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L'extraordinaire aventure d'Achmet Pacha Djemaleddine, pirate, amiral, grand d'Espagne et marquis: avec six autres singulières histoires

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The Project Gutenberg eBook of L'extraordinaire aventure d'Achmet Pacha Djemaleddine, pirate, amiral, grand d'Espagne et marquis

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Title: L'extraordinaire aventure d'Achmet Pacha Djemaleddine, pirate, amiral, grand d'Espagne et marquis

Author: Claude Farrère

Release date: November 25, 2016 [eBook #53599]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Winston Smith. Images made available by The
Internet Archive.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'EXTRAORDINAIRE AVENTURE D'ACHMET PACHA DJEMALEDDINE, PIRATE, AMIRAL, GRAND D'ESPAGNE ET MARQUIS ***

CLAUDE FARRÈRE

L'extraordinaire aventure
d'Achmet Pacha Djemaleddine
pirate, amiral, grand d'Espagne et marquis

avec six autres singulières histoires

PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, Rue Racine, 26


Il a été tiré de cet ouvrage: trente-cinq exemplaires sur papier de Chine,
numérotés de 1 à 35,

cent soixante-quinze exemplaires sur papier de Hollande,
numérotés de 36 à 210,

deux cent cinquante exemplaires sur papier vélin des papeteries du Marais,
numérotés de 211 à 460,

et vingt-cinq exemplaires sur papier de luxe
hors numérotage,

imprimés spécialement pour l'auteur, tous signés et parafés de sa main.


Droits de traduction, d'adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays.

Copyright 1921

by Ernest Flammarion.


TABLE DES MATIÈRES

 Page
 AVANT-PROPOSv
JADIS:
1.L'extraordinaire aventure d'Achmet pacha Djemaleddine, chef tcherkess, pirate, amiral, vali, grand d'Espagne, marquis de France et ami de plusieurs sublimes princes27
NAGUÈRES:
2.Sept lettres de princesse133
DE TOUT TEMPS:
3.Conscience turque219
4.Histoire de chat231
5.Histoire de chiens239
6.Tripolitaine253
7.Celui qui est mort265

AVANT-PROPOS
LES TURCS

Si j'essayais de dissiper l'équivoque? Si j'essayais de faire comprendre à mes compatriotes pourquoi j'aime les Turcs et pourquoi je n'aime pas leurs ennemis? Si j'essayais d'expliquer à toute la France pourquoi des hommes tels que Pierre Loti, tels que Pierre Mille, tels qu'Édouard Herriot, tels que Paul de Cassagnac, tels que MM. Ribot, de Monzie, Rouillon, que sais-je? tels que moi-même!—gens, ce me semble, légèrement différents les uns des autres, on m'accordera cela!—s'entendent néanmoins pour crier tous ensemble, et sur tous les tons: «La défaite turque actuelle serait une défaite française; la victoire grecque serait un recul pour la civilisation...»

Oui ... si j'essayais?

Pourquoi non? Le public français est assurément d'une ignorance en géographie qui rend la tâche assez rude. Mais, cette ignorance, n'est-ce pas un devoir impérieux de lutter contre elle,—surtout lorsqu'elle risque,—et c'est le cas,—d'entraîner l'opinion nationale à des manifestations qui vont droit à l'encontre des intérêts français les plus évidents?

Essayons donc!

Il y a huit ans,—c'était exactement le 3 octobre 1913, soit quinze ou seize jours avant qu'éclatât cette guerre des Balkans, qui fut si funeste à l'empire turc, et, par ricochet, à toute l'Europe, car la Grande Guerre en est sortie!—j'écrivais, pour l'une des très rares feuilles parisiennes où l'on est tout à fait libre d'écrire ce qu'on pense[1], un article où je prédisais quelques-unes des choses qui se sont réalisées depuis, et quelques-unes de celles qui se réaliseront à brève échéance. Et je terminais le dit article par une conclusion dans le goût de celle-ci:

«Dans la lutte injuste qui se prépare, mes sympathies vont au faible contre le fort, à l'assailli contre l'assaillant, au musulman contre le chrétien.»

Après quoi, ayant écrit cela, j'attendis en toute confiance la raisonnable vagonnée d'injures et de menaces,—toutes prudemment anonymes, il va sans dire,—que le retour du courrier ne pouvait manquer de m'apporter.

Or, mon espérance ne fut pas déçue. Je reçus tout ce que j'attendais. Un journal du matin me qualifia de juif et de métèque. Une feuille italienne m'accusa de n'être pas Français. Bref, nombre de bonnes gens, borgnes ou aveugles, s'indignèrent, avec véhémence, contre mon audace d'avoir deux yeux et d'être clairvoyant. Cela n'était ni pour m'étonner, ni pour me déplaire. Mais ce qui me déplut, sans toutefois m'étonner, ce fut le trop gros tas de lettres très sincères que force lecteurs de l'Intransigeant jugèrent indispensable de m'adresser. Ces lettres-là ne contenaient guère d'injures et nulle menace. Mais toutes me reprochaient, le plus candidement du monde, à moi, officier français, qu'on savait «très bon patriote», de prendre le parti «des turcs» contre «les victimes chrétiennes».

—Ce reproche-là, qu'on me prodiguait en 1913, on n'oserait plus me l'adresser aujourd'hui. La Grande Guerre a passé. Et tous les soldats français de l'Armée de Salonique savent qu'en Orient la victime est plus souvent musulmane que nazaréenne, et le bourreau plus souvent arménien qu'osmanli...

Mais on me reprochait encore, j'en suis persuadé, de prendre, contre la civilisation, le parti des Barbares.—N'est-ce pas?—Les préjugés sont si forts, et la vérité si débile!—Soit! c'est donc à ce reproche-là que je veux d'avance répondre. Et c'est pour éclairer les hommes de bonne foi et de bonne volonté que je publie, aujourd'hui, ce livre.

—Je précise d'abord.

Si j'aime les Turcs et si je n'aime pas leurs ennemis, c'est à double cause. J'ai deux raisons qui justifient ma sympathie: une raison d'intérêt et une raison de sentiment.

La raison d'intérêt, je l'ai vingt fois exposée, dans trop d'articles et dans trop d'études dont j'ai, de 1903 à 1921, encombré les revues, les journaux, les magazines même. Je reviens encore là-dessus; car rien n'est plus important pour des lecteurs français désireux de bien comprendre le problème oriental:—dans tout le Proche-Orient, les intérêts français sont liés, et mieux que liés: mêlés, enchevêtrés, confondus avec les intérêts turcs. Chaque pas perdu par la Turquie fut toujours un pas perdu par la France. Chaque progrès des Bulgares, des Serbes ou des Grecs fut un recul pour nous, Français.

Rien n'est plus clair. Il faut n'avoir jamais mis les pieds hors de France pour en douter.

Qu'on veuille bien se souvenir, d'abord, de l'état actuel de la question turque. La Turquie de 1914 a lutté contre nous aux côtés de l'Allemagne. Certes! Mais qu'est-ce à dire? Ceci simplement: que, menacée et entamée par ses ennemis slaves, menacée par la Russie tsariste qui voulait Constantinople, menacée par l'Entente de 1914, qui accordait Constantinople à la Russie, les Turcs ont dû chercher appui chez les ennemis des Slaves: en Autriche, en Allemagne. Est-ce la faute des Turcs si les Français de 1913 étaient devenus les très humbles serviteurs de la Russie,—jusqu'à lui sacrifier avec ardeur tous nos intérêts asiatiques[2], pour lesquels aucun de nos gouvernements de jadis n'hésita jamais à tirer l'épée? Est-ce la faute des Turcs si l'alliance franco-russe fut toujours telle, qu'en toute occurrence, et chaque fois que les deux politiques des nations alliées vinrent à s'opposer l'une à l'autre, ce fut toujours inéluctablement la France qui céda, et la politique française qui mît les pouces[3]. Cela n'empêchait pourtant pas la langue française d'être, et de continuer d'être au même titre que la langue turque, tant qu'il y eut un Empire turc, la langue officielle de l'Empire. Cela n'empêchait pas nos écoles de rayonner sur tout l'empire ottoman. Cela n'empêchait pas le peuple turc de nous connaître, de nous aimer[4],—comme l'unique nation qui fut toujours son alliée contre tous ses ennemis successifs, depuis le temps de François Ier jusqu'au temps de Napoléon III. Cela, surtout, n'empêchait pas le Turc musulman, continuellement envahi et entamé par le Slave orthodoxe, de s'appuyer logiquement sur le Franc catholique et de le favoriser de toutes ses forces! Questionnez nos missionnaires latins, véritables pionniers de notre civilisation occidentale en Anatolie: tous se louaient du Turc et maudissaient l'orthodoxe. Aux jours des grandes fêtes catholiques, qui furent toujours là-bas, que les anticléricaux de France le sachent ou l'ignorent, les vraies fêtes françaises (concurremment avec le 14 juillet, fêté musique en tête par tous les religieux latins d'Orient), à Pâques nouveau style, à Noël, à l'Assomption, que voyait-on, de Stamboul jusqu'à Diarbékir?—On voyait les garnisons ottomanes, baïonnette au canon, faire la haie sur le passage des processions françaises pour leur faire honneur et pour les protéger contre les injures, les cailloux et autres aménités dont toute la gent orthodoxe s'efforce de lapider ces Francs maudits, barbares et idolâtres.

Ainsi vont les choses, partout où flotte encore le drapeau rouge au croissant d'or. Et, naturellement, partout où ce drapeau a cessé de flotter, d'Athènes à Sofia, en passant par Salonique et par Smyrne, les choses vont d'une autre manière. Grèce, Serbie, Bulgarie, Grèce surtout, sont, en effet, orthodoxes de religion et slaves de race. Oui: la Grèce surtout! Et, sans même remonter à cent ans en arrière, sans rappeler qu'au combat de Breno, en 1807, les Monténégrins, vainqueurs d'une division française chargée de réprimer leurs brigandages en Illyrie, achevèrent et mutilèrent tous nos blessés,—sans rappeler qu'en 1854, Canrobert, alors général de division opérant en Bulgarie[5] contre les Russes, se plaignait, dans un rapport que j'ai lu aux Archives de France, de l'abominable cruauté des paysans contre nos soldats, il suffit de se reporter aux plus récents événements de la Grande Guerre, à la trahison grecque, au massacre d'Athènes perpétré le 1er décembre 1910, et à l'agression bulgare de la même année. La Turquie marcha contre nous contrainte et forcée: pas un Turc ne s'engagea volontairement, de 1914 à 1918, contre la France! Au contraire toute la Bulgarie, toute la Grèce royaliste,—qui nous devaient autant de reconnaissance historique l'une que l'autre,—se jetèrent avec enthousiasme dans le camp de nos ennemis.

N'oublions pas, enfin, que dans tout l'Orient, les termes de Français, de Francs et de catholiques sont pratiquement identiques. Qu'on le sache bien, qu'on en soit sûr: l'armée grecque d'Anatolie, en cet instant même, refoule et culbute la France latine hors d'Anatolie, comme jadis les armées serbe et bulgare nous rejetèrent hors des Balkans.

Voilà pour la question d'intérêt. J'en viens à la question de sentiment. Elle n'est pas d'importance moindre. J'ai montré qu'un Français «conscient» devait être du parti des Turcs. Un honnête homme, Français ou non, doit en être aussi, s'il a le courage de rejeter loin de lui le fatras des vieux préjugés héréditaires et d'oublier la boutade de Molière, plaisante, mais injuste: Vraiment oui! de la conscience à un Turc!

Les Turcs, en effet, ont de la conscience. Ils en ont même infiniment plus que les chrétiens d'Orient, que les orthodoxes levantins.

Qu'on m'excuse, d'abord: il me faut aborder ici quelques faits tout personnels. Je serai, d'ailleurs, on ne peut plus bref. Je veux, seulement qu'on soit bien persuadé que je n'invente rien de ce dont je parle et que j'ai appris ce que je sais par moi-même, sur place et à loisir. Je n'ai pas acquis une érudition toute factice en feuilletant des livres au hasard. Je n'ai pas traversé les Balkans à toute vapeur, en voyage «d'études». Je n'ai pas limité mes investigations à un seul pays, n'interrogeant qu'an seul parti, et refusant d'écouter même les plus timides échos de la cloche adverse... Non. J'ai vécu en Orient deux ans et demi, de 1902 à 1904. J'y suis retourné de 1911 à 1913. Je me suis promené en touriste, de Trébizonde à Corfou, par Sébastopol, Varna, Galatz, Bourgas, Athènes, Corinthe, Smyrne, Syra, Brousse, Beyrouth, Monastir, Samos et Candie. Entre temps, j'ai parcouru la Tunisie, l'Algérie, le Maroc; bref, tout ce qu'il y a de terres musulmanes. J'ai vu chez eux les princes et leurs cours, les paysans, les ouvriers et les bergers. Je me suis fait de très bons amis partout, et des amies. Tous et toutes me parlèrent toujours fort librement: je ne suis pas journaliste, je suis soldat: cela met les bavards à l'aise. A Sullina de Roumanie, j'entendis jadis les officiers du roi Carol, allié de l'Allemagne, crier: Vive la France! A Andrinople, une petite Serbe me révéla, trois bons mois d'avance, que les officiers du royaume avaient fait partie d'assassiner leur reine et leur roi, du temps des Obrenovitch. A Smyrne, lors du débarquement hellène, l'infamie des insultes à la population turque inoffensive, et l'horreur des meurtres, des viols, des tortures, tout cela lâchement perpétré, par une soldatesque immonde que ses officiers poussaient à faire pis, fut une tache de boue et de sang sur la soie déshonorée à jamais du drapeau grec. Depuis, chaque bataille, soit gagnée, soit perdue par ces mêmes héros athéniens qui fusillèrent en 1915 nos matelots sans armes fut prétexe à d'autres insultes, à d'autres meurtres, à d'autres viols, à d'autres tortures. Cela, sans doute, me dira-t-on, c'est la guerre.—Oui... Pas, néanmoins, la guerre ordinaire. Pas même la guerre telle que la faisaient MM. von Hindenburg et Ludendorf...—Mais enfin, soit! c'est la guerre... Mais il y a aussi la paix. Or, en pleine paix, j'ai vu, partout, les banquiers arméniens, grecs et européens à l'œuvre. Et je vous fiche mon billet que ces banquiers-là travaillaient fort joliment!

Bref, ce que je dis, je le sais. Je le sais, parce que je l'ai vu. Et peu de gens l'ont vu d'aussi près que moi.

Croyez-moi donc, quand je vous jure qu'à l'été de 1902, j'étais parti de France turcophobe en diable, comme tout Français l'est au sortir du collège, où il s'est nourri des souvenirs antiques et des préjugés modernes. Et croyez-moi encore quand je vous atteste qu'à l'automne de 1901, je repartais de Turquie turcophile de la tête aux pieds.

Il y a dix-sept ans de cela. Et mon opinion, depuis, n'a jamais varié!

Et tous mes camarades, tous les officiers français qui ont comme moi vécu en Turquie, si peu que ç'ait été, partent comme je suis parti et reviennent comme je suis revenu. Sans exception.

Pourquoi? Parce qu'ils ont tous vu comme j'ai vu moi-même. Parce qu'ils savent tous comme je sais.

Ils savent que, toujours et partout, dans tout conflit oriental, le Turc a raison et ses ennemis tort[6].

Ce Turc honni, attaqué, décrié, et qui n'a pas de journaux, lui, pour se défendre, ce Turc qui ne répond jamais quand on l'insulte,—il est honnête, loyal et droit, et rude d'apparence, mais avec les plus délicates douceurs envers toute créature faible et douce. Dans les quartiers turcs de Stamboul, vous n'entendrez jamais pleurer femme ni enfant. Vous ne verrez jamais même une bête craintive. Les chats turcs ne se sauvent pas devant l'homme, car l'homme ne les maltraite pas. Il a fallu qu'un ramassis d'abjects coquins,—non turcs, certes!—revînt d'exil et s'emparât de la municipalité de Constantinople pour que fût décrété le massacre imbécile de ces chiens errants qui pullulaient par toute la ville[7].

D'ailleurs, quand on en vint à l'exécution de la sentence, pas un Turc n'accepta le rôle de bourreau. Il fallut recourir aux Grecs, aux Arméniens, aux Levantins...

Et j'entends maintenant l'objection capitale qu'on m'oppose: cette douceur turque, comment s'arrange-t-elle des massacres, des tortures, des horreurs que toute la presse rapporte? Que deviennent les tueries arméniennes?

J'y arrive.—C'est ici surtout que je tiens à tout dire, à ne rien laisser dans l'ombre.

Commençons par le commencement: il est parfaitement exact qu'à plusieurs reprises les Turcs ont massacré bon nombre de leurs ennemis. Notamment des Bulgares en Macédoine et des Arméniens un peu partout.—Oui[8].—Mais comment et dans quelles circonstances?

La réponse est facile! Toujours après provocations, toujours après qu'on eût déjà massacré ou affamé des musulmans, beaucoup de musulmans! Toujours en manière de représailles,—et, j'ose l'affirmer, d'horribles mais justes représailles!

Les Turcs ont jadis massacré des Bulgares en Macédoine,—oui.—Mais après que les bandes bulgares des comitadjis eurent poussé à bout la population turque, après que le sang turc eut coulé par flots effroyables sous le couteau de ces orthodoxes féroces qui préparaient, vingt ans d'avance, la guerre de 1912, en tuant d'avance le plus possible de leurs futurs adversaires. Je le répète, et je l'ai moi-même éprouvé vingt fois, en Asie comme en Europe: le paysan turc est un être paisible et doux chez qui le sang caucasien l'emporte aujourd'hui de beaucoup sur le sang turkmène de jadis. Pour les Bulgares, qu'on s'en souvienne: il ne subsiste pas en Europe de plus proches parents des Huns, d'agréable mémoire.

