L'hérésiarque et Cie
The Project Gutenberg eBook of L'hérésiarque et Cie
Title: L'hérésiarque et Cie
Author: Guillaume Apollinaire
Release date: August 19, 2007 [eBook #22356]
Most recently updated: January 2, 2021
Language: French
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GUILLAUME APOLLINAIRE
L'Hérésiarque & Cie
—TROISIÈME ÉDITION—
PARIS
P.-V. STOCK, ÉDITEUR155, RUE SAINT-HONORÉ, 155
1910
Tous droits réservés.
L'auteur et l'éditeur déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.
Cet ouvrage a été déposé au Ministère de l'Intérieur (section de la librairie) en octobre 1910.
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Chez Henri Kahnweiler, éditeur, 28, rue Vignon:
L'Enchanteur Pourrissant, avec bois d'André Derain; Édition de Bibliophiles, 106 exemplaires.
| L'exemplaire sur papier vergé | 60 | francs |
| L'exemplaire sur papier Japon | 120 | — |
SOUS PRESSE
Chez Deplanche, Éditeur d'Art, 18, rue de la Chaussée-d'Antin:
Le Bestiaire ou Cortège d'Orphée, poèmes, avec bois de Raoul Dufy, Édition de Bibliophiles, 120 exemplaires.
| L'exemplaire sur papier Hollande | 100 | francs |
| L'exemplaire sur papier Japon | 125 | — |
E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY
De cet ouvrage il a été tiré à part
VINGT ET UN EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
numérotés et paraphés par l'éditeur.
À
THADÉE NATANSON
CES
PHILTRES DE PHANTASE
LE PASSANT DE PRAGUE
En mars 1902, je fus à Prague.
J'arrivais de Dresde.
Dès Bodenbach, où sont les douanes autrichiennes, les allures des employés de chemin de fer m'avaient montré que la raideur allemande n'existe pas dans l'empire des Habsbourg.
Lorsqu'à la gare je m'enquis de la consigne, afin d'y déposer ma valise, l'employé me la prit; puis, tirant de sa poche un billet depuis longtemps utilisé et graisseux, il le déchira en deux et m'en donna une moitié en m'invitant à la garder soigneusement. Il m'assura que, de son côté, il ferait de même pour l'autre moitié, et que, les deux fragments de billet coïncidant, je prouverais ainsi être le propriétaire du bagage quand il me plairait de rentrer en sa possession. Il me salua en retirant son disgracieux képi autrichien.
À la sortie de la gare François-Joseph, après avoir congédié les faquins, d'obséquiosité tout italienne, qui s'offraient en un allemand incompréhensible, je m'engageai dans de vieilles rues, afin de trouver un logis en rapport avec ma bourse de voyageur peu riche. Selon une habitude assez inconvenante, mais très commode quand on ne connaît rien d'une ville, je me renseignai auprès de plusieurs passants.
Pour mon étonnement, les cinq premiers ne comprenaient pas un mot d'allemand, mais seulement le tchèque. Le sixième, auquel je m'adressai, m'écouta, sourit, et me répondit en français:
—Parlez français, monsieur, nous détestons les Allemands bien plus que ne font les Français. Nous les haïssons, ces gens qui veulent nous imposer leur langue, profitent de nos industries et de notre sol dont la fécondité produit tout, le vin, le charbon, les pierres fines et les métaux précieux, tout, sauf le sel. À Prague, on ne parle que le tchèque. Mais lorsque vous parlerez français, ceux qui sauront vous répondre le feront toujours avec joie.
Il m'indiqua un hôtel situé dans une rue dont le nom est orthographié de telle sorte qu'on le prononce Porjitz, et prit congé en m'assurant de sa sympathie pour la France.
Peu de jours auparavant, Paris avait fêté le centenaire de Victor Hugo.
Je pus me rendre compte que les sympathies bohémiennes, manifestées à cette occasion, n'étaient pas vaines. Sur les murs, de belles affiches annonçaient les traductions en tchèque des romans de Victor Hugo. Les devantures des librairies semblaient de véritables musées bibliographiques du poète. Sur les vitrines étaient collés des extraits de journaux parisiens relatant la visite du maire de Prague et des Sokols. Je me demande encore quel était le rôle de la gymnastique en cette affaire.
Le rez-de-chaussée de l'hôtel qui m'avait été indiqué, était occupé par un café chantant. Au premier étage, je trouvai une vieille qui, après que j'eus débattu le prix, me mena dans une chambre étroite où étaient deux lits. Je spécifiai que j'entendais habiter seul. La femme sourit, et me dit que je ferais comme bon me semblerait; qu'en tout cas je trouverais facilement une compagne au café-chantant du rez-de-chaussée.
Je sortis, dans l'intention de me promener tant qu'il ferait jour et de dîner ensuite dans une auberge bohémienne. Selon ma coutume, je me renseignai auprès d'un passant. Il se trouva que celui-ci reconnut aussi mon accent et me répondit en français:
—Je suis étranger comme vous, mais je connais assez Prague et ses beautés pour vous inviter à m'accompagner à travers la ville.
Je regardai l'homme. Il me parut sexagénaire, mais encore vert. Son vêtement apparent se composait d'un long manteau marron au col de loutre, d'un pantalon de drap noir assez étroit pour mouler un mollet qu'on devinait très musclé. Il était coiffé d'un large chapeau de feutre noir, comme en portent souvent les professeurs allemands. Son front était entouré d'une bandelette de soie noire. Ses chaussures de cuir mou, sans talons, étouffaient le bruit de ses pas égaux et lents comme ceux de quelqu'un qui, ayant un long chemin à parcourir, ne veut pas être fatigué en arrivant au but. Nous allions sans parler. Je détaillai le profil de mon compagnon. Le visage disparaissait presque dans la masse de la barbe, des moustaches, et des cheveux démesurément longs mais soigneusement peignés, d'une blancheur d'hermine. On voyait pourtant les lèvres épaisses et violettes. Le nez proéminant, poilu et courbe. Près d'un urinoir, l'inconnu s'arrêta et me dit:
—Pardon, monsieur.
Je le suivis. Je vis que son pantalon était à pont. Dès que nous fûmes sortis:
—Regardez ces anciennes maisons, dit-il; elles conservent les signes qui les distinguaient avant qu'on ne les eût numérotées. Voici la maison à la Vierge, celle-là est à l'Aigle, et voilà la maison au Chevalier.
Au-dessus du portail de cette dernière une date était gravée.
Le vieillard la lut à haute voix:
—1721. Où étais-je donc?... Le 21 juin 1721 j'arrivai aux portes de Munich.
Je l'écoutais, effrayé, et pensant avoir affaire à un fou. Il me regarda et sourit, découvrant des gencives édentées. Il continua:
J'arrivai aux portes de Munich. Mais il paraît que ma figure ne plut pas aux soldats du poste, car ils m'interrogèrent de façon fort indiscrète. Mes réponses ne les satisfaisant pas, ils me garrottèrent et me menèrent devant les inquisiteurs. Bien que ma conscience fût nette, je n'étais pas fort rassuré. En chemin, la vue du saint Onuphre, peint sur la maison qui porte actuellement le numéro 17 de la Marienplatz, m'assura que je vivrais au moins jusqu'au lendemain. Car cette image a la propriété d'accorder un jour de vie à qui la regarde. Il est vrai que, pour moi, cette vue n'avait que peu d'utilité; je possède l'ironique certitude de survivre. Les juges me remirent en liberté, et, durant huit jours, je me promenai dans Munich.
—Vous étiez bien jeune alors, articulai-je pour dire quelque chose; bien jeune!
Il répondit sur un ton d'indifférence:
—Plus jeune de près de deux siècles. Mais, sauf le costume, j'avais le même aspect qu'aujourd'hui. Ce n'était d'ailleurs pas ma première visite à Munich. J'y étais venu en 1334, et je me souviens toujours de deux cortèges que j'y rencontrai. Le premier était composé d'archers promenant une ribaude, qui faisait vaillamment tête aux huées populaires et portait royalement sa couronne de paille, diadème infamant au sommet duquel tintinnabulait une clochette; deux longues tresses de paille descendaient jusqu'aux jarrets de la belle fille. Ses mains enchaînées étaient croisées sur son ventre qui avançait vénérieusement, selon la mode d'une époque où la beauté des femmes consistait à paraître enceintes. C'est d'ailleurs leur seule beauté. Le second cortège était celui d'un juif qu'on menait pendre. Avec la foule hurlante et saoule de bière, je marchai jusqu'aux potences. Le juif avait la tête prise dans un masque de fer peint en rouge. Ce masque dissimulait une figure diabolique, dont les oreilles avaient, à vrai dire, la forme des cornets qui sont les oreilles d'âne dont on coiffe les méchants enfants. Le nez s'allongeait en pointe, et, pesant, forçait le malheureux à marcher courbé. Une langue immense, plate, étroite et roulée complétait ce jouet incommode. Nulle femme n'avait pitié du juif. Aucune n'eut l'idée d'essuyer sa face suante sous le masque,—comme cette inconnue qui essuya le visage de Jésus avec le linge appelé Sainte-Véronique. Ayant remarqué qu'un valet du cortège menait deux gros chiens en laisse, la plèbe exigea qu'on les pendît aux côtés du juif. Je trouvai que c'était un double sacrilège, au point de vue de la religion de ces gens-là, qui firent du juif une sorte de Christ navrant, et au point de vue de l'humanité, car je déteste les animaux, monsieur, et ne supporte pas qu'on les traite en hommes!
—Vous êtes israélite, n'est-ce pas? dis-je simplement.
Il répondit:
—Je suis le Juif Errant. Vous l'aviez sans doute déjà deviné. Je suis l'Éternel Juif—c'est ainsi que m'appellent les Allemands. Je suis Isaac Laquedem.
Je lui donnai ma carte en lui disant:
—Vous étiez à Paris, l'an dernier, en avril, n'est-ce pas? Et vous avez écrit à la craie votre nom sur un mur de la rue de Bretagne. Je me souviens de l'avoir lu, un jour que, sur l'impériale d'un omnibus, je me rendais à la Bastille.
Il dit que c'était vrai, et je continuai:
—On vous attribue souvent le nom d'Ahasvérus?
—Mon Dieu, ces noms m'appartiennent et bien d'autres encore! La complainte que l'on chanta après ma visite à Bruxelles me nomme Isaac Laquedem, d'après Philippe Mouskes, qui, en 1243, mit en rimes flamandes mon histoire. Le chroniqueur anglais Mathieu de Paris, qui la tenait du patriarche arménien, l'avait déjà racontée. Depuis, les poètes et les chroniqueurs ont souvent rapporté mes passages, sous le nom d'Ahasver, Ahasvérus ou Ahasvère, dans telles ou telles villes. Les Italiens me nomment Buttadio—en latin Buttadeus;—les Bretons, Boudedeo; les Espagnols, Juan Espéra-en-Dios. Je préfère le nom d'Isaac Laquedem, sous lequel on m'a vu souvent en Hollande. Des auteurs prétendent que j'étais portier chez Ponce-Pilate, et que mon nom était Karthaphilos. D'autres ne voient en moi qu'un savetier, et la ville de Berne s'honore de conserver une paire de bottes qu'on prétend faites par moi et que j'y aurais laissées après mon passage. Mais je ne dirai rien sur mon identité, sinon que Jésus m'ordonna de marcher jusqu'à son retour. Je n'ai pas lu les œuvres que j'ai inspirées, mais j'en connais le nom des auteurs. Ce sont: Gœthe, Schubart, Schlegel, Schreiber, von Schenck, Pfizer, W. Müller, Lenau, Zedlitz, Mosens, Kohler, Klingemann, Levin, Schüking, Andersen, Heller, Herrig, Hamerling, Robert Giseke, Carmen Sylva, Hellig, Neubaur, Paulus Cassel, Edgard Quinet, Eugène Suë, Gaston Paris, Jean Richepin, Jules Jouy, l'Anglais Conway, les Pragois Max Haushofer et Suchomel. Il est juste d'ajouter que tous ces auteurs se sont aidés du petit livre de colportage qui, paru à Leyde en 1602, fut aussitôt traduit en latin, français et hollandais, et fut rajeuni et augmenté par Simrock dans ses livres populaires allemands. Mais regardez! Voici le Ring ou Place de Grève. Cette église contient la tombe de l'astronome Tycho-Brahé; Jean Huss y prêcha, et ses murailles gardent les marques des boulets des guerres de Trente Ans et de Sept Ans.
Nous nous tûmes, visitâmes l'église, puis allâmes entendre tinter l'heure à l'horloge de l'Hôtel de Ville. La Mort, tirant la corde, sonnait en hochant la tête. D'autres statuettes remuaient, tandis que le coq battait des ailes et que, devant une fenêtre ouverte, les Douze Apôtres passaient en jetant un coup d'œil impassible sur la rue. Après avoir visité la désolante prison appelée Schbinska, nous traversâmes le quartier juif aux étalages de vieux habits, de ferrailles et d'autres choses sans nom. Des bouchers dépeçaient des veaux. Des femmes bottées se hâtaient. Des juifs en deuil passaient, reconnaissables à leurs habits déchirés. Les enfants s'apostrophaient en tchèque ou en jargon hébraïque. Nous visitâmes, tête couverte, l'antique synagogue, où les femmes n'entrent point pendant les cérémonies, mais regardent par une lucarne. Cette synagogue a l'air d'une tombe, où dort voilé le vieux rouleau de parchemin qui est une admirable thora. Ensuite, Laquedem lut à l'horloge de l'Hôtel de Ville juif qu'il était trois heures. Cette horloge porte des chiffres hébreux et ses aiguilles marchent à rebours. Nous passâmes la Moldau sur la Carlsbrücke, pont d'où saint Jean Népomucène, martyr du secret de la Confession, fut jeté dans la rivière. De ce pont orné de statues pieuses, on a le spectacle magnifique de la Moldau et de toute la ville de Prague avec ses églises et ses couvents.
En face de nous se dressait la colline du Hradschin. Pendant que nous montions entre les palais, nous parlâmes.
—Je croyais, dis-je, que vous n'existiez pas. Votre légende, me semblait-il, symbolisait votre race errante... J'aime les Juifs, monsieur. Ils s'agitent agréablement et il en est de malheureux... Ainsi, c'est vrai, Jésus vous chassa?
—C'est vrai, mais ne parlons pas de cela. Je suis accoutumé à ma vie sans fin et sans repos. Car je ne dors pas. Je marche sans cesse, et marcherai encore pendant que se manifesteront les Quinze Signes du Jugement Dernier. Mais je ne parcours pas un chemin de la croix, mes routes sont heureuses. Témoin immortel et unique de la présence du Christ sur la terre, j'atteste aux hommes la réalité du drame divin et rédempteur qui se dénoua sur le Golgotha. Quelle gloire! Quelle joie! Mais je suis aussi depuis dix-neuf siècles le spectateur de l'Humanité, qui me procure de merveilleux divertissements. Mon péché, monsieur, fut un péché de génie, et il y a bien longtemps que j'ai cessé de m'en repentir.
Il se tut. Nous visitâmes le château royal du Hradschin, aux salles majestueuses et désolées, puis la cathédrale, où sont les tombes royales et la châsse d'argent de saint Népomucène. Dans la chapelle où l'on couronnait les rois de Bohême, et où le saint roi Wenceslas subit le martyre, Laquedem me fit remarquer que les murailles étaient de gemmes: agates et améthystes. Il m'indiqua une améthyste:
—Voyez, au centre, les veinures dessinent une face aux yeux flamboyants et fous. On prétend que c'est le masque de Napoléon.
—C'est mon visage, m'écriai-je, avec mes yeux sombres et jaloux!
Et c'est vrai. Il est là, mon portrait douloureux, près de la porte de bronze où pend l'anneau que tenait saint Wenceslas quand il fut massacré. Nous dûmes sortir. J'étais pâle et malheureux de m'être vu fou, moi qui crains tant de le devenir. Laquedem, pitoyable, me consola et me dit:
—Ne visitons plus de monuments. Marchons dans les rues. Regardez bien Prague; Humboldt affirme qu'elle est parmi les cinq villes les plus intéressantes d'Europe.
—Vous lisez donc?
—Oh! parfois, de bons livres, en marchant... Allons, riez! J'aime aussi parfois en marchant.
