L'extraordinaire aventure d'Achmet Pacha Djemaleddine, pirate, amiral, grand d'Espagne et marquis: avec six autres singulières histoires
[1] Han, auberge ou caravansérail en Anatolie.
[2] Messires, en turc: effendi; appellation très courtoise, originellement réservée aux seuls musulmans.
[3] Messeigneurs, en turc: Tchelebi, appellation d'une égale courtoisie, mais à l'usage des chrétiens.—Jules Verne, écrivant son Kéraban le-Têtu, eut tort de lui donner du «Seigneur Kéraban.» Il eût fallu: «Sire Kéraban,» puisque Keraban effendi était de la Foi.
[4] Le suffixe eddine équivaut à notre particule de; au von des Allemands; au van des Hollandais; au sir des Anglais; et octroie la noblesse.
[5] Vicaire, en turc Khalifa. Le Khalife de l'Islam n'est rien de plus que le Vicaire d'Allah.
[6] L'alaïk, l'esclave chargée du service des tchibouks, laquelle se tient à genoux auprès du maître, tout le temps que le maître fume le tchibouk,—qui est la longue pipe de merisier ou de jasmin.
[7] Les armes d'acier dur, niellé d'or, furent d'abord trempées en Perse. Puis Damas imita Ispahan. Puis Tolède imita Damas. Et, à chaque fois, la qualité baissa d'un degré.
[8] Le peintre Ribeira.
[9] 683 ans musulmans,—ans lunaires,—qui valent 632 ans solaires de notre calendrier.
SEPT LETTRES DE PRINCESSE
ÉCRITES IL Y A DIX ANS (1911)[1]
Pour le capitaine Tewfik bey Kibrizli, pour l'émir Mohammed Arslan, morts pour leur patrie.
[1] Le conte précédent,—L'Extraordinaire Aventure...—nous reportait aux premiers temps, aux temps les plus héroïques de l'amitié franco-turque. Les Sept Lettres de Princesse... que voici nous reportent à la très pire époque d'il y a dix années. C'est, en effet, vers 1911 que la France,—je veux dire l'opinion française, plus encore que le gouvernement français, oublia son histoire et ses intérêts, et prit imbécilement, contre la Turquie isolée et attaquée, le parti des mauvaises nations qui attaquaient notre vieille alliée. De cette stupide erreur découla le ressentiment turc, et l'alliance germano-turque de 1914. La Turquie en est tout innocente. Et je l'atteste sur mon honneur de marin et de Français.—C. F.
LETTRE I
La princesse Séniha Hâkassi-zadeh
à madame Simone de La Cherté,
91, rue de Varenne, Paris.
Constantinople, le 18 zilhidjé 1328[1].
Ma sœur jolie, tant aimée,
C'est une terrible résolution que je prends là, de vous écrire en français! Jusqu'ici, vous le savez, j'ai toujours écrit toutes mes lettres en turc, toutes, sans exception! Mais voilà! vous, vous ne savez pas lire le turc ... ou, du moins, vous ne savez pas très bien ... vous épelez seulement... Alors, ce serait une corvée pour vous, une affreuse corvée, quatre pages à déchiffrer de droite à gauche![2]. Sûrement, vous n'en viendriez pas à bout. Et vous ne les liriez pas, mes quatre pauvres pages. Alors, comme je tiens à ce que vous les lisiez ... même quand elles seront huit ... ou douze ... il faut bien que je me résigne et que je me risque à écrire en français... Par exemple, dites? mes deux chers beaux yeux[3]? vous ne vous moquerez pas trop j'ai si peu l'habitude du français! Comment voulez-vous que je fasse? Je vais penser chaque phrase en turc, et puis traduire. Ce sera ridicule, forcément, quoique vous m'avez dit parfois, jadis, que mes traductions faisaient en somme un français presque classique... En tout cas, soyez indulgente!
D'abord, il faut que vous soyez indulgente! Oui: il faut, parce que, si je fais trop de fautes, c'est vous qui serez responsable.—Vous, oui, vous, mes deux chers yeux! vous qui exigez que je vous écrive des lettres difficiles... Vous comprenez, s'il avait suffi de vous dire les choses ordinaires, les choses simples, par exemple, les choses tendres dont mon cœur est plein à déborder, pour vous:—que je suis au désespoir, à cause de votre départ, que j'en pleure à rider mes joues, que mon âme fidèle est partie aussi, avec vous, dans ce vilain Orient-express, que je n'ai pas ouvert une fois mon piano depuis que vous n'êtes plus là pour jouer à quatre mains ... oh! s'il avait suffi de dire cela, j'aurais su. Ces choses tendres, ça se dit certainement en français, tout comme en turc. On s'aime avec les mêmes baisers dans tous les pays, n'est-ce pas?—Mais, vous autres Françaises, vous n'êtes pas du tout, du tout sentimentales! Je me souviens: du temps que vous étiez ici, et que vous veniez me rendre visite, je n'ai jamais pu vous dire trois paroles un peu douces sans vous faire éclater de rire, très méchamment. Et après, vous vous moquiez, vous vous moquiez! Alors, je pense bien qu'à présent, lointaine comme vous voilà, vous vous moqueriez dix fois plus méchamment, dix fois au moins. Et si vous saviez quelle peur nous en avons, toutes tant que nous sommes, de vos terribles moqueries françaises![4] Je ne vais pas m'y risquer, soyez tranquille!
D'ailleurs, vous m'avez expliqué très clairement ce que vous vouliez que j'y mette, dans ces longues lettres difficiles que vous exigez de votre petite sœur obéissante. Vous voulez que je vous donne les nouvelles d'ici, toutes les nouvelles, et les nouvelles vraies;—pas celles que choisissent, découpent, cuisinent et mijotent, prudemment, pour vos estomacs européens, nos journaux soi-disant libres[5]. Vous voulez que je vous montre, avec beaucoup, beaucoup de détails, notre vie actuelle dans nos harems d'aujourd'hui,—notre vie modifiée, transformée, moderne, enfin! celle que nous vivons depuis la Révolution, «depuis l'Affranchissement!» comme vous dites.—Vous voulez que je vous expose avec encore beaucoup, beaucoup de détails, nos idées, nos théories, nos vœux, nos revendications... (toujours comme vous dites); notre programme, enfin! Vous voulez que je vous fasse suivre le mouvement féministe en Turquie... Naturellement, je copie tout ça, mot à mot, sur votre lettre à vous ... parce qu'il y a là un tas de mots que, moi, je n'emploie guère souvent, et dont le sens précis m'échappe même un peu...
Au fait, avant de commencer ... voyons, ma grande sœur bien chérie! vous me demandez là des choses ... des choses assez extraordinaires, savez-vous?... Vous n'êtes pourtant pas, vous, une de ces Françaises qui, jamais, au grand jamais, n'ont mis leurs jolis pieds hors de France... Vous n'êtes pas de ces Parisiennes dont vous m'avez parlé jadis, et sur lesquelles vous-même faisiez tant de plaisanteries: de ces Parisiennes qui vivent toute leur vie dans l'un des trois arrondissements vraiment parisiens,—oh! je me rappelle même leurs numéros: le septième, le huitième et le seizième!—de ces Parisiennes qui naissent là, meurent là, et n'en sortent pas plus que le pauvre vieux Sultan Abd-ul-Hamid ne sortait jadis de ses palais d'Yildiz: en tout et pour tout, une fois par semaine! le vendredi:—lui pour aller à sa mosquée, faire la prière; elles pour aller à l'Opéra, manger des fruits glacés.—Que j'avais ri avec vous, le jour où vous m'aviez raconté ça!—Oui! mais, vous, c'est autre chose!... Vous, sœur aimée, vous êtes une voyageuse. Vous avez suivi M. de La Cherté dans tous ses postes diplomatiques, à Madrid, à Pétersbourg, à Pékin même. Et vous êtes restée un an ici, à Constantinople. Vous connaissiez plusieurs harems. Vous y étiez reçue familièrement, vous étiez mon amie la plus intime, et l'amie de beaucoup de mes amies. Alors? comment pouvez-vous employer des mots si considérables pour parler de nous? de nous qui sommes de si petites choses! Est-ce donc qu'à peine rentrée à Paris, Paris vous a fait oublier tout ce que Stamboul vous avait appris?
Alors, il faut donc que je vous redise tout?—comme je dirais tout à une étrangère?—mais, par exemple! plus franchement: car vous pensez bien qu'à une vraie étrangère, je n'oserais guère dire que ce que tout le monde sait.
Enfin!... commençons!—Mes deux chers beaux yeux, nous, femmes turques, nous sommes très inconnues de l'Europe, plus inconnues, je crois, que ne sont les femmes chinoises ou les femmes japonaises. Et pourtant, Pékin et Tokio sont bien loin de Paris, et Constantinople tout près.
N'importe! on se figure à notre sujet des choses impossibles, effarantes. On se figure que nous sommes des esclaves, vivant enfermées, encagées, presque enchaînées, et gardées à vue par d'autres esclaves, nègres et féroces, armés jusqu'aux dents, lesquels, de temps en temps, nous cousent dans des sacs et nous jettent dans des Bosphore. On se figure que nous vivons par groupes nombreux d'épouses rivales, chaque mari turc ayant pour soi seul tout un «harem», c'est-à-dire huit ou dix femmes, pour le moins. On se figure que, dans nos cages, nous vivons, vêtues de satin rose tendre ou de velours vert d'eau, d'une façon tout à fait poétique, parmi des danses, des chansons, des cigarettes et des confitures à la rose, parmi des narguilés, parmi des pipes d'opium aussi. On se figure enfin,—depuis que notre cher grand Loti a écrit son si beau livre, si mal compris, les Désenchantées,—on se figure également que la plupart d'entre nous savent à merveille le grec et le latin, l'algèbre et la philosophie, et que toutes, femmes savantes ou ignorantes, rêvons exclusivement, jour et nuit, de secouer «notre joug» et de reconquérir «notre liberté, notre dignité et nos droits de la femme». N'est-ce pas, mes deux beaux yeux, que c'est tout à fait ça qu'on se figure à Paris, au moins dans le monde des jolies dames qui jamais ne sortent des fameux septième, huitième et seizième arrondissements? Mais vous, ma grande sœur tant aimée, vous êtes une toute autre dame,—quoique la rue de Varenne en soit justement, ce me semble, des trois arrondissements sacrés?—N'importe! vous, vous savez!
Vous savez ce que nous sommes «pour de vrai»: des femmes, mash'Allah![6] à peu près pareilles aux autres ... à peu près pareilles à vous ... un peu plus naïves, un peu plus simplettes, un peu plus femmes-enfants; mais, somme toute, pas tellement différentes. Vous savez que nos maris sont aussi des hommes à peu près pareils à vos maris, quoiqu'un peu plus naïfs, un peu plus simples, un peu plus neufs,—comme sont leurs femmes... Tels époux, telles épouses, chacun sait! Il n'y a pas là de quoi s'étonner. Notre vie, vous la connaissez: nous sommes, tout bien compté, à peu près aussi libres que vous êtes:—Nous ne vivons pas à la maison beaucoup plus que vous; nous sortons comme il nous plaît, à pied ou en voiture; nous recevons nos amies; nous lisons les livres qui nous plaisent; nous jouons la musique que nous aimons... Bref, il ne s'en faut pas de beaucoup que nous ne soyons des Parisiennes,—identiques, ma foi, à toutes celles qui habitent votre quartier si parfaitement parisien...
Mais tout ça, nous l'étions avant la Révolution. Vous le savez, vous l'avez vu de vos yeux, jadis. Nous le sommes restées. Et voilà ... voilà tout...
Alors? je vous entends protester de toutes vos forces:—Quoi? elle n'aurait donc rien changé, cette Révolution si belle, si noble, si grande? Nous ne serions pas affranchies, après cet Affranchissement qui vous a si fort enthousiasmée? Est-ce possible, réellement?—Hélas! c'est très possible. C'est très certain.—Quoique... en y songeant bien ... il y ait peut-être quelque chose de nouveau parmi nous, quelque chose qu'il serait injuste de passer sous silence. Je vais vous expliquer en détail ce que c'est,—insh' Allah!—si Dieu permet...
Mais pas aujourd'hui, voulez-vous? Voilà qui est déjà beaucoup écrit, et ma main est très lasse. En outre, il me faut arranger les choses dans ma tête, mettre mes idées en ordre. Ce soir, je n'y arriverais jamais.
Je vous récrirai donc par le prochain Orient, voulez-vous? D'ici là, ne dites pas trop de mal de ma pauvre chère Turquie: elle ne le mérite pas, je vous assure! Au revoir, ma sœur si jolie, tant et tant aimée. Au revoir... Je suis votre petite sœur tendre, tendre,
Séniha.
[1] 20 décembre 1910.
[2] L'écriture turque se lit en commençant chaque ligne par la droite.
[3] Mes deux chers beaux yeux, traduits mot à mot du turc, correspond au français: Ma très chérie ou ma préférée.
[4] L'ironie française est en effet une terreur, non seulement pour nos amis de Turquie, mais même pour tous nos autres amis étrangers, et surtout pour tous nos ennemis, n'importe d'où.
[5] C'était alors le temps du comité Union et Progrès, qui commença la ruine de l'Empire des Khalifes. Et la presse,—prétendue libre,—l'était sensiblement moins qu'au temps d'Abd-ul-Hamid.
[6] Mash'Allah!... équivaut à peu près à notre: Mon Dieu!... ou à notre: Grâce à Dieu!... et Insh'Allah!... à notre: S'il plaît à Dieu!...
LETTRE II
La princesse Séniha Hâkassi-zadeh
à madame Simone de La Cherté,
91, rue de Varenne, Paris.
Constantinople, le 9 mouharrem 1329[1].
Mes chers beaux yeux bleus,
Non, voyez-vous, il ne faut pas du tout me gronder pour ma paresse. C'est vrai que voilà quinze grands jours bien comptés, depuis ma dernière lettre. Mais j'ai eu trop de choses à faire, ces deux semaines passées. Trop, je vous jure! D'abord, mon cousin Mehmed bey s'est marié. Et vous savez qu'un mariage, chez nous, ce sont des réjouissances à n'en plus finir... A propos: une de vos anciennes relations d'ici, Mrs Hockley, de la légation américaine, y a assisté, à ce mariage de Mehmed bey. Et, comme elle n'a pas manqué de s'embrouiller à son ordinaire dans l'heure à la turque et à la franque[2], elle a fini par arriver en retard,—mais, là, en retard! vous ne vous figurez pas! Naturellement, par politesse, nous avions, nous, attendu, et le coltouk[3] s'est trouvé retardé d'autant, ce qui a mis la mariée dans un état d'énervement affreux. Mrs Hockley n'a pas eu l'air de s'en douter, et elle n'a pas dit un seul mot d'excuse. Vous auriez été autrement courtoise, vous, ma sœur aimée que j'aime si fort, si fort! Mais sans doute cette Américaine se croyait-elle chez des sauvages qu'elle honorait déjà beaucoup en daignant venir à leur fête. Peu importe: tout cela n'est que pour vous prouver que, vraiment, mon temps n'a pas été du tout à moi, ces jours derniers.