Moi qui écris ceci, j'ai vu, à Salonique, les listes, dressées par des israélites, juges fort impartiaux, des victimes musulmanes égorgées et torturées par les comitadjis bulgares. Seulement, les journalistes russes d'alors ont eu grand soin d'étouffer ces listes-là, compromettantes pour le bon renom des Slaves.

Quant aux Arméniens, c'est une pire affaire. Les Arméniens, quand les Turcs les ont massacrés, n'avaient pas eux-mêmes massacré le moindre Turc. Mais ils avaient fait mille fois pis que massacrer.

Les Arméniens sont, en effet, les véritables juifs de l'Orient,—je prends le mot juif dans son plus mauvais sens, et j'en fais mes excuses aux très nombreux israélites que je sais bien n'être pas plus juifs que moi-même.—Et les Arméniens sont des juifs tellement juifs,—tellement rapaces, tellement vautours et vampires,—que les vrais israélites, écrasés par la concurrence arménienne, meurent littéralement de faim en Orient. Le Turc, lui, honnête musulman, à qui sa religion défend rigoureusement l'usure, le Turc qui jamais n'entendit goutte aux questions de doit, d'avoir et d'intérêts composés, le Turc a toujours été tondu de si près par l'Arménien, prêteur à la petite semaine, que le cuir lui fut souvent arraché avec la laine. Ruiné, affamé, désespéré, le Turc alors a souvent pris son bâton pour sa raison suprême. Je ne l'en glorifie point. Mais je l'en excuse. La faim fut toujours mauvaise conseillère, et les honnêtes gens écouteront toujours avec un dangereux serrement de cœur leurs femmes et leurs enfants pleurer faute de pain.—Le meurtre n'en est guère plus beau, je le sais. Mais je sais aussi des choses plus affreuses que le meurtre: par exemple, la salle des ventes à l'encan, lorsque les prêteurs sur gages dispersent quatre meubles boiteux et trois paquets de hardes sous les yeux d'une famille désormais sans feu ni lieu et qui, tout à l'heure, grelottera sous la neige.—J'ai vu cela.

A présent, nul besoin d'en dire davantage. Les gens de bonne foi sont convaincus depuis longtemps.

C'est à ces gens que je m'adresse pour les supplier de ne plus accepter désormais comme paroles d'évangile le flot de paroles mensongères qui coule sans interruption dans la presse occidentale. Ce flot-là, les seules bouches orthodoxes le déversent sur l'Europe. Car les Grecs, car les Bulgares, car les Serbes ont des journaux, des journaux que l'Europe lit. Ces peuples en profitent: ils écrivent, parlent, crient. Et le Turc se tait. Comment n'aurait-il pas tort aux yeux du monde?

Le monde n'entend qu'un son de cloche. Toujours le même son, toujours la même cloche: la cloche orthodoxe; et, depuis qu'il n'y a plus de Russie, la cloche anglaise a pris la suite de la cloche russe défunte.

Et voilà pourquoi, moi, Franc de France, j'ai voulu, une pauvre fois, faire entendre au moins à la France l'autre son, l'autre cloche:—non pas même la cloche musulmane, mais seulement la cloche latine,—la cloche française!

[1] L'Intransigeant, dont le directeur, en cet an-là, 1913, était déjà comme il est encore en cet an-ci, 1921, M. Léon Bailby.

[2] Dès que l'alliance fut signée, la Russie, tout en puisant des deux mains dans le trésor français, ne fit que développer plus largement sa vieille politique agressive et aventureuse, poussant pointe sur pointe tour à tour vers Constantinople et vers Pékin, sans nul scrupule de nous entraîner à sa suite dans les plus téméraires équipées, et surtout, sans nul souci de respecter les intérêts particuliers de cette trop complaisante et trop ignorante alliée qu'est la France. En Extrême-Orient, comme en Orient, la Russie de 1913, amie et alliée de la France, combattait notre expansion plus rudement que n'avait fait la Russie de 1854, à la veille de tirer l'épée contre Napoléon III.

[3] Qu'en 1896, il en ait été ainsi, soit! Dans ce temps-là la France était encore la vaincue de 1871, ambitionnant de reprendre ses provinces volées, et la Russie nous apparaissait devoir être la toute-puissante amie qui nous les rendrait, sans même combattre, rien qu'en portant la main à la garde de l épée.

Mais qu'il en fût encore ainsi en 1913, cela passe la mesure! Certes, la France n'avait pas grandi dans l'intervalle. Et Fashoda, Tanger, Agadir sont là pour nous l'apprendre. Mais la Russie, elle, avait déjà rapetissé. Et, sans même parler de tant de milliards prêtés par nous, empruntés par nos alliés, sans nul retour, les vaincus de Sedan avaient bien le droit de traiter en égaux les vaincus de Moukden...

[4] Les gouvernements vieux-turcs et jeunes-turcs,—ceux-ci surtout, ont pu faire une politique anti-française. Le peuple turc aima toujours les Français. Interrogez tous ceux qui se sont promenés, comme j'ai fait, à pied, dans les villages du fin fond de l'Anatolie, et qui ont sollicité le soir l'hospitalité des hans. Certes, tout chacun est admis, et traité en hôte. Mais, prudemment, vos voisins ne s'en enquièrent pas moins:—«Etes-vous Moskof (Russe)?—Iok (non)!—Allemand?—Iok! iok!...» A chacun de ces iok-là, vous aurez vu la figure du curieux s'épanouir...—«Etes-vous Anglais?—Non: je suis Français, Frank de la France...—Mash'Allah! Tout est à vous!»

[5] En Bulgarie et dans la province de Dobroudja, actuellement roumaine, mais qui n'était alors peuplée que de Bulgares, Slaves ou Mongols.

[6] J'entends très bien qu'on va m'objecter:—Nous-mêmes, Français avons actuellement (1921), en Syrie et en Cilicie, un conflit oriental; un conflit franco-turc! Est-ce à dire qu'en Cilicie et qu'en Syrie la France a tort, et les Turcs raison?

Mon Dieu! non!... pas tout à fait... La France, certes, dépossédée par l'Europe entière et par l'Angleterre surtout des droits privilégiés qu'elle détenait en Turquie depuis François Ier (1527!) a raison de vouloir en dédommagement de ces droits qu'elle acheta par quatre cents années d'alliance bonne ou mauvaise, et qu'on lui vole, la France a raison de vouloir obtenir une compensation: le Liban...

Mais la Turquie, qui n'a rien du tout volé à la France, a raison de défendre son bien contre tout le monde et contre chacun, même contre la France...

Et, si je n'étais Français, de quel bon cœur je me battrais pour la Turquie contre la Grèce, contre l'Angleterre, contre à peu près toute l'Europe, aux côtés de mon ami d'Angora, Kemal-pacha!

[7] Depuis le massacre des chiens de Stamboul, les coquins ci-dessus désignés,—soi disant Jeunes-Turcs? ni Turcs, ni jeunes!—ont d'ailleurs donné derechef leur mesure, en massacrant leur patrie (ou plutôt la patrie qu'ils prétendaient leur) à peu près aussi élégamment qu'ils avaient massacré les chiens turcs,—vraiment turcs, eux.

[8] Tout de même, il n'est que juste d'ajouter que les Turcs y sont vraiment allés de main morte, quand on compare leurs «massacres» à l'extermination systématique et ignoble à laquelle procédèrent les troupes régulières de Grèce et de Bulgarie pendant et après la guerre de 1912–1913;—à laquelle procèdent actuellement les armées grecques d'Anatolie.


L'EXTRAORDINAIRE AVENTURE D'ACHMET PACHA DJEMALEDDINE

CHEF TCHERKESS, PIRATE, AMIRAL, VALI, GRAND D'ESPAGNE, MARQUIS DE FRANCE ET AMI DE PLUSIEURS SUBLIMES PRINCES


La illah il Allah!... ve Mohammed rezoul Allah!...

(Il n'est qu'un seul Dieu! ainsi l'attesta le Prophète...)

Pèlerins de cette caravane, arrêtés pour la nuit dans ce han[1] de bénédiction, salut! Salut à vous, messires[2] les Croyants! Salut à vous, messeigneurs[3] les Francs! Salut même à vous, pauvres chiens d'idolâtres, tristes idiots, rebut de l'humanité ... (si toutefois caravane de tant et tant nobles pèlerins, parmi lesquels j'aperçois des émirs, des princes, des ulémahs, des docteurs, des pachas, des vizirs même! poussait l'infortune jusqu'à souffrir que espèce idolâtre se fût faufilée parmi tant de si bonnes races, et que si noire obscurité fît tache au milieu de telles lumières...) N'importe, Allah le sait, il suffit!...

A tous, donc, salut! J'ose me lever devant Vos Hautes Excellences, moi, le chétif Abdullah, fils d'Abdullah, chanteur par droit héréditaire, et seul chanteur, dans ce han béni, de toutes sortes de chants, contes, dicts et dictons; j'ose me lever de terre pour récréer ceux qui désirent veiller, pour endormir ceux qui désirent dormir, et le tout au nom de Dieu!

Messires, messeigneurs, la nuit étincelle d'étoiles. Louanges à Dieu, l'Unique! J'entreprends donc de chanter à Vos Hautes Excellences la Merveilleuse Aventure d'Achmet pacha, Djemaleddine, chef tcherkess, pirate, amiral, vali, grand d'Espagne, marquis français, et ami de plusieurs sublimes Princes. Tout cela! Iblis m'emporte si je mens d'un mot: le conte est vrai d'un bout à l'autre!

Je n'entreprends point, cependant, de chanter, tout entière, l'Histoire du dit et prodigieux Achmet pacha: il y faudrait, après cette nuit-ci, douze autres nuits pareillement étoilées; et demain n'appartient qu'à l'Unique. Mais j'entreprends d'en chanter à Vos Hautes Excellences ce qui s'y trouve de plus extravagant: à savoir, la fin. Vos Hautes Excellences vont donc ouïr le chant d'Achmet alors qu'il n'est plus simple chef tcherkess, ni page dans l'Iéni-Séraï, ni pirate, ni amiral! alors néanmoins qu'il n'est point encore vali, ni grand, ni marquis, mais qu'il va devenir tout cela, tout d'un coup, et sans y songer, puisque, l'histoire le prouve, il ne songe alors qu'à mériter le plus beau de tous les titres qu'il eût jamais: celui d'ami des plusieurs sublimes princes dont j'ai parlé déjà et dont la gloire emplit encore le monde, quoique tous aient cessé de vivre depuis je ne sais combien de centaines d'années. Si glorieux qu'ils soient tous, d'ailleurs, l'histoire vous prouvera qu'Achmet pacha le fut, lui tout seul, autant certes qu'eux tous ensemble.

Messires, Messeigneurs! il était une fois ... Allah m'est témoin, Lui qui sait mieux que moi!... il était une fois, dans le pays tcherkess, un chef de clan qui, jamais, de mémoire d'homme, n'avait, dans son clan, compté de guerriers seulement et simplement braves ... je veux dire «braves» comme il sied à tout guerrier d'être brave: car le plus lâche des guerriers de ce clan-là avait toujours été brave beaucoup davantage, c'est-à-dire beaucoup trop. Ce disant, messires et messeigneurs je dis vrai, et ne mens pas. Qui donc oserait dire que je mens, mentirait lui-même.

Ce chef de clan, né du sang le plus fier, avait passé à sa naissance, pour citer le poète, «des reins les plus vaillants dans le ventre le plus chaste!» Et il s'appelait, à la mode tcherkess, d'un nom double: Rechid Djemal. Rechid, comme son père l'avait nommé; Djemal, comme son père se nommait lui-même. Car, vous le savez assurément, messires, et vous ne l'ignorez sans doute pas, messeigneurs, les Tcherkess,—gens de Circassie,—sont moins simples que nous, les Turkmènes,—gens du Turkestan—: tout vrais croyants qu'ils sont, ils ne se contentent point de se déclarer fils de leur père; ils poussent l'orgueil jusqu'à se proclamer petit-fils de leur aïeul et à proclamer cet aïeul-là petit-fils de son aïeul à lui! tout cela inclus dans un seul nom, commun à tous, fils, père, grand-père, aïeul, aïeux ... tant et tant qu'ils prétendent ainsi, d'aïeul en bisaïeul et de bisaïeul en trisaïeul, remonter jusqu'aux temps bénis du Prophète, voire jusqu'aux temps de Moïse ou de l'ancêtre Adam. Il n'importe, d'ailleurs. Le chef Rechid Djemal, pour commencer, puis, pour continuer, le fils du chef Rechid Djemal, importent seuls: car ce fils ne fut autre qu'Achmet Djemal en personne, plus tard Achmet pacha Djemaleddine...[4].

Et voici comment il naquit... (Allah le sait d'ailleurs mieux que moi!...)

Quand le chef Rechid entra dans sa cinquantième année, il alla, un matin de soleil, se baigner dans la rivière la plus proche et, s'étant regardé dans l'eau claire, il se vit tel qu'il était: vieux. Il se hâta de rentrer au camp, s'enferma dans sa tente, songea, puis, voulant goûter une dernière fois, avant qu'il fût trop tard et que l'âge lui en eût ôté la force, du plaisir que votre Dieu, messeigneurs, permet et qu'à nous, messires, notre Allah commande... la illah il Allah! Il n'est qu'Un: vôtre, nôtre, c'est le même!...

... Le chef Rechid, voulant donc, une dernière fois, goûter du plaisir d'amour, épousa une dernière épouse, sa huitième—huit est le nombre divin! disent les initiés, savants ès la Kabbale!—Cette épouse huitième était une vierge très belle et du plus noble sang tcherkess. Et neuf mois après, le jour même qu'elle atteignait son quatorzième printemps...—quatorze, disent les savants initiés, est le nombre deux fois sage!—l'épouse offrit à l'époux un fils irréprochable, portrait vivant de son père, donc vivante preuve de la vertu de sa mère. Rechid Djemal le nomma Achmet. Et, la naissance de ce fils ayant achevé la tâche assignée par Allah au père de l'enfant, Rechid Djemal s'en fut au paradis, content de mourir comme d'avoir vécu.

En ce temps-là, messires et messeigneurs, le propre père du plus sublime de tous nos padishahs, Souléïman! celui-là même que les Infidèles ont surnommé le Magnifique ... les infidèles, oui! les Infidèles que vainquit, détruisit ou conquit Souléïman, qu'ils admiraient plus encore qu'ils ne le détestaient! Et tout justement, le jour qu'Achmet Djemal, fils de Rechid et principal héros de cette histoire héroïque, entrait dans sa neuvième saison, Allah—louanges à Lui!—se souvint de son peuple et fit à l'archange le signe. Azraël ... la foudre est moins prompte qu'Azraël!... Azraël étendit ses ailes noires, vola jusqu'à Stamboul, s'abattit sur l'Iéni-Séraï et, de l'épée, toucha l'ancien Padishah, père du Padishah Souléïman, au cheveu que vous savez; alors le Padishah, père du Padishah Souléïman, s'en fut au paradis, comme naguère Rechid Djemal.

Or, âgé de neuf ans,—et les initiés nomment le nombre neuf, nombre de la pleine promesse,—Achmet Djemal fut très sagement envoyé par sa mère, ses oncles et ses frères, à l'Iéni-Séraï du Padishah, comme page du harem impérial. Et ce harem, justement à point, se trouvait devenu le harem du Magnifique Souléïman, pour le plus grand bien de toute la Foi, de tous les Croyants et, notamment, de ce Croyant, nouveau page dans le harem de Iéni-Séraï, Achmet Djemal, fils du chef défunt, Rechid.

Adonc, voilà devenu page au harem,—et sous l'œil de Celui de qui vient tout honneur, puisque vicaire d'Allah,—adonc voilà, devenu tel, Achmet. Et c'est ainsi. Nul doute que, si bien placé comme il était, le héros dont je chante l'histoire ne manqua pas de courir mille et mille probables hasards et d'accomplir dix mille et dix mille hauts faits, dès ce temps du Iéni-Séraï et dès cette époque du Souléïmanieh Harem...—Mais, daignent Vos Hautes Excellences pardonner au chanteur, si, de ces mille-là, non plus que de ces dix mille-ci, le chanteur ne chante pas un chant: l'histoire est longue, la nuit courte; trop cruel est mon regret; il me faut cependant passer sur toutes ces délectables années qui séparent la neuvième de la quatorzième saison du page Achmet...

... Sauf pourtant sur un jour d'une de ces années, un seul jour d'une seule année! sur ce jour qui, saintement, tomba un vendredi, et un vendredi du saint mois de Ramazan! Ce vendredi-là, entre le coup de canon du matin et le coup de canon du soir, tout chacun dans le Séraï étant à jeun, comme l'exige la loi du Prophète, il plut à Sa Majesté Impériale d'aller promener Sa rêverie et Sa méditation aux Eaux Douces d'Asie: car le Ramazan, cette année-là, tombait en été. Le Padishah s'était d'abord allé reposer au harem, et le page Achmet était, auprès de Sa Personne, de service, et l'épée nue. Lors, Souléïman commanda:

—Page! va!... et ordonne qu'on arme Notre caïque!

Le page Achmet posa son épée nue sur un coussin de Brousse, salua, recula d'un pas, salua encore, recula d'un autre pas, salua de nouveau, recula d'un troisième pas, puis s'agenouilla, mains jointes et front par terre: ainsi l'ordonnait l'étiquette du Séraï. Alors seulement il dit:

—J'écoute pour obéir. Le caïque, plaît-il au Padishah qu'il soit à onze paires?

Lors, Souléïman commanda:

—A sept paires: nous sommes au saint mois du Ramazan; il sied donc de se montrer humble et ne point déployer une pompe qui serait indécente.

Lors, le page répéta:

—J'ai écouté pour obéir.

Et il s'en fut exécuter l'ordre reçu.

