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L'hérésiarque et Cie

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Il faut les marier, il faut les marier,
Car après l'otmika la fille est enceinte.
Il faut les marier, Tenso, ou la tuer...

Le vieux Tenso regarda un instant le kolo, puis, délibérément, il prit part à la ronde. Et il faisait sauter sa croupe nerveusement, en chantant:

Il faut les marier...

QUE VLO-VE?

La guitare de Que vlo-ve? était un peu du vent qui gémit toujours dans les Ardennes de Belgique...

Que vlo-ve? était la divinité de cette forêt où erra Geneviève de Brabant, depuis les bords de la Meuse jusqu'au Rhin, par l'Eifel volcanique aux mers mortes que sont les mares de Daun, l'Eifel où jaillit la source de Saint-Apollinaire, et où le lac de Maria Laach est un crachat de la Vierge...

Les yeux de Que vlo-ve? clignotants et chassieux, à chair des paupières rouge de jambon cru, larmoyaient sans cesse et les larmes lui brûlaient les lèvres comme l'eau des fontaines acides qui abondent dans les Ardennes.

Il était le compère des sangliers, le cousin des lièvres, des écureuils, et la vie secouait son âme comme le vent d'est secoue les grappes orangées aux sorbiers des oiseaux...

Que vlo-ve? c'est-à-dire: Que voulez-vous? wallon wallonant de Wallonie était né prussien à Mont, lieu appelé Berg en allemand et situé près de Malmédy sur le chemin qui mène dans ces dangereuses tourbières appelées Hautes-Fanges ou Hautes-Fagnes, ou plus justement Hohe-Venn, puisqu'on est en Prusse déjà, comme l'attestent des poteaux noir et blanc, sable et argent, couleur de nuit, couleur de jour, sur toutes les routes.

Que vlo-ve? préférait son sobriquet à son nom: Poppon Remacle Lehez. Mais si on le saluait de son surnom: Li bai valet (le beau garçon), il faisait résonner l'âme de sa guitare et tapait sur le ventre de son interlocuteur en disant:

—Il sonne creux comme ma guitare, il jase la soif, il n'a plus de péket à pisser.

On se prenait par le bras et sans se tutoyer, car on ne se tutoye jamais en wallon, on allait, nom de Dieu! boire du péket qui est de la plus vulgaire eau-de-vie de grains, à laquelle, en parlant français, on donne par euphémisme le nom de genièvre.

Et c'eût été bien extraordinaire que dans un coin de l'auberge on ne découvrît pas Guyame le poète, qui avait le don d'ubiquité, car on le voyait chez tous les débitants de bière et de péket, entre Stavelot et Malmédy. Et combien de fois était-il arrivé que des gars s'étaient battus, parce que l'un disait:

—J'ai bu hier avec Guyame à la station, il était telle heure.

—Menteur, disait un autre, à la même heure, Guyame était avec nous à l'estaminet du Bonnet à poil, et il y avait là le percepteur des postes et le receveur des contributions.

Et, de fil en aiguille, les gars finissaient par se flanquer des beignes en l'honneur du poète.

Guyame était phtisique et logeait à l'hospice, à Stavelot. Comme on lui donnait partout à boire gratis, Guyame allait boire partout. Et, dès qu'il avait bu, il en contait des contes bleus, des histoires de brigands, de l'autre monde ou à dormir debout! Il en déclamait des vers contre la famille protestante de la place de l'Église, contre le bossu de Francorchamps, et contre la fille rousse de Trois-Ponts, qui allait toujours en automne ramasser les champignons! Pouah! les champignons donnent la crève aux vaches, et elle en bouffait, la roussotte, sans mourir! Ah! la sorcière!... Mais il chantait aussi la gloire des airelles, des myrtilles et le bien que font aux tripes humaines du lait et des myrtilles, c'est-à-dire le tchatcha archidivin, ambroisiaque. Il faisait souvent des vers pour les servantes qui pèlent les krompires, les bonnes pommes de terre, les magna bona...


Ce jour-là, Que vlo-ve? sur la route bordée d'arbres forts et tors, battait le briquet pour allumer sa pipe...

Quatre gars passèrent. C'étaient: Hinri de Vielsalm; Prosper le journalier, qui avait été trimardeur et avait travaillé aussi près de Paris dans les raffineries, il habitait à Stavelot présentement; Gaspard Tassin le chasseur, braconnier de Wanne: son feutre s'ornait d'une aile d'épervier et il fumait une puante bouffarde de bois de genévrier; enfin Thomas le babo, c'est-à-dire le coyon, ouvrier tanneur de Malmédy. Sa femme était assez jolie, ce qui était cause qu'elle couchait avec toutes sortes de gens, bourgeois et ouvriers, tandis qu'il engrossait, quand il pouvait, des ouvrières de fabrique ou des servantes allemandes, qui, disait-il, aimaient aller schlôf avec lui, parce qu'il était expert comme pas un à faire pimpam dur et longtemps.

Après avoir allumé sa pipe, Que vlo-ve? courut après eux et cria:

Bonjou, tertous!

Ils se retournèrent:

Bonjou bai' valet!

Que vlo-ve? les regarda joyeusement en prononçant son éternelle question, cause de son sobriquet:

Que vlo-ve? Nom di Dio! Oyez ma guitare. L'entendez-vous?

Il tapa deux coups dessus. Elle résonna.

—Elle sonne plus creux qu'un pet du diable. Nom de Dieu! Je fais le pari qu'on va boire du péket chez la Chancesse, ici près!... Oyez-ve!...

Et ayant accordé sa guitare, il attaqua la Brabançonne. Mais on cria:

—Taisez-vous!

Alors il commença la Marseillaise, puis après le premier couplet il cria:

Nom di Dio!

Et entonna:

Isch bin aïn Preusse...

Mais le babo répéta:

—Taisez-vous, vous êtes un Prussien qui ne sait pas l'allemand... Taisez-vous!... je veux aller schlôf avec la Chancesse.

Et les gars chantèrent en chœur:

«... Et s'il en reste un bout ce s'ra pour la servante,
S'il en rest' pas du tout elle se tapera su'l'ventre!
Et zon zon zon Lisette, ma Lisette
Et zon zon zon Lisette, ma Lison.»

On entra chez la Chancesse. Elle disait son chapelet, assise, les jambes écartées. Ses tétons, sous la camisole, semblaient dégringoler comme une avalanche.

Dans un coin, Guyame le poète parlait tout seul devant son verre de péket. En entrant, les gars saluèrent:

Bonjou vos deusses!

Guyame et la Chancesse répondirent:

Bonjou tertous!

Elle porta des verres et servit le péket tandis qu'on chantait:

J'entends le cul du verre...

Guyame s'approcha:

—Que vlo-ve? dit le guitariste en rallumant sa pipe.

Guyame versa du péket dans un verre qu'il avait apporté. Il but, fit claquer sa langue, puis lâcha un pet en disant à Prosper:

—Essaye de l'attraper, toi qui as été Parisien.

Et comme c'était le coucher du soleil, un long troupeau de vaches, mené par une petite fille aux pieds nus, passa lentement et longtemps devant l'auberge.


Il faut maintenant prendre son courage à deux mains, car voici l'instant difficile. Il s'agit de dire la gloire et la beauté du gueux déguenillé Que vlo-ve? et du poète Guillaume Wirin, dont les guenilles couvraient aussi un bon gueux gueusant. Allons d'ahan!... Apollon! mon Patron, tu t'essouffles, va-t'en! Fais venir cet autre; Hermès le voleur, digne plus que toi de chanter la mort du Wallon Que vlo-ve? sur laquelle se lamentent tous les elfes de l'Ambléve. Qu'il vienne, voleur subtil, aux pieds ailés,

Hermès, dieu de la lyre et voleur de troupeaux,

qu'il jette sur Que vlo-ve? et sur la Chancesse toutes les mouches ganiques que l'on croit, au nord, tourmenter certaines vies comme une fatalité. Qu'il amène avec soi mon second Patron, en mitre et pluvial, l'évêque saint Apollinaire. Ce dernier voilera le calvaire de bois peint qui pâtit au carrefour;

Et des santons venus des bergeries qu'attristent
Des bêlements et des yeux doux d'agneaux mignons
Mèneront chaque soir vers la croix de ce Christ
Un long troupeau lyrique avec un crâmignon.

La nuit était venue. La Chancesse disait toujours le chapelet. Sur la table, près des bouteilles vides ou pleines de péket, une lampe à pétrole brasillait et fumait. Que vlo-ve? avait tiré du pain et du fromage de tête de cochon. Il mangeait lentement en écoutant jaser ses compagnons, et aussi bouillir l'eau pour le café de la Chancesse.

Guyame raconta l'histoire de Poncin et de ses quatre frères, ce qui signifie le pouce et les quatre autres doigts. Poncin dans l'histoire rossait toujours Longuedame qui est le majeur. Guyame se leva et alla pisser à la porte. En revenant, il dit:

—Je voudrais être dans les fagnes derrière la baraque Michel, je serais assis dans les bruyères et les airelles, et plus heureux que saint Remâcle en sa châsse, nom di Dio! Il y en a-t-il des boules d'or au ciel clair de ce soir! nom di Dio di nom di Dio, le ciel est plein de couilles lumineuses qu'on appelle astres, planètes, étoiles, lunes.

Il but du péket et le babo dit:

—La femme du mayeur m'a dit que j'étais comme la lune. Mais, nom di Dio, Guyame, j'ai trois couilles et la lune n'en est qu'une. Paraît!

Babo! n'jasez nin comme ça, v's estez la lune malgré vos trois couilles, nom di Dio!... Vous n'avez jamais parlé avec une chaise. Paraît?... Nona!... Eh bien! Demandez voire à une chaise: Qu'est-ce un homme?—C'est un cul, paraît! dist-elle. Demandez à un banc: Qu'est-ce une femme?—C'est un cul, paraît! dist-il. Demandez à l'escabeau et à l'escabelle: Qu'est-ce un valet et une bacelle? Ce sont deux culs, paraît! disent-ils. Demandez au fauteuil du curé: Qu'est-ce le curé? Qu'est-ce sa servante? Qu'est-ce la nièce du curé, la crapaute du fils Rawaye-Jonceux? Avec le dernier ça fait quatre culs, dist-il, ou huit fesses, paraît! Ha! ha! nom di Dio. V' n'en savez nin comme ça, vous qu'avez trois couilles. Il en faut plus que ça pour atteindre le quorum et ressembler au ciel. Allons, un peu de guitare, là, nom di Dio!... Que vlo-ve?...

Nost'ogne avi li qwat pis blancs
Et les oreyes à l'advinant.
Et l'trou di cou tot neur
Tot neur comme du tcherbon.

—Taisez vous! dit le babo, je veux aller schlôf avec la Chancesse.

Nom di Dio! cria Que vlo-ve?, vous le babo, vous n'avez même pas de censes pour payer votre péket, vous irez schlôf à Mâmdi ou à Stavleu. Allons, vite! Vous allez boire on vère sol hawai. Faites claquer vosse lainwe, et puis allez-vous en!

Le babo but le verre de péket, fit claquer sa langue, puis:

—Venez un peu, Que vlo ve? Je veux v'grusiner one saquoué.

Que vlo-ve? fit sa question:

—Que vlo-ve?

Puis il prit son couteau et jeta sa guitare sur ses lombes.

Ensuite il s'approcha du babo.


Guyame divaguait:

—De jolies petites vieilles dansent la maclotte dans un jardin de tournesols, les beaux soleils! Que vlo-ve? m'coye binamèye, ne vous battez pas. Le babo vous étranglera comme la rampioule étrangle les arbres...

Prenez garde à vous, Que vlo-ve? Il va vous fout' un coup su l' tiesse.

Dansons la Crâmagnole
Vive le son, Vive le son...

Voilà le plus beau des crâmignons.


Le babo et Que vlo-ve? se dévisageaient, se défiaient, armés chacun d'un couteau. Et à ce moment la Chancesse était plus belle qu'Hélène qui n'était d'ailleurs pas plus jeune qu'elle quand Pâris l'enleva.

La Chancesse avait remis son chapelet dans sa poche et regardait les combattants en grusinant:

Nom di Dio! one parteye di toupet!

Prosper lui cria:

C'estait vo, la crapaute!

Puis il se leva et, suivi de ses deux compagnons, il sortit en chantant:

«S'il n'en reste pas du tout elle se tapera sur le ventre
Depuis l' 1er janvier jusqu'au 31 décembre
Et zon zon zon...»

Que vlo-ve? et le babo se défiaient, les yeux dans les yeux:

—Que vlo-ve? j'irai schlôf avec la Chancesse!

—Le babo! La garce est pour les garçons, Mareye, vosse femme est une garce.

—Que vlo-ve? Vous n'savez nin la couleur de son cul.

Babo! vous n'coucherez maïe avec la Chancesse et vosse femme a la vérole.

Et Que vlo-ve? s'élança sur le babo. Ils s'étreignirent et se donnaient des coups de couteau. Leur sang coulait. La Chancesse pleurait en criant:

Qué n'affaire!

Et Guyame chantait lentement:

—Je regarde ceci qui peut servir de miroir à l'amour. Belle Chancesse qui faites se battre dans votre débit un héros à trois couilles et un musicien insigne, Que vlo-ve? Li bai valet errant!... Belle Chancesse, c'est moi je crois, qui irai au schlôf avec vous! Préparez, car j'ai faim, une bonne fricassée que je veux magni avec vous, la belle!... Honneur aux héros, dont le sang tombe comme la cascade de Coo. Écoutez! écoutez! oyez-ve!... Les elfes sortent de l'Amblève... L'un pleure parce qu'il a brisé ses petits souliers de verre... Écoutez! écoutez!... Le vent bruit dans les aunes... Belle Chancesse, si les autres se battent, on va baller. Ah! pauv' babo, je vois que c'est vos qu'estés o labrint.


Que vlo-ve? et le babo continuaient à se tirer des pintes de sang en l'honneur de la Chancesse qui dansait maintenant la maclotte vis-à-vis de Guyame, tandis que la bouilloire chantait plus fort. Le babo faiblissait. Que vlo-ve? lui avait fait sauter ses boutons de culotte et, comme elle était tombée, le cul s'étalait cauteleux, contourné, piteux comme deux quartiers de lune. Bientôt, à cause d'un coup habile porté par Que vlo-ve? sa raie culière naturellement sombre, d'un brun verdâtre et velue, s'ensanglanta et à cette aurore, le babo se mit à gémir. Il criait:

—Nenni, je ne ferai pas pim-pam avec la Chancesse. Ah! Que vlo-ve? voilà que j'ai mal aux couilles!

Et Que vlo-ve? s'acharnait.

—Ah! v's avez trois couilles! Friand! Ah! Galant!

Et il lui donna un tel coup de pied dans le ventre que le babo tomba sur son derrière ensanglanté, on eût dit, à cause des menstrues; tandis que Guyame et la Chancesse cessaient leur maclotte.


Mais voici l'instant superbe!...

Que vlo-ve? ivre de sang se rua sur le babo et de son couteau lui laboura la poitrine. Le babo râlait doucement:

Nom di Dio! Nom di Dio! Nom di Dio!

Ses yeux se renversèrent. Que vlo-ve? se redressa en tenant la main du babo. De son couteau il se mit à couper le bras à la jointure. Le babo cria:

—Aïe! Aïe! vo direz-ve à ma Mareye que je lui envoie on betch d'amour.

Mais la Chancesse cria:

—V'estez cocu! tandis que le babo faisait un dernier soubresaut et mourait comme un poisson près du pêcheur.

Que vlo ve? continuait à couper... Le bras se détacha enfin. Que vlo-ve? poussa un cri de satisfaction et de sauvagerie. Comme son veston roussi de vieillesse et taché de sang avait une pochette sur la poitrine, Que vlo-ve? y enfonça le bras dont la main pendait comme une belle fleur...

La lampe brasillait et fumait... Sur le feu, l'eau était en colère, elle nasillait, ronflait, ronchonnait. Que vlo-ve? affalé sur un banc, caressait sa guitare. Guyame dit:

—Que vlo-ve? m'coye binameye, arveye! Je vous aiderai toujours. Fuyez cette nuit, car les gendarmes vous prendraient demain. Moi, je rentre à l'hospice, et je serai grondé parce que j'arriverai en retard.

Il s'en alla doucement et ses pas résonnèrent longtemps sur la route...


Que vlo-ve? et la Chancesse regardaient le corps. L'eau bouillait. Tout à coup Que vlo-ve? se leva et chanta:

«... Arveye!
Rabrassons-nous pour nous qwitter,
Puisque, c'est houye li dléreine fèye
Et voss' mohonne qui ji vins hanter.

N'jasez nin comme ça, dit la Chancesse, j' v's ainme, bai valet.

Elle s'approcha de Que vlo-ve? Le cadavre les séparait. Ils s'embrassèrent. Mais le bras du mort étant remonté dans la pochette, droit et pareil à une tige florie de cinq pétales, se trouva entre eux.

Dans la triste lumière, ils embrassèrent la main morte, et, comme la paume était tournée du côté de la Chancesse, les ongles du babo la chatouillèrent au visage. Elle frissonna:

—Ah! douceur de miséricorde!

Et Que vlo-ve? cria:

Nom di Dio! nom di Dio!

Sur le feu, l'eau murmurait la prière des morts. Que vlo-ve? continuait:

Nom di Dio! il est mort.

La Chancesse ajouta:

—Le sang coule jusqu'à la porte.

—Il fuit sous la porte, remarqua Que vlo-ve? En descendant, il ira jusqu'à la caserne des carabiniers, et, ceux-ci, en remontant le long de la coulure, arriveront jusqu'au babo. Nom di Dio! nom di Dio! arveye la Chancesse!


Ayant ouvert brusquement la porte il se mit à courir sur la route.

Sa guitare voletait près de lui comme un faucon privé, lui-même bondissait comme un crapaud, et le vent d'est dans la nuit claire battait des ailes comme mille compagnies de perdreaux. Les sorbiers des oiseaux, au bord du chemin, poussaient leurs branches au sud, désespérément. La Chancesse sur la porte cria longtemps:

—Que vlo-ve? li bai valet! Que vlo-ve? Que vlo-ve?