Je n'en ai pas moins sérieusement pensé à vos terribles questions. Et, à force d'y penser, je suis arrivée à croire que je saurai presque y répondre, ce qui représente une certaine présomption de la part d'une toute petite sœur cadette telle que moi, bonne seulement à vous aimer, à vous adorer de tout son cœur... Bon! qu'ai-je dit, vous allez encore vous moquer!... puisque vous m'avez répété une fois de plus, dans votre dernière lettre, que j'avais «à la rigueur» le droit de vous aimer, mais à la condition expresse «que ça ne se voie pas»!... Mash'Allah! que vous êtes peu sentimentales, vous autres Françaises! Nous, Turques, quand nous aimons, notre tendresse s'échappe hors de nous, et jaillit par toutes les paroles de notre bouche!...
Enfin! je sais bien que ce ne sont pas des lettres douces que vous attendez de moi: ce sont des lettres «documentaires»,—pouah! quel mot! Vous voulez savoir ce que sont devenus nos harems depuis la grande Révolution. Vous voulez savoir où en est «le mouvement féministe» en Turquie, où en est «la femme turque»... Bon! votre petite sœur va vous obéir, docilement...
Pour commencer, par exemple, il faut faire quelques distinctions.
«La femme turque»... Savez-vous que c'est un peu vague? Il y a beaucoup de femmes turques.—«Où en est la femme turque depuis la grande Révolution?»—Mais ... quelle femme turque?... Voulez-vous parler des princesses comme moi, des cadines, parentes ou alliées du Sultan? Voulez-vous parler des dames de notre aristocratie, des hanoums de ministres, ou de muchirs, ou de gouverneurs? Voulez-vous parler des femmes de la bourgeoisie, des femmes du peuple? Il faut s'entendre. En tout cas, j'espère que vous ne voulez pas parler exclusivement de ces rares, très rares Turques,—moins Turques qu'européennes,—de ces Désenchantées, comme les a très bien nommées Loti, qui aurait aussi pu les nommer les Déturquisées[4]. Car celles-ci sont terriblement loin de toutes les autres, par les idées comme par les désirs...
Parlons des autres. Et écoutez-moi bien, ma grande sœur si jolie! Écoutez-moi, car, maintenant, je suis sûre, sure, sûre d'avoir raison...
Notre vie d'autrefois,—d'avant la Révolution,—vous la connaissiez. Vous savez qu'elle était, en somme, exactement pareille à votre vie occidentale, sauf en ce qui concerne le tchartchaf—le voile obligatoire, pas beaucoup plus épais, d'ailleurs, que vos voilettes—et sauf en ce qui concerne cette interdiction qui nous est faite, absolue, de recevoir chez nous aucun homme étranger, et de jamais pouvoir, par conséquent, nouer aucune amitié masculine. Eh bien! cette vie-là, je vous l'affirme, je vous le jure ô mes deux chers yeux perçants comme deux flèches! cette vie-là, telle qu'elle était, telle qu'elle est encore, car la Révolution n'en a pas modifié un seul détail, cette vie-là, pour quatre-vingt-dix-neuf femmes turques sur cent, c'est le bonheur, le bonheur entier, complet, sans mélange et sans réserve!... oui, le bonheur.—Calculons plutôt:—D'abord, les femmes du peuple... Croyez-vous que ça leur manque beaucoup, la joie inconnue de montrer son nez aux passants et de flirter avec un chacun? Vos femmes du peuple, à vous, ont-elles donc un «jour»? Et la besogne quotidienne ne constitue-t-elle pas les quatre quarts de leurs soucis quotidiens? Or, cette besogne est cent fois moins dure à Constantinople qu'à Paris. Dame! la femme voilée ne va pas à l'atelier, ni à la manufacture. Elle s'occupe uniquement de son ménage. Et, dans ce ménage, le mari ne rentre jamais ivre, jamais au grand jamais, puisque le Turc (je ne dis pas l'Arménien, je ne dis pas le Grec!) ne boit ni vin, ni bière, ni alcool. Donc, point de batailles abominables entre femme et mari, point de «bleus» ni de meurtrissures, point de larmes non plus. Il y a toujours du pilaf[5] au logis, et souvent du kébab[6], sauf quand l'usurier chrétien s'en mêle. Croyez-vous qu'une ménagère turque changerait de bon cœur avec une ouvrière de votre douce France?
Les bourgeoises, maintenant... Ce sont de très petites bourgeoises, naturellement, parce qu'il n'y en a guère de grandes, chez nous. Donc, de petites bourgeoises, femmes d'employés, femmes de marchands, femmes d'officiers, même... Bon! vous figurez-vous que celles-ci diffèrent tellement de celles-là,—des femmes du peuple,—surtout dans notre Turquie si prodigieusement démocratique?... Souvenez-vous, sœur bien-aimée: vous avez ri, certain jour que nous nous promenions nous deux, de rencontrer un colonel en uniforme, lequel revenait du marché, un chou-fleur d'une main, une friture de l'autre. Allez! la femme de ce colonel n'est pas plus à plaindre qu'une femme de laboureur ou d'ouvrier.
Restent les femmes «du monde», les princesses, telles que moi;—moi, si vous voulez.
Mais que suis-je, moi? la fille de ma mère! Et qu'était ma mère? une petite Circassienne de rien du tout! la fille d'un chef montagnard de race très noble, mais très sauvage; la sœur d'une demi-douzaine de femmes très voilées qui, aujourd'hui encore, vivent sous une tente, au flanc d'un des monts du Caucase. Or, on ne lit pas les romans de M. Bourget, sous cette tente-là; et on n'y rêve pas des «droits imprescriptibles de la femme». Ma mère, amenée un jour à Constantinople, pour le harem d'un effendi du sang d'Osman, crut entrer dans le palais d'Aladdin quand elle entra dans notre vieux conak de Stamboul. Ne lui demandez donc pas de jamais vouloir en sortir! Moi-même, mes deux chers yeux, moi, fille de ma mère, élevée par elle, j'avoue très humblement que la seule pensée d'ôter mon tchartchaf ou de parler à un homme, fût-ce à votre propre mari ... oh!... cette pensée me fait, à moi, le même effet qu'à vous celle d'ôter votre robe et votre chemise en pleine rue de la Paix!...
Et il y en a beaucoup, beaucoup, beaucoup, de femmes pareilles à moi, dans notre société turque.
Alors, qui trouverons-nous, dans tout l'empire, quelles femmes, pour souffrir de notre vie soi-disant murée? Exclusivement, les petites-filles des sœurs de ma mère—les filles de mes sœurs à moi; ma fille, tenez! ma mignonne Leïlah, et ses pareilles, celles que nous, demi-civilisées, élevons tout à fait à l'occidentale. Quand Leïlah sera grande, peut-être souhaitera-t-elle mettre au vent son bout de nez rose et flirter avec votre amour de petit garçon... Elle, oui... je ne dis pas...
Mais combien y en a-t-il, des Leïlah, dans tout l'Empire? combien y en aura-t-il, plutôt? dans quinze ou vingt ans? Faisons bonne mesure... Cinq cents? cinq mille?... Non! je ne crois pas qu'il y en aura cinq mille... Enfin, admettons! cinq mille donc, sur les dix millions de musulmanes qui peuplent l'Anatolie et la Roumélie—l'Asie et l'Europe!... Cinq mille, pour exagérer.—Celles-là souffriront, soit! Mais, chose digne d'être dite, c'est surtout par la faute de la Révolution qu'elles souffriront.
Eh oui!—Parce que, hier, elles étaient résignées; et parce que, demain, elles ne le seront plus. Dès le premier jour de l'ère nouvelle, les Jeunes-Turcs, frais arrivés d'exil,—de Paris ou de Londres, et de Berlin davantage, où ils avaient vécu longtemps et oublié la vieille Turquie, la vraie Turquie, à supposer qu'ils l'eussent jamais connue, ce dont je ne suis pas très sûre,—les Jeunes-Turcs, donc, promirent tout de suite à «leurs sœurs captives» l'affranchissement.
Ils ont peut-être promis de très bonne foi.
Mais ils n'ont pas tenu.
Ils ne pouvaient pas tenir! Sur dix millions de «sœurs captives», neuf millions neuf cent quatre-vingt-quinze mille—au moins—refusaient énergiquement d'être affranchies!
Et voilà pourquoi, chère grande sœur chérie, voilà pourquoi la Révolution n'a encore rien changé à notre sort, et n'y changera rien, de très longtemps.
Mais j'aurai encore là-dessus beaucoup à vous dire...
Pour l'instant, au revoir. Voici ma Leïlah qui, de toutes ses petites forces, me tire par ma manche. Je lui dis que je vous écris, et qu'elle-même pourra, dès qu'elle voudra, vous écrire aussi. Bon! il n'y a plus d'enfants turcs! Savez-vous ce qu'elle me répond, cette mignonne rose? «Certainement, je lui écrirai: j'ai une main comme toi!»
Adieu, mes deux chers yeux. Je suis votre petite sœur aimante,
Séniha.
[1] 12 janvier 1911.
[2] L'heure à la turque varie tous les jours, car la douzième heure se règle sur le coucher du soleil.
[3] Le coltouk est la plus importante cérémonie du mariage turc. Il consiste en une sorte de promenade rituelle que le marié fait faire à la mariée, en la conduisant par le bras, d'une porte à l'autre, à travers la salle de réception, où attend l'assistance conviée.
[4] Certaines dames turques devenues françaises, et qu'il n'est pas besoin de nommer, ne m'en voudront pas de ce mot-là, «déturquisées». Car ce n'est qu'au pur point de vue des idées, des goûts, bref de la vie intellectuelle, qu'elles ont échappé plus ou moins à leur ancienne patrie. Et cette patrie, je sais fort bien qu'elles ont continué de l'aimer, de l'aimer davantage peut-être en aimant chèrement leur patrie nouvelle. Quiconque prend femme ne saurait renoncer à sa mère.
[5] Pilaf, plat national des Turcs, fait de riz cuit à l'étouffée.
[6] Kébab, viande de mouton.
LETTRE III
La princesse Séniha Hâkassi-zadeh
à madame Simone de La Cherté,
91, rue de Varenne, Paris.
Constantinople, le 19 sepher 1329[1].
Mes deux yeux si beaux, que j'aime tant!
C'est comme un fait exprès! Il me faut toujours commencer mes lettres par des excuses... Cette fois encore, je suis en retard avec vous, en retard horriblement. Grondez-moi! Tout de même, grondez-moi moins fort que pour ma dernière lettre, car je suis moins coupable: le mois passé, c'était seulement un mariage qui m'avait volé tout mon temps; ce mois-ci, c'est une crise ministérielle. Vous le savez d'ailleurs aussi bien que moi: les journaux en ont assez parlé, hélas! et assez sévèrement pour que mon cœur turc en saigne! C'est bien triste et bien humiliant, ma sœur tant chérie, de constater ainsi, tous les jours, que l'Europe s'entête dans son injustice et ne veut pas admettre notre nation ottomane parmi les vraies nations—parmi les nations qui ont droit de cité, droit d'indépendance, droit de vie! Ah! votre préjugé chrétien est terrible! Sous prétexte que nous sommes des Musulmans, on ne veut pas que nous soyons des Européens! Les Russes sont des Européens![2] Les Serbes sont des Européens. Les Grecs eux-mêmes! et jusqu'aux Bulgares! sont des Européens... (Quels Européens, dieux!) Mais les Turcs sont des Asiatiques, des barbares, des sauvages, des hors la loi; et contre eux tout est permis, tout est bon, tout est juste: le mensonge, la mauvaise foi, la trahison, le vol. Osez dire que j'ai tort! Osez, vous la femme d'un diplomate français, vous qui savez! En Crète, où est le bon droit? Du côté des chrétiens bavards qui ameutent l'Europe par leurs criailleries, ou du côté des Musulmans silencieux, qui subissent sans se plaindre l'injure et la violence? Ce sont pourtant ceux-ci que l'Europe sacrifie à ceux-là, sacrifie davantage chaque jour! En Macédoine, où est le bon droit? Du côté de ces comitadjis féroces, qui toujours trouvèrent asile, après leurs plus affreux crimes, dans les États voisins, faussement neutres? ou du côté des Turcs, silencieux toujours, frappés toujours et toujours meurtris, auxquels l'Europe marchandait jusqu'à la liberté de mobiliser les soldats et les gendarmes indispensables?[3] Je n'ai que faire d'essayer de vous convaincre, vous qui avez vu, et qui êtes convaincue. Mais je n'aurais non plus que faire d'essayer de convaincre vos amies de France, celles qui n'ont pas vu et qui ne veulent pas voir: je ne suis pas chrétienne! donc, à leurs yeux j'aurais tort. Est-ce vrai, dites?
Est-ce vrai aussi, pourtant, dites, mes deux-chers yeux bleus, est-ce vrai que nous autres Turcs—hommes et femmes—ne sommes pas du tout de méchantes gens? Est-ce vrai, même, qu'il n'y a que nous, Turcs, à n'être pas du tout de méchantes gens, dans cette terrible péninsule balkanique où, vraiment, les chrétiens ont presque toujours joué de très vilains rôles? Mais l'Europe ne le sait pas et ne le saura jamais, parce que son préjugé chrétien s'applique sur ses yeux chrétiens, comme un bandeau. Et les pauvres Turcs, tout honnêtes, tout probes, droits, courageux et doux qu'ils puissent être—ils le sont! vous-même me l'avez avoué, vous-même me l'avez proclamé, jadis, dans votre belle franchise de Française!—les pauvres Turcs n'en sont pas moins condamnés par l'Europe à disparaître, pour le plus grand bénéfice de leurs voisins, qui ne sont pourtant pas grand'chose de bien propre!...
Par exemple, mash'Allah! que me prend-il de vous parler ainsi, moi, à vous? Pardonnez, c'est très absurde... Je me suis laissé emporter par ma petite colère contre tous ces affreux journaux d'Occident, si injustes envers nous... Et voilà...