—Quoi! vous aimez et n'êtes jamais jaloux?
—Mes amours d'un instant valent des amours d'un siècle. Mais, par bonheur, personne ne me suit, et je n'ai pas le temps de prendre cette habitude d'où s'engendre la jalousie. Allons, riez! ne craignez ni l'avenir, ni la mort. On n'est jamais sûr de mourir. Croyez-vous donc que je sois seul à n'être pas mort! Souvenez-vous d'Enoch, d'Elie, d'Empédocle, d'Apollonius de Tyane. N'y a-t-il plus personne au monde pour croire que Napoléon vive encore? Et ce malheureux roi de Bavière, Louis II! Demandez aux Bavarois. Tous affirmeront que leur roi magnifique et fou vit encore. Vous-même, vous ne mourrez peut-être pas.
La nuit descendait et les lumières naissaient sur la ville. Nous repassâmes la Moldau par un pont plus moderne:
—Il est l'heure de dîner, dit Laquedem, la marche excite l'appétit et je suis un gros mangeur.
Nous entrâmes dans une auberge où l'on faisait de la musique.
Il y avait là un violoniste; un homme qui tenait le tambour, la grosse caisse et le triangle; un troisième, qui touchait une sorte d'harmonium à deux petits claviers juxtaposés et placés sur soufflets. Ces trois musiciens faisaient un bruit du diable et accompagnaient fort bien le goulasch au paprika, les pommes de terre sautées mêlées de grains de cumin, le pain aux graines de pavot et la bière amère de Pilsen qu'on nous servit. Laquedem mangea debout en se promenant dans la salle. Les musiciens jouaient puis quêtaient. Pendant ce temps, la salle s'emplissait des voix gutturales de ses hôtes, tous Bohémiens à tête en boule, à face ronde, au nez en l'air. Laquedem parla délibérément. Je vis qu'il m'indiquait. On me regarda; quelqu'un vint me serrer la main en disant:
«Vivé la Frantzé!»
La musique joua la Marseillaise. Petit à petit l'auberge s'emplit. Il y avait là aussi des femmes. Alors, on dansa. Laquedem saisit la jolie fille de l'hôte, et les voir me fut un ravissement. Tous deux dansaient comme des anges, selon ce qu'en dit le Talmud qui appelle les anges maîtres de danse. Soudain, il empoigna sa danseuse, la souleva et balla ainsi aux applaudissements de tous. Quand la fille fut de nouveau sur ses pieds, elle était sérieuse et quasi pâmée. Laquedem lui donna un baiser qui claqua juvénilement. Il voulut payer son écot dont le montant était d'un florin. À cet effet il tira sa bourse, sœur de celle de Fortunatus et jamais vide des cinq sous légendaires.
Nous sortîmes de l'auberge et traversâmes la grande place rectangulaire nommée Wenzelplatz, Viehmarkt, Rossmarkt ou Vàclavské Nàmesti. Il était dix heures. À la lueur des réverbères rôdaient des femmes qui, au passage, nous murmuraient des mots tchèques d'invite. Laquedem m'entraîna dans la ville juive en disant:
—Vous allez voir: pour la nuit, chaque maison s'est transformée en lupanar.
C'était vrai. À chaque porte se tenait, debout ou assise, tête couverte d'un châle, une matrone marmonnant l'appel à l'amour nocturne. Tout d'un coup, Laquedem dit:
—Voulez-vous venir au quartier des Vignobles Royaux? On y trouve des fillettes de quatorze à quinze ans, que des philopèdes eux-mêmes trouveraient de leur goût.
Je déclinai cette offre tentante. Dans une maison proche, nous bûmes du vin de Hongrie avec des femmes en peignoir, allemandes, hongroises ou bohémiennes. La fête devint crapuleuse, mais je ne m'en mêlai pas.
Laquedem méprisa ma réserve. Il entreprit une Hongroise tétonnière et fessue. Bientôt débraillé, il entraîna la fille, qui avait peur du vieillard. Son sexe circoncis évoquait un tronc noueux, ou ce poteau de couleurs des Peaux-Rouges, bariolé de terre de Sienne, d'écarlate et du violet sombre des ciels d'orage. Au bout d'un quart d'heure, ils revinrent. La fille lasse, amoureuse, mais effrayée, criait en allemand:
—Il a marché tout le temps, il a marché tout le temps!
Laquedem riait; nous payâmes et partîmes. Il me dit:
—J'ai été fort content de cette fille et je suis rarement satisfait. Je ne me souviens de pareilles jouissances qu'à Forli, en 1267, où j'eus une pucelle. Je fus heureux aussi à Sienne, je ne sais plus en quelle année du XIVe siècle, auprès d'une fornarine mariée, dont les cheveux avaient la couleur des pains dorés. En 1542, à Hambourg, je fus si épris, que j'allai dans une église, pieds nus, supplier Dieu vainement de me pardonner et de me permettre de m'arrêter. Ce jour-là, pendant le sermon, je fus reconnu et accosté par l'étudiant Paulus von Eitzen, qui devint évêque de Schleswig. Il raconta son aventure à son compagnon Chrysostôme Dædalus, qui l'imprima en 1564.
—Vous vivez! dis-je.
—Oui! je vis une vie quasi divine, pareil à un Wotan, jamais triste. Mais, je le sens, il faut que je parte. J'en ai assez de Prague! Vous tombez de sommeil. Allez dormir. Adieu!
Je pris sa longue main sèche:
—Adieu, Juif Errant, voyageur heureux et sans but! Votre optimisme n'est pas médiocre, et qu'ils sont fous ceux qui vous représentent comme un aventurier hâve et hanté de remords.
—Des remords? Pourquoi? Gardez la paix de l'âme et soyez méchant. Les bons vous en sauront gré. Le Christ! je l'ai bafoué. Il m'a fait surhumain. Adieu!...
Je suivis des yeux, tandis qu'il s'éloignait dans la nuit froide, les jeux de son ombre, simple, double ou triple selon les lueurs des réverbères.
Soudain, il agita les bras, poussa un cri lamentable de bête blessée et s'abattit sur le sol.
Je me précipitai en criant. Je m'agenouillai et déboutonnai sa chemise. Il tourna vers moi des yeux égarés et parla confusément:
—Merci. Le temps est venu. Tous les quatre-vingt-dix ou cent ans, un mal terrible me frappe. Mais je me guéris, et possède alors les forces nécessaires pour un nouveau siècle de vie.
Et il se lamenta, disant:
—Oï! oï, ce qui signifie «hélas!» en hébreu.
Durant ce temps, toute la puterie du quartier juif, attirée par les cris, était descendue dans la rue. La police accourut. Il y eut aussi des hommes à peine vêtus qui s'étaient levés en hâte de leur lit. Des têtes paraissaient aux fenêtres. Je m'écartai et regardai s'éloigner le cortège des agents de police emportant Laquedem, suivis de la foule des hommes sans chapeau et des filles en peignoir blanc empesé.
Bientôt il ne resta dans la rue qu'un vieux juif aux yeux de prophète. Il me regarda avec défiance et murmura en allemand:
—C'est un juif. Il va mourir.
Et je vis qu'avant d'entrer dans sa maison, il ouvrait son manteau et déchirait sa chemise, diagonalement.
LE SACRILÈGE
Le Père Séraphin, dont le nom monastique remplaçait celui d'une illustre famille bavaroise, était grand et maigre. Il avait une peau bistrée, des cheveux blonds et des yeux d'un bleu de ruisseau. Il parlait le français sans aucun accent étranger, et, seuls, ceux qui l'entendaient dire la messe pouvaient se douter de son origine franconienne, car le père prononçait le latin à la façon des Allemands.
D'abord destiné pour l'état militaire, il avait porté l'uniforme des chevau-légers pendant un an, au sortir du Maximilianeum de Munich, où se trouve l'École des cadets.
La vie l'ayant déçu de bonne heure, l'officier s'était retiré en France dans un couvent de la Règle de saint François, et, peu de temps après, il reçut les Ordres.
Personne ne connaissait l'aventure qui avait poussé le Père Séraphin à se réfugier chez les moines. On savait seulement qu'un nom était tatoué sur son avant-bras droit. Des enfants de chœur l'avaient lu pendant que le père prêchait, et que les manches larges de son froc, couleur carmélite, retombaient. C'était un nom de femme: Elinor, qui est aussi un nom de fée dans les anciens romans de chevalerie.
Quelques années après les événements qui avaient changé un officier bavarois en un Franciscain français, la réputation du Père Séraphin comme prédicateur, théologien et casuiste parvint à Rome, où on l'appela pour le charger de la fonction délicate et ingrate d'avocat du diable.
Le Père Séraphin prit son rôle au sérieux, et, pendant son advocature, il n'y eut point de canonisation. Avec une passion que, n'eût été la sainteté du personnage, on aurait pu croire satanique, le Père Séraphin mit un tel acharnement à combattre la canonisation du Bienheureux Jérôme de Stavelot, qu'elle est abandonnée depuis ce temps-là. Il démontra aussi que les extases de la Vénérable Marie de Bethléem étaient des crises d'hystérie. Les Jésuites retirèrent d'eux-mêmes, par peur du terrible avocat du diable, la cause de béatification du Père Jean Saillé, déclaré vénérable dès le XVIIIe siècle. Quant à Juana du Llobregat, cette dentellière mayorquaise dont la vie s'est écoulée en Catalogne, et à qui la Vierge est apparue, paraît-il, au moins trente fois, seule ou accompagnée soit de sainte Thérèse d'Avila, soit de saint Isidore, le Père Séraphin découvrit dans sa vie de telles faiblesses que les évêques espagnols eux-mêmes ont renoncé a la voir déclarer vénérable, et son nom n'est plus invoqué à cette heure que dans certaines maisons de Barcelone, particulièrement mal famées.
Irrités à cause du fanatisme avec lequel le Père Séraphin salissait les mérites des défunts qu'ils honoraient, les Ordres qui avaient des intérêts dans ces saintes causes intriguèrent pour qu'il cessât son office. Et quelle victoire! Il dut retourner en France. Sa réputation étrange d'avocat du diable l'y suivit. On frémissait en l'écoutant prêcher sur la mort ou sur l'enfer. S'il élevait le bras, sa main droite, où il n'y avait que le majeur et l'annulaire, car les autres doigts manquaient, on ne sait par quelle aventure, semblait la tête cornue d'un diable nain. Les lettres bleuâtres du nom d'Elinor, illisibles de loin, paraissaient une brûlure infernale, et, s'il prononçait à la gothique quelque phrase latine, les dévots se signaient en tremblant.
En fouillant dans la vie des futurs saints, le Père Séraphin avait pris en mésestime tout ce qui est humain; il méprisait tous les saints, se rendant compte qu'ils ne l'eussent point été, s'il eût rempli son office à l'époque de leur procès de canonisation. Bien qu'il ne l'avouât pas, le culte de dulie qu'on leur rend lui paraissait presque hérétique; aussi n'invoquait-il, autant que possible, que les personnes de la Sainte Trinité...
On ne méconnaissait point ses hautes vertus, et il était devenu le confesseur ordinaire de l'archevêque. Vivant à une époque d'anticléricalisme, le Père Séraphin ne pouvait manquer de chercher des moyens pour remédier à l'irréligion universelle. Ses méditations l'amenèrent à penser que l'intervention des saints n'avait que peu d'action auprès de la Divinité:
—Pour que le monde revienne à Dieu, se disait-il, il faut que Dieu lui-même revienne parmi les hommes.
Une nuit, s'étant éveillé, il s'étonna:
—Comment ai-je pu blasphémer? N'avons-nous pas sans cesse Dieu parmi nous? N'avons-nous pas l'Eucharistie qui, si tous les hommes s'en nourrissaient, détruirait l'impiété sur la terre?
Et le moine se leva, déjà vêtu de son froc de bure; il traversa le cloître endormi, réveilla le frère portier et quitta le couvent.
Les rues étaient sombres, les chiffonniers y semblaient des feux follets à cause de leur lanterne, et des éteigneurs de réverbères se hâtaient vers les flammes de gaz dansant encore aux carrefours.
Parfois luisait le soupirail d'une boulangerie; le Père Séraphin s'en approchait, étendait les mains et prononçait les paroles sacramentelles:
—Ceci est mon corps, ceci est mon sang..., consacrant ainsi les fournées entières.
Après l'aurore, il sentit qu'il était las et reconnut qu'il avait consacré une quantité de pain suffisante pour donner à communier à près d'un million d'hommes. Cette multitude se rassasierait de l'Eucharistie le jour même. Grâce à elle, les hommes redeviendraient bons, et, dès après midi, le règne de Dieu arriverait sur terre. Quel miracle et quelle jubilation!
Le moine passa toute la matinée dans les belles rues et se trouva vers midi près de l'archevêché. Très content de soi, il alla trouver l'archevêque, qui, justement, était à table:
—Prenez place, mon Père, dit le prélat, vous déjeunerez avec moi et vous êtes venu fort à propos.
Le Père Séraphin s'était assis, et, attendant qu'on le servît, regardait le pain qui s'allongeait sur la nappe. L'archevêque en avait coupé un quignon et le côté tranché apparaissait rond et blanc comme une hostie. L'archevêque porta à sa bouche un morceau de viande et du pain, puis il continua:
—Vous êtes venu fort à propos, j'avais besoin de votre ministère et n'ai point dit la sainte messe ce matin. Je me confesserai après ce repas.
Le moine tressaillit et regarda l'archevêque en demandant d'une voix rauque:
—Monseigneur! un péché mortel?
Mais le domestique arrivait, portant des plats fumants qu'il déposa devant le moine, auquel le prélat recommanda le silence en portant un doigt à ses lèvres. Le domestique sorti, le Père Séraphin se leva et répéta:
—Un péché mortel, Monseigneur?... et vous avez mangé du pain!
L'archevêque étonné le regardait, en roulant de petites boulettes de mie qu'il lançait vers le plafond. Il pensait:
—Quel fanatique! Je changerai de confesseur.
Le moine reprit:
—Un péché mortel, Monseigneur, et vous avez mangé du pain eucharistique?
Le prélat nia:
—Vous avez mal compris, mon Père, je vous l'ai dit, je n'ai point célébré la sainte messe ce matin.
Mais le Père Séraphin se jeta à genoux, les bras en croix, en criant:
—Je suis un grand pécheur, Monseigneur, j'ai consacré ce matin tous les pains dans toutes les boulangeries de notre ville. Vous avez mangé du pain consacré. Tant d'hommes dont beaucoup étaient en état de péché mortel ont mangé le corps de Notre-Seigneur! Le mets divin a été profané à cause de moi, prêtre sacrilège...
L'archevêque s'était dressé, terrible. Il s'écria:
—Anathème sur toi, moine!
Puis, l'ancienne fonction du Père se mêlant dans son esprit à des réminiscences classiques, il déclama:
—Advocat infame vatem dici
en prononçant spirituellement à la façon des Français du XVIe siècle:
—Avocat infâme va-t-en d'ici!
Et là-dessus, il éclata de rire.
Mais le moine ne riait pas:
—Confessez-moi, Monseigneur, dit-il, je vous confesserai ensuite.
Ils s'absolvirent mutuellement. Ensuite, sur l'avis du Franciscain coupable, les carrosses de l'archevêché furent attelés, et les domestiques, les petits abbés qui peuplent les palais épiscopaux, allèrent dans toutes les boulangeries, acheter le pain qu'ils devaient déposer au couvent du moine sacrilège.
Là, les moines étaient réunis, le Père gardien parlait:
—Qu'est devenu le Père Séraphin? Il était vertueux. Peut-être, au semblant de nos frères de jadis qui furent égarés par des oiseaux célestes et restèrent pendant des siècles en extase, reviendra-t-il dans cent ans...
Les moines se signèrent et chacun d'eux avait à citer une histoire:
—L'un des moines de Heisterbach, qui avait douté de l'éternité, suivit un écureuil dans la forêt. Il pensa y être demeuré dix minutes. Mais en revenant au couvent, il vit qu'au bord du chemin les petits cyprès étaient devenus de grands arbres...
Un autre dit:
—Un moine italien pensa n'avoir écouté qu'une minute un rossignol chanteur, mais en retournant au monastère...