Mais Que vlo-ve? marchait maintenant sur la route. Il prit sa guitare et gratta son chant de mort. En marchant et jouant, il regardait les étoiles habituelles, dont les lueurs versicolores palpitaient. Il songea:

—Je les connais toutes de vue, mais nom di Dio! Je vais subitement les connaître chacune en particulier, nom di Dio!

Or, l'Amblève était proche et coulait froide, entre les aunes qui l'emmantellent. Les elfes faisaient craquer leurs petits souliers de verre sur les perles qui couvrent le lit de la rivière. Le vent perpétuait maintenant les sons tristes de la guitare. Les voix des Elfes traversaient l'eau, et Que vlo-ve? du bord les entendait jaser:

—Mnieu, mnieu, mnieu.

Puis il descendit dans la rivière, et, comme elle était froide, il eut peur de mourir. Heureusement les voix des Elfes se rapprochaient:

—Mnié, mnié, mnié.

Puis, nom di Dio! dans la rivière il oublia brusquement tout ce qu'il savait, et connut que l'Amblève communique souterrainement avec le Lethé, puisque ses eaux font perdre connaissance. Nom di Dio! Mais les elfes jasaient si joliment maintenant, de plus en plus près:

—Mniè, mniè, mniè...

Et partout, à la ronde, les Elfes des pouhons, ou fontaines qui bouillonnent dans la forêt, leur répondaient...

LA ROSE DE HILDESHEIM
OU LES TRÉSORS DES ROIS MAGES

Il y avait, à la fin du siècle dernier, à Hildesheim, pris de Hanovre, une fille qui s'appelait Ilse. Ses cheveux, d'un blond pâle, avaient des reflets un peu dorés et donnaient l'impression d'un clair de lune. Son corps se dressait înel et svelte. Son visage était clair, avenant et rieur, avec une fossette adorable au menton grasset, et des yeux gris qui, sans être fort beaux, seyaient à sa figure et remuaient sans cesse comme des oiseaux. Sa grâce était incomparable. Elle était fort mauvaise ménagère, comme la plupart des Allemandes, et cousait très mal. Les travaux domestiques terminés, elle se mettait au piano et chantait qu'on eût dit d'une sirène, ou bien lisait et semblait, en ce cas, une poétesse.

Quand elle parlait, l'allemand, qui est appelé la langue des chevaux, devenait plus doux que l'italien, qui est la langue des dames. Et parce qu'elle avait l'accent hanovrien, où les S n'ont jamais le son du Ch, son parler était réellement charmeur.

Son père, ayant été autrefois à l'Amérique, y avait épousé une Anglaise, puis, après des ans, était revenu au pays natal habiter la maison paternelle.

C'est une des plus jolies petites villes du monde que Hildesheim. Avec ses maisons peintes, de forme étrange, aux toits démesurés, elle semble sortir d'un conte de fées. Quel voyageur pourrait oublier le spectacle de sa place de l'Hôtel-de-Ville, qui est d'un pittoresque fait pour encadrer du lyrique?

La demeure des parents d'Ilse, comme presque toutes les maisons de Hildesheim, était très haute. Sa toiture, presque verticale, était plus élevée que toute la façade. Ses fenêtres sans volets s'ouvraient en dehors. Elles étaient nombreuses et il n'y avait entre elles que peu d'espace. Sur les portes et les poutres étaient sculptées des figures pieuses ou grimaçantes, commentées par d'anciens vers allemands ou des inscriptions latines. On voyait: les Trois Vertus Théologales, et les Quatre Vertus Cardinales, les Péchés Capitaux, les Quatre Évangélistes, les Apôtres, saint Martin donnant son manteau au mendiant, sainte Catherine et sa roue, des cigognes, des écussons. Le tout peint de bleu, de rouge, de vert et de jaune. Les étages, avançant l'un au-dessus de l'autre, lui donnaient l'air d'un escalier renversé. C'était une maison multicolore et plaisante.

Ilse était venue toute petite dans cette demeure et y avait grandi. Dès qu'elle eut dix-huit ans, le renom de sa beauté alla jusqu'à Hanovre et, de là, à Berlin. Ceux qui venaient visiter la jolie ville de Hildesheim, son rosier millénaire et les trésors de sa cathédrale, ne manquaient pas de venir admirer celle qu'on surnommait la Rose de Hildesheim. Elle fut maintes fois demandée en mariage, mais, invariablement, elle répondait, yeux baissés, à son père qui lui faisait valoir les avantages du dernier prétendant, qu'elle voulait encore rester fille pour jouir de sa jeunesse. Le père disait:

—Tu as tort, mais fais comme tu voudras.

Et le prétendant était oublié.

Lorsqu'Ilse revenait de promenade, toutes les figures découpées sur la maison souriaient en lui souhaitant la bienvenue. Les Péchés lui criaient en chœur:

—Regarde-nous, Ilse. Nous figurons les Sept Péchés Capitaux, c'est vrai. Mais ceux qui nous ont découpés et peints n'avaient eux-mêmes pas assez de malice pour que nous devinssions des péchés mortels. Regarde-nous. Nous sommes sept péchés véniels, sept peccadilles. Nous n'essayons pas de te tenter. Au contraire. Nous sommes si laids!

Les Vertus Théologales et Mondaines, se tenant par la main, comme pour baller en rond, chantaient:

Ringel, Ringel, Reihe. À nous sept nous figurons ta vertu. Regarde-nous, souris-nous. Aucune de nous n'est si belle que toi! Ringel, Ringel, Reihe.


Or, Ilse avait un cousin qui étudiait à Heidelberg. Il s'appelait Egon. Il était grand, blond, large d'épaules et rêveur. Les jeunes gens se virent à Dresde pendant des vacances et s'aimèrent. Ils se le dirent devant le tableau de Raphaël, l'admirable Madone Sixtine, dont Ilse avait un peu les traits d'angélique douceur.

Egon demanda la main d'Ilse, mais, naturellement, le père exigea fortune et position. Et, retourné à Heidelberg, pendant les loisirs que lui laissaient ses études et les duels de la Hirschgasse, le jeune homme s'en allait du côté du château, dans l'Allée des Philosophes, rêver aux moyens de conquérir la fortune qui devait lui donner sa cousine.


Un dimanche de janvier, comme il était allé au sermon, le pasteur parla des sages d'Orient qui vinrent visiter Jésus dans sa crèche. Il cita le verset de l'Évangile de saint Mathieu, où il n'est rien dit quant au nombre et quant à la condition des pieux personnages qui portèrent à Jésus l'or, l'encens, la myrrhe.

Les jours suivants, Egon ne put s'empêcher de penser à ces sages d'Orient, que, bien que protestant, il se figurait, selon la légende catholique, couronnés et au nombre de trois: Gaspard, Balthasar et Melchior. Les Rois Mages, le nègre au milieu, défilaient devant lui. Il se les figura portant tous trois de l'or. Quelques jours plus tard, il ne les vit plus que sous les traits et le costume de nécromants alchimistes transmuant tout en or sur leur passage.

Toute cette fantasmagorie ne lui était suscitée que parce qu'il aimait l'or qui lui permettrait d'épouser sa cousine. Il en perdit le boire et le manger, comme si, nouveau Midas, il n'eût plus eu pour aliments que les lingots transmués par les astrologues, dont la cathédrale de Cologne s'honore de posséder les ossements.

Il fouilla les bibliothèques, lisant tout ce où il était question des Trois Rois Mages: le vénérable Bède, les légendes anciennes et tous les auteurs modernes qui ont discuté l'authenticité des Évangiles. Puis, en marchant, il roulait des pensées dorées:

—Quelle valeur inestimable doit avoir ce trésor d'or fin! Il n'est écrit nulle part que ce trésor ait été distribué, employé, dépensé, dérobé ou trouvé...

Enfin, un soir, il s'avoua qu'il voulait le trésor des Rois Mages. Outre le bonheur amoureux, cette trouvaille lui donnerait une gloire incontestable.


Ses allures bizarres intriguèrent bientôt les professeurs et les étudiants de Heidelberg. Ceux qui ne faisaient pas partie du même corps que lui n'hésitaient pas à dire qu'il était fou.

Ceux de son association le défendirent, si bien qu'il fut cause d'une série interminable de duels, dont on parle encore aux bords du Neckar. Puis, les anecdotes coururent à son sujet. Un étudiant l'avait suivi au cours d'une de ses promenades dans la campagne. Il raconta qu'Egon s'était approché d'un bœuf et lui avait parlé:

—Je cherche un chérubin. Les analogies m'émeuvent. Je trouve un bœuf. Les chérubins, c'est vrai, sont des bœufs ailés. Mais, dis-moi, beau bœuf qui pâtures... Il se peut que ta bonhomie détienne une part de la science de ces animaux qui font partie d'une des plus nobles hiérarchies célestes. Dis-moi, ne s'est-elle point perpétuée dans ta race, la tradition de Noël? Ne t'honores-tu pas qu'un des tiens ait réchauffé de son souffle l'enfant dans sa crèche? Et, en ce cas, peut-être sais-tu, noble animal créé à l'image des chérubins, sais-tu où est l'or des Rois Mages? Je cherche ce trésor qui me fera riche d'une fortune sacrée. Ô bœuf, mon seul espoir, réponds! J'ai interrogé les ânes, mais ils ne sont que des bêtes, et ne sont l'image de rien de céleste. Hélas! ces énergiques animaux ne savent qu'une réponse: la rauque affirmation germanique.

C'était une fin de crépuscule. Dans les maisons lointaines les lampes s'allumaient. Des villages luisaient à la ronde. Le bœuf tourna la tête lentement et beugla.


À Hildesheim, Ilse, confiante, recevait de son cousin des lettres enthousiastes et amoureuses. Elle et ses parents supposaient qu'Egon était sur le point de faire fortune.

Ce fut l'hiver, la neige tomba, tiède d'aspect comme le duvet des cygnes. Les bonshommes sculptés des maisons en étaient eux-mêmes recouverts et avaient l'air de grelotter. Ce fut Noël avec ses arbres lumineux autour desquels on chante:

L'arbre de Noël, c'est le plus bel arbre
Qui soit sur la terre.
Comme il fleurit joliment, l'arbre miraculeux,
Quand ses fleurettes luisent,
Quand ses fleurettes luisent,
Oui, luisent!

Un matin de gel, où les traîneaux glissaient dans la petite ville, arriva une lettre timbrée de Dresde, où habitaient les parents d'Egon. Le père d'Ilse ne trouvant pas ses lunettes, ce fut elle qui lut la lettre à haute voix. La missive était triste et courte. Le père d'Egon racontait que son fils était devenu fou par amour. Il racontait l'histoire du trésor des Rois Mages que son fils voulait à tout prix, puis ses fureurs qui l'avaient fait interner dans un asile, et que, dans sa folie, il ne cessait de répéter le nom de sa cousine.

À la suite de cette lettre, Ilse commença de dépérir rapidement. Ses joues s'émacièrent, ses lèvres pâlirent, ses yeux prirent plus d'éclat. Elle cessa tous travaux de ménage ou d'aiguille. Elle passait tout son temps au piano ou rêvait. Puis, vers le milieu de février, elle dut s'aliter.


À la même époque, une nouvelle émut tous les habitants de Hildesheim. Le rosier millénaire, témoin miraculeux de la fondation de la ville, se mourait de froid et de vieillesse. Derrière la cathédrale, dans le cimetière clos où il grimpe, son bois antique se desséchait. Tout le monde se désola. La municipalité eut recours aux jardiniers les plus habiles. Tous se déclaraient impuissants à le faire revivre. Enfin, il en vint un, de Hanovre, qui entreprit la cure. Il mit en œuvre les ressources les plus savantes de son art. Et, un matin de commencement de mars, ce fut une grande joie dans Hildesheim. Tout le monde s'abordait en sa félicitant:

—Le rosier est ressuscité. Le jardinier de Hanovre lui a rendu la vie au moyen de sang de bœuf savamment employé.


Ce même matin, les parents d'Ilse pleuraient auprès du cercueil de leur fille morte par amour. Quand on emporta la bière couverte d'un drap blanc, les bonshommes découpés et peints, qui, couverts de neige, grelottaient sur la façade de la vieille maison, semblaient sangloter:

Ringel, Ringel, Reihe. Adieu, Ilse, pour toujours. Adieu, tes péchés vertueux et tes vertus moins belles que toi. Adieu, pour toujours.

Devant le convoi, un régiment passa. Les tambours et les fifres sonnaient une musique légère et triste. Des femmes disaient, en s'inclinant:

—On a ressuscité le rosier légendaire, mais l'on enterre la Rose de Hildesheim.

LES PÈLERINS PIÉMONTAIS

Les pèlerins débouchaient de tous les chemins. Il en venait d'essoufflés, qui avaient grimpé par la rude côte de la Trinité-Victor. Des paysannes arrivaient de Peille et portaient, posés sur un coussinet au-dessus de leur tête, des paniers pleins d'œufs. Elles marchaient très droites, ne remuant qu'imperceptiblement la tête, pour suivre les oscillations de leur fardeau et le maintenir en équilibre. De leurs mains restées libres, elles tricotaient. Un vieux paysan, rasé, avait au bras un coffin plein de galettes saupoudrées de bonbons à l'anis. Il avait vendu une partie de sa marchandise en route et marchait péniblement en fumant sa pipe. Des paysannes riches étaient assises sur leurs mules au sabot assuré. Des filles se donnaient le bras et égrenaient le rosaire. Elles étaient coiffées de ces chapeaux de paille, presque plats, particuliers aux femmes du comté de Nice et pareils à ceux que portaient les dames grecques, comme on peut voir aux statuettes de Tanagre. Quelques-unes avaient cueilli des branches d'olivier dont elles s'éventaient. D'autres marchaient derrière leur mule qu'elles tenaient par la queue. Elles avaient chargé leurs bêtes de présents pour les moines: paniers de figues, barils d'huile, sang caillé d'agneau.

Des troupes de pèlerins élégants, des demoiselles à robes de foulard, des bandes d'Anglais arrivaient de Monaco. Il y avait aussi des croupiers farauds et des groupes de filles monégasques, minaudières et diaprées. Les simples curieux se dirigeaient d'abord vers une des auberges qui font face au couvent de Laghet pour s'y rafraîchir et commander le repas de midi. Les pèlerins sincères allaient de suite au couvent. Les valets des auberges emmenaient les mules à l'écurie. Les pèlerins, hommes et femmes, entraient dans le cloître et se mêlaient à la foule des premiers arrivés, qui, depuis l'aube, tournaient lentement en psalmodiant le rosaire et en regardant les innombrables ex-voto suspendus dans le cloître.


Galerie riche d'anonymes seulement, ce cloître de Laghet, et mystérieuse.

La gaucherie, émerveillée et minutieuse, de l'art primitif qui règne ici a de quoi toucher ceux même qui n'ont pas la foi. Il y a là des tableaux de tous genres, le portrait seul n'y a point de place. Tous les envois sont exposés à perpétuité. Il suffit que la peinture commémore un miracle dû à l'intervention de Notre-Dame de Laghet.

Tous les accidents possibles, les maladies fatales, les douleurs profondes, toutes les misères humaines y sont dépeintes naïvement, dévotement, ingénument...

La mer déchaînée ballotte une pauvre coque démâtée sur laquelle est agenouillé un homme plus grand que le vaisseau. Tout semble perdu, mais la Vierge de Laghet veille dans un nimbe de clarté, au coin du tableau. Le dévot fut sauvé. Une inscription italienne l'atteste. C'était en 1811...

... Une voiture emportée par des chevaux indociles roule dans un précipice. Les voyageurs périront, fracassés, sur les rochers. Marie veille au coin du tableau dans le nimbe lumineux. Elle mit des broussailles aux flancs du précipice. Les voyageurs s'y accrochèrent et, par la suite, suspendirent ce tableau dans le cloître de Laghet, en reconnaissance. C'était en 1830...

Et toujours: en 1850, en 1860, chaque année, chaque mois, presque chaque jour des aveugles virent, des muets parlèrent, des phtisiques survécurent grâce à la dame de Laghet qui sourit doucement nimbée de jaune au coin des tableaux...


Vers dix heures, on entendit des chants italiens. Les pèlerins piémontais arrivaient, las, mais courageux et fervents.

Leurs pieds nus étaient chaussés de poussière. Les yeux brillaient dans les faces maigres et énergiques. Les femmes avaient attaché des feuilles de figuier sur leur tête pour se garantir du soleil de juillet. Quelques-unes mordaient des morceaux de polenta sur lesquels se posaient les tourbillons de mouches soulevées sur leur passage. Des enfants teigneux grignotaient des caroubes ramassées en route. Les Piémontais arrivaient en bandes compactes et interminables. Comme ils étaient gueux, ils venaient à pied du fond de leurs provinces. Tous, hommes et femmes, portaient au-dessus de leurs vêtements le scapulaire brun du Mont-Carmel. La plupart chantaient. Un gars que la pelade avait rendu chauve comme César, serrait entre ses dents une guimbarde qu'il tenait de la main gauche, tandis que de la droite il faisait vibrer son instrument pour accompagner le cantique.

Ceux qui étaient sains portaient les malades à tour de rôle. Un vieillard marchait courbé sous le poids d'un jeune homme, dont les deux jambes avaient été broyées en quelque accident. Il semblait évident qu'aussi puissante fût-elle, Marie ne lui rendrait pas ses jambes. Mais qu'importe au croyant? La Foi est aveugle.

Une fille d'une beauté non pareille, mais dont le visage très pale était semé de taches de rousseur, était portée sur un brancard par sa mère et son frère.

Des béquillards sautillaient de-ci, de-là.

À la vue du couvent et au son des cloches que les moines mirent en branle à ce moment, les Piémontais sentirent leur courage renaître. Leurs chants devinrent plus ardents. Leurs supplications montèrent plus ferventes vers la Vierge, dont le nom revenait toujours comme une litanie:

Santa Maria...

Leurs yeux se levaient au ciel, peut-être en l'espoir d'y voir paraître, en haut, à gauche ou à droite, comme au coin des tableaux votifs, la Vierge de Laghet, nimbée de soleil. Mais le ciel latin restait pur.

En arrivant devant l'église, un homme poussa un cri lamentable et s'abattit en vomissant des flots de sang.

Dans le cloître, une femme tomba en une crise d'épilepsie navrante.

