenu la médaille d'or à la sortie, son père l'emmena à la campagne. Depuis le commencement de ses études, le jeune homme n'était jamais retourné au village. Bagrianovka vit arriver un beau garçon de dix-huit ans, tout en longueur, comme une plante poussée dans une cave, avec un visage intelligent où deux grands yeux foncés parlaient, trop clairement peut-être, de longues veilles et d'études assidues.
L'émancipation était venue pour tout le monde, et bien des idées nouvelles avaient germé dans les cerveaux les plus arides: aussi le jeune Philippe se trouva-t-il tout de suite à l'aise dans le village et l'isba paternelle. Les dix années de son séjour à Moscou n'avaient pu détruire en lui l'instinct rustique, fruit de nombreuses générations. Ce qu'il avait désiré, pleuré parfois, lorsque, les jours d'été, assis à la fenêtre de sa chambre étroite, il regardait les étoiles s'allumer au ciel pâle, pendant que les tilleuls lui envoyaient leur arôme alanguissant, c'était la large rivière bleue, où la lune laissait flotter son sillage; c'était le rucher plein d'abeilles au bord du bois; c'était la grande forêt, avec sa senteur vigoureuse et pénétrante... La cabane noire où l'on montait par un escalier branlant; les bancs de bois où il s'étendait pour dormir; la nourriture frugale, la pauvreté campagnarde, qui ignore le luxe au point de ne pas lui laisser de place s'il voulait s'introduire en cachette, tout cela lut parut doux et charmant.
--Mon père a beau vouloir faire de moi un seigneur, se disait-il le soir en rêvant aux étoiles, je pourrai être un savant, mais je ne serai jamais qu'un paysan.
XVI
Savéli avait attendu avec inquiétude ce que dirait son fils en entrant dans son pauvre logis au sortir du confort relatif de sa vie d'écolier. Voyant que Philippe ne disait rien, il se décida à l'interroger. Assis sur le banc de bois devant sa maison il fumait sa pipe, un soir, pendant que le jeune homme roulait sa cigarette.--Eh bien! fit-il en regardant devant lui, comment te plaît notre maison?
--C'est délicieux, mon père, répondit Philippe en souriait; c'est tout juste comme autrefois; il me semble encore que je ne suis qu'un petit garçon, et que je vais me remettre à courir avec les autres pour ouvrir la porte du village aux chariots qui vont chercher le foin.
Le père garda un instant le silence.
--Tu ne trouves pas, reprit-il, la maison trop petite et trop noire, nos habits trop sales et trop simples?
--Oh! mon père, pouvez-vous penser!...
Savéli posa le doigt sur la manche du jeune homme; la jaquette, comme le costume tout entier, était d'un drap d'été, tel qu'il convient à un jeune homme qui vient de quitter l'uniforme du gymnase pour l'habit bourgeois.
--Toi, dit le père, tu as des habits allemands, et nous autres nous portons le costume des paysans, des marchands tout au plus; mon cafetan est vieux et râpé, ta mère porte un sarafane, cela ne te choque pas?
--Je vous demande pardon, mon père, répondit timidement le jeune homme, qui se méprit à la question; j'aurais dû comprendra que ces dons que vous m'avez faits ne sont de mise ici; je les porterai à la ville. Avec votre permission, dès demain je reprendrai la chemise et les larges braies,--comme un brave gars de village de village que je suis, ajouta-t-il en souriant.
Savéli fronça le sourcil pour déguiser l'émotion qui l'avait pris à la gorge. Il se tut un instant et reprit:--Non, garde tes habits, ce n'est pas ce que je voulais dire. Nous en reparlerons. Qu'est-ce que tu veux être? lui demanda-t-il. Parle franchement. J'ai porté la balle longtemps après que nous avions déjà de quoi vivre, pour te donner une éducation; je suis encore fort et actif, je puis continuer. Si tu veux devenir un savant et entrer à l'université, tu peux le faire: je payerai pour toi. Si tu vois une autre profession qui te plaise, dis-le; pourvu qu'elle soit honorable et qu'avec le temps elle fasse de toi un seigneur, c'est tout ce que je te demande.
Touché de tant de bonté facile dans ce père à l'extérieur si rude, le jeune homme baisa respectueusement la main calleuse qui reposait sur les genoux de Savéli.
--Eh! bien, fils, que dis-tu? continua celui-ci toujours impassible.
--J'ai souvent pensé à cette question, mon père, répondit Philippe, je me suis dit qu'avec votre permission j'aurais voulu être arpenteur. J'aime les mathématiques, la profession est chez nous pour ainsi dire à l'état d'enfance...
--Arpenteur... ceux qui mesurent les champs avec des piquets et de petites bouteilles en cuivre où il y a de l'eau?...
--Précisément, mon père.
--Qu'est-ce que tu peux trouver d'agréable à cela? fit le père d'un air dédaigneux; il me semble qu'il n'est pas nécessaire d'avoir fait de belles études pour mesurer les champs...
Philippe n'avait jamais soupçonné l'ignorance de son père, si strict dans l'exécution du programme scolaire, si précis dans l'examen des bulletins. Il le regarda avec un sentiment tout nouveau, où le respect certes n'avait pas diminué: cet homme qui ne savait rien avait surveillé ses travaux pas à pas, comme eût pu le faire un maître d'études... Quelle tension de volonté, quelle puissance sur lui même ce père avait dû exercer pour ne pas se trahir! Philippe sentit qu'il aimait son père: il l'avait craint jusque-là.
--Eh bien? réponds, dit Savéli entre deux bouffées de fumée.
--Voyez-vous, mon père, c'est une position qui mène à tout: ayant eu le médaille d'or au gymnase, je puis obtenir une place tout de suite; en continuant les mathématiques, je pourrais devenir un employé du cadastre, puis avec le temps un savant, un géomètre...
--Cela te plairait? demanda le père, sensible à l'idée que son fils pouvait avoir une place tout de suite, et par conséquent devenir quelqu'un sans plus de retard.
--Oui, mon père si vous y consentez, c'est ce que j'aimerais par-dessus tout.
Savéli fuma en silence pendant une minute qui parut longue à son fils.--Soit, j'y consens, dit-il enfin. Tu me diras ce qu'il faut faire, et je le ferai.
Le jeune homme se leva et se prosterna devant son père à la manière des paysans. Un autre se fût borné à le saluer; Savéli fut touché de cette observation des vieilles coutume?. Il déposa sa pipe, bénit son fils et se remit à fumer sans mot dire.
Philippe, radieux, alla promener sa joie au dehors; il prit, sans s'en apercevoir, le chemin de la rivière, et se trouva bientôt en face de la ruine. Les pariétaires et les folles avoines croissaient sur le soubassement de briques, dans un peu de terre apportée là par les vents.
De jeunes pousses de bouleaux grandissaient dans les fentes, disjoignant petit à petit les vieilles pierres calcinées; le vent du soir passait sur toute cette végétation, et la faisait frissonner avec un petit bruit doux et furtif. Le jeune homme sentit sa joie se voiler d'une douce pitié pour ceux qui avaient vécu là. La sombre légende de Bagrianof avait laissé peu de traces dans sa mémoire; ce qu'il se rappelait le mieux, et encore bien vaguement, c'était la dame et sa petite fille ravies aux flammes par un paysan; il lui sembla se souvenir que ce paysan s'appelait Savéli... ce devait être son père... Il se promit de le lui demander.
Comme il faisait le tour de la ruine, il vit le prêtre qui traversait la place, et le rejoignit en trois enjambées. Le père Vladimir était désormais un homme à barbe grise; des boucles argentées se mêlaient à ses cheveux châtains; l'âge l'avait voûté, mais son oeil, toujours intelligent, bien qu'un peu terni prouvait bien que la vie de l'âme, qui sommeillait en lui, se réveillerait au moindre choc. La présence du jeune homme le tira de son engourdissement; il lui tendit la main avec un sourire de vingt ans plus jeune que son visage.
--Où étiez-vous? lui dit-il, je ne vous avais pas vu.
--J'examinais les restes de l'ancienne maison, répondit Philippe. Je suis parti d'ici tout petit, et je n'ai jamais bien su cette histoire. N'était-ce pas mon père qui a sauvé ces dames?
Le prêtre regarda Philippe avec un mélange de surprise et de pitié.--C'était votre père, en effet, et aussi un vieux domestique nommé Timothée.
--Où est-il, ce Timothée? J'aurais bien voulu connaître la part de mon père dans cette aventure. Savez-vous qu'il est très-bon, mon père? Je ne sais pourquoi je m'étais imaginé qu'il était dur...
--Timothée est mort, répondit le père Vladimir en se dirigeant vers la cure.
Le jeune homme lui prit doucement le bras, et lui fit rebrousser chemin vers la ruine. Après une courte hésitation, le prêtre se laissa faire.
--C'est fâcheux que Timothée soit mort, continua Philippe en suivant son idée; mais vous pouvez me dite la part de mon père dans cette belle action, n'est-ce pas père Vladimir? Vous étiez ici dans ce temps?
--Oui, répondit le prêtre.
--Racontez-moi tout cela, je vous en prie.
Ils faisaient le tour de la ruine; le père Vladimir s'arrêta à l'angle de droite, du côté de la rivière.--C'était ici, dit-il. Après avoir sauvé la dame et l'enfant, il retourna dans les flammes une troisième fois pour sauver Timothée.
--Mon père a fait cela? s'écria Philippe enthousiasmé. Re tourner trois fois dans la fournaise, c'est digne des légendes, père Vladimir, n'est ce pas?
Le prêtre fit un signe affirmatif.
--Et modeste avec cela! continua Philippe, s'animant de plus en plus. Il ne m'en a jamais parlé. Comme je vais le surprendre! Je vais lui dire...