Je voulais seulement vous dire ceci: que j'ai beaucoup attendu pour vous écrire, espérant pouvoir, à la fin, vous raconter, sur notre crise ministérielle, des choses intéressantes. Mais c'était un espoir bien chimérique! Et je ne sais, en vérité, rien de plus, aujourd'hui, que le premier jour. J'étais pourtant assez bien placée pour tout apprendre. Vous savez le rôle considérable que joue mon mari dans l'État. Toute la crise durant, il a été, plus que jamais, personnage important. Chaque jour, du matin au soir, il galopait du palais à la Porte[4], et de la Porte à la Chambre. Ma petite Fatima n'en finissait plus de se précipiter dans ma chambre pour m'avertir: «Maîtresse! Le cheval du pacha arrive du bout de la rue!... Maîtresse, le pacha a ordonné qu'on lui selle tout de suite un autre cheval!...» Oui ... et, néanmoins, je ne sais rien de ce qui s'est passé, et rien de ce qui se passe... Je sais seulement ceci, et mes esclaves le savent aussi bien que moi, sinon mieux: que les affaires de la Turquie vont très mal, mais cependant qu'Allah est le Plus Puissant!... Rien davantage, et ma pauvre lettre risque, cette fois encore, de vous ennuyer sans grand profit...
Mon mari... Au fait, vous le connaissez—mieux que je ne le connais, peut-être?... Il est bon, je n'en doute pas... Il m'aime... Je ne regrette nullement de l'avoir épousé, même à notre mode turque, qui défend aux fiancés de se voir et de se parler avant la cérémonie du mariage... Évidemment, une union pareille est une loterie ... plus loterie encore, si possible, que ne sont vos unions occidentales!—Mais, encore une fois, je ne me plains pas: j'ai tiré un bon, un très bon numéro, et je n'imagine guère de mari, en France non plus qu'en Turquie, qui vaille Ahmed pacha, mon mari! Vous me l'avez affirmé vous-même, et je m'en doutais déjà...
Pourtant...
Dites-moi, ma grande sœur si belle et si savante? est-ce vrai que, chez vous, les femmes jouent un rôle considérable, quoique discret, dans la vie de la nation?—je veux dire dans la vie politique et diplomatique?—Est-ce vrai que beaucoup de vos grands hommes—hommes d'État, orateurs, écrivains, artistes—possèdent cette chose extraordinaire que vous m'avez jadis expliquée: une Egérie? une Egérie, c'est-à-dire une bonne fée doublée d'un ange gardien; une amie intime, femme de cœur et d'intelligence, qui consacre tout ce cœur et toute cette intelligence à l'homme qu'elle a choisi; une sœur d'élection, sûre et sage, qui conseille cet homme, le guide, le soutient, le protège, le défend, l'enveloppe de sa tendresse mi-amoureuse et mi-maternelle, et ne se trompe jamais: elle-même guidée, conseillée, soutenue, dans la lutte commune, par cette tendresse merveilleuse qui est la sienne, tendresse clairvoyante infailliblement?—Est-ce vrai que ces influences féminines si fécondes sont fréquentes? Est-ce vrai que plusieurs de vos génies les plus vastes ont avoué, ont proclamé qu'ils devaient tout: succès, fortune et gloire, à la compagne anonyme, dans les pas de laquelle ils avaient aveuglément marché, la main dans la main? Hélas! si tout cela est bien vrai, notre part, à nous, femmes d'Orient, est moins belle! Oh! je vous le disais dans ma dernière lettre, et je ne m'en dédis pas: la plupart d'entre nous sont très heureuses! plus heureuses, certes, que ne sont les femmes d'Occident. Nous ne souffrons guère de cette prétendue claustration, dont l'Europe daigne nous plaindre avec tant de compassion. Mais peut-être souffrons-nous d'autre chose...
Ce n'est pas très facile à expliquer. Il me semble pourtant que vous devinez déjà un peu...
Tenez! l'autre mois, à propos de ma mignonne Léïlah, je vous écrivais:
«Quand elle sera grande, elle, peut-être souhaitera-t-elle mettre au vent son bout de nez rose, et flirter avec votre amour de petit garçon...»
Peut-être, oui. Mais, d'abord, et sûrement, je crois que ma Léïlah souhaitera autre chose,—plus et mieux qu'un simple droit au flirt.—Le flirt, c'est tellement loin de la femme turque d'aujourd'hui!...
Non, j'imagine que ma Léïlah souhaitera ce que je souhaite parfois moi-même, ce que souhaitent beaucoup de femmes turques—toutes les femmes turques dont le souhait conscient a quelque valeur!—ma Léïlah souhaitera connaître et fréquenter des hommes, non pour en être désirée ou sollicitée, mais pour en être enseignée, instruite, armée; pour être élevée jusqu'à ces hommes, pour devenir leur égale, et l'égale de celui d'entre eux qui sera son mari. Elle souhaitera n'être plus, pour cet homme, une simple maîtresse légitime, une poupée très belle qui sait saluer, sourire, se taire, et aussi gouverner la maison, mais rien davantage. Elle souhaitera, comme je vous le disais tantôt, devenir plus que tout cela, et mieux: une amie, une alliée, une compagne,—une Egérie, au besoin ... quoique cela puisse être douloureux quelquefois, j'y songe ... très douloureux!... d'être une Egérie... N'importe! ma Léïlah le souhaitera.
Songez-y, ma sœur très chérie: il est humiliant parfois de n'être qu'une petite chose insignifiante—aimée, certes! mais dédaignée, tenue à l'écart, à qui l'on ne dit rien, jamais. Que m'a-t-on dit, à moi, de cette crise ministérielle où se jouait, avec le destin de l'empire, de notre empire, le destin d'Ahmed pacha, de mon mari? Rien.
On n'a peut-être pas eu tort. Si l'on m'avait parlé, qu'aurais-je dit? Je ne sais rien. J'ai vécu toute ma vie en cage ... en cage, entendons-nous! pas dans la vraie cage à barreaux qu'imaginent vos Parisiennes autour de nos harems! Il n'y a pas de barreaux à mes fenêtres, ni à ma porte! mais j'ai tout de même vécu dans la cage—peut-être pire—de nos préjugés, de nos coutumes... Et dans cette cage,—la cage de toutes les femmes turques!—pas un homme, jamais n'entre. Que saurais-je de ce que disent les hommes? Et quelle vraie femme pourrais-je être pour mon mari, s'il s'en souciait?
Et voilà peut-être la plus exacte vérité qu'il faille dire, à propos de la femme turque; la vérité absolue, équitable, celle qui domine d'égale hauteur tous les mensonges: la vérité «juste milieu», exempte de toutes les erreurs, en trop comme en trop peu:
—La femme turque n'est pas, ne peut pas être, dans l'entière acception du mot, la femme de son mari. Elle n'en est que la femme-enfant.
Et, de cela,—de cela seul!—elle souffre un peu;—confusément;—davantage, toutefois, depuis qu'une ombre d'affranchissement lui a permis de regarder vers ses sœurs d'Europe, et de mesurer la place qu'elles occupent au foyer conjugal.
Ma Léïlah, peut-être, conquerra une place pareille. C'est tout ce que lui souhaite sa maman, qui vous embrasse, ma sœur très aimée, de tout son cœur enflammé pour vous, en vous disant au revoir!
Séniha.
[1] 18 février 1911.
[2] Cela s'écrivait en 1911. Hélas! la princesse Séniha voyait terriblement clair. Par sa révolution, plus stupide encore que sanglante, par ses Soviets, et par sa servilité envers les Trotsky et les Lénine, la Russie s'est prouvée, dès 1918, bien moins européenne que les Turcs, dont le nationalisme vigoureux, rejetant avant tout l'ingérence étrangère, s'incarnait, la même année, dans de vrais patriotes, tels que l'admirable Kemal Gazi.
[3] Il faut que le public français se pénètre de cette idée, que la lutte des comitadjis bulgares et grecs, contre le gendarme turc, fut une lutte frénétique de contrebandiers iconolâtres,—idolâtres—contre le douanier musulman, adorateur d'un seul Dieu: Allah... Et il faut que les chrétiens latins de France se souviennent que ces orthodoxes iconolâtres étaient les mêmes que ceux qui martyrisaient à Jérusalem, au nom des Icônes, les pèlerins catholiques, les pèlerins latins, adorateurs, eux aussi, d'un seul Dieu...
[4] A la Sublime Porte.
LETTRE IV
La princesse Séniha Hâkassi-zadeh
à madame Simone de La Cherté,
91, rue de Varenne, Paris.
Constantinople, 7 djemazi-ul-ewel 1329[1].
Mes deux yeux que j'aime, où êtes-vous, que faites-vous, que voyez-vous, dans cet instant que je vous écris? Cela m'est un souci de chaque minute, un souci délicieux et mélancolique... Je relis sans cesse vos lettres parisiennes, si courtes, et, tout de même, si pleines de choses pour la pauvrette que je suis... Vous me dites aujourd'hui: «Cette semaine, rien ici qui vaille la peine d'en parler... Le Concours hippique est fini... Les Salons et les expositions battent leur plein, mais on n'y va guère. Au théâtre, seulement des vieilleries... J'ai pris le thé cinq après-midi sur sept place Vendôme, et les deux autres fois rue Cambon... J'ai dîné mercredi chez les Danycan, et ç'a été bien quelconque... J'ai déjeuné jeudi au Bois, avec toute une bande... Et j'ai déjeuné aussi une autre fois, à Versailles, tête-à-tête avec mon flirt, qui tenait à m'emporter là-bas en auto, histoire probablement de se donner l'illusion d'un vrai enlèvement... Pauvre petit!... Enfin, vendredi, à l'Opéra, j'ai eu dans ma loge trois amis de mon mari, trois Anglais chez qui nous devons passer quinze jours cet été, au fond du Devon... Corvée!... Bref, vous constatez: rien.»
Rien!... Ma grande sœur très chérie, si vous pouviez comprendre ce qu'est un «rien» pareil pour l'imagination d'une petite fille cloîtrée telle que moi... Oui, si vous pouviez le soupçonner seulement... Oh! alors, vous ne m'interrogeriez plus sur le féminisme en Turquie, non, je vous le jure!... Car tout ce qui vous semble encore obscur, malgré mes pauvres explications, vous apparaîtrait d'un coup clair, clair, clair...
Tenez, voulez-vous qu'en échange de votre semaine j'essaie de vous faire voir ma semaine à moi? Vous comparerez ensuite, si cela vous amuse...
Ma semaine à moi, d'abord, n'a compté qu'un seul jour... Oui: car les six autres ont été seulement remplis de l'attente du septième. Je ne suis pas sortie; je n'ai pas reçu de visite; je n'ai guère lu, ni écrit, ni brodé, ni touché au piano; j'ai seulement regardé le ciel, je l'ai regardé par toutes les fenêtres, avec une vraie terreur que ce ciel bleu devînt gris et qu'en fin de compte il plût le vendredi 15 djemazi-ul-ewel—mon premier vendredi d'Eaux Douces... Mash'Allah!... qu'ai-je écrit!... D'ici je vous entends rire!... Tant pis! riez!... je m'en doute bien, allez! que nos pauvres Eaux Douces...—et surtout celles de printemps: les Eaux Douces d'Europe, tellement moins jolies que celles d'été, que les Eaux Douces d'Asie...—je m'en doute: ce n'est pas votre Opéra de Paris!... Je me souviens à merveille de vos méchantes moues dédaigneuses du temps jadis, quand je vous emmenais dans mon caïque, et que nous remontions toutes deux la fameuse rivière ... j'entends encore le son très ironique de votre voix: «C'est tout ça, ces Eaux Douces que vous vantez si fort?» Oui, mes chers yeux, c'était tout ça, et c'est tout ça encore,—et c'est tout ce que nous avons: un ruisseau marécageux, serpentant à travers une prairie mal boisée; sur ce ruisseau, deux ou trois centaines de barques assez laides, pleines à chavirer d'une populace en goguette,—Juifs, Arméniens, Grecs! rayas de toutes castes,—et rien de plus, et rien de mieux!... sauf, de très loin en très loin, rompant la monotonie des barques vulgaires, un caïque, un vrai caïque turc, avec sa longue proue traînante, et, sur sa poupe, son beau voile brodé[2] dont les coins flottent dans le sillage; avec, aussi, parmi ses coussins de Perse, sa hanoum, muette et mystérieuse, dont le noir tchartchaf semble porter le deuil de notre noble Islam, chaque jour enfoncé plus profond dans sa tombe...
Rien de plus, rien de mieux. Nous y tenons pourtant à nos Eaux Douces! Nous y tenons par souvenir, par tradition, par religion... Ce sont là des choses très vivaces en Turquie: la religion, la tradition, le souvenir ... très vivaces, oui!... Et j'imagine bien, d'ailleurs, que, le jour où ces choses-là seraient mortes, la Turquie serait bien près de mourir aussi...
Oh! mes deux chers, chers yeux! ce serait tellement dommage que la Turquie vînt à mourir!—Non, je vous assure! Ce n'est pas seulement la musulmane qui parle ainsi, ne le croyez pas!... C'est aussi votre petite amie: la femme que vous avez transformée, refaite un peu à votre image ... c'est la demi-Française, c'est la demi-artiste que je suis devenue, par votre contact, par votre exemple... Or, cette femme n'est plus une Turque pure et simple; elle peut devenir, par un petit effort d'imagination et de volonté, une étrangère, comme vous; et cette étrangère, sortie pour un moment de son harem, de sa ville, de son pays, réussit très bien à considérer impartialement, à juger sans indulgence ce harem, cette ville, ce pays. Alors, vous comprenez: je suis sûre de ne pas me tromper, je suis sure d'être dans le vrai... Et, croyez-moi: ce serait triste, triste, triste! que la Turquie disparût d'entre les nations...