Les pèlerins chantaient. Ils firent dix fois le tour du cloître. Lorsque vint l'heure de la grand'messe, ils entrèrent dans l'église éblouissante d'ors et de flammes de cierges. Les pèlerins humaient avec délices l'odeur d'encens et de cire. Ils s'émerveillaient pieusement des balcons dorés, des colonnes à torsardes, de tout le luxe en stuc du style jésuite.

Un enfant, porté dans les bras de sa mère, criait en tendant les mains vers les navires, les béquilles, les cœurs d'or ou d'argent suspendus aux parois de la nef et du chœur. L'enfant prenait ces ex-votos pour des jouets. Tout-à-coup il se mit à crier: «Bambola» en agitant ses petits bras vers la Vierge miraculeuse, qui, engoncée dans une robe raide de velours chargé de pierreries, souriait sur l'autel. L'enfant pleurait et criait «Bambola», c'est-à-dire poupée, car le simulacre prodigieux et honorable n'est pas autre chose.


Le chœur s'emplit de moines. L'un d'eux vêtu d'habits sacerdotaux monta à l'autel. Les pèlerins et les moines chantèrent à l'unisson. L'accent des moines était pareil à celui des pèlerins venus à pied du Piémont, le matin.

Il y avait de vieux Carmes courbés, dont la voix chevrotait pour répondre, lorsque l'officiant disait: Dominous vobiscoum.

Il y en avait de jeunes, qui, certainement, n'avaient pas encore prononcé de vœux perpétuels.

L'un, grand, fort, et qui portait une couronne de cheveux bruns et drus autour du crâne rasé, se tourna un instant face à la nef où la fille qu'on avait portée sur le brancard se dressa soudain, criant:

—Amedeo! Amedeo! puis retomba, épuisée.

Sa mère et son frère s'empressèrent autour d'elle, tandis que des pèlerins chuchotaient:

—Un miracle! un miracle! L'Apollonia qui, depuis trois ans, ne s'est tenue debout vient de se dresser.

Dans le chœur, le moine avait tressailli et brusquement s'était détourné. Les chants avaient cessé. C'était l'instant de l'élévation, tous ceux qui le pouvaient s'étaient agenouillés. Dans le silence, on entendait distinctement le garçon aux jambes coupées implorer un miracle. Sa voix jeune vibrait en paroles ferventes. Les mots piémontais sonnaient fièrement, concis et distincts:

—Je te le demande, Vierge sainte! moi pauvre estropié, moi, le caganido (excrément du nid), guéris-moi! Rends-moi mes deux jambes afin que je puisse gagner ma vie.

Alors la voix devenait dure et impérieuse:

—M'entends-tu? m'entends-tu? guéris-moi!

Et cela continuait en hoquets blasphématoires, en imprécations hurlées:

—Guéris-moi! sacramento! ou je te casserai la gueule!

À ce moment, la clochette qui tinta fit s'incliner les fronts, tandis que le prêtre élevait l'hostie. L'estropié continuait ses prières mêlées de blasphèmes. La clochette sonna pour la troisième fois. Alors on cria de nouveau:

—Amedeo! Amedeo!

Et les pèlerins, relevant vivement la tête, virent l'Apollonia retomber sur son brancard.

Dans le chœur, le moine se dressa. Il ouvrit la grille et s'avança vers la malade, qui murmurait encore:

—Amedeo! Amedeo!

Il lui demanda durement en son dialecte:

—Que veux-tu?

Elle répondit:

Basmé... (Embrasse-moi)...

Le moine tremblait, les larmes lui vinrent aux paupières. La mère d'Apollonia le regarda craintivement et lui dit en montrant sa fille:

—Elle est malade.

Et elle insistait:

—Malade! malade! Marota! marota!

Apollonia épuisée le regardait et murmurait:

Basmé Amedeo! Depuis que tu es parti, les jours furent obscurs comme dans la gueule du loup.

Sa mère répéta le dernier membre de phrase:

—... Schïr cmé'n bucca a u luv.

Penché sur la malade, le moine l'embrassa doucement en disant:

—Apollonia...

Tandis qu'elle murmurait:

—Amedeo...

La mère dit:

—Amedeo, tu peux encore quitter le couvent. Reviens avec nous. Elle mourra sans toi.

Il répétait:

—Apollonia...

Puis, se dressant, décidé, il souleva sa cuculle, la fit passer par-dessus la tête et la laissa tomber. Il dénoua sa cordelière, déboutonna le froc, s'en dévêtit et apparut comme un rude ouvrier piémontais, en tricot et pantalon de velours bleu soutenu par la ceinture de laine rouge.

Dans le fond de l'église, on entendait les rires étouffés des filles monégasques, on distinguait les mots de: «Piafou! Piafi!» qui désignent les Piémontais.

L'enfant qui voulait la Vierge pour poupée pleurait. Sa mère le grondait à haute voix parce qu'elle ne voyait plus à son cou le ruban maintenant la main fermée en corail qui protège les enfants contre les sorts.

Le moine regardait les pèlerins. Il se sentait leur frère, vêtu comme eux et parlant leur dialecte. Tous le contemplaient extasiés, chuchotant:

—Le miracle...

Il fit signe au frère d'Apollonia. Les deux hommes se baissèrent pour soulever le brancard.

L'estropié hurlait:

—Sacramento! guéris-moi! canaille! chienne! ou je te crache au visage.

Amédée prononça tout haut:

—Venez, vous autres, retournons en Piémont.

Et portant le brancard, il sortit suivi de la foule des pèlerins qui criaient:

—Miracle.

Dehors, Apollonia, les yeux hagards, se dressant sur le brancard, haleta:

Basmé! Amedeo!

Il posa le brancard sur le sol et s'agenouilla. Elle prit sa main, et retomba inerte. Il l'embrassa, éperdu, disant de petits mots tendres. Un médecin venu au pèlerinage par curiosité s'approcha, examina la pauvre fille et déclara:

—C'est fini, elle est morte.

Amédée se dressa, livide. Il regarda les Piémontais qui se taisaient consternés. Puis, levant son poing vers le ciel très bleu, il s'écria:

—Frères chrétiens, le monde est mal fait!

Et il rentra dans le cloître, pour toujours...


Les femmes faisaient des signes de croix, les hommes répétaient l'exclamation douloureuse du moine, en hochant la tête:

Fradei cristiang, ir mund l'é mal fâa.

La mère écartait les mouches qui venaient aux yeux et sur la bouche de la morte. Les mules piaffaient dans les écuries. Des auberges venait le bruit de la vaisselle entrechoquée. Dans le cloître, on chantait toujours la litanie attristante dominée par le nom de la Vierge:

Santa Maria...

De nouveaux pèlerins arrivaient. D'autres s'en allaient joyeux et ceinturés d'un grand rosaire, à grains gros comme des noix. Dans les futaies, assez loin, un coucou faisait entendre, à intervalles réguliers, sa double note paisible et invariable...

LA DISPARITION D'HONORÉ SUBRAC

En dépit des recherches les plus minutieuses, la police n'est pas arrivée à élucider le mystère de la disparition d'Honoré Subrac.

Il était mon ami, et comme je connaissais la vérité sur son cas, je me fis un devoir de mettre la justice au courant de ce qui s'était passé. Le juge qui recueillit mes déclarations prit avec moi, après avoir écouté mon récit, un ton de politesse si épouvantée que je n'eus aucune peine à comprendre qu'il me prenait pour un fou. Je le lui dis. Il devint plus poli encore, puis, se levant, il me poussa vers la porte, et je vis son greffier, debout, les poings serrés, prêt à sauter sur moi si je faisais le forcené.

Je n'insistai pas. Le cas d'Honoré Subrac est, en effet, si étrange que la vérité paraît incroyable. On a appris par les récits des journaux que Subrac passait pour un original. L'hiver comme l'été, il n'était vêtu que d'une houppelande et n'avait aux pieds que des pantoufles. Il était fort riche, et, comme sa tenue m'étonnait, je lui en demandai un jour la raison:

—C'est pour être plus vite dévêtu, en cas de nécessité, me répondit-il. Au demeurant, on s'accoutume vite à sortir peu vêtu. On se passe fort bien de linge, de bas et de chapeau. Je vis ainsi depuis l'âge de vingt-cinq ans et je n'ai jamais été malade.

Ces paroles, au lieu de m'éclairer, aiguisèrent ma curiosité.

—Pourquoi donc, pensai-je, Honoré Subrac a-t-il besoin de se dévêtir si vite?

Et je faisais un grand nombre de suppositions...


Une nuit que je rentrais chez moi—il pouvait être une heure, une heure un quart—j'entendis mon nom prononcé à voix basse. Il me parut venir de la muraille que je frôlais. Je m'arrêtai désagréablement surpris.

—N'y a-t-il plus personne dans la rue? reprit la voix. C'est moi, Honoré Subrac.

—Où êtes-vous donc? m'écriai-je, en regardant de tous côtés sans parvenir à me faire une idée de l'endroit où mon ami pouvait se cacher.

Je découvris seulement sa fameuse houppelande gisant sur le trottoir, à côté de ses non moins fameuses pantoufles.

—Voilà un cas, pensai-je, où la nécessité a forcé Honoré Subrac à se dévêtir en un clin d'œil. Je vais enfin connaître un beau mystère.

Et je dis à haute voix:

—La rue est déserte, cher ami, vous pouvez apparaître.

Brusquement, Honoré Subrac se détacha en quelque sorte de la muraille contre laquelle je ne l'avais pas aperçu. Il était complètement nu et, avant tout, il s'empara de sa houppelande qu'il endossa et boutonna le plus vite qu'il put. Il se chaussa ensuite et, délibérément, me parla en m'accompagnant jusqu'à ma porte.


—Vous avez été étonné! dit-il, mais vous comprenez maintenant la raison pour laquelle je m'habille avec tant de bizarrerie. Et cependant vous n'avez pas compris comment j'ai pu échapper aussi complètement à vos regards. C'est bien simple. Il ne faut voir là qu'un phénomène de mimétisme... La nature est une bonne mère. Elle a départi à ceux de ses enfants que des dangers menacent, et qui sont trop faibles pour se défendre, le don de se confondre avec ce qui les entoure... Mais, vous connaissez tout cela. Vous savez que les papillons ressemblent aux fleurs, que certains insectes sont semblables à des feuilles, que le caméléon peut prendre la couleur qui le dissimule le mieux, que le lièvre polaire est devenu blanc comme les glaciales contrées où, couard autant que celui de nos guérets, il détale presque invisible.

C'est ainsi que ces faibles animaux échappent à leurs ennemis par une ingéniosité instinctive qui modifie leur aspect.

Et moi, qu'un ennemi poursuit sans cesse, moi, qui suis peureux et qui me sens incapable de me défendre dans une lutte, je suis semblable à ces bêtes: je me confonds à volonté et par terreur avec le milieu ambiant.

J'ai exercé pour la première fois cette faculté instinctive, il y a un certain nombre d'années déjà. J'avais vingt-cinq ans, et, généralement, les femmes me trouvaient avenant et bien fait. L'une d'elles, qui était mariée, me témoigna tant d'amitié que je ne sus point résister. Fatale liaison!... Une nuit, j'étais chez ma maîtresse. Son mari, soi-disant, était parti pour plusieurs jours. Nous étions nus comme des divinités, lorsque la porte s'ouvrit soudain, et le mari apparut un revolver à la main. Ma terreur fut indicible, et je n'eus qu'une envie, lâche que j'étais et que je suis encore: celle de disparaître. M'adossant au mur, je souhaitai me confondre avec lui. Et l'événement imprévu se réalisa aussitôt. Je devins de la couleur du papier de tenture, et mes membres, s'aplatissant dans un étirement volontaire et inconcevable, il me parut que je faisais corps avec le mur et que personne désormais ne me voyait. C'était vrai. Le mari me cherchait pour me faire mourir. Il m'avait vu, et il était impossible que je me fusse enfui. Il devint comme fou, et, tournant sa rage contre sa femme, il la tua sauvagement en lui tirant six coups de revolver dans la tête. Il s'en alla ensuite, pleurant désespérément. Après son départ, instinctivement, mon corps reprit sa forme normale et sa couleur naturelle. Je m'habillai, et parvins a m'en aller avant que personne ne fût venu... Cette bienheureuse faculté, qui ressortit au mimétisme, je l'ai conservée depuis. Le mari, ne m'ayant pas tué, a consacré son existence à l'accomplissement de cette tâche. Il me poursuit depuis longtemps à travers le monde, et je pensais lui avoir échappé en venant habiter à Paris. Mais, j'ai aperçu cet homme, quelques instants avant votre passage. La terreur me faisait claquer des dents. Je n'ai eu que le temps de me dévêtir et de me confondre avec la muraille. Il a passé près de moi, regardant curieusement cette houppelande et ces pantoufles abandonnées sur le trottoir. Vous voyez combien j'ai raison de m'habiller sommairement. Ma faculté mimétique ne pourrait pas s'exercer si j'étais vêtu comme tout le monde. Je ne pourrais pas me déshabiller assez vite pour échapper à mon bourreau, et il importe, avant tout, que je sois nu, afin que mes vêtements, aplatis contre la muraille, ne rendent pas inutile ma disparition défensive.

Je félicitai Honoré Subrac d'une faculté dont j'avais les preuves et que je lui enviais...


Les jours suivants, je ne pensai qu'à cela et je me surprenais, à tout propos, tendant ma volonté dans le but de modifier ma forme et ma couleur. Je tentai de me changer en autobus, en Tour Eiffel, en Académicien, en gagnant du gros lot. Mes efforts furent vains. Je n'y étais pas. Ma volonté n'avait pas assez de force, et puis il me manquait cette sainte terreur, ce formidable danger qui avait réveillé les instincts d'Honoré Subrac...


Je ne l'avais point vu depuis quelque temps, lorsqu'un jour, il arriva affolé:

—Cet homme, mon ennemi, me dit-il, me guette partout. J'ai pu lui échapper trois fois en exerçant ma faculté, mais j'ai peur, j'ai peur, cher ami.

Je vis qu'il avait maigri, mais je me gardai de le lui dire.

—Il ne vous reste qu'une chose à faire, déclarai-je. Pour échapper à un ennemi aussi impitoyable: partez! Cachez-vous dans un village. Laissez-moi le soin de vos affaires et dirigez-vous vers la gare la plus proche.

Il me serra la main en disant:

—Accompagnez-moi, je vous en supplie, j'ai peur!


Dans la rue, nous marchâmes en silence. Honoré Subrac tournait constamment la tête, d'un air inquiet. Tout à coup, il poussa un cri et se mit à fuir en se débarrassant de sa houppelande et de ses pantoufles. Et je vis qu'un homme arrivait derrière nous en courant. J'essayai de l'arrêter. Mais il m'échappa. Il tenait un revolver qu'il braquait dans la direction d'Honoré Subrac. Celui-ci venait d'atteindre un long mur de caserne et disparut comme par enchantement.

L'homme au revolver s'arrêta stupéfait, poussant une exclamation de rage, et, comme pour se venger du mur qui semblait lui avoir ravi sa victime, il déchargea son revolver sur le point où Honoré Subrac avait disparu. Il s'en alla ensuite, en courant...

Des gens se rassemblèrent, des sergents de ville vinrent les disperser. Alors, j'appelai mon ami. Mais il ne me répondit pas.

Je tâtai la muraille, elle était encore tiède, et je remarquai que, des six balles de revolver, trois avaient frappé à la hauteur d'un cœur d'homme, tandis que les autres avaient éraflé le plâtre, plus haut, là où il me sembla distinguer vaguement, vaguement, les contours d'un visage.

LE MATELOT D'AMSTERDAM

Le brick hollandais, l'Alkmaar, revenait de Java, chargé d'épices et d'autres matières précieuses.

Il fit escale à Southampton, et les matelots eurent permission de descendre à terre.

L'un d'eux, Hendrijk Wersteeg, emportait un singe sur l'épaule droite, un perroquet sur l'épaule gauche, et, en bandoulière, un ballot de tissus indiens qu'il avait l'intention de vendre dans la ville ainsi que ses animaux.

On était au commencement du printemps, et la nuit tombait encore de bonne heure. Hendrijk Wersteeg marchait d'un bon pas dans les rues un peu brumeuses que la lumière du gaz n'éclairait qu'à peine. Le matelot pensait à son prochain retour à Amsterdam, à sa mère qu'il n'avait pas vue depuis trois ans, à sa fiancée qui l'attendait à Monikendam. Il supputait l'argent qu'il retirerait de ses animaux et de ses étoffes, et il cherchait la boutique où il pourrait vendre ces marchandises exotiques.

Dans Above Bar Street, un monsieur très correctement mis l'aborda, en lui demandant s'il cherchait un acheteur pour son perroquet:

—Cet oiseau, dit-il, ferait bien mon affaire. J'ai besoin de quelqu'un qui me parle sans que j'aie à lui répondre, et je vis tout seul.

Comme la plupart des matelots hollandais, Hendrijk Wersteeg parlait l'anglais. Il fit son prix qui convint à l'inconnu.

—Suivez-moi, dit ce dernier. J'habite assez loin. Vous mettrez vous-même le perroquet dans une cage que j'ai chez moi. Vous déballerez vos étoffes, et peut-être en trouverai-je à mon goût.

Tout heureux de l'aubaine, Hendrijk Wersteeg s'en alla avec le gentleman, auquel, dans l'espoir de le lui vendre aussi, il fit, en route, l'éloge de son singe, qui était, disait-il, d'une race fort rare, une de celles dont les individus résistent le mieux au climat de l'Angleterre et qui s'attachent le plus à leur maître.

Mais, bientôt, Hendrijk Wersteeg cessa de parler. Il dépensait ses paroles en pure perte, car l'inconnu ne lui répondait pas et ne semblait même point l'écouter.

Ils continuèrent leur route en silence, l'un à côté de l'autre. Seuls, regrettant leurs forêts natales, aux tropiques, le singe, effrayé dans la brume, poussait parfois un petit cri semblable au vagissement d'un enfant nouveau-né, le perroquet battait des ailes.

Au bout d'une heure de marche, l'inconnu dit brusquement:

—Nous approchons de chez moi.