--Ne faites pas cela! dit le prêtre eu posant sa main sur le bras du jeune homme et le retenant. Votre père ne veut pas se souvenir du temps du servage. Il ne faut jamais lui en parler, jamais, entendez-vous?
--Pourquoi? demanda Philippe stupéfait et un peu contristé.
Le prêtre hésita: son rôle était vraiment difficile. Il continua cependant.--Le dernier seigneur, Bagrianof, était un méchant homme, votre père spécialement eut beaucoup à souffrir de sa cruauté; vous lui causeriez une peine extrême en lui laissant deviner que vous savez quelque chose à ce sujet...
--Quoi! me taire! ne pas lui dire que je connais sa belle conduite? Je l'adore, mon père.
--Aimez votre père, mon enfant, dit le prêtre de sa voix mélancolique. L'amour des enfants est la couronne de la vieillesse des parents.
Pendant les jours qui suivirent, Philippe eut grand'peine à se contenir: vingt fois il eut envie de parler, malgré la défense du prêtre; il jetait sur son père des regards pleins de tendresse émue.
--Je sais bien ce que tu as, pensait celui-ci: tu es content que je te laisse faire ce qui te plaît.
La mère, interrogée, réitéra la défense du prêtre. Toute jeune femme, elle avait essayé de parler à son mari des anciens seigneurs et de l'incendie:--elle tremblait au seul souvenir de la terrible colère qu'elle avait inconsciemment provoquée. Philippe garda en lui le trésor d'amour et d'enthousiasme que les dix-huit ans avaient voué à son père.
Bientôt le jeune homme quitta le village; six mois après, il était attaché au cadastre, et se plongeait à ses heures de loisir dans les délices abstraites des mathématiques.
XVII
Le printemps qui suivit fut une époque mémorable dans les fastes de Bagrianovka: Savéli se fit construire une maison neuve. Un beau jour, le village vit arriver des charpentiers et des ouvriers de la ville qui se mirent au travail avec une prestesse bien rare; les poêles s'élevèrent comme par enchantement au milieu des murailles de buis, et, en quelques semaines, une maison d'apparence presque seigneuriale, construite sur un soubassement de briques, avec un perron sur la façade et un étage au-dessus du rez-de-chaussée, se dressa au bord de la rivière.
Lorsque le jeune arpenteur vint passer au village ses six semaines de congé, il fut bien étonné de voir son père qui l'attendait auprès du petit bois, à un quart de lieue du village: depuis trois jours, Savéli venait s'asseoir là sur une motte ce terre, et attendait son fils pour lui faire la surprise de sa nouvelle demeure. Il monta dans la télègue qui ramenait le jeune homme, et dirigea le cocher vers la rivière.
Philippe ne put en croire ses yeux en voyant sur le perron de la maison neuve sa mère coiffée d'un mouchoir de soie, vêtue d'une robe "allemande" de soie de Moscou et étouffant dans sa lourde douchagréika, ou paletot de damas ouaté.
--Voilà, dit Savéli quand son fils fut entré dans la belle salle à manger spacieuse, où le samovar de cuivre rouge étincelant fumait sur la table recouverte d'une riche nappe damassée, de celles qu'on tissait au village sur d'anciens dessins pris on ne sait où.--voilà la demeure que je t'ai préparée. Tu seras un seigneur: il te fallait une maison. Ta mère a revêtu les habits d'une marchande, comme il convient;--moi je garde mon cafetan;--mais toi, tu seras logé comme un seigneur. Regarde, ajouta-t-il en ouvrant la porte d'une belle chambre à coucher meublée à l'européenne.
Philippe restait ébahi; son père le surveillait de son côté, d'un air impassible; sa joie ne se trahissait que dans les petites rides frémissantes du coin de l'oeil.
--C'est trop beau, père! s'écria enfin le jeune homme. Vous avez fait tout cela pour moi! Vous avez renoncé à vos habitudes, vous avez quitté la chère petite isba..
--Tu l'aimais? fit le père d'une voix contenue.
--Je crois bien, que je l'aimais! Et tout cela, c'est pour moi?
--C'est pour toi quand tu seras devenu un seigneur. Tu te marieras avec une demoiselle, pas avec une paysanne, dit-il.
Le fils de Savéli était véritablement touché de cette marque d'amour autant que d'orgueil paternel. Il sentait que sa mère devait étouffer dans ces beaux habits, revêtus pour faire honneur au fils citadin; il comprenait ce que chaque sou, dépensé pour la construction de cette maison soignée dans sa simplicité, avait coûté au colporteur de longues marches dans la neige mal tassée, ou sous le soleil de juillet.
--Vous êtes donc bien riche, mon père? dit involontairement Philippe.
--Sois tranquille, après moi tu en trouveras encore! répondit Savéli en allumant son inévitable pipe de caroubier. Je ne fais plus que du gros commerce; je commence à ne plus tant aimer les grandes routes. Je me suis mis à vendre du beurre, du blé, tout ce qui se vendait mal au village. J'ai fait connaissance avec des marchands de Moscou. On ne t'a pas parlé, là-bas, en ville, de quelque chose qui va se faire ici?
--Non, mon père, je ne sais pas, dit Philippe, cherchant dans sa mémoire... Ah! si, on pense que le chemin de fer va passer tout près--vous aurez le pont à deux verstes d'ici.
Savéli cligna de l'oeil.
--N'en dis rien au village, n'est-ce pas? Ils sont enragés contre les chemins de fer, ce n'est pas la peine de les contrarier. Quand il sera fait, on sera bien forcé de s'y accoutumer; il y aura une station, hein?
--Je ne sais pas, dit le jeune homme.
--Eh bien! tâche de le savoir: je le crois, moi, qu'il y aura une station. Bagrianovka est un grand village maintenant. C'était si pauvre autrefois... ajouta Savéli à demi-voix, comme se parlant à lui-même.
--Du temps de Bagrianof?
Savéli regarda son fils d'un air à la fois craintif et mécontent.
--Du temps de Bagrianof, oui répéta-t-il en rencontrant le regard placide et le franc sourire de Philippe.
Celui-ci n'osa cependant pas s'aventurer plus loin. Ce que Savéli ne disait pas, c'est qu'il avait passé des contrats avec la plupart des paysans de l'endroit et des environs pour la totalité des produits agricoles qu'ils pourraient lui fournir. Le passage d'une voie ferrée à Bagrianovka devait faire de lui un des plus riches négociants du district Savéli partit avec son fils pour Moscou; il fit tant et si bien que Philippe fut employé par la compagnie sur la partie du tracé qui avoisinant son village, et la station que Savéli demandait se trouva appuyée de si bonnes raisons qu'elle lui fut accordée.
Les gros bourgs et même les villages ne sont pas assez fréquents en Russie sur les grandes voies de communication, pour qu'on néglige ceux qui demandent la rosée céleste, sous l'humble forme d'une station de troisième classe.
Vers la fin de l'hiver, pendant qu'on commençait à voir se dessiner la ligne du chemin de fer, une autre nouvelle arriva à Bagrianovka: la vieille dame allait revenir! La compagnie concessionnaire lui avait pris une partie de sa terre, et elle venait s'assurer par elle-même de ce qui était fait et à faire. Seulement, comme elle n'avait pas d'asile,--les communs mêmes étant tombés en ruine pendant ce quart de siècle,--on lui bâtit une maison dans son jardin, un peu plus bas que l'ancienne: les fenêtres regardaient toutes du côté de la rivière, et un sentier fut tracé pour aller à l'église sans côtoyer la ruine. Cette maison, très simple bâtie en rondins, était plus petite et moins élégante que celle de l'ancien colporteur. Au commencement de l'été, les habitants de Bagrianovka virent arriver une barque qui s'arrêta au bout du jardin. L'eau, encore haute, venait presque jusqu'à la palissade: on n'eut pas de peine à transporter jusqu'à la nouvelle maison les meubles que contenait la barque. Une foule de plantes à feuillage persistant, de cactus, de rosiers, de fleurs brillantes ou parfumées, suivirent les meubles, et tapissèrent le petit salon; puis, quelques jours après, une vieille calèche déposa devant le perron madame Bagrianof et une toute jeune fille.
Depuis vingt-quatre ans madame Bagrianof n'avait presque pas changé. Les yeux étaient un peu plus ternes, les cheveux étaient tout à fait blancs; mais le pauvre visage portait la même expression lasse et résignée qu'on lui avait connue autrefois. La vie ne lui avait pas été clémente. Après quelques années de repos passées à élever son enfant, une préoccupation nouvelle lui était venue: un jeune officier de l'armée, son parent éloigné, et qui venait souvent dans la maison, s'était soudain épris de la petite Marie. Les jeunes gens s'aimaient, la mère consentit au mariage en pleurant. Dix-huit mois après, la pauvre jeune femme s'éteignait, laissant à sa mère désolée une petite fille de trois mois, si frêle et si chétive, que nul n'eût osé lui prédire huit jours d'existence.
C'est pour prolonger cette vie toujours vacillante que madame Bagrianof retrouva les forces et recommença le dévouement de sa jeunesse. Elle fut grand'mère comme elle avait été mère, de toutes ses forces, et elle oublia de pleurer sa fille en veillant l'enfant qu'elle lui avait laissé.
Ce fut quelques années après, lorsque la petite Catherine eut vaincu les maladies de l'enfance, lorsque ses joues commencèrent à se roser et ses yeux à pétiller de malice juvénile, que madame Bagrianof songea à ce qu'elle avait perdu. Le deuil éternel de son coeur lui laissa une empreinte de mélancolie indélébile et l'enfant prit l'habitude de ne plus rire et de jouer bien doucement auprès de la vieille dame, silencieuse et résignée.