Un jeune moine ergoteur ricana:
—On cite quelques aventures de cette espèce chez les Grecs, et qui sait? en ces oiseaux, au Moyen-Âge, était peut-être passée l'âme des antiques Sirènes...
À ce moment on frappa à la porte du couvent, et les petits abbés de l'archevêché entrèrent, portant, avec des précautions infinies, les pains consacrés, qui étaient de diverses formes. Il y avait des flûtes longues et minces, des pains polkas pareils à des écus ronds—fuselés d'or à cause de la croûte, et d'argent à cause de la farine saupoudrée—qu'avaient pétris des gindres ignorant l'art du blason; des petits pains viennois, pareils à des oranges pâles, des pains de ménage appelés bouleau ou fendu, selon leur aspect.
Et devant les moines chantant le Tantum ergo, les petits abbés portèrent leur fardeau dans la chapelle et empilèrent les pains sur l'autel...
En expiation du sacrilège, les prêtres et les moines passèrent la nuit en adoration. Le matin ils communièrent, et aussi les jours suivants jusqu'à consommation des Saintes-Espèces, qui les derniers jours, craquaient sous les dents, car le pain s'était rassis...
Le Père Séraphin ne reparut pas au couvent. Personne ne pourrait dire ce qu'il devint, si les journaux n'avaient rapporté la mort, à l'assaut de Pékin, d'un soldat anonyme de la Légion étrangère, sur l'avant-bras droit duquel était tatoué un nom de femme: Elinor, qui est aussi un nom de fée dans les anciens romans de chevalerie...
LE JUIF LATIN
Un matin, je dormais, vivant en un beau songe. Un violent coup de sonnette m'éveilla. Je me dressai, jurant en latin, en français, en allemand, en italien, en provençal et en wallon. Je passai un pantalon, mis des savates et allai ouvrir. Un monsieur que je ne connaissais pas, mais d'apparence correcte, me demanda un instant d'entretien...
Je fis entrer l'inconnu dans la chambre qui me sert de cabinet de travail, salon, et salle à manger, le cas échéant. Il s'empara de l'unique fauteuil. Pendant ce temps, dans la chambre à coucher, je précipitais une toilette sommaire en regardant mon réveille-matin, qui marquait onze heures. Je plongeai ma tête dans la cuvette, et, tandis que je frottais mes cheveux mouillés, le monsieur s'écria:
—Je ne suis pas un poireau!
Les cheveux en désordre, je pénétrai dans la pièce où je vis ce monsieur, penché sur un restant de pâté que j'avais oublié de cacher. Je m'excusai, demandai la permission de passer un veston, et portai le plat dans la chambre à coucher.
Lorsque je revins, le monsieur me dit en souriant:
—J'ai lu le Passant de Prague, et j'y ai vu que vous m'aimiez.
Je balbutiai sans oser nier, à cause que je m'imaginai avoir affaire à un éditeur original qui, séduit par ma littérature, venait m'en demander contre espèces. Il continua:
—Je me nomme Gabriel Fernisoun, né en Avignon. Vous ne me connaissez pas, mais vous aimez les juifs, donc vous m'aimez, car je suis juif, monsieur!
Je ris en disant que, par conséquent, il était vrai que je l'aimasse, mais Fernisoun m'interrompit, s'écriant:
—Halte-là, ne m'aimez pas. Vous êtes indécent, mon ami. Vous avez la gueule de bois, ce matin, mon pauvre, et vous osez parler d'amour!
Je me récriai, protestant que mes mœurs étaient pures et que je ne m'étais pas couché plus tard qu'à une heure du matin. Fernisoun se réinstalla dans le fauteuil. Je pris une chaise. Il parla:
—J'y consens, vous n'êtes pas amoureux; et, puisque je vous vois raisonnable, je vais élucider votre sympathie pour les juifs. Quels juifs préférez-vous?
À cette question bizarre, je répondis pour le flatter:
—Ceux d'Avignon, cher monsieur, et, parmi ceux-là, je préfère les prénommés Gabriel, nom qui se termine en el comme les paroles qui me sont les plus chères: ciel et miel.
Le ciel que l'on médite et le miel que l'on mange.
Fernisoun rit bruyamment et, triomphant, s'écria:
—Nous y voilà donc, Boudiou! Dites-le crûment et sans ambages, ce sont les juifs du sud de l'Europe occidentale que vous préférez. Ce ne sont pas les juifs que vous aimez, ce sont des Latins. Oui des Latins. Je vous ai dit que j'étais juif, monsieur, mais je parlais au point de vue confessionnel, à tous autres égards je suis latin. Vous aimez les juifs dits portugais qui, jadis, faussement convertis, tinrent de leurs parrains espagnols ou portugais des noms espagnols ou portugais. Vous aimez les juifs dont les noms sont catholiques comme Santa-Cruz ou Saint-Paul. Vous aimez les juifs italiens et ceux français, dit Comtadins. Je vous l'ai dit, monsieur, je suis né en Avignon et issu d'une famille y établie depuis des siècles. Vous aimez les noms comme Muscat ou Fernisoun. Vous aimez des Latins et nous sommes d'accord. Vous nous aimez parce que, Portugais et Comtadins, nous ne sommes pas maudits. Non, nous ne le sommes pas. Nous n'avons pas trempé dans le crime judiciaire accompli contre le Christ. La tradition en fait foi, et la malédiction ne nous atteint pas!...
Fernisoun s'était dressé, rouge et gesticulant, tandis que, resté assis, je le regardais bouche bée. Il se calma, regarda autour de soi et me dit, avec une moue de dédain:
—Vous êtes bien mal installé, Boudiou! Au demeurant, je m'en bats l'œil. Mais, enfin, vous devriez posséder quelque boisson délicate. Vos visiteurs vous en sauraient gré.
J'allai à la cheminée, en soulevai le manteau, et pris dans les cendres un flacon de vieille liqueur aux poires bergamotes. Fernisoun le déboucha tandis que je lui cherchais une tasse. En même temps, je lui vantai la finesse de cette liqueur que je tenais d'un distillateur de Durckheim, dans le le Palatinat. Sans m'écouter, il remplit sa tasse jusqu'au bord et la vida d'un trait. Ensuite, il secoua soigneusement les dernières gouttes sur le parquet tandis que je m'excusais:
—Vous auriez préféré un bol?
Fernisoun ne daigna pas répondre sur ce point. Il continua:
—Et puis, au fait, vous avez raison, vous, Latins, de nous aimer, nous juifs latins. Car nous appartenons aux races latines autant que les Grecs et les Sarrazins de Provence et de Sicile. Nous ne sommes plus des métèques, pas plus que tous les individus hétérogènes que les grandes invasions ont fait se mêler aux Romains de l'empire. Nous sommes, en outre, les meilleurs propagateurs de la latinité. Dans la plupart des milieux juifs de Bulgarie et de Turquie, quelle langue parle-t-on, sinon l'espagnol?
Fernisoun but une nouvelle rasade de liqueur aux poires bergamotes, puis, fouillant dans son gilet, il en tira un cahier de papier à cigarettes. Il me demanda du tabac. Je lui en tendis avec des allumettes. Fernisoun roula une cigarette, l'alluma et, jetant triplement de la fumée par la bouche et les narines, il reprit:
—En somme, qu'est-ce qui a fait la différence des juifs et des chrétiens? C'est que les juifs espéraient un Messie, tandis que les chrétiens s'en souvenaient. Nietszche s'était approprié l'idée juive. Combien de Latins se sont imprégnés de l'idée de Nietszche et espèrent ce surhumain peu messianique, duquel proclame la venue le Zarathoustra, emprunté au Vendidad, où il célèbre la parole sainte, la très brillante, le ciel qui s'est produit soi-même, le temps infini, l'air qui agit là-haut, la bonne loi mazdéenne, la loi de Zarathoustra contre les Daévas! Nous, juifs latins, nous n'avons plus d'espoir. Les Prophètes nous avaient promis le bonheur matériel: nous l'avons. La France, l'Italie, l'Espagne, ne nous traitent plus en étrangers. Nous sommes libres. Aussi, n'ayant plus rien à désirer, nous n'espérons plus, et j'y consens; le Messie est venu pour nous comme pour vous. Et je puis l'avouer: Au fond du cœur je suis catholique. Pourquoi? demanderez-vous. À cause qu'il n'y a plus de religion hébraïque en France. Les juifs russes, polonais, allemands, ont conservé une religion extérieure. Leurs rabbins connaissent, enseignent et fortifient la religion. Nous autres, nous mangeons des rôtis cuits au beurre, nous bâfrons de la cochonaille, sans nous soucier de Moïse ni des Prophètes. Pour moi, j'adore les buissons d'écrevisses des soupers galants, et j'ai même un faible pour les escargots. L'hébreu? c'est à peine si la plupart d'entre nous le savent lire au moment d'être Barmitzva. Nos savants hébraïsants font sourire les rabbins étrangers; et la traduction française qui existe du Talmud est, au dire des juifs allemands ou polonais, un monument de l'ignorance des rabbins de France. Donc, j'ignore la religion juive, elle est abolie comme le paganisme, ou plutôt, non, de même que le paganisme, elle survit dans le catholicisme qui m'attire par ses théophanies surtout. Le judaïsme alexandrin ne fit plus cas des théophanies mosaïques. Elles parurent à cette époque fabuleuses et grossières. Le catholicisme a fait de la théophanie des dogmes divers. Ce miracle se renouvelle chaque jour à la messe. L'histoire du Sacré-Cœur fait délirer mon âme ancienne de juif latin, épris des théophanies et des anthropomorphismes. Je suis catholique, sauf le baptême.
—C'est fort simple, dis-je, faites-vous baptiser. Le baptême est un sacrement que n'importe qui peut vous administrer: homme, femme, juif, protestant, bouddhiste, mahométan.
—Je le sais, dit Fernisoun, mais je ne veux m'en servir que plus tard. En attendant, je m'amuse.
—Ah! Ah! les effets du baptême sont d'effacer tous les péchés. Comme on ne peut en user qu'une seule fois, vous voulez retarder le plus possible cet instant.
—Vous y êtes. Je n'espère plus le Messie, mais j'espère le Baptême. Cet espoir me donne toutes les joies possibles. Je vis pleinement. Je m'amuse superbement. Je vole, je tue, j'éventre des femmes, je viole des sépultures, mais j'irai en paradis, car j'espère le Baptême et l'on ne dira pas le Kadosch pour ma mort.
J'insinuai:
—Vous exagérez peut-être. Je vous crois trop imbu de certaine littérature. Mais, prenez garde, la mort vient comme un voleur, à pas de loup, à l'improviste, et si j'avais ce bonheur que vous avez d'être croyant, j'ajouterais que l'enfer est pavé de bonnes intentions. Au fait, quels livres lisez-vous?
—Cela vous intéresse-t-il? Voici ma bibliothèque; elle est édifiante.
Il sortit de sa poche deux livres fatigués, que je pris. Le titre du premier bouquin était: Catéchisme du diocèse d'Avignon; celui du second: Les Vampires de la Hongrie, par Dom Calmet. Ce dernier titre m'effraya plus que n'avait pu le faire la déclaration criminelle du juif latin. Je compris qu'il ne se vantait point, et qu'érudit et sanguinaire, l'homme à qui j'avais affaire était un maniaque du meurtre. Je regardai rapidement autour de moi, en l'espoir de découvrir une arme pour me défendre au cas où Fernisoun ferait le forcené. Je vis sur une étagère, à portée de ma main, un petit revolver à parfumerie qui, détérioré et sans valeur, aurait dû être jeté depuis longtemps. Cet objet me sauva la vie en l'occurrence, car Fernisoun, profitant de ce que je détournais les yeux, avait tiré un couteau passé à sa ceinture, sous ses vêtements. Je laissai tomber les livres et saisis précipitamment la minuscule et illusoire arme à feu que je braquai sur le juif latin. Il pâlit et trembla de tous ses membres, implorant:
—Grâce, vous vous méprenez!
Je criai:
—Assassin! va perpétrer ailleurs des crimes que tu crois pardonnables! Mes principes ne me permettent point de te dénoncer, mais je souhaite que, dès ce soir, tes sauvageries trouvent un châtiment. Ta lâcheté, j'espère, limite le nombre de tes victimes, et ta loquacité te signalera à la police. Il y a des juges à Paris et, si tu reçois le Baptême, que ce soit avant de monter à l'échafaud!
Durant que je parlais, Fernisoun ramassa ses livres et, se relevant, me demanda fort civilement pardon pour m'avoir effrayé. Je lui ordonnai de m'abandonner son couteau qui était une lame catalane très dangereuse. Il obéit, puis sortit toujours menacé par le ridicule petit revolver à parfumerie que je n'avais pas lâché.
Le soir, par économie, je soupai chez moi, de charcuterie et du restant de pâté sur lequel Fernisoun s'était penché. Je n'avais aucune idée du danger que je courais. Mais je connus bientôt la noirceur d'âme du juif latin. Je fus pris de douleurs d'entrailles intolérables. Le pâté était empoisonné. Fernisoun l'avait arrosé ou saupoudré avec quelque drogue infecte qui m'aurait tué en peu d'heures, si je n'avais bu une burette d'huile, puis une fiole de glycérine. Je provoquai des vomissements salutaires. Je courus acheter du lait et, par bonheur, je m'en tirai sans médecin.
Les jours suivants, les journaux se trouvèrent remplis par les récits de crimes sensationnels commis sur des femmes dans tous les coins de Paris. L'une d'elles fut trouvée nue, tendue comme un drapeau flottant, et fichée sur un pieu planté au milieu du boulevard de Belleville. Des enfants, des vieillards furent égorgés. On remarquera qu'il ne s'agissait que d'êtres faibles. Des passants, hommes ou femmes, dans la foule qui se presse sur les boulevards à la tombée de la nuit, eurent la cuisse ou le bras entaillés par un rasoir qui, d'un seul coup, pénétrait les vêtements, puis la chair. Le rasoir taillait sans douleur et les malheureux ne tombaient, baignés dans leur sang, qu'au bout de quelques pas. Les assassins demeurèrent inconnus. On attribua les premiers crimes aux bandes d'Apaches et autres tatoués qui effrayent nos âmes meilleures, et désolent ceux qui croient à la perfectibilité humaine. Les autres forfaits furent mis sur le compte d'un de ces maniaques qui pullulent et qui ne ressortissent pas à la Cour d'assises, mais à la Salpêtrière. Je fus souvent tenté de dénoncer l'auteur de tous ces crimes. Car je me doutais bien que c'était le catéchumène Gabriel Fernisoun qui agissait en l'attente du baptême. L'égoïsme triompha. J'avais échappé au monstre, je le laissai agir sans le dénoncer.
... Au bout de quelques mois, je me trouvai avec une de ces bandes hétéroclites qui fréquentent les tavernes du quartier latin. Nous étions à la Lorraine, attablés devant des absinthes que nous troublions méthodiquement. Il y avait là, avec moi, un de ces petits journalistes qui écrivent de vagues chroniques en troisième page de canards mi-morts, donnent des échos aux grands quotidiens, et quémandent, dans les maisons de commerce, des commandes de publicité. Il y avait aussi, en casquette et manteau de peau de phoque, un de ces chauffeurs qui fréquentent tous les fabricants de l'avenue de la Grande-Armée, ont toujours quelque auto à vendre, étant sans cesse sur le point d'en acheter, connaissent à fond les autos de toutes marques, et vous tapent de cent sous à l'occasion. Il y avait un élève de l'École des Beaux-Arts et un fonctionnaire des Colonies récemment revenu de la Martinique. Il avait raconté pour la troisième fois l'éruption du Mont-Pelé. Le journaliste parlait de faire un poker. L'élève des Beaux-Arts bâilla en exprimant le désir de jouer avec le joker. Le chauffeur dit:
—Voilà Philippe!
Philippe, étudiant douteux mais chic, très beau garçon, arrivait avec la grande Nella. Celle-ci était une assez belle brune. Son corset descendant très bas, selon la mode, la faisait paraître stéatopyge, mais la proéminence était illusoire; ceux qui connaissaient Nella intimement lui déniaient la callipygie. Philippe nous serra la main, se défit de son chapeau et de son raglan, arrangea sa coiffure, sa cravate, et s'assit en face de Nella, à la table voisine. Il commanda un chambéry-fraisette pour soi et un quinquina pour Nella. Puis, se tournant vers nous, il déclara:
—J'en ai une bonne! Nella veut se faire religieuse.