Ils étaient sortis de la ville. La route était bordée de grands parcs, clos de grilles; de temps en temps brillaient, à travers les arbres, les fenêtres éclairées d'un cottage, et l'on entendait, à intervalles, dans le lointain, le cri sinistre d'une sirène, en mer.

L'inconnu s'arrêta devant une grille, tira de sa poche un trousseau de clefs, et ouvrit la porte qu'il referma après que Hendrijk l'eut franchie.

Le matelot était impressionné, il distinguait à peine, dans le fond d'un jardin, une petite villa d'assez bonne apparence, mais dont les persiennes fermées ne laissaient passer aucune lumière.

L'inconnu silencieux, la maison sans vie, tout cela était assez lugubre. Mais Hendrijk se souvint que l'inconnu habitait seul:

—C'est un original! pensa-t-il, et comme un matelot hollandais n'est pas assez riche pour qu'on l'attire dans le but de le dévaliser, il eut honte de son moment d'anxiété.


—Si vous avez des allumettes, éclairez-moi, dit l'inconnu en introduisant une clef dans la serrure qui fermait la porte du cottage.

Le matelot obéit, et, dès qu'ils furent à l'intérieur de la maison, l'inconnu apporta une lampe, qui éclaira bientôt un salon meublé avec goût.

Hendrijk Wersteeg était complètement rassuré. Il nourrissait déjà l'espoir que son bizarre compagnon lui achèterait une bonne partie de ses étoffes.

L'inconnu, qui était sorti du salon, revint avec une cage:

—Mettez-y votre perroquet, dit-il, je ne le placerai sur un perchoir que lorsqu'il sera apprivoisé et saura dire ce que je veux qu'il dise.

Puis, après avoir fermé la cage où l'oiseau s'effarait, il pria le matelot de prendre la lampe et de passer dans la pièce voisine où se trouvait, disait-il, une table commode pour y étaler des étoffes.

Hendrijk Wersteeg obéit et alla dans la chambre qui lui était indiquée. Aussitôt, il entendit la porte se refermer derrière lui, la clef tourna. Il était prisonnier.

Interdit, il posa la lampe sur la table et voulut se ruer contre la porte pour l'enfoncer. Mais une voix l'arrêta.

—Un pas et vous êtes mort, matelot!

Levant la tête, Hendrijk vit par une lucarne qu'il n'avait pas encore aperçue, le canon d'un revolver braqué sur lui. Terrifié, il s'arrêta.

Il n'y avait pas à lutter, son couteau ne pouvait lui servir dans la circonstance; un revolver même eût été inutile. L'inconnu qui le tenait à sa merci s'abritait derrière le mur, à côté de la lucarne d'où il surveillait le matelot, et où passait seule la main qui braquait le revolver.

—Écoutez-moi bien, dit l'inconnu, et obéissez. Le service forcé que vous allez me rendre sera récompensé. Mais vous n'avez pas le choix. Il faut m'obéir sans hésiter, sinon je vous tuerai comme un chien. Ouvrez le tiroir de la table... Il y a là un revolver à six coups, chargé de cinq balles... Prenez-le.

Le matelot hollandais obéissait presque inconsciemment. Le singe, sur son épaule poussait des cris de terreur et tremblait. L'inconnu continua:

—Il y a un rideau au fond de la chambre. Tirez-le.

Le rideau tiré, Hendrijk vit une alcôve, dans laquelle, sur un lit, pieds et mains liés, bâillonnée, une femme le regardait avec des yeux pleins de désespoir.

—Détachez les liens de cette femme, dit l'inconnu, et ôtez-lui son bâillon.

L'ordre exécuté, la femme, toute jeune et d'une beauté admirable, se jeta à genoux du côté de la lucarne en s'écriant:

—Harry, c'est un guet-apens infâme! Vous m'avez attirée dans cette villa pour m'y assassiner. Vous prétendiez l'avoir louée afin que nous y passions les premiers temps de notre réconciliation. Je croyais vous avoir convaincu. Je pensais que vous étiez finalement certain que je n'ai jamais été coupable!... Harry! Harry! je suis innocente!

—Je ne vous crois pas, dit sèchement l'inconnu.

—Harry, je suis innocente! répéta la jeune dame d'une voix étranglée.

—Ce sont vos dernières paroles, je les enregistre avec soin. On me les répétera toute ma vie. Et la voix de l'inconnu trembla un peu, mais redevint ferme aussitôt: Car je vous aime encore, ajouta-t-il, si je vous aimais moins, je vous tuerais moi-même. Mais cela me serait impossible, car je vous aime...

Maintenant, matelot, si avant que je n'aie compté jusqu'à dix, vous n'avez pas logé une balle dans la tête de cette femme, vous tomberez mort à ses pieds. Un, deux, trois...

Et avant que l'inconnu eût eu le temps de compter jusqu'à quatre, Hendrijk affolé, tira sur la femme qui, toujours à genoux, le regardait fixement. Elle tomba la face contre le sol. La balle l'avait frappée au front. Aussitôt, un coup de feu parti de la lucarne, vint frapper le matelot à la tempe droite. Il s'affaissa contre la table, tandis que le singe, poussant des cris aigus d'épouvante, se cachait dans sa vareuse.


Le lendemain, des passants ayant entendu des cris étranges venus d'un cottage de la banlieue de Southampton, avertirent la police qui arriva bientôt pour enfoncer les portes.

On trouva les cadavres de la jeune dame et du matelot.

Le singe, sorti brusquement de la vareuse de son maître, sauta au nez de l'un des policiers. Il les effraya tous à un tel point, qu'ayant fait quelques pas en arrière, ils l'abattirent à coups de revolver avant d'oser approcher de nouveau.

La justice informa. Il parut clair que le matelot avait tué la dame et s'était suicidé ensuite. Néanmoins, les circonstances du drame paraissaient mystérieuses. Les deux cadavres furent identifiés sans peine, et l'on se demanda comment lady Finngal, femme d'un pair d'Angleterre, s'était trouvée seule, dans une maison de campagne isolée, avec un matelot arrivé la veille à Southampton.

Le propriétaire de la villa ne put donner aucun renseignement propre à éclairer la justice. Le cottage avait été loué, huit jours avant le drame, à un soi-disant Collins, de Manchester, qui d'ailleurs demeura introuvable. Ce Collins portait des lunettes, il avait une longue barbe rousse qui pouvait fort bien être fausse.

Le lord arriva de Londres, en toute hâte. Il adorait sa femme, et sa douleur faisait peine à voir. Comme tout le monde, il ne comprenait rien à cette affaire.

Depuis ces événements, il s'est retiré du monde. Il vit dans sa maison de Kensington, sans autre compagnie qu'un domestique muet et un perroquet qui répète sans cesse:

—Harry, je suis innocente!

HISTOIRE D'UNE FAMILLE VERTUEUSE,
D'UNE HOTTE ET D'UN CALCUL

Un matin, à cinq heures, une insomnie m'avait fait me lever et sortir. C'était la fin de mars. Les rues bleuissaient, froides et désertes. Des porteurs de journaux passaient. Les sous-sols des boulangeries laissaient sortir la chaleur de la dernière fournée, et des gens nus et enfarinés gesticulaient, tachés de lueurs venues du brasier. Je suivis le boulevard de Courcelles et longeai le parc Monceau, à cette heure plein de chants d'oiseaux et du mystère suscité par l'étang que veille la colonnade ruinée, tandis que les arbres élançaient le galbe de leurs fûts et secouaient leur frondaison nouvelle.

Un homme passa, tenant un crochet, une lanterne sourde, et chargé d'une hotte. Je le suivis et le vis s'approcher successivement de plusieurs boîtes à ordures où il fouillait avec son crochet. Après avoir visité quelques boîtes, l'homme, voyant que je ne le quittais pas, se retourna et souleva sa lanterne, qu'il darda sur ma face afin de m'examiner. En même temps il m'apostropha:

—Voudriez-vous, me faire concurrence?

—Dieu garde! m'écriai-je. Je suis seulement curieux et voudrais vous accompagner afin de visiter votre hotte sous votre surveillance, chez vous.

Il dit:

—J'y consens. Mais ne me troublez pas, suivez-moi sans rien dire.


J'obéis. Nous errâmes ainsi jusque vers neuf heures du matin. Vers six heures, nous passâmes aux Halles. Je vis, près de la fontaine des Innocents, un homme vêtu de haillons multicolores comme une mosaïque, agenouillé devant un tas d'ordures, et cherchant des bribes d'aliments putrides qu'il mangeait avidement. Il était nu-tête et ses cheveux pendaient, roux comme ceux d'un Christ. Vers sept heures et demie, nous traversâmes le pont d'Austerlitz et croisâmes un char plein de peaux de moutons dont l'odeur m'épouvanta, bien que j'eusse déjà flairé tant de tas d'ordures depuis l'aube.

La hotte de mon compagnon étant pleine, nous gagnâmes rapidement la place d'Italie, puis nous sortîmes de Paris, car le chiffonnier demeurait au Kremlin-Bicêtre.


Il me fit entrer dans sa bicoque donnant sur un terrain vague. Cette demeure exhalait une odeur nauséabonde. Le chiffonnier me présenta sa famille. C'était d'abord sa femme enceinte, dont le ventre soulevait la jupe presque jusqu'aux genoux. Son mari l'excusa:

—Elle est féconde, monsieur, et belle aussi. Mais les vêtements ne lui sont pas avantageux. Nue, son ventre s'arrondit comme une perle.

Il cria:

—Nicolas! et me dit: C'est mon fils.

Nicolas, gars de treize ans, bien fait, peu vêtu et débraillé comme un Attys, me fit des courbettes. Je dis à son père:

—Belle progéniture, mon compagnon, que la vôtre: Nicolas vous fait honneur. Ses vêtements ouverts montrent sa peau délicate que la crasse orne d'ombres. Il est fait comme le Prince, Charmant et

Près des pyramides de Malpighi
La tour d'ivoire se dresse

sainement, vertueusement.

Puis, le chiffonnier fit venir une fille de quinze ans, svelte, înelle, coiffée d'une énorme tignasse huileuse. Cette fille s'appelait Geneviève. Je la saluai lyriquement:

—Ses cheveux distillent de l'huile comme l'olive, mais sa peau, au contraire de celle de la Truitonne du conte de fées, n'est pas huileuse. Ses dents sont belles comme des gousses d'ail. Ses yeux sont noirs comme les fruits du micocoulier. Ses lèvres sont comme deux tranches de bigarade et en ont peut-être la saveur amère. Son fichu qui palpite écrase sans raison les arbouses de ses seins. Mon compère, mon compère, d'avoir une si belle famille, vous êtes plus enviable qu'un empereur!

Le chiffonnier sourit et dit glorieusement:

—J'en descends. Je me nomme Pertinax Restif, pour vous servir.

—Quoi! m'écriai-je, descendriez-vous de cet imprimeur trop vertueux, si vertueux qu'il en paraissait abject? On le prit pour un domestique le 21 mars 1756... Le saviez-vous? Il était en gros bergopzom vert, à glands et brandebourgs, avec un gros manchon d'ours, à ceinture de poil... Il se promenait avec une femme, une des seules qu'il eût traitée en sœur. Une dame les appela et leur demanda: «Êtes-vous gens de maison!...» Vous descendez de Restif de La Bretonne et, comme lui, êtes vertueux!

Le chiffonnier prit un air sévère, en disant:

—Plus vertueux que lui!

Je ne le crus pas, et pourtant j'ajoutai sérieusement:

—Votre médiocrité n'a que ce qu'elle mérite. Vous n'êtes que des chiffonniers.

Pertinax Restif gesticula évasivement en souriant narquoisement. Il fit quelques pas de rigaudon, puis dit en me regardant dans le blanc des yeux:


—Cette mode de baller est passée. Soit, mais j'aime cette danse. La vertu n'est plus de mode, soit! mais je l'aime... Je suis un Lyonnais, un gône natif de la Croix-Rousse. Après mon service, j'étais marchand d'habits. J'habitais la montée du Tire-cul, où je revenais las, chaque soir, pour avoir crié: «Marchand de pattes!» depuis le matin, dans tous les quartiers. J'avais une sœur, jolie boyaude qui gagnait trois francs par jour. Nous étions orphelins et vivions ensemble. Que voulez-vous? nous n'étions coureurs ni l'un ni l'autre. La popotte, la famille, un bon chez-soi... nous étions heureux, et le bonheur engendre toute vertu. Le sang vertueux de notre ancêtre nous cria de ne point gâcher ce bonheur, d'être vertueux jusqu'au bout. Nous fîmes l'amour. Les vieux habits, les chapeaux rougis et éraillés ne rapportant pas assez, je devins chiffonnier. Je fouillai les équevilles. Des trouvailles me récompensaient parfois de fouilles souvent infructueuses. Pourtant, nous vînmes ici, au Kremlin-Bicêtre. Je continuai mon métier, chaque matin. À Paris, au lieu d'équevilles, je fouille les ordures: le nom seul a changé. Et je vis heureusement, vertueusement, élevant ces enfants que m'a donnés mon épouse, ma sœur.


J'écoutai avec peine ce récit. Un malaise indéfinissable faisait battre mes tempes, et j'éprouvais un grand dégoût pour cette famille et l'odeur de sa maison. La Thamar de Pertinax Restif écoutait droite et les yeux hagards. Sa face défigurée par le masque de la grossesse s'allongeait comme celle d'une serve mal nourrie. Sa lippe pendait, en signe atavique de bonté, et, un peu de salive s'écoulant sans mousser, dénotait un abrutissement honnête et une vertu de chienne. Ses bras ballaient. À un moment, elle souleva sa main droite pour gratter sa tête peut-être pouilleuse. Je lui vis à l'annulaire une vilaine bague dont le chaton sertissait une opale: pierre de malheur, gemme infâme, mélange immonde de pissat, de crachats, de sperme et d'yeux écrasés. Les enfants, pendant le récit de leur père, s'étaient mis à pleurer. Ils avaient saisi ses mains et les baisaient en les mouillant de leurs larmes. Devant toute cette vertu, mon âme elle-même devint douceâtre, mon cerveau s'emplit des idées les plus médiocres. Des larmes montèrent à mes paupières. Tout devint trouble, opalin, autour de moi. Mais, par bonheur, des sanglots refoulés ayant imprimé un roulis au ventre de la Thamar, je souris, riotai, rigolai, et m'inclinai débonnairement pour baiser la main de cette femme qui, d'émotion, secouait sa panse.

Comme s'il eût craint une parturition soudaine, Pertinax Restif regardait avec une sollicitude inquiète ce ventre agité. Il murmurait seulement:

—Ventre sororal de mon épouse. Ô ma perle... ma perle fine!

Ce fut alors que cette femme sentimentale prononça les seules paroles que j'aie entendues d'elle:

—Les perles meurent.

Cette phrase me fit de nouveau venir la larme à l'œil, tandis que Pertinax Restif déclamait à faux ces vers qu'il avait certainement composés, même le dernier:

La mort nous posera dans le giron divin.
En attendant, vivons parmi les équevilles.
Vertu, ce mot sacré n'est peut-être pas vain,
Joignons donc nos vertus, ma sœur, mon fils, ma fille...
Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille!

Mes larmes se séchèrent instantanément. La nudité du jeune Nicolas s'était apaisée. Je me plus à répéter:

Près des pyramides de Malpighi,
La tour d'ivoire se dresse,
Mais penchée comme la tour de Pise.

Puis, me tournant vers le chiffonnier:

—Mon compère, mon compère, voilà où vous ont mené votre vertu et celle de M. Nicolas, votre ancêtre; vous n'êtes qu'un chiffonnier, et pourtant vous descendez d'un empereur.

Pertinax Restif parut froissé, mais il rougit d'orgueil en déclarant:

—Je suis un patriarche.

—Bien! insistai-je, patriarche! père de famille! tu tiens à perpétuer la vertu. Mais vois! Au début de la généalogie, un empereur; à la fin, un chiffonnier content de son sort. Décemment et vertueusement ton fils sera vidangeur. Heureusement pour lui, ce métier n'existe plus guère, et ce sont des machines qui vident les fosses...

Mais le reste d'orgueil de Pertinax Restif l'empêcha de comprendre. Il reprit:

—Oui, je descends d'un empereur, mais je suis un patriarche.


Et, gravement, il alla tirer d'une armoire un vieux coffret ciré, en bois de noyer. Il en tira un vélin roulé à un cylindre de buis. Je reconnus la généalogie établie par le père de Restif de la Bretonne, et transcrite par celui-ci dans l'introduction de Monsieur Nicolas ou le cœur humain dévoilé. Le chiffonnier déroula le vélin et en lut emphatiquement le début:

«Pierre Pertinax, autrement Restif, descend en ligne directe de l'empereur Pertinax, successeur de Commode, et auquel succéda Didius Julianus, élu empereur parce qu'il fut assez riche pour tenir l'enchère à laquelle les soldats avaient mis le souverain pouvoir.

«Or, l'empereur Helvius Pertinax eut un fils posthume, aussi nommé Helvius Pertinax, dont Caracalla ordonna la mort, uniquement parce qu'il était fils d'un empereur. Mais, un affranchi, qui portait le nom de son maître, s'offrit généreusement aux assassins qu'il trompa...»

Le chiffonnier s'interrompit. L'orgueil étincelait dans ses yeux. Son épouse incestueuse, et les enfants l'admiraient. Le relent de pourriture qui flottait dans la maison devint héroïque comme la puanteur d'un champ de bataille. Je tirai mon mouchoir, me mouchai bruyamment et déclarai péremptoirement:

—Mon compagnon, mon compère, vous m'avez promis de me laisser visiter votre hotte.

Les faces redevinrent honnêtes, les odeurs nauséabondes. Pertinax Restif roula le vélin sur le cylindre de buis. Il alla ranger le coffret dans l'armoire. Ensuite, il porta la hotte dans le terrain vague. Je l'y suivis. Le butin de la matinée fut répandu sur le sol. J'en examinai chaque pièce, que je passais au fur et à mesure à Pertinax Restif qui triait le tout.