D'abord, qui donc lui succéderait?—Je veux dire:—Quelle nation remplacerait, géographiquement, notre nation turque, sur la carte d'Europe? et sur la carte d'Asie aussi? en Roumanie? en Anatolie?... Quel drapeau oserait flotter, à son tour, sur ces terres où flotte, depuis cinq siècles, et plus encore, notre noble drapeau couleur de sang pur?... sur le dôme de la Sainte Sophia?... sur la tour du Vieux Sérail?... Vous vous en doutez bien un peu, vous la dame diplomatique, si finement avertie de toutes les méchantes ruses qu'on trame perpétuellement autour de l'Homme prétendu Malade... Ce qui nous remplacerait dans l'enceinte de l'antique Byzance, ce ne serait ni la Russie, ni l'Angleterre[3], ni l'Autriche, ni l'Allemagne, toutes quatre trop fortes, trop jalousées, trop inquiétantes, Ce serait une quelconque Bulgarie, ou une Grèce, ou une Serbie, voire une Roumélie ou une Macédoine;—une très petite nation, très petite et orthodoxe;—fétichiste, pas?—bref, deux raisons pour une d'être remuante, turbulente, intolérante, agressive, fanatique...[4]. Avez-vous remarqué, mes chers yeux? les nations d'hommes sont pareilles aux individus chiens... Les plus minuscules sont les plus rageurs, les plus prompts à japper vers la lune et mordre aux mollets les passants... Du coup c'en serait fini de notre grave Islam, si modéré, si doux... Vous savez que je dis vrai! vous le savez, vous qui avez vu, à Jérusalem, nos soldats musulmans mettre la paix parmi les furieux pèlerins des sectes chrétiennes et les forcer au respect du tombeau de ce Christ que, soi-disant, elles adorent, mais qu'elles ne savent honorer que par des querelles hargneuses, par des coups et par du sang... Vous savez que je dis vrai, vous qui avez vu, dans notre Stamboul même, et jusqu'aux portes de nos mosquées, les processions grecques, latines, persanes, arméniennes ou juives se promener librement—«plus librement qu'à Paris», me disiez-vous... Ah! quand nous n'y serons plus, comme c'en sera vite fini de la liberté et de la tolérance!... Comme les chrétiens... pardon! comme les iconolâtres, comme les Slaves adorateurs d'images, vainqueurs, auront tôt fait de renouveler ici les horreurs qui perpétuellement ensanglantent les Lieux Saints!... Et l'on se tuera jusque dans nos rues, comme firent jadis les brutes grecques, dans les rues d'Athènes, pour un sermon prêché en grec moderne plutôt qu'en grec ancien!... Ils ont de qui tenir, ces Grecs, fils de Byzance! Jadis n'en firent-ils pas autant autour de leur Hippodrome, à propos de cochers habillés de vert ou de bleu?
Mais ce n'est pas tout encore, mes deux yeux que j'aime! Car, quand nous n'y serons plus, quelque chose s'en ira avec nous de notre terre turque;—quelque chose: la France![5]—Je veux dire la langue française, que nous parlons tous et toutes, qui est la langue officielle de notre empire et qu'on ignore à Sophia comme à Belgrade, à Athènes comme à Cettinié ... je veux dire la pensée française, la culture française, le génie français—dont nous sommes tous et toutes imprégnés, alors que dans tout le reste des Balkans les seules influences slaves et teutonnes se partagent la Grèce, la Bulgarie, la Serbie, la Roumanie même, malgré la généreuse révolte de son sang latin!... Oui, ma sœur très aimée: la France, dans toute la Péninsule, n'a d'autre refuge qu'ici, au fond de nos cœurs ottomans. Ne serait-ce pas bien lamentable qu'avec le nom turc, le nom français cessât d'être prononcé en Orient?
Et puis ... et puis ... ma sœur très belle, dites?... vous vous êtes parfois promenée, le soir, dans notre Stamboul, au hasard des rues et des ruelles... Au soleil couchant, vous est-il advenu de regarder parfois, à la dérobée, dans quelques-unes de ces impasses fraîches et ombreuses qui sont l'une des plus charmantes beautés de chez nous?... Et alors avez-vous parfois aperçu, à travers la grille de bois d'un kéfès, la silhouette pâle d'une musulmane voilée, cherchant à sa fenêtre, elle aussi, la douceur du crépuscule?... Elle se croyait toute seule, la musulmane; alors, sans doute, elle a chanté... Oh! mes yeux aimés, vous souvient-il de sa chanson?... Vous souvient-il de nos chansons turques, enfantines et passionnées, mornes et ardentes, joyeuses à la fois et désolées,—déchirantes?... Sœur, je vous en supplie!... oubliez toutes les fautes, toutes les erreurs, toutes les sottises, toutes les cruautés même de nos gouvernants qui ne sont pas nous... Oubliez nos querelles maladroites et funestes, oubliez notre Parlement joujou, oubliez le sang répandu, oubliez les potences hideuses[6], oubliez aussi l'imbécile massacre de nos pauvres chiens errants tellement inoffensifs... et souvenez-vous seulement de l'impasse ombreuse et de la chanson dans l'impasse!... Car ... la femme dont le cœur sait trouver de tels accents, dont la bouche sait les jeter ainsi dans l'air du soir, quand cet air est bien doux, quand cet air est bien pur ... cette femme-là, croyez-m'en, a encore en elle de quoi mettre au monde des fils plus nobles, plus fiers et de cœur plus juste et plus haut que n'importe quels autres fils de n'importe quelles autres femmes, sur toute la terre ronde... Adieu, ma sœur très aimée...
Séniha.
[1] 5 mai 1911.
[2] Les voiles des caïques sont des tapis souples, d'une soie vive brodée de toutes couleurs, qu'on jette sur la poupe, et qui semblent être ainsi la traîne ondoyante et moirée du bateau.
[3] Hélas! la princesse Séniha écrivait tout cela l'an 1911... Et, depuis, la grande guerre est intervenue, au cours de laquelle les armées françaises sauvèrent l'Angleterre, et l'affranchirent à tout jamais,—à très longtemps au moins,—de la mortelle concurrence allemande. Alors, aujourd'hui,—1921,—les choses ont changé de face. Et c'est le drapeau français qui flotte sur le Bosphore après en avoir chassé, du même coup, les drapeaux turc, allemand, et français!... français surtout!—C. F.
[4] La férocité des armées coalisées, soi-disant chrétiennes pendant la guerre de 1912–1913, vérifia tristement cette prophétie de Séniha hanoum. Et l'ignoble, la nauséabonde trahison de la Grèce, massacrant, au 1er décembre 1914, à Athènes, nos matelots confiants et désarmés, y ajoute une décomposition spéciale. La Grèce ajoutée à la Bulgarie fut toujours du pus ajouté à du sang.
[5] La princesse Séniha, déplorablement, voyait là-dessus bien clair. Et M. C. Farrère regrette aujourd'hui avec infiniment d'amertume que sa correspondante d'alors ait été si perspicace!... (Note de l'éditeur.)
[6] Tout ce que disait la princesse turque Séniha, l'an 1911, une princesse russe ne pourrait-elle le redire, l'an 1921?... Il est vrai que la Turquie de 1911 était sous le couteau de ses ennemis, et que la Russie de 1921 est sous son propre couteau... A chacun, donc, selon sa force, et pour chacun sa conscience.
LETTRE V
La princesse Séniha Hâkassi-zadeh
à madame Simone de La Cherté,
91, rue de Varenne, Paris (viie)
Béikos (Bosphore), 2 redjeb 1329[1].
De Béikos, oui, mes deux chers yeux! de Béikos je vous écris, et non plus de Stamboul:—Voici l'été; la ville devient trop chaude, et le conak[2] inhabitable.
Mon mari doit tout de même y rester encore quelques semaines, pour être à portée du Palais et du Parlement: car les affaires turques vont de mal en pis, vous le savez aussi bien que moi. Il s'est donc résigné à se séparer de son harem et à nous envoyer toutes quatre,—ma belle-mère, ma belle-sœur, moi-même et notre Léïlah,—respirer dès maintenant l'air toujours frais du Haut-Bosphore. Bref, me voilà, depuis huit jours, installée dans le vieux yali[3] que vous connaissez, à Béikos d'Anatolie[4]. Vous vous souvenez bien? la grande maison de bois, toute simple et sévère, qui trempe dans la mer sa longue façade couleur de sang séché, et s'adosse au grand parc toujours vert, dont les cèdres, les cyprès et les pins parasols escaladent en rangs serrés les premières pentes de la colline, et font tache très sombre au milieu des platanes, des tilleuls et des chênes d'alentour. C'est là que je suis, et ma chambre, d'où je vous écris en ce moment, occupe tout juste l'angle sud du yali; en sorte que trois de mes fenêtres donnent sur le Bosphore; et les trois autres[5] sur un coin du parc, très ombreux et tout parfumé de résine et de roses. Rien qu'en levant la tête de mon papier, j'aperçois, à main gauche, toute l'enfilade merveilleuse des coteaux d'Asie, avec leurs jolis villages qui rient au bord de l'eau:—Pacha-Baghtché, Tchibouchi, Kanlidja,—et, à main droite, le détroit, pareil à un grand, grand fleuve... C'est très beau, ma sœur aimée, et, jadis, vous le trouviez tel. Dans la fièvre de votre vie occidentale, avez-vous le temps de regretter quelquefois l'infinie douceur de nos soirs d'été sur le Bosphore?...
Vous rappelez-vous, seulement, la côte d'Europe, avec ses quais, ses villas de pierre, ses équipages piaffant et toute l'agitation bruyante quoique indolente de la «saison» diplomatique? Promenades, pique-niques, gymkhanas, polo, tennis... Rien de cela, bien entendu, n'est pour moi. C'est l'Occident, c'est l'autre monde!... Je regarde tout de même du coin de l'œil, à travers la mousseline de mon tchartchaf, quand je passe en caïque le long du quai de Thérapia, ou quand une amie,—une amie voilée comme moi, bien entendu,—m'invite dans sa voiture et que toutes deux nous passons, fouette cocher! à travers cet autre monde, à travers votre Occident ... nous, petites cadines mystérieuses encapuchonnées des cheveux aux bottines, et gardées à vue par deux nègres[6] à cheval, un peu comiques dans leurs redingotes pincées ... vous rappelez-vous?... vous rappelez-vous surtout notre côte d'Asie, tellement la plus charmante, avec ses prés et ses bois, ses palais, ses cabanes, tout ça dégringolant jusqu'à se baigner dans l'eau courante, sans quai ni route, sans équipage piaffant, sans tennis, sans pique-nique, sans gymkhana? Vous rappelez-vous nos vendredis[7] ensoleillés, vous rappelez-vous chaque coteau, chaque vallon peuplé de femmes turques assises en rond sur l'herbe et parsemant toutes les prairies comme de grandes fleurs multicolores?... car leurs grands voiles épanouis étaient—sont—jaunes, roses, bleus, blancs, verts, violets ... comme autant de narcisses, de roses, de bluets, de marguerites, d'œillets et de violettes!... Vous rappelez-vous, mes deux chers yeux purs? Rien de cela n'est changé. C'est le même Bosphore et c'est la même Turquie. La Révolution, ici, passe vraiment inaperçue...[8]
Et, tenez! J'y songeais, l'autre jour, à l'instant que nous quittions le conak de Stamboul pour le yali de Béikos... Vous savez que c'est presque un déménagement, pour nous autres Turcs. Dès le matin,—quatre bonnes heures d'avance,—trois landaus attendaient dans notre rue, et c'est tout juste si elle était assez large. Vous les voyez d'ici, les rues du quartier Sélimieh[9]! Dans la maison, c'était le pire tumulte, le pire tohu-bohu parmi les domestiques, les esclaves et les nègres. Midi avait déjà sonné qu'aucun paquet n'était encore ficelé. Nous sommes parties enfin, nous quatre dans le premier landau, nos gens avec l'essentiel du bagage dans les deux autres. Et, bien entendu, nous étions, ma belle-mère, ma belle-sœur et moi, rigoureusement voilées. Léïlah seule, qui n'a pas treize ans[10], tant s'en faut, montrait son minois aux passants.
Nous voilà donc roulant vers la Corne-d'Or, où la mouche attendait à l'échelle du Phanar. Comme juste, quatre nègres trottaient aux portières, et, quand il s'est agi d'embarquer, ils ont fait les importants. Nous, dames et maîtresse,—hanoums—avons dû obéir ostensiblement, avancer, reculer, attendre, comme nos serviteurs noirs nous en donnaient l'ordre;—cela, pour que toute la populace présente sache bien et redise partout que le harem de Ahmed pacha Djalleddine est un harem comme il faut, et qu'Ahmed pacha lui-même est un croyant de bonnes mœurs, digne de la haute faveur où le tient Sa Majesté Impériale, et du respect que ses voisins lui témoignent. Or, ma sœur très chérie, je me souviens fort bien qu'il y a cinq ans,—au temps du sultan Abd-ul-Hamid,—nous avons, un matin d'été, quitté tout pareillement le même conak pour le même yali, et pris, devant la même populace, les mêmes soins de ne point du tout choquer ses opinions, ses préjugés, sa foi. Les lois changent;—hier encore, le Parlement bavardait à propos d'adultère et tâchait d'ôter aux maris trompés leur vieux droit sauvage de tuer les épouses infidèles![11]. Mais les mœurs ne changent pas. Dès lors, que voulez-vous qu'il advienne de ce pauvre féminisme turc que vous imaginiez déjà triomphant au lendemain de la déposition d'Abd-ul-Hamid!
Les Turcs, féministes? Las! mes deux yeux si bleus, vous ne verrez pas, de bien longtemps, la réalisation d'un pareil rêve. La femme turque émancipée? Mais qui l'émanciperait d'abord? je veux dire: quels hommes? de quelle race? d'où? d'Europe? d'Asie? d'Afrique? de quel vilayet? de quelle province? D'où partirait cette révolution morale, mille fois plus extraordinaire que la révolution politique de 1908? Songez-y! notre empire compte les peuples les plus divers, et qui tous se jalousent et se surveillent, quand ils ne se haïssent pas. Mettrez-vous sous le même fez les Osmanlis et les Albanais, les Kurdes et les Syriens, les Boukhariotes et les Tcherkesses[12]? Et, encore, je ne parle que des croyants... Certes, vous n'avez pas oublié le bariolage des rues de Stamboul, aux époques des grands pèlerinages annuels... Que de pèlerins hétéroclites accourus des quatre coins de notre terre, pour contempler la face splendide du Khalife, ombre d'Allah! Que de visages, blancs, bruns, noirs, caucasiens, sémites, mongols!... Eh bien! ma sœur très chérie, nul doute sur ceci: que, par extraordinaire, l'une de ces races rivales qui composent notre nation s'avisât un beau jour de vouloir arracher du front de ses femmes le voile obligatoire, prétendu institué par le Koran même du Prophète,—il n'en faudrait pas plus pour que, partout ailleurs, une réaction furieuse nous remplaçât nos tchartchafs de mousseline par des cagoules de toile à matelas.—Vous voyez comme elle est facile à résoudre, la question du féminisme en Turquie!
C'est bien pourquoi, moi, la propre épouse d'un pacha membre influent du Grand Comité, moi, la propre petite-nièce du Grand Padishah constitutionnel ... eh bien!... mais, surtout, n'allez pas le répéter jamais, même à M. de la Cherté ... ni même à M. de ... (vous savez qui je n'ose pas dire?...) eh bien! moi, je n'y crois pas beaucoup, beaucoup, au succès définitif de cette Révolution à laquelle tous les miens se sont dévoués, corps et cœurs...