Le chauffeur cria:
—Il n'y a plus de congrégations.
Le journaliste dit qu'il fallait une forte dot. Nella affirma:
—Je veux me faire Petite Sœur des Pauvres.
Nous rîmes bruyamment, puis demandâmes en chœur:
—Et pourquoi?
Philippe ricana:
—C'est une histoire à dormir debout. Voyons, raconte ça, Nella.
—La barbe! dit Nella.
Mais, sur nos instances, elle se décida:
—Voilà! J'avais eu affaire, rue de la Pépinière, près de la place Saint-Augustin, et je revenais par le boulevard Malesherbes en l'intention de prendre l'omnibus à la Madeleine. Tout à coup, au coin de la rue des Mathurins, un homme se dressa devant moi en criant: «Madame ou mademoiselle, je suis juif. Je vais mourir, baptisez-moi!» J'avais peur, il était près de minuit. Je voulus courir, mais le monsieur, qui haletait, s'accrocha à mon bras en me suppliant: «Je suis un grand criminel! Mon dernier crime, le plus exécrable, est que je viens de m'empoisonner. Tout à l'heure, j'ai pensé qu'après tout il se pourrait que je mourusse sans baptême, et j'ai voulu finir par un suicide qui me laisserait encore le temps de me faire baptiser. Je me repens, madame, et je vous supplie. Il y a de l'eau dans le ruisseau, au bord du trottoir. Vous n'avez qu'à m'en verser sur la tête, en disant: Je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Pressez-vous, le poison fait son œuvre et je me sens mourir.» Des passants s'étant arrêtés, nous regardaient curieusement. Le monsieur sentait les forces lui manquer, il se coucha sur le trottoir. J'eus pitié de ce moribond qui m'implorait. Avec ma main, je puisai de l'eau qui stagnait dans le ruisseau et je baptisai ce juif comme il m'avait demandé, tandis qu'il criait douloureusement: «Mea culpa! mea culpa!» À ce moment, des agents survinrent. Le nouveau baptisé délirait: «Je suis chrétien!... Oh! que je souffre... À boire... Le ciel s'ouvre...» Et il mourut en se convulsant, pendant que les agents l'emportaient. Je dus les suivre au poste. Cette affaire m'a occasionné quelques démarches chez le commissaire de police. On en a un peu parlé dans les journaux, mais d'autres événements plus importants prennent en ce moment l'attention du public et je n'ai pas eu la réclame qu'un moment j'avais espérée. Le juif s'appelait Gabriel Fernisoun. On trouva sur lui un testament par lequel il laissait sa fortune à l'archevêque de Paris, à charge pour lui de l'employer à hâter la conversion des juifs, fait qui doit se produire peu avant la fin du monde. En attendant, il m'a convertie, moi. Je n'aurai plus de repos avant de m'être faite Petite Sœur des Pauvres et cela ne tardera pas. Figurez-vous que tous ceux qui ont approché le cadavre de Fernisoun, ont été étonnés de la bonne odeur qu'il exhalait. Le commissaire m'a dit que les médecins peuvent expliquer ce fait qui se produit quelquefois. Pour moi, je trouve cela miraculeux. De plus, des deux agents qui portèrent le cadavre au poste, l'un avait ri, pensant avoir affaire à un ivrogne. Il mourut d'une rupture d'anévrisme, le lendemain. Le second avait essuyé avec son mouchoir la bave qui vint aux lèvres de l'agonisant, puis il lui avait fermé les yeux. Il vient de faire un héritage qui le fait riche pour le reste de sa vie. Je tiens ces faits de ce dernier agent que je revis chez le commissaire de police.
Cette histoire avait ennuyé tout le monde. Le journaliste était parti des premiers en disant qu'il ferait un écho au sujet de Fernisoun et de Nella. Mais je pense qu'il y renonça, l'histoire étant trop cléricale et digne des Bollandistes. Le chauffeur, l'élève des Beaux-Arts, avaient payé leurs consommations, puis étaient partis sans rien dire. Philippe avait demandé un jacquet, et je partis enfin, assez triste, laissant la convertie et son amant aux délices du jacquet.
Le lendemain, je vis un de mes amis qui est prêtre. Je lui racontai l'histoire de Fernisoun par le détail, depuis la visite qu'il me fit jusqu'aux phénomènes qui suivirent son décès. Le prêtre m'écouta attentivement, et me dit:
—Ce Gabriel Fernisoun est certainement en paradis. Le baptême l'a lavé de tous ses péchés, et c'est, mêlé à la troupe des Innocents, qu'il vaque à l'adoration perpétuelle. Il grossit le nombre des saints aémères que l'Église honore le jour de la Toussaint.
Je quittai mon ami là-dessus. Mais j'appris, depuis, qu'avec l'assentiment de l'archevêque, qui vient d'hériter de la très grosse fortune de Fernisoun, il établit un dossier sur le cas bizarre et édifiant de ce juif qui, ayant vécu en criminel, fut sauvé parce qu'il eut la foi. Ce prêtre a obtenu les dépositions écrites de l'agent, de Nella, du commissaire de police. Je lui ai promis la mienne.
Dans cinquante ans, le procès de canonisation de Gabriel Fernisoun viendra à Rome. L'avocat de Dieu aura le beau rôle. Durant la minute qui se passa entre son baptême et sa mort, Fernisoun ne fut qu'édifiant et admirable, et sa vie précédente, lavée dans l'eau baptismale, ne compte pas au point de vue religieux. Les miracles opérés par son cadavre paraîtront incontestables. La science est ridicule qui essaye d'expliquer par des moyens naturels la bonne odeur exhalée par un corps mort. De plus, ce cadavre opéra une conversion. Car Nella, poussée, il est vrai, par le prêtre, est, en effet, devenue une religieuse et édifie ses compagnes de couvent à cette heure. Les deux miracles accomplis sur les agents sont patents. Les incrédules peuvent invoquer le hasard à propos de mort subite et d'héritage inattendu, mais le hasard n'a rien à faire dans les procès de canonisation. La seule chicane dont l'avocat du diable pourra tirer parti, portera sur l'eau ayant servi au baptême. L'onde des ruisseaux parisiens est rarement claire. Comme Fernisoun fut baptisé non loin d'une station de voitures, l'avocat du diable insinuera que cette eau ne fut peut-être que du pissat de cheval. Si cette opinion prévaut, il sera avéré que Gabriel Fernisoun n'a jamais été baptisé et, en ce cas, mon Dieu! nous savons tous que l'enfer est pavé de bonnes intentions.
L'HÉRÉSIARQUE
Le monde anglo-saxon s'intéresse aux questions religieuses. En Amérique surtout, de nouvelles religions issues du christianisme surgissent chaque année et recrutent nombre d'adhérents.
Au contraire, les réformateurs et les prophètes laisseraient la Catholicité fort indifférente. En effet, elle ne se soucie plus du fond de sa religion. Aussi est-il bien rare que se produisent de ces petites dissensions théologiques qui amenaient autrefois la fondation d'une hérésie. À la vérité, il arrive souvent que des prêtres catholiques se séparent de l'Église. Ces fuites sont dues à la perte de la foi. Beaucoup de ces prêtres s'en vont à cause de leurs opinions spéciales sur des points de morale ou de discipline (le mariage des ecclésiastiques, etc.). Les défroqués sont pour la plupart des incroyants; quelques-uns pourtant créent un petit schisme. Mais il n'y a plus d'hérésiarque véritable—comme Arius, par exemple. Il peut exister quelque turlupin solitaire, tandis qu'il semble impossible qu'un éliésaïte surgisse.
Pour ces raisons, le cas de Benedetto Orfei qui, à la fin du XIXe siècle, fonda à Rome l'hérésie dite des Trois-Vies, est unique, à mon sens.
À partir de 1878, le R. P. Benedetto Orfei fut, à Rome, le représentant près de l'État de son Ordre expulsé. Le père Benedetto Orfei était théologien et gastronome, pieux et gourmand. Il était fort bien en cour pontificale, et, n'eussent été ses actes ultérieurs, il serait aujourd'hui cardinal, c'est-à-dire papable. Cet homme si bien fait pour devenir un calme pourpré, se perdit en prétendant fonder une hérésie. À la suite de son excommunication, il s'était retiré dans une villa de Frascati. Il y pontifiait, ayant pour fidèles ses domestiques, deux pieuses dames, et quelques enfants campagnards auxquels il enseignait le rudiment. À son sens, il préparait ainsi une secte glorieuse destinée à remplacer le catholicisme. Comme tout hérésiarque, il repoussait le dogme de l'Infaillibité papale, et jurait que Dieu lui avait donné des pouvoirs de réforme sur son Église. J'imagine que si Benedetto Orfei était devenu pape, et que l'idée de son hérésie ne lui eût été inspirée qu'à ce moment, il se serait au contraire servi du dogme de l'Infaillibilité pour obliger les catholiques à croire en sa doctrine, que nul n'aurait alors niée sans être hérétique.
Je visitai Benedetto Orfei par une douce après-midi de mai. L'hérésiarque était assis dans un fauteuil moelleux. Sur sa table s'étalaient des papiers—probablement des brefs ou encycliques,—Il me reçut fort civilement et fit servir, pour m'honorer, de vieux flacons de vino santo et certaines confiseries romaines ou siciliennes: des noix confites dans du miel, une sorte de pâté fait de pâte de fondant aux trois parfums de rose, de menthe et de citron, où étaient enfouis des morceaux de fruits confits (écorces d'orange, cédrats, ananas), de la pâte de coing très douce appelée cotogniata, une autre pâte nommée cocuzzata, et une sorte de crêpes de pâte de pêche que l'on nomme persicata. Il exigea que je goûtasse au vino santo et le dégusta avec moi, non sans donner des marques de satisfaction réelle: hochements de tête, agitation d'une gorgée de vin dans la bouche avec mouvements appropriés des lèvres et des joues, léger frottement de la main gauche sur l'estomac. Je m'aperçus bientôt que ce bon hérésiarque était sourd. Comme il savait que je venais le visiter afin de prendre des notes destinées à élaborer dans la suite un essai sur son hérésie, je le laissai parler sans jamais l'interrompre.
Benedetto Orfei, qui était originaire d'Alessandria, en parlait volontiers le dialecte. Son discours était émaillé de paroles grasses, presque obscènes, mais étonnamment expressives. C'est le fait des mystiques d'employer de telles paroles, le mysticisme touche de près l'érotisme. Malgré l'intérêt que pourraient avoir certaines expressions pour les philologues, je n'insisterai pas sur ce côté de l'esprit d'Orfei. Ma science très superficielle des dialectes italiens ne m'a d'ailleurs pas permis de tout comprendre, et je n'ai saisi le sens de nombre de mots que grâce à la mimique qui accompagnait les discours de l'hérésiarque.
Voici comment Benedetto Orfei me raconta ce qu'il nommait sa conversion illuminatrice:
—Je m'étais occupé tout le jour de l'hypostase. Le soir venu, après avoir dit ma prière, je me couchai et commençai le rosaire. En même temps je méditais sur les mystères de la Religion. Je songeais à la bonté du Fils de Dieu, qui, pour effacer la tache originelle, se fit homme et mourut sur la Croix, supplice infamant, entre deux larrons. Une phrase qui prit la forme d'un refrain populaire vint chanter en mon esprit:
Sur le Golgotha,
De même qu'au ciel
Ils sont en Trinité.»
Ici l'hérésiarque s'arrêta, ému, versa du vin dans nos deux verres, et but, d'un air triste bientôt dissipé, la contenu du sien, sans négliger les frottements de main sur la panse, agitations de visage, exclamations sur le velouté du vieux vin. Il m'obligea à goûter de la cocuzzata et continua ainsi:
—Le refrain divin chanta dans mon âme jusqu'à l'heure où je m'endormis. Mon sommeil fut profond, et le matin, à l'heure des songes véridiques, je vis le ciel ouvert. Parmi les chœurs des hiérarchies d'Assistance, d'Empire et d'Exécution, et plus hauts que le chœur des Séraphins, qui est le plus élevé, trois crucifiés s'offrirent à mon adoration. Ébloui de la lumière qui entourait les crucifiés, je baissai les yeux et vis la troupe sainte des Vierges, des Veuves, des Confesseurs, des Docteurs, des Martyrs adorant les crucifiés. Mon Patron, saint Benoît, vint à ma rencontre, suivi d'un ange, d'un lion, d'un bœuf, tandis qu'un aigle volait au-dessus de lui. Il me dit: «Ami, souviens-toi!» En même temps, il dressa sa main droite vers les crucifiés. Je remarquai que le pouce, l'index et le majeur de cette main étaient étendus, tandis que les deux autres doigts étaient repliés. Au même instant les Chérubins agitèrent leurs encensoirs, et un parfum, plus suave que celui du plus pur des encens minéens, se répandit dans l'air. Je vis alors que l'ange escortant mon saint Patron portait un ciboire d'or, d'un travail admirable. Saint Benoît ouvrit le ciboire, y prit une hostie, qu'il divisa en trois parties, et je communiai triplement d'une seule hostie, dont le goût devait être plus exquis que celui de la manne que savourèrent les Hébreux dans le désert. Une musique ravissante de luths, de harpes et autres instruments célestes, tenus par des Archanges, se fit entendre et le chœur des Saints chanta:
Sur le Golgotha,
De même qu'au ciel
Ils sont en Trinité.
«Je m'éveillai. Je compris que ce rêve était un événement grave dans ma vie et pour les hommes. L'heure à laquelle il s'était produit ne me laissait guère de doute sur la véracité d'un tel songe. Néanmoins, comme il renversait les croyances sur lesquelles repose le christianisme, j'hésitai à en faire part au pape. La nuit suivante, je vis en songe matinal, au milieu de deux femmes, la Très Sainte Vierge, leur disant: «Vous aussi êtes mères de Dieu, mais les hommes ne connaissent pas votre maternité!» Et je m'éveillai, tout en nage. Je n'avais plus aucune hésitation. Je récitai tout haut la doxologie. Je fus dire la messe à Sainte-Marie-Majeure, puis j'allai au Vatican demander une audience au Saint-Père qui me l'accorda. Je lui fis le récit de ce qui s'était passé. Le pape m'écouta en silence et médita un instant après m'avoir entendu. Sa méditation finie, il me dit sévèrement de cesser toute étude théologique, de ne plus songer à des choses ridicules et impossibles qu'un démon avait seul suscitées en moi. Il m'enjoignit de revenir le visiter au bout d'un mois. Je m'en fus peiné et honteux. Je rentrai dans mon couvent désert et pleurai. Le refrain sacré: Ils étaient trois hommes, revint chanter en mon âme. Je le repoussai de toute ma volonté, comme une tentation. Je m'humiliai devant Dieu.
«Pendant un mois, je suivis un jeûne rigoureux et pratiquai les douze mortifications recommandées par le contemplatif Harphius au livre II de sa Théologie mystique. Je me mortifiai surtout selon les cinq dernières: mortification de toute curiosité de l'entendement, mortification de tout scrupule de cœur, mortification de toute impatience inquiète de l'âme, mortification de toute volonté, et pratique de la résignation à supporter, pour l'amour de Dieu, tout abandon. Au bout du mois, après ces pénitences, la conviction qui m'était venue si fortuitement s'était renforcée dans mon âme, et je fus retrouver le Saint-Père qui, très affectueusement, me demanda si j'avais abandonné les chimères que le démon de l'hérésie m'avait inspirées. Pour lui répondre, il ne me vint que ces paroles: Ils étaient trois hommes... «Hélas! s'écria le pape, cet homme est possédé!» Je me mis à genoux alors. Je parlai de mes mortifications et suppliai le pontife de m'exorciser. Les larmes aux yeux, il m'affirma que Dieu me saurait gré de cette humiliation volontaire; puis il m'exorcisa selon les rites. Je partis ensuite, sans insister, car j'étais bien assuré que mes pensées n'étaient pas d'inspiration diabolique mais divine, puisqu'aucun exorcisme n'avait prévalu contre elles.»