Je trouvai: des timbres-poste oblitérés, enveloppes de lettres, des boîtes d'allumettes, des billets de faveur pour divers théâtres, une cuiller de métal, sans valeur, du tulle illusion froissé, des morceaux de balayeuses, des rubans fanés, des mégots de cigares, des fleurs artificielles flétries, un faux-col gauchi, des épluchures de pommes de terre, des écorces d'oranges, des pelures d'oignons, des épingles à cheveux, des cure-dents, de petits écheveaux emmêlés de cheveux, un vieux corset sur lequel s'était collée une tranche de citron, un œil de verre, une lettre froissée que je mis à part. Je la transcris:

!sig «Monsieur et cher maître,

«Excusez mon importunité. Mais, comme vous êtes un peu la cause de mes déboires, j'ai pensé que vous voudriez peut-être m'aider en l'occurrence.

«J'eusse préféré vous parler personnellement et non par lettre, mais je sais que les grands hommes sont difficiles à approcher:

Non licet omnibus adire Corinthum.

«Voici, Monsieur. J'étais élève dans le collège que les Prémontrés tiennent à Saint-Cloud. J'étais bon élève de seconde, plein de ce que l'on nommait l'esprit de la maison. Malheureusement, ou qui sait? heureusement, un externe introduisit un de vos livres dans la boîte. C'était, je m'en souviens, votre célèbre roman, dont le titre est un nom latin francisé à la Corneille: Brute! L'action de ce roman est située, d'ailleurs, dans le faubourg Saint-Germain.

«Ce livre, je l'avoue et vous le savez, est cochon par endroits. Il me perdit, monsieur. J'eus l'envie irrésistible de connaître votre œuvre entière. Par l'externe, je fis acheter: Les Roses qu'on arrose, Les Passions de la Congaye, Le Chien amoureux, et ce livre énorme, Kollioth. J'avais tout cela dans mon casier, au collège. En même temps, j'écrivis, vers et prose. Vos livres et mes écrits furent pigés. Vos livres sont à l'index, vous n'en doutez pas. Mes écrits tournaient en ridicule nombre d'institutions que les Prémontrés ont coutume d'honorer. On en conclut que je n'avais plus l'esprit de la maison. Les préjugés de mes maîtres prévalurent contre les qualités du bon élève que j'étais. On me mit à la porte, on me renvoya, monsieur, malgré les supplications de mes parents qui, dès ce jour, se séparèrent de moi, m'enjoignant de gagner ma vie et me refusant presque toute aide.

«Oui, cher Maître, je suis dans une telle situation, dont un Anglo-Saxon s'accommoderait, mais qui peut gêner un Français de quinze ans.

«Dans cette détresse, j'ai recours à vous, etc., etc.»

Suivaient diverses protestations, le nom et l'adresse.


Je continuai de fouiller les ordures. Je trouvai encore: un peigne édenté, quelques rubans de décorations tenant à des boutons de culotte, un abat-jour déchiré mais charmant, une pipe, quelques flacons à parfumerie, des fioles de pharmacie, une éponge, un paquet de cartes transparentes, non obscènes,—l'acheteur, trompé par un camelot, les avait jetées de dépit—un carnet contenant les comptes faits par une cuisinière au sujet du marché, un éventail brisé, des gants dépareillés, une brosse à dents, du marc de café, des boîtes de conserves éventrées, des os, un de ces œufs de bois que l'on met dans les chaussettes à raccommoder, et enfin une bague étrange que j'achetai au chiffonnier. Cette bague était en or, avec une pierre blanchâtre dont j'ignorais le nom. Je la payai. Puis, comme la hotte était presque vide et ne contenait plus que quelques fragments de miroir et un baromètre brisé d'où coulaient encore quelques gouttes de mercure, je me levai remerciant Pertinax Restif et promettant de revenir le visiter. Mais cet homme hocha la tête en disant:

—Revenez avant six mois, en ce cas. Car, au bout de ce temps, j'espère avoir mis de côté un pécule suffisant pour m'établir dans le sud de la France. Nous gagnerons par étapes Nice ou Monaco, de toute façon, le plus près possible de la Turbie.

—Pourquoi la Turbie? demandai-je.

Il répondit gravement:

—Parce que cette commune est le berceau de notre race, le lieu natal de mon illustre ancêtre, l'empereur romain Pertinax.

Je souris, souhaitai bonne chance et dis adieu à cet homme vertueux. Je négligeai de prendre congé de sa famille, et m'en allai sans tourner la tête.


Rentré chez moi, j'examinai les deux trouvailles qui, jetées dans des boîtes à ordures, en deux endroits de Paris, s'étaient trouvées réunies dans la hotte de Pertinax Restif. Je rangeai la lettre avec différents documents exhilarants ou navrants que je possède, et pris la bague sur moi, dans la poche de mon gilet.


Quelques jours après, je me trouvais en soirée chez de riches bourgeois. On annonça le sénateur X... et son fils. Ce sénateur était de la parenté de la maîtresse de maison, son nom était celui dont était signée la lettre de potache que j'ai donnée. Le sénateur X..., gras, laid, l'air protestant, entra, très digne, poussant devant soi son fils assez gauche, vêtu d'un uniforme de lycéen, et le visage couvert de boutons pointés de noir. Je conçus que la sévérité paternelle s'était apaisée et qu'un lycée avait accueilli le jouvenceau, que les moines avaient rejeté. Au bout de quelques moments, on annonça l'auteur de Brute! et de Kollioth. Je vis le lycéen rougir. Le grand homme entra avec désinvolture. Pendant les présentations, il fut charmant; mais rien dans sa physionomie ne décela qu'il eût quelque connaissance du cas du collégien. Celui-ci me parut du reste enchanté et persuadé que le grand homme n'avait pas tenu sa lettre. L'écrivain entouré, fêté, raconta toutes sortes d'histoires, fit la gazette de la semaine, et ce fut un mélange extraordinaire de calembours, de recettes de cuisine, de conseils pour la toilette, d'aventures personnelles et d'anecdotes de toute sorte, souvent raides et salées. Voici la dernière:

—Une actrice d'un petit théâtre est entretenue par un vieux qui, je crois, est un homme politique. Elle le trompe avec un de mes amis de qui je tiens l'histoire. Le vieillard, amoureux et jaloux à la folie, se croit aimé, comme il est juste. Il dut, il y a quelque temps, subir une opération douloureuse. L'actrice, paraît-il, ne s'enquit jamais de la santé du malade et fit même un voyage à Nice à l'époque de l'opération. Le vieillard fut affecté de cette indifférence. Lorsqu'il revit la dame en question, il lui fit des reproches. L'actrice fit semblant de ne jamais s'être doutée de la gravité du cas, et ajouta qu'ayant elle-même subi diverses opérations, pour ovaires, kyste et appendicite, elle était blasée sur ces incidents et ne craignait jamais pour la vie de quelqu'un, dès qu'elle le savait aux mains des chirurgiens. Le vieillard connut par là que l'indifférence de la belle ne venait pas d'un désamour, mais marquait seulement une confiance illimitée dans la science. L'actrice lui donna nonobstant des preuves d'amour irréfutables, et, comme il se croyait beau garçon, il ne douta pas d'être aimé, puisqu'il était aimable. Cet homme, versé dans diverses sciences sociales fort importantes, et qu'on eût pu croire sérieux, imagina un moyen bizarre, assez dégoûtant, pour commémorer sa guérison. Il invita l'actrice à un souper fort galant, tête à tête, dans un grand restaurant. Sous sa serviette, la dame trouva un étui ravissant, qu'elle ouvrit. L'étui ne contenait qu'une bague fort simple, ornée d'une pierre dont l'actrice ignorait le nom. Elle remercia le vieil amant, qui lui donna ces explications: «Cette bague, ma chère enfant, doit t'être à jamais précieuse. Qu'elle soit à jamais le souvenir de notre amour. Cette bague porte, à l'intérieur, la date gravée du jour où nous nous connûmes, et la pierre qui l'orne, c'est un calcul de ma vessie...»

À ce moment de la narration du grand homme, j'entendis haleter étrangement près de moi. Je compris que c'était le sénateur X... qui soufflait ainsi. Mais personne n'y prit garde, car on était fortement intéressé par le récit. Moi-même, j'étais occupé à tâter dans la poche de mon gilet la bague trouvée dans la botte du vertueux Pertinax Restif. L'écrivain célèbre continuait:

—L'actrice referma l'étui. Cet incident lui avait coupé l'appétit. Et la bague lui répugnait.

Une petite dame s'exclame:

—Elle avait dû en voir bien d'autres, pourtant!

—C'est vrai, repartit le narrateur, mais la nature humaine est ainsi faite. L'actrice était certainement cuirassée à l'égard de choses plus repoussantes. Néanmoins, elle ne put supporter la bague en question. Le soir même, elle la jeta aux ordures...

Un petit cri, la chute d'un corps, interrompirent le narrateur et nous firent sursauter. Le sénateur X... venait de s'abattre près de sa chaise. On s'empressa autour de lui. Il était violet, gonflé et irrémédiablement mort, comme un éléphant, du cœur brisé.

Mentalement, j'honorai cette victime de l'amour. Le lendemain, ne pouvant supporter d'avoir en ma possession la bague devenue relique, j'allai dans une église, la déposer sur un autel.

LA SERVIETTE DES POÈTES

Placé sur la limite de la vie, aux confins de l'art, Justin Prérogue était peintre. Une amie vivait avec lui et des poètes venaient le voir. Tour à tour, l'un d'eux dînait dans l'atelier où la destinée mettait, au plafond, des punaises en guise d'étoiles.

Il y avait quatre convives qui ne se rencontraient jamais à table.

David Picard venait de Sancerre; il descendait d'une famille juive christianisée, comme il y en a tant dans la ville.

Léonard Delaisse, tuberculeux, crachait sa vie d'inspiré, avec des mines à mourir de rire.

Georges Ostréole, les yeux inquiets, méditait, comme autrefois Hercule, entre les entités du carrefour.

Jaime Saint-Félix savait le plus d'histoires; sa tête pouvait tourner sur ses épaules, comme si le cou n'avait été que vissé dans le corps.

Et leurs vers étaient admirables.

Les repas n'en finissaient pas, et la même serviette servait tour à tour aux quatre poètes, mais on ne le leur disait pas.


Cette serviette, petit à petit, devint sale.

Voici du jaune d'œuf près d'une traînée sombre d'épinards. Voila des ronds de bouches vineuses et cinq marques grises laissées par les doigts d'une main au repos. Une arête de poisson a percé la trame du lin comme une lance. Un grain de riz a séché, collé dans un angle. Et de la cendre de tabac assombrit certaines parties plus que les autres.


—David, voilà votre serviette, disait l'amie de Justin Prérogue.

—Il faudra aussi penser à acheter des serviettes, disait Justin Prérogue, marque ça pour quand on aura de l'argent.

—Votre serviette est sale, David, disait l'amie de Justin Prérogue, je vous la changerai la prochaine fois. La blanchisseuse n'est pas venue cette semaine.

—Léonard, prenez votre serviette, disait l'amie de Justin Prérogue. Vous pouvez cracher dans le coffre à charbon. Comme votre serviette est sale! Je vous la changerai dès que la blanchisseuse m'aura rapporté du linge.

—Léonard, il faudra que je fasse ton portrait te représentant en train de cracher, disait Justin Prérogue, et j'ai même envie d'en faire une sculpture.


—Georges, j'ai honte de vous donner toujours la même serviette, disait l'amie de Justin Prérogue, je ne sais pas ce que fait la blanchisseuse. Elle ne me rapporte pas mon linge.

—Commençons à manger, disait Justin Prérogue.


—Jaime Saint-Félix, je suis obligée de vous donner encore la même serviette. Je n'en ai pas d'autre aujourd'hui, disait l'amie de Justin Prérogue.

Et le peintre faisait tourner la tête du poète pendant tout le repas en écoutant beaucoup d'histoires.


Et des saisons passèrent.

Les poètes se servaient tour à tour de la serviette et leurs poèmes étaient admirables.

Léonard Delaisse crachait sa vie plus comiquement encore, et David Picard se mit aussi à cracher.

La serviette vénéneuse infesta tour à tour, après David, Georges Ostréole et Jaime Saint-Félix, mais ils ne le savaient pas.

Semblable à une loque ignoble d'hôpital, la serviette se tacha du sang qui venait aux lèvres des quatre poètes, et les dîners n'en finissaient pas.


Au commencement de l'automne, Léonard Délaisse cracha le reste de sa vie.

Dans différents hôpitaux, secoués par la toux comme des femmes par la volupté, les trois autres poètes moururent à peu de jours d'intervalle. Et tous les quatre laissaient des poèmes si beaux qu'ils semblaient enchantés.

On mit leur mort au compte, non de la nourriture, mais de la malefaim et des veilles lyriques. Car, se peut-il vraiment qu'une seule serviette puisse tuer, en si peu de temps, quatre poètes incomparables?


Les convives morts, la serviette devint inutile.

L'amie de Justin Prérogue voulut la mettre au sale.

Et elle la déplia en pensant: «Elle est vraiment trop sale et elle commence à sentir mauvais.»

Mais, la serviette dépliée, l'amie de Justin Prérogue eut un étonnement et appela son ami qui s'émerveilla:

—C'est un vrai miracle! Cette serviette si sale, que tu étales avec complaisance, présente, grâce à la saleté coagulée et de diverses couleurs, les traits de notre ami défunt, David Picard.

—N'est-ce pas? murmura l'amie de Justin Prérogue.

Tous deux, en silence, regardèrent quelques instants l'image miraculeuse et puis, doucement, firent tourner la serviette.

Mais ils pâlirent aussitôt en voyant apparaître l'épouvantable aspect à mourir de rire de Léonard Délaisse s'efforçant de cracher.

Et les quatre côtés de la serviette offraient le même prodige.

Justin Prérogue et son amie virent Georges Ostréole indécis et Jaime Saint-Félix sur le point de raconter une histoire.

—Laisse cette serviette, dit brusquement Justin Prérogue.

Le linge tomba et s'étala sur le plancher.

Justin Prérogue et son amie tournèrent longtemps comme des astres autour de leur soleil, et cette Sainte-Véronique, de son quadruple regard, leur enjoignait de fuir sur la limite de l'art, aux confins de la vie.

L'AMPHION FAUX MESSIE
OU
HISTOIRES ET AVENTURES DU BARON D'ORMESAN

I
LE GUIDE

Il y avait bien quinze ans que je n'avais pas vu Dormesan, un de mes camarades de collège. Je savais seulement qu'après avoir édifié une fortune assez considérable et l'avoir dissipée, il guidait les étrangers dans Paris.

Je le rencontrai, un jour, devant un des plus grands hôtels des boulevards. Mâchonnant un cigare, il attendait patiemment des clients.

Il me reconnut le premier et m'arrêta au passage. Voyant que son visage ne me rappelait rien, il se fouilla et me tendit ensuite une carte qui portait: Baron Ignace d'Ormesan. Je le serrai dans mes bras, et, sans m'étonner de son anoblissement sans doute récent, je lui demandai si les affaires marchaient, si l'étranger donnait cette année.

—Me prendriez-vous pour un guide, s'écria-t-il indigné, un guide, un simple guide?

—Je croyais, balbutiai-je, on m'avait dit...

—Ta ta ta! Ceux qui vous l'ont dit plaisantaient. Vous me faites l'effet d'un homme qui demanderait à un peintre connu si le bâtiment marche bien. Je suis artiste, cher ami, et, qui plus est, j'ai invente mon art moi-même, et je suis seul à l'exercer.

—Un nouvel art? Peste!

—Ne vous moquez point, dit-il sur un ton sévère, je suis très sérieux.

Je m'excusai et il reprit d'un air modeste:

—Endoctriné dans tous les arts, j'y excelle: mais, toutes les carrières artistiques sont encombrées. Désespérant de me faire un nom comme peintre, je brûlai tous mes tableaux. Renonçant aux lauriers poétiques, je déchirai cent cinquante mille vers environ. Ayant ainsi institué ma liberté dans l'esthétique, j'inventai un nouvel art, fondé sur le péripatétisme d'Aristote. Je nommai cet art: l'amphionie, en souvenir du pouvoir étrange que possédait Amphion sur les moellons et les divers matériaux en quoi consistent les villes.

Au reste, ceux qui feront de l'amphionie seront appelés des amphions.

Comme à un nouvel art il fallait une nouvelle Muse et que, d'autre part, j'étais moi-même le créateur de cet art et par conséquent sa muse, j'adjoignis tout simplement à la troupe des Neuf Sœurs ma personnification féminine, sous le nom de baronne d'Ormesan. Je dois ajouter que je suis célibataire et que j'eus d'autant moins de scrupules à porter à dix le nombre des Muses, que j'étais en cela d'accord avec les lois de mon pays, relatives au système décimal.

Maintenant que voici clairement exposées, je crois, les origines historiques et les données mythologiques de l'amphionie, je veux vous l'expliquer.

L'instrument de cet art et sa matière sont une ville dont il s'agit de parcourir une partie, de façon à exciter dans l'âme de l'amphion ou du dilettante des sentiments ressortissant au beau et au sublime, comme le font la musique, la poésie, etc.

Pour conserver les morceaux composés par l'amphion, et pour que l'on puisse les exécuter de nouveau, il les note sur un plan de la ville, par un trait indiquant très exactement le chemin à suivre. Ces morceaux, ces poèmes, ces symphonies amphioniques se nomment des antiopées, à cause d'Antiope, la mère d'Amphion.

Pour ma part, c'est à Paris que je pratique l'amphionie.

Voici une antiopée que j'ai composée ce matin même. Je l'ai intitulée: «Pro Patria». Elle est destinée, comme son titre l'indique, à inspirer l'enthousiasme, les sentiments patriotiques.

On part de la place Saint-Augustin où se trouvent une caserne et la statue de Jeanne d'Arc. On suit ensuite la rue de la Pépinière, la rue Saint-Lazare, la rue de Châteaudun jusqu'à la rue Laffitte, où l'on salue la maison Rothschild. On revient par les grands boulevards jusqu'à la Madeleine. Les grands sentiments s'exaltent à la vue de la Chambre des députés. Le ministère de la Marine, devant lequel on passe, donne une haute idée de la défense nationale, et l'on monte l'avenue des Champs-Élysées. L'émotion est extrême à voir se dresser la masse de l'Arc de Triomphe. À l'aspect du dôme des Invalides, les yeux se mouillent de larmes. On tourne vite dans l'avenue Marigny, pour conserver cet enthousiasme, qui arrive à son comble devant le palais de l'Élysée.