Il l'exécuta si vite qu'il n'y avait pas encore eu le temps d'une impatience impériale quand il revint. Promptement il salua comme devant, recula, resalua, recula encore, resalua derechef, recula une troisième fois, s'agenouilla et dit:

—Le caïque attend le bon plaisir de Sa Majesté Impériale.

—Tu sais faire vite ce que tu fais,—dit Souléïman,—et tu sais aussi le faire bien. Il est possible qu'un jour tu réussisses dans les grandes choses comme dans les petites.

Il ajouta:

—Viens.

Si vite qu'avait fait le page Achmet, il n'avait point omis de passer la revue du caïque: rien n'y manquait, ni avirons, ni tolets, ni tapis, ni coussins, ni voile. Et les caïkdjis n'avaient pas une tache sur la neige de leur mousseline. Toutefois, au lieu de la veste soutachée d'or, ils portaient la veste soutachée d'argent.

—Pourquoi?—demanda le Padishah.

—Nous sommes au saint mois du Ramazan,—dit Achmet:—il sied de se montrer modeste et ne point déployer une pompe qui serait indécente.

Le Padishah reconnut ses propres paroles et se prit à rire:

—Tu sais bien retenir aussi ce que tu retiens,—dit-il:—tu es un bon serviteur.

Et il fit asseoir Achmet sur un des coussins de la chambre. Mais, lorsque lui-même se fut étendu sur le voile, Achmet se releva; et, demeurant toutefois sur le coussin qui lui avait été désigné, s'y agenouilla.

—Pourquoi? dit encore Souléïman.

—Que suis-je, auprès du Vicaire d'Allah?[5] dit Achmet.—S'il sied de se montrer modeste au saint mois du Ramazan, il sied, tous les mois de l'année, de se montrer respectueux auprès du Vicaire d'Allah, lorsqu'on est ce que je suis: rien.

Lors le Padishah considéra son page et daigna lui dire:

—Tu sais décidément plus de choses que je n'avais cru. Et tu dois être un bon ami.

Ainsi, le même jour, Achmet Djemaleddine, n'ayant point encore achevé sa quatorzième année, et n'étant donc point encore exclu de la société des femmes, mérita de recevoir, d'un Prince sublime entre les plus sublimes, deux éloges dont plus tard il se montra digne, comme la suite de l'histoire le va prouver.

Mais cette histoire, messires et messeigneurs, il sied que je la commence, ou jamais je ne la finirai. Je passerai donc, en grande hâte, sur le temps qu'Achmet Djemaleddine, hors de page, s'est distingué aux armées, tant sur terre que sur mer, et sur le temps, qu'après avoir été soldat, matelot, chef de dix hommes, chef de cent hommes, chef d'une barque, chef d'un chébec, il commanda enfin un vaisseau qui était sien et pirata par toutes les mers, sur tous les ennemis de la Foi et principalement sur les rapaces marchands de Venise. Je passerai en plus grande hâte encore sur le temps qu'il devînt Amiral et commanda non plus un seul vaisseau, mais une flotte, puis des flottes nombreuses, puis toutes les flottes qui arboraient en poupe l'étendard rouge au croissant d'or... Et j'en viens au récit que je vous ai promis et que je vais vous chanter:

En ce temps-là, Achmet Djemaleddine se reposait de ses glorieux travaux dans son yali d'Amiral, et, honorablement, étalait les marques de sa grandeur et les insignes des hautes dignités dont la faveur du Padishah l'avait comblé. Assis sur la plus haute terrasse de son palais, face au Boghazi, Achmet Djemaleddine oisif, et bien aise de l'être, fumait un soir le tchibouk en contemplant d'un regard on ne peut plus heureux, satisfait et paisible, toute une escadre de ses plus beaux vaisseaux, ancrés autour de leur amiral—en demi-cercle—c'est-à-dire, messires, en croissant: et un tel croissant était bien fait pour enivrer de joie et d'orgueil tout cœur vraiment musulman, tout cœur vraiment turc! quand, au perron du palais, un caïque aborda, tout à coup, caïque à onze paires, donc caïque impérial, puisque les lois et la bienséance ne permettent que trois paires à n'importe quel Croyant, fût-il grand-vizir, grand-eunuque, ou cheik ul Islam, c'est-à-dire Altesse ... et pareillement à toute femme de Croyant, fût-elle même Majesté, c'est-à-dire Valideh sultane.

Le caïque à onze paires n'avait toutefois pas encore accosté la plus basse marche qu'Achmet pacha Djemaleddine (pacha, certes, il était! et depuis beau temps!...) sur cette dernière marche, s'agenouillait, et très humblement tendait le poing à la main impériale, pour que le Padishah—c'était lui, comme juste—pût mettre pied à terre sans éclabousser d'une seule goutte la semelle de ses babouches. Souléïman, ayant quitté le caïque, et relevé son serviteur et ami d'un signe de sourcils, s'appuya gentiment sur l'épaule offerte avant de lui dire:

—Pacha, te crois-tu donc encore mon page?

—Page ou pacha, que sommes-nous, sinon rien, auprès du Padishah? Auprès du Padishah, sied-il pas à ceux-ci comme à ceux-là, et tous les douze mois de l'année, de se montrer respectueux?

Telle fut la réponse d'Achmet. Et Souléïman se prit à rire. Car lui aussi se souvenait.

L'escalier du palais gravi, Souléïman, assis dans le trône toujours préparé pour le Padishah par son serviteur et ami, Souléïman parla comme je vais chanter:

—Pacha, un grand malheur est advenu, une grande tâche nous incombe. Mon frère et allié, frère de cœur et allié de sang, car c'est du sang de ma veine que j'ai signé les Capitulaires!—mon frère et allié, cet autre Moi qui règne en Occident, vertueux comme j'essaie de régner en Orient: François, premier du nom, Roi du pays franc ... celui qu'on nomme le Chevalier-Roi! François, le plus brave d'entre les plus braves! est triste, vaincu, captif. Son ennemi, celui qui s'ose intituler empereur... La illah il Allah!... il n'est qu'un Dieu: il n'est donc qu'un Empereur...

—Un,—dit Achmet;—l'Unique: toi, Padishah.

—Le soi-disant empereur Charles, cinquième du nom, s'est emparé du Roi-Chevalier François et l'a chargé de fers et traîné dans une geôle au fond de la barbare Espagne dans un village puant que ces chiens nomment Madrid; pacha, que dis-tu?

—Je dis que la tâche est sainte et qu'Allah nous la fera légère: tâche de délivrer le Roi-Chevalier, François Ier de France.

Telle fut la réponse d'Achmet.

—Tu parles bien comme bien toujours tu as parlé,—dit Souléïman joyeux.—Puisqu'il en est ainsi, tends tes épaules, c'est elles que je charge de la tâche.

—J'écoute pour obéir.

Ainsi répondit Achmet.

—Tu as écouté, obéis!—et le Padishah se leva.

Appuyé sur le poing de son serviteur et ami, il descendit l'escalier, retournant à son caïque. Il posa dedans le pied droit; lors Achmet, oubliant la bienséance, osa parler avant qu'on l'interrogeât:

—Padishah, comment ferai-je? Moi chétif, moi seul, moi dépourvu de toute sagesse et de toute prudence ... que pourrai-je inventer, essayer, réussir, pour délivrer des griffes de son ennemi le frère du Padishah?

—Cherche,—dit Souléïman,—tu trouveras.

—Daigne l'intelligence du Padishah éclairer la stupidité de son serviteur!

Ainsi Achmet implora Souléïman.

Et Souléïman, accueillant sa prière:

—Pacha, il me déplaît d'entendre ravaler ou mépriser mes serviteurs. Comment moi, créature d'Allah, pourrai-je t'éclairer, toi créature d'Allah? Dieu seul est grand! Allah ek bar! D'ailleurs, pense, pèse, soupèse l'affaire, et dis-moi si, en pareille aventure, le Padishah en peut savoir plus ou mieux que le pacha, ou que personne? Pour délivrer des griffes du fier soi-disant empereur le Roi-Chevalier, roi du pays franc, que peut-on?

Achmet proposa:

—Combattre!

—Combattre? Connais-tu, pacha, le champ de bataille où mes janissaires pourraient rompre et tailler en pièces les soldats de l'empereur? L'empereur est trop loin.

Achmet hasarda:

—Traiter!

—Traiter? Pacha, en échange de mon frère le Roi franc, qu'offrirait-on? Qu'offrirais-je moi-même, moi, le Padishah? Toutes les terres de l'Islam, tous les trésors de l'Islam; tous mes palais, toutes mes mosquées, et moi-même, crois-tu donc qu'une si petite rançon serait digne d'un si grand capt.

Achmet se tut.

Le Padishah pesa sur son épaule:

—Pacha, tes deux moyens valent peu. J'en sais un qui vaut beaucoup.

Achmet demanda:

—Ce moyen?

Souléïman embarqua tout à fait, lâcha l'épaule de son ami et s'étendit sur le voile impérial. Alors, sans se retourner, il prononça:

—Ce moyen réside en la personne d'un serviteur d'entre mes serviteurs. Ce serviteur est pacha, ce pacha est amiral ... et je l'ai nommé mon ami.

Honoré de telle sorte, Achmet Djemaleddine ne demanda plus rien et répondit seulement par l'obéissance.

Dans l'instant, les caïkdjis pesèrent sur le manche renflé des avirons; et le caïque jaillit du perron, telle, de l'arbalète, une flèche. Souléïman donna un regard en arrière et, dégrafant de sa poitrine une étoile toute de diamants, la jeta vers Achmet:

—Prends,—dit-il:—c'est l'Ehrtogrul.

Et le pacha Achmet, comme jadis le page Achmet, s'agenouilla pour agrafer sur sa poitrine l'Ordre Sacré réservé aux seuls sultans ... aux sultans, et, quelquefois, à ceux de leurs sujets qui, plus grands et plus saints que les sultans mêmes, ont sauvé l'Islam ou l'Empire.

Messires, messeigneurs, en si troublante occurrence, pensez-y bien!... et, comme disait mon grand-père le Turkmène, dont la grand'mère venait des lointains royaumes de la Chine: pensez-y à droite et pensez-y à gauche!—à la place du pacha Achmet, tous qu'auriez-vous fait?

Vous ne savez? Par bonheur, moi, chétif, je sais ... encore qu'Allah sache assurément mieux que moi!... Je sais, parce que Achmet Djemaleddine lui-même me l'apprit, non pas certes de sa propre bouche, mais par la bouche du chanteur de contes, mon père, lequel me chanta jadis ce que je vais vous chanter aujourd'hui:

Achmet pacha Djemaleddine pensa, pensa tout justement comme je viens de vous le dire tout à l'heure: pensa très bien! pensa à droite, pensa à gauche ... puis, ayant pensé, rejeta vers l'alaïk[6] le tuyau de jasmin du tchibouk, se leva, assura son turban dont il ôta l'aigrette, ceignit son sabre dont il éprouva du doigt tout le tranchant de la pointe à la garde, puis, sortant du palais, s'en fut, et voyagea d'une traite jusqu'en Espagne et jusque dans Madrid.

Achmet Djemaleddine avait quitté Stamboul un vendredi soir, ce qui était certes d'un heureux présage; il entra dans Madrid un vendredi matin, ce qui était certes d'un plus heureux présage encore. Par le fait, sitôt passée la porte de la ville, il fit la rencontre d'un homme de haute mine qui, par mégarde, le heurta au passage.

Inutile de vous dire, messires et messeigneurs, que notre Achmet, très avisé, s'était, dès qu'il l'avait fallu, costumé à la franque. Inutile pareillement de vous chanter que notre Achmet, très savant, parlait l'espagnol aussi bien que le turc et parlait d'ailleurs pareillement toutes langues de tous pays, comme il sied à tout véritable héros de roman, propre et préparé d'avance à toutes héroïques aventures. De la sorte, tous les Espagnols de toutes les Espagnes s'étaient, sans exception, trompés sur sa croyance, trompés sur sa race, trompés sur son pays! Et tous, sans exception, le croyaient bonnement l'homme qu'il se disait: à savoir, le licencié ès lettres, docteur ès théologie, don Alonzo Lupa, natif de Salamanque.

Heurté, comme je vous l'ai dit, à son premier pas dans Madrid, le licencié docteur don Alonzo Lupa s'allait fâcher comme il convient, quand l'Espagnol maladroit le devança par de courtoises excuses, courtoisement débitées: le chapeau à la main et l'autre main près de l'épée; ainsi s'excuse-t-on de seigneur à seigneur, non par crainte ou bassesse, mais par sagesse et justice.

—Señor, que votre Grâce me daigne pardonner d'être tout ensemble si grossier et si lourdaud. Je m'appelle don Pedro Ximenès y Sylva; je suis grand d'Espagne et marquis; et je mets à vos pieds grandesse et marquisat, vous suppliant d'en user pour toutes choses. Si Votre Grâce exige cependant davantage, j'entends ne lui rien refuser! et mon épée serait mille fois honorée de se croiser contre la vôtre?

Achmet Djemaleddine pacha... C'est don Alonzo Lupa, natif de Salamanque, que je voulais dire!... Don Alonso Lupa, qui d'abord avait toisé le Ximenès, jugea dès lors tout à fait honorable de rendre courtoisie pour courtoisie. Il mit donc chapeau bas, lui aussi, et tendit la main au marquis don Pedro:

—Señor,—dit-il,—je remercie les saints, protecteurs de tout voyageur Vieux Chrétien, d'avoir voulu que le premier visage que je visse dans Madrid fût de si bonne rencontre et de si favorable augure! Nul doute que votre Grâce me favorisant de sa courtoisie, je ne réussisse ici dans toutes mes entreprises!...

Vous voyez ici, messires et messeigneurs, que l'irréprochable Achmet Pacha n'hésitait point à mentir par sa gorge, avec toute la profusion utile! Mais cela ne saurait étonner les gens de cœur, puisqu'il est mieux que permis: ordonné de mentir pour la réputation des femmes et pour la gloire du prince et de l'État...

Le marquis don Pedro, noble gentilhomme, ne pouvait manquer de se prendre à ce noble mensonge. Il s'y prit incontinent; et ce, pour son plus grand honneur.

—Quoi donc? passez-vous cette porte pour la première fois?—demanda-t-il.

—Pour la première fois,—dit Achmet.

—Par la Marie Douloureuse! il me plaît grandement d'être favorisé comme je le suis, rencontrant, moi premier, votre Grâce! Et je mets à sa disposition mon crédit, mon bras, ma maison, tout ce que je possède et tout ce que je suis! Et si vous daignez accepter mon offre, tout indigne qu'elle soit, je remercierai le Seigneur du Grand Pouvoir de m'avoir permis d'effacer un peu, de la sorte, la balourdise dont je suis, señor, coupable aujourd'hui.

—Ce qui s'offre de si bon cœur doit s'accepter d'aussi bon cœur!—répondit sur-le-champ Achmet qui, dès lors, fut l'hôte du marquis. Et l'heure d'après, entrant dans le patio du palais Ximenès, lequel avait façade sur la Plazza Mayor, il ajouta, mais pour soi-même, entre ses dents, et parlant bonne langue turque:

—Il me déplaît toutefois qu'on trouve en cette maudite Espagne d'aussi bons gentilshommes!... Et s'il en est beaucoup qui vaillent celui-ci, je ne descendrai, certes pas, jusqu'à les combattre par ruse, fourberie ou traîtrise... Toutefois, s'il me les faut combattre autrement c'est-à-dire à face découverte et cimeterre au poing, comment réussirai-je, moi, seul contre eux, mille fois mille? et comment briserai-je les chaînes et percerai-je la prison du roi François Ier?

Et voici le plus merveilleux de cette merveilleuse histoire:—Ai-je bien chanté, selon la vérité, que toutes ces belles paroles s'étaient dites un vendredi matin? Or, le samedi, lendemain de ce vendredi, il advint au soi-disant licencié,—c'est au Seigneur Achmet que je veux dire,—de rentrer tard au logis de l'Espagnol son hôte. Cela, parce qu'Achmet, tout plein de ses projets d'évasion, avait passé toute la brune à bayer aux corneilles, face à la maison que le faux empereur don Carlos, cinquième du nom, avait assignée pour geôle au bon roi frank, François de France. Achmet, donc, rentrant vers la cinquième ou la sixième heure à la turque,—et la cinquième heure turque tombait, ce jour là, vers la minuit des Francs,—Achmet fut assailli, à quatre pas de la plazza, par une douzaine de très méchantes gens, voleurs de profession, assassins d'occasion, et guère plus Espagnols que Turcs, Vénitiens, Hongrois ou Bougres.

Achmet, certes, n'eût pas craint deux, trois ou quatre douzaines de pareils pauvres gredins; mais avec son cimeterre au flanc, son poignard à la ceinture et ses pistolets chargés! toutes choses dont il n'avait en l'occurrence aucune.

Si bien qu'assailli par derrière, assailli par devant, assailli par la droite, assailli par la gauche, par beaucoup d'ennemis, tous très bien armés, Achmet, seul et sans un couteau, se trouva vite en dangereuse posture. Il cria sur-le-champ: «La illah il...», puis, avec sang-froid, s'arrêta, ayant sagement pensé qu'un homme vivant n'est jamais sûr de son heure, que certes lui-même voyait la mort de près, mais pouvait encore très bien y échapper, et qu'en cette heureuse alternative, force gens de Madrid s'étonneraient, non sans risque pour l'objet de cet étonnement, qu'un licencié docteur de Salamanque eût n'importe quand psalmodié le témoignage du Prophète. Le reste du verset fut donc psalmodié bouche close, mais cœur large ouvert, avec toute ferveur et foi, vers Dieu,l'Unique. Or Allah, entendant la prière, se souvint de celui qui priait: comme Achmet esquivait, faute de le pouvoir parer à la turque, c'est-à-dire en chargeant, haut le sabre, le premier coup de dague du premier des bandits ses agresseurs, le pied manqua à ce larron qui chuta lourdement, face contre terre, et lâcha sa dague dont le pacha se put saisir. Il la mania si terriblement que nombre de ses adversaires tombèrent dans l'instant sous ses coups et ne se relevèrent point. Toutefois, une dague ne vaut guère contre force épées, sabres, haches et coutelas, sans parler des tromblons et autres aboyeurs à balles, dont les brigands étaient pourvus à foison. En sorte que le pacha Achmet eût probablement fini par succomber sous trop d'adversaires trop bien armés, si le marquis don Pedro, fort inopinément, n'était intervenu.

L'excellent marquis, en effet, soucieux de son hôte trop attardé, avait lui-même passé tout le soir à sa fenêtre, guettant. Si bien que, par bonne chance, le fracas lui parvint de la dague et les épées chaudement entrechoquées. En un clin d'œil, et sans même s'assurer du tout que l'affaire fût ou ne fût pas sienne, don Pedro jaillit de sa fenêtre et tomba, les pieds joints, dans la rue. Ainsi font les gens de cœur!

Il s'abattit au milieu des bandits effarés, comme, sur un troupeau de moutons, s'abat un aigle en furie. Dans chacune de ses mains brillait une bonne épée. Et ce fut la meilleure des deux qu'il tendit au pacha, y ajoutant un pistolet de sa paire et sa propre miséricorde, dont il se passa joyeusement. Les coups continuaient de pleuvoir. Mais le pacha, ayant maintenant rapière au poing, s'en souciait comme de neige en canicule. Tirant, parant, taillant, ripostant, bref, luisant loques et lambeaux de la bande assassine, il n'en prit pas moins tout le loisir de courtoisement remercier son noble second et ne manqua point de lui offrir, en échange de la miséricorde reçue, la dague qu'il avait prise à son premier adversaire. L'Espagnol, pour mieux faire honneur au présent, jeta au diable son pistolet, quoique encore tout chargé; et cependant il ne manquait, lui non plus, de répondre aux compliments par des compliments et aux révérences par des révérences. Le tout s'ajoutant à la malemort de six ou huit des malandrins occis, le débris de la bande malandrine, terrifiée, crut avoir affaire à deux géants plutôt qu'à deux gentilshommes. Cela s'enfuit pêle-mêle, hurlant de peur. Et, demeures seuls, le seigneur turc et le seigneur castillan n'eurent enfin d'autre besogne qu'à se féliciter l'un et l'autre. Ce qu'ils firent plus attentivement qu'ils n'avaient combattu, et sans rien négliger de toutes les cérémonies convenables.

—Señor,—commença par dire Achmet pacha,—je tiens que vous m'avez sauvé...

—La vie, Señor! et rien que la vie,—commença par répondre le marquis don Pedro:—fort peu de chose, donc, en vérité, à l'estime d'un homme de cœur ... si peu de chose, même qu'il serait malséant d'honorer du plus simple merci un si simple service.

—Señor,—fit alors assez gravement Achmet pacha (quoique toujours déguisé, et sous les traits d'un simple licencié d'Espagne),—señor, Votre Grâce a cent mille fois raison, et j'estime quant à moi la vie à beaucoup moins que rien. Toutefois, tant vaut la liqueur, tant vaut la tasse. La vie quelquefois peut enfermer mieux qu'elle ne paraît. Señor, si Votre Grâce m'a rencontré dans Madrid, c'est qu'il m'y fallait être pour l'accomplissement d'un vœu que je fis. L'honneur m'ordonne d'accomplir mon vœu: l'honneur m'ordonne donc de vivre. C'est par conséquent l'honneur que Votre Grâce me vient de sauver. La vie ne compte pas. L'honneur compte. Souffrez donc que je me dise votre obligé et que je vous engage ma parole d'homme et de gentilhomme. La voici: je me déclare et me voue dès cette heure, de corps, de cœur et d'âme, à vous. Et je prie Dieu qu'Il couvre d'opprobre toute ma race avec moi-même si je manque de répondre par l'obéissance au premier désir que Votre Grâce m'exprimera.

—Par Dieu!—dit le Castillan, très grave aussi,—il me faudra désormais prendre garde et veiller à ce que jamais vœu inconsidéré n'aille de ma bouche aux oreilles de Votre Grâce!... Il me plaît grandement, au surplus, d'avoir ainsi tous droits sur un cavalier de votre mérite et pouvoir compter si sûrement, pour le jour qu'il faudrait, sur deux épées au lieu d'une ... d'autant que la deuxième vaut mieux que deux fois la première!...

Ainsi, messires et messeigneurs, se complimentaient galamment entre eux, sans souci ni prévoyance de l'avenir, le marquis don Pedro et le pacha Achmet. Car telle était la bonne mode au temps que vivaient ces magnifiques personnages.

Mais voici quelque chose de plus merveilleux encore que tout ce que j'ai dit jusqu'ici:—Ai-je bien chanté, comme la vérité l'exige, que tous ces beaux coups de taille et d'estoc s'étaient distribués un samedi minuit sonnant?—Or, ce fut le dimanche, lendemain de ce samedi; ce fut le dimanche, midi sonnant, qu'à son tour le soi-disant licencié don Alonzo, ou pour parler vrai, le pacha Djemaleddine, à son tour, sauva la vie et l'honneur du marquis don Pedro, rendant ainsi pièce pour pièce et monnaie pour monnaie,—douze heures à peine après avoir reçu.

Ainsi les gens de cœur sont favorisés par Celui qu'attesta le Prophète, par l'Unique! Et, j'y songe, messires, messeigneurs ... il m'apparaît ainsi, fort clairement,—sauf sacrilège de moi, chétif,—que l'Unique s'inquiète ainsi fort peu d'être nommé soit Allah, comme nous faisons, nous, Croyants, messires ... soit Dieu, ou Jésus, comme vous, Francs, faites, messeigneurs... Et m'est avis qu'à vous comme à nous, Lui octroie parts égales de bienfaits.

Adonc ce dimanche-là, dès la cinquième heure (qui tombait la dixième à la franque), le marquis don Pedro, vieux chrétien, ne manqua pas d'aller ouïr la messe, qui est pour vous, messeigneurs les Francs, est-il vrai? ce qu'est pour nous, messires les Croyants, notre prière du vendredi, jour saint. Et son hôte ... qu'il ne soupçonnait certes pas d'avoir hanté, plus souvent que les églises, les mosquées ... n'eut garde de ne pas l'y accompagner: vous imaginez combien le soi-disant licencié don Alonzo souhaitait qu'une si profitable erreur—l'erreur du marquis don Pedro sur la vraie qualité du licencié don Alonzo Lupa,—ne fut pas trop tôt dissipée.

Le hasard voulut que ce dimanche-là, le marquis don Pedro fût de service—et de service de sûreté—auprès de Sa Majesté le Roi-empereur. Comme tel il entendait la messe, debout, l'épée nue, montant la garde auprès d'une porte dérobée par laquelle, en cas d'incendie de la cathédrale, Sa Majesté Castillane devait faire retrait. Or, tout ensemble il advint qu'il y eut incendie et que la clef de la porte dérobée fut perdue. Grand aurait été l'embarras du marquis don Pedro et plus grand son déshonneur, si, par bonheur pour lui, son hôte, le soi-disant licencié, n'avait pas tenu à gloire de monter la garde avec lui. Achmet pacha, pour dire comme disent les incroyants, était fort comme un Turc, ce qui ne surprendra personne: il se précipita donc, épaule en avant, contre la porte qu'il enfonça du premier coup et le Roi-Empereur put se retirer sans encombre.

—Voilà qui paie au centuple le mince service que j'eus l'honneur de rendre à Votre Grâce hier!—déclara tout aussitôt le marquis.

—Je ne l'entends point ainsi,—répliqua Achmet pacha:—vous m'avez, au contraire, donné beaucoup et je vous ai rendu peu.

—Souffrez,—dit don Pedro,—que je ne sois pas de votre avis! Je n'ai d'ailleurs garde de vouloir libérer Votre Grâce du vœu d'amitié qu'elle a fait à mon bénéfice, mais il me plaît de m'engager par un vœu semblable, et de me vouer, dès cette heure, de corps, de cœur et d'âme à vous!... je prie Dieu, comme vous avez fait, qu'il couvre d'opprobre toute ma race avec moi-même si je manque de répondre par l'obéissance au premier désir que Votre Grâce m'exprimera.

Ainsi donc s'étaient liés l'un à l'autre ces deux très galants seigneurs.

Or, messires, or, messeigneurs ... c'est ici qu'il sied d'écouter des deux oreilles, voire de déplorer n'en avoir que deux!... Songez, en effet, messires et messeigneurs, que toutes ces si belles aventures dont je viens de chanter quelques-unes ne détournaient pas de sa mission sainte et sacrée la pensée constante de celui que le Padishah Souléïman avait, une fois pour toutes, nommé son serviteur et son ami.

Achmet pacha Djemaleddine, tout licencié castillan qu'il fût devenu de la tête aux pieds, n'en demeurait pas moins seigneur osmanli du cœur à l'âme. Et, comme tel, songeait-il donc nuit et jour, sans pause ni trêve, aux bons moyens de parvenir d'abord en la présence du fier roi chevalier, du grand roi franc François, pour l'heure prisonnier du méchant et faux empereur don Carlos ... ensuite, y étant parvenu, aux bons moyens d'enlever ledit prisonnier hors de sa dite prison, et de le ramener triomphalement soit en terre franque, soit en terre turque, celle-ci comme celle-là tirant d'avance grande gloire d'être ainsi, pour le royal captif, terre de délivrance et de liberté à jamais recouvrée.

Ayant à la fin songé son saoul, Achmet pacha,—de moins en moins pacha, de moins en moins Achmet, mais Lupa, et Alonzo, et don, et licencié, le tout de plus en plus, au fur et à mesure qu'approchait le temps de justifier la confiance du Sultan Magnifique, en brisant la geôle du Roi Chevalier, Achmet, ou plutôt don Alonzo, s'assura que le premier point était, à n'en pas douter, de se faire connaître de celui qu'il venait secourir et de gagner sa confiance. Ce point-là gagné, mille chemins s'ouvriraient sûrement dont l'un ou l'autre, insh, Allah! (Dieu aidant!) serait le bon chemin pour le roi franc vers son royaume...

Audience du roi François Ier; l'obtenir.—Telle fut donc désormais la préoccupation fervente et le constant souci du licencié don Alonzo, hôte du marquis don Pedro. Par l'entremise du marquis, c'eût été faveur tôt obtenue: don Pedro était homme de crédit autant qu'hôte de bon vouloir. Mais don Alonzo n'y songea pas le temps d'un seul éclair: car ne l'oubliez pas, messires et messeigneurs, don Alonzo, tout Alonzo qu'il parût, n'en demeurait pas moins Achmet pacha Djemaleddine, Chef tcherkess, Pirate, Amiral, et Ami de ce sublime Prince, Souléïman le Magnifique. Et noblesse oblige! De mémoire d'homme, pas un Tcherkess du sang Djemal, pas un eddine, qui vaut baron, pas un pacha, qui vaut marquis, et moins encore aucun ami du Padishah, qui vaut Khalife ou Vicaire de Dieu même, ne songea, fût-ce dans le pire délire, à trahir l'hospitalité. Et qu'eût-ce été de moins déshonorant, je vous prie, que mêler un noble Espagnol à une entreprise menée contre l'Espagne et qui ne pouvait couvrir que de honte et de méchef le roi même des Espagnes, le propre don Carlos, cinquième du nom?... qu'eût-ce été, que félonie, traîtrise, dol et vilenie? Achmet pacha fût mort mille fois et de mille morts mille fois infamantes, et tout son clan tcherkess fût mort par surcroît avec lui, avant qu'une telle ignominie eût traversé aucune cervelle cousine, fût-ce au dernier degré, de sa cervelle de chef. Non! pour arriver au Roi Chevalier, captif, il était certes d'autres voies que celle-ci: abuser de la loyale confiance d'un irréprochable gentilhomme, dont le seul malheur était d'appartenir à l'autre roi, au roi soi-disant empereur, et geôlier.

Contraint pour lors de marcher par ces autres chemins, l'ami du Padishah sut en bon temps se souvenir qu'il est une clef magique, bonne pour toute serrure au monde, et qui, de tout temps et dans tous lieux, vint toujours à bout des huis les mieux barricadés: portes de harem, grilles de geôles, poternes de forteresses même. Cette clef, pareille au soleil, tant par la couleur que par l'éclat, Achmet pacha quittant Stamboul n'avait eu garde de ne s'en pas munir très abondamment; tant et tellement que don Alonzo, après des semaines à Madrid, n'en était point encore du tout dépourvu.

Ce pourquoi la prison du roi franc s'ouvrit-elle sans trop d'efforts devant le pacha turc, plus licencié salamanquois en l'occurrence que jamais encore il n'avait été.

Messires, messeigneurs, je manquerais à tous devoirs: devoir de chanteur qui sait chanter, devoir d'humble serf de Vos Hautes Excellences, et de serf sachant servir, si je négligeais de vous retracer ce capital épisode de ma merveilleuse histoire: cette première entrevue du roi François, Premier du nom, et du pacha Achmet, ami du Sultan Magnifique:

Je vais donc tout vous dire, messeigneurs et messires, et dans tout le détail qui convient:

Ce fut sous l'habit d'un très ignoble marmiton (et sa barbe vénérable y dut périr, rasée court), qu'Achmet, un soir favorisé d'Allah, parvint à remporter ce prélude de sa victoire, désormais imminente, sur le roi d'Espagne, et ce, dans la propre capitale de ce pauvre prince d'avance déconfit: dans Madrid, capitale de toutes les Espagnes.

Remplaçant fort à propos un marmiton, lequel, mystérieusement, s'était trouvé malade à décourager la médecine entière, Achmet pacha... don Alonzo, veux-je dire!... bonnet blanc, sur le chef et plat d'argent sur les mains, entra dans la salle basse où le Roi franc, François de France, assis dans son fauteuil et son tabouret sous ses semelles, attendait que la valetaille de Castille lui voulût bien servir à dîner.

Or, introduit, lui, tiers ou quatrième, devant Sa Majesté Très Chrétienne,—ainsi se surnomment eux-mêmes, tout pieusement, les rois du royaume de France!—le marmiton Lupa se souvint d'être, à son ordinaire, mieux qu'il ne paraissait pour l'instant, et d'avoir eu souvent au flanc un cimeterre peut-être aussi durement trempé que l'épée même qu'avait naguère brandie le roi captif, du temps qu'il était libre. Le marmiton Lupa, risquant fort négligemment l'équilibre du plat qu'il apportait, mit donc un poing sur sa hanche et considéra le Roi François, durant que, surpris un tantinet, le Roi François toisait le marmiton Lupa.

Deux nobles hommes qui se regardent face à face et l'œil dans l'œil ont tôt fait de se prendre l'un à l'autre juste mesure, et de s'estimer pour ce qu'ils valent. Le Roi François, ayant regardé son marmiton, se leva, marcha et, comme par mégarde, jeta bas le plat d'argent que le marmiton portait. De quoi jaillit, comme eau de source, malédictions, menaces, injures et clameurs diverses que déversa sur Alonzo le chef cuisinier, très vilaine engeance que ses compagnons mêmes, les autres gâte-sauces de la geôle, réputaient mal embouché.

Le Roi Très Chrétien, à l'oreille délicate, leva sans mot dire le lourd bâton qui lui tenait lieu d'épée et l'abattit sur le braillard, lequel, net assommé, se tut pour fort longtemps. Je dis bâton: car d'épée, le Roi Très Chrétien n'en avait point. Son estramaçon milanais, celui-là même dont l'avait armé chevalier, après l'étonnante victoire de Marignan, l'étonnant chevalier Bavard, réputé par tout chacun, Croyant ou Franc, sans peur et sans reproche ... son estramaçon, donc, son estramaçon de Roi Très Chrétien brillait maintenant au flanc du Roi Catholique... (ainsi se sont eux-mêmes surnommés les princes de Castille et d'Aragon, en des temps qu'on ne sait plus... Au fait?—le savez-vous pas mieux que moi, messires et messeigneurs?...)

N'importe, au demeurant: il importe seulement que le bâton qui remplaçait l'épée caressa royalement l'échine du cuisinier butor. Et voilà, pour que celui-ci sût désormais de bonne science respecter tout ce qui est pacha, même sous l'habit de marmiton!...

Tout de go, vous l'imaginez sans peine, le chef cuisinier quitta la place. Les marmitons l'allaient suivre, en corps, quand François, le Roi franc, ayant donné un second regard au marmiton dont l'apparence l'avait, d'abord et du premier coup d'œil, intrigué, étendit vers lui ce même bâton dont le chef cuisinier s'était naguère trouvé si mal; puis, parlant haut:

—Demeure!—dit-il.

Et telle est la majesté des vrais princes,—vraiment sublimes,—telle est cette majesté unique, image de la majesté d'Allah même, qu'Achmet pacha Djemaleddine, entendant et voyant le verbe et le geste de François le Chevalier, Roi de France, crut voir et entendre le geste et le verbe de Souléïman le Magnifique, Padishah.

—Dis ton nom?—commandait le Roi.

Achmet, d'un doigt, éprouva d'abord la promptitude de sa miséricorde à jaillir, si nécessité venait, du fourreau. Puis, la miséricorde étant bien comme elle devait être:

—Mon nom, sire Roi,—répondit-il, parlant, après avoir écouté, pour obéir, comme il se doit—mon nom n'est certes pas digne des trop nobles oreilles qui vont l'entendre! Mais, tout de même, ces oreilles-là, tout de bon franques, ont trop souffert depuis trop et trop de mois, à ouïr sans paix ni trêve, à ouïr à surdité les seuls noms,—chiens de noms! noms de chiens—de vos seuls geôliers, guichetiers, porte-clés et autres fieffés païens d'Espagnols! J'ose donc m'assurer qu'elles accueilleront bien ce nom mien, indigne, mais honorable ... puisque c'est le nom que porte le plus fidèle sujet d'un prince éternellement ami et perpétuellement allié du prince des Francs.

—Éternellement et perpétuellement?

Le Roi, d'abord surpris, vite s'était pris à sourire.

—Je n'ai qu'un éternel ami, je n'ai qu'un perpétuel allié!... Compère, es-tu donc au Padishah?

—Par le Croissant!... Oui...

Evvet, Effendim!—s'écrie joyeusement François de France, parlant turc.

Il avait appris cette belle langue—la nôtre, messire!—lorsque Souléïman de Turquie avait lui même appris le français, avant de l'instituer langue officielle de l'empire d'Osman, de pair avec le turc,—ainsi qu'elle est restée depuis, et jusqu'à ce jour. Par de tels procédés rivalisent de courtoisie, pour la plus grande gloire du Créateur, deux princes tout de bon sublimes dont l'un ne peut souffrir que l'autre le dépasse en chevalerie! de quoi leurs peuples se trouvent fort bien, puisqu'ils en tirent paix, bons procédés réciproques, alliances, et facilités sans nombre, tant pour le commerce des marchands que pour les recherches des savants, la sécurité des voyageurs et la grandeur de l'un et de l'autre État, confiants dans la loyale assistance qu'ils sont prêts à se donner l'un à l'autre.

—Par le Croissant, oui!—avait donc dit Achmet pacha:—je suis au Padishah, sire Roi, et le Padishah m'a commandé de venir ici pour être à vous et vous tirer des mains du faux et félon empereur, votre ennemi. Pour le reste, quoique ce reste soit bien insignifiant, mon nom est Achmet Djemal, et la faveur du Padishah m'a fait Achmet pacha Djemaleddine.

—Par son Dieu et par mon Dieu, qui ne font qu'un seul et même Dieu!—s'écria le Roi franc,—tu dis mal, compère! et c'est moi qui vais dire en ta place: tu t'appelles Achmet Djemal, soit; mais la double faveur de tes deux maîtres et amis, le Padishah turc et le Roi franc, l'ont fait marquis Achmet pacha Djemaleddine! Fie-t'en maintenant à ton compère, moi, le Roi, pour que soient joints, à ce marquisat, des terres et des trésors qui ne le dépareront pas... Chut! chut! compère; point de génuflexions: on s'agenouille devant les princes, non devant les captifs... Debout donc, marquis! et parle. Çà?... tu me veux tirer d'ici et remettre en mon royaume de France?..... Montjoie! l'idée n'est pas mauvaise... Mais, par saint Denis, patron des Rois mes aïeux!... comment vas-tu t'y prendre?... Je te vois, certes, tel que tu es, puisque mon frère t'a choisi: solide janissaire et rude compagnon, subtil par surcroît autant que vaillant. Mais si j'en vaux moi-même cent, si tu en vaux toi seul mille, que pèserons-nous, ce néanmoins, contre les onze cents fois mille soldats du Roi Carlos, qui n'en a pas beaucoup moins, si je ne m'abuse?... Je serais sot de n'estimer pas ces gens-là aussi braves et bons guerriers qu'ils sont nombreux, puisqu'ils m'ont vaincu et pris, moi, le Roi, le Roi François de France!

Debout, mais respectueux,—car le respect ne tient pas dans les genoux ployés, non plus que dans les mains jointes,—debout devant le Roi captif, qui croisait familièrement sa jambe droite, au bas de soie brodée, sur sa jambe gauche, au bas de soie crevée, Achmet pacha songea un temps; puis, se souvenant des augustes paroles dont l'avait jadis favorisé le Padishah,—près de remonter en caïque:

—Sire Roi,—commença-t-il,—grande est ma confusion lorsque vous poussez la raillerie jusqu'à me priser mille fois plus que je ne vaux. Mais, vaudrais-je dix mille fois davantage, et non seulement mille, que ma mission n'en serait pas mieux remplie et que vous n'en seriez pas plus libre. Quand mon auguste souverain, votre ami et allié, me fit l'honneur suprême de me dire ce qu'il m'a dit et de me confier ce qu'il m'a confié, j'ai objecté à Sa Hautesse ce qu'à moi-même vient d'objecter Votre Majesté. Et le Padishah s'est pris à rire, et moi, chétif, j'ai ri comme il riait. En vérité, il ne s'agit point ici d'une entreprise ordinaire. Ce ne sont en effet ni les soldats, ni les épées, ni les vaisseaux qui manquent à l'Islam; et, si n'importe quel champ de bataille s'offrait aux armées turques pour combattre les armées de l'Espagne, nous aurions tôt fait d'écrire, sur les étendards du Padishah, assez de victoires décisives pour que, promptement, Votre Majesté fût libre, et le roi Carlos captif. Mais ce champ de bataille, où le trouver? Mon auguste maître vainement l'a cherché; et c'est parce qu'il ne l'a pas trouvé que je suis ici, moi, chétif.

—Montjoie!—dit le Roi franc,—si mon frère le Grand Seigneur n'a pas trouvé, je ne chercherai pas. Pourtant, compère, te voilà dans Madrid et par l'ordre du Padishah. Qu'est-ce à dire? As-tu donc, pour venir à bout de ma délivrance, quelque autre moyen que celui que j'aperçois dans le fourreau de ton poignard?

—Sire Roi,—répliqua Achmet,—lorsqu'il s'agit de délivrer le plus noble chevalier de la chevalerie, les moyens manqueraient-ils que tout chevalier digne du nom viendrait bien à bout de les inventer. Quand la force est trop faible, la ruse y supplée; et je ne sache pas qu'elle soit à déshonneur.

—Par saint Denis! je ne sache pas non plus!—approuva le Roi.—Mais mon frère le Grand Seigneur aurait-il donc songé à me racheter et payer ma rançon? Compère marquis, cela, cette fois, serait déshonneur à moi: si pauvre que je sois, je n'accepte point que personne paie mes dettes, et pas même mon éternel ami, ni mon perpétuel allié!

—Sire Roi,—dit Achmet,—ni Sa Hautesse, ni moi-même, jamais n'aurions osé faire cette injure au Roi de France! Et, d'ailleurs, si j'avais été si butor que d'y songer, le Padishah m'eût vite rappelé qu'Allah tout seul, mon Dieu, votre Dieu aussi,—l'Unique,—est seul assez riche pour payer la rançon du Roi François Ier. Tout l'Islam, et toute la chrétienté et toute l'idolâtrie en surplus, ne seraient, dans la balance, que plume et Votre Majesté qu'or pur.

—Marquis,—dit le Roi,—tu parles, cette fois, trop bien... Mais, s'il en est ainsi, me voilà tout éberlué: ni fer, ni argent? Alors, quoi donc?

Entendant ces paroles, messires, messeigneurs, qui fut fier? Je vous le laisse à deviner. Achmet cambra sa taille et pesa de son poing sur sa hanche:

—Sire Roi,—dit-il,—j'ai dit au Padishah les paroles mêmes que dans sa bonté me répète à l'instant même le Roi de France. Or, quand le Padishah entendit ma réponse et mon excuse, il me fit la grâce suprême de me répliquer: «Où le fer ne peut sortir du fourreau, où l'or n'est pas assez lourd pour le plateau de la balance, j'emploie mes serviteurs ou mes amis, qui font ce qu'il faut faire. Tu es, toi, mon serviteur et mon ami, ensemble. Va donc!» Sire Roi, je suis venu et me voici.

—Mais, que feras-tu?—insistait le Roi.

—Sais-je?—dit Achmet.—Je m'en rapporte à la sagesse de Celui qui permit naguère que le vainqueur de Marignan fut vaincu à Pavie. Insh'Allah! l'épreuve ne peut être bien longue; et le vaincu de Pavie, sous peu, s'évadera de Madrid.

Messires, messeigneurs, daignez permettre qu'ici le chanteur s'arrête et médite, son esprit tout étonné d'admiration... Daignez vous-mêmes méditer avec le chanteur,—votre serf!—sur ce grand enseignement d'un Roi captif et d'un pacha marmitonné... Considérez ce Roi franc, sage à ce point que ses peuples l'adorent; brave à ce point que les rois l'appellent le Chevalier des Rois; noble à ce point que les chevaliers l'appellent le Roi des Chevaliers!... Considérez ce pacha turc, chef tcherkess, marquis français, amiral, compagnon de l'Ordre sublime d'Ehrtogrul, et, qui mieux est, serviteur et ami du plus grand Padishah de tous les Padishah qui furent et de tous les Padishah qui seront... Les voilà donc face à face, le prince assis, le chef debout, qui se regardent et se réjouissent à se voir l'un l'autre bon visage; fiers tous deux: celui-ci, du maître qu'il sert, celui-là, du serviteur dont il est servi. Et tant de grandeur tient dans cette geôle étroite! Alentour, épées nues, hallebardes, mousquets, cuirasses. Les dalles des corridors résonnent au choc des crosses et des éperons. Officiers, geôliers, guichetiers, estafiers, veillent. Le péril est partout. Mais roi franc et pacha turc s'en soucient comme de leur premier ennemi abattu: car dangers, fatigues, souffrances, tortures même et la mort, rien n'existe pour ces hommes, l'un comme l'autre vraiment hommes, et vraiment sublimes l'un autant que l'autre; rien, dis-je! sauf leur honneur sans tache, leur vertu sans reproche et leur vaillance sans l'ombre d'une peur.

Méditons et puis poursuivons, car voici qu'approche le plus beau du chant; oyez, messires, et messeigneurs!

—Sire Roi,—dit Achmet,—je rougirais à mourir si, parlant au Roi Chevalier, je mentais du quart d'un mot; et davantage encore si c'était, de ma part, simple et vil amour-propre. Le Roi m'a fait la grâce de me demander comment il sortirait de ce lieu? Je n'en sais rien, messire! Mais vous en sortirez, s'il plaît à Dieu. Je supplie seulement le Roi de me dire s'il répugnerait, le cas échéant, de devenir, comme me voilà, vil marmiton ou pauvre mendiant ... ou prêtre tonsuré ... voire porte-clé ou guichetier de sa propre geôle?

—Marquis,—fit le Roi, grave,—fors remettre en croix Notre-Seigneur Jésus... (c'est le doux Prophète Christ, messires, qu'ainsi nomment les Francs, lesquels croient qu'il est Fils de Dieu ... est-il pas vrai, messeigneurs?... alors que nous, gens d'Islam, Le croyons seulement Sa créature et la plus parfaite qu'Il fit jamais... Béni soit-Il!...) Marquis, fors remettre en croix Notre-Seigneur Jésus, je ferai, pour redevenir libre et Roi, tout.

—Il suffit!—dit Achmet, content.—Désormais, sire Roi, qu'Allah nous garde l'un et l'autre, vous, le maître, moi, le serf ... et daignez à présent m'accorder mon congé; je ferai, quant au reste, tout l'impossible: le possible devant toujours être déjà fait et d'avance.

—Béni sois-tu, marquis!—cria le Roi joyeux.—Montjoie Saint-Denis! (tel était, messires, le cri de guerre des vrais Rois francs, des Rois du royaume de France...) Montjoie Saint-Denis! tu es bien celui que j'espérais et escomptais, tant d'après ta mine que d'après les sentiments que t'a marqués ton maître, mon compère et frère germain, le Magnifique Grand Seigneur!... (c'est le nom que les Francs ont souvent donné, par amitié, estime et respect, à nos Padishah...) Vive Dieu!—continuait François,—je loue mon compère et frère de t'avoir nommé son serviteur, préférablement à tant d'autres fiers hommes qui le servent; et je le loue davantage de t'avoir élu pour ami... A présent, Dieu m'écoute! car je vais prêter devant Lui serment, et serment royal... Mais d'abord, marquis, écoute, et réponds-moi: j'aime ton maître; et je t'aime aussi, toi qui l'aimes, lui, comme tu l'aimes. Tu me plais donc fort. Me veux-tu pour deuxième compère et compagnon, tel que le Padishah t'est déjà? À trois amis tels que nous, unis comme trois doigts d'une seule main, l'Empereur, mon gardien de geôle, aura mauvais jeu; et nul doute qu'il ne trouve bientôt cage vide et faucon envolé!

Achmet s'agenouilla:

—Allah!—dit-il, acceptant et approuvant tant qu'il pouvait.—Sire Roi, je vous ai écouté comme jadis j'écoutais mon autre maître le Padishah, Commandeur de la Foi: pour obéir! Au demeurant, compère Roi, si je te plais, par le Croissant! tu me plais davantage! Je suis donc tien, dès ce jour-ci, des pieds à la tête et du cœur à l'âme. L'Unique m'est témoin! Et je réponds devant Lui pour ma parole! et ma race répond entière avec moi!

—Amen!—conclut le pieux Roi, parlant comme parlent les prêtres francs dans leurs mosquées qu'ils nomment églises.—Ce que tu me donnes, compère pacha, je le prends de tout cœur: dès ce jour donc, tu es mien. Et maintenant à mon tour. Voici mon serment de Roi: marquis, j'appelle à témoin Celui qui peut tout; puisse-t-il me foudroyer de sa plus foudroyante foudre, si, dès qu'à ton bras j'aurai repassé ces Pyrénées du diable, mon présent cauchemar, tu n'es pas doté du plus beau, du plus riche et du plus illustre de mes marquisats, n'importe comme il sera vacant, par mort, déchéance, rachat, voire bon plaisir! J'ajoute à cela, j'en jure la Sainte-Croix de Jésus—celui-là c'est toujours notre doux Prophète, messires, béni soit-il!—j'ajoute à cela que ton premier souhait qui viendra jusqu'aux oreilles de ton compère et ami, moi, le Roi, nous te l'accordons, d'ores et déjà, et d'avance. Le tout, foi d'homme, de chevalier, de prince et de Français!

Achmet, à genoux, ne s'était pas relevé.

Mash'Allah!—cria-t-il.—Quand donne le prince, quel sujet refuserait? Sire Roi, merci! j'étais votre homme, me voilà votre féal et votre vassal. Compère le Roi, j'étais ton ami, me voilà ton obligé et débiteur. Dette n'est pas lourde, de brave homme à brave homme! Mais, puisque légère, souffre que je t'en charge à mon tour, comme tu m'en as chargé. Mon premier souhait, celui-là même que tu m'accordas sans le connaître, le voici: Puisse l'Unique permettre que je meure un jour, avec l'agrément de mon autre et premier maître, en te servant, toi, mon maître second! Pour le surplus de la besogne, Allah aide!

Hors la chambre royale, des pas sonnèrent, des armes aussi. Achmet pacha, soudain debout, redevint le licencié don Alonso Lupa... non! qu'ai-je dit? redevint marmiton; et remit sur son chef le bonnet des gâte-sauce.

La porte s'ouvrait:

—Mille ans de prospérité sur votre clémente Majesté! Puisque le roi François a daigné pardonner, à son butor de marmiton, la plus grossière des butordises, ledit marmiton butor, jusqu'à son dernier souffle, priera Dieu pour qu'il assiste puissamment le roi François dans tout ses projets et entreprises et principalement dans celle qu'il médite en cet instant même!

Ainsi cria, feignant un servile enthousiasme, le faux marmiton, faux licencié, mais vrai pacha. Ce disant, il mentait si peu que le roi de France, dévotement, se signa à la mode chrétienne, avant de répondre, à la mode chrétienne aussi et bien dévotement:

—Ainsi soit-il! Compère, tu crains Dieu: cela pour moi te parachève.

Il parlait à voix fort basse; la porte déjà s'était ouverte et quatre gens d'armes de Castille, tout habillés de fer, pénétraient dans la prison royale.

Tel était l'ordre du Roi soi-disant Empereur don Carlos: le Roi franc, son prisonnier, lorsqu'il dînait ou soupait, avait bien la faveur d'un couteau qui n'était pas d'argent; mais, tout le temps qu'il s'en servait, quatre gardes veillaient, l'épée nue, sur ce prisonnier redoutable dont le couteau à lame ronde, qui sait! était peut-être bien capable de crever cuirasses, casques, poitrines!... les Espagnols, au moins, le croyaient ainsi!... et redoutaient que ce couteau à lame ronde put ainsi frayer passage à l'auguste captif, de Madrid jusqu'aux montagnes neigeuses qu'on nomme Pyrénées, et de ces montagnes-là jusqu'au Louvre de Paris, tant regretté du Roi de France!...

Les gens d'armes étaient entrés. Achmet se ploya devant le roi, son front dans la poussière:

—Sire,—dit-il,—me retiré-je?

François de France inclina le front:

—Nous t'octroyons congé,—dit-il;—va!

Et tandis qu'il se retirait, Achmet pacha, toujours incertain, et nullement rassuré, songeait de plus belle, et non sans force hochements de tête:

—Il n'empêche que je n'en sais pas plus long que naguère, sur le moyen de changer ce bon roi captif en bon roi libre. Par Allah! quel chemin vais-je imaginer pour aller de cette ville de Madrid où je suis, jusqu'en cette ville de Paris où je voudrais être, mais où je risque de ne point arriver de si tôt?...

Ainsi donc vous le voyez, messires et messeigneurs: Achmet pacha ne savait encore nullement comment il viendrait à bout de sa tâche.—Tâche géante, je supplie vos Hautes Excellences d'y songer: le bon Roi franc était enfermé dans une salle toute peuplée d'épées nues; cette salle, aux murs pareils à des remparts, gisait au plus profond d'un château plus fermé, plus crénelé, plus barricadé qu'une forteresse; ce château, bâti au milieu même de la plus grande cité des Espagnes, apparaissait tout de bon cerné par je ne sais combien de guerriers, de bourgeois et d'autres sujets du roi don Carlos, dont pas un qui ne fût ennemi juré de l'Islam et de l'Empire, et du royaume franc pareillement; cette grande ville est en outre bâtie juste au centre du royaume de Castille, lequel est situé juste au milieu des autres royaumes de toutes les Espagnes; des centaines et des centaines de lieues la séparent donc du royaume de la vraie France des Francs, seule terre d'asile pour celui qui en était le Roi et qui ne pouvait nulle part ailleurs retrouver liberté et puissance. Enfin, dernier obstacle, entre Espagne et France se dressent des montagnes tellement hautes, sauvages et glacées, que jamais la neige, qu'Iblis y jette par avalanches, ne peut y fondre et que, d'hiver en hiver, les voyageurs en passent les cols avec des fatigues si terribles, que nous, bonnes gens du Turkestan ou du Caucase, même en nous rappelant les pics et les chaos de notre enfance, ne pouvons nous figurer tant de rochers en tels tas, ni tant de glaces trop éternelles. Voilà ce que le héros Achmet pacha, soi-disant licencié, parfois même marmiton, mais toujours seul de sa race et de sa foi, dans Madrid, seul contre cent fois cent mille! avait à vaincre, surmonter, traverser ou dompter, pour se rendre digne tout à fait de la double et glorieuse confiance que ses deux sublimes princes et souverains, le Padishah Magnifique et le Roi Chevalier, lui avaient marquée, affirmée, confirmée et qu'il se jurait à soi-même de justifier entière, ou de mourir. Ainsi font les vrais seigneurs et nobles hommes quand ils servent leur prince, leur empire et leur Foi...

Mais pourquoi le chanteur Abdullah, le chétif, chanterait-il à de nobles hommes comme ceux-ci que je vois, et tels que la caravane n'en connaît point d'autres, d'inutiles moralités, qu'eux tous pourraient, à meilleur droit, chanter à lui, tant indigne d'eux?

Sans plus tarder, j'en viens donc à ce moyen qu'imagina Achmet pacha, pour délivrer François, le Roi franc... Ho!... j'ai mal dit: qu'Allah imagina en son lieu et pour lui, Allah l'Unique!... parce que trop difficile était cette imagination-là!... et parce que, là où les hommes ne peuvent plus, l'Unique peut encore, et toujours!... et que jamais Il n'abandonne celles d'entre ses créatures qui s'en remettent à Lui de toutes leurs trop surhumaines affaires!... La illah il Allah! messires et messeigneurs! il n'est qu'un Dieu, Lui, l'Unique!

Or, un soir de cet hiver, la plus mal famée des posadas tout à fait ignobles de Madrid,—posada, dans le patois de ces grossiers, est dit pour han ou auberge...—la plus vilaine, donc, des plus vilaines posadas de là-bas assemblait la plus laide des plus laides bandes malandrines que vous pouvez imaginer.—Comme juste, rien en cette posada ne pouvait advenir dont personne s'étonnât jamais, sauf ceci: qu'un homme de bien se hasardât à salir ses semelles en pareille caverne.—Le soir que je vous dis, un cavalier de la plus haute mine entra cependant tout à coup dans la posada, et s'assit, tranquille et superbe à la fois, au milieu des cinquante ou soixante coupe-jarrets qui étaient là, buvant, bavardant et se divertissant ... je veux dire: s'enivrant, blasphémant et s'entrevolant leurs écus par le moyen de maintes sortes de jeux fripons, tels que dés, osselets, tarots, que sais-je!... Et voilà pour la compagnie qui emplissait la posada! compagnie bien faite pour déplaire aux délicats de la caravane. Et voici pour le cavalier qui troubla cette compagnie, de laquelle il différait, en vérité, comme l'eau du feu: c'était un gentilhomme tel que les plus sots n'auraient pu se tromper, au reste, sur sa qualité; un seigneur même, et très magnifique, quant à la taille et quant à l'habit: grand, large, fort, vêtu tout d'or, de soie et de pierreries, le tout bien visible, quoique bien enveloppé d'une cape très ample, qui le couvrait du collet aux éperons; quant à ses armes, elles crevèrent, si j'ose dire, tout de suite l'œil de tout chacun: car, sitôt assis, le nouveau venu dégrafa son buffle et détacha d'abord une longue épée italienne qu'il posa sur la table; puis deux paires des meilleurs pistolets qu'on fît en ce temps-là; enfin une miséricorde d'acier bleu, si niellée, gravée, dorée, que, certes, Tolède ni Damas n'avaient trempé cette miséricorde-là, dont les armuriers de Perse[7] seuls avaient pu fabriquer la lame: lame plus dangereuse encore que splendide: le cavalier, négligemment, en fournit la preuve, car, ayant dégainé, comme afin d'en éprouver du doigt le tranchant, il ficha la pointe dans le bois de la table, à travers deux ou trois écus d'argent qu'il avait empilés, et que la miséricorde perça tous ensemble d'un coup, comme si c'eût été galettes au beurre.

Il y avait eu grogneries lors de l'entrée du gentilhomme si bien armé. Les grogneries se turent tout net, sitôt la miséricorde plantée dans la table à travers les écus.

Le robuste seigneur n'en tira pourtant nul avantage. Au contraire, il commença de sourire très gracieusement, rejeta sa cape en arrière, prit ses aises sur l'escabeau qu'il avait choisi et, tout à coup, pour le plus grand étonnement de tout le monde, il abattit un poing vigoureux sur la table et, toussant avec fracas, il apostropha l'assistance du ton le plus cordial, quoique brusquement:

—Compagnons!—dit-il... (et sa voix sonore usait d'un espagnol parfait, mais prononcé plus doux que ne font ces gens, rudes en toutes choses...), compagnons! à me voir passer sans façons votre porte, force bons lurons d'entre vous s'étonnèrent: qu'ils s'assurent en pleine quiétude sur mes intentions; elles sont honnêtes, par ma foi!—Je viens chez vous rendre à qui je le dois ce qui n'est pas mien: cette bourse!

Et, dans sa main, dansa un sac ventru où tintait de l'or.

—Voici quelque cent carolus... (les carolus étaient les écus que frappait le Roi don Carlos d'Espagne...) ils sont à vous: car deux douzaines des vôtres m'ont demandé l'aumône, voilà quinze ou vingt jours, sur la plazza Mayor, le soir de la Saint-Eloi ... et moi, stupide, je n'ai pas compris la demande; en sorte qu'au lieu d'y souscrire, comme j'aurais dû ... comme je regrette de n'avoir fait ... j'ai sottement tiré cette dague-ci du fourreau et tué dix ou quinze des quémandeurs ... paix sur eux! Pardonnez, messires, au brutal et ne refusez pas les excuses qu'il vous offre... Regardez-les plutôt: elles sont bonnes catholiques, et vous y pouvez voir, luisante, sonnante et trébuchante, l'effigie de Sa Majesté d'Espagne...

Lestement lancée au milieu de la laide séquelle, la bourse aux carolus ne toucha même pas terre; cinquante griffes noires l'agrippèrent au vol et la déchiquetèrent; en un clin d'œil, contenant, contenu, tout s'évanouit; à telles enseignes que, des cent carolus annoncés, pas un ne montra sa couleur.

—Mort diable!—jura le si généreux tueur de tire-laines,—que voilà de fidèles sujets de l'Empereur et Roi, notre maître!... et que j'aime ce brave empressement à recueillir et préserver si bien les nobles effigies de Sa Majesté catholique, par Elle-même frappées dans cet or étincelant! Sangdieu! ce ne sont point de honteux ducats comme ceux-ci qui recevraient, j'ose le dire, pareil accueil d'aussi bons Espagnols!...

Il avait pris, toujours dans sa ceinture, une deuxième bourse tout aussi gonflée que la première, mais non pas de pareille monnaie. Il s'en expliqua sur-le-champ, parlant clair, tandis qu'à son tour le nouveau sac dansait dans sa large main:

—... Car ces laides images, qui salissent l'or de ces monnaies malsonnantes, sont images de rois français soi-disant Très Chrétiens: du défunt Roi Louis, en cercueil; du vivant Roi François, en cage ... viles richesses que celles-ci, et qui vont être fièrement dédaignées en si bon lieu, j'imagine!...

Et le harangueur, comme il avait jeté le sac des carolus d'Espagne, jeta le sac des louis de France.

Or, il advint cette chose extraordinaire: que les louis disparurent avant d'avoir chu, et tout justement aussi vite qu'avaient disparu les carolus!

—Tudieu!—jura de plus belle l'étrange cavalier cousu d'or,—voilà, d'honneur, que je n'y comprends plus rien!... Qu'est-ce à dire? nous aurions donc, ici, parmi nos superbes hidalgos d'Espagne, quelques laides engeances de France?

Il médita, tout éberlué, ou feignant de l'être, et feignant si bien, que vous-mêmes, messires et messeigneurs, subtils comme je vous vois, n'auriez pu décider s'il feignait ou ne feignait pas. Habile homme, convenez-en, que cet étrange seigneur! étrange par sa richesse toute magnifique, et plus étrange encore par la façon dont il semait ses trésors comme sésame ou blé noir! Or, tout à coup, s'étant frappé le front, il chercha une fois de plus aux plis de sa ceinture et, une fois de plus, en tira un sac aussi glorieusement pansu que les deux premiers, mais, tout de même, fort différent de l'un comme de l'autre par l'essentielle substance qui arrondissait si glorieusement sa panse... Et celui qui le tenait ne faisait que le supporter à bout de bras, à bout de doigts, et tant loin de soi qu'il pouvait... On eût dit que c'était là, non sac d'écus, mais sac d'ordures bien puantes....

—Tripes, cornes, fourches!—cria-t-il à tue-tête et, cette fois, n'appelant plus à témoin l'Unique, mais bien le Maudit:—Sabots, griffes, queues!... Ça, mes maîtres... Rois Catholiques et Rois Très chrétiens, cela peut, à la rigueur, faire ménage ensemble, soit!... Mais, cela, qui est la Croix, votre Croix, que peut-elle faire avec ceci, qui est le Croissant?... oui! le Croissant d'Islam!...

Et ceci, qui était le troisième, sac, l'étrange seigneur le laissa choir avec dégoût, plutôt qu'il ne le jeta comme il avait jeté les précédents.

Sur quoi, voici la chose qui advint: le troisième sac était vieux; l'étoffe usée creva, avant que personne y eût touché; des pièces d'or s'en échappèrent; et on les put voir bien clairement, d'autant qu'elles tombaient celles-ci pile et celles-là face; et que, d'effigie, face ni pile n'en montraient... Vous devinez pourquoi, messires: c'est que ces pièces-là étaient monnaies non d'infidèles, mais de Croyants; c'est que le prince qui les frappait, pur d'idolâtrie comme de vanité, obéissait à la Loi, qui interdit aux hommes d'Islam de jamais tailler images d'hommes, car cela est vanité, non plus qu'images de Dieu, car cela est idolâtrie; c'est enfin que ce prince, pieux entre les plus pieux, et qui ne timbrait son or que d'un sceau,—du sceau de Salomon, du sceau deux fois triangulaire!—C'est que ce prince s'appelait Souléïman le Magnifique; et que son envoyé, c'est-à-dire le seigneur mystérieux, si brave, si noble, si riche et si beau, s'appelait Achmet... Oui, Achmet pacha Djemaleddine!... qui, pour une heure, avait ainsi cessé d'être don Alonzo Lupa...

Oui dà! comme j'ai dit!... Et ce furent cent doublons turcs, cent souléïmaniehs d'or pur qui ruisselèrent sur le sale pavé de l'ignoble posada ... justement de même que si les vitres crasseuses de la seule lucarne du lieu eussent laissé passer tous ensemble cent rayons de soleil! Car les souléïmaniehs, au rebours des écus de France et des carolus de Castille,—le sac éclaté en fut la cause,—n'avaient point été escamotés par les vide-goussets avant que d'avoir touché terre. Au contraire! et ce fut éblouissement d'or dans la geôle. Cinquante fois au moins, le sceau des Fils d'Osman étincela, là où n'avait pas brillé la noble face franque du Roi François, non plus que la froide face flamande du roi don Carlos, soi-disant Empereur!

Malgré quoi, messires, et malgré quoi, messeigneurs,—et voilà peut-être le plus extravagant, le plus fabuleux de l'aventure!—les doubles livres de Turquie s'évaporèrent comme avaient fait les louis français et les carolus d'Espagne. Je ne mens point: s'évaporèrent, tout turcs et mahométans qu'ils étaient, entre ces cent paires de mains évidemment chrétiennes, pourtant; probablement aragonaises, navarraises, andalouses ou castillanes; ennemies, par conséquent, jusqu'à mort et jusqu'à géhenne, de tout ce qui était Islam, Turquie, Padishah, Coran, bien plus encore que de tout ce qui pouvait être peuple de France, Roi Très Chrétien et autres choses vraiment franques. De quoi le gentilhomme à la miséricorde persane, aux écus panachés et à la fantastique hardiesse, Achmet pacha Djemaleddine, pour lui rendre définitivement son vrai nom, feignit encore une stupeur totale, mais courte; car, tout aûssitôt, reprenant son calme oriental, voire une joyeuse gaieté:

—Ah!—dit-il, bouffonnant un brin,—je me trompais tout à l'heure: voilà bien, comme j'avais dit, de très bons sujets d'un très grand Roi; mais ce Roi-là n'est pas le Roi don Carlos!... ni le Roi François de France, à dire vrai ... ni même le Pasdishah, mon auguste maître!—Car Turc je suis, messires ... j'aime autant le proclamer!—Oui, Turc en vérité! Et cela, d'ailleurs, vous est bien égal!... j'en répondrais par Allah!... Cela vous est magnifiquement égal, compagnons!... Est-ce pas vrai?... Attendu que le si grand Souverain que, si fidèlement, vous servez tous, n'est autre que Sa Majesté Archiroyale et Surimpériale, l'Or!... sous toutes ses faces, formes, apparences ... qu'il soit livre, sol, doublon, quadruple, pièce de quatre, pièce de huit ... pistole, écu, ducat, ducaton ... et n'importe le coin dont les autres Rois, ses vassaux, aient ou n'aient pas encore osé le frapper à leur marque, ou monnaie ou lingot ... et qu'on le nomme souléïmanieh, louis, jacobus, carolus!—J'ai dit vrai: vous vous taisez!—Et c'est d'ailleurs bien. J'y souscris,—et j'en profite.—Toutefois, compagnons, sachez ceci: de ce souverain-là, votre Roi, je suis, moi, grand-vizir et premier ministre! Vous en doutez? Que non pas! Tâtez plutôt, au fond de vos poches, mes bonnes lettres de créances, dont pas une n'a sonné faux!—Vous n'en doutez plus! voilà qui est bien...—Compagnons! vous me voyez ici tellement riche que j'ignore la somme de mes richesses!... et tant de fois seigneur que je n'ai jamais su le compte de mes duchés, marquisats, comtés, baronnies!... le tout bien hérité, acquis, octroyé ou gagné, gagné à la guerre! bref, mien de bon droit; droit de naissance ou droit d'achat ... ou de plaisir du Prince ... ou—droit, de tous, le meilleur: droit du plus fort...

«Mieux, compagnons! si riche que je sois, vous me voyez puissant davantage. Et les quinze d'entre vous dont les cadavres ont jonché la plazza Mayor, le jour que vous m'avez attaqué, moi seul, et désarmé, vous, vingt-cinq ou trente que vous étiez, et tout hérissés d'épées, de dagues, de mousquets et de pistolets,—ces quinze cadavres, s'ils revenaient de l'enfer, vous pourraient enseigner que toute entreprise que je mène est une victoire et que toute entreprise que je combats est une déroute. Cela dit, j'ai tout dit, mes maîtres. Et, sur ce, laissons le passé mort, et parlons du présent, vivant:—Me voici! et je suis ici pour vous offrir de devenir comme je suis déjà, moi, riches à tout jamais.—Il vous suffira, pour cela, de m'accompagner une seule fois, et de livrer avec moi une seule de ces batailles que je ne sais pas perdre ... laquelle bataille vous fera, sans doute, traîtres, félons, sacrilèges et condamnés d'avance à toutes les sortes de tortures et de supplices dont on use en Castille, mais auxquels vous échapperez, j'en jure par l'épée que voici!... (il la fit jaillir du fourreau...) auxquels, dis-je, vous échapperez pour demeurer sains, saufs et libres comme vous êtes ... et pour devenir riches comme vous n'êtes pas ... c'est-à-dire, comme vous n'êtes pas encore...

«Oh! l'or ne se gagne pas les bras croisés; et tous ceux qui m'accompagneront demain m'accompagneront plus loin que le Mançanarès!... Car c'est plus loin que j'irai!... En outre, là où j'irai, j'irai à cheval, salade en tête, cuirasse sur le bréchet, estocade au flanc, et pistolets aux fontes; les coups pleuvront! car l'on se battra un contre un si l'on peut, un contre deux s'il faut, un contre quatre si je préfère, un contre dix si je commande! sans trêve, ni merci, sans peur, et à mort! Toutefois, quand je parle de mort, je ne pense, il va de soi, qu'à la mort de l'ennemi: ceux qui me voient l'épée au clair ne me revoient jamais l'épée au fourreau, s'ils ont eu la sottise de me voir face à face: j'en atteste l'épée que voici!... et ceux que je défends, la Mort en a peur! Qu'on se le dise!... A présent, j'ai tout expliqué, et n'ai plus qu'à finir.—Compagnons! à ma droite, ici! tous ceux qui me veulent obéir, et m'acceptent pour maître! et à ma gauche, ceux qui ne veulent pas... (Il fit une pause et se prit à rire.) Ceux qui ne veulent pas?... Allah! tant pis pour eux, s'il s'en trouve, ils sont assurément bien libres de refuser ce que j'offre, et de sortir d'ici pour rentrer tout droit chez eux ... s'ils peuvent!... car, pourront-ils?... Je suis bien libre, moi, de veiller sur mon secret et d'empêcher qu'il coure les rues... Et, bien certainement, j'empêcherai!—Sus donc, mes maîtres! Debout!... et, ceux qui veulent, ici!... où je pose mon épée!... et ceux qui ne veulent pas, là!... où je pique mon poignard! Mon poignard pique bien: bon conseil à tout le monde.

Messires et messeigneurs, voici peut-être qui est beaucoup moins extravagant que tout le reste; voici peut-être même qui ne surprendra personne de ce noble auditoire: il y avait cinquante bandits dans la salle de la posada; cinquante ... ou, même, davantage, soixante peut-être! ou quatre-vingts. Allah le sait mieux que moi, et Lui seul!... Toutefois, de tous ces bandits-là, à ne pas vouloir ce que voulait Achmet pacha Djemaleddine, il n'y eut personne.—Non! pas un malandrin, sur cent ou cent vingt qu'ils étaient.—Tous obéirent. Tous se vendirent à Achmet, comme ils auraient fait à Satan.

Holà!... est-ce pas le premier coq qui chante?... l'aube est-elle donc si proche? Abdallah, chanteur chétif, si ton heure approche si vite, à toi de hâter le chant!... Et, pour ne rien taire d'essentiel, passe, passe vite, et très vite et plus vite encore, sur toute partie, sur tout morceau, sur tout détail de la Merveilleuse Histoire dont l'omission n'enfoncera pas dans les fines et subtiles oreilles qui t'écoutent une cire par trop épaisse, laquelle serait obstacle à l'entendement facile de la dite Histoire Merveilleuse, si profitable à tout bon et pieux auditeur, tant par la splendeur des gestes héroïques que je célèbre que par la moralité irréprochable qu'on en peut tirer ... moralité très orthodoxe, messires et messeigneurs, selon notre Coran comme selon votre Livre. Croyants et Francs ne peuvent ici que fortifier leur foi, et leur vertu, et leur courage.

... Oui dà!... c'était bien le chant du premier coq ... et voici le chant du second!... Hâte! hâte!...

L'hiver espagnol, mesures, est un hiver bien rude. Est-il pas vrai, d'autre part, messeigneurs,—et je crois certes l'avoir chanté,—que toutes ces glorieuses aventures se déroulaient vers la fin du dernier mois de votre année franque, du mois de décembre, pour le nommer comme vous faites? A l'époque donc où les Francs célèbrent leur grande fête de Noël, laquelle s'achève, justement comme notre saint Ramazan, par une belle et fervente prière nocturne, dite messe de minuit. Ainsi, comme nous-mêmes faisons le dernier jour du Ramazan, les Francs passent en oraisons, dans leurs plus solennelles églises, la vingt-quatrième nuit de leur décembre. Or, tout grossiers et brutaux que sont les gens de Castille, ils ne laissent pas que d'être fort pieux, et de fidèlement observer les rites chrétiens le jour et la nuit de Noël. Le Roi don Carlos, soi-disant Empereur, ne pouvait donc manquer d'aller prier, dès la nuit close, dans sa chapelle particulière; ce qu'il fit, en effet. Cette chapelle était, comme juste, enclose dans le palais.

Ce palais, l'Histoire Merveilleuse l'affirme et plusieurs savants voyageurs me l'ont confirmé, est tout proche d'une rue de Madrid que les gens du lieu nomment Calle Atossa; ainsi, pour aller de la chapelle du Roi don Carlos de Castille à la geôle du Roi François de France, il y avait à peine à marcher cent pas. J'ai chanté tout cela, seulement afin que ceux qui m'écoutent dans ce han d'Anatolie puissent comprendre et même voir, comme de leurs yeux, tout ce que, maintenant, je vais chanter ... ni plus ni moins clairement que s'ils étaient à Madrid, et sur ce chemin même qui, cette nuit de Noël, joignait l'un à l'autre les deux logis royaux, celui du Roi captif à celui du Roi geôlier.

Or donc, la Noël de cette année-là commença comme elle devait commencer; rien d'imprévu n'arriva d'abord, et, chaque événement se déroula comme il devait.

Vers la dixième heure—dixième heure à la franque—le Roi soi-disant Empereur soupa dans la salle basse et quelques gentilshommes, de ses plus intimes, soupèrent avec lui.

Une heure plus tard, il se leva de table, sortit de la salle basse, s'en fut dans son cabinet aux habillements, changea son pourpoint, d'or brodé de pierreries, pour un autre, tout de velours noir, dégrafa sa ceinture et ses colliers, quitta son épée, sa dague, son gantelet,—le tout par modestie: ainsi faisait-on, au temps d'alors, et fort pieusement, avant d'aller prier l'Unique!—enfin, mit un manteau, noir aussi, un feutre sans plume, et s'achemina vers sa chapelle, laquelle était à l'autre bout du palais; il fallait, pour y arriver, traverser deux cours à cloître, une galerie de miroirs, la salle du trône, une galerie d'armes, une salle dite salle aux tapis, et, au bout d'un dernier corridor, l'antichambre des prêtres, que les Francs nomment sacristie. Sitôt prêt, le Roi se mit en route et les gentilshommes de son souper, au nombre de onze, l'accompagnèrent, tous eux-mêmes vêtus de noir, et tous sans épée ni dague, comme était leur prince.

Marchant à pas pressés, le Roi des Espagnes, ses gentilshommes toujours le suivant, traversa donc cours, galeries, salle du trône; et puis, traversa cette salle aux tapis que j'ai dite. Or, il n'y avait justement point de tapis dans celle salle-là: car les tapis n'en étaient pas encore tissés. En place, on avait mis de très grands tableaux, peints exprès pour servir de modèles aux brodeurs de laine, qui les devaient copier exactement. Ces tableaux-là, toutefois, n'étaient pas, comme devaient être plus tard les tapis, appuyés et tendus contre les murs de la salle, à toucher ces murs, non! pour la commodité des valets et des ouvriers, lesquels préparaient les murs pour la tenture qu'on commençait de mettre aux métiers, les tableaux étaient seulement dressés contre supports de bois, et écartés de la muraille assez pour qu'on pût passer entre celle-ci et ceux-là, tout à l'aise. Il n'importe d'ailleurs guère, évidemment, puisque je vois plusieurs des nobles voyageurs de la caravane hausser les épaules à cet excès d'explications.... J'ai tort, certes, et je chante trop lent!... Hâte! hâte!

Don Carlos de Castille, cinquième du nom, traversa donc la salle aux tapis, d'une porte à l'autre porte. Passant devant l'un des tableaux, qui figurait le combat de deux femmes guerrières, dont l'une terrassait l'autre, déjà blessée et près d'être achevée, le Roi, s'en allant, et ne songeant à rien, leva, par hasard, les yeux sur le tableau ... et son regard vivant rencontra le regard peint par le peintre dans les yeux de la femme vaincue; lesquels yeux, écarquillés de rage, de désespoir et de peur, étaient si habilement imités qu'ils semblaient vivre tout de bon, ni plus ni moins que les yeux des amateurs qui admiraient une telle peinture. Certes, le Roi don Carlos avait vu déjà ce tableau, et l'avait haut prisé, car c'était le chef-d'œuvre d'un artiste très illustre. Ce néanmoins, don Carlos le Cinquième—il me souvient tout à coup qu'on l'a surnommé Charles-Quint ..., me trompé-je, messeigneurs?...—Charles-Quint, donc, apercevant la toile peinte, s'arrêta net, l'œil fixe et déliant. Et ce n'était pas précisément le tableau qu'il regardait, qu'il scrutait même, qu'il fouillait, de son regard de Prince, froid, brutal et profond, de son regard de Maître, accoutumé de percer, à travers le masque des yeux, l'âme des hommes sujets, et de la mettre à nu, et à vif... Non! ce que regardait Charles-Quint, le Roi soi-disant Empereur, c'étaient les yeux seuls, peints par le peintre[8], sur le tableau... oui, quelque bizarre que soit la chose: les yeux que j'ai dits tout à l'heure; les yeux de la femme vaincue, blessée et près d'être achevée!...

Or, très véritablement, le Roi regarda ces yeux-là, et songea,—le temps de deux éclairs... Ho! messires et messeigneurs ... dirai-je toute la vérité?... Dirai-je que le Roi don Carlos avait cru voir ... folie! fantasmagorie!... avait cru voir, sous ses yeux, s'animer tout d'un coup, et vivre, et vibrer, et flamboyer, les yeux peints sur la toile? oui, ces yeux fabriqués de main d'homme, ces yeux faits d'huile et de couleurs broyées.... Non, non! je n'oserai pas dire pareille chose. Je me tairai. D'autant que le Roi Charles-Quint, ayant bien regardé, songea ... puis, haussant les épaules, s'en fut. Et, pareillement, ses gentilshommes s'étant arrêtés, ayant cherché à voir ce que voyait leur Maître, et n'ayant rien vu ... haussèrent, comme lui, les épaules ... et comme lui, s'en furent, le suivant pas à pas, toujours. La sacristie, puis la chapelle, s'ouvrirent. Les prêtres saluèrent le Maître qui entrait d'un salut,—du même salut dont ils saluèrent ensuite l'Unique ... et la messe de minuit commença...

Alors, du même coup, d'autres événements, moins prévus que ceux-là, commencèrent...

La messe de minuit, chez les Nazaréens, se chante fort solennellement... Est-il pas vrai, messeigneurs? Le rite en est aussi minutieux que magnifique... Messires, messeigneurs! ne croyez pas ici que le chétif, votre serf, chante pour flatter!... Non: ce qu'Abdullah chante, son cœur et sa conscience le chantent avec sa bouche... Et tous ces chants font un seul chant, qui est le chant de la vérité!... La messe franque de minuit, croyez-m'en donc! est à la fois superbe et complexe; si bien que, seuls, des prêtres habiles et experts, de longue date endurcis à leur culte ... bref, de ceux qui savent, comme nous autres disons pour rire, ne prendre point harem pour djami ni mihrab pour member ... sont capables de la bien chanter, psalmodier, et réciter, du premier au dernier mot, sans erreur ni oubli!... Car, tout de bon, cette prière chrétienne, je vous l'atteste, est plus longue et plus difficile qu'aucune de nos prières de la Vraie Foi! D'autant qu'un seul officiant n'est pas assez, et que la règle des Francs en exige trois, lesquels prient ensemble! grand surcroît, certes! de splendeur et de majesté.

Or, don Carlos de Castille, cinquième du nom, Roi des Espagnes et soi-disant Empereur de toutes les Allemagnes ... car ainsi se prétendait-il ... le très puissant Charles-Quint, s'il vous plaît mieux, venait d'entrer dans sa chapelle, et s'y était d'abord prosterné, en pieux prince qu'il était, et ne manquait jamais d'être. Sur quoi, se relevant, et donnant deux coups d'œil alentour, il entr'ouvrit la bouche et ne la referma pas.

Messires, messeigneurs! par Allah! ce bon prince ... ce méchant prince, ai-je voulu dire!... avait en vérité quelque raison de s'étonner si fort! D'abord, et pour commencer, pas un des trois prêtres, officiant à l'autel, ne lui montrait visage de connaissance ... non plus qu'aucun des autres prêtres, fort nombreux, qui assistaient les prêtres officiants. Plus extraordinaire encore: ces susdits officiants, tout trois qu'ils étaient, semblaient, en fait de messe, en savoir moins qu'un seul, voire qu'une moitié d'un!... Les prières se dépêchèrent donc, cahin-caha, parmi bredouillements, errements, enjambements; ce dont le Roi, théologien des plus diserts, s'indigna et s'irrita. Il était coutumier de colères froides qui s'achevaient toujours autrement qu'en paroles. Et le premier quart d'heure de la longue prière n'était pas encore écoulé, que sa décision était prise, et qu'il se jurait d'infliger aux trois malencontreux officiants un châtiment si terrible que les temps futurs, épouvantés, n'en parleraient jamais qu'à voix basse. Sire Charles-Quint savait qu'un Empereur, le fût-il contre toute légitimité, n'en a pas moins le droit d'ériger son plaisir en loi souveraine, et le devoir de punir tout rebelle, comme sacrilège: car les Majestés, toutes, sont Vicaires de l'Unique et propres effigies de Dieu; et qu'il ne suffit pas de les respecter et vénérer: qu'il faut encore—l'Unique le commande!—les adorer genoux à terre, comme on adore l'Unique lui-même.

Enfin sonna la quatrième heure,—quatrième heure à la turque,—qui, à la franque, valait alors la mi-nuit. C'est l'heure solennelle de la fête; cela parce que les chrétiens, pieux liseurs du Livre, y ont découvert, disent-ils, qu'à cette heure exacte naquit, 683 ans avant l'Hégire[9], le très doux Prophète Jésus. Les trois prêtres officiants célébrèrent de leur mieux l'heure qui sonnait; mais ce mieux fut plus mal que rien n'avait encore été; tellement que, grandement furieux, sire Charles-Quint se leva comme bondit un lion, renversa son trône de chapelle, trône d'ailleurs tout léger et de simple bois, puis se jeta hors l'église plutôt qu'il n'en sortit. Ses gentilshommes de chambre coururent après lui et ce fut moins un cortège royal qu'une fuite de cerfs ou de daims, qu'on vit traverser l'antichambre de la chapelle, passer la porte de la salle aux tapis, et galoper par cette longue salle, telle que j'ai déjà chanté... Mais voilà tout à coup que survint l'événement le plus imprévu de tous, et, tout ce qui avait précédé: prêtres inconnus, prières bredouillées, officiants ne sachant pas officier, n'était rien en comparaison. Jugez-en: soudain, la femme du tableau ... du tableau que j'ai dit, où deux guerrières étaient peintes ... la femme vaincue, à terre, blessée, près d'être achevée ... oui bien! cette femme que le Roi, l'heure d'avant, avait si singulièrement regardée au fond des yeux ... eh bien! écoutez, tous!... cette femme peinte sur toile par la main d'un artiste, d'un homme,—dans l'instant que le Roi repassait devant elle, s'anima!—magie évidemment!—devint femme vivante, sauta hors le tableau, et marcha droit vers le sire Charles-Quint, lequel, stupide, épouvanté peut-être, s'était figé sur place et ne bronchait, tel un empereur de pierre; et ses onze gentilshommes non plus que lui, tous exactement cloués au sol.

Messires, messeigneurs! ce fut ainsi. Qui dit que je mens, ment.

La femme, naguère peinture, vivante alors, vint jusqu'à six pas du Roi. Et, tout d'un coup, elle disparut—magie encore!—A sa place, un homme surgit—magie toujours! et, cette fois, magie pire:—du moins, sire Charles-Quint n'en douta assurément pas; l'homme, songez-y! et songez que c'était en pleine Castille! en plein Madrid! et dans le propre palais du sire lui-même!... l'homme, très magnifique au surplus des pieds à la tête, portait l'habit turc, portait le turban, très vaste et très haut dans ce temps, portait la ceinture de soie dorée; et quatre pistolets d'Albanie y brillaient, avec, en place de dague, un yatagan à gaine toute de rubis et d'émeraudes; avec, en place d'épée, un cimeterre bleu tout gravé, de cet acier persan qu'on ne retrouve plus et que Milan, Tolède ni Damas n'imitèrent jamais que bien mal. Pardon pour moi si j'ai l'honneur de chanter devant des seigneurs qui soient de ces cités illustres! mais je chante vrai: hélas! la vérité, souvent, n'est pas courtoise...

Achmet pacha Djemaleddine, l'aigrette d'amiral turc au front, sur le cœur l'Ehrtogrul, à l'épaule le Saint-Michel de France qui vaut l'Ehrtogrul et que, naguère, le Chevalier-Roi avait ôté de son manteau pour en honorer la souquenille du marmiton qui l'était venu visiter dans sa geôle!...—cela, il va de soi, sans qu'aucun mécréant d'Espagne en aperçût rien!—Achmet pacha, plus royal que tous les rois, et seul, à sa coutume, contre douze adversaires, mais, par hasard, seul très bien armé contre douze hommes sans armes, Achmet pacha, dis-je, tira le cimeterre ... puis, très galamment, il en salua don Carlos de Castille, avant de lui dire, avec beaucoup de respect, et le cimeterre derechef rengainé:

—Sire!... au nom du Magnifique Padishah, Commandeur des Croyants, qui est mon maître, j'ai le douloureux honneur d'annoncer à Votre Majesté Impériale et Royale qu'Elle est, dès cet instant, ma prisonnière! Et je La supplie de vouloir bien se considérer telle, et consentir à demeurer sous la garde de son serviteur très indigne, moi-même, qui suis Achmet pacha Djemaleddine, prince suzerain en Circassie, prince vassal en Turquie, amiral des flottes de l'Islam, marquis en France, compagnon de l'Ehrtogrul et chevalier de Saint-Michel.

Le Roi d'Espagne regarda Achmet et ne répondit pas. Mais Achmet, qui le regardait aussi, vit tout de suite qu'il n'y avait dans les yeux de ce prince, faux Empereur, mais, certes, vrai Roi, ni peur, ni colère, ni même étonnement. Charles-Quint prisonnier demeurait identique à Charles-Quint tout-puissant. Achmet, alors, parla de nouveau, et plus respectueusement qu'il n'avait fait d'abord, et il dit:

—Sire, Votre Majesté Impériale et Royale me daignera suivre, j'ose l'en supplier. Je ne la conduirai, comme juste, nulle autre part que dans un logis princier.

Sire Charles-Quint, cette fois, à si courtois discours, répondit: vrai prince jamais ne méprisa vrai gentilhomme! Et voici quelle fut la réponse:

—Vous êtes au Grand Seigneur? et c'est le Grand Seigneur qui me prétend garder captif ici?... ici: dans mon propre palais, dans ma propre ville, au centre de mon principal royaume, donc à quinze cents lieues du plus proche de ses gens d'armes? Me garder, vous ne pouvez. C'est donc m'assassiner que vous allez faire?

—Et c'est donc du nom d'assassin que vous venez de me nommer? En Turquie, le Padishah peut ce qu'il veut, sauf insulter aucun Croyant, non plus qu'aucun Infidèle.

Telle fut la seule réponse d'Achmet. Et Charles-Quint, sur-le-champ, lui fit excuse.

—Il en va de même dans mon Espagne, comme dans mes Allemagnes!—affirma-t-il.—Un gentilhomme mahométan, d'ailleurs, ne saurait croire que le premier des gentilshommes chrétiens ait jamais songé à lui faire injure. J'ai seulement raillé, monsieur. Mais j'en ai le droit, car votre bouffonnerie est grosse! Moi, chez moi, prisonnier!

Il s'était pris à rire, en face de notre Achmet grave comme sont graves nos Turcs, quand il n'est pas l'heure de plaisanter.

Le soi-disant empereur continuait cependant de rire et de railler:

—Moi, chez moi, prisonnier! Et prisonnier du Grand Seigneur, lequel, de l'autre bout du monde, m'envoie pour me saisir un seul de ses Turcs à turban!... et me fait, au surplus, la grâce de m'octroyer un logis princier dans mon logis royal!... le Grand Seigneur, d'honneur, est un plaisant garçon!

C'est ici, messires et messeigneurs, qu'Achmet pacha Djemaleddine osa, contre toute étiquette, interrompre la prisonnière Majesté:

—Daigne m'excuser l'Empereur!...—cria-t-il:—Mais aurais-je, par mégarde, dit que Votre Majesté fut prisonnière du Padishah?

Don Carlos de Castille toisa l'homme qui l'avait interrompu:

—Par extravagance, serait-ce de vous, monsieur, que je suis prisonnier?... Êtes-vous Empereur, Roi ou tout au moins quelconque monarque, pour m'oser prendre et retenir à votre compte?

Achmet pacha ne sourcilla pas:

—Allah m'en préserve! Votre Majesté ne saurait être prisonnière que d'une Majesté.

Lors, sire Charles-Quint, tout ébahi, ouvrit la bouche et n'interrogea point. Achmet pacha, ce néanmoins, ne laissa pas que de répondre:

—C'est du Roi de France qu'est prisonnier le Roi d'Espagne et c'est au logis du Roi de France que je vais avoir l'honneur ... le très joyeux honneur, cette fois!... de conduire Votre Majesté Espagnole.

Sire Charles-Quint, toujours bouche ouverte, songea d'abord, puis, croyant encore goguenarder:

—Monsieur le Turc, combien de hallebardiers et combien de mousquetaires pensez-vous ne pas donc trouver entre ce mien logis et le logis du Roi de France?

—Oh!—fit Achmet, toujours respectueux, et de plus en plus!...—aucun.

Puis, répondant encore avant qu'on l'interrogeât:

—Votre Impériale Majesté sait assurément combien le palais royal de Madrid comptait naguère de mousquetaires et de hallebardiers!... Mais Votre Impériale Majesté ignore probablement combien les faubourgs de Madrid comptent, à toutes heures, de mauvaises gens, très peu fidèles sujets de leur prince. Ce sont quelques-unes de ces mauvaises gens qui tout à l'heure ont si mal célébré la messe du Roi dans sa chapelle; c'en sont d'autres qui, maintenant, remplacent dans le palais du Roi la garde royale, désarmée par mes soins. Votre Majesté m'excusera si j'ai dû lever, pour la combattre, d'aussi traîtres soldats: c'est que je n'en pouvais pas trouver d'autres. Au surplus, pas un seul de ces soldats-là n'offensera, de sa vue, le Roi qu'ils ont trahi! Ils en mourraient plutôt! tous ... et de ma main?

Ayant entendu, l'Empereur et Roi ne trouva, cette fois, plus rien à dire.

Et Achmet pacha, une fois encore, parla sans être interrogé:

—J'ose donc prier Votre Majesté de bien vouloir me suivre.

L'Empereur et Roi, docile, fit un pas. Puis:

—Et ces gentilshommes qui sont à moi?—demanda-t-il.

Achmet pacha ne les regarda pas. Hors l'Empereur et Roi, qui donc, dans tout Madrid, était digne de son regard?

—Ceux-là?—dit-il seulement, et parlant d'une écrasante hauteur...

Sans un mot de plus, il continua de montrer le chemin à son prisonnier. Puis, par-dessus son épaule, ayant jeté son ordre, d'un coup de sourcils, aux gentilshommes d'Espagne, il commanda:

—Que les chiens suivent le Maître!

Et c'est ainsi, messires et messeigneurs ... je chante toujours vrai chant!... c'est ainsi que sire Charles-Quint quitta la chambre aux tapis, passa par d'autres galeries, passa d'autres cours, passa par la porte de son palais ... (et cette porte n'était gardée ni par mousquetaires, ni par hallebardiers, ni par qui que ce fût: cette porte était ouverte!...) pour aller prendre place dans la geôle du Roi de France, du Roi François, ainsi devenu, miraculeusement, de captif, maître, et de prince vaincu, prince victorieux.

Passé la porte du palais, le cortège: pacha, empereur, gentilshommes, tous se suivant l'un l'autre, chemina, du logis royal d'Espagne, jusqu'au logis royal de France ... celui-ci toutefois moins somptueux que celui-là: car telle est la petitesse espagnole: au roi de France vaincu, le roi d'Espagne vainqueur ... (vainqueur ... naguère!...) n'avait pas su donner un palais!... il l'avait enfermé, comme on enferme un meurtrier, voire un voleur!... Messires! nous autres, d'Islam, savons mieux être courtois.

Mais c'est alors qu'advinrent force péripéties par lesquelles la Merveilleuse Histoire qui, peut-être, semblait d'ores et déjà finie à tout ce noble auditoire, va, d'ici jusqu'à sa fin finale, changer de dénouement plus de fois qu'il ne faut d'instants pour le chanter.

Et voici qu'il va falloir peut-être moins d'instants encore, pour que l'aurore soit rose ... l'aube déjà blanchit à l'Orient ... vers la Mecque sainte...

Hâte, hâte! La illah il Allah!

Ai-je bien dit, messires et messeigneurs, combien proches l'un et l'autre étaient les deux logis: le palais, la geôle?

Pas assez proches, pourtant: puisque, de l'un à l'autre, le cortège susdit du pacha, de l'Empereur et des gens qui suivaient s'y heurta contre la première des susdites péripéties!

Le cortège marchait donc, Achmet pacha précédant sire Charles-Quint, et, respectueux toujours de toute Majesté, et davantage encore de toute Majesté tombée, Achmet pacha n'avait donc rien dépouillé de sa parure, ni de ses ordres étincelants ... et l'éclat de son habit était dans la nuit noire comme l'éclat d'un feu d'artifice.

C'est pourquoi, justement à la moitié du chemin, quelqu'un, attiré, survint... Et, certes, Achmet eût mieux aimé rencontrer Iblis!

Car ce quelqu'un fut le marquis don Pedro. Le marquis don Pedro, passant par hasard, et voyant l'habit turc, n'en crut pas ses yeux ... mais, tout de même, il tira d'abord l'épée:

—Par saint Jacques!—cria-t-il:—holà! l'homme à turban! bas les armes ou je vous tue!...

Achmet pacha, devant cette épée nue, ne toucha pas à son cimeterre, non plus pour le jeter que pour le dégainer:

—Señor,—dit-il, tout simplement,—reconnaissez-vous pas votre hôte don Alonzo Lupa? Avec ou sans turban, je baise les mains de Votre Grâce.

Et, vite, avant que le marquis, tout stupéfait, eût répondu:

—Au surplus,—poursuivit-il,—ai-je pas votre serment? et devez-vous pas accomplir le premier souhait que je souhaiterai devant vous? Voici mon souhait, don Pedro! Je souhaite que Votre Grâce daigne ne pas voir ou ne se point rappeler aucun des douze seigneurs qui me suivent; et qu'elle oublie aussi, pour tout jamais, ce lieu, ce temps, cette rencontre et l'habit que je porte aujourd'hui.

Entendant ces paroles, le marquis don Pedro fut comme un homme que le tonnerre écrase: pis que mort. Car il ne tomba pas: les hommes tués par la foudre restent d'abord debout, puis, tout d'un coup, deviennent poussière. Le marquis don Pedro devint moins que cela. Beaucoup moins! Quand, après un long temps, il se reprit de broncher, ce fut, proprement, pour cesser d'être vu puisqu'il devint ceci: le sujet qui, bien que fidèle à son Prince, le voit captif et, tout de même, sous les yeux de ce prince, remet l'épée au fourreau, sans avoir combattu; et fait retraite, sans avoir dit mot; et boit sa honte, sans s'être justifié.

Cela, pour tenir, son serment! Honneur, messires et messeigneurs! honneur à don Pedro! Ainsi font les hommes, vrais hommes de cœur.

Or s'en fut, par ici, le marquis don Pedro, et, parla, le pacha Achmet... Et celui-ci, certes! était triste autant que celui-là. Quant aux autres gens, Empereur et gentilshommes, ils suivirent en silence celui qu'ils devaient suivre.

Et parvint le cortège où il devait parvenir; chez le Roi franc François Ier, lequel, meilleur dévot que le Roi Charles-Quint, était encore à ses prières; ce dont il eut, de l'Unique, bien prompte récompense: car ce fut Achmet pacha qui interrompit la dernière des oraisons royales; et, sans plus de façons, entrant dans la geôle du Roi (que ses soldats-bandits avaient, une heure auparavant, pris et conquis, à l'escalade, ni plus ni moins vitement et silencieusement qu'ils avaient fait, un peu plus tôt, pour le palais de l'autre Roi):

—Sire Roi,—dit-il, parlant au Roi François,—tu m'as, naguère, commandé ... et tu me commandais gentiment, comme de compère à compagnon! Il fallait donc bien que je trouvasse!... Tu m'as donc commandé de te trouver le bon chemin de Madrid à Paris; de ta geôle à ta capitale. Moi, naïf, aurais-je su? Non!—Mais, naguère aussi, mon maître avant toi, le Padishah le Magnifique m'avait commandé de te tirer d'ici. Et, comme je lui demandais moi-même: «Sera-ce par la force?» Il m'avait répondu: «Madrid de Stamboul est trop loin!» Et comme je lui redemandais: «Sera-ce par le lucre?» Il m'avait répondu: «François de France est trop précieux! Nul trésor, même celui du Sultan, ne vaut le Roi de France!» Alors il poursuivit: «Je ne sais qu'un moyen: ce moyen est un pacha turc; ce pacha turc est l'amiral d'Islam; cet amiral d'Islam s'appelle mon Serviteur ... et je daigne l'appeler aussi mon Ami.» Sire Roi, je ne peux mieux dire qu'a dit le Padishah. Je répète donc, et ne réponds: «Madrid, de Paris comme de Stamboul, est trop lointain! François de France est trop précieux! Je ne sais donc qu'un moyen: ce moyen est un Prince; ce Prince est un Roi; ses peuples l'appellent Empereur. Tu le nommes ton frère Charles ... et je te l'apporte!... Prends, c'est à Toi.»

Sur quoi Achmet, les deux genoux en terre ... tels de tout petits pages du harem,—au Iéni-Séraï ... ayant baisé la main du Chevalier-Roi, sortit. Et sire Charles-Quint, dès lors entra, captif de son captif.

Messires, messeigneurs! voilà l'aube qui s'en va, voici l'aurore qui s'en vient. Et voici donc venir la troisième des péripéties par quoi finit la Merveilleuse Histoire ... et voilà tout à heure la Merveilleuse Histoire finie:

Achmet pacha, quatre minutes plus tôt, avait laissé l'Empereur et Roi dans l'antichambre de la geôle, seul; et, dans la salle des gardes, les gentilshommes espagnols désarmés.

Pour ses gardes à lui ... je veux dire pour sa bande de brigands tire-laine, déjà deux fois vainqueurs (lui les menant), des gardes royaux du Roi des Castilles...—et ces gardes royaux, messires et messeigneurs! soyez-m'en tous témoins!... étaient certes les premiers soldats de tous les soldats francs de ce temps: ceux-là qui avaient vaincu et capturé, sur un sinistre champ de bataille, le Roi François Ier lui-même!...—pour les bandits qui donc étaient ses gardes à lui, Achmet les avait postés aux portes et murs de la bastille...

Or, sortant de la geôle, il retrouva fort bien son prisonnier dans l'antichambre, et lui ouvrit, de sa main, la geôle royale... Mais, dans la salle des gardes, il ne retrouva plus les gentilshommes du Roi Carlos: à leur place, et prisonniers à leur tour, et désarmés, et garrottés, étaient ses propres hommes, à lui: la bande entière des coupe-jarrets dont il avait fait ses soldats! Oui-dà! Lui n'étant plus à leur tête, ces pauvres hères avaient tout aussitôt cessé d'être des guerriers, cessé d'être des hommes pour redevenir des vilains et des lâches. Toutefois, qui donc les avait en un clin d'œil vaincus et pris? Achmet s'en courut à la porte... Là, sur le seuil, avec tous les gentilshommes délivrés, quelqu'un se tenait ... quelqu'un qu'Achmet avait déjà vu peu avant, l'épée au fourreau ... et qu'il revoyait d'ailleurs, l'épée au fourreau pareillement ... mais qu'il eût mieux aimé voir changé en quelque autre, quelque autre, fût-il Iblis même glaive, griffes, cornes et dents nus.

Don Pedro salua, très bas:

—Señor—dit-il—je baise les mains de Votre Grâce ... et je rougirais de lui rappeler qu'elle daigna, l'autre mois...

Achmet pacha rendit salut pour salut:

—... Vous donner un serment, señor?... Je dis «donner!»: car, telle Votre Grâce elle-même, je donne ces dons-là et ne prête pas. Le tout est donc à vous. Oserai-je m'étonner de revoir si tôt et dans ce lieu?...

Don Pedro mit la main à l'épée:

—A la disposition de Votre Grâce!—s'écria-t-il:—Mais qu'Elle sache d'abord que c'était ma consigne, écrite de la main même du Roi mon maître ... ma consigne d'être ici, ce soir, à l'heure même où j'y suis venu. Et Votre Grâce peut voir que j'y suis venu seul!

La consigne écrite, qu'offrait don Pedro, tomba aux pieds d'Achmet, qui la ramassa, ne la lut point, et, pour la rendre à qui elle était, ploya le genou:

—Je fais mes excuses au marquis don Pedro,—dit-il:—au marquis don Pedro, plus loyal que je ne suis!

—Beaucoup moins!—protesta don Pedro.

—Mais mon souhait, señor?... daignez-vous?... Achmet pacha ne soupira point, et fit seulement le signe d'obéissance:

—Señor,—fit don Pedro,—je souhaite que Votre Grâce m'introduise elle-même auprès de Sa Majesté ... j'ai voulu dire auprès de Leurs Majestés!...

Ainsi fit Achmet.—Ainsi font, en pareilles occurrences, les hommes, qui sont vrais hommes de cœur.—Achmet pacha, le cimeterre au fourreau, rentra donc dans la geôle royale, précédant don Pedro, l'épée nue.

Or, les princes, messires et messeigneurs! comprennent mille choses que les sujets ne comprennent jamais. Et ces mille choses, mille fois plus vite! La Merveilleuse Histoire, que nul chanteur jamais ne leur avait chantée, François Ier de France et Charles-Quint d'Espagne n'en ignoraient déjà rien, l'un ni l'autre. Lors, Achmet pacha, le cimeterre au fourreau, ne but nulle honte; non plus que don Pedro, l'épée nue ... car celui-ci, fort plaisamment, fut tancé par l'Empereur et Roi:

—Armé devant moi, señor marquis? êtes-vous rebelle? remettez!... Au fait... non! rendez!...

Sire Charles-Quint s'était saisi de l'épée nue:

—Don Pedro, recevez!—il le frappa aux deux épaules:—C'est la Toison...

(La Toison, messires et messeigneurs, valait le Saint-Michel qui valait l'Ehrtogrul).

Le Roi d'Espagne avait détaché son collier.

Il n'en avait, comme juste, qu'un. Mais le Roi de France en portait, ce soir-là par extraordinaire, un pareil. Et le Roi d'Espagne lui dit:

—Mon frère, puisque vos bons sujets vous ont, ce soir, racheté contre rançon, avant même que ce compagnon-là n'ait failli vous échanger contre ce compagnon-ci,—il se touchait du doigt après avoir touché du doigt Achmet,—et puisque vous nous faites, en marque de réconciliation et d'amitié ravivée, l'honneur de porter nos Ordres comme je porte les vôtres, vous plaît-il de donner de notre part votre propre Toison au pacha amiral que naguère vous fîtes marquis et chevalier?

—De tout cœur affectueux!—cria le Roi de France!—Compère, prends donc et sois fier: La Toison est grande. Mais à ton noble ami, donne toi-même, et de ma part, non pas mon manteau, mais le manteau du Roi-Empereur: qu'il prenne...

—Et sois fier, acheva sire Charles-Quint, si grande que soit la Toison, le Saint-Michel n'est pas plus petit.

Ainsi savent les vrais Maîtres honorer les vrais Serviteurs.

L'aurore est rose. L'aurore rougit. Messires, messeigneurs! on bâte les chameaux, le chant est chanté, l'histoire est dite,—la Merveilleuse Histoire d'Achmet Djemaleddine, chef tcherkess, pirate, pacha, vali, grand d'Espagne, marquis de France, amiral d'Islam, ami de trois Sublimes Princes: François de France, Carlos d'Espagne et Souléïman le Magnifique! Elle est dite, du premier mot au dernier mot messires, messeigneurs! A présent, bénédiction d'Allah sur tous! Et de tous, sur le chanteur, générosité! générosité, messires, messeigneurs! générosité sur moi, votre serf, Abdullah, fils d'Atik-Ali, sur moi, le chétif! générosité! au nom de l'Unique! car voici le muezzin qui déjà chante, tel le troisième coq: La illah il Allah!...

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