L'hérésiarque cessa de parler, fit son manège accoutumé, but son vino santo, médita un moment, les yeux au plafond, et, renversé sur le dossier de son fauteuil, fit tourner, l'un autour de l'autre, ses pouces rapprochés sur son ventre. Il reprit ainsi:
—Le lendemain, j'écrivis au pape, lui faisant part de ma conviction et le priant, puisqu'il était le chef de la religion, de proclamer la vérité que j'avais apprise si miraculeusement. J'ajoutai qu'il n'y avait pas d'infaillibilité qui pût rendre mensonger ce qui était vrai, et que, par conséquent, je me séparerais de l'Église, au cas où il préférerait les anciennes erreurs à l'évidence nouvelle. Pour réponse, on m'excommunia. Alors, ayant abandonné mon Ordre, et riche des biens que je lui avais apportés, je vins me réfugier dans cet asile de paix où, jeté hors du giron de l'Église catholique, je place les fondements de la nouvelle religion. J'inaugurai la véritable communion triple en une hostie renfermant les trois corps humains d'un seul Dieu en Trois Personnes. Car la vérité est celle-ci: la Trinité se fit hommes. Il y eut trois incarnations. Les Trois Personnes du seul Dieu souffrirent, le même jour, la Passion nécessaire pour le rachat de l'Humanité. Le larron de droite était Dieu le père. On le remarque aisément par les paroles de sollicitude qu'il eut sur la Croix pour son Fils bien-aimé. Sa vie fut triste et patiente. Il souffrit injustement d'être pris pour un larron qu'il n'était pas. Étant tout puissant et infiniment majestueux, il ne voulut avoir aucun disciple. Le Christ, qui mourut entre les Larrons divins, était le Verbe et, l'étant, fut le Législateur. Ce sont ses paroles et ses actes qui devaient être transmis au monde pour lui être un enseignement. Il en fut ainsi. Le larron du gauche était le Saint-Esprit, le Paraclet, l'éternel Amour qui, devenu homme, voulut être pareil à l'amour humain qui est infâme. Il fut larron réel et souffrit justement. Voici le mystère en toute sa sainteté: Dieu se fit homme. Dieu le père incarné souffrit pour exercer sur soi sa toute-puissance et s'humilia jusqu'à rester inconnu et sans histoire. Dieu le fils incarné souffrit pour attester la vérité de son enseignement et donner l'exemple du martyre. Il souffrit injustement mais glorieusement pour frapper l'esprit des hommes. Dieu le Saint-Esprit voulut souffrir justement. Il s'incarna dans les pires faiblesses humaines, et s'abandonna à tous les péchés par compassion et amour profond pour l'Humanité. Voici la vérité:
Sur le Golgotha
De même qu'au ciel
Ils sont en Trinité.
C'est ainsi que Benedetto Orfei me raconta l'histoire de son hérésie et me développa sa doctrine. Emporté par son récit, il avait oublié de boire. Aussitôt son discours terminé, il allongea la main droite, tout en restant renversé dans son fauteuil, saisit une crêpe de persicata, qu'il roula soigneusement, et en fit une bouchée. Puis, s'étant versé du vino santo, il le but, mais maladroitement, car persicata et vino santo dévièrent dans son gosier. Il avala de travers, et ce fut une explosion par la bouche et le nez. L'hérésiarque, rouge à éclater, toussa cinq bonnes minutes. Il eut besoin de se moucher. Comme il n'usait pas de tabac, au lieu d'un énorme mouchoir de couleur, il sortit un petit mouchoir de batiste blanche, fort peu ecclésiastique. Cette élégance m'étonna. Il reprit haleine en respirant bruyamment, non sans m'indiquer du doigt le cotignac pour m'inviter à en prendre.
Il me confessa ensuite que la religion catholique était pourrie, étant trop vieille, et que le pape craignait d'y toucher de peur que tout ne s'écroulât. Il fut même plus expressif, et, employant son dialecte natal, il ajouta:
—L'è cmè ra merda: pï a s'asmircia, pï ra spissa.
Lorsque je me levai pour prendre congé, l'hérésiarque voulut m'accompagner jusqu'à la porte.
Au moment où il se leva, sa soutane, sorte de robe monacale de bure noire, s'ouvrit et je vis qu'en dessous l'hérésiarque était nu. Son corps velu était sillonné de marques de flagellation. Une ceinture rugueuse, hérissée de piquants de fer, qui devaient déterminer d'insupportables souffrances, entourait sa taille. Je vis encore d'autres choses, mais elles sont de telle nature que je ne peux les décrire. Toute cette nudité, à vrai dire, ne m'apparut qu'un instant. L'hérésiarque referma aussitôt sa soutane dont il noua la cordelière, et, souriant, m'invita à passer dans la pièce voisine qui était la bibliothèque. J'étais stupéfait de voir que cet homme donnait de tels châtiments à sa chair et satisfaisait en même temps sa sensualité gourmande. Je méditai sur ces contrastes en passant dans la bibliothèque, où je vis, convenablement rangés sur des rayons, des livres de toute sorte que l'hérésiarque m'invita à regarder. Il y avait là, mêlés, des volumes précieux ou vulgaires, de théologie, de philosophie, de littérature et de sciences. C'étaient des livres et des manuscrits anciens et modernes sur papier ou parchemin. Je remarquai les œuvres d'Aristote, de Galien, d'Oribase, la Syphilis de Fracastor, la Sagesse de Charron, le livre du jésuite Mariana, les contes de Boccace, de Bandello, du Lasca, Saint Thomas, Vico, Kant, Marcile Ficin, le diadème des Moines de Smaragdus et d'autres. Je quittai ensuite l'hérésiarque, que je n'ai plus revu.
À quelque temps de là, j'appris que venait de paraître: l'Évangile véridique, de Benedetto Orfei, traduit en langue vulgaire, contenant la vie de Dieu le père, premier des deux évangiles parallèles aux évangiles canoniques. Je me procurai le livre, qui était fort court. Il ne contenait rien de précis sur la vie de la première personne de Dieu. On y apprenait que l'on ne savait rien de la naissance de Dieu le père. De sa vie, on ne savait presque rien, sinon qu'il fut juste, obscur et sans amis. Son existence était mêlée à celle de deux autres personnes de la Trinité, et c'est en essayant de détourner Dieu l'Esprit-Saint d'un crime que celui-ci commettait, qu'il fut pris avec lui et condamné injustement. Chacune des paroles qu'il échangea au lieu du supplice avec Jésus et le mauvais larron, faisait l'objet d'un chapitre où elle était commentée. C'était en effet le seul moment bien connu de sa vie, et encore l'hérésiarque en avait-il emprunté le récit aux évangiles synoptiques. Après la mort de Dieu le père, tout redevenait mystérieux. On ne savait plus rien, ni de sa résurrection et ascension, probables, mais inconnues. L'ouvrage avait été, paraît-il, écrit en latin, traduit aussitôt en italien et publié. Le manuscrit latin sur parchemin doit encore exister.
L'année suivante, Benedetto Orfei fit paraître le second évangile parallèle aux évangiles canoniques ou Évangile du Saint-Esprit. Comme celle de Dieu le père, sa vie était peu connue. Mais, tandis que du Père éternel on ne connaissait que sa mort, on savait du Saint-Esprit qu'il viola, un jour, une vierge endormie. Ce stupre avait été l'opération du Saint-Esprit de laquelle était né Jésus. On insistait aussi sur les paroles prononcées sur la croix, puis le mystère se faisait après l'instant où les soldats eurent brisé les jambes des deux larrons. Ce volume, à la vérité fort beau et d'une grande élévation de pensée par certains endroits, contenait des passages d'une telle crudité que les autorités italiennes le firent saisir comme livre obscène; aussi est-il introuvable.
Les exemplaires du premier évangile, ou Vie de Dieu le père, sont d'ailleurs fort rares eux-mêmes: soucieuse de les détruire, la cour pontificale en avait acheté la plus grande partie.
L'hérésie des Trois-Vies ne se répandit pas. Benedetto Orfei mourut au seuil du siècle. Ses quelques disciples se dispersèrent, et il est probable que l'enseignement de l'hérésiarque aura été vain, qu'il n'en sortira rien, et que nul ne songera à le reprendre.
Un prêtre qui avait beaucoup connu Benedetto Orfei, et qui avait souvent essayé de lui faire abjurer ce que les catholiques appelaient ses erreurs, m'a raconté la fin de l'hérésiarque. Il mourut, à ce qu'il sembla, des suites d'une indigestion, mais son corps fut trouvé tout couvert de plaies résultant des tortures qu'Orfei s'imposait; si bien que les médecins hésitèrent à attribuer son décès à sa gourmandise ou à ses mortifications. La vérité est que l'hérésiarque était pareil à tous les hommes, car tous sont à la fois pécheurs et saints, quand ils ne sont pas criminels et martyrs.
L'INFAILLIBILITÉ
Le 25 juin 1906, le cardinal Porporelli achevait de dîner lorsqu'on lui annonça la visite d'un prêtre français, l'abbé Delhonneau. Il était trois heures de l'après-midi. L'implacable soleil qui exalta la ruse triomphatrice des anciens Romains et qui échauffe avec peine la froide rouerie de ceux de nos temps, s'il laissait tomber des rayons insoutenables sur la place d'Espagne où s'élève le palais cardinalice, respectait l'appartement de Mgr Porporelli. Des persiennes entretenaient une fraîcheur agréable et un demi-jour presque voluptueux.
L'abbé Delhonneau fut introduit dans la salle à manger. C'était un prêtre morvandiau. Son aspect têtu n'allait point sans analogie avec celui des Peaux-Rouges.
Autunois, il aurait dû naître dans l'enceinte celtique de l'ancienne Bibracte, sur le mont Beuvray. Il y a encore à Autun, ville d'origine gallo-romaine, et aux environs, des Gaulois dans les veines desquels il ne coule point de sang latin, et l'abbé Delhonneau était de ce nombre.
Il s'approcha du prince de l'Église et lui baisa l'anneau selon l'usage. Refusant les fruits de Sicile que Mgr Porporelli lui offrait dans une corbeille, il exposa le but de sa démarche.
—Je souhaite, dit-il, avoir une entrevue avec notre Saint-Père le Pape, mais en audience privée.
—Mission secrète gouvernementale? demanda le cardinal en clignant d'un œil.
—Non point, Monseigneur! répondit l'abbé Delhonneau, les raisons qui me font solliciter cette audience n'intéressent pas seulement l'Église de France, mais la Catholicité tout entière.
—Dio mio! s'écria le cardinal en mordant dans une figue sèche, farcie avec une noisette et de l'anis. Est-ce réellement si grave?
—Très grave, Monseigneur, répéta le prêtre français, tandis qu'apercevant quelques taches de bougie sur sa soutane, il s'efforçait de les gratter.
Le prélat gémit:
—Que peut-il encore y avoir? Nous avons déjà assez d'ennuis avec votre loi sur la séparation et les divagations de ce chanoine Bierbaum, de Landshut, en Bavière, qui ne cesse d'écrire contre l'Infaillibilité...
—L'imprudent! interrompit l'abbé Delhonneau.
Mgr Porporelli se mordit les lèvres. Dans sa jeunesse, alors qu'il n'était qu'un prêtre mondain de Florence, il avait combattu l'Infaillibilité, mais il s'était incliné ensuite devant le dogme.
—Vous aurez audience demain, signor abbé, dit-il, vous connaissez le cérémonial?
Il tendit la main; le prêtre s'inclina, y appliqua un baiser sonore, et se retira, marchant à reculons jusqu'à la porte où il s'inclina une seconde fois, tandis que le cardinal, d'un air las, le bénissait de la main droite, pendant que de la gauche il tâtait des pêches dans la corbeille.
Lorsque le lendemain l'abbé Delhonneau fut introduit chez le pape, il se jeta à genoux et baisa la mule du blanc Pontife, puis s'étant relevé délibérément, il le pria en latin de l'entendre seul, comme en confession. Et quelle condescendance! Le Saint-Père accueillit cette requête osée.
Lorsqu'ils furent seuls, l'abbé Delhonneau se mit à parler lentement. Il s'efforçait de prononcer le latin à l'italienne, mais les gallicismes abondaient dans son langage de séminaire; de plus, l'u français y revenait souvent, incompréhensible pour le pape qui interrompait l'orateur et se faisait répéter ce qu'il ne comprenait point.
—Saint-Père, disait l'abbé Delhonneau, à la suite d'études et de réflexions pénibles j'ai acquis la certitude que nos dogmes ne sont pas d'origine divine. J'ai perdu la foi et je suis convaincu que chez aucun homme elle ne peut résister à un examen honnête. Il n'est pas une branche de la science qui ne contredise par des faits irréfutables les soi-disant vérités de la religion. Hélas! Saint-Père, quelle peine pour un prêtre de découvrir ces erreurs et quelle douleur d'oser les avouer!
—Mon enfant, dit le pape, je pense que dans ces conditions vous avez cessé de célébrer la Sainte-Messe. Les doutes qui sont venus vous assaillir, aucun prêtre ne peut se vanter de ne pas les avoir connus; mais une retraite dans cette ville, berceau du catholicisme, vous rendra la foi perdue, et par les mérites de...
—Non! Non! Saint-Père. J'ai fait tout ce qui était possible pour recouvrer une foi qui, d'abord vacillante, s'est effondrée à jamais. Je me suis efforcé de me détourner de pensées qui me torturaient. C'était en vain!... Et vous-même, Saint-Père, vous l'avez déclaré, des doutes vous sont venus. Que dis-je? des doutes? Non! mais des clartés, des illuminations, des certitudes! Avouez-le, le trirègne qui pèse sur votre front est lourd de faussetés sacrées. Et si la politique vous empêche d'affirmer les négations qui roulent dans votre cerveau, elles n'en existent pas moins. Et l'effroi de régner au moyen de mensonges séculaires, voilà le vrai fardeau de la papauté, fardeau qui fait hésiter les élus au sortir du conclave...
... Répondez-moi, Saint-Père: Vous savez tout cela. Un pontife romain ne doit pas être moins perspicace qu'un pauvre prêtre du Morvan!
Le pape était assis immobile, grave, et pendant cette dernière partie du discours il n'ouvrit pas la bouche. Devant lui, l'abbé Delhonneau semblait un de ces Gaulois qui pendant le sac de Rome venaient agacer les sénateurs majestueux, pareils à des statues, sur leur chaise curule. Levant lentement les yeux, le pontife demanda:
—Prêtre! où voulez-vous en venir?
—Saint-Père, répondit l'abbé Delhonneau, vous détenez une puissance formidable, vous avez le droit de décréter le Bien et le Mal. Votre Infaillibilité, ce dogme incontestable parce qu'il repose sur une réalité terrestre, vous donne un magistère qui ne souffre point de contradiction. Vous pouvez imposer aux catholiques la vérité ou l'erreur, à votre choix. Soyez bon! Soyez humain! Enseignez ce qui est vrai! Ordonnez ex cathedra que le catholicisme soit dissous! Proclamez que ses pratiques sont superstitieuses! Annoncez que le rôle glorieux et millénaire de l'Église est terminé! Érigez ces vérités en dogme et vous aurez acquis la reconnaissance de l'Humanité. Vous descendrez ensuite dignement d'un trône d'où vous dominiez par l'erreur et que nul ne pourrait désormais légitimement occuper si vous le déclariez vacant à jamais!
Le pape s'était levé. Dédaigneux de tout cérémonial, il sortit de la pièce sans adresser un mot ni un regard au prêtre français qui souriait avec mépris, et qu'un garde-noble vint guider à travers les galeries somptueuses du Vatican, jusqu'à la sortie.
Quelque temps après, la curie romaine créa un nouvel évêché à Fontainebleau et y nomma l'abbé Delhonneau.
Lors de son premier voyage ad limina, cet évêque ayant proposé au Saint-Siège l'érection en dogme de la croyance à la mission divine de la France, le cardinal Porporelli, quand il l'apprit, s'écria:
—Pur gallicanisme! Mais l'administration gallo-romaine, quel bienfait pour les Gaules! Elle est nécessaire pour dompter la turbulence des Français. Et que de peine pour les civiliser!...
TROIS HISTOIRES DE CHÂTIMENTS DIVINS
I
LE GITON
Le nommé Louis Gian, fils d'un petit marchand d'huiles à Nice, ne manifesta jamais la moindre piété au contraire des autres enfants qui, au moins à l'époque de leur première communion, font preuve d'une dévotion touchante.