Je ne vous cache point que cette antiopée serait plus lyrique, aurait plus de grandeur si on pouvait la terminer devant le palais d'un roi. Mais, que voulez-vous? Il faut prendre les choses et les villes comme elles sont.

—Mais, dis-je en riant, je fais de l'amphionie tous les jours. Il ne s'agit que de promenade...

—Monsieur Jourdain!... s'écria le baron d'Ormesan, vous dites vrai, vous faisiez de l'amphionie sans le savoir.


À ce moment, une troupe d'étrangers sortit de l'hôtel; le baron se précipita et leur parla dans leur langage. Il m'appela ensuite:

—Vous le voyez, je suis polyglotte. Mais, venez avez nous. Je vais exécuter à ces touristes une antiopée résumée, quelque chose comme un sonnet amphionique. C'est un des morceaux qui me rapportent le plus. Il est intitulé: Lutèce, et, grâce à certaines licences non poétiques mais amphioniques, il me permet de montrer tout Paris en une demi-heure.

Nous montâmes, les touristes, le baron et moi, sur l'impériale de l'omnibus Madeleine-Bastille. En passant devant l'Opéra, le baron d'Ormesan l'annonça à haute voix. Il ajouta, en indiquant la succursale du Comptoir d'Escompte:

—Palais du Luxembourg, le Sénat.

Devant le Napolitain, il dit emphatiquement:

—L'Académie française.

Devant le Crédit Lyonnais, il annonça l'Élysée, et, continuant de cette façon, il avait montré, lorsque nous arrivâmes à la Bastille: nos principaux musées, Notre-Dame, le Panthéon, la Madeleine, les grands magasins, les ministères et les demeures de nos hommes illustres morts et vivants; enfin, tout ce qu'un étranger doit voir à Paris. Nous descendîmes de l'omnibus. Les touristes payèrent largement le baron d'Ormesan. J'étais émerveillé et je le lui dis. Il me remercia modestement et nous nous quittâmes.


Quelque temps après, je reçus une lettre datée de la prison de Fresnes. Elle était signée du baron d'Ormesan:

—Cher ami, m'écrivait cet artiste, j'avais composé une antiopée intitulée: La Toison d'or. Je l'exécutai un mercredi soir. Je partis de Grenelle, où j'habite, sur un bateau-mouche. C'était, comme vous pouvez le voir, une évocation savante de la fable argonautique. Vers minuit, rue de la Paix, je brisai quelques vitrines de bijoutiers. On m'arrêta assez brutalement, et on m'incarcéra sous le prétexte que je m'étais emparé de divers objets d'or qui constituaient la Toison, but de mon antiopée. Le juge d'instruction n'entend rien à l'amphionie, et je vais être condamné si vous n'intervenez pas. Vous savez que je suis un grand artiste. Proclamez-le, et délivrez-moi.

Comme je ne pouvais rien pour le baron d'Ormesan, et que je n'aime pas avoir affaire avec la Justice, je ne lui répondis même pas.

II
UN BEAU FILM

—Qui n'a pas un crime sur la conscience? demanda le baron d'Ormesan. Pour ma part, je ne les compte plus. J'en ai commis quelques-uns qui m'ont rapporté pas mal d'argent. Et si je ne suis pas millionnaire aujourd'hui, il faut accuser mes appétits plutôt que mes scrupules.

En 1901, j'avais fondé avec quelques amis la Cinematographic International Company, que nous appelions plus brièvement la C. I. C. Il s'agissait d'obtenir des films d'un très grand intérêt et de donner ensuite des représentations cinématographiques dans les principales villes d'Europe et d'Amérique. Notre programme était très bien composé. Grâce à l'indiscrétion d'un valet de chambre, nous avions pu obtenir l'intéressante scène représentant le lever du président de la République. Nous avions également cinématographié la naissance du prince d'Albanie. D'autre part, à prix d'or, en corrompant quelques fonctionnaires du Sultan, nous avions fixé à jamais, dans sa mobilité, l'impressionnante tragédie où le grand-vizir Melek-Pacha, après des adieux déchirants à ses femmes et ses enfants, but le mauvais café, par ordre de son maître, sur la terrasse de sa maison de Péra.

Il nous manquait la représentation d'un crime. Mais on ne connaît pas d'avance l'heure d'un forfait, et il est rare que les criminels agissent ouvertement.

Désespérant de nous procurer, par des moyens licites, le spectacle d'un attentat, nous décidâmes d'en organiser un dans une villa que nous louâmes à Auteuil. Nous avions d'abord pensé à engager des acteurs pour mimer le crime qui nous manquait, mais, outre que nous eussions trompé nos futurs spectateurs en leur offrant des scènes truquées, habitués que nous étions à ne cinématographier que de la réalité, nous ne pouvions être satisfaits par un simple jeu théâtral, si parfait fût-il. Nous eûmes aussi l'idée de tirer au sort celui qui d'entre nous devait se dévouer et commettre le crime qu'enregistrerait notre appareil. Mais cette perspective ne sourit à personne. Nous étions, en somme, une société d'honnêtes gens, et nul ne se souciait de perdre l'honneur, même dans un but commercial.

Une nuit, nous nous embusquâmes au coin d'une rue déserte, près de la villa que nous avions louée. Nous étions six, tous armés de revolvers. Un couple passa. C'étaient un jeune homme et une jeune femme, dont la mise recherchée nous parut très propre à fournir les éléments intéressants d'un crime sensationnel. Silencieux, nous bondîmes sur le couple, le ligottâmes et le transportâmes dans la villa. Nous l'y laissâmes sous la garde de l'un d'entre nous. Nous nous remîmes en embuscade et un monsieur à favoris blancs, en vêtements de soirée, ayant paru, nous allâmes à sa rencontre et l'entraînâmes dans la villa, malgré sa résistance. L'aspect de nos revolvers eut raison de son courage et de ses cris. Notre photographe disposa son appareil, fit la lumière convenable et se tint prêt à enregistrer le crime. Quatre d'entre nous se placèrent à côté du photographe et braquèrent leurs revolvers sur nos trois captifs. Le jeune homme et la jeune femme s'étaient évanouis. Je les déshabillai avec des attentions touchantes. À la jeune femme j'ôtai sa jupe et son corsage, et je laissai le jeune homme en bras de chemise. Puis, je m'adressai au monsieur en habit:

—Monsieur, lui dis-je, mes amis et moi nous ne vous voulons aucun mal. Mais nous exigeons de vous, et sous peine de mort, que vous assassiniez, avec le poignard que je dépose à vos pieds, cet homme et cette femme. Vous vous efforcerez avant tout de les faire revenir de leur évanouissement. Vous prendrez garde qu'ils ne vous étranglent. Et comme ils sont désarmés, nul doute que vous n'en veniez à bout.

—Monsieur me dit poliment le futur assassin, il faut bien céder à la violence. Vos dispositions sont prises et je ne veux pas tenter de vous faire revenir sur une résolution dont la raison ne m'apparaît pas clairement, mais je vous demande une grâce, une seule: permettez-moi de me masquer.

Nous nous concertâmes et reconnûmes qu'il valait mieux, pour lui aussi bien que pour nous, qu'il fût masqué. Je lui attachai sur le visage un mouchoir auquel je fis des trous à la place des yeux, et le sacripant commença son ouvrage.

Il frappa dans les mains du jeune homme. Notre appareil fonctionnait et enregistrait cette scène lugubre.

L'assassin, de la pointe de son poignard, piqua sa victime au bras. Le jeune homme bondit sur ses pieds et sauta avec une force décuplée par l'effroi sur le dos de son agresseur. Il y eut une courte lutte. La jeune femme revint aussi de son évanouissement et se précipita au secours de son ami. Mais elle tomba la première, frappée au cœur d'un coup de poignard. Puis ce fut le tour du jeune homme. Il s'affaissa, la gorge coupée. L'assassin fit bien les choses. Son mouchoir n'avait pas été dérangé pendant cette lutte. Il le conserva tant que notre appareil fonctionna:

—Êtes-vous contents, messieurs, nous demanda-t-il, et puis-je maintenant faire ma toilette?

Nous le félicitâmes, il se lava les mains, se recoiffa, se brossa.

Ensuite, l'appareil s'arrêta.


L'assassin attendit que nous eussions fait disparaître les traces de notre passage, à cause de la police qui ne manquerait pas de venir le lendemain. Nous sortîmes tous ensemble. L'assassin prit congé de nous en homme du monde. Il retournait en toute hâte à son cercle, car, point de doute qu'il ne gagnât le soir même, après une pareille aventure, des sommes fabuleuses. Nous saluâmes ce joueur, en le remerciant, et fûmes nous coucher.

Nous avions notre crime sensationnel.

Il fit un bruit énorme. Les victimes étaient la femme du ministre d'un petit État des Balkans et son amant, fils du prétendant à la couronne d'une principauté de l'Allemagne du Nord.

Nous avions loué la villa sous un faux nom, et le gérant, pour ne point avoir d'ennuis, déclara reconnaître son locataire dans le jeune prince. La police fut sur les dents pendant deux mois. Les journaux publièrent des éditions spéciales, et, comme nous avions commencé notre tournée, vous pouvez imaginer notre succès. La police ne supposa pas un instant que nous offrions la réalité de l'assassinat du jour. Nous avions cependant soin de l'annoncer en toutes lettres. Mais le public ne s'y trompa point. Il nous fit un accueil enthousiaste et, tant en Europe qu'en Amérique, nous gagnâmes de quoi distribuer aux membres de notre association, au bout de six mois, la somme de trois cent quarante-deux mille francs.

Comme le crime avait fait trop de bruit pour rester impuni, la police finit par arrêter un Levantin, qui ne put fournir d'alibi valable pour la nuit du crime. Malgré ses protestations d'innocence, il fut condamné à mort et exécuté. Nous eûmes encore bien de la chance. Notre photographe put, par un heureux hasard, assister à l'exécution, et nous corsâmes notre spectacle d'une nouvelle scène, bien faite pour attirer la foule.

Lorsqu'au bout de deux ans, pour des raisons sur lesquelles je ne m'étendrai pas, notre association fut dissoute, j'avais touché, pour ma part, plus d'un million, que je reperdis aux courses l'année suivante.

III
LE CIGARE ROMANESQUE

—Il y a de cela quelques années, me dit le baron d'Ormesan, un de mes amis me donna une boîte de havanes, qu'il me recommanda comme étant de la même qualité que ceux dont le défunt roi d'Angleterre ne pouvait se passer.

Le soir, lorsque j'eus soulevé le couvercle, je me réjouis beaucoup de l'arome que répandaient les cigares merveilleux. Je les comparai aux torpilles bien rangées d'un arsenal. Arsenal pacifique! Torpilles que le rêve a inventées pour combattre l'ennui! Puis, ayant pris délicatement un des cigares, je trouvai que ma comparaison avec les torpilles était inexacte. Il ressemblait plutôt à un doigt de nègre, et la bague de papier doré contribuait à augmenter l'illusion que la belle couleur brune m'avait suggérée. Je perçai soigneusement le cigare, l'allumai et commençai à tirer avec béatitude des bouffées parfumées.

Au bout de quelques instants il ne me vint plus dans la bouche qu'une saveur désagréable, et la fumée de mon cigare me parut avoir une odeur de papier brûlé:

—Le roi d'Angleterre me paraît avoir en fait de tabac, me dis-je, des goûts moins raffinés que je n'aurais supposé. Il est possible, après tout, que la fraude si répandue de nos jours n'épargne même plus le palais et la gorge d'Édouard VII. Tout s'en va. Il n'y a plus moyen de fumer un bon cigare.

Et faisant la grimace je cessai de fumer le mien qui, décidément, sentait le carton brûlé. Je l'examinai un instant en pensant:

—Depuis que ces Américains ont la haute main sur Cuba, il se peut que la prospérité de l'île ait progressé, mais les havanes ne sont plus fumables. Ces Yankees ont sans doute appliqué aux plantations de tabac les procédés de la culture moderne, les cigarières ont été certainement remplacées par des machines. Tout cela est peut-être économique et rapide, mais le cigare y perd beaucoup. D'autant plus que celui que j'ai honte de fumer à l'instant me donne tout lieu de croire que les falsificateurs s'en mêlent et que, de vieux journaux, trempés dans de la nicotine, tiennent maintenant lieu de feuilles de tabac chez les manufacturiers havanais.

J'en étais là de mes réflexions, et j'avais défait mon cigare, afin d'examiner les éléments qui le composaient. Je ne fus pas très surpris de découvrir, disposé de telle façon qu'il n'avait pas empêché le cigare de tirer, un rouleau de papier que je m'empressai de dérouler. Il était formé d'une feuille de papier entourant, comme pour la protéger, une petite enveloppe fermée qui portait cette adresse:

Sen. Don José Hurtado y Barral,
Calle de los Angeles,
Habana.

Sur la feuille de papier, dont le bord supérieur était un peu roussi, je lus avec stupéfaction, tracées d'une écriture féminine, en espagnol, quelques lignes dont voici la traduction:

Enfermée contre mon gré dans le couvent de la Merced, je prie le bon chrétien qui aura l'idée de rechercher de quoi se compose ce mauvais cigare, d'envoyer à son adresse la lettre ci-jointe.

Étonné et très ému, je pris mon chapeau et fus mettre la lettre à la poste. Ensuite je revins chez moi et allumai un second cigare. Il était excellent, les autres aussi. Mon ami ne s'était pas trompé. Le roi d'Angleterre se connaissait fort bien en tabacs de la Havane.


Cinq ou six mois après cet incident romanesque je n'y pensais plus, lorsqu'un jour on m'annonça la visite d'un nègre et d'une négresse fort bien mis, qui me priaient instamment de les recevoir, ajoutant que je ne les connaissais pas et que leur nom sans doute ne me dirait rien.

Et c'est très intrigué que j'entrai dans le salon où l'on avait introduit le couple exotique.

Le monsieur nègre se présenta avec aisance, s'expriment dans un français très intelligible:

—Je suis, me dit-il, Don José Hurtado y Barral...

—Quoi! c'est vous? m'écriai-je très étonné, et me rappelant soudain l'histoire du cigare.

Mais, je dois avouer qu'il ne me serait jamais venu à l'idée que le Roméo havanais et sa Juliette pussent être des nègres.

Don José Hurtado y Barral reprit avec courtoisie:

—C'est moi.

Et me présentant sa compagne il ajouta:

—Voici ma femme. Elle l'est devenue grâce à votre obligeance, car des parents impitoyables l'avaient enfermée dans un couvent, où les nonnes, tout le jour, fabriquent des cigares destinés exclusivement à la cour pontificale et à celle d'Angleterre.

Je n'en revenais pas. Hurtado y Barral continua:

—Nous appartenons tous deux à de riches familles noires. Il y en a un certain nombre à Cuba. Mais, le croiriez-vous, le préjugé de la couleur existe aussi bien chez les nègres que chez les blancs.

Les parents de ma Dolorès voulaient à tout prix qu'elle épousât un blanc. Ils souhaitaient surtout pour gendre un Yankee, et, désolés de la résolution bien arrêtée qu'elle avait de m'épouser, ils la firent enfermer dans le plus grand secret au couvent de la Merced.

Ne sachant comment retrouver Dolorès, j'étais désespéré et prêt à me tuer, lorsque la lettre que vous avez eu la bonté de jeter à la poste me rendit le courage. J'enlevai ma fiancée, et depuis elle est devenue ma femme...

Et certes, monsieur, nous eussions été bien ingrats si nous n'avions pris pour but de notre voyage de noces à Paris où nous avions le devoir de venir vous remercier.

Je dirige à cette heure une des plus importantes manufactures de cigares de la Havane, et voulant vous dédommager du mauvais cigare que vous avez fumé par notre faute, je vous adresserai deux fois par an une provision de cigares du premier choix, n'attendant pour faire expédier le premier envoi que d'avoir consulté votre goût.

Don José avait appris le français à la Nouvelle-Orléans, et sa femme le parlait sans accent, car elle avait été élevée en France...


Peu de temps après, les jeunes héros de cette aventure romanesque retournèrent à La Havane. Je dois ajouter qu'ingrat, ou bientôt mécontent de son mariage, je ne sais, Don José Hurtado y Barral ne m'a jamais fait tenir les cigares qu'il m'avait promis...

IV
LA LÈPRE

Comme on venait de constater que la langue italienne n'offre que peu de difficultés, le baron d'Ormesan protesta avec l'assurance d'un homme qui parle une quinzaine d'idiomes européens ou asiatiques:

—Pas difficile, l'italien? Quelle erreur!... Il se peut que ses difficultés soient peu apparentes, mais elles n'en existent pas moins, croyez-moi. J'en ai fait l'expérience. Elles furent cause que je faillis attraper la lèpre, ce mal terrible qui, semblable aux difficultés que présente la langue italienne, se cache, semble avoir disparu, tandis qu'il n'en continue pas moins à étendre ses ravages à travers les cinq parties du monde.

—La lèpre!

—À cause de l'italien?

—Racontez-nous ça!

—Ce doit être affreux!

En écoutant ces exclamations qui prouvaient le succès de sa déclaration paradoxale, le baron d'Ormesan souriait. Je lui tendis la boîte de cigares. Il en choisit un, l'alluma, après en avoir retiré la bague qu'il mit à son auriculaire droit, selon une sotte habitude qui lui venait d'Allemagne. Puis, après avoir lancé quelques bouffées triomphantes sur ceux qui l'entouraient, il commença sur un ton de condescendance assez vaine:

—Il y a près de douze ans, je voyageais en Italie. J'étais à cette époque un linguiste très ignorant. Je parlais fort mal l'anglais et l'allemand. Pour l'italien, je macaronisais, c'est-à-dire que je me servais de mots français auxquels j'ajoutais des terminaisons sonores, j'usais aussi de mots latins; bref, je me faisais comprendre.

Je venais de parcourir à pied une partie importante de la Toscane, lorsque j'arrivai un soir, vers six heures, dans une jolie bourgade où je devais coucher. À l'unique auberge de l'endroit, on m'avertit que toutes les chambres étaient retenues par une troupe d'Anglais.