Dame! qui l'a faite? nos seuls officiers, seulement appuyés par nos quelques loges maçonniques.—Et il a fallu d'abord que pareille aventure advînt en Turquie, dans une armée qui compte 50.000 officiers pour 200.000 soldats... dix fois plus d'officiers, proportionnellement, qu'il n'y en a dans votre armée française!—Si bien que le 24 avril 1909, quand éclata la guerre civile entre les uns et les autres, l'avantage du nombre ne fut pas assez fort pour empêcher les soldats d'être vaincus... Je vous jure par Allah que c'est vraiment comme cela que les choses se passèrent!—Il a fallu ensuite qu'une ville de l'Empire, Salonique, fût peuplée presque exclusivement de rayas,—de sujets non musulmans,—d'étrangers, en quelque sorte; de gens, au moins, en qui n'était nullement inné le sentiment d'ardent loyalisme qui lie tous les cœurs croyants au Sultan Osmanli, khalife de Dieu... Dans Salonique, ville juive, une conspiration put s'organiser contre le Commandeur des Croyants, sans que, tout de suite, le vrai peuple turc la dénonçât et l'étouffât: parce qu'il n'y avait pas de vrai peuple turc dans Salonique... Ainsi commença la révolution de Turquie. Par la suite, tout s'enchaîna tant bien que mal, avec beaucoup plus de chance que d'habileté... Les Albanais marchèrent, croyant gagner des libertés féodales plus grandes... Les Chrétiens marchèrent, se figurant pêcher en eau trouble dans ce conflit musulman... Et vous savez le reste.
Oui! mais à présent?
Hélas! la situation actuelle, vous la connaissez, ma sœur jolie. Inutile, n'est-ce pas? d'en ressasser, entre nous deux, tous les dangers, toutes les tristesses, toutes les hontes même. Mais, pour résumer trois ans d'un seul mot, on a le droit de dire ceci: que deux ou trois cent mille hommes, au grand maximum, ont fait la Révolution turque; et que ces hommes, eux-mêmes Turcs à peine, puisque, pour la plupart, Européens de naissance, d'éducation ou culture, ont fait leur révolution contre la volonté, plus ou moins formelle, de douze ou quinze millions d'autres hommes, Turcs tout à fait, ceux-ci.—Vous me direz qu'un homme intelligent vaut beaucoup d'imbéciles, et, qu'en cette occurrence, les deux cent mille ont raison, et les quinze millions, tort.—J'y consens de grand cœur! Tout de même, expliquez-moi un peu: le suffrage universel, qu'en faites-vous, dans ce calcul-là?[13]
Adieu, mes chers yeux bleus. J'embrasse tendrement vos paupières douces.
Séniha.
P.-S.—J'avais fermé ma lettre, je la rouvre. Ma petite esclave Fatima m'arrive, courant, avec une nouvelle vraiment féministe: la sœur de Sélim bey,—de Sélim bey que vous avez connu ministre sous l'ancien régime,—vient d'être jugée par la cour martiale, et condamnée à trois ans de prison,—à trois ans, oui,—pour avoir levé son voile dans le grand bazar, et bu publiquement un verre de raki.—Que vous disais-je, que l'émancipation est en marche! Trois ans de prison aux Jeunes-Turques qui ont soif quand il ne faut pas!
Séniha.
[1] 28 juin 1911.
[2] Conak, palais situé en ville, maison d'hiver.
[3] Yali, villa, palais de campagne, maison d'été.
[4] Anatolie, Asie.—Les Turcs désignent toujours les deux rives du Bosphore, l'asiatique et l'européenne, par les deux vocables d'Anatolie et de Roumélie.
[5] Les maisons turques, de bois pour la plupart, sont plus aérées que les nôtres. Leurs fenêtres sont plus nombreuses, parce que l'intervalle de muraille qui les sépare deux à deux est beaucoup plus étroit que dans nos constructions de pierre. Il n'est pas rare qu'une chambre de yali compte par conséquent six ou dix fenêtres.
[6] Ces nègres sont, bien entendu, des eunuques.
[7] Le vendredi représente pour les musulmans ce qu'est le dimanche pour les chrétiens.
[8] Et comme partout, hors les cités fébriles... Comme, en France, l'an 1793 ... et comme, en Russie, l'an 1919...
[9] Le quartier Sélimieh—ainsi nommé du nom de sa mosquée, la djami de Sultan Sélim—est un des plus vieux quartiers turcs de Stamboul.
[10] C'est à treize ans que d'ordinaire on fait prendre le tchartchaf aux filles turques, et qu'on les sépare des hommes.
[11] Séance du 18 avril 1911—Le parlement jeune-turc a d'ailleurs, au contraire, confirmé, par l'article 188 de son nouveau code, l'abominable barbarie en question.
[12] Les Jeunes-Turcs,—plus étrangers à la Turquie qu'un bourgeois du Marais,—tentèrent cette folie criminelle. Et la Turquie, comme on sait, en mourut.
[13] Il est extraordinaire de constater l'identité de tout ce qui se passa en Turquie, à partir de 1908, et de tout ce qui s'est passé en Russie, plus récemment. Une poignée de terroristes, tous venus de l'étranger, imposèrent leur volonté à quelque cent millions de Russes, indiscutablement partisans de l'ancien état de choses. Toutefois, en Russie, une princesse Séniha ne demanderait pas, aujourd'hui, ce que les vainqueurs ont fait du suffrage universel,—supprimé, purement et simplement, par les Soviets.—C. F.
LETTRE VI
La princesse Séniha Hâkassi-zadeh
à madame Simone de La Cherté,
91, rue de Varenne, Paris.
Stamboul, 15 schaban 1329[1].
O mes yeux chers, ô ma sœur aimée, comment aurai-je la force de l'écrire, cette lettre toute funèbre, cette lettre que d'avance je vois toute noire de feu, toute rouge de sang! O ma sœur, qui allez tant pleurer, vous savez déjà le malheur immense, auprès duquel plus rien n'existe: Constantinople incendié! Vous le savez déjà par les journaux, par les récits; mais vous n'y croyez pas, vous ne pouvez pas y croire. Je veux dire: vous ne concevez pas l'immensité de la catastrophe; vous la rapetissez, d'instinct. C'est forcé, c'est inévitable; avant d'avoir vu cela, on ne peut pas se le représenter. Mes deux beaux yeux, tâchez de voir: vous vous rappelez notre Stamboul,—votre Byzance,—vous vous rappelez cette capitale qui est—qui était—une suite ininterrompue de villages et de hameaux, un pêle-mêle de ruelles, de venelles et d'impasses, avec profusion de maisonnettes, vieilles et neuves, les unes couleur de sapin frais coupé, les autres couleur d'ancien bois de violette; avec profusion de jardinets, de vergers, de potagers; avec profusion de cimetières aussi, de jolis cimetières turcs, souriants, aimables, de cimetières où l'on sent qu'il doit faire bon dormir et se reposer de cette lourde fatigue: la vie; cette capitale, enfin, moitié villageoise et moitié campagnarde, qui, tout de même, s'enorgueillit des plus somptueux palais, des plus splendides temples, qu'elle mêle, insouciante, à ses masures et à ses cabanes, comme une pauvresse-fée qui porterait des pierreries parmi ses haillons... Vous vous en souvenez? Vous revoyez, rien qu'en fermant vos paupières, les plus magiques de ces joyaux-là: la mosquée de Sultan Ahmed, à l'orient, avec ses six minarets, pareils à six cierges de marbre; la mosquée de Sultan Mehmed, à l'occident, non loin de cette Sélimieh djami[2] qui est ma «paroisse» à moi, comme vous dites, vous, chrétiennes;—la mosquée des Tulipes, au sud, dominant la Marmara; la mosquée de la Valideh, au nord, sur la Corne d'Or, à l'entrée du grand pont; et, au centre de ce carré-là,—qui enferme la moitié de Stamboul,—la perle et le diamant: notre Souléïmanieh, où je vous ai menée tant de fois, pour admirer les colonnes du temple d'Ephèse[3]. Vous revoyez tout, dites? Eh bien, sœur, tout n'est plus que cendres, décombres, ou pierres noircies; et les mosquées de marbre seules épargnées, parce que l'incendie des trop petites maisons de bois n'a pas eu le temps ni la force de les entamer, les hautes djamis, toutes revêtues de suie et de fumée, dominent à présent une sorte de farouche broussaille, la broussaille des débris épars. Là fut Stamboul. De nos Sept Collines, jadis pareilles aux Sept Collines de la Rome d'Occident, trois seulement sont épargnées. La désolation de cela, vous ne la concevez pas! Deux cent mille malheureux n'ont ni pain ni toit. Les grandes cours cloîtrées des mosquées servent de refuge à cette effroyable misère... Ma sœur chérie, vous souvient-il d'une promenade que jadis nous avons faite ensemble, dans l'enceinte crénelée du vieux château de Roumélie[4]? C'était domaine du Sultan, ce château. Et quelques émigrés du Caucase, fuyant les sanglantes persécutions des Russes, étaient venus s'y réfugier. Nous nous étions arrêtées toutes deux devant une cabane de fer-blanc et de carton, chenil dont mes chiens à moi n'auraient peut-être pas voulu. Et deux femmes en étaient sorties, deux Circassiennes, dont l'une portait un enfant dans ses bras... Comme vous les aviez trouvées misérables, ces deux pauvres créatures, si fières néanmoins qu'elles refusèrent notre aumône!... Car elles ne possédaient réellement rien, exactement rien,—sauf leurs haillons et cette hutte bâtie de leurs mains.—Oui... Eh bien! aujourd'hui, un quart des femmes de Stamboul ne possèdent rien davantage. Et c'est une misère dont aucun cataclysme européen ne pourrait donner l'équivalent...[5]
En grande hâte, ma belle-mère et moi avons quitté le Bosphore pour rentrer en ville prendre notre part du deuil public et soulager un peu de l'infortune générale. Il y a beaucoup de charité, beaucoup de solidarité parmi nous. Mais il y a peu de ressources. Ceux-là mêmes qu'on appelle ici les riches feraient à Paris figure de pauvres. Donner seulement à manger à tous ceux qui ont faim, le pourrons-nous?
Mes chers yeux bleus, voilà, voilà ce qui reste de notre Stamboul aimé. Et pour vous donner plus de détails, le cœur me manque...
Qui alluma l'incendie? On n'en sait rien. Chacun parle de malveillance et de mains criminelles. Je refuse de croire qu'une pareille chose soit même discutable. Quel monstre, quel fou épouvantable mettrait ainsi la flamme dans dix mille maisons de pauvres gens? Impossible, impossible! Le peuple, lui, veut voir la main d'Allah dans cette catastrophe, suite et couronnement d'une série d'autres malheurs dont il n'y a point de précédent dans notre histoire. L'impiété générale a provoqué la colère de Dieu, et Dieu a jeté sur nous l'Archange Noir. La jeune Turquie a méprisé le Coran. Les Jeunes-Turcs ont rompu l'ancienne loi, déposé l'ancien Sultan, préconisé mille nouveautés criminelles. Allah se venge et châtie tout son peuple coupable. Ne souriez pas!... Moi-même, en écrivant cela, je me surprends à frissonner... Quelle incroyable succession d'infortunes, véritablement, pour notre nation! Au dehors, la Bulgarie et la Roumélie refusent le tribut; la Bosnie et l'Herzégovine nous sont arrachées; la Crète est en révolte ... au dedans, l'Albanie, la Macédoine, la Syrie, l'Arabie, le Kurdistan s'insurgent et déchirent à deux mains la patrie. Partout le sang turc coule comme l'eau des fontaines. Notre Parlement fantoche use ses dernières énergies en convulsions stériles. L'étranger, de toutes parts, guette notre faiblesse; le Monténégro, lui-même, mobilise son armée, prêt à nous envahir! Comme s'il suffisait aujourd'hui du Monténégro pour mettre à bas les derniers vestiges de l'ancienne puissance ottomane... Hélas! il suffit peut-être de cela...[6]
Mais quelle tristesse, ô mes deux yeux, d'aimer passionnément son pays, comme j'aime ma Turquie, et d'assister à sa décadence chaque jour précipitée!... Encore, si cette décadence s'accompagnait de beauté! Si nous mourions comme nous avons failli mourir en 1877, parmi beaucoup de gloire, et parmi de grandes batailles noblement perdues!... Mais non... Cette Révolution même, qui semblait d'abord nous promettre sinon la résurrection turque, du moins une éclatante agonie, notre révolution s'achève dans de pauvres petites convulsions, petites, petites... Ah! ma sœur aimée! je n'oublie pas: il y a un an, c'était de féminisme que vous parliez, de ce féminisme proche que le nouveau régime ne pouvait manquer d'acclimater en terre turque... Savez-vous où nous en sommes, aujourd'hui? A ceci: que les femmes musulmanes, même voilées à triple voile, n'ont plus le droit de se promener en voiture découverte. Il faut relever les capotes des landaus, hausser les glaces, baisser les stores!... On n'avait jamais connu pareille rigueur du temps d'Abd-ul-Hamid...
Hélas! adieu, mes yeux bleus... qui sait s'il sera longtemps encore permis à votre petite sœur aimante d'écrire à sa sœur chrétienne?
Séniha.
P.-S.—Oh! je suis égoïste, égoïste, égoïste... Toute à nos malheurs turcs, je ne vous ai pas dit un mot tendre à propos de vos malheurs français... Qu'ils sont amers pourtant, et que mon cœur saigne en songeant à cette France, tant aimée des cœurs ottomans!... Adieu. Qu'Allah ait pitié de vous aussi...[7]
Séniha.
[1] 10 août 1911.
[2] Djami, en turc, signifie mosquée importante,—église;—les simples chapelles sont appelées mesjid;—Sélimieh djami, ou Achmédieh, ou Souléimanieh:—mosquée de Sultan Sélim, ou de Sultan Ahmed, ou de Sultan Souléïman (du nom du fondateur); cette dernière, construite vers 1520 par Souléïman le Magnifique, est surnommée par les Turcs «la perle et le diamant de Stamboul»;—mosquée de la Valideh: mosquée construite par la Sultane Valideh, mère d'Abd-ul-Hamid Ier, au xviiie siècle;—mosquée des Tulipes (Lalileh djami), surnom populaire d'une des mosquées du sud de Stamboul.
[3] A l'intérieur de la mosquée do Souléïman sont quatre colonnes géantes, d'un très beau granit, qui proviennent d'une ancienne église grecque, et, antérieurement, de l'antique et célèbre temple d'Ephèse, dédié à Astarté.
[4] Rouméli-hissar, sur le Bosphore, côte d'Europe.
[5] A cette époque, il n'y eut pourtant pas de quête européenne pour les affamés de Constantinople. Ce n'était que des Turcs, n'est-ce pas! et qui n'étaient pas même bolchevicks...
[6] Quinze mois plus tard, en effet, le Monténégro attaqua la Turquie. Il est vrai qu'il s'était assuré quelques alliances...
[7] Août 1911! C'était alors l'époque infiniment douloureuse où, sur la menace prussienne, la France, abandonnant son droit, cédait à l'Allemagne la moitié du Congo français, jadis découvert, exploré et conquis par notre Brazza. De Stamboul incendié, la princesse Séniha tressaillait à la pensée de notre humiliation. Car jamais, jusqu'alors, un malheur français n'avait trouvé les cœurs turcs indifférents.
LETTRE VII ET DERNIÈRE
La princesse Séniha Hâkassi-zadeh
à madame Simone de La Cherté,
91, rue de Varenne, à Paris.
Corne d'Or, 19 scheval 1329[1].
O mes deux yeux tant aimés, je vous écris aujourd'hui la plus triste, la plus douloureuse lettre que j'aie jamais écrite, de toute ma vie très mélancolique pourtant! Je vous écris la dernière lettre que je vous écrirai peut-être jamais...
La dernière lettre... En traçant ces trois mots-là, ma plume s'est cassée sur mon papier. Et il a fallu attendre qu'on m'en apportât une autre. J'ai attendu, le front dans la main. Et j'ai songé... Est-ce possible?... Est-ce moi qui écris?... Est-ce moi, la petite Séniha, qui jette vers sa plus tendre amie ce terrible adieu définitif,—mortel?... Est-ce moi, qu'on vient d'embarquer sur ce grand navire étranger, dont le tumulte m'affole? est-ce moi qui vais partir pour ce voyage sans fin, d'où je ne reviendrai peut-être jamais plus,—jamais, jamais?...
Mais vous ne savez pas... D'abord, il faut que je vous dise...
C'est si simple, d'ailleurs! Comment n'ai-je pas prévu? Comment n'avons-nous pas prévu, tous?... tous ceux qui ne s'étaient pas attaché, exprès, un bandeau sur les yeux?
L'agression italienne[2], vous l'avez connue en même temps que nous ... avant nous, même... La première, vous m'avez écrit, alors, pour me dire toute votre indignation, pour protester contre cette chose abominable, ce vol à main armée, que l'Europe a toléré, comme elle fit jadis pour le partage de la Pologne... Mais la suite,—qui s'en doute, dans votre France, toujours si indifférente aux choses du dehors, et si insouciante?...
Alors, écoutez: notre peuple turc, longtemps aveugle, notre peuple, qui avait salué la révolution avec tant de joie profonde, notre peuple, qui avait cru avec une telle foi que c'en était fini de toutes les misères, de toutes les humiliations, notre peuple, à présent, commence à s'apercevoir de sa naïve erreur. Cette révolution qu'on acclamait, et dans laquelle on avait mis tout espoir et toute confiance,—qu'a-t-elle fait? qu'a-t-elle réalisé? quel est son bilan?—Au dedans, tyrannie, état de siège, cours martiales, recul évident des questions féministes, gaspillage de tous les trésors, de toutes les réserves, de tous les budgets, de tous les emprunts. Au dehors, perte de la Bulgarie, perte de la Roumélie orientale, perte de la Bosnie, perte de l'Herzégovine, perte de la Tripolitaine, perte prochaine de la Crète, inimitié de l'Angleterre, inimitié de la France, alliance allemande—l'alliance du loup et du mouton![3]—révolte de l'Yémen, révolte de l'Albanie, révolte du Kourdistan, révolte de la Syrie... Tout cela, oui! Voilà ce que le peuple turc commence à mesurer de ses yeux tout d'un coup larges ouverts!
Et voici que sa colère s'éveille. Voici qu'il veut se venger—se venger, dût-il souffrir et mourir de sa vengeance!
Or, mes chers yeux clairvoyants, cette vengeance, sur qui va-t-elle tomber—sur qui, sinon sur nous, sur nous, oui?
Sur quels autres, en effet? Quand le comité,—le comité Union et Progrès ... quels noms? quelle ironie affreuse!... quand ce comité fatal et funeste arracha le pouvoir des vieilles mains d'Abd-ul-Hamid, il n'était encore que la jeune, la très jeune réunion d'hommes honnêtes et intelligents, courageux, dévoués au bien public, mais inexpérimentés, inexpérimentés jusqu'à l'invraisemblable et jusqu'à l'impossible! Ces gens naïfs crurent, eux aussi—comme le peuple—que c'en était fini, par leur seule victoire, de tous les malheurs turcs, et que, pour guider la Turquie vers le bonheur et vers la puissance, il suffisait à ses chefs d'être probes et d'être bons! Hélas! quelle erreur! Ni probité ni vertu ne prévaut contre l'universelle perversité de tous les gouvernements du monde. Et le comité, tout irréprochable qu'il ait été à l'origine, n'en a pas moins fait plus de mal à l'empire qu'ensemble Medjid, Aziz et Hamid. Car ceux-ci, à eux trois, ont, en trois quarts de siècle, coûté moins cher à la Turquie que les Jeunes-Turcs en trois années...
Donc, aux Jeunes-Turcs la faute! à tous, bons et mauvais—car il en reste encore de bons, même aujourd'hui, même après ces trois années où tant de brebis galeuses sont venues s'ajouter au premier troupeau!—si bien que l'honneur même ne sortira pas intact de la lugubre aventure. Hier encore, rentrant du Palais, mon mari, se jetant en larmes sur notre divan, me criait cette phrase épouvantable:
«Ils me tueront. Qu'importe! Mais ils diront après que c'est moi, moi, qui ai perdu la patrie... Et l'histoire le croira. Et c'est peut-être vrai...»
Alors, voilà. Vous savez, à présent. Il me renvoie, avec ma Léïlah, avec tout le harem. Il ne veut pas que nous restions auprès de lui. Il dit qu'il se défendra mieux, seul, qu'il luttera plus habilement contre l'ennemi du dehors et contre l'émeute du dedans. Toutes, nous venons de nous embarquer sur le paquebot français qui part pour Beyrouth. Toutes quatre, sa mère, sa tante, Léïlah et moi. De Beyrouth, nous irons à Damas. De Damas, plus loin. Je ne sais où, au juste. Une ville perdue, dans le désert des sables, hors de toute atteinte. Le pacha possède là-bas un vieux domaine. C'est dans ce domaine que nous attendrons ... que nous attendrons la fin...!
Quelle fin? O mes deux yeux aimés, permette Allah le miséricordieux que cette fin-là soit seulement la mort, la mort douce et prompte!...
Les Italiens n'ont pas commis qu'un vol. Ils ont commis aussi un assassinat. Ils ont tué notre nation,—tout à fait comme, jadis, les Russes tuèrent la Pologne. Ils l'ont tuée sciemment, de sang-froid, avec préméditation. La Turquie était comme une femme qui accouche. Elle accouchait de sa liberté, de sa civilisation, de son progrès. Elle accouchait, geignante et douloureuse, désarmée, au centre du cercle hostile de nations voisines et avides, la Grèce venimeuse, la Serbie inquiète, la Bulgarie féroce, et, plus loin, l'Autriche, l'Allemagne, la Russie. Par un accord tacite, par une pudeur, peut-être, nulle de ces nations-là n'avait encore osé se jeter à la gorge de la malade sacrée. Mais ce que n'avaient osé ni la Russie, ni l'Allemagne, ni l'Autriche, ni la Grèce, ni la Serbie, ni la Bulgarie[4], l'Italie l'a osé. Maudite à jamais soit-elle! Elle a déchaîné la meute. Tous les appétits, toutes les convoitises vont surgir. D'heure en heure, le danger augmente. L'instant suprême approche,—l'instant de la mort.—Maudite soit l'Italie, et maudite l'Europe! Maudits, les mauvais bergers, gardiens de peuples, qui, tous ensemble, ont détourné la tête, et laissé s'accomplir le crime! Il n'y a plus de foi, plus de traités, plus de serments. Puisse donc tout le sang versé retomber sur chaque main coupable, sur chaque tête complice, sur chaque cœur perfide! Et puissent mes larmes aussi retomber, lourdes, amères, empoisonnées!...
On va lever l'ancre. Je vous dis adieu, ô ma sœur tendre... Je dis adieu à tout ce que j'ai aimé, à ma patrie, à ma ville, aux chères mosquées, à vous... N'oubliez pas, n'oubliez jamais!...
N'oubliez jamais qu'ici vivait, vit encore un peuple qui est le plus brave, le plus loyal, le plus honnête et le plus doux de tous les peuples au monde. Et n'oubliez pas, n'oubliez jamais comment et par qui ce peuple va mourir...
Et n'oubliez pas non plus votre petite sœur triste, triste infiniment,
Séniha.
[1] 11 octobre 1911.
[2] L'agression italienne de 1911, dirigée contre la Turquie pour le rapt de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque.
[3] Il n'est pas discutable que, si la Turquie se jeta finalement dans les bras de l'Allemagne, la faute en fut à l'Angleterre et à la France, qui prirent contre la Turquie, toujours, le parti de tous ses ennemis.
[4] Il convient d'être juste. Ces lettres furent écrites en 1911. Depuis, l'événement prouva qu'en effet la Grèce, la Bulgarie et la Serbie n'avaient pas «osé» se jeter à la gorge de la Turquie malade: mais c'était pour attendre que la Turquie fût, en outre, blessée grièvement par le poignard italien. Alors, tout de suite, les nations balkaniques, dès 1912, «osèrent».
EN FAÇON D'ÉPILOGUE
Ces lettres, la princesse Séniha les avait écrites au cours de cette mauvaise année 1911, qui vit le commencement de la catastrophe ottomane. Depuis, on sait ce qui s'est passé:—Vaincue par l'Italie; vaincue par la quadruple alliance des Grecs, des Serbes, des Monténégrins et des Bulgares,—lesquels, d'ailleurs, n'eurent pas plutôt déchiré leur proie qu'ils s'entre-déchirèrent eux-mêmes sur cette proie sanglante, luttant à qui boirait le plus de sang chaud;—bafouée par toute l'Europe, oui, toute!... laquelle Europe s'empressa de donner le coup de pied de l'âne au vieux lion turc expirant; trahie même par la France qui, dans son ignorance enfantine de toutes les questions extérieures, de toute la géographie et de toute l'histoire,—de toute sa propre histoire même! applaudit alors stupidement à la défaite d'une bonne, d'une loyale nation qui avait été son alliée, sans jamais manquer au pacte d'alliance, de 1527 à 1914;—bref, écrasée, dépecée et saignée à blanc, la Turquie perdit coup sur coup toutes ses possessions d'Afrique et d'Europe, et beaucoup de ses provinces d'Asie, encore que toutes fussent turques de cœur et d'âme, turques légitimement, turques pour les trois quarts de leur population, les immigrants mêmes y compris! Ce n'était vraiment pas à tort que la princesse Séniha, quittant Constantinople pour l'Anatolie,—pour Angora peut-être,—abandonnait toute espérance et priait seulement Allah, le Miséricordieux, que désormais la fin, pour elle et pour sa race, fût simplement douce, s'il se pouvait, et, s'il ne se pouvait pas, prompte...
Depuis...
Au fait, depuis... qu'est-elle devenue, la pauvre princesse?...
Nous, ses correspondants d'autrefois, n'en savons rien...
En 1913, il semblait véritablement que la Turquie eût bu la lie de son calice. Pour elle, un pire malheur ne pouvait guère s'envisager:—Gardien des détroits,—gardien des Dardanelles et du Bosphore,—le Sultan n'était-il pas l'état-tampon par excellence? l'état-tampon fait exprès pour écarter l'une de l'autre ces deux rivales séculaires, la gigantesque Angleterre et la gigantesque Russie?—Londres, comme Pétersbourg, se fût alors opposé systématiquement à toute modification d'un statu quo qui, seul, s'était prouvé capable de maintenir en équilibre la balance européenne...
Hélas! 1914 vint... L'Allemagne avait su profiter des fautes, des ignorances et des lâchetés du reste de l'Europe. Constantinople, ulcérée par l'injustice occidentale, était mûre pour les projets allemands. Le Gouvernement Jeune-Turc, criminel une fois de plus, précipita la Turquie—sans même qu'elle s'en rendît compte—dans le conflit. Et ce fut le désastre final. Quand la paix revint, la perfidie anglaise avait déclenché la révolution russe; c'est-à-dire qu'il n'y avait plus de Russie; et la France ne sut pas mesurer à temps le nouveau péril dont tous ses intérêts orientaux étaient menacés. Bref, Pétersbourg n'étant plus là pour s'y opposer, et Paris n'y songeant pas[1], Londres jugea unique cette occasion de se substituer soi-même au Sultan. Le maréchal Franchet d'Espérey avait pris Constantinople: les généraux anglais se chargèrent de l'occuper,—à titre définitif.—Une fois de plus, Bertrand avait tiré les marrons du feu, et Raton les mangeait.
Quant à la princesse Séniha...
Jusqu'en 1918, il nous arriva d'avoir encore de ses nouvelles. Un des derniers rois qui règnent en Europe, et le dernier je crois, qui soit tout à fait un grand roi,—qui soit aussi tout à fait un galant homme, un gentilhomme et un grand cœur,—ce roi-là, prenant en pitié la douce infortune de notre princesse lointaine, chassée d'abord de sa maison, puis de sa ville, puis, peu à peu, chassée de son pays, daigna lui servir de vaguemestre ... lui fit passer des courriers d'Europe—malgré la guerre!—et fit aussi passer en Europe les quelques lettres qu'elle écrivait encore.
Mais quand la paix vint, tout fut fini, le blocus anglais, plus rigoureux que l'autre, exila définitivement du monde occidental, du monde parisien, la pauvre petite princesse Séniha, qui aimait tant Paris...
Définitivement?...
Au fait, qui sait? La Turquie était un corps si sain qu'il semble que ce corps, même amputé de sa tête, se résout difficilement à mourir. L'Angleterre a beau lancer contre Angora tous ses valets athéniens, le dernier mot n'est peut-être pas dit! Et peut-être reverrons-nous un jour, dans une Turquie obstinément libre, une princesse Séniha libre, elle aussi, d'écrire à qui bon lui semble, et de raconter véridiquement toutes ses souffrances, malgré la Grèce, malgré l'Arménie, malgré les soviets,—et malgré l'Angleterre.
[1] Paris, qui ne savait pas où est Mossoul, ne savait peut-être pas non plus où est Constantinople? Ou, peut-être encore, Londres avait-il mis, sur les yeux de Paris un bandeau d'or?
CONSCIENCE TURQUE
En ce temps-là, il était une Turquie...
C'était il y a longtemps,—avant que je n'eusse maison, femme et tout ce qui s'ensuit. J'étais donc parfaitement heureux, ou du moins, je crois me souvenir que je l'étais, ce qui revient au même...
Il y a longtemps!... J'habitais alors du 1er janvier à la Saint-Sylvestre à bord de mon vieux Saint-Albans... Vous vous rappelez?... Cette goélette qui avait gagné, en 1895, la coupe du prince de Naples. Je l'avais un peu transformée; j'en avais fait un bon bateau de croisière, confortable assez pour les longues flâneries. Et le fait est que, l'année dont je parle, le Saint-Albans me promena, six mois durant, d'un bout de la Méditerranée à l'autre: Nice, Gênes, Naples, la Corse, la Sicile, Malte, Cattaro, Corfou, Lépante, Corinthe, Athènes, Santorin, Rhodes, Chypre,—et Brousse, et Stamboul, et Trébizonde,—et le Caucase, et cette émeraude sertie d'aigues-marines qu'est la Crimée,—je ne sais fichtre pas où mon ancre n'est pas tombée, par quelque soir d'or rouge ou quelque matin d'émail bleu!...
Ma parole, ce fut vraiment le plus joli temps de ma vie. Et il durerait encore, si j'avais été alors assez riche pour suivre jusqu'au bout ma fantaisie. Mais, contrairement au proverbe, jeunesse ne peut jamais. L'entretien d'une goélette de vingt tonneaux n'est pas l'affaire d'un pauvre diable. J'avais huit hommes d'équipage qui mangeaient comme seize, et un patron qui exagérait les galons d'or de ses manches: des galons à douze francs le mètre! En outre,—et c'est là que j'en voulais venir,—dans chaque port où s'imposait un ravitaillement, les indigènes nous écorchaient vifs. Italiens, Maltais et Grecs guettent aujourd'hui les yachts comme leurs pirates d'ancêtres ont jadis guetté les galères chargées d'épices. L'abordage et l'incendie n'en sont plus; mais c'est tout juste!—simple concession à la gendarmerie internationale.—On ne massacre plus l'étranger; mais on continue de le piller jusqu'à fond de cale. A telle enseigne que notre ami Vanderbilt lui-même se ruinerait à acheter trop d'olives noires aux aubergistes de l'Archipel. J'ai souvenance, spécialement, d'un pope de Chalcis en Eubée, lequel, épicier à ses moments perdus, nous rançonna, nous, chrétiens, comme il n'aurait pas rançonné des fils du Prophète! Et je songeai ce jour-là, non sans terreur, que la prochaine escale devant être Chanak en Turquie, ma bourse de giaour achèverait assurément de s'y vider d'un seul coup. Qu'attendre, en effet, des mécréants, quand les purs orthodoxes nous traitaient de Turcs à Maures?
Cependant, le Saint-Albans cinglait vers les Dardanelles. Un beau matin, je vis à main gauche les falaises thraces, jaunes et blanches, et à main droite, les douze moulins à vent qui dominent le tumulus d'Achille et le tumulus de Patrocle. Le détroit s'ouvrait au milieu.
Le Saint-Albans y entra. En trois bordées, nous fûmes devant Chanak, qui est une petite ville peinturlurée, au bord de l'eau. Là étaient, en ce temps reculé, qui fut le bon temps, les postes ottomans gardiens des détroits.
Je mouillai le yacht et j'armai le canot pour aller à terre. La veille au soir, nous avions soupé d'une boîte de conserves, la dernière. L'achat d'un mouton n'était point un luxe.
Or, le canot allait accoster, et déjà je prenais mon élan pour sauter sur le quai, quand ne voilà-t-il pas qu'un grand diable de soldat turc, en sentinelle, jailli de sa guérite comme un diable de sa boîte, nous couche en joue sans crier gare, et m'ordonne ensuite du ton le moins cordial de faire demi-tour et de m'en retourner d'où je venais! J'avais oublié, assez stupidement, qu'il fallait un passeport pour débarquer sur terre ottomane[1].
Le cas était épineux. Demander au consulat d'intervenir? Oui, évidemment. Mais je ne m'illusionnais pas sur le procédé: ce serait lent. La diplomatie française est formaliste. Et je ne tenais pas à mourir de faim en l'honneur du protocole.
—Que diable!—pensai-je,—nous sommes en Turquie, et la Turquie est la patrie du backchich!
(Je le croyais sur la foi des on-dit.)
Je tirai de ma bourse une superbe pièce d'or,—c'était encore aussi l'époque fabuleuse des monnaies qui trébuchaient!—une livre turque de vingt-trois francs, à l'effigie de Sa Majesté Impériale Elle-même. Et, ayant montré de loin la dite pièce au dit soldat, je la jetai à ses pieds, m'attendant à voir le désagréable fusil se relever aussitôt.
J'étais loin de compte. Le fusil ne se releva pas du tout. Et ma livre turque, dédaigneusement renvoyée d'un coup de botte, vint retomber au milieu du canot. L'Osmanli n'avait même pas voulu souiller, en la touchant, ses mains incorruptibles. J'en demeurai bleu! Depuis mon départ de France, c'était la première fois qu'un indigène méditerranéen refusait mon argent.
La situation n'en était pas plus drôle pour cela. Il n'y avait rien d'autre à faire que de retourner à bord du yacht. C'est ce que je fis, mélancoliquement.
La journée se passa, lente. J'échangeai tous les télégrammes imaginables avec le consul. Ce nonobstant, la nuit tomba, sans qu'une solution fût intervenue. Et nous commencions d'avoir faim.
A minuit, je pris un parti:
—Armez le canot!—commandai-je.—Allons, garçons, du leste! et surtout, pas de bruit!
Un canot qui se faufile la nuit, le long d'un quai, cela ne se remarque guère. Et puis, quoi! ils étaient peut-être couchés, les soldats turcs!
De fait, ils l'étaient. La fâcheuse guérite ne recélait plus personne. Et notre débarquement à la cloche de bois s'effectua sans encombre.
Je laissai le canot accosté, sous la garde d'un seul homme. Et je me hâtai, avec le reste de mon monde, de m'écarter prudemment du quai, et même de la ville. Chanak me semblait plein d'embûches. Pour l'achat du mouton, objet de mes rêves, le moindre village suffisait évidemment, et ne laissait pas d'être préférable.
A une lieue dans l'intérieur, nous trouvâmes une sorte de hameau pourvu d'une place et d'un marché. L'aube naissait comme nous y arrivions. Déjà les bergers parquaient leur bétail entre les piquets reliés par des cordes; et les maraîchers étendaient à même le sol leurs choux, leurs carottes, leurs artichauts et leurs asperges, cependant que s'amoncelaient de réjouissants sacs de pommes de terre, et que tous les fruits d'Anatolie, apportés à dos de bourricots, descendaient des bâts et des hottes, et s'alignaient sur des nattes d'osier.
Tout de suite, j'entamai les négociations. Et tout de suite ma stupéfaction fut immense. Le mouton, les légumes, les pastèques, le raisin, tout était d'un bon marché inouï, fantastique, invraisemblable. Quelque paradoxal que cela fût, les marchands turcs ne volaient point. J'avais affaire à d'honnêtes gens, exception unique de Gibraltar à Constantinople!
Abasourdi, j'achetai sans liarder, et je payai rubis sur l'ongle. Les bonnes gens n'en profitèrent point. Et il ne me parut pas que ma dernière emplette fût moins avantageuse que la première.
Bénissant du fond de l'âme les Turcs et la Turquie, je chargeai finalement ma petite cargaison sur deux ânes loués à l'ânier du village. Et je repris vivement le chemin de Chanak. Le jour s'était levé et je n'envisageais pas sans crainte l'opération du rembarquement sous les yeux de la sentinelle, probablement réveillée à l'heure qu'il était.
Je poussais donc de mon mieux mes deux ânes, quand, tout à coup, un cavalier, lancé du village à notre poursuite, nous rejoignit et nous intima l'ordre très net de rebrousser chemin.
—Aïe!—pensai-je.—Ça marchait trop bien. Voici l'ère des difficultés qui s'ouvre.
Sur la place du village, au beau milieu du marché en rumeur, cinq ou six longues barbes nous attendaient. C'étaient le cadi et les notables. Je jugeai politique de saluer cérémonieusement. On me rendit mes révérences avec la plus grave courtoisie.
Mais je n'étais pas dupe de ces salamalecs. Derrière le cadi, je voyais, rangés sur une ligne et l'air penaud, tous les marchands à qui j'avais eu affaire. Sans nul doute, ces pauvres gens, coupables d'avoir vendu leurs comestibles à des chiens d'infidèles, allaient expier ce forfait séance tenante. Et j'étais cité comme complice...
J'avais bien deviné. Le cadi, impératif, fit décharger d'abord mes deux bourriques, et procéda à un véritable inventaire. Tout fut examiné, retourné, pesé. On compta jusqu'aux pommes de terre.
Comme vous pensez, je n'avais garde de protester le moins du monde: je ne tenais point à aggraver mon cas.
Les marchands s'avancèrent ensuite l'un après l'autre. Il y eut interrogatoires et plaidoiries, auxquels bien entendu je ne comprenais rien. Le cadi, implacable, désignait d'un doigt vengeur chaque tomate et chaque concombre. Les coupables, très contrits, avouaient leur crime, humblement.
Enfin, un sac fut apporté. Chaque marchand sortit son escarcelle, et paya en la main du cadi une amende de quelques piastres. Le cadi vérifiait, au fur et à mesure, avant de verser l'argent dans le sac béant. Quand tout le monde fut quitte, on ferma le sac et on le lia d'une cordelette.
Et c'est ici que l'histoire devient miraculeuse! Écoutez bien:—Sur un signe du cadi, on rechargea ma cargaison sur mes deux ânes. On me restitua le tout. Et le cadi ... écoutez, écoutez! le cadi, me congédiant d'un geste affable, me remit, à moi, le petit sac plein de piastres...
J'écarquillai des yeux énormes. L'iman de la mosquée, vieillard très vieux, vaguement polyglotte, appela tout ce qu'il avait su de français, pour m'expliquer:
—C'est parce que les marchands avaient gagné sur toi,—prononça-t-il.—Oui, ils avaient gagné le dix pour cent. Et il ne faut pas gagner sur l'étranger ... parce qu'il est écrit dans le Livre[2]:
Tu traiteras l'étranger comme ton hôte...
Lors, je m'en retournai vers le Saint-Albans, méditant ce qui est écrit aussi, ailleurs ... dans notre Molière, je crois:
Vraiment oui, de la conscience à un Turc...
[1] En ce temps-là, pour être tout à fait exact, il ne fallait guère de passeport que pour débarquer en Turquie, en Russie et en Perse. Mais, depuis, le progrès a marché; et actuellement, aucune frontière n'est exonérée de cette coûteuse formalité.
[2] Le Livre, le Coran.
HISTOIRE DE CHAT
A mon maître Pierre Louÿs.
Le commencement de l'histoire, ce fut aux marches de marbre du débarcadère d'artillerie, à Top-Hané.
En ce temps-là, Constantinople était encore turque, tout à fait. C'est-à-dire qu'on y était presque en France; comme on y est presque en Angleterre, aujourd'hui.
Le canot de notre croiseur était à quai. Nous étions trois officiers près de rentrer à bord. Comme nous allions embarquer, un chat gris surgit je ne sais d'où et vint tout au bord de l'eau flairer nos avirons.
—Tiens!—dit quelqu'un,—un chat turc!
Il était turc indubitablement, puisqu'il n'avait pas peur de nous. Les chats de Constantinople, en effet, se divisent en deux catégories bien tranchées: les chats turcs, qui habitent les quartiers musulmans où tout chacun fut toujours bon pour les bêtes; et les chats grecs ou arméniens, qui habitent les quartiers rayas, où les chrétiens d'Orient, grégoriens ou orthodoxes, sont assez bassement cruels pour tout ce qui est faible. Les chats de ces quartiers-ci se sauvent tant qu'ils peuvent dès qu'ils aperçoivent figure humaine.
Le chat gris de Top-Hané était un chat turc; en sorte qu'après une hésitation très courte il prit son parti et, d'un bond, fut au milieu du canot français.
Un canotier, gentiment, le happa par la peau du cou:
—Faut-il le remettre à terre, capitaine?
Il s'adressait à moi: j'étais le plus ancien officier. Je haussai les épaules:
—Gardons-le, ce chat ... s'il veut absolument mettre son sac à bord!...
Le sourire des hommes approuva. Sur les vaisseaux de la République, on est exactement comme dans les villes de Turquie: bon pour les bêtes.
Une demi-heure plus tard, le chat gris, juché sur mon épaule, passa la coupée du croiseur. Et, l'instant d'après, je le déposai sur les coussins du carré[1]. Un carré, c'était du nouveau, pour un chat. La petite tête grise, curieuse, mais confiante, tendit vers les quatre points cardinaux un museau triangulaire et deux yeux ronds. Nous n'étions pas des gens somptueux, il s'en fallait: on mangeait sans nappe à notre table. Sur cette table de simple teck, perforés en quinconces pour les chevilles à roulis, le chat turc estima qu'il pouvait bien sauter; et nous estimâmes qu'il n'avait pas eu tort. C'était l'heure du dîner. On mit un poisson dans une assiette et l'on poussa l'assiette sous le nez du chat, qui ne fit point de cérémonies.
C'était d'ailleurs un chat très maigre. Dans les quartiers turcs de Constantinople, il n'y a jamais beaucoup à manger pour les animaux parce qu'il y a toujours très peu à manger pour les hommes.
Et ce qui devait arriver arriva: le chat mangeant trop vite s'étrangla; s'étrangla tout de bon, une longue arête lui ayant percé la gorge.
Il suffoqua tout de suite et râla, les quatre pattes écartelées, le nez en l'air, la gueule désespérément ouverte.
Immédiatement, chacun repoussa sa chaise, et l'on fit cercle autour du chat. Les yeux dilatés de la bestiole nous dévisageaient tous, les uns après les autres, comme pour un suprême recours en grâce.
Et, d'instinct, je me tournai, moi, vers le médecin du bord:
—Docteur, on ne peut rien faire pour cette bête?
—Peut-être bien!... pourquoi pas?...
Notre docteur était un vieil homme qui s'était jadis conduit en héros dans je ne sais plus quelle épidémie coloniale terrible comme une grande guerre. Il y avait gagné un galon, une rosette, et une infinie douceur dont il ne faisait pas bénéficier les seuls hommes: les bêtes en obtenaient leur part.
Cependant, nous avions débarrassé un coin de la table, et nous nous étions comptés quatre pour y renverser le chat. Il gisait maintenant sur le dos, les quatre pattes empoignées par quatre mains, les deux mâchoires large écartées et solidement tenues. Et le docteur, penché sur lui, s'efforçait d'inspecter la gorge d'où suintait un peu de sang. Au bout d'un temps, le docteur se releva:
—L'arête,—dit-il,—est entièrement sous la muqueuse, impossible de la saisir ainsi. Il faut un coup de bistouri!
Quelqu'un plaignit le chat:
—Pauvre bête!
—Oh! il s'en tirera,—fit le médecin.—Un coup de bistouri, ce n'est rien à donner. Je vais faire le nécessaire... Mais tenez bien le chat!... qu'il ne bouge pas!...
Ce fut l'affaire de six secondes. Je tenais l'une des pattes. Je sentis dans toute ma paume et le long de tous mes doigts le profond tressaillement de la bête entamée par l'acier. Le chat râlait, il ne pouvait miauler.
L'instant d'après, c'était fini. L'arête était extraite.
—Attention!—fit l'opérateur:—lâchez tous ensemble, au commandement ... sinon, gare les griffes!... et sautez en arrière!—Attention!... un, deux, trois... hop!
Toutes les mains s'étaient ouvertes et nous avions tous reculé. Très inutilement d'ailleurs: le chat, roulant doucement sur lui-même, s'était remis sur ses quatre pattes sans violence, et ne montrait aucune colère.
Quelqu'un dit:
—On dirait qu'il ne nous en veut pas?... Il a l'air de comprendre...
Il comprenait sans doute. Il comprenait même si bien, et il nous en voulait si peu, qu'au bout d'un quart de minute il s'en fut gravement vers le médecin tout éberlué, et, levant vers lui le beau regard de ses yeux verts, lui lécha les deux mains l'une après l'autre...
C'était un chat turc...
[1] Faut-il expliquer aux lecteurs français, mal au fait des choses de la mer, que la coupée d'un navire est exactement la porte par laquelle on y peut entrer, et que la grand'chambre des officiers s'appelle un carré?
HISTOIRE DE CHIENS
Pour la Souléïmanieh djami.
Pour commencer, il faut qu'on le sache: j'aime les chats et je n'aime pas les chiens. Goût, certes, bizarre et déraisonnable: l'homme, animal égoïste au plus haut point, prise d'abord chez les animaux, ses voisins, la servilité, l'obséquiosité et la platitude, toutes vertus «chiennes» par essence. J'apprécie, moi, l'indépendance, l'orgueil et la dignité, trois vices que les chats possèdent et cultivent. Rien ne m'est plus odieux que de subir, à propos de rien, la tendresse exubérante du premier chien inconnu, et son entêtement à lécher la poussière de mes bottes. Rien ne me plaît autant que d'obtenir, à grand effort de politesse délicate et d'attentions choisies, la sympathie rarement exprimée de mon propre chat, lequel, d'ailleurs, a toujours refusé de se considérer comme mon esclave et consent seulement à être mon ami.—Vous me trouvez ridicule?—Soit! Mais dites-vous bien que si je ne vous rends pas, moi, la pareille, c'est par pure et simple courtoisie! Je me tais, mais je n'en pense pas moins...
Donc, j'aime les chats et je n'aime pas les chiens. A cette règle, j'apporte toutefois une exception: il est une race de chiens que j'ai aimée et que j'aime. Ne cherchez pas laquelle. Il ne s'agit ni de colleys, ni de loulous, ni de fox. Je professe à l'endroit de toutes ces bêtes de luxe la même horreur dégoûtée. Et je n'ai guère moins de mépris pour les bêtes de garde ou pour les bêtes de chasse. La seule race canine qui trouve grâce à mes yeux n'est pas une race domestique: c'est la race très primitive des chiens errants de Turquie, chiens véritablement libres, sans maître ni chenil, sans laisse ni collier, chiens dédaigneux et faméliques, chiens fiers, chiens, pour tout dire, très peu «chiens», et presque dignes d'être «chats».
A ces bêtes demi-sauvages, la vie indépendante a conservé des vertus qui ne se trouvent plus dans la niche de Mirza, ni d'Azor: les chiens turcs,—chiens de Scutari, chiens de Brousse, chiens de Konia, et jadis chiens de Constantinople[1],—les chiens musulmans, chiens libres, sont graves, raisonnables, pensifs et philosophes. Ils endurent en silence la pluie et la neige, mais, par contre, n'endurent d'aucune façon les injures des méchants hommes, et ne savent pas lécher la main qui les frappe. Ce qui ne les empêche pas d'être de très bons chiens, pacifiques et courtois, mordant seulement quand il est indispensable de mordre. J'imagine que la société de leurs compatriotes, les hommes turcs, leur a servi d'éducation: car les hommes turcs sont eux-mêmes des hommes excellents, très courtois et très pacifiques, et qui jamais n'ont abusé de leur force pour battre enfants, femmes ni animaux. Peu importe, d'ailleurs: éduqués on non, les chiens errants de Turquie sont d'irréprochables chiens. Et le gouvernement jeune-turc, qui, sous prétexte de civilisation, prétexte aussi vaniteux que barbare, en massacra naguère soixante ou quatre-vingt mille à Stamboul, à Galata, à Péra, et dans tous les villages du Bosphore, se montra dans cette occurrence infiniment plus cruel et sanguinaire que jamais n'avait été le vieil Abd-ul-Hamid, Sultan prétendu Rouge. Par la suite, ce même gouvernement massacra pareillement la Turquie elle-même. Il ne fallait pas être grand prophète pour prévoir ceci, ayant vu cela...
Mais c'est de chiens qu'il s'agit ici et non d'hommes,—insh'Allah!...
Or, les chiens errants de Turquie ne vivent pas du tout, comme vous pourriez le croire, en chiens anarchistes, sans traditions, coutumes, code et lois. Leur République est, au contraire, un État merveilleusement policé. Et il me fut donné jadis d'en admirer la civilisation pittoresque, à Constantinople même, au temps où Constantinople possédait encore sa population de chiens libres. Constantinople, capitale à peine moins vaste que Paris, se divise en une centaine de quartiers. Pareillement, les chiens de Constantinople se répartissaient en une centaine de hordes, dont chacune, domiciliée dans un quartier qui lui était propre, n'en sortait jamais, et veillait avec rigueur à ce qu'aucun chien d'autre quartier n'y risquât ses pattes. Moyennant quoi, la République vivait en paix. Chaque mère de famille élevait sans bataille sa progéniture, et obtenait de plein droit la meilleure place aux tas d'ordures d'où la communauté tirait le plus clair de son humble subsistance. Oh! ce n'étaient point là festins, ni banquets. Mais le chien turc est sobre. Et il sait attendre patiemment l'aubaine rarissime du passant débonnaire, en humeur d'acheter, pour les pauvres chiens, deux métallicks[2] de pain noir, régal miraculeux dont toute une famille se pourlèche plusieurs jours durant.
Il m'est arrivé, à moi, qui écris cette histoire, d'être ce débonnaire passant.
Je me souviens d'un jour très ensoleillé... C'était il y a bien des années, un jour de juillet ... oui: le 20 juillet 1904. L'histoire est vraie, vous voyez ... je n'invente pas... Ce jour-là, j'étais, aux approches de midi, sur le point d'entrer dans le harem de la Souléïmanieh djami... La Souléïmanieh djami, c'est la plus splendide des splendides mosquées de Stamboul, et l'on nomme harem la grande cour carrée et cloîtrée qui précède les sanctuaires musulmans.
J'allais donc entrer là. Non pas seul: une amie m'accompagnait, une amie qui, ce 20 juillet-là, m'accompagnait pour la première fois, et qui, depuis, n'a jamais cessé, même après qu'Allah eut séparé nos destinées, de marcher à côté de moi sur tous les plus durs chemins de ma vie...
Nous étions, elle et moi, fatigués. Devant la porte de la mosquée, trois grandes colonnes de porphyre gisaient, renversées par les siècles; trois colonnes qui, sans doute, soutinrent quelque portique du temple byzantin debout, il y a six cents ans, en ce même lieu... Et, sur le fût d'une de ces trois colonnes, mon amie et moi nous assîmes.
Alors, tout à coup, une chienne turque sortit d'un trou creusé sous la colonne; une très jeune chienne dont les mamelles longues et plates attestaient un allaitement tout juste achevé: une pauvre chienne, dont les côtes saillaient pointues sous la peau. Évidemment, il n'y avait guère à manger dans le quartier, surtout pour une maman dont les bébés, sevrés de la veille, commençaient probablement d'avoir faim sans rime ni raison.
Mon amie appela la chienne, et la chienne, ayant d'abord réfléchi prudemment, vint. Un marchand de pain noir passait fort à propos sur la grande place déserte. Je le hélai et mon amie acheta beaucoup, beaucoup de pain noir. La chienne, éblouie, vit sous ses pattes une semaine pour le moins de liesse et de bombance...
Pénétrée de gratitude, cette chienne-là,—une maman chienne,—voulut prouver sur-le-champ sa joie et sa confiance. Et, pour ce faire, elle fit comme auraient fait toutes les autres mamans de l'univers: plongeant avec précipitation dans son trou, sous la colonne, elle en émergea l'instant d'après, portant à bout de gueule deux chiots, qui étaient les siens, et qu'elle nous présenta dans toutes les règles les plus protocolaires. C'étaient de jolis chiots: aussi potelés, aussi grassouillets que leur mère était elle-même étique, ce dont elle semblait tirer un bien légitime orgueil. Sous nos yeux, pour que nous ne nous méprenions pas sur le sens de cette maigreur et de cet embonpoint significatifs, notre nouvelle amie partagea à coups de dents, entre ses deux marmots, le repas du jour, puis s'en fut remiser en lieu sûr le surplus des provisions. Après quoi, revenant, elle dîna des restes de ses petits, et les chiots laissaient peu de restes. Puis, enfin, la famille entière réintégra sa façon de terrier.
—Quand je ne serai plus ici,—me dit alors mon amie... (elle allait s'en retourner vers son pays très, très lointain, et plus froid que neige et que givre...)—quand je ne serai plus ici, vous reviendrez sur cette place, et vous achèterez encore du pain pour ces mioches et pour leur maman ... n'est-ce pas?... Promettez?...
Je promis. Et je tins. Je revins...
Je revins au bout d'une quinzaine. Sur le même fût de colonne je me rassis. Et la place autour de moi brilla de sa même magnificence. Il faisait le même soleil, éblouissant. Et pourtant, parce que, cette fois, j'étais seul là où nous avions été deux, il me parut que toute la splendeur du lieu était ternie.
Le trou sous la colonne ouvrait son boyau sombre. La mère chienne n'était pas là. Mais je devinais qu'elle ne pouvait être bien loin, le code canin lui interdisant toute excursion hors du quartier. J'attendis donc. Et, en attendant, l'idée me vint d'enfoncer un bras dans la tanière. Les chiots y devaient être. Ma main rencontra, en effet, le petit tas de chair tiède. Alors, pour les voir à mon aise, je pris les deux bestioles l'une après l'autre et les mis au soleil. Ils pleurèrent incontinent, pas très fort.
Pas très, mais assez! Dans le temps de trois gémissements, le quartier entier, flairant un crime possible, accourut à la rescousse. Je fus le centre d'un cercle de cinq cents chiens, tous hurlant à plein gosier. Aucun, d'ailleurs, ne montrait les dents: les petits chiots, intacts à mes pieds, prouvaient mon innocence. Mais je crois bien que, coupable, mes mollets, pour le moins, eussent couru quelques risques.
Et, alors, un véritable coup de théâtre se produisit:
La mère chienne, avertie, arrivait déjà, galopant au secours de sa progéniture. Elle se précipitait, toute langue dehors, craignant sans doute le pire. Mais tout à coup, elle me vit et me reconnut.
Alors, ce fut le plus étrange, le plus prodigieux spectacle! En un clin d'œil, il n'y eut plus un seul chien sur la place. Tous, informés par un aboi éperdu, avaient fait demi-tour. Et la chienne, à plat ventre dans le sable, et la langue sur mes souliers, me suppliait, visiblement, d'accepter mille excuses, et les plus humbles, pour l'inconvenante réception qui venait de m'être faite, de m'être faite à moi! un ami, un bienfaiteur! à moi, que ces bébés stupides n'avaient même pas su reconnaître!... outrage inconcevable, qu'on me conjurait de daigner oublier!...
Quand j'eus caressé la pauvre tête aplatie, et hélé le marchand de pain noir, pour sceller d'un festin notre réconciliation, la mère, relevée d'un bond et joyeuse, fit d'abord mille pirouettes. Mais ensuite, ramenée au souci de son devoir maternel, elle me stupéfia par la plus extraordinaire preuve d'intelligence et de civilisation qui jamais m'ait-été donnée par aucune bête au monde:
Attrapant d'une gueule vigoureuse ses deux chiots l'un après l'autre, elle vint les secouer, sévèrement, sous mes yeux: sans nul doute, en manière de correction indispensable et légitime. Il seyait évidemment de ne pas molester les hommes charitables qui achètent pour les chiens affamés le précieux pain noir. Et il seyait d'enfoncer dans la caboche des bébés chiens cette vérité utilitaire, fût-ce à bons coups de dents dans les oreilles...
P.-S.—Il est superflu de rappeler ici l'abominable, le hideux massacre qui supprima les chiens errants de Stamboul, en 1910. Mais il n'est que juste d'innocenter les Turcs, les vrais Turcs musulmans, de ce crime imbécile. C'était alors le règne despotique du comité Union et Progrès, dont l'incapacité conduisit si promptement l'Empire ottoman vers sa ruine. Et la municipalité constantinopolitaine, qui décréta la suppression de ces cent mille chiens inoffensifs, comptait dans ses membres toutes sortes d'éléments, parmi lesquels l'élément turc ne dominait pas.
Il y a d'ailleurs Turc et Turc. Le Turc mi-occidental, le Jeune-Turc, encanaillé par trop de contacts avec les Levantins, qui furent de tout temps les mauvais génies de la Turquie, ne m'a jamais rien dit qui vaille. Mais ce Turc-là n'est qu'une exception, Et l'autre Turc, le vrai, celui qui peuple vraiment la Turquie, le vieux Turc insouciant de politique, le Turc simple et doux qui ne sait que bêcher son champ, paître son troupeau, et travailler de ses mains à quelque honnête métier villageois, ce Turc-là, que j'ai connu, que j'ai fréquenté chez lui, dans ses hameaux d'Europe et d'Asie, ah! croyez-m'en! nulle part au monde n'existe homme plus digne d'être respecté, honoré, aimé, nul homme dont l'humanité puisse, à meilleur droit, s'enorgueillir!