Le vicaire boiteux de Sainte-Réparate lui avait dit, un jour, pendant le catéchisme, en essuyant ses lunettes avec sa soutane sale:
—Toi, Louis! il t'arrivera malheur, parce que tu es faux. À te voir, on te prendrait pour un ange. La vérité? tu es plat comme une punaise à genoux. Tu te moques de moi. Je le sais, et tu le peux. Mais on ne se rit pas de Dieu. D'ailleurs, tu l'apprendras, trop tôt à ton souhait.
Louis Gian avait écouté, debout et les yeux baissés, l'admonestation du vicaire. Mais, dès que celui-ci eut le dos tourné, l'impie singea sa marche chancelante et chantonna:
—Cinq et trois font huit. Cinq et trois font huit.
Le jeune Nissard ne s'amenda pas. Jusqu'à quatorze ans il fréquenta peu l'école, mais paillarda sous les ponts du Paillon et au Château, d'abord avec les garçons de son âge, ensuite avec les petites filles.
À quatorze ans, il fut placé chez un chemisier et quitta le vieux Nice aux parfums de fruits et d'aromates mêlés aux odeurs de chair crue, de pâte aigre, de morue et de latrines, pour une boutique dans la ville neuve. Dès les premiers jours il fut remarqué par le patron et la patronne qui, en bons Nissards, ne firent chômer l'apprenti ni le jour, ni la nuit.
La patronne était rousse comme une orange, mais le patron sentait le pissala. Louis Gian se fit enlever en temps de carnaval par un Russe quinquagénaire et méticuleux qu'il fallait appeler: «Mon général!» et qui l'appelait: «Ganymède!»
Ayant reconnu que le Russe était exigeant et avare, il le vola et le quitta.
Ensuite il se prodigua à un Turc brutal et gourmand.
Le Turc, s'étant décavé à Monte-Carlo, fut remplacé par un Américain. Louis Gian avait compris que sa condition fructueuse le vouait, comme une mappemonde, à toutes les nationalités.
Pourtant il ne sut pas dans la fortune garder cette sérénité qui est le privilège des vertueux. Il méprisa ses compagnons d'autrefois et passait près d'eux sans paraître les voir. Ceux-ci lui rendirent d'abord mépris pour mépris. Ils ne manquaient pas, lorsqu'ils le rencontraient, de faire le geste qui consiste à placer le bras gauche à la jointure du droit plié et à agiter le poing droit fermé. Ou bien encore, ils mimaient, à son passage, l'obscène lettre Z d'un alphabet muet qu'emploient volontiers les Nissards, les Monégasques, les Turbiasques et les Mentonasques.
À la fin, l'inconduite de Louis Gian fut en horreur au Ciel, comme elle l'était à ses anciens camarades. Celui qui pisse contre le vent se mouille la chemise; il plut à Dieu de punir par la peine du talion les péchés du giton.
Louis Gian insulta un ami d'autrefois qui l'avait apostrophé. Il y eut querelle, bataille et promesse de vengeance.
Quatre jeunes gens, qui ne valaient en somme pas mieux que Louis Gian, l'attendirent un soir qu'il était allé seul au théâtre. Ils se saoulèrent de ce vin de Corse bien tombé de la réputation qu'il eut au XVIe siècle, puis guettèrent en face de la villa où l'encroupé vivait avec un Autrichien morbide.
Lorsque Louis Gian arriva après minuit, ils se précipitèrent sur lui, le bâillonnèrent et, l'ayant hissé sur la grille de la ville, l'empalèrent et se sauvèrent en se donnant des tapes...
L'empalé mourut, avec volupté peut-être. Il était beau comme Attys. Les lucioles luisaient autour de lui...
II
LA DANSEUSE
J'ai lu, jadis, dans un vieil auteur, ce récit authentique ou légendaire de la mort de Salomé. Je n'ai point orné le conte de mots hébreux, de descriptions exactes de costumes et de palais; sophisteries qui eussent donné au récit cette couleur locale tant cherchée aujourd'hui. À la vérité, mon ignorance m'eût empêché de le faire, et j'ai même conservé à mes personnages les noms qu'ils portent dans nos évangiles.
Ceux qui avaient fait mourir saint Jean-Baptiste furent châtiés. Hérodiade avait été férue de la maigreur ragoutante du pénitent qui invitait les hommes à prendre des bains. Bien qu'ayant agi comme Joseph chez Putiphar, le mangeur de sauterelles avait sans doute éprouvé des désirs charnels, tôt réprimés, pour celle qui le voulait. Lorsqu'Hérodiade, incestueuse selon la loi des Juifs, eut épousé son beau-frère Hérode Antipas, il se mêla un peu de jalousie aux reproches faits par le Baptiste. Salomé, enjolivée, attifée, diaprée, fardée, dansa devant le roi et, excitant un vouloir doublement incestueux, obtint la tête du Saint refusée à sa mère.
Hérodiade reçut dans un vaisseau d'or la tête chevelue à face barbue. Sa passion se réveillant soudain, elle baisa ardemment les lèvres violâtres du Baptiste décollé. Mais son ressentiment fut plus fort. Elle le satisfit en perçant à coups d'épingle la langue, les yeux et toutes les parties du chef sanglant. Le sacrilège cessa par la mort d'Hérodiade, qui, jouant encore avec la tête précieuse, succomba suivant toute vraisemblance à une rupture d'anévrisme.
Cette femme orgueilleuse ne demeura point en enfer. Elle fait partie de ces hordes d'esprits qui peuplent les airs, et que, lorsqu'ils sont bons, j'aime fort à appeler des dieux. Bien entendu, j'entends par dieu ce sur quoi l'homme n'a nul pouvoir, et non pas cette âme du monde que Speusippe d'Athènes a le premier cru gouverner sans entendement l'univers. Les nuits d'orage, Hérodiade, annoncée par les ululements des hiboux et l'effroi des animaux, mène une chasse fantastique qui passe au-dessus de la cime de nos forêts.
Hérode Antipas, roi de Judée, dont le pouvoir équivalait à celui du bey de Tunis de nos jours, fut exilé par Tibère et mourut malheureux à Lyon.
Salomé, dont la belle danse avait sillé les yeux du roi, périt en dansant; mort étrange qu'envieront les ballerines.
Cette dame dansa une fois pendant une fête sur la terrasse de marbre incrusté de serpentine d'un proconsul, et celui-ci l'emmena, lorsqu'il quitta la Judée pour une province barbare au bord du Danube.
Il arriva que, s'étant un jour d'hiver égarée seule au bord du fleuve gelé, elle fut séduite par la glace bleuâtre et s'élança dessus en dansant. Elle était comme toujours richement accoutrée et dorée de ces chaînes à mailles minuscules pareilles à celles que firent depuis les joailliers vénitiens, que ce travail rendait aveugles vers l'âge de trente ans. Elle dansa longtemps, mimant l'amour, la mort et la folie. Et, de vrai, il paraissait qu'il y eût un peu de foleur dans sa grâce et sa joliesse. Selon les attitudes de son corps înel, ses mains gesticulaient en chironomie. Nostalgiquement, elle mima encore les mouvements lents des oliveuses de Judée gantées et accroupies, quand choient les olives mûres.
Puis, les yeux mi-clos, elle essaya des pas presque oubliés: cette danse damnable qui lui avait valu jadis la tête du Baptiste. Soudain, la glace se brisa sous elle qui s'enfonça dans le Danube, mais de telle façon que, le corps étant baigné, la tête resta au-dessus des glaces rapprochées et ressoudées. Quelques cris terribles effrayèrent de grands oiseaux au vol lourd, et, lorsque la malheureuse se tut, sa tête semblait tranchée et posée sur un plat d'argent.
La nuit vint, claire et froide. Les constellations luisaient. Des bêtes sauvages venaient flairer la mourante qui les regardait encore avec terreur. Enfin, en un dernier effort, elle détourna ses yeux des ourses de la terre pour les reporter vers les ourses du ciel, et expira.
Comme une gemme terne, la tête demeura longtemps au-dessus des glaces lisses autour d'elle. Les oiseaux rapaces et les bêtes sauvages la respectèrent. Et l'hiver passa. Puis, au soleil de Pâques, ce fut la débâcle et le corps paré, incrusté de joyaux, jeté sur une rive pour les pourritures fatales.
Certains rabbins pensent que l'âme d'Adam anima aussi Moïse et David. Je ne suis pas éloigné de croire que celle de Salomé avait empli la fille de Jephté, et que, n'ayant jamais chômé depuis, elle survit en Espagne, en Turquie, ou peut-être aux provinces danubiennes, dans le corps d'une danseuse de kolo,—cette ronde obscène qu'on peut appeler: la danse de la croupe.
III
D'UN MONSTRE À LYON OU L'ENVIE
Il y eut une fois, à Lyon, un soyeux nommé Gorène auquel ses parents, fort pieux, avaient donné le prénom de Gaétan parce qu'il était né le jour de la fuite du pape à Gaète.
Gaétan Gorène était devenu un bon catholique. Il hérita de la grande fortune de son père, et, lui ayant succédé, il prit pour femme une fille de sa condition.
Ses biens s'augmentaient; il était heureux en ménage, mais sa félicité n'était pas complète. Après trois ans de mariage, il n'avait pas encore d'enfant.
Dans l'espoir d'en obtenir un, il fit suivre à sa femme les prescriptions des plus grands médecins. Il la mena en vain aux sources réputées merveilleuses contre la stérilité.
Enfin, connaissant que les ressorts humains étaient impuissants, d'accord avec sa femme, il eut recours à la religion. Il écouta les conseils du confesseur de son épouse. Mais la vertu des pèlerinages les plus fameux fut trouvée en défaut, et les prières les plus ferventes furent dites inutilement.
Le fabricant lyonnais gagna un nombre incalculable de jours d'indulgence, mais son épouse resta bréhaigne comme avant. Il blasphéma contre le ciel, douta des vérités religieuses et finalement perdit la foi de ses pères. Cet homme présomptueux ne pouvait supporter que la Divinité n'eût point fait de miracle en sa faveur. Il ne se confessa plus, ne communia plus, n'alla plus aux offices religieux et cessa de donner aux œuvres pieuses qu'il avait soutenues jusque-là.
Il relut l'histoire de Napoléon, et délibéra même de répudier une épouse stérile, demeurée pieuse malgré son mari. Il se trouva alors un médecin sans renom, mais de haute science, qui, ayant appris la détresse du riche soyeux, entreprit la cure, et, de façon ou d'autre, rendit propre à être ensemencée la terre inféconde.
Gaétan Gorène pensa étouffer de joie lorsque sa femme lui annonça un jour que, par divers signes irrécusables, elle avait reconnu être enceinte et qu'elle espérait même ne pas demeurer primipare si cette grossesse avait une heureuse issue. Le fabricant fut ainsi confirmé dans son impiété et s'ouvrit sur ce sujet à sa femme pour la détourner des pratiques dévotieuses.
La dame en bonne chrétienne ne manqua pas de tout raconter à son confesseur.
Celui-ci était un prêtre robuste, dans la force de l'âge, têtu dans la foi, pensant que tout est permis pour que le règne de Dieu arrive. Il avait appris avec douleur le scandale causé par l'irréligion du fabricant, et voyant le résultat obtenu par ceux qui avaient suivi ses conseils sincères, il en éprouva du dépit. Comprenant qu'à cause de la grossesse de la dame, Satan avait été le plus fort, le prêtre entreprit de ramener au bercail la brebis égarée.
Vraiment, le ciel tira une éclatante vengeance de l'impiété de Gaétan Gorène. Une nuit de prières inspira au religieux un tour qui réussit pleinement.
Un jour d'été, sachant que le mari était à Lyon pour ses affaires et la femme à la campagne, le prêtre, abandonnant la soutane, se vêtit du plus mal qu'il put, simulant un vagabond, colporteur, gueux, mendiant, bélître, fainéant ou chemineau, comme on en voit sur toutes les routes.
Ainsi accoutré, il alla à la ville où la dame enceinte, s'ennuyant seule, regardait par la fenêtre. C'était un jour violent d'été, à l'heure de midi dont Pan, caché dans les moissons, symbolise le rut effrayant. Le faux vagabond s'approcha de la muraille, sous la fenêtre de la dame qui s'ennuyait. Il accomplit un acte naturel qu'il est inutile de nommer et exposait un pilon à mortier, un bâton pastoral, une flûte à Robin, et mieux, un rossignol tel que beaucoup de dames l'eussent voulu entendre chanter Kyrie eleison. Celle-ci, malgré sa dévotion, ne fut pas indifférente et eut envie d'être le mortier du pilon, la cage du rossignol. Mais, étant honnête, elle ne pouvait satisfaire son vouloir. Néanmoins, il est certain qu'éprouvant des démangeaisons, elle se gratta.
Bien que les phénomènes relatifs aux envies des femmes grosses soient contestés par plusieurs savants, il me paraît certain aussi que la dame était enceinte d'une fille. Car, quelques mois après, elle accoucha, et, lorsque le mari, haletant d'émotion, voulut savoir de quel sexe était l'enfant, la sage-femme leva les bras au ciel en disant: «C'est un monstre!», et le médecin qui l'assistait dit: «C'est un hermaphrodite!»
À la suite de ce monstrueux événement, le riche soyeux faillit devenir fou de douleur. Reconnaissant que tout arrive par la main de Dieu, il se résigna, devint dévot, donna de grandes sommes aux œuvres, et édifia tout le monde par sa piété.
Le prêtre, apprenant ce qui était arrivé, rit à éclater, se roula, sauta, toussa, et finalement alla à confesse. Mais le curé lui refusa l'absolution et il dut l'implorer chez l'archevêque.
L'androgyne mourut bientôt. Gaétan, redevenu pieux, vécut heureux avec sa femme et ils eurent beaucoup d'enfants.
SIMON MAGE
... Et tandis que la foule rendait gloire à celui dont les disciples accomplissaient tant de prodiges, un homme aux cheveux noirs et frisés, à la barbe rousse et fine, à la face fardée, s'approcha du diacre Philippe et lui dit:
—Devin! veuille, en retour de ta science que je désire apprendre, te laisser inculquer la mienne qui comprend avant tout les dix degrés démoniaques. Depuis longtemps, mon entendement a franchi les trois degrés ténébreux et je connais à présent les sept parvis de l'enfer proprement dit.
—Arrière! cria le diacre Philippe, il n'y a rien de commun, sorcier, entre toi et moi. Je suis le disciple de Celui qui dans sa bonté livra tes maîtres maudits à toutes les douleurs. Je suis de son Église, et, selon son vouloir, les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle.
Mais l'homme sourit, et, assujetissant sur sa tête, de la main droite, la tiare couleur de safran où, comme le Méandre au soleil, brillait un serpent fait d'opales, il reprit:
—Je commande durement aux légions de démons et communique avec les myriades d'anges. En leur suavité consiste ma force, et, le plus riche, le plus savant de Samarie, je veux me soumettre à celui dont les suppôts accomplissent tant de prodiges. Comment se nomme ton maître?
—C'est, répondit le diacre, Jésus de Nazareth, le Messie, Fils de Dieu.
Puis il l'endoctrina, et voyant qu'humble et soumis il reconnaissait la vérité, il lui demanda son nom, et l'homme saisit dans chaque main un anneau d'or de ses oreilles. À ses doigts, des pierres opaques, serties dans des bagues d'or, portaient gravés des signes divers. Dans cette position, le haut du corps, les bras et la tête figuraient un triangle isocèle. De longues paupières violettes voilèrent l'éclat des yeux noirs, et la bouche peinte prononça:
—Simon.
Le diacre se souvint de ce nom qui avait été celui du chef des apôtres, puis il baptisa l'homme, l'appelant Pierre, et ajoutant:
—Simon, désormais tu es Pierre, comme l'est le Vicaire de Dieu sur la terre.
À ce moment, le peuple ayant crié: «Place», en s'écartant, Philippe vit venir Pierre lui-même, les yeux troublés par les larmes, qui ne tarissaient plus depuis que, par trois fois, il avait renié son divin Maître. Près de l'ancien pêcheur du lac de Tibériade marchait Jean, le disciple bien-aimé.
Et le diacre dit:
—Voici que Pierre vient en pleurant. À côté de lui, marche, jeune et grave, Jean le préféré. Homme que le baptême a renouvelé, demande-leur de te conférer le Saint-Esprit.