Catherine puisa près de grand'mère des habitudes de sérénité un peu triste,--quelque chose comme le gris teinté de rose des soirs d'automne, quand, après une belle journée de soleil, on sent la gelée monter à l'horizon. Elle grandit doucement, apprenant sans effort les vertus domestiques, adorant son père, qu'elle voyait en moyenne dix jours par an, et qui trouvait moyen de s'échapper du régiment de temps à autre pour l'embrasser.
Elle avait quinze ans lorsqu'elle vint à Bagrianovka avec sa grand'mère. Sans être très grande, elle était mince et allongée; ses petites mains rouges, ses petits pieds agiles étaient toujours affairés; sans bruit et sans apparat, elle était toujours occupée,--le plus souvent à soigner ses plantes, qu'elle adorait, qu'elle avait presque toutes élevées elle-même; à peine descendue de voiture, son premier mot fut pour ses fleurs.
Le prêtre attendait madame Bagrianof sur le seuil. A sa vue, la pauvre femme ne put retenir ses pleurs; elle se jeta avec effusion au cou de l'excellent homme, qui pleurait comme elle. La femme du prêtre, entourée d'une demi-douzaine d'enfants de tout âge, vint la saluer aussi, et on passa dans le salon pour prendre le thé.
--Vois, grand'mère, s'écria Catherine, elles y sont toutes! Il n'y a qu'un cactus qui a péri pendant le voyage, et le père Vladimir, qui l'a vu à l'arrivée, dit que c'est pour avoir été trop arrosé.
--Je vois que le père Vladimir et toi vous allez être bons amis, répondit madame Bagrianof en souriant.
--Ah! dit-elle au prêtre, que de souvenirs et que de malheurs!
--Ne pensez plus au passé, ne songez plus qu'à ce grand bonheur qui grandit auprès de vous.
Madame Bagrianof s'essuya les yeux et regarda sa petite-fille. Les fenêtres grandes ouvertes laissaient entrer les parfums du jardin, où les gazons venaient d'être fauchés. Un rayon du soleil, enfilant la sombre avenue, éclairait Catherine penchée sur un fuchsia rouge en pleine floraison. Ses cheveux blonds, frisottant sur le front et sur la nuque, étaient traversés par la lumière et faisaient une sorte de vapeur autour de sa tête. Ses longs cils châtains dessinaient sur sa joue la courbe gracieuse de la paupière. La bouche, un peu forte, entr'ouverte comme une corolle, souriait légèrement aux fleurs épanouies. Fleur elle-même, à demi épanouie encore, Catherine ressemblait à une rose de haies, rougissante sur son buisson.
--C'est un jeune bonheur, en vérité, murmura l'aïeule.
--Elle est jolie, répondit doucement le prêtre, et elle à l'air bon.
--Oui, c'est une bonne enfant... Ah! mes pauvres yeux! Imaginez-vous que je ne la vois que comme à travers un voile! Je serai bientôt aveugle... ajouta tristement la vieille dame.
--N'y songez pas, cela ne sert à rien; Dieu aura pitié de vous... Et puis n'aurez-vous pas les deux yeux de l'enfant?
L'aïeule secoua tristement la tête. Catherine vit qu'elle était triste, et vint l'embrasser. Placée derrière elle, les deux bras sur les épaules de sa grand'mère elle s'arrêta un instant, prenant possession par le regard de tout ce qui l'entourait...
--C'est joli, ici, dit-elle: nous y seront parfaitement heureuses, n'est-ce pas, grand'mère? Et Catherine, s'asseyant tout contre le fauteuil de madame Bagrianof, se mit à servir le thé.
XVIII
Vers la fin de juillet, Philippe vint voir ses parents. Son père était absent; aussitôt après l'installation des meubles de madame Bagrianof, Savéli était parti pour la ville, prétextant des affaires importantes, mais en réalité pour ne pas se trouver face à face avec la veuve. Dès le premier jour, après quelques heures consacrées aux épanchements maternels, il alla voir le père Vladimir, son grand ami, avec lequel il causa longuement.
Comme il s'approchait de la fenêtre, Philippe aperçut Catherine au bout de l'allée. Vêtue d'une robe blanche toute simple, elle revenait des champs, son grand chapeau de paille suspendu à son bras et plein de fleurs sauvages. Un gros chien bondissait joyeusement autour d'elle.
--C'est la petite-fille de madame Bagrianof? demanda le jeune homme.
--Oui, répondit le prêtre.
--Est-elle jolie? dit le jeune homme avec un vague battement de coeur.
Cette jeune fille, revenant au domaine de ses ancêtres si longtemps après une catastrophe, avait pour lui quelque chose de romanesque et de mystérieux.
--Elle est jolie, répondit le père Vladimir, et elle est bonne.
--Quel âge a-t-elle?
--Quinze ans et demi, je crois. Et le prêtre retomba dans sa méditation. Le soleil allongeait de plus en plus ses rayons, qui rayaient presque le gazon: la terre semblait flotter dans un nuage d'or rougi. Prétextant la fatigue, Philippe prit soudainement congé du père Vladimir, et s'en alla vers sa maison. Arrivée au bout de l'avenue, il s'assura que le prêtre ne le voyait plus et prit la route extérieure qui conduisait à la rivière en longeant le jardin.
Il marchait lentement, les yeux à terre en apparence, mais en réalité regardant du coin de l'oeil la maison nouvellement bâtie, dont les fenêtres débordaient de verdure. Une robe blanche se montra à l'intérieur, une tête blonde avec deux yeux lumineux apparut parmi les branches fleuries et disparut aussitôt.
--Grand'mère, dit Catherine, voilà un jeune homme qui passe sur le chemin.
--Un paysan? demanda madame Bagrianof.
--Non, un jeune homme Je la ville, probablement.
--Ah! j'y suis, répondit l'aïeule: ce doit être le fils de Savéli. C'est un arpenteur; on dit qu'il est bien élevé. Appelle-le.
Philippe continuait sa promenade à tout petits pas; il avait entendu les paroles de Catherine, celles de la grand'mère lui avaient échappé. La tête de la jeune tille reparut à la fenêtre.--Monsieur cria-t-elle. Philippe se retourna. A la vue de ce beau visage intelligent, de ces grands yeux fiers qui l'interrogeaient, Catherine perdit contenance.
--Je vais le chercher, dit-elle, et elle sortit de la maison.
Elle arriva en courant jusqu'à la haie qui fermait le jardin. Philippe l'attendait. Quand elle fut près de lui, tout essoufflée, elle saisit la palissade à deux mains; sa robe blanche traînait derrière elle sur le gazon.
--Monsieur, dit-elle, vous êtes le fils de Savéli?...
Elle s'arrêta. Nommer cavalièrement par son nom de baptême le père d'un si beau jeune homme était bien difficile; mais elle n'en savait pas plus long.
--Philippe Savélitch Pétrof, à votre service, répondit le jeune homme en s'inclinant légèrement.
--Ma grand'mère désire vous voir, ajouta-t-elle timidement.
Philippe salua et se dirigea vers la petite porte. Le soleil avait disparu; la rivière coulait doucement avec de petites vagues brillantes; le ciel était clair, légèrement voilé de vapeurs à l'horizon; les dernières fleurs de tilleul répandaient dans l'air un vague parfum assoupissant. Une abeille attardée passa en bourdonnant auprès du jeune couple confus et troublé. Jamais Philippe ne s'était trouvé si près d'une autre femme que sa mère. Jamais Catherine n'avait éprouvé cet embarras à regarder un homme.
--Votre père a sauvé ma mère et ma grand'mère, dit Catherine, joyeuse d'avoir quelque chose d'agréable à dire à ce jeune homme si sympathique.
--Vous savez cela? s'écria Philippe aussitôt rasséréné.
--Grand'mère me le répète tous les jours. J'ai su cela en même temps que mon nom, répondit-elle en riant; venez, vite. Grand'mère, le voici! criait-elle en entrant.
Philippe parut sur le seuil. Sa haute taille frappa la vue affaiblie de madame Bagrianof.
--Savéli?... dit-elle en hésitant.
--Non, madame, Philippe Savélitch.
--Comme vous ressemblez à votre père! s'écria-t-elle. Votre père est absent, je n'ai pu le voir à mon retour. Je lui dois la vie: je ne l'ai pas oublié... Venez, mon enfant, recevoir la bénédiction d'une vieille femme reconnaissante.
Philippe t'inclina sous la main tremblante de l'aïeule.
--Asseyez-vous là, continua-t-elle, et parlons de votre père.
Philippe ne demandait pas mieux: madame Bagrianof dut entendre comment Savéli s'était enrichi par son travail, ce qu'elle savait déjà, et comment le colporteur ignorant avait élevé son fils. Elle admira, avec les deux jeunes gens, ce dévouement paternel, infatigable et désintéressé; elle laissa s'épancher tout l'enthousiasme ardent et juvénile de Philippe, coupé par les exclamations de Catherine.
Le jour baissait, Catherine avait allumé deux bougies derrière sa grand'mère, pour ne pas lui fatiguer la vue; activement et sans bruit, elle avait disposé tout l'attirail du thé. Tout à coup Philippe se trouva partageant le pain et le sel de l'hospitalité chez madame Bagrianof.
Celle-ci n'avait pas de préjugés aristocratiques,--extérieurement du moins:--en lui disant que Philippe, à éducation égale, valait une Bagrianof, et qu'il pouvait valoir mieux s'il était meilleur, on lui eût causé un étonnement sans bornes, mêlé d'un peu de pitié pour l'orateur; mais il ne lui répugnait pas d'admettre à sa table le fils d'un paysan, pourvu que ce paysan lui eût sauvé la vie.
D'ailleurs, ce jeune homme bien élevé, qui parlait français mieux que Catherine,--la pauvre Catherine n'avait jamais été assez riche pour se donner le luxe d'une gouvernante française,--ce jeune homme n'avait rien du paysan russe. Il fallait vraiment un effort de mémoire pour se rappeler son origine. Madame Bagrianof ne fit point cet effort.