L'aubergiste me conseilla de demander asile au curé. Il me reçut fort bien et parut charmé de mon langage hybride, qu'il voulut bien, et c'était trop d'honneur, comparer à la langue du Songe de Poliphile. Je lui répondis que je me contentais d'imiter involontairement le Merlin Coccaie. Il rit beaucoup, en me disant que justement il se nommait Folengo, ce qui me parut un hasard assez extraordinaire. Ensuite, il me mena à sa chambre qu'il me montra. Je voulus refuser. Mais rien n'y fit. Ce digne abbé Folengo entendait l'hospitalité d'une façon toscane, sans doute, car il ne manifesta même pas l'intention de changer les draps de son lit. J'y devais coucher, et je ne pus trouver un prétexte pour demander au bon prêtre, et sans le froisser, des draps propres.

Je dînai tête à tête avec le curé Folengo. La chère fut si délicate que j'oubliai les draps malencontreux, dans lesquels je m'étendis vers les dix heures. Je m'endormis aussitôt. Mon sommeil durait depuis une couple d'heures, lorsque je fus éveillé par un bruit de voix qui venait de la pièce voisine. Dom Folengo causait avec sa gouvernante, respectable personne de soixante-dix ans, qui nous avait préparé le succulent repas que je digérais encore. Le curé parlait avec animation. Sa gouvernante lui répondait d'une voix aigre-douce. Un mot, qui revenait à tout propos dans leur conversation me frappa: la lèpre. Je me demandai d'abord quelle raison ils pouvaient avoir de parler de cette terrible maladie: la lèpre.

Puis, je me représentai combien l'abbé Folengo était bouffi. Ses mains étaient épaisses. Continuant, mon raisonnement, je dus convenir que le prêtre toscan était imberbe, malgré son âge assez avancé. C'en était assez. L'effroi s'empara de mon esprit. Certains villages italiens, aussi bien que certaines bourgades françaises, sont des foyers de lèpre. Et j'en étais certain. Dom Folengo était ladre. Je couchais dans le lit d'un lépreux. Les draps n'avaient même pas été changés. À ce moment les bruits de voix cessèrent. La prêtre ronfla bientôt dans la pièce voisine. Et j'entendis craquer les marches d'un escalier de bois. La gouvernante montait se coucher dans les combles. Ma terreur grandissait. Je pensai que les médecins ne sont pas d'accord au sujet de la contagion de la lèpre. Ces pensées n'étaient point faites pour me rassurer. Je me disais que l'abbé m'avait offert son lit en toute charité, puis que dans la nuit il s'était souvenu qu'il pouvait ainsi me communiquer son mal. C'est de cela qu'il parlait avec sa gouvernante, et sans doute avant de s'endormir avait-il prié Dieu pour que son imprudence n'eût pas une malheureuse issue. Couvert d'une sueur froide, je me levai et me mis à la fenêtre.

Minuit sonna à l'horloge de l'église. Bientôt je n'y tins plus. Harassé, je m'assis par terre et m'endormis appuyé contre le mur. La fraîcheur du matin m'éveilla vers quatre heures. J'éternuai une trentaine de fois, et frissonnai en regardant le lit fatal. L'abbé Folengo, que mes éternuements avaient éveillé, entra dans la chambre:

—Que faites-vous assis en chemise, contre la fenêtre? me demanda-t-il. Je pense, mon cher hôte, que vous seriez mieux dans ce lit.

Je regardais le prêtre. Son teint était rose. Il était gras, mais sa santé, je dus me l'avouer, paraissait florissante.

—Monsieur, lui dis-je, savez-vous que le climat de Paris, et celui de l'Ile-de-France en général, sont peu favorables au développement de la lèpre. Ce climat a même la salutaire propriété de faire rétrograder cette maladie. Beaucoup de lépreux asiatiques, ceux de la Colombie, en Amérique, où ce mal est des plus fréquents, donnent comme but à leur existence l'arrondissement d'un pécule suffisant à les faire vivre deux ou trois ans à Paris. Après cette période, leur ladrerie s'étant atténuée, ils retournent dans leur pays amasser un nouveau trésor qui leur permettra un nouveau séjour aux bords de la Seine.

—Où voulez-vous en venir, me demanda l'abbé Folengo, vous parlez, si je ne me trompe pas, de la lèpre, la lebbra, cette terrible maladie qui fit tant de ravages au moyen-âge.

—Elle n'en cause pas moins aujourd'hui, lui répondis-je, en le fixant sévèrement, et quant aux prêtres qui en sont atteints, leur place serait plutôt dans les maladreries d'Honolulu, ou dans d'autres léproseries asiatiques. Ils y pourraient soigner leurs compagnons d'infortune...

—Mais pourquoi me parlez-vous de ces choses horribles d'aussi bonne heure? répliqua l'abbé Folengo. Il n'est pas encore cinq heures. Le soleil paraît à peine à l'horizon. L'aurore qui empourpre le ciel ne me paraît point faite pour inspirer d'aussi funèbres pensées.

—Avouez-le donc, signor abbé, m'écriai-je, vous êtes lépreux, je vous ai entendu cette nuit...

Dom Folengo semblait stupéfait et atterré.

—Monsieur le Français, me dit-il, vous vous trompez, je ne suis pas lépreux, et je me demande comment ces idées désolantes vous sont venues?

—Non, signor abbé, précisai-je, je vous ai entendu cette nuit. Vous parliez de la lèpre avec votre gouvernante, dans la pièce voisine.

L'abbé Folengo partit d'un grand éclat de rire.

—Vous autres Français, dit-il en continuant à rire aux larmes, vous ne pouvez venir en Italie sans qu'il vous arrive une histoire de ce genre, témoin votre Paul-Louis Courier, qui fait un récit à peu près semblable dans une de ses lettres... La lepre signifie le lièvre en italien. La chasse est ouverte. Ces jours derniers, un de mes paroissiens m'a apporté un lièvre superbe; j'en parlais cette nuit avec ma gouvernante, car il me paraît être à point. On nous le servira aujourd'hui même, à midi. Vous vous régalerez, en vous félicitant d'avoir, au prix d'une mauvaise nuit, augmenté votre bagage de connaissances linguistiques.

J'étais tout penaud. Mais le lièvre me parut délicieux. C'est que les pires choses, la lèpre elle-même, peuvent devenir excellentes, lorsqu'on sait les accommoder et s'en accommoder.

V
COX-CITY

Le baron d'Ormesan porta vivement la main à la cicatrice que je venais d'apercevoir, et ramena ses cheveux pour la couvrir.

—Il faut que je sois toujours très bien coiffé, me dit-il. On remarque, sans cela, cette vilaine place nette et livide de mon cuir chevelu, et j'ai l'air d'avoir la pelade... Cette cicatrice n'est pas nouvelle. Elle date d'une époque où j'étais fondateur de cité... Il y a de cela une quinzaine d'années, et c'était dans la Colombie britannique, au Canada... Cox-City!... Une ville de cinq mille âmes... Elle tenait son nom de Cox... Chislam Cox... un gaillard moitié homme de science, moitié aventurier. Il avait provoqué le rush dans cette partie, vierge alors, des Montagnes Rocheuses, où est située aujourd'hui encore Cox-City.

Les mineurs avaient été racolés un peu partout: à Québec, dans le Manitoba, à New-York. C'est dans cette dernière ville que je rencontrai Chislam Cox.

J'y étais depuis six mois environ. Au demeurant, je dois l'avouer, je ne gagnais pas un sou et m'ennuyais à mourir.

Je ne vivais pas seul mais avec une Allemande assez jolie fille, dont les charmes avaient du succès... Nous nous étions connus à Hambourg. J'étais devenu son manager, si j'ose dire...

Elle s'appelait Marie-Sybille ou Marizibill, pour parler comme les gens de Cologne, sa ville natale.

Faut-il ajouter qu'elle m'aimait à la folie?... Pour ma part, je n'en étais point jaloux. Toutefois, cette vie de paresseux me pesait plus que vous ne sauriez croire; je n'ai pas l'âme d'un maquereau. Mais c'est en vain que je cherchais à employer mes talents, à travailler...

Un jour, dans un saloon, je me laissai embobiner par Chislam Cox, qui parlait tout haut, appuyé au bar, et exhortait les consommateurs à le suivre dans la Colombie britannique. Il y connaissait un lieu où l'or abondait.

Il entremêlait dans son discours: Christ, Darwin, la Banque d'Angleterre, et, Dieu me damne si je sais pourquoi, la papesse Jeanne. Ce Chislam Cox était très convainquant. Je m'enrôlai dans sa troupe avec Marizibill, qui ne voulait pas me quitter, et nous partîmes.

Je n'emportais pas d'attirail de mineur, mais tout un matériel de bar et beaucoup d'alcools; whisky, gin, rhum, etc.; des couvertures et des balances de précision.

Notre voyage fut assez pénible, mais aussitôt arrivés là où Chislam Cox voulait nous conduire, nous bâtîmes une ville de bois qui fut baptisée Cox-City, en l'honneur de celui qui nous dirigeait. J'inaugurai mon débit de boissons, qui fut bientôt très fréquenté. L'or, en effet, était abondant, et je faisais moi-même des affaires d'or. Une grande partie des mineurs étaient Français ou Canadiens français. Il y avait là des Allemands et des individus de langue anglaise. Mais l'élément français dominait. Plus tard, il nous vint des métis français du Manitoba et un grand nombre de Piémontais. Des Chinois arrivèrent aussi. Si bien qu'au bout de quelques mois, Cox-City comptait près de cinq mille habitants, qui ne possédaient qu'une dizaine de femmes...

Je m'étais fait une situation enviable dans cette ville cosmopolite. Mon saloon était florissant. Je l'avais baptisé Café de Paris, et ce titre flattait tous les habitants de Cox-City.


Les grands froids se firent sentir. C'était terrible. Cinquante degrés au-dessous de zéro constituent une température déplorable. On s'aperçut avec terreur que Cox-City ne renfermait que des provisions insuffisantes pour passer l'hiver. Il n'y avait plus de communications possibles avec le reste du monde. C'était la mort prochaine en perspective. Bientôt les provisions furent épuisées, et Chislam Cox fit afficher une proclamation émouvante, dans laquelle il nous faisait connaître toute l'horreur de notre situation.

Il nous demandait pardon de nous avoir menés à la mort, et trouvait, nonobstant son désespoir, le moyen de parler de Herbert Spencer et du faux Smerdis. La fin de ce factum était effroyable. Cox invitait la population à se rassembler, le lendemain matin, sur la place qu'on avait eu le soin de laisser au centre de la ville. Tout le monde devait apporter un revolver et se suicider à un signal, pour échapper aux affres du froid et de la faim.

Il n'y eut pas de protestations. La solution fut trouvée généralement élégante, et Marizibill elle-même, au lieu de sangloter, me dit qu'elle serait heureuse de mourir avec moi. Nous distribuâmes tout ce qui nous restait d'alcool. Le lendemain matin, nous nous rendîmes, bras dessus bras dessous, sur la place mortuaire.

Dussé-je vivre cent mille ans, je n'oublierai jamais le spectacle de cette foule de cinq mille personnes couvertes de manteaux, de couvertures. Tout le monde tenait à la main un revolver, et toutes les dents claquaient... claquaient... je vous le jure!...

Chislam Cox nous dominait, monté sur un tonneau. Tout à coup, il se porta le revolver au front. Le coup partit. C'était le signal et, tandis que, mort, Chislam Cox tombait de son tonneau, tous les habitants de Cox-City, y compris moi-même, se faisaient sauter la cervelle... Quel souvenir effroyable!... Quel sujet de méditation que cette unanimité dans le suicide! Mais quel froid terrible il faisait!...

Je n'étais pas mort, mais étourdi, je me relevai bientôt. Une blessure, ou plutôt une enflure qui me faisait violemment souffrir, et dont la cicatrice me marquera jusqu'à la fin de mes jours, me rappelait seule que j'avais tenté de me suicider. Et pourquoi étais-je tout seul?

—Marizibill! m'écriai-je.

Rien ne me répondit. Mais, les yeux écarquillés, grelottant de froid, je demeurai longtemps hébété à regarder ces morts, près de cinq mille qui, tous, portaient au front une blessure volontaire.

Puis, je ressentis une faim terrible qui me torturait l'estomac. Les vivres étaient épuisés. Je ne trouvai rien dans les maisons que je fouillai. Affolé et titubant, je me jetai sur un cadavre et lui dévorai la face. La chair était encore tiède. Je me rassasiai sans aucun remords. Puis je me promenai dans la nécropole en songeant aux moyens d'en sortir. Je m'armai, me couvris soigneusement, me chargeai du plus d'or que je pus emporter. Ensuite, je m'inquiétai de la nourriture. Le corps des femmes est plus grasset, leur chair est plus tendre. J'en cherchai un et lui coupai les deux jambes. Ce travail me prit plus de deux heures. Mais je me trouvai à la tête de deux jambons, qu'au moyen de deux lanières, je suspendis a mon cou. Je m'aperçus alors que j'avais coupé les jambes de Marizibill. Mais mon âme d'anthropophage fut à peine émue. J'avais surtout hâte de partir. Je me mis en marche, et, par miracle, je joignis un campement de bûcherons, justement le jour où mes provisions furent épuisées.

La blessure que je m'étais faite à la tête fut bientôt guérie. Mais une cicatrice que je cache avec soin me rappelle sans cesse Cox-City, la nécropole boréale, et ses habitants glacés, que le froid garde ainsi qu'ils tombèrent, armés et blessés, les yeux ouverts, et les poches pleines de l'or inutile pour lequel ils moururent.

VI
LE TOUCHER À DISTANCE

Les Journaux ont rapporté l'extraordinaire histoire d'Aldavid, qu'un grand nombre de communautés Juives des cinq parties du Monde prirent pour le Messie, et dont la mort survint à la suite de circonstances qui parurent inexplicables.

Ayant été mêlé de la façon la plus tragique à ces événements, je sens la nécessité de me défaire d'un secret qui m'étouffe.


Dépliant le journal, un matin, mes yeux tombèrent sur l'information suivante datée de Cologne:

«Les communautés israélites du la rive droite du Rhin, entre Ehrenbreitstein et Beuel, sont dans une grande effervescence. Le Messie se trouverait au sein de l'une d'elles, à Dollendorf. Il aurait manifesté sa puissance par un grand nombre de miracles.

«Le bruit qui se fait autour de cette affaire ne laisserait pas d'inquiéter le gouvernement provincial, qui, craignant tout de l'exaltation des esprits, aurait pris des mesures pour réprimer les désordres.

«On ne doute point en haut lieu que ce Messie dont le nom supposé est Aldavid ne soit un imposteur. Le Docteur Frohmann, le savant ethnologue danois qui, en ce moment, est l'hôte de l'Université de Bonn, s'est rendu par curiosité à Dollendorf, et il affirme qu'Aldavid n'est pas juif ainsi qu'il prétend l'être, mais plutôt un Français originaire de la Savoie où s'est conservée assez purement la race des Allobroges. Quoi qu'il en soit, l'autorité aurait volontiers expulsé Aldavid si cela avait été possible; mais, celui que les Juifs rhénans appellent maintenant le Sauveur d'Israël, disparaît comme par enchantement lorsqu'il lui plaît. Il se tient ordinairement devant la synagogue de Dollendorf, prêchant la reconstitution du royaume de Juda en termes violents et enflammés, qui ne vont pas sans rappeler la rauque éloquence d'Ézéchiel. Il passe là trois ou quatre heures par jour, et le soir disparaît sans que l'on puisse savoir ce qu'il est devenu. On ne connaît, au demeurant, ni sa demeure, ni le lieu où il prend ses repas. On espère qu'avant peu, ce faux prophète sera démasqué et que ses tours de bateleur n'abuseront plus, ni l'autorité, ni les juifs rhénans. Revenus de leur erreur, ceux-ci demanderont d'eux-mêmes à être débarrassés d'un aventurier, duquel les propos mensongers, leur donnant une arrogance regrettable vis-à-vis du reste de la population, pourraient bien provoquer une explosion d'antisémitisme dont, en ce cas, les gens sensés ne pourraient même pas plaindre les victimes. Ajoutons qu'Aldavid parle parfaitement l'allemand. Il paraît être au courant des usages des juifs et connaît aussi leur jargon.»


Cette information, qui en son temps excita vivement la curiosité du public, m'incita, je ne sais pourquoi, à regretter l'absence du baron d'Ormesan, qui ne m'avait plus donné de ses nouvelles depuis près de deux ans:

«Voilà une affaire propre à exciter l'imagination du baron, me disais-je. Il aurait sans doute bien des histoires de faux Messies à me raconter...»

Et oubliant la synagogue de Dollendorf, je pensai à cet ami disparu, dont l'imagination et les habitudes ne laissaient pas d'être inquiétantes, mais pour qui j'éprouvais malgré tout un vif intérêt. L'affection qui m'avait uni à lui lorsque mon compagnon de classe au collège, il se nommait tout simplement Dormesan; les nombreuses rencontres dans lesquelles il m'avait donné l'occasion d'apprécier son caractère singulier; son manque de scrupules; une certaine érudition désordonnée, et une gentillesse d'esprit fort agréable, étaient cause que j'éprouvais, parfois, comme un désir de le retrouver.


Le lendemain, les journaux contenaient relativement à l'affaire de Dollendorf des informations plus sensationnelles encore que celles qui avaient paru la veille.

Des dépêches, datées de Francfort, de Mayence, de Leipzig, de Strasbourg, de Hambourg et de Berlin, annonçaient simultanément la présence d'Aldavid.

Comme à Dollendorf, il avait apparu devant une synagogue, la principale de chaque ville.

La nouvelle s'était vite répandue, les Juifs avaient accouru, et le Messie avait prêché partout dans des termes identiques, au témoignage des dépêches insérées dans les journaux.

À Berlin, vers cinq heures, la police ayant voulu s'emparer de lui, la foule juive, qui l'entourait, s'y était opposée, poussant des clameurs et des lamentations, se livrant même à des violences qui provoquèrent un grand nombre d'arrestations.

Pendant ce temps, Aldavid avait disparu comme par miracle...

Ces nouvelles m'impressionnèrent, mais pas plus que le public qui se passionna pour Aldavid. Et, dans la journée, les éditions spéciales des journaux se succédèrent pour annoncer l'apparition (on ne disait plus la présence) du Messie à Prague, à Cracovie, à Amsterdam, à Vienne, à Livourne, à Rome même.

Partout l'émotion était à son comble et les gouvernements, comme on s'en souvient, tinrent des conseils dont les décisions furent gardées secrètes, et pour cause, car toutes aboutissaient à cette constatation que, le pouvoir d'Aldavid paraissant d'un ordre surnaturel ou du moins inexplicable par les moyens dont dispose la science, il valait mieux attendre, sans intervenir, des événements auxquels la force publique ne semblait pas pouvoir s'opposer.


Le lendemain, des dépêches diplomatiques échangées de cabinet à cabinet, entre les gouvernements intéressés, eurent pour résultat de faire arrêter les principaux banquiers juifs de chaque nation.

Cette mesure s'imposait. En effet, si comme on le supposait la prédication d'Aldavid avait pour résultat de provoquer l'exode des Juifs vers la Palestine, on pouvait aussi compter sur l'exode des capitaux de tous les pays pour la même destination, et il fallait éviter les désastres financiers qui eussent été la suite de cet événement. Au demeurant, on pensait avec raison que ce Messie, dont l'ubiquité paraissait incontestable, sinon les autres miracles qu'on lui attribuait, pouvait bien par des moyens surnaturels alimenter le budget du nouveau royaume de Juda, quand cela serait nécessaire. Et les banquiers juifs, traités d'ailleurs avec beaucoup d'égards, furent mis en prison, ce qui ne manqua pas de causer un très grand nombre de désastres financiers: paniques dans les Bourses, faillites et suicides.

Pendant ce temps, l'ubiquité d'Aldavid se manifestait en France: à Nîmes, à Avignon, à Bordeaux, à Sancerre, et, le Vendredi saint, celui qu'Israël acclamait comme l'Étoile qui devait sortir de Jacob, et que les chrétiens ne nommaient plus que l'Antéchrist, parut vers trois heures de l'après-midi à Paris, devant la synagogue de la rue de la Victoire.


Tout le monde attendait cet événement, et, depuis plusieurs jours les Juifs croyants de Paris se tenaient dans la synagogue, dans la rue de la Victoire et jusque dans les rues avoisinantes. Les fenêtres des immeubles proches de la synagogue avaient été louées à prix d'or par les Israélites qui voulaient voir le Messie.

Lorsqu'il parut, la clameur fut immense. On l'entendit des hauteurs de Montmartre et de la place de l'Étoile. Je me trouvais à cet instant sur les Boulevards, et, avec tout le monde, je me précipitai vers la chaussée d'Antin, mais il me fut impossible d'aller au-delà du carrefour de la rue Lafayette, où des barrages d'agents et de gardes à cheval avaient été établis.

Je n'appris que le soir, par les journaux, l'événement imprévu qui s'était produit durant cette apparition.

Depuis qu'il ne se prodiguait plus seulement dans des pays de langue allemande, Aldavid parlait moins. Ses nouvelles apparitions duraient toujours autant que celles des premiers temps, mais il se taisait fréquemment, priant à voix basse, puis reprenant sa prédication toujours dans la langue du peuple parmi lequel il se trouvait. Et ce don des langues, qui faisait de sa vie une Pentecôte quotidienne, n'était pas moins surprenant que son don d'ubiquité et que la faculté qui le laissait disparaître à son gré.

Pendant un des instants où, se taisant, le Messie semblait prier à voix basse devant les Juifs prosternés et silencieux, une voix puissante venue d'une des fenêtres qui fait face à la synagogue se fit entendre. Levant la tête, les assistants virent un moine au visage calme et inspiré. De la main gauche étendue, il présentait à Aldavid un crucifix, tandis que de la main droite il agitait un aspersoir dont des gouttes d'eau bénite atteignirent l'homme prodigieux. En même temps le moine prononçait la formule catholique de l'exorcisme, mais l'effet fut nul, et Aldavid ne leva même pas les yeux vers l'exorciseur qui, tombant à genoux, les yeux au ciel, baisa le crucifix et demeura longtemps en prière, face à face avec celui dont le démon Légion n'était pas sorti, et qui, s'il était l'Antéchrist, paraissait tellement sûr de soi, qu'un exorcisme même n'avait pu troubler son oraison.

L'effet de cette scène fut immense et, triomphant dédaigneusement, les Juifs qui y avaient assisté s'étaient gardé de toute injure, de toute moquerie à l'égard du moine. Leurs yeux ardents regardaient le Messie, leurs cœurs exultaient, et tous, se prenant par la main, femmes, enfants et vieillards, en rangs pressés, se mirent à danser comme autrefois David devant l'arche en chantant «Hosannah!» et des hymnes d'allégresse.


Le Samedi saint, Aldavid apparut encore, rue de la Victoire, et dans les autres villes où il s'était montré. On annonça sa présence dans plusieurs grandes villes d'Amérique, en Australie, à Tunis, à Alger, à Constantinople, à Salonique et à Jérusalem, la Ville sainte. On signalait également l'activité du très grand nombre de juifs qui précipitaient leur départ afin de se rendre en Palestine. L'émotion était partout à son comble. Les esprits les plus sceptiques se rendaient à l'évidence, avouant qu'Aldavid était bien ce Messie que les prophéties ont promis aux juifs. Les catholiques attendaient avec anxiété que Rome se prononçât sur ces événements, mais le Vatican semblait ignorer ce qui se passait, et le pape lui-même, dans l'encyclique Misericordium sur les armements, qu'il publia à cette époque, ne fit même pas allusion au Messie qui se manifestait chaque jour, à Rome aussi bien qu'ailleurs...


Le jour de Pâques, j'étais assis devant mon bureau, et je lisais avec attention les télégrammes qui relataient les événements de la veille, les paroles d'Aldavid, l'exode des juifs, dont les plus pauvres s'en allaient par troupes à pied vers la Palestine.

Tout à coup, mon nom prononcé à voix haute me fit lever la tête, et je vis devant moi le baron d'Ormesan lui-même.

—Vous voilà, m'écriai-je, je n'espérais plus vous revoir... Vous avez été absent au moins pendant deux ans... Mais comment êtes-vous entré? Sans doute, ai-je laissé ma porte ouverte!

Je me levai, allai vers le baron et lui serrai la main.

—Asseyez-vous, lui dis-je, et racontez-moi vos aventures, car je ne doute point qu'il ne vous soit arrivé des choses extraordinaires depuis que je ne vous ai vu.

—Je vais satisfaire votre curiosité, me dit-il. Souffrez que je reste ainsi debout, appuyé contre la muraille, je n'ai pas envie de m'asseoir.

—Comme vous voudrez, repris-je, mais avant tout, dites-moi d'où vous venez, revenant!

Il me répondit en souriant:

—Vous feriez peut-être mieux de me demander où je suis.

—Mais chez moi, parbleu, répliquai-je d'un ton impatienté; vous n'avez point changé... toujours aussi mystérieux!... Au fait, cela fait sans doute partie de votre récit. Eh bien! où êtes-vous?

—Je suis, me répondit-il, depuis près de trois mois, en Australie, dans une petite localité du Queensland, et je m'y trouve fort bien; toutefois, je ne tarderai pas à m'embarquer pour le vieux Monde, où m'appellent des affaires importantes.

Je le regardai un peu effrayé.

—Vous m'étonnez, lui dis-je, cependant vous m'avez habitué à tant de bizarreries, que je veux bien croire ce que vous me dites, mais je vous supplie de me l'expliquer. Vous êtes chez moi et vous prétendez être dans le Queensland en Australie; avouez que j'ai lieu de ne pas comprendre.

Il sourit encore et continua:

—Certes, je suis en Australie, ce qui ne vous empêche point de me voir chez vous, de même qu'on me voit en cet instant à Rome, à Berlin, à Livourne, à Prague, et dans un si grand nombre de villes que l'énumération en serait fastid...

—Vous! m'écriai-je, en l'interrompant, vous seriez Aldavid?

—Lui-même, répliqua le baron d'Ormesan, et j'espère qu'à présent vous ne douterez plus de mes paroles.

J'allai à lui, je le tâtai, le regardai, il était bien là, appuyé devant moi à la muraille, aucun doute n'était possible. Je m'assis dans un fauteuil et contemplai avidement cet homme surprenant qui, plusieurs fois condamné pour vol, auteur impuni d'assassinats retentissants, était aussi, et de manière indéniable, le plus miraculeux des mortels. Je n'osai rien dire et il rompit enfin le silence.

—Oui, dit-il, je suis cet Aldavid, le Messie des prophéties, le prochain roi de Juda.

—Vous m'affolez, protestai-je, expliquez-moi comment vous avez pu accomplir les prodiges qui tiennent en suspens l'attention de l'univers?

Il hésita un instant, puis, se décidant:

—La science, dit-il, est la cause des prétendus miracles que j'accomplis. Vous êtes le seul à qui je puisse m'ouvrir, car je vous connais depuis longtemps, et je sais que vous ne me trahirez point, aussi bien ai-je besoin d'un confident... Vous savez mon nom véritable, Dormesan, et vous connaissez quelques uns des crimes artistiques qui font la joie de ma vie. J'ai une culture scientifique aussi vaste que ma culture littéraire, et ce n'est pas peu dire, puisque, connaissant à fond un grand nombre de langues, je suis au courant de toutes les grandes littératures anciennes et modernes. Tout cela m'a servi. J'ai eu des hauts et des bas, c'est vrai, mais une seule des fortunes que j'ai amassées et dissipées, soit au jeu, soit en prodigalités de toutes sortes, formerait une somme respectable, même en Amérique...

Quoiqu'il en soit, un petit héritage, d'environ deux cent mille francs, m'étant pour ainsi dire tombé du ciel il y a quatre ans, je consacrai cet argent à des expériences scientifiques, et me vouai à des recherches ayant trait à la télégraphie et la téléphonie sans fil, à la transmission des images photographiques, à la photographie en couleurs et en relief, au cinématographe, au phonographe, etc... Ces travaux m'amenèrent à m'inquiéter d'un point négligé par tous les savants qui se sont occupés de ces problèmes passionnants: je veux parler du toucher à distance. Et je finis par découvrir les principes de cette science nouvelle.

De même que la voix peut se transporter d'un point à un autre très éloigné, de même l'apparence d'un corps, et les propriétés de résistance par lesquelles les aveugles en acquièrent la notion, peuvent se transmettre, sans qu'il soit nécessaire que rien relie l'ubiquiste aux corps qu'il projette. J'ajoute que le nouveau corps conserve la plénitude des facultés humaines, dans la limite où elles sont exercées à l'appareil par le véritable corps.

Les récits miraculeux, les contes populaires, qui accordent à certains personnages le don d'ubiquité, montrent que d'autres hommes avant moi ont agité la question du toucher à distance; toutefois ce n'étaient que rêveries sans importance. Il m'était réservé de résoudre, scientifiquement et pratiquement, le problème.

Bien entendu, je laisse de côté les phénomènes ou prétendus phénomènes médionaux touchant le dédoublement des corps; ces phénomènes, qu'on connaît mal, n'ont rien à voir, d'après ce que j'en sais, avec les recherches que j'ai menées à bien.

Après des nombreuses expériences, je parvins à construire deux appareils dont je gardai l'un, tandis que je plaçais l'autre contre un arbre situé au bord d'une allée du parc Montsouris. Mon expérience réussit pleinement, et, actionnant l'appareil transmetteur qui m'avait coûté tant de soins, et que je porte sans cesse sur moi, je pouvais, sans quitter le lieu où je me trouvais en réalité, apparaître, me trouver en même temps au parc Monsouris; et sinon m'y promener, du moins voir, parler, toucher et être touché dans les deux endroits à la fois. Plus tard, j'installai un autre de mes appareils récepteurs contre un arbre des Champs-Élysées, et je constatai, avec joie, que je pouvais aussi bien me trouver dans trois endroits à la fois. Désormais, le monde était à moi. J'eusse pu tirer des profits immenses de mon invention, mais je préférai la garder uniquement à mon usage. Mes appareils récepteurs sont petits, ont un aspect insignifiant, et il n'est pas encore arrivé qu'on les ait enlevés des endroits où je les ai placés. J'en mis un chez vous, cher ami, il y a deux ans, mais c'est la première fois que je m'en sers, et vous ne l'aviez jamais aperçu.

—C'est vrai, dis-je, je ne l'ai jamais vu.

—Ces appareils, continua-t-il, ont tout simplement l'apparence d'un clou... Je voyageai, pendant près de deux ans, dotant de récepteurs la façade de toutes les synagogues. Car mon dessein étant de devenir roi, du simple baron que je me suis fait, je ne pouvais espérer réussir qu'en fondant de nouveau le royaume de Juda, dont les Juifs espèrent depuis si longtemps la reconstitution.

Je parcourus successivement les cinq parties du Monde, me tenant d'ailleurs toujours, grâce à mon ubiquité, en relations avec ma maison à Paris, avec une maîtresse que j'aime, qui me le rend, et qui, voyageant avec moi, m'aurait gêné.

Mais, voyez le côté pratique de cette invention! Ma maîtresse, une femme charmante et mariée, n'a jamais été au courant de mes voyages. Elle ignore même si j'ai quitté Paris, car chaque semaine, le mercredi, lorsqu'elle vient chez moi avide de caresses, elle me trouve au lit. J'y ai adapté un de mes appareils, et c'est ainsi que, de Chicago, de Jérusalem et de Melbourne, j'ai pu faire à ma maîtresse, à Paris, trois enfants, qui hélas! ne porteront point mon nom.

—Puissiez vous trouvez miséricorde, dis-je, le véritable Messie pardonna à la femme adultère.

Il ne releva point ce que je venais de dire, et ajouta:

—Pour le reste, vous connaissez les événements aussi bien que moi-même.

—Je les connais, répliquai-je, et je vous juge sévèrement. Je ne vous crois pas les qualités d'un fondateur d'empire, encore moins celles d'un bon monarque, votre vie criminelle vous condamne et vos imaginations vous feront un jour mener votre peuple à la ruine. Homme de science, habile dans les arts, vous méritiez, malgré vos crimes, l'indulgence et peut-être même l'admiration des gens instruits et de bon sens. Mais, roi, vous n'avez pas le droit de l'être, vous ne saurez point promulguer de lois justes, et vos sujets ne seront que les jouets de vos caprices. Renoncez à ce rêve insensé d'un trône dont vous êtes indigne. De pauvres gens s'en vont à pied sur les routes, vous croyant un personnage sacré qui relèvera le Temple de Jérusalem. Un grand nombre déjà sont morts en chemin pour le misérable imposteur que vous êtes. Renoncez à vous dire plus longtemps le Messie que vous n'êtes point, ou je vous dénoncerai!

—On vous prendra pour un fou, me dit en ricanant le faux Messie; et me croyez-vous assez sot pour vous avoir donné les lumières suffisantes qui vous permettraient de me faire tort en détruisant mon appareil? Détrompez-vous!...


La colère m'aveuglait, je ne savais plus au juste ce que je faisais. Ayant saisi sur ma table un revolver qui s'y trouve toujours, j'en déchargeai les six balles sur le faux corps apparent et solide du faux Messie, qui s'affaissa en poussant un grand cri. Je me précipitai: le corps était là, je venais de tuer mon ami Dormesan, criminel, mais compagnon si agréable. Je ne savais que faire:

—Il m'a abusé, me dis-je, c'était une farce. Il est bien venu ici à l'improviste, il est entré sans que je l'entendisse, ma porte était certainement ouverte. Il s'est moqué de moi en se faisant passer pour Aldavid, c'était fantastique et charmant. Je m'y suis laissé prendre et l'ai tué... Hélas! que vais-je devenir?

Et je méditai quelque temps devant le corps ensanglanté de mon ami...

Puis, tout à coup, une rumeur extraordinaire me fit sursauter. Encore un tour d'Aldavid, pensai-je, il annonce sans doute son couronnement. Puissé-je l'avoir tué et avoir encore près de moi mon ami Dormesan.

J'ouvris la fenêtre pour connaître quel miracle avait encore accompli le prodigieux thaumaturge, et je vis une nuée de camelots porteurs de journaux divers, qui, malgré les ordonnances de police interdisant l'annonce des informations, criaient tous en courant à toutes jambes:

La mort du Messie, curieux détails sur sa fin subite.

Mon sang se glaça dans mes veines, et je tombai évanoui.


Je me réveillai vers une heure du matin, et frissonnai en touchant près de moi le cadavre. Je me levai aussitôt; puis, je soulevai le corps en rassemblant toutes mes forces et je le jetai par la fenêtre.

Je passai le reste de la nuit à effacer les taches de sang qui s'étalaient sur mon parquet, puis je sortis acheter les journaux, et j'y lus ce que tout le monde sait: la mort subite d'Aldavid dans huit cent quarante villes situées dans les cinq parties du Monde.

Celui qu'on appelait le Messie semblait prier depuis plus d'une heure, quand tout à coup il poussa un grand cri, tandis que six trous, semblables à ceux que font les balles de revolver, apparurent sur lui dans la région du cœur. Partout il s'affaissa aussitôt, et, malgré les soins qui partout lui furent prodigués, partout il était mort.

Cette profusion de corps appartenant à un seul homme—exactement huit cent quarante et un, car par un phénomène singulier on avait trouvé deux de ces corps à Paris—n'étonna pas outre mesure le public, à qui Aldavid avait donné bien d'autres sujets d'étonnement.

Partout, les Juifs lui firent des funérailles imposantes. Ils pouvaient à peine croire à sa mort et affirmaient qu'il ressusciterait. Mais c'est en vain qu'ils attendirent cet événement, et la reconstitution du Royaume de Juda fut remise à d'autres temps.


Je regardai attentivement le mur contre lequel Dormesan m'était apparu. J'y trouvai bien un clou, mais tellement semblable aux autres clous auxquels je le comparai, qu'il me parut impossible que ce fût là un de ses engins.

Au demeurant, ne m'avait-il pas dit lui-même qu'il me cachait les particularités essentielles des appareils qui lui servaient à faire paraître les corps postiches, grâce à sa découverte des lois du toucher à distance?

Aussi, suis-je incapable de donner le moindre renseignement touchant l'invention prodigieuse de ce baron d'Ormesan, dont les aventures, surprenantes ou amusantes, ont fait longtemps mes délices.

1890-1910.

TABLE DES MATIÈRES

E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY

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