Le peuple s'était dispersé. Il ne restait plus sur la place, avec le diacre Philippe et Jean, que le nouveau baptisé. Il ramena par devant les plis de sa robe traînante, dont l'étoffe jaune était tramée de dessins violets figurant des bêtes fantastiques, et découvrit ainsi des sandales de cuir azuré, ornées au cou-de-pied d'un quadruple triangle d'or. Et Pierre, se penchant vers Philippe, demanda:
—Quel est cet homme à l'attitude orgueilleuse? Il ne paraît avoir la véritable humilité du cœur.
Et le diacre Philippe répondit:
—C'est un magicien. À son dire, il commandait durement aux légions de démons et s'accordait avec les myriades d'anges. Il s'est soumis, lui, sa science et ses suppôts surnaturels à la divine autorité du Christ, notre Maître, et il a été baptisé.
Une longue théorie de femmes gantées, portant une cruche sur la tête, traversa la place. Elles s'approchèrent des apôtres, et l'une d'elles, gracieuse et forte, ayant déposé sa cruche, s'agenouilla devant Pierre en disant:
—Maître, on assure que vous parlez au nom de Jésus de Nazareth. Un jour, il s'entretint avec moi. J'étais assise, à peu de distance de la ville, sur la margelle du puits où nous allons. Maître, parlez-nous de Jésus.
Et le sorcier se mit devant elle, disant:
—Maître, ne lui répondez pas, c'est une prostituée.
Mais, Pierre répliqua:
—Mage écarte-toi!
Et souriant, tout en pleurs, il dit à la Samaritaine:
—Femme qui avez la foi, allez jusqu'au puits avec vos compagnes quérir l'eau de votre baptême, et revenez vers moi.
Et la Samaritaine, après s'être relevée, se dirigea, suivie des autres femmes, vers la porte de la ville.
Le sorcier, s'étant de nouveau approché de Pierre, lui dit:
—Je suis venu vers Philippe ton disciple, qui accomplit ici, avant ta venue, des prodiges admirables. Je te prie de me conférer le Saint-Esprit et le pouvoir de le conférer à mon tour.
Et Pierre demanda:
—Mage, pourquoi désires-tu le pouvoir de conférer le Saint-Esprit?
Et le sorcier répondit:
—À cause de la gloire que j'en acquerrai. Elle me mettra au-dessus des autres hommes, et un jour, si tu mourais avant moi, je serais digne de prendre ta place, ô Maître!
Et Pierre répliqua:
—Celui qui souhaite une autre gloire que celle du Très-Haut est indigne de conférer le Saint-Esprit. Va-t'en, mage, avec ta magie.
Mais le sorcier s'inclinant reprit:
—Maître, vous êtes pauvre et je suis riche: vendez-moi la science dont ma magie n'est que l'erreur!
Pierre se détourna de lui, et demanda à Philippe:
—Comment s'appelait cet homme?
—Simon! répondit le diacre.
Et Pierre, tombant à genoux, s'écria:
—Ô mon nom de pécheur! Que Simons soient tous ceux qui voudraient acheter les dons sacrés. Que ce péché exécrable soit en horreur au ciel et à la terre!
Le magicien s'était baissé, et, tandis que les manches lourdes et pendantes de sa robe soulevaient la poussière, il traça sur le sol les mots ABLANATANALBA et ONORARONO qui peuvent se lire indifféremment de droite à gauche ou de gauche à droite, et, lorsqu'il se releva, les disciples virent devant eux la vivante image de Pierre, le chef des Apôtres, mais qui ne pleurait pas et disait:
—Simon-Pierre, je ne suis nul autre que celui que tu es, et nos noms sont les mêmes. Je vivrai aussi longtemps que l'Église où tu commandes. J'en deviens pour toujours le mauvais chef, tandis que tu en es le bon pasteur. Et là où tu représenteras la bonté céleste, je serai l'infernale méchanceté qui met en branle, quand il me plaît, les légions de démons et les myriades d'anges.
Alors, il disparut, et les apôtres le cherchaient en vain des yeux sur la place, où revenait, par la porte de la ville, la théorie des Samaritaines, qui, les bras levés, maintenaient sur leur tête balancée le vase empli de leur eau baptismale.
... Et voyant s'avancer deux vieillards d'une ressemblance parfaite, Néron demanda:
—Lequel d'entre vous est ce Galiléen dont les miracles étonnent la ville?
Mais l'un des hommes leva les yeux au ciel sans rien répondre, tandis que son compagnon s'écriait:
—Cet autre qui me ressemble n'est qu'un imposteur. Et, dans ce jardin où tu nous accueilles, ô César, je veux m'élever devant toi comme un oiseau prenant son vol. Mon art me donne le moyen de confondre ainsi ce silencieux.
L'empereur éclata de rire:
—Étrangers, dit-il, je vous ai pris d'abord pour Castor et Pollux, mais ils s'aiment et vivent alternativement. Votre inimitié excite mon imagination. Enchanteurs, faites des prodiges. Ma musique accompagnera vos gestes. Ensuite, je célébrerai votre lutte en strophes alcaïques.
Il vit alors que le visage du vieillard qui avait parlé était calme et rusé, tandis que sur les joues du silencieux, des larmes, qui ne cessaient de couler, avaient creusé deux sillons. Prenant un luth accordé, Néron le fit sonner, et l'homme qui ne pleurait pas s'écria:
—Pierre, voici le moment où je te confondrai. Mon art détruira tous les enchantements de ton ignorance. Mes alliés veillent dans le Ciel et dans l'Enfer.
Il traça sur le sol le nom d'Anatana, qui se lit de droite à gauche et réciproquement. Une nuée sombre s'étant élevée, le magicien lui dit:
—Anatana, prince de l'Enfer, si mon ennemi m'attaque au moment où venant de quitter la terre, j'aurai peine à me défendre, tu feras la nuit et combattras cet homme dans l'obscurité.
Il s'accroupit pour renouer les cordons de sa sandale droite, ornée au cou de pied d'un quadruple triangle d'or, et se releva en appelant:
—Eloah Quanah, Dieu jaloux, préposé aux portes de la demeure céleste, à l'ouest, écarte-toi en ouvrant pour laisser passer ceux qui me servent!
Alors il cria:
—Kokhabiel!
Et ce fut une rumeur argentine d'armes célestes, tandis que s'avançaient Kokhabiel et les trois cent soixante-cinq mille Anges qu'il commande. Le magicien jeta un regard triomphant sur Pierre qui, tombé à genoux, priait maintenant les bras en croix.
L'enchanteur appela:
—Quemuel!
Et avec un bruit semblable au chant de milliers d'oiseaux s'avancèrent Quemuel et les douze mille Esprits qui sont sous ses ordres.
Le mage commanda:
—Ange Dumiel, portier de l'enfer, laisse passer ceux qui me servent.
Et, silencieux, comme le vol des chauves-souris, s'avancèrent à califourchon sur des zèbres, des hémiones, des onagres, ou debout sur des éléphants portant de belles citadelles, ou bien assis sur des panthères, ou encore à pied, menant des ours, des onces enchaînés, les quatre-vingt dix mille Démons présents à l'exode d'Égypte.
Et le magicien dit à ceux qui lui obéissaient:
—Vous qui êtes à la fois mes maîtres et mes serviteurs, voici que je m'élèverai devant César comme l'oiseau prend son vol. Défendez-moi tandis que je serai dans l'air, afin que mon ennemi demeure sur la terre, impuissant et confondu.
Il s'approcha de Pierre et lui parla:
—Les puissances du Ciel et de l'Enfer m'obéissent. Dieu lui-même va paraître devant toi pour te confondre en attestant ma science et ton ignorance.
Il appela:
—Sidra!
Et l'Ordre qui est la Bouche de Dieu parut au firmament où, à la parole du mage, se manifestèrent Tathmahinta, qui est le Coude gauche au Corps de Dieu, Adramat, qui est un Doigt majestueux au Pied droit du Corps de Dieu, Auhez, qui est un Doigt préhensif au Pied gauche du corps de Dieu, auprès d'Hatoumah, qui, l'Intégrité même, est aussi un Orteil au Pied gauche du Corps de Dieu.
Et quelle immense Majesté emplissait le ciel, à mesure qu'apparaissaient les célestes Puissances, qui sont des Membres au Corps de Dieu!
Dagoul We Adom s'inscrivit en une distincte rubrique sur le Corps de Dieu. Alors, Kokhabiel et ses trois cent soixante-cinq mille Anges, Quemuel et ses douze mille Esprits, Anatana l'obscur, et les quatre-vingt-dix mille Démons présents à l'exode d'Égypte, les légions de démons et les myriades d'anges de toutes hiérarchies s'inclinèrent, et le fulgurant Ohaztah parut qui est le Prince de la Face divine.
Prompts et inouïs, entourant, supportant le Corps adorable se manifestèrent Afapé, Elohémancith, Tamani, Ouriel et les autres Faces d'aigles, de lions ou de chérubins qui ornent le Char céleste.
Les Ofanim, classe d'anges multicolores, qui sont les roues de ce Char plus rapide que l'esprit humain ne saurait le concevoir, tournèrent dans le ciel en jetant un éclat insupportable, et, prenant tous les tons, depuis les blancheurs totales et infiniment variées des plus pures régions étoilées jusqu'aux dernières nuances qui flamboient dans les abîmes, tandis que, sombre et terrible, comme une annonciation de tempête, dominait au zénith la profondeur violette d'Humasion, l'Améthyste, qui est une appellation de la Divinité.
Et Pierre, le front contre terre, suppliait le Très-Haut de confondre le magicien, qui s'écria:
—César! je vais maintenant m'élever devant toi, à la face de Dieu.
Il appela:
—Isda! Auhabiel! Auferethel!
Et Isda, qui est l'ange de la nourriture, s'avança, et lui donna les forces nécessaires à l'accomplissement de son faux miracle; ensuite, Auhabiel, l'ange aimé de Dieu et préposé à l'amour, étendit ses ailes, et, prenant le mage par les cheveux, l'emporta vers les régions supérieures, tandis qu'Auferethel, qui est l'ange du plomb, retenait Simon, afin qu'il ne montât pas trop vite et ne perdît point connaissance.
Mais, soudain, s'étant levé, Pierre rompit le charme d'un seul geste, et, dans un silence auguste, s'écroula l'angélique et rayonnante majesté du Corps divin, pendant qu'avec un bruit d'argent et de soie, disparaissaient les myriades d'anges, pendant qu'avec la rumeur d'un grouillement de cloaque, s'enfonçaient dans l'abîme les légions démoniaques.
... Et crucifié la tête en bas, par respect pour l'adorable position de son Maître, Pierre aux yeux brûlés par les larmes, Pierre sur le point de mourir, regardait un homme qui lui ressemblait s'avancer vers le bourreau, auquel il demandait:
—Combien me vendrais-tu le corps de ce supplicié?
Et le bourreau répondait:
—Étranger, ce martyr qui te ressemble est sans doute ton frère... Moi aussi, je suis chrétien, car j'ai été baptisé. J'exerce mon métier, et, faisant cela, j'accomplis la volonté divine. Mais, le corps d'un martyr est un don sacré de Dieu à ses fidèles, et il est interdit de vendre les dons sacrés. Quand cet homme sera mort, tu emporteras le cadavre, afin que les croyants puissent l'honorer... En attendant, pour passer le temps, jouons aux dés mon silence contre tes sandales azurées, qu'orne, au cou de pied, un quadruple triangle d'or.
L'OTMIKA
Sur le pré, proche les vergers aux pruniers fleuris qui entourent le village bosniaque, le kolo tournait, ronde échevelée et chantante. Les croupes s'agitaient en cadence: celles des garçons sautaient, nerveuses et étroites; celles des filles roulaient, lourdes et bulbeuses, et tendaient le jupon court. Les chansons s'envolaient, lyriques, satiriques ou gaillardes, et en ce cas les filles faisaient semblant de ne pas comprendre. On chantait:
Le second disait: «Tu es une étoile.»
Le troisième disait: «Tu es un ange des cieux.»
Mais le quatrième m'a contemplée sans rien me dire.
De par mon miroir, je ne suis ni rose, ni étoile, ni ange,
De par mon miroir les trois ont menti.
Et celui qui s'est tu sera mon bien-aimé.
Le kolo tourna un instant en silence. Les croupes remuaient, sautillaient, frétillaient, se tortillaient. Les tziganes, hommes et femmes, assis sur le talus du chemin qui borde le pré, préludèrent un autre air sur leurs guitares, et la troupe dansante entonna:
Pesait cent dix okes.
Sa fille qui n'en pesait que trente
S'est enfuie chez les Serbes pour danser la poskotznika.
Puis les garçons chantèrent:
Elle était comme un sac troué...
À ce moment un cri retentit, sauvagement:
—Otmika!
Et une troupe de garçons, qui, sans doute avec la complicité des tziganes, s'étaient tenus cachés derrière une haie, de l'autre côté du chemin, s'élancèrent vers les danseurs de kolo.
Au cri d'Otmika tous avaient compris qu'il s'agissait du rapt traditionnel chez les Sud-Slaves. Un amoureux éconduit, sachant que sa bien-aimée dansait le kolo sur le pré, avait réuni une troupe d'amis, et ils étaient venus, décidés à ravir la dédaigneuse. Mais le moment avait été mal choisi. Les danseuses avaient poussé un cri de terreur et s'étaient placées derrière les danseurs, parmi lesquels il y avait peut-être l'amant favorisé. Voyant qu'une résistance s'était organisée si promptement, les ravisseurs s'arrêtèrent, interdits. Ils n'étaient que six, tandis qu'il y avait onze danseurs avec autant de filles. Celles-ci chuchotaient:
—C'est Omer, le petit tailleur. Il veut enlever Mara.
Omer était au premier rang des otmikari; petit, brun, fort comme un taureau, il tremblait de rage. Les tziganes pincèrent leurs guitares. Les yeux d'Omer brillèrent. Il fit un pas en avant et entonna:
U tom kolu, u tom kolu, lipa Mara igra.
Kakva Mara, kakva Mara medna asta una...
Le kolo tourne composé de vingt-deux personnes.
Dans la ronde balle la jolie Mara.
Quelle bouche de miel a Mara...
Un joli garçon, grand et maigre, défenseur des filles, l'interrompit:
—Omer, tu sais que chez nous, lorsqu'on ne sait pas le nom d'une fille ou qu'on ne veut pas la nommer, on l'appelle Mara. Dis pour quelle fille tu as crié, Otmika! afin qu'elle puisse se défendre.
Omer cria:
—Mara, la fille du vieux Tenso.
Mara passa sa jolie tête brune et peureuse entre ses défenseurs en disant:
—Omer, je ne te veux pas de mal. Tu as assez longtemps chanté sous mes fenêtres, en toute saison. Mais je n'ai jamais répondu. Tu sais de belles chansons, mais je ne veux pas me marier avec toi.
La troupe des danseurs de kolo cria:
—Adieu, Omer! et se mit alors en marche vers le village.
Les otmikari ne s'opposèrent pas à cette retraite. Mais les tziganes, sur la route, ayant commencé l'air des Litanies de Marco, les ravisseurs psalmodièrent pour insulte à la belle Mara, ce chant misogyne:
Marco, de ces vipères délivre-nous,
Marco, de ces putains délivre-nous,
Marco, de ces charognes délivre-nous,
Marco, de ces traîtresses délivre-nous...
Ensuite Omer se tourna rageur vers ses compagnons:
—Dire que j'étais si empressé auprès d'elle! L'année dernière, elle se laissait faire encore. Après le kolo, elle acceptait les gurabié mielleux, les tartes aux prunes, les alvé de froment, saindoux et miel que je lui apportais. Mais depuis, elle a été à la ville. Elle y a vu des Italiens, des Juifs, des Turcs, des Viennois, qui sait? et peut-être de ces Grecs que je déteste et que je ne peux voir sans leur montrer les cinq doigts de la main droite en disant: «Pendé!», ce qui est la plus grave injure qu'on leur puisse faire!
Un des Otmikari répondit:
—Si elle connaît la ville, elle ne sera pas facile à prendre. De plus, son père a aussi des idées de la ville. Il en est venu à mépriser les institutions séculaires de notre race et il sera dans le cas de se plaindre. L'otmika traditionnelle est sévèrement punie quand il y a plainte, et il ferait ramener sa fille chez lui par les gendarmes.