Philippe avait des journaux et des livres nouveaux: Il prit l'habitude de venir, le soir, faire un peu de lecture à madame Bagrianof.
Au commencement, Catherine lisait; mais un jour qu'elle était enrhumée, Philippe ayant offert de la remplacer, madame Bagrianof ne voulut plus d'autre lecteur.
--Il lit cent fois mieux que toi! dit-elle à sa petite-fille. Ecoute-le, pour lire ensuite comme lui.
Et Catherine écoutait. L'ouvrage qu'elle prenait toujours en commençant lui tombait bientôt des doigts. Le coude sur la table, la tête appuyée sur sa main, elle écoutait en regardant le jeune homme. Bientôt elle n'entendait plus les mots. Cette voix mâle et sonore avait pour elle une douceur extrême: la mélopée un peu traînante de la lecture, la richesse sans cesse variée de l'intonation et de l'accent russe la jetaient dans une sorte d'enchantement.
La fin de l'article, ou la voix de sa grand'mère, la réveillait de son rêve. Elle rentrait alors dans la vie, s'excusant de sa distraction avec un sourire timide adressé au jeune homme, qui répondait de même,--et la nuit, pour s'endormir, elle évoquait la lecture du soir; mais elle ne ne rappelait le plus souvent que les premières lignes: le reste était noyé dans la mélodie confuse de cette voix qui la charmait, et le sommeil venait, profond et délicieux, continuer la rêverie de la veille.
De son côté, Philippe emportait dans son coeur le souvenir de ce doux visage plein de candeur et de bonté, de ces grands yeux attentifs, de ce sourire furtif et presque honteux quand les regards des jeunes gens se rencontraient. Il sentait que la vie était pour lui désormais cette heure du soir auprès du fauteuil de la grand'mère,--avec Catherine assise près de la table, les yeux grands ouverts, et pourtant comme endormie.
Ce fut un déchirement pour lui que de retourner à ses travaux. Sous prétexte d'attendre son père, il dépassa te temps de ses vacances; puis, quand il fallut se décider à partir. Il trouva moyen de se faire retenir encore un jour par madame Bagrianof, pour terminer une lecture commencée.
Quand le livre fut fini, quand le plateau de thé eut disparu, quand le coucou accroché à la muraille eut sonné neuf heures, Philippe sentit qu'il devait irrévocablement partir, et il se leva pour prendre congé de ses hôtesses.
--Il faudra que votre père vienne nous voir pendant que vous serez à la ville, dit madame Bagrianof. Dites-lui combien je lui ai voué de reconnaissance, dites-lui que je l'admire pour ce qu'il a fait pour vous... C'est un homme remarquable que votre père! Vous le lui direz, n'est-ce pas?
Philippe hésitait. Catherine comprit qu'elle ferait mieux de se retirer. Madame Bagrianof réitéra sa question.
--Excusez-moi, dit Philippe très-embarrassé, je ne pourrai pas le lut dire... J'ai cru comprendre que mon père n'avait pas gardé de bons souvenirs de l'ancien régime... Il a défendu qu'on lui parlât de tout ce qui se rapporte au passé...
--Même de la belle action à laquelle nous avons dû la vie?
--Même et surtout de cela, continua le jeune homme. Ceux qui le connaissent,--ma mère aussi,--m'ont défendu de faire la moindre allusion à ce temps... Je n'ai jamais eu la douceur de lui dire que je l'admire... ajouta Philippe avec regret, tout ému de toucher cette corde sensible de son coeur.
Madame Bagrianof garda le silence un instant.
--Je comprends cela, dit-elle lentement. Mon mari a eu de très... très-grands torts envers votre père... plus grands que vous ne pouvez vous l'imaginer... Dieu pardonne cependant, ajouta-t-elle avec un peu d'amertume, mais les hommes ne pardonnent pas... Je vous remercie, jeune homme, de n'avoir pas épousé les rancunes de votre père, dit-elle avec une ombre de hauteur.
--Permettez, madame, balbutia Philippe troublé, je n'avais pas l'intention de vous offenser.
--Je vous comprends, mon ami, reprit madame Bagrianof revenant à son bon naturel: vous avez bien fait de me parler franchement. Je n'insisterai plus pour voir votre père franchir le seuil de cette maison; mais vous qui n'avez pas les mêmes motifs...
--Je me considérerai comme trop heureux si vous voulez bien ne pas me bannir, dit Philippe en français.
Madame Bagrianof fut si touchée de l'accent et de l'élégance avec lesquels il prononça cette phrase, qu'elle lui tendit la main avec un aimable sourire.
Philippe sortit, le coeur gros de n'avoir pas pu dire adieu à Catherine. Il la trouva assise à terre, le long du mur de la ruine.
Elle l'attendait, rêveuse, un peu triste et fâchée de ne trouver à sa tristesse d'autre cause que le départ de ce jeune homme, inconnu si peu de temps auparavant. Elle se leva à sa vue.
Il faisait tout à fait nuit, mais le ciel était clair et les étoiles brillaient. La jeune fille était enveloppée d'un petit châle qu'elle avait relevé sur sa tête, à la manière des servantes russes.
--Adieu, Catherine Ivanovna, lui dit-il en s'inclinant devant elle.
--Vous m'avez reconnue malgré l'obscurité? lui dit-elle tout heureuse.
--Certainement! Est-ce qu'il y a quelqu'un qui vous ressemble?
Catherine rougit, mais l'obscurité lui rendit l'assurance.
--J'étais partie parce que je pensait qu'il y avait quelque secret...
--Non, ce n'était pas un secret...; mais le temps passé n'était pas bon pour nous autres paysans: vous savez..., mon père a quelque rancune...
--Vous autres paysans!... répéta Catherine étonnée. Puis, réfléchissant un peu:--C'est vrai, ajouta-t-elle tristement.
--Quoi?
--Que vous n'êtes pas de race noble.
--Eh bien! Je n'en suis pas honteux, allez. Je suis fier de mon père.
--Vous avez raison! s'écria Catherine avec élan. Nous sommes pourtant de deux races ennemies... ajouta-t-elle avec un demi-sourire, en appuyant la main sur le soubassement de la ruine couronnée de fleurs sauvages.
--Il n'y a plus de races, Catherine Ivanovna; il n'y a plus que des hommes, des frères qui doivent s'aimer entre eux, dit le jeune homme d'une voix sérieuse et profonde. Adieu, à l'année prochaine!
--A l'année prochaine! répéta la jeune fille en baissant la tête.
Soudain elle dégagea sa main des plis de son châle et la tendit au jeune homme. Philippe la prit et la garda dans les siennes. Il avait envie de la porter à ses lèvres; il n'osa, et resta immobile, craignant de rompre le charme!
--Non, répéta-t-il, nous ne sommes pas de deux races ennemies; adieu, soyez heureuse!
Il laissa retomber la main de Catherine et prit le chemin de la maison.
--Tu n'as pas dit adieu A Philippe? dit madame Bagrianof en voyant rentrer Catherine.
--Si, grand'mère: je l'ai rencontré comme il sortait, répondit-elle. Je suis bien fatiguée, je vais me coucher.
--Va, ma petite, répondit l'aïeule.
Catherine embrassa sa grand'mère et se réfugia dans sa chambre. Elle renvoya sa servante et se jeta sur son lit. Les larmes qu'elle contenait depuis un moment coulèrent sans qu'elle sût pourquoi, et bientôt le sommeil réparateur lui apporta en songe la douce musique de la voix de l'absent.
XIX
A la ville, Philippe trouva son père qui ne paraissait pas pressé de retourner chez lui.
--Tu as vu les dames? demanda Savéli à son fils.
--Oui, mon père.
--Est ce qu'elles t'ont bien reçu?
--Sans doute; avec une amabilité sans égale! répondit chaleureusement le jeune homme.
--C'est bien. C'est ainsi que ce devait être, répliqua Savéli, pensant en lui-même au mérite et à la bonne éducation de son fils.
Celui-ci attribua ces paroles au sentiment de noble orgueil que le souvenir du service rendu devait, à son avis, inspirer au colporteur. Jamais Philippe n'avait été si près de révéler à son père l'admiration dont il était rempli: le moindre geste, le moindre regard de Savéli eût délié la langue de son fils. Ce geste ne se fit point. Le jeune homme garda le silence, et Savéli, peu après retourna au village.
La vie, pour Philippe, avait perdu son charme. L'étude des mathématiques seule avait encore de l'attrait pour lui; en arrachant le jeune homme à ses rêveries, elle le retrempait dans ce courant des préoccupations impersonnelles sans lequel nul homme ne peut être fait de l'acier des batailles.
L'hiver s'avançait. A Noël, Philippe ne put y tenir. Poussé, se disait-il, par le désir de revoir son père, qu'il avait à peine entrevu cette année, mû en réalité par une impulsion inconsciente, il partit pour le village.
Aussitôt après qu'il eut rempli son devoir filial, il sortit pour aller voir le père Vladimir.
--Et les dames, tu n'iras pas leur faire de visite dit Savéli.
--Si fait, avec votre permission, répliqua le jeune homme en rougissant.
--Vas-y. Il est bon qu'elles voient que tu sais vivre tout comme un seigneur.
Heureux de la permission, Philippe courut sur-le-champ à la maisonnette. En entrant, il ne trouva personne pour l'annoncer; hésitant, il mit la main sur le bouton de la porte... un pas léger s'approcha, et la porte s'ouvrit tout à coup. Un faible cri retentit, puis l'ombre de Catherine effarouchée se retira et lui laissa voir la chambre pleine de verdure, avec ses murs de poutres équarries, ses rideaux blancs soigneusement relevés, le fauteuil de l'aïeule près de la fenêtre, telle enfin qu'il l'avait quittée. Il entra.
--C'est vous, Philippe Savélitch, dit la voix de Catherine, plus douce, plus moelleuse qu'il ne l'avait encore entendue; vous m'avez fait peur. Entrez! Nous parlions de vous tout à l'heure.
Le jeune homme entra, fit ses compliments à madame Bagrianof, et se retourna pour mieux voir la jeune fille: elle avait disparu. Cinq minutes, qui lui semblèrent un siècle, s'écoulèrent, puis elle reparut, un noeud bleu dans ses cheveux d'or, une ceinture bleue sur sa robe gris clair. Elle s'était parée pour l'hôte inattendu.
En la revoyant, Philippe se sentit soudain porté comme sur un nuage: les aspérités de la vie disparurent à ses yeux, il ne vit plus que cette pièce harmonieuse à l'oeil, pleine de souvenirs paisibles et doux, où la figure de Catherine, claire et reposée, semblait attirer à elle toute la lumière éparse dans l'appartement. Il se sentit tout à coup joyeux et plein de confiance; sa gaieté gagna l'aïeule elle-même. Catherine se mit à rire comme un oiseau chante, parce qu'elle avait le coeur content, et la maisonnette fut pleine un moment du joyeux babil d'une matinée de printemps.
--Combien de temps restez-vous? dit madame Bagrianof.
Catherine, anxieuse, cessa de sourire et pencha légèrement la tête en avant pour mieux entendre la réponse.
--Huit jours seulement, répondit Philippe.
--Huit jours! répéta Catherine, c'est bien peu... Et vous viendrez nous faire la lecture comme autrefois?
--Certainement! s'écria le Jeune homme; puis, songeant à son père, il ajouta plus timidement: Je lâcherai.
--Il faut venir! insista Catherine. Grand'mère dit que je lis déjà mieux, mais je suis encore bien loin d'être aussi habile que vous!
Le soir même Savéli, suivant son habitude, se retira de bonne heure pour dormir, et Philippe courut à la maisonnette.
Le grand poêle de faïence remplissait la chambre d'une température de printemps; Catherine allait et venait, s'occupant du thé; rien n'était changé, Philippe sentit qu'il aimait cette maison de toute son âme.
--Je lirai la première, dit Catherine en se posant sur une chaise auprès du jeune homme comme une fauvette arrêtée un instant sur une branche. Vous me direz si j'ai fait des progrès, et puis vous lirez à votre tour.
Elle commença. Philippe resta stupéfait: elle s'était approprié sa manière de lire jusque dans les moindres détails. Il écoutait, se demandant comment elle avait pu l'imiter ainsi, et n'osant se demander pourquoi.
--Est-ce bien? demanda Catherine, posant le livre à la fin du chapitre, et regardant Philippe de son honnête regard d'écolière.
Tout à coup ses veux se troublèrent, ses paupières battirent.. La leçon était finie, l'enfant avait fait place ù la jeune fille.
--C'est très-bien, répondit le jeune homme sans savoir ce qu'il disait: vous lisez comme moi...
Madame Bagrianof se mit à rire à cette naïveté, et les jeunes gens l'imitèrent.
Les huit jours passèrent comme un rêve heureux. Philippe vit arriver te moment du départ sans avoir rencontré Catherine seule un instant, et partit le coeur gros.
XX
Seize mois s'étaient écoulés depuis sa dernière visite, lorsqu'il put revenir au village. Après avoir embrasé sa mère, il courut à la maison Bagrianof. Les buissons de lilas avaient grandi; les touffes de rosiers plantées par Catherine avaient poussé des jets énormes; la ruine s'effritait de plus en plus, et bien des briques tombées faisaient brèche dans la muraille; un bouleau, encore petit deux ans auparavant, agitait à dix pieds de hauteur son léger panache, et le gazon recouvrait presque tous les débris.
Philippe s'approchait à pas lents, regardant autour de lui, cherchant à se rappeler l'ancienne apparence de ces lieux changés sans qu'il pût s'expliquer pourquoi.
Derrière la maison,--du côté de la ruine,--s'élevait un petit bosquet d'acacias, de ceux qui croissent vite. Là Catherine s'était fait installer un banc de gazon.
Durant les longs sommeils de sa grand'mère, désormais somnolente et affaiblie, elle venait y travailler. La ruine avait pris pour elle un attrait mystérieux: c'était une sorte d'énigme qu'elle interrogeait du regard pendant ses heures de rêverie. Elle savait que son grand-père avait péri dans les flammes; elle savait que le père de Philippe avait sauvé sa grand'mère et sa mère.. La légende s'arrêtait là; mais Catherine ne se tenait pas pour satisfaite. Comment et pourquoi le feu avait il pris à la demeure de ses ancêtres? Pourquoi le grand-père avait-il été riche lorsque ses descendants étaient pauvres? Toutes ces questions flottaient dans l'esprit de Catherine, occupant ses heures de loisir, et servaient à la distraire lorsqu'elle se reprochait de trop penser à "ce jeune homme qui ne lui était rien", comme elle se le répétait avec mélancolie.
Elle était dans son bosquet lorsqu'elle vit approcher Philippe, qui ne la voyait pas. Son coeur bondit violemment, elle resta toute pâle; sa joie fut si forte qu'elle lui fit mal. Son premier mouvement l'avait fait lever; elle se rassit sur-le-champ un peu par convenance, beaucoup parce qu'elle tremblait.
Philippe avait vu le mouvement de la robe claire à travers te feuillage. Il se dirigea de ce côté et s'arrêta interdit devant la jeune fille. Elle avait tant grandi! elle était devenue si imposante! Il voulait la saluer comme autrefois, il n'osa.
--Bonjour, mademoiselle, lui dit-il cérémonieusement.
--Bonjour, monsieur, répondit-elle... Qu'il y a longtemps!... ajouta Catherine involontairement.
Philippe l'approcha, rassuré.
--Grand'mère dort, continua la jeune fille,--elle dort beaucoup à présent; tout à l'heure j'irai voir si elle est réveillée. Asseyez-vous là, fit-elle en ramassant son ouvrage et en faisant place au jeune homme sur le banc de gazon.
Cinq minutes après, ils avaient oublié la longue séparation.
A dater de ce jour, Philippe vint toutes les après-midi retrouver Catherine dans son bosquet La grand'mère dormait, accablée par la chaleur du jour, la maison entière sommeillait; sous le soleil de juin, le seigle en fleur envoyait son odeur pénétrante; les alouettes, perdues dans le ciel, chantaient à pleine gorge, et Catherine écoutait Philippe, qui lui parlait de choses et d'autres d'abord, de lui-même ensuite,--puis de rien... Le silence s'établissait sur eux comme dans un temple, et Catherine, penchée sur son ouvrage oisif, continuait à écouter ce que Philippe lui disait avec ses yeux, qu'elle ne regardait pas.
Un jour.... ce silence durait depuis un moment; Catherine, malgré elle, leva la tête... Sa main tremblante au bord de sa robe se trouva dans celle de Philippe. Elle détourna les yeux. Les lèvres du jeune homme se posèrent sur ses doigts frémissants.
--Catherine, m'aimez-vous? dit tout bas Philippe. Je vous aime depuis que je vous ai vue.
Catherine se mit à pleurer et ne répondit pas. Philippe lui raconta alors tout ce qu'il avait éprouvé depuis le premier jour.
--Je ne suis qu'un paysan, lui dit-il.
Elle l'interrompit du geste: ce mot lui arracha le secret qu'elle eût peut-être encore essayé de garder.
--Un paysan? dit-elle quel noble seigneur pourrait valoir un paysan tel que vous?
--Je vaux donc quelque chose à vos yeux? dit humblement
Philippe.
--Plus que la terre entière, murmura Catherine en cachant son visage dans ses mains.
Pour ce jour-là, Philippe n'en demanda pas davantage.
Ils furent heureux de ce bonheur pendant quinze jours. L'avenir n'existait pas encore pour eux, le passé leur suffisait. Cette période de l'amour jeune et la plus douce de la vie humaine: ceux qui l'ont connue et dont le rêve s'est arrêté là sont peut-être les plus heureux! Mais bientôt Philippe ne se contenta plus de songer au passé; il lui fallut l'avenir pour étendre son amour plus à l'aise. Comment quitter le village sans emmener Catherine?
--Non, dit la jeune fille, il faut que je reste ici; ma grand'mère ne pourrait pas supporter un nouveau changement d'existence. C'est vous qui viendrez vous fixer ici.
--Votre grand'mère ne voudra pas que vous épousiez un simple paysan, lui dit-il.
--Grand'mère? Elle voudra tout ce que je voudrai: elle m'aime tant!
--Et votre père?
--Il voudra ce que voudra grand'mère, dit Catherine d'un air entendu. C'est votre père qui ne voudra peut-être pas!
Philippe resta muet. Il n'avait jamais songé à cette éventualité Son père haïssait les Bagrianof, c'était bien certain, mais il n'avait jamais témoigné d'animosité particulière contre l'aïeule et sa petite-fille.
--Je le lui demanderai si bien qu'il ne pourra pas me refuser, répondit-il après un moment de réflexion Mon père m'aime par-dessus tout; il avait de l'ambition pour moi, il m'a laissé cependant embrasser une carrière en apparence peu relevée;--il ne sera pis moins bon quand il s'agira de mon bonheur.
Rassurés par cette idée, les deux jeunes gens ne s'occupèrent plus que de leur amour. Savéli ne devait revenir que vers la mi-juillet. Trois semaines restaient encore, qui furent pour eux trois semaines de paradis.
Un soir, Philippe accourut radieux à la maisonnette. Catherine n'était pas dans le jardin; il entra sur la pointe du pied dans la salle à manger. Madame Bagrianof, un instant réveillée, le reconnut et lui dit bonsoir, puis se rendormit doucement.
Catherine se retira dans l'embrasure d'une fenêtre; le jeune homme l'y suivit.
Le soleil était couché; le ciel, bleu de lin, était tendre et pur comme les caresses d'un petit enfant; les arbres et les plantes s'endormaient, le parfum des fleurs de tilleul embaumait l'atmosphère.
--Catherine, dit tout bas Philippe, mon père arrive aujourd'hui dans la nuit.
--Vous pensez qu'il consentira?
--Oui, je le crois. Il faudra bien que j'obtienne son consentement, car sans vous, Catherine, je pourrais peut-être devenir un homme célèbre, mais je ne serais pas un homme bon.
Catherine lui serra la main sans répondre. Madame Bagrianof fit un mouvement.
--A demain, ma fiancée, murmura Philippe, et il sortit doucement.
Quand il eut descendu le perron, il se retourna. Catherine était restée à la fenêtre et le regardait. Il enjamba la plate-bande qui défendait l'abord de la maison et se rapprocha de la fenêtre.
--Je ne puis pas m'en aller ainsi, dit-il tout bas en prenant les mains de la jeune fille. Je suis trop heureux, il me faut encore quelque chose. Donnez-moi un baiser... le premier!
--Demain, répondit Catherine, quand vous aurez vu votre père.
--Alors j'aurai droit d'exiger comme fiancé: donnez-le-moi aujourd'hui, de bonne grâce.
Catherine résistait faiblement: Il se haussa sur la pointe des pieds; la jeune fille se laissa attirer par les mains qui tenaient les siennes, et son front se trouva sous les lèvres du jeune homme. Tel, vingt-sept ans auparavant, Savéli implorait Fédotia.
--Merci, dit Philippe; à demain, ma femme!
Il lui envoya un baiser et disparut sous le couvert des arbres. Catherine, appuyée à la fenêtre, regarda le ciel quand elle ne vit plus Philippe. Son jeune coeur, gonflé de joie et de tendresse, avait besoin de s'épancher: elle pria.
XXI
Savéli n'aimait pas à être attendu. Son fils, qui ne dormait pas, l'entendit arriver dans la nuit, mais se garda bien d'aller le saluer, de peur de lui inspirer quelque mécontentement. Le matin venu, il se rendit près de son père, qui fumait dans la salle à manger, et réunit autour de lui tout ce qui pouvait mettre Savéli de bonne humeur.
--Il a fait quelque dette, pensa Savéli, en voyant ses façons affectueuses; il va me demander de l'argent.
--Mon père, dit le jeune homme, vous avez été pour moi un père comme il n'y en a pas.--Savéli fit de la tête un signe approbatif.--Je viens vous demander de mettre le comble à vos bontés...
--Comment? dit tranquillement Savéli.
--En me permettant de me marier.
--Tu veux te marier? fit le père sans témoigner de surprise.
--Oui, mon père, si vous voulez bien y consentir... Je suis jeune, je le sais...
--Ca ne fait rien, dit Savéli; on peut se marier jeune. Tu veux que je te cherche une fiancée?
--Non, mon père, j'ai trouvé celle que je désire épouser.
--Ce n'est pas une paysanne, j'espère? dit Savéli en fronçant le sourcil.
--Non, mon père, c'est une demoiselle noble.
--Bien!--Savéli inclina la tête d'un air satisfait.--Et tu la nommes?..
--Catherine Bagrianof.
--Une Bagrianof s'écria Savéli en se levant tout d'une pièce. Il regarda son fils d'un air terrible.--Tu aimes une Bagrianof? C'est impossible.
--Je l'aime! répondit Philippe très-pâle et regardant son père en face.
Les yeux des deux hommes se rencontrèrent. Ceux du père exprimaient une haine implacable, ceux du fils une volonté énergique. Ce fut Savéli qui détourna son regard.
--Tu aimes me Bagrianof? reprit-il avec rage; la race maudite ne cessera donc pas de nous poursuivre? Ce n'est pas vrai, dis? Tu ne l'aimes pas?
--Je l'aime, et je lut ai demandé d'être ma femme, sauf votre bon vouloir, mon père.
--Elle a consenti? dit Savéli les dents serrées par la colère.
--Elle a consenti.
--La race maudite! la race maudite! répéta le malheureux colporteur. Je ne veux pas, reprit-il après un court silence. Tu n'auras pas ma bénédiction.
--Sa race est peut-être maudite, dit Philippe toujours debout, les yeux étincelants, mais Catherine est un ange envoyé par Dieu pour racheter les fautes de sa race; vous ne la connaissez pas, mon père; ceux qui la connaissent ne peuvent que l'aimer et la bénir. Laissez-vous toucher, oubliez votre haine, pardonnez!...
--Pardonner! s'écria Savéli hors de lui. Pardonner, moi!... ne me parle pas, ajouta-t-il, rentrant en lui-même; ne me parle plus jamais de cela, tu n'auras pas mon consentement.
Philippe regarda son père; cette obstination, cette haine endurcie quî foulaient son bonheur aux pieds lui parurent si déraisonnables, si inhumaines, qu'oubliant le respect et l'admiration de sa jeunesse, il fit un pas en arrière pour se retirer.
--Vous pouvez me refuser votre consentement, dit-il d'une voix étouffée, et moi... je puis m'en passer.
--Toi? toi? fit Savéli, le bras levé pour frapper... Il laissa retomber son bras. C'est vrai, dit-il à voix basse, on peut se passer du consentement du père. Mais tu ne peux pas épouser une Bagrianof, tu ne le peux pas, répéta-t-il avec force. Non! Dieu lui-même interviendrait pour t'en empêcher.
--Je l'aime, répondit Philippe, l'amour est plus fort que la haine.
--Mais, malheureux, ce n'est pas de la haine! s'écria le père au désespoir. Il y a quelque chose de plus fort que la haine et que l'amour... Tiens, va-t'en, tu me rendrais fou!
Il se laissa retomber sur sa chaise, les mains sur les genoux, l'oeil égaré.
Il avait gardé son secret vingt-sept ans, ceux qui l'avaient connu étaient morts; seul le père Vladimir avait survécu, et celui-là, au nom du Dieu de miséricorde, avait pardonné depuis longtemps. Celle qu'il avait rendue veuve l'avait béni comme son sauveur. La richesse était venue; pardon visible du Seigneur, la paix et la prospérité s'étaient établies sur sa famille. Plus riche, plus orgueilleuse que la maison seigneuriale, sa demeure se dressait en face de la ruine; la famille Bagrianof s'éteignait faute d'héritiers mâles, tandis que lui, ce paysan criminel, fondait dans son fils une race nouvelle appelée à de grandes destinées, et voilà que ce fils, beau, intelligent, tendre et fier, espoir, orgueil de sa vieillesse, s'éprenait de qui?... de l'enfant de celle qu'il avait ruinée, de la petite-fille de l'homme qu'il avait assassine. Mais Bagrianof se lèverait de sa tombe pour séparer les fiancés, si dans l'église où reposaient ses os calcinés le fils du meurtrier osait réclamer la main de Catherine!
Philippe attendait toujours; debout près de la porte, il espérait encore. La violence même de ce refus, qu'expliquait mal une rancune obstinée, lui faisait croire à un retour de clémence
--Philippe, dit enfin le malheureux, tu l'aimes donc, cette jeune fille?
Le jeune homme fit un signe de tête.
--Je t'en supplie, mon fils, détache-toi d'elle; prends pour fiancée celle que tu voudras, n'eût-elle rien, fût-elle plus mauvaise que l'ivraie des chemins...; mais n'épouse pas une Bagrianof!
--C'est une Bagrianof que j'aime, et j'ai donné ma parole, dit Philippe avec fermeté.
--Tu ne peux pas épouser une Bagrianof, répéta le père; cela ne se peut pas.
Philippe leva la tête, et, pour la première fois, un soupçon de la vérité traversa son esprit; mais cette idée horrible lui parut impie.
--Pourquoi? dit-il après un silence poussé par l'obsession qu'il chassait vainement.
--Je n'ai pas de comptes à te rendre, répondit Savéli plein de hauteur.
--Alors j'épouserai Catherine, dit Philippe en mettant la main sur le bouton de la porte. Si vous avez de bonnes raisons pour expliquer votre refus, je pourrai peut-être les comprendre; mais, si c'est une haine aveugle et injuste...
Savéli voulait parler, ses lèvres se refusèrent à proférer un son: il agita la main droite et se détourna. Philippe ouvrit la porte; au moment de la fermer, il jeta un dernier regard sur son père. Celui-ci, image du désespoir, immobile comme un homme de pierre, se tenait au milieu de l'appartement, la tête basse, les mains pendantes. Philippe fut touché de cette muette agonie; il referma la porte et s'approcha de son père. Savéli leva la tête et fixa sur son fils ses yeux pleins d'angoisse.
--Tu crois que c'est par entêtement que je refuse, dit-il avec peine; mais, malheureux, ce n'est pas moi qui refuse! Je te dis que tu ne peux pas épouser cette jeune fille,--non pour elle, la pauvre enfant,--mais la malédiction de Dieu frapperait vos fils au berceau et ferait tomber votre chair en pourriture... Tu ne peux pas! te dis-je.
--Qu'y a-t-il donc? s'écria Philippe exaspéré. Si je suis condamné à expier quelque crime, que je le sache, au moins! Je ne veux pas être l'agneau muet du sacrifice; si je dois souffrir, je veux savoir pourquoi!
Savéli regarda son fils et lut dans ses yeux la résolution implacable qui l'avait lui-même animé jadis.
--Va trouver le père Vladimir, lui dit il, et demande lui ce que tu veux savoir.
Philippe salua son père d'une inclination profonde et se dirigea vers la cure. Savéli le suivit des yeux, puis il rentra dans sa chambre et se prosterna devant les images saintes.
Le père Vladimir était dans son jardin; Philippe ouvrit la petite porte et se dirigea vers lui.
--J'ai à vous parler, mon père, dit-il à demi-voix.
Le prêtre regarda le jeune homme.
--Venez, dit-il.
Il se doutait de ce qui l'amenait. Les longs séjours de Philippe dans le jardin, ses lectures du soir à la maison Bagrianof lui avaient donné bien du souci. Toute intervention était cependant impossible; aussi s'était-il borné à se tenir le plus souvent à l'écart des deux familles, afin de n'avoir pas d'avis à donner.
Les deux hommes descendirent silencieusement la route qui menait au rivage. Un bois épais longeait la rivière; l'herbe croissait grasse et molle jusqu'au sable de la rive. Quand ils furent arrivés là, loin de toute oreille humaine, le prêtre s'assit sur un tronc d'arbre desséché. Philippe resta debout devant lui.
--Que voulez-vous? demanda le père Vladimir.
Pendant cette courte promenade, le jeune homme avait eu le temps de calmer sa première effervescence.
--Pourquoi mon père ne veut-il pas que j'épouse Catherine? dit-il enfin.
Le père Vladimir ne répondit pas.
--Il m'a dit de vous le demander, continua Philippe, le coeur serré par l'angoisse devant ce silence qui l'effrayait.--Suis-je maudit? Est-ce moi qui ai commis un crime? Est-ce Catherine? Est-ce mon père? Répondez, car, moi aussi, je deviendrai fou!
Serrant ses mains jointes et crispées sur ses yeux dilatés par l'angoisse, Philippe se laissa tomber à genoux sur le sable.
--Puisque votre père veut que je parle, je parlerai, dit le prêtre à regret. Que Dieu m'inspire et ne fasse sortir de ma bouche que des paroles de vérité!
Il se leva et fit le signe de la croix.
--Bagrianof, dit-il, était un homme méchant. Votre père aimait une jeune fille de ce village...
--Ma mère? interrompit Philippe.
--Non, une autre jeune-fille; votre père était fier, son sang bouillait dans ses veines. Bagrianof le trouva insolent et voulut le faire soldat. Sa jeune fiancée alla demander sa grâce... et l'obtînt, mais à quel prix! Un sortant, elle rencontra son fiancé; ne pouvant supporter sa vue, elle alla se jeter à la rivière; là.--ajouta le prêtre indiquant du doigt la place ou Fédotia avait disparu.
Philippe suivit son geste d'un oeil morne.
--Que Dieu ait pitié de son âme, reprit le confesseur, ce fut son seul péché. Le père et le fiancé jurèrent de la venger; et, la nuit qui suivit les funérailles... la maison de Bagrianof brûla.
Philippe frissonna de tout son corps et couvrit son visage de ses mains.
--Mais mon père? dit-il à voix basse.
--Avant de mettre le feu à la maison, aveuglés par le démon, les malheureux pécheurs avaient tué Bagrianof à coups de hache.
--Mon père aussi? murmura faiblement Philippe, résistant encore à la vérité qui l'accablait.
--Ton père le premier, répondit le prêtre.
Les oiseaux chantaient dans le bois, les cigales bruissaient dans l'herbe, le soleil brillait sur la rivière; la joie de ta nature en juillet débordait rie toutes parts, pendant que Philippe, anéanti, prosterné sur le sable, demandait grâce sous l'aiguillon de la souffrance.
Le prêtre était debout devant lui, sa haute stature se dressait sur le ciel; sa main droite s'était tendue vers le jeune homme, victime expiatoire du crime paternel... Philippe ne la vit pas, ou n'osa la prendre.
--Le sang est sur moi, dit-il en frémissant.
Il se tut un moment. Mais Catherine? Catherine est innocente! Ses mains sont pures, celles de sa mère étaient pures.
--Catherine expie les fautes de l'aïeul criminel, dit tristement le prêtre. Ainsi s'accomplissent les paroles du Prophète: Les péchés des pères seront punis dans les enfants jusqu'à la quatorzième génération.
Philippe secoua douloureusement la tête.
--Oh! mon père, dit-il d'une voix sombre, mon père tant aimé tant honoré, dont j'avais fait mon héros, mon idole! mon père a versé le sang...
Il resta muet d'horreur à cette parole sortie de ses lèvres.
--Mais Dieu a pardonné, vous avez parlé, père Vladimir, le péché est effacé, la miséricorde divine est infinie...
--Le fils de Savéli ne peut pas épouser une Bagrianof, répondit lentement le prêtre. De quel nom les fils de Catherine salueraient-ils le père de Philippe? Veux-tu que le sang de la victime et celui du meurtrier se mêlent dans tes enfants?
Philippe gémit sourdement. Sa jeunesse écroulée l'écrasait sous le poids de sa ruine. Il avait vécu dans un rêve d'amour, ouvrant son âme au chaud soleil de la tendresse, et voilà que la nuit du crime paternel allait peser éternellement sur lui coupable seulement d'être le fils du criminel... L'horreur même de la situation lui rendit des forces. Il se leva, et regardant le prêtre:
--Que dois-je faire, père Vladimir? dit-il d'une voix brisée.
--Ce que te conseillera ton coeur, répondit le prêtre ému jusqu'aux larmes à la vue de cette infortune imméritée.
--Mon coeur? répéta amèrement Philippe, je n'ai plus de coeur; j'ai des devoirs à remplir, voilà tout ce qui me reste. Que dois-je faire?
Le prêtre se taisait...
--Quitter Catherine, n'est-ce pas? renoncer à l'amour, renoncer au mariage, de peur que le crime... Je ne peux pourtant pas dire le crime de mon père! s'écria le jeune homme au désespoir.
Le prêtre se taisait toujours; le jeune homme reprit:
--Quitter Catherine qui me regardera comme un lâche, pour l'abandonner après lui avoir demandé d'être ma femme... Oh! Catherine, Catherine! Philippe, étouffant les sanglots, le jeta sur le gazon.
--Mon fils, dit le prêtre en s'asseyant auprès de lui, prenez courage. Cette expiation filiale peut ouvrir au pécheur les portes du ciel...
Qu'importait Je ciel à Philippe, qui perdait tout sur la terre! --Quitter Catherine aujourd'hui? Non, demain, n'est-ce pas, mon père? Je lui laisserai le temps de se préparer...
--Non, mon fils, dit tristement le prêtre, pas demain.
--Aujourd'hui alors? Tout de suite?
Le prêtre inclina silencieusement la tête.
--Et mon père? que lui dirai-je? Je n'ai rien fait de mal, je ne demandais pas à vivre... Maudit soit le jour de ma naissance!
Le prêtre leva une main vers le ciel.
--Ne maudissez pas, dit-il, Dieu pardonnera un jour.
Philippe s'était levé et marchait à grands pas ça et là. Il se tourna tout à coup vers le père Vladimir.
--Je vais voir Catherine, lui dit-il.
--Attendez encore un peu, calmez-vous...
--Non, je ne puis attendre! J'aime mieux que tout soit fini.
--Voulez-vous que je vous accompagne? dit le père Vladimir, plein d'anxiété.
--Je vous remercie, répondit Philippe: j'aime mieux être seul. Il s'éloignait la tête baissée, regardant en lui-même le gouffre où ses espérances venaient de s'engloutir... Soudain il pensa à ce que devait ressentir le confesseur qui avait remué pour lui les horreurs du passé. Il revint sur ses pas.
--Je vous remercie, mon père, lui dit-il, vous êtes bon.
Il voulait lui tendre la main, il hésita. Cette main n'était-elle pas désormais souillée aussi du sang de Bagrianof? Le prêtre le comprit et lui tendit les bras. Philippe s'y jeta sans parler. Leur étreinte fut longue et solennelle; ils se séparèrent sans ajouter un mot.
Le père Vladimir prit à pas lents le chemin de la cure, et Philippe se dirigea vers la maison Bagrianof.
XXII
Catherine s'était réveillée avec les oiseaux de son jardin, dans l'espoir d'une journée heureuse.
Vers midi, le grand silence de la chaleur s'établit sur la nature, et madame Bagrianof s'endormit dans son fauteuil, près de la fenêtre. Les stores étaient baissés; l'appartement était plein d'une douce fraîcheur; Catherine céda à ces influences; la tête appuyée contre la fenêtre, dont elle avait soulevé le store à demi, elle ferma les yeux et s'endormit doucement.
Quand elle se réveilla, Philippe était devant elle. Debout au milieu de l'allée, il la contemplait avec des yeux si plein d'amour et de douleur, qu'elle se retrouva soudain en pleine réalité. Elle se releva brusque ment. Madame Bagrianof mur mura:--Ne sors pas, il fait trop chaud;--mais Catherine passa outre et gagna rapidement le bosquet.
Philippe, à sa vue, se mit à genoux;--elle appuya doucement la main sur son épaule. Son coeur battait si fort qu'elle tremblait de la tête aux pieds. Elle s'assit, les yeux plongés au fond de ceux du jeune homme.
--Eh bien? dit-elle enfin, voyant qu'il ne parlait pas.
Elle sentait peu à peu la douleur passer des yeux de Philippe jusqu'au plus profond de son coeur ignorant du mal.
Philippe la regardait, toujours à genoux, ne pouvant parler et désirant mourir pour ne pas la voir souffrir devant lui.
--Il refuse, n'est-ce pas? dit doucement la jeune fille en laissant tomber ses mains ouvertes sur ses genoux.
--Oh! Catherine, dit Philippe tout bas, dites-moi encore une fois que vous m'aimez, donnez-moi du courage...
Catherine se mit à pleurer.
--Du courage, dit-elle, je n'en ai pas; je ne sais pas ce que c'est que le courage, je n'en ai jamais eu besoin... Oui, je vous aime, vous le savez!
Philippe fit un mouvement pour l'envelopper de ses bras, puis se retint violemment.--Toucher Catherine avec ses mains souillées!...
--C'est à cause de mon grand'père, n'est ce pas, dit la jeune fille en s'efforçant d'arrêter ses larmes: on ne peut pas me pardonner d'être une Bagrianof! Ce n'est pas ma faute, cependant; je ne suis pas méchante...
Elle essuya ses pleurs avec le coin de sa robe blanche; Philippe la regardait toujours.
--Je paye bien cher le crime d'être une Bagrianof, continua la jeune fille. Vous, au moins, vous ne me méprisez pas? Je n'ai pu versé le sang, je suis innocente...
--Moi aussi, pensa Philippe je suis innocent, ce n'est pas moi qui ai versé le sang!
Il n'hésita plus: il saisit Catherine sur son coeur.
--Ecoute, lui dit-il, je t'adore, je n'aimerai jamais que toi; mais, vois-tu, nous ne pouvons pas nous marier... nous sommes de deux races ennemies.--Te souviens-tu qu'un jour tu l'as dit, là?--Il indiquait de la main la ruine endormie au soleil comme tout le reste de ce petit monde.--Nos deux races ennemies se sont réconciliées en nous, ma bien-aimée, mais notre sang ne peut se mêler sans sacrilège...
--Je ne comprends pas, dit faiblement Catherine.
--N'importe, mieux vaut que tu ne comprennes pas, continua le jeune homme en la tenant toujours embrassée. Nous ne pouvons pas être heureux, nous ne pouvons pas nous marier; il n'est pas un coin de la terre qui consentit à nous abriter, si nous voulions fuir ensemble loin de ceux qui veulent s'opposer à notre mariage... Il y a entre nous un abîme que rien ne peut combler. Nous pouvons nous aimer jusqu'à la mort, continua-t-il, mais nous ne serons jamais heureux.
--Pourquoi? dis-moi pourquoi? fit Catherine avec insistance.
La légende lui revint à la mémoire.
--Il y a un crime, n'est-ce pas? lui dit-elle en frissonnant. C'est mon aïeul?...
--Il y a tant de crimes, reprit le jeune homme éperdu que la justice de Dieu ne sait plus où frapper. Je t'aimerai toujours, Catherine; dis-moi adieu pour la vie.
--Non, non! s'écria-t-elle en s'attachant à lui,--je ne puis pas te dire adieu, je t'aime! Sans toi, la vie n'est rien!...
--C'est notre lot à tous les deux: prier et pleurer loin l'un de l'autre pour l'expiation éternelle des crimes que nous n'avons pas commis, répondit Philippe, le coeur débordant d'amertume. Je pars, je ne reviendrai jamais; dis-moi que tu me pardonnes, que tu sais que ce n'est pas ma faute. Tu me crois, n'est-ce pas?
Et il serrait contre lui Catherine frissonnante d'horreur.
--Je te crois, dit-elle, et je t'aime.
--Pour toujours?
--Oui... Je ne te verrai plus?
--Jamais.
Elle se rejeta dans ses bras et le serra avec force.
--Va-t'en, lui dit-elle. Adieu! que Dieu te rende heureux! Je le prierai pour toi.
Il voulait l'embrasser encore;
--Non, non! dit-elle, va-t'en maintenant, tout à l'heure je n'aurai plus le courage. Va-t'en!
Philippe s'enfuit en courant comme un insensé.
Restée seule. Catherine regarda longtemps la ruine! ses anciennes impressions de terreur lui revenaient; elle se rappela qu'autrefois elle avait cherche un rapport mystérieux entre ces débris et sa propre existence...
--Ah! dit-elle en s'approchant, les yeux pleins de larmes qui ne tombaient plus, tant ses yeux étaient las, si mes pleurs pouvaient laver la tache de sang que mon grand-père a mise sur sa maison, elle serait lavée avant la fin de ma vie!...
En s'éveillant, madame Bagrianof retrouva Catherine assise dans l'embrasure de la fenêtre.
--Tu es là? lui dit-elle.
--Oui, grand'mère.
--Ta voix est toute changée qu'as-tu?
--J'ai mal à la tête.
--C'est cela: tu vois bien que tu aurais dû m'écouter, et ne pas sortir pendant la chaleur.
Et madame Bagrianof reposa sa tête sur le dossier de son fauteuil, pendant que Catherine apportait le livre pour la lecture de l'après-midi. Ainsi devait désormais s'écouler sa vie.
Philippe, en rentrant, chercha son père dans la salle à manger Ne l'y trouvant pas, il pénétra dans sa chambre.
Depuis que son fils l'avait quitté, Savéli était resté prosterné devant les saintes images. Le remords, pour la première fois, venait d'entrer dans son coeur: en voyant son fils adoré frappé par la faute paternelle, il avait compris la grandeur du crime. Le visage qu'il tourna vers Philippe était celui d'un vieillard; robuste et fier la veille encore, ce visage avait pris les rides et l'expression douloureuse de ceux qui se sentent trop vieux et qui désirent mourir; mais Philippe ne s'en aperçut point.
Savéli s'était relevé et se tenait devant son fils comme un criminel devant son juge.
--Adieu, mon père, dit le fils d'une voix glaciale.
--Tu t'en vas?... balbutia le malheureux colporteur. Où vas tu?
--A la ville, travailler... et prier, ajouta Philippe.
--Et la jeune fille?.... dit le père en hésitant.
--Nous nous sommes dit adieu.
--Elle sait?... murmura le coupable avec angoisse.
--Non, hier vous étiez deux à connaître la vérité; aujourd'hui nous sommes trois, voilà tout. Dieu a permis à l'honneur et à la fortune de bénir votre maison, vous resterez riche et honoré. Ma mère n'est point coupable: rien ne troublera son repos.
Savéli inclina humblement la tête.
--Et toi? dit-il avec plus de confiance.
--Moi? Je vais remplir mon devoir... Je n'ai plus que le devoir devant moi, pour étoile... Adieu, mon père.
--Philippe!... s'écria le misérable père en tendant les bras à son fils.
--Adieu, mon père, répéta Philippe en s'inclinant jusqu'à la ceinture.
Une heure après, malgré les lamentations de sa mère, il quitta le village pour n'y plus revenir.
Savéli regarda pendant quelques instants la porte qui venait de se refermer sur son fils, le séparant à jamais de ce qui avait été sa joie et son orgueil. Il fit un pas en avant avec un geste de colère, puis son bras retomba à son côté, et il s'enferma dans sa chambre pendant tout le reste de la journée. Prosterné devant les images, la tête battant le sol, il resta de longues heures à crier: Pardon! au Dieu qu'il avait outragé.
Le châtiment, si longtemps différé, était enfin tombé sur sa tête sa victime se levait devant lui, comme le prêtre l'en avait menacé jadis, non pour l'accuser, mais pour rire encore de son rire méchant, pour se réjouir du malheur de son meurtrier. Que n'eût pas souffert Savéli dans sa chair et dans son âme pour pouvoir rendre le bonheur à son fils!
--Qu'il meure, se dit-il plus d'une fois qu'il meure à la fleur de l'âge plutôt que de laisser une postérité condamnée à la douleur par mon crime!
Le dimanche il rencontrait à l'église la jeune demoiselle, maigrie, blanchie, consumée aussi par la douleur, et,--vengeance du ciel!--ressemblant à son grand'père. Vainement Savéli se détournait, ces yeux étaient invinciblement attires vers ce doux visage pâli, où la souffrance imprimait de jour en jour un cachet plus immatériel...
Après quelques semaines de cette vie, plus dure que les tortures de l'enfer qu'il se représentait d'avance, Savéli se trouva tout à coup incapable de se lever de son lit. La bise de l'automne arrachait les feuilles des arbres et les faisait tourbillonner autour des maisons comme des oiseaux funèbres. Il garda quelques jours le silence, ne répondant rien aux prières de sa femme désespérée.
--Veux-tu voir ton fils? lui demanda-t-elle un jour.
Savéli se dressa sur son lit avec une lueur de joie inquiète dans ses yeux éteints, puis se laissa retomber lourdement.
--Non! dit-il à voix basse, il ne viendrait pas. Appelez la demoiselle, dit-il au bout d'un instant.
Les assistants s'entre-regardèrent. Jamais Savéli n'avait franchi le seuil de la maison Bagrianof. Le médecin, sentant la vie échapper au malade, fit signe qu'on obéit sans retard.
Le père Vladimir sortit aussitôt.
Catherine ne portait plus de robes claires; ses cheveux d'or, sévèrement retenus, ne formaient plus d'auréole autour de son visage, devenu grave et pensif.
--Savéli vous demande, dit le prêtre: il est bien malade et n'a plus que quelques heures à vivre.
Le visage de la jeune fille s'était couvert de rougeur; elle se leva aussitôt.
Ils n'échangèrent pas une parole pendant la route.
--Me voici, dit Catherine en s'approchant du mourant: que désirez vous?
Savéli ouvrit ses yeux dilatés par l'agonie, et resta un moment sans répondre.
--C'est vous la demoiselle? dit-il enfin.
--Oui, c'est moi.--Pardonnez-moi!... dit-il en essayant de joindre ses mains déjà glacées.
--Je vous pardonne, dit Catherine.
Elle pensait à l'opposition formulée par Savéli à son mariage.
--Pardonnez-moi... tout! insista le moribond.
--Je vous pardonne tout, répéta Catherine.
--Bénissez-moi, ajouta Savéli d'une voix éteinte.
La jeune fille fit le signe de la croix sur le meurtrier de son grand-père. Une joie étrange illumina les traits du coupable,--et il expira.
Catherine a refusé plusieurs partis; elle est persuadée que la race des Bagrianof doit périr avec elle. Philippe ne se mariera pas non plus, de peur que le péché de son père ne soit puni dans ses enfants jusqu'à la quatorzième génération.