Les tziganes s'étaient approchés et tendaient leurs mains ouvertes. Ils étaient beaux, mais sales et sournois. Omer leur jeta quelques pièces. L'un d'eux dit en ricanant:
—Les jours les plus heureux pour l'homme sont celui où il se marie et celui où sa femme crève.
Une vieille tzigane à face desséchée avait tiré de sa poche une longue chevelure noire, coupée par surprise à quelque misérable gardeuse d'oies, endormie dans une prairie. Avec un vieux peigne cassé elle peignait cette chevelure triste comme une relique de morte, en marmonnant inintelligiblement. Elle releva la tête, et, regardant fixement Omer, elle lui dit en chevrotant:
—Pourquoi ne fais-tu pas l'otmika sur une fille d'un village voisin, comme cela se pratique ordinairement? Si tu veux, je t'en volerai une dont les cheveux seront plus beaux que ceux que je tiens.
Mais Omer répondit:
—Un héros ne vole pas, il ravit. Je veux Mara.
La vieille continua:
—Si tu me donnes bien de l'argent, je ravirai pour toi Mara. Car tu n'es pas rusé, mais je suis fine comme les aiguilles de sapin, moi.
Omer réfléchit, puis consentit le prix voulu par la vieille, lui donna des arrhes et s'en alla avec ses compagnons, tandis qu'en signe de joie pour l'aubaine, les tziganes, au son d'une guitare, dansaient la khaliandra, sautant et se battant les semelles sur les fesses, en se tenant d'une main par l'oreille et de l'autre par l'organe génital.
Le lendemain, Omer ne se montra pas dans le village. Il passa sa journée à coudre et à broder, accroupi à la turque. Dans les rues les gens parlaient de l'otmika et beaucoup désapprouvaient Omer d'avoir interrompu le kolo. Bandi, le marchand de cochons, annonçait qu'il ferait désormais dix lieues, quand il aurait besoin d'un tailleur, plutôt que d'avoir affaire à Omer. Le vieux et riche Tenso, veuf pour la seconde fois, avait paru un instant dans la rue et avait juré qu'Omer n'aurait pas sa fille, qu'elle ne quittait plus la maison et qu'il était décidé à recourir à la gendarmerie en cas de violence. Le soir, le vieux curé entra dans la maison de Tenso. Lorsqu'il en sortit, au bout d'une heure, ceux qui le virent assurèrent qu'il avait l'air fort agité, et qu'il avait répondu d'une voix brisée par les sanglots refoulés à ceux qui lui avaient parlé.
Le surlendemain, vers deux heures, le village était presque désert, comme il l'est toujours pendant l'après-midi. Le vieux Tenso, dans sa chambre, souffrait d'une rage aux dents. Mara, dans la cuisine, surveillait la cuisson du remède infaillible contre le mal de dents: des figues bouillies dans du lait. À ce moment, on frappa à la porte de la maison. Mara regarda par la fenêtre et vit une vieille tzigane qui cria:
—Frajle! Frajle!1
[1] Mademoiselle.
Mara descendit ouvrir et la vieille lui dit:
—N'as-tu pas besoin de mes services, la belle!
—D'où viens-tu? demanda Mara.
—De Bohême, le pays merveilleux où l'on doit passer mais non séjourner, sous peine d'y demeurer envoûté, ensorcelé, incanté.
—Que sais-tu?
—J'enseigne à danser, chanter. Je sais jeter les sorts les plus insidieux. Je sais lire l'avenir dans la main, dans les cartes. Je sais coiffer, épiler, et même repuceler une nourrice.
Mara lui tendit la main gauche en disant:
—Regarde!
La vieille l'examina et répliqua:
—Tu te marieras sous peu.
Mara lui donna une pièce de monnaie, en disant:
—Va-t'en, vieille! Je sais danser, chanter. Nul n'a encore écarté mes jambes. Je me coiffe seule et je ne veux pas être épilée.
La vieille ricana:
—Téremtété! J'ai épilé de belles musulmanes, dans l'Herzégovine, et des chrétiennes aussi. Le goût de la chair lisse se propage, ma fille, et les touffes de fenouil, aux endroits secrets d'un corps poli, répugnent à plus d'un homme, même parmi les chrétiens.
Mara tapa du pied et cria:
—Va-t'en!
Mais la vieille leva la main, et, d'un coup, défit la chevelure de Mara dont les nattes retombèrent:
—Vois-tu, la belle, tu ne sais pas te coiffer. Je vais te recoiffer pour rien. Tourne-toi.
Honteuse de son impatience, Mara se laissa faire docilement. La vieille tira une paire de ciseaux, mais, à ce moment, une main nerveuse la saisit à la gorge. La vieille poussa un cri en laissant tomber les ciseaux, qui firent un bruit métallique sur le pavé. Mara se retourna et vit d'un coup d'œil les ciseaux ouverts sur le sol et le curé serrant la tzigane à la gorge. Omer, à qui la vieille avait promis de retenir Mara à la porte, afin qu'il pût l'enlever, arrivait en courant. L'apercevant, Mara poussa un cri et referma violemment la porte, qu'elle verrouilla. Omer s'arrêta désespéré en murmurant:
—Trop tard!
À ce moment, une troupe de cochons déboucha à un tournant. Les bêtes flaireuses, aux petits yeux, aux jambes courtes, grognaient, gargouillaient, ronflaient, renâclaient, reniflaient. Derrière, le troupeau grouillant et rose sale, venait Bandi qui, armé d'un gourdin, dirigeait les cochons en se dandinant, et sifflotant. À la vue d'Omer, Bandi fit tournoyer son bâton en menaçant le tailleur. Mais le curé lui cria:
—Hé, Bandi! laisse Omer, j'en fais mon affaire. Occupe-toi de cette vieille qui voulait voler la chevelure de Mara.
Le curé se dirigea vers Omer, qu'il saisit par l'oreille et entraîna. De l'autre côté, la vieille courait: les cochons la suivaient de près, en trottant plus vite, en frétillant et en remuant leur queue tortillée. Bandi en quelques sauts la rattrapa, et lui administra une volée qui, bien que rudement appliquée, ne retarda pas la fuite de la tzigane. En courant, elle poussait des hurlements, criait des malédictions et vomissait des jurons immondes...
Le curé tira Omer par l'oreille jusque devant le presbytère. Là, il le lâcha enfin et parla:
—Omer, tu es le scandale de ce village. Tu veux enlever une fille qui ne veut pas de toi. Séduire une fille est une mauvaise action, mon fils!
Omer se récria:
—Je ne veux pas la séduire, je veux l'épouser. Qu'importe qu'elle ne me veuille pas? L'homme doit-il s'embarrasser des volontés des femmes qui pleurent quand elles veulent et rient quand elles peuvent?
Le curé l'écouta d'un air attendri:
—Ainsi, c'est différent. Omer, mon enfant, tes intentions sont donc pures... L'as-tu demandée à son père?
—Oui! cria Omer, Tenso a juré que je n'aurais pas sa fille. Mais je veux épouser Mara. D'ailleurs vous savez tout. Vous êtes resté plus d'une heure, hier, dans sa maison.
—Oui! répliqua le curé, je sais tout ce qui s'est passé avant. Mais j'avais pensé, comme croit Tenso, du reste, que, ne pouvant avoir Mara pour épouse, tu voulais l'enlever pour la déshonorer et l'abandonner.
—Le vieux Tenso mépriserait-il assez nos coutumes, dit d'une-voix sombre Omer, pour me refuser sa fille au cas où, l'otmika ayant réussi, j'aurais enlevé Mara?
—Hélas! dit tristement le curé. Hélas! mais toi, Omer, méprises-tu assez les divertissements de notre race, pour venir interrompre le kolo, la danse nationale et crier: Otmika! pendant les rondes?
—Je croyais que les prêtres considéraient la danse comme mauvaise.
—Quoi?... Il en est, c'est vrai, qui croient que la danse est l'œuvre de Satan. Moi, je suis de l'avis du curé Spangenberg qui, en 1547, prêcha que la danse est bonne, car on dansa aux noces de Cana, et Jésus y dansa peut-être aussi. Mais toi, Omer, qu'as-tu fait! N'ayant pas réussi l'enlèvement pendant la danse, qu'as-tu imaginé, Omer! Car j'ai tout deviné. Tu as pris pour complice une possédée, un être infâme, une receleuse de démons, une tzigane voleuse de chevelures.
—Le diable couche avec! dit Omer, elle m'a induit en lâcheté. Mais aussi, comment avoir Mara maintenant? Elle ne sortira plus, sinon accompagnée pour aller à la messe. Le vieux Tenso, dit-on, veut aller habiter en ville. Je suis forcé de recourir à la ruse.
Le curé réfléchit:
—Non, il n'y a rien à faire du côté du vieux Tenso. Mara veut se marier à la ville. Mon pauvre Omer, renonce à l'otmika, désaime Mara. Marie-toi avec une autre.
—Jamais! Je veux Mara!
À ce moment des enfants qui passaient vinrent baiser les mains du curé. Quand ils s'en furent allés, il sourit:
—Omer! la place de Mara à l'église est à gauche près de la petite porte.
Omer tressaillit:
—Mais... le péché... un rapt dans l'église... pendant la messe...
—À ta place, Omer, je commettrais ce péché. Sois héroïque, mais demande pardon à Dieu, avant et après. Moi, je t'absoudrai quand tu viendras te confesser.
Omer parut hésiter:
—Mais... les gendarmes.
—Sois héroïque, Omer, le ciel ne t'abandonnera pas. Moi, je te bénis.
Il le bénit en souriant et disparut derrière la porte du presbytère. Omer fixa un instant le sol, se gratta la tête, fit un grand signe de croix et revint dans son atelier. Le soir tombait. Plus tôt que de coutume, il alluma la lampe. Il tira des ballots d'étoffes et coupa deux vêtements, l'un d'homme, l'autre de femme. Puis, avant de s'accroupir pour coudre, il se signa et murmura:
—Notre Père, qui êtes aux Cieux, que votre règne arrive, que l'otmika réussisse...
Le dimanche suivant fut un beau jour sans nuages. Sur la place de l'église s'était installé un de ces hommes qui promènent des phonographes de village en village. Il avait placé, pour donner l'exemple, deux des tubes de son appareil à ses oreilles, et invitait les passants à en faire autant, moyennant dix kreutzer. Des enfants, rangés autour, le regardaient. Des hommes, groupés plus loin, parlaient de la partie de quilles de la veille. Quelques femmes babillaient en tricotant. L'une d'elles, vieille, édentée, qu'on appelait Croix de Hongrie parce qu'elle était penchée comme la croix qui termine la couronne figurée sur les monnaies hongroises, déclara:
—Omer aura Mara, allez! qu'un homme vienne à aimer une femme, il n'y a rien à faire; il l'aura, et il faudra qu'elle l'aime.
À ce moment, la cloche sonna pour la messe, et, sur la place, parut Mara donnant le bras au vieux Tenso. Près d'eux marchaient Bandi, le meneur de porcs, fier et digne, et le joli garçon qui avait interpellé Omer sur le pré. Ils entrèrent dans l'église qui s'emplit bientôt de tous les habitants du village, endimanchés. Selon la coutume, les hommes se placèrent d'un côté de la nef, les femmes de l'autre. Omer était venu aussi avec ses compagnons. Mara l'aperçut au fond de l'église et remarqua qu'il était richement vêtu. Puis, elle le vit sortir avec ses amis. L'office commença.
À l'évangile, tout le monde se dressa. Tout à coup, la petite porte près de laquelle était placée Mara s'ouvrit pour laisser passer Omer qui saisit la jeune fille à bras-le-corps, la souleva et s'enfuit en un clin d'œil. Les femmes poussèrent des cris et se sauvèrent du côté des hommes où des jurons tonnaient formidablement. Le vieux Tenso, plusieurs jeunes gens, dont Bandi, se précipitèrent vers la sortie pour rattraper les ravisseurs. Mais le vieux prêtre, à l'autel, s'était tourné. Il cria:
—Arrêtez-vous, païens! arrêtez-vous.
À la voix de leur pasteur, les hommes s'arrêtèrent, interdits. Seul, le vieux Tenso sortit. Le prêtre continua:
—Quoi! païens! voudriez-vous manquer la messe parce qu'un garçon enlève une fille qu'il veut épouser?
Il y eut des murmures. Le prêtre reprit plus fort:
—L'otmika n'est-elle pas une de nos coutumes?
Il y eut alors des exclamations approbatives, et tous reprirent leurs places tandis que le vieux prêtre parlait:
—Ferez-vous votre salut en poursuivant les otmikari, ou en assistant à la messe? Omer et ses amis manquent la messe, c'est affaire à leur âme. Mais, vous autres, voudriez-vous que votre pasteur n'achève la cérémonie que devant des femmes? Pécheurs, Satan a trouvé cette nouvelle ruse pour vous induire en péché mortel! Je ne ferai pas d'autre sermon aujourd'hui. Ayez confiance en Dieu et repentez-vous. C'est la grâce que je vous souhaite.
—Amen! répondit d'une voix cassée la vieille Croix de Hongrie.
Le prêtre se tourna et dans un silence édifiant reprit la lecture de l'évangile. Le vieux Tenso rentra bientôt en gémissant. Des rires étouffés du côté des femmes accueillirent son retour.
Après la messe, les groupes se reformèrent sur la place. La vieille Croix de Hongrie parlait en faveur d'Omer, disant que l'otmika était un fait accompli, qu'il fallait que Tenso se résignât. Les filles disaient qu'Omer était un héros. Les garçons l'enviaient en constatant que Mara était une bien belle fille. Bandi et d'autres jeunes gens étaient partis pour chercher la retraite des otmikari.
Le vieux Tenso, la messe finie, s'était dirigé vers la sacristie. Le curé se dévêtissait des habits sacerdotaux. Il rit en voyant entrer Tenso. Le paysan, d'un air finaud, lui dit:
—C'est vous, notre pasteur, qui avez donné cette idée à Omer. Je sais bien. Vous êtes pour les vieilles idées. Mais les idées pour lesquelles je suis ont les gendarmes pour elles, et Mara me reviendra, morte ou vive.
Le curé sourit:
—Tu as tort, Tenso. Tu as eu ta première femme, celle avec qui tu seras au ciel—si tu y vas—par l'otmika.
—Dieu ait son âme, interrompit Tenso, j'ai mal agi.
—Bien, répondit le curé, mais tu sais qu'au pouvoir d'un garçon, une fille ne reste pas intacte. Que feras-tu de ta fille enceinte? Personne ne voudra l'épouser, et c'est aussi une idée de la ville. Et l'enfant qui viendra, qu'en feras-tu? Et puis, Mara ne déteste pas Omer, comme elle le prétend. Elle m'a dit, au contraire, qu'il lui plaisait, mais qu'elle préférait se marier à la ville pour devenir une dame. Demain, Mara sera folle d'Omer. Ce ne sera pas elle qui refusera de se marier avec lui. Tu es riche, marie les jeunes gens, puis achète-leur un bon commerce à la ville. Ainsi Mara pourra devenir une dame et ses vœux seront comblés. Mais, sur ton âme, souviens-toi de ta jeunesse. Respecte l'otmika, le rapt sacré de notre race.
Le vieux Tenso hésita, toussota, et, finalement, éclata en sanglots, gémissant en phrases brisées:
—Ah! oui... l'otmika... l'otmika... Ma première femme, ma Njera... la mère de Mara... Ma Njera qui sera ma compagne au ciel... j'espère... Oui, il faut les marier... ce sera une belle noce...
Et le curé accompagna Tenso jusqu'au portail de l'église en disant:
—Oui, ce sera une belle noce! Les vêtements sont déjà prêts. Tu seras heureux, ensuite, vieux Tenso, d'avoir marié ta fille à un homme de ta race. Après, tu pourras t'endormir doucement dans la paix du Seigneur, et tes petits-enfants, de ta race, eux aussi, viendront prier sur ta tombe plantée de romarin.
Sur la place, des tziganes étaient venus, jouant de la guitare. Les filles et les garçons dansaient le kolo, et la vieille Croix de Hongrie ballait avec eux.
Ils chantaient: