L'homme à l'oreille cassée
The Project Gutenberg eBook of L'homme à l'oreille cassée
Title: L'homme à l'oreille cassée
Author: Edmond About
Release date: October 11, 2004 [eBook #13704]
                Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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L'HOMME À L'OREILLE CASSÉE
gar Edmond About (1862)
Table des matières
À MADAME LA COMTESSE DE NAJAC.
I — Où l'on tue le veau gras pour fêter le retour d'un enfant
économe.
II — Déballage aux flambeaux.
III — Le crime du savant professeur Meiser.
IV — La victime.
V — Rêves d'amour et autre.
VI — Un caprice de jeune fille.
VII — Testament du professeur Meiser en faveur du colonel
desséché.
VIII — Comment Nicolas Meiser, neveu de Jean Meiser, avait
exécuté le testament de son oncle.
IX — Beaucoup de bruit dans Fontainebleau.
X — Alléluia!
XI — Où le colonel Fougas apprend quelques nouvelles qui
paraîtront anciennes à mes lecteurs.
XII — Le premier repas du convalescent.
XIII — Histoire du colonel Fougas, racontée par lui-même.
XIV — Le jeu de l'amour et de l'espadon.
XV — Où l'on verra qu'il n'y a pas loin du Capitole à la roche
Tarpéienne.
XVI — Mémorable entrevue du colonel Fougas et de S.M. l'Empereur
des Français.
XVII — Où Mr Nicolas Meiser, riche propriétaire de Dantzig,
reçoit une visite qu'il ne désirait point.
XVIII — Le colonel cherche à se débarrasser d'un million qui le
gêne.
XIX — Il demande et accorde la main de Clémentine.
XX — Un coup de foudre dans un ciel pur.
À MADAME LA COMTESSE DE NAJAC.
Ce petit livre est éclos sous votre aile.
Oh! le bon temps et là bonne amitié!
Jours bien remplis, et trop courts de moitié!
Décidément, votre Bretagne est belle.
Je l'ai revue en imprimant Fougas:
Les souvenirs s'envolaient de mon page
Comme pinsons échappés de leurs cages;
Je repensais, je ne relisais pas.
Que l'Océan avait grande tournure!
Que le soleil faisait bonne figure,
En blanc bonnet, pleurnichant et moqueur!
Qui me rendra ces heures envolées,
Ces gais propos, ces crêpes rissolées,
Ces tours de valse, et cette paix du coeur?
E. A.
Paris, 3 novembre 1861.
I — Où l'on tue le veau gras pour fêter le retour d'un enfant économe.
Le 18 mai 1859, Mr Renault, ancien professeur, de physique et de chimie, actuellement propriétaire à Fontainebleau et membre du conseil municipal de cette aimable petite ville, porta lui-même à la poste la lettre suivante:
«À monsieur Léon Renault, ingénieur civil, bureau restant,
Berlin, Prusse.
«Mon cher enfant,
«Les bonnes nouvelles que tu as datées de Saint-Pétersbourg nous ont causé la plus douce joie. Ta pauvre mère était souffrante depuis l'hiver; je ne t'en avais pas parlé de peur de t'inquiéter à cette distance. Moi-même je n'étais guère vaillant; il y avait encore une troisième personne (tu devineras son nom si tu peux) qui languissait de ne pas te voir. Mais rassure-toi, mon cher Léon: nous renaissons à qui mieux mieux depuis que la date de ton retour est à peu près fixée. Nous commençons à croire que les mines de l'Oural ne dévoreront pas celui qui nous est plus cher que tout au monde. Dieu soit loué! Cette fortune si honorable et si rapide ne t'aura pas coûté la vie, ni même la santé, s'il est vrai que tu aies pris de l'embonpoint dans le désert, comme tu nous l'assures. Nous ne mourrons pas sans avoir embrassé notre fils! Tant pis pour toi si tu n'as pas terminé là-bas toutes tes affaires: nous sommes trois qui avons juré que tu n'y retournerais plus. L'obéissance ne te sera pas difficile, car tu seras heureux au milieu de nous. C'est du moins l'opinion de Clémentine… j'ai oublié que je m'étais promis de ne pas la nommer! Maître Bonnivet, notre excellent voisin, ne s'est pas contenté de placer tes capitaux sur bonne hypothèque; il a rédigé dans ses moments perdus un petit acte fort touchant, qui n'attend plus que ta signature. Notre digne maire a commandé à ton intention une écharpe neuve qui vient d'arriver de Paris. C'est toi qui en auras l'étrenne. Ton appartement, qui sera bientôt votre appartement, est à la hauteur de ta fortune présente. Tu demeures… mais la maison a tellement changé depuis trois ans, que mes descriptions seraient lettre close pour toi. C'est Mr Audret, l'architecte du château impérial, qui a dirigé les travaux. Il a voulu absolument me construire un laboratoire digne de Thénard ou de Desprez. J'ai eu beau protester et dire que je n'étais plus bon à rien, puisque mon célèbre mémoire sur la Condensation des gaz en est toujours au chapitre IV, comme ta mère était de complicité avec ce vieux scélérat d'ami, il se trouve que la Science a désormais un temple chez nous. Une vraie boutique à sorcier, suivant l'expression pittoresque de ta vieille Gothon. Rien n'y manque, pas même une machine à vapeur de quatre chevaux: qu'en ferai-je? hélas! Je compte bien cependant que ces dépenses ne seront pas perdues pour tout le monde. Tu ne vas pas t'endormir sur tes lauriers. Ah! si j'avais eu ton bien lorsque j'avais ton âge! J'aurais consacré mes jours à la science pure, au lieu d'en perdre la meilleure partie avec ces pauvres petits jeunes gens qui ne profitaient de ma classe que pour lire Mr Paul de Kock! J'aurais été ambitieux! J'aurais voulu attacher mon nom à la découverte de quelque loi bien générale, ou tout au moins à la construction de quelque instrument bien utile. Il est trop tard aujourd'hui; mes yeux sont fatigués et le cerveau lui- même refuse le travail. À ton tour, mon garçon! Tu n'as pas vingt-six ans, les mines de l'Oural t'ont donné de quoi vivre à l'aise, tu n'as plus besoin de rien pour toi-même, le moment est venu de travailler pour le genre humain. C'est le plus vif désir et la plus chère espérance de ton vieux bonhomme de père qui t'aime et qui t'attend les bras ouverts.
«J. RENAULT.
«P. S. Par mes calculs, cette lettre doit arriver à Berlin deux ou trois jours avant toi. Tu auras déjà appris par les journaux du 7 courant la mort de l'illustre Mr de Humboldt. C'est un deuil pour la science et pour l'humanité. J'ai eu l'honneur d'écrire à ce grand homme plusieurs fois en ma vie, et il a daigné me répondre une lettre que je conserve pieusement. Si tu avais l'occasion d'acheter quelque souvenir de sa personne, quelque manuscrit de sa main, quelque fragment de ses collections, tu me ferais un véritable plaisir.»
Un mois après le départ de cette lettre, le fils tant désiré rentra dans la maison paternelle. Mr et Mme Renault, qui vinrent le chercher à la gare, le trouvèrent grandi, grossi et embelli de tout point. À dire vrai, ce n'était pas un garçon remarquable, mais une bonne et sympathique figure. Léon Renault représentait un homme moyen, blond, rondelet et bien pris. Ses grands yeux bleus, sa voix douce et sa barbe soyeuse indiquaient une nature plus délicate que puissante. Un cou très blanc, très rond et presque féminin, tranchait singulièrement avec son visage roussi par le hâle. Ses dents étaient belles, très mignonnes, un peu rentrantes, nullement aiguës. Lorsqu'il ôta ses gants, il découvrit deux petites mains carrées, assez fermes, assez douces, ni chaudes, ni froides, ni sèches ni humides, mais agréables au toucher et soignées dans la perfection.
Tel qu'il était, son père et sa mère ne l'auraient pas échangé contre l'Apollon du Belvédère. On l'embrassa, Dieu sait! en l'accablant de mille questions auxquelles il oubliait de répondre. Quelques vieux amis de la maison, un médecin, un architecte, un notaire étaient accourus à la gare avec les bons parents: chacun d'eux eut son tour, chacun lui donna l'accolade, chacun lui demanda s'il se portait bien, s'il avait fait bon voyage? Il écouta patiemment et même avec joie cette mélodie banale dont les paroles ne signifiaient pas grand-chose, mais dont la musique allait au coeur, parce qu'elle venait du coeur.
On était là depuis un bon quart d'heure, et le train avait repris sa course en sifflant, et les omnibus des divers hôtels s'étaient lancés l'un après l'autre au grand trot dans l'avenue qui conduit à la ville; et le soleil de juin ne se lassait pas d'éclairer cet heureux groupe de braves gens. Mais Mme Renault s'écria tout à coup que le pauvre enfant devait mourir de faim, et qu'il y avait de la barbarie à retarder si longtemps l'heure de son dîner. Il eut beau protester qu'il avait déjeuné à Paris et que la faim parlait moins haut que la joie: toute la compagnie se jeta dans deux grandes calèches de louage, le fils à côté de la mère, le père en face, comme s'il ne pouvait rassasier ses yeux de la vue de ce cher fils. Une charrette venait derrière avec les malles, les grandes caisses longues et carrées et tout le bagage du voyageur. À l'entrée de la ville, les cochers firent claquer leur fouet, le charretier suivit l'exemple, et ce joyeux tapage attira les habitants sur leurs portes et anima un instant la tranquillité des rues. Mme Renault promenait ses regards à droite et à gauche, cherchant des témoins à son triomphe et saluant avec la plus cordiale amitié des gens qu'elle connaissait à peine. Plus d'une mère la salua aussi, sans presque la connaître, car il n'y a pas de mère indifférente à ces bonheurs-là, et d'ailleurs la famille de Léon était aimée de tout le monde! Et les voisins s'abordaient en disant avec une joie exempte de jalousie:
— C'est le fils Renault, qui a travaillé trois ans dans les mines de Russie et qui vient partager sa fortune avec ses vieux parents!
Léon aperçut aussi quelques visages de connaissance, mais non tout ceux qu'il souhaitait de revoir. Car il se pencha un instant à l'oreille de sa mère en disant:
— Et Clémentine?
Cette parole fut prononcée si bas et de si près que Mr Renault lui-même ne put connaître si c'était une parole ou un baiser. La bonne dame sourit tendrement et répondit un seul mot:
— Patience!
Comme si la patience était une vertu bien commune chez les amoureux!
La porte de la maison était toute grande ouverte, et la vieille Gothon sur le seuil. Elle levait les bras au ciel et pleurait comme une bête, car elle avait connu le petit Léon pas plus haut que cela! Il y eut encore une belle embrassade sur la dernière marche du perron entre la brave servante et son jeune maître. Les amis de Mr Renault firent mine de se retirer par discrétion, mais ce fut peine perdue: on leur prouva clair comme le jour que leur couvert était mis. Et quand tout le monde fut réuni dans le salon, excepté l'invisible Clémentine, les grands fauteuils à médaillon tendirent leurs bras vers le fils de Mr Renault; la vieille glace de la cheminée se réjouit de refléter son image, le gros lustre de cristal fit entendre un petit carillon, les mandarins de l'étagère se mirent à branler la tête en signe de bienvenue, comme s'ils avaient été des pénates légitimes et non des étrangers et des païens.
Personne ne saurait dire pourquoi les baisers et les larmes recommencèrent alors à pleuvoir, mais il est certain que ce fut comme une deuxième arrivée.
— La soupe! cria Gothon.
Mme Renault prit le bras de son fils, contrairement à toutes les lois de l'étiquette, et sans même demander pardon aux respectables amis qui se trouvaient là. À peine s'excusa-t-elle de servir l'enfant avant les invités. Léon se laissa faire et bien lui en prit; il n'y avait pas un convive qui ne fût capable de lui verser le potage dans son gilet plutôt que d'y goûter avant lui.
— Mère, s'écria Léon la cuiller à la main, voici la première fois, depuis trois ans, que je mange de la bonne soupe!
Mme Renault se sentit rougir d'aise et Gothon cassa quelque chose; l'une et l'autre imaginèrent que l'enfant parlait ainsi pour flatter leur amour-propre, et pourtant il avait dit vrai. Il y a deux choses en ce monde que l'homme ne trouve pas souvent hors de chez lui: la bonne soupe est la première; la deuxième est l'amour désintéressé.
Si j'entreprenais ici l'énumération véridique de tous les plats qui parurent sur la table, il n'y aurait pas un de mes lecteurs à qui l'eau ne vînt à la bouche. Je crois même que plus d'une lectrice délicate risquerait de prendre une indigestion. Ajoutez, s'il vous plaît, que cette liste se prolongerait jusqu'au bout du volume et qu'il ne me resterait plus une seule page pour écrire la merveilleuse histoire de Fougas. C'est pourquoi je retourne au salon, où le café est déjà servi.
Léon prit à peine la moitié de sa tasse, mais gardez-vous d'en conclure que le café fût trop chaud ou trop froid, ou trop sucré. Rien au monde ne l'eût empêché de boire jusqu'à la dernière goutte, si un coup de marteau frappé à la porte de la rue n'avait retenti jusque dans son coeur.
La minute qui suivit lui parut d'une longueur extraordinaire. Non! jamais dans ses voyages, il n'avait rencontré une minute aussi longue que celle-là. Mais enfin Clémentine parut, précédée de la digne Mlle Virginie Sambucco, sa tante. Et les mandarins qui souriaient sur l'étagère entendirent le bruit de trois baisers.
Pourquoi trois? Le lecteur superficiel qui prétend deviner les choses avant qu'elles soient écrites, a déjà trouvé une explication vraisemblable. «Assurément, dit-il, Léon était trop respectueux pour embrasser plus d'une fois la digne Mlle Sambucco, mais lorsqu'il se vit en présence de Clémentine, qui devait être sa femme, il doubla la dose et fit bien.» Voilà, monsieur, ce que j'appelle un jugement téméraire. Le premier baiser tomba de la bouche de Léon sur la joue de Mlle Sambucco; le second fut appliqué par les lèvres de Mlle Sambucco sur la joue gauche de Léon; le troisième fut un véritable accident qui plongea deux jeunes coeurs dans une consternation profonde.
Léon, qui était très amoureux de sa future, se précipita vers elle en aveugle, incertain s'il baiserait la joue droite ou la gauche, mais décidé à ne pas retarder plus longtemps un plaisir qu'il se promettait depuis le printemps de 1856. Clémentine ne songeait pas à se défendre, mais bien à appliquer ses belles lèvres rouges sur la joue droite de Léon, ou sur la gauche indifféremment. La précipitation des deux jeunes gens fut cause que ni les joues de Clémentine ni celles de Léon ne reçurent l'offrande qui leur était destinée. Et les mandarins de l'étagère qui comptaient bien entendre deux baisers, n'en entendirent qu'un seul. Et Léon fut interdit, Clémentine rougit jusqu'aux oreilles, et les deux fiancés reculèrent d'un pas en regardant les rosaces du tapis, qui demeurèrent éternellement gravées dans leur mémoire.
Clémentine était, aux yeux de Léon Renault, la plus jolie personne du monde. Il l'aimait depuis un peu plus de trois ans, et c'était un peu pour elle qu'il avait fait le voyage de Russie. En 1856, elle était trop jeune pour se marier et trop riche pour qu'un ingénieur à 2 400 francs pût décemment prétendre à sa main. Léon, en vrai mathématicien, s'était posé le problème suivant: «Étant donnée une jeune fille de quinze ans et demi, riche de 8 000 francs de rentes et menacée de l'héritage de Mlle Sambucco, soit 200 000 francs de capital, faire une fortune au moins égale à la sienne dans un délai qui lui permette de devenir grande fille sans lui laisser le temps de passer vieille fille.» Il avait trouvé la solution dans les mines de cuivre de l'Oural.
Durant trois longues années, il avait correspondu indirectement avec la bien-aimée de son coeur. Toutes les lettres qu'il écrivait à son père ou à sa mère passaient aux mains de Mlle Sambucco, qui ne les cachait pas à Clémentine. Quelquefois même on les lisait à voix haute, en famille, et jamais Mr Renault ne fut obligé de sauter une phrase, car Léon n'écrivait rien qu'une jeune fille ne pût entendre. La tante et la nièce n'avaient pas d'autres distractions; elles vivaient retirées dans une petite maison, au fond d'un beau jardin, et elles ne recevaient que de vieux amis. Clémentine eut donc peu de mérite à garder son coeur pour Léon. À part un grand colonel de cuirassiers qui la poursuivait quelquefois à la promenade, aucun homme ne lui avait fait là cour.
Elle était bien belle pourtant, non seulement aux yeux de son amant, ou de la famille Renault, ou de la petite ville qu'elle habitait. La province est encline à se contenter de peu. Elle donne à bon marché les réputations de jolie femme et de grand homme, surtout lorsqu'elle n'est pas assez riche pour se montrer exigeante. C'est dans les capitales qu'on prétend n'admirer que le mérite absolu. J'ai entendu un maire de village qui disait, avec un certain orgueil: «Avouez que ma servante Catherine est bien jolie pour une commune de six cents âmes!» Clémentine était assez jolie pour se faire admirer dans une ville de huit cent mille habitants. Figurez-vous une petite créole blonde, aux yeux noirs, au teint mat, aux dents éclatantes. Sa taille était ronde et souple comme un jonc. Quelles mains mignonnes elle avait, et quels jolis pieds andalous, cambrés, arrondis en fer à repasser! Tous ses regards ressemblaient à des sourires, et tous ses mouvements à des caresses. Ajoutez qu'elle n'était ni sotte, ni peureuse, ni même ignorante de toutes choses, comme les petites filles élevées au couvent. Son éducation, commencée par sa mère, avait été achevée par deux ou trois vieux professeurs respectables, du choix de Mr Renault, son tuteur. Elle avait l'esprit juste et le cerveau bien meublé. Mais, en vérité, je me demande pourquoi j'en parle au passé, car elle vit encore, grâce à Dieu, et aucune de ses perfections n'a péri.
II — Déballage aux flambeaux.
Vers dix heures du soir, Mlle Virginie Sambucco dit qu'il fallait penser à la retraite; ces dames vivaient avec une régularité monastique. Léon protesta, mais Clémentine obéit: ce ne fut pas sans laisser voir une petite moue. Déjà la porte du salon était ouverte et la vieille demoiselle avait pris sa capuche dans l'antichambre, lorsque l'ingénieur, frappé subitement d'une idée, s'écria:
— Vous ne vous en irez certes pas sans m'aider à ouvrir mes malles! C'est un service que je vous demande, ma bonne mademoiselle Sambucco!
La respectable fille s'arrêta; l'habitude la poussait à partir; l'obligeance lui conseillait de rester; un atome de curiosité fit pencher la balance.
— Quel bonheur! dit Clémentine en restituant à la patère la capuche de sa tante.
Mme Renault ne savait pas encore où l'on avait mis les bagages de Léon. Gothon vint dire que tout était jeté pêle-mêle dans la boutique à sorcier, en attendant que Monsieur désignât ce qu'il fallait porter dans sa chambre. Toute la compagnie se rendit avec les lampes et les flambeaux dans une vaste salle du rez-de- chaussée où les fourneaux, les cornues, les instruments de physique, les caisses, les malles, les sacs de nuit, les cartons à chapeau et la célèbre machine à vapeur formaient un spectacle confus et charmant. La lumière se jouait dans cet intérieur comme dans certains tableaux de l'école hollandaise. Elle glissait sur les gros cylindres jaunes de la machine électrique, rebondissait sur les matras de verre mince, se heurtait à deux réflecteurs argentés et accrochait en passant un magnifique baromètre de Fortin. Les Renault et leurs amis, groupés au milieu des malles, les uns assis, les autres debout, celui-ci armé d'une lampe et celui-là d'une bougie, n'ôtaient rien au pittoresque du tableau.
Léon, armé d'un trousseau de petites clefs, ouvrait les malles l'une après l'autre. Clémentine était assise en face de lui sur une grande boîte de forme oblongue, et elle le regardait de tous ses yeux avec plus d'affection que de curiosité. On commença par mettre à part deux énormes caisses carrées qui ne renfermaient que des échantillons de minéralogie, après quoi l'on passa la revue des richesses de toute sorte que l'ingénieur avait serrées dans son linge et ses vêtements.
Une douce odeur de cuir de Russie, de thé de caravane, de tabac du Levant et d'essence de rosés se répandit bientôt dans l'atelier. Léon rapportait un peu de tout, suivant l'usage des voyageurs riches qui ont laissé derrière eux une famille et beaucoup d'amis: Il exhiba tour à tour des étoffes asiatiques, des narghilés d'argent repoussé qui viennent de Perse, des boîtes de thé, des sorbets à la rose, des essences précieuses, des tissus d'or de Tarjok, des armes antiques, un service d'argenterie niellée de la fabrique de Toula, des pierreries montées à la russe, des bracelets du Caucase, des colliers d'ambre laiteux et un sac de cuir rempli de turquoises, comme on en vend à la foire de Nijni-Novgorod. Chaque objet passait de main en main, au milieu des questions, des explications et des interjections de toute sorte. Tous les amis qui se trouvaient là reçurent les présents qui leur étaient destinés. Ce fut un concert de refus polis, d'insistances amicales et de remerciements sur tous les tons. Inutile de dire que la plus grosse part échut à Clémentine; mais elle ne se fit pas prier, car, au point où l'on en était, toutes ces belles choses entraient dans la corbeille et ne sortaient pas de la famille.
Léon rapportait à son père une robe de chambre trop belle, en étoffe brochée d'or, quelques livres anciens trouvés à Moscou, un joli tableau de Greuze, égaré par le plus grand des hasards dans une ignoble boutique du Gastinitvor, deux magnifiques échantillons de cristal de roche et une canne de Mr de Humboldt:
— Tu vois, dit-il à Mr Renault en lui mettant dans les mains ce jonc historique, le post-scriptum de ta dernière lettre n'est pas tombé dans l'eau.
Le vieux professeur reçut ce présent avec une émotion visible.
— Je ne m'en servirai jamais, dit-il à son fils: le Napoléon de la science l'a tenue dans sa main. Que penserait-on si un vieux sergent comme moi se permettait de la porter dans ses promenades en forêt? Et les collections? Tu n'as rien pu en acheter? Se sont-elles vendues bien cher?
— On ne les a pas vendues, répondit Léon. Tout est entré dans le musée national de Berlin. Mais dans mon empressement à te satisfaire, je me suis fait voler d'une étrange façon. Le jour même de mon arrivée, j'ai fait part de ton désir au domestique de place qui m'accompagnait. Il m'a juré qu'un petit brocanteur juif de ses amis, du nom de Ritter, cherchait à vendre une très belle pièce anatomique, provenant de la succession. J'ai couru chez le juif, examiné la momie, car c'en était une, et payé sans marchander le prix qu'on en voulait. Mais le lendemain, un ami de Mr de Humboldt, le professeur Hirtz, m'a conté l'histoire de cette guenille humaine, qui traînait en magasin depuis plus de dix ans, et qui n'a jamais appartenu à Mr de Humboldt. Où diable Gothon l'a-t-elle fourrée? Ah! Mlle Clémentine est dessus.
Clémentine voulut se lever, mais Léon la fit rasseoir.
— Nous avons bien le temps, dit-il, de regarder cette vieillerie, et d'ailleurs vous devinez que ce n'est pas un spectacle riant. Voici l'histoire que le père Hirtz m'a contée; du reste il m'a promis de m'envoyer copie d'un mémoire assez curieux sur ce sujet. Ne vous en allez pas encore, ma bonne demoiselle Sambucco! C'est un petit roman militaire et scientifique. Nous regarderons la momie lorsque je vous aurai mis au courant de ses malheurs.
— Parbleu! s'écria Mr Audret, l'architecte du château, c'est le roman de la momie que tu vas nous réciter. Trop tard, mon pauvre Léon: Théophile Gautier a pris les devants, dans le feuilleton du Moniteur, et tout le monde la connaît, ton histoire égyptienne!
— Mon histoire, dit Léon, n'est pas plus égyptienne que Manon Lescaut. Notre bon docteur Martout, ici présent, doit connaître le nom du professeur Jean Meiser de Dantzig; il vivait au commencement de notre siècle, et je crois que ses derniers ouvrages sont de 1824 ou 1825.
— De 1823, répondit Mr Martout. Meiser est un des savants qui ont fait le plus d'honneur à l'Allemagne. Au milieu des guerres épouvantables qui ensanglantaient sa patrie, il poursuivit les travaux de Leeuwenkoeck, de Baker, de Needham, de Fontana, et de Spallanzani sur les animaux reviviscents. Notre école honore en lui un des pères de la biologie moderne.
— Dieu! Les vilains grands mots! s'écria Mlle Sambucco. Est-il permis de retenir les gens à pareille heure pour leur faire écouter de l'allemand!
Clémentine essaya de la calmer.
— N'écoutez pas les grands mots, ma chère petite tante; ménagez- vous pour le roman, puisqu'il y en a un!
— Un terrible, dit Léon. Mlle Clémentine est assise sur une victime humaine, immolée à la science par le professeur Meiser.
Pour le coup, Clémentine se leva, et vivement, son fiancé lui offrit une chaise et s'assit lui-même à la place qu'elle venait de quitter. Les auditeurs, craignant que le roman de Léon fût en plusieurs volumes, prirent position autour de lui, qui sur une malle, qui dans un fauteuil.
III — Le crime du savant professeur Meiser.
— Mesdames, dit Léon, le professeur Meiser n'était pas un malfaiteur vulgaire, mais un homme dévoué à la science et à l'humanité. S'il tua le colonel français qui repose en ce moment sous les basques de ma redingote, c'était d'abord pour lui conserver la vie, ensuite pour éclaircir une question qui vous intéresse vous-mêmes au plus haut, point.
«La durée de notre existence est infiniment trop courte. C'est un fait que nul homme ne saurait contester. Dire que dans cent ans aucune des neuf ou dix personnes qui sont réunies dans cette maison n'habitera plus à la surface de la terre! N'est-ce pas une chose navrante?
Mlle Sambucco poussa un gros soupir. Léon poursuivit:
«Hélas! mademoiselle, j'ai bien des fois soupiré comme vous, à l'idée de cette triste nécessité. Vous avez une nièce, la plus jolie et la plus adorable de toutes les nièces, et l'aspect de son charmant visage vous réjouit le coeur. Mais vous désirez quelque chose de plus; vous ne serez satisfaite que lorsque vous aurez vu courir vos petits-neveux. Vous les verrez, j'y compte bien. Mais verrez-vous leurs enfants? c'est douteux. Leurs petits-enfants? C'est impossible. Pour ce qui est la dixième, vingtième, trentième génération, il n'y faut pas songer.
«On y songe pourtant, et il n'est peut-être pas un homme qui ne se soit dit au moins une fois dans sa vie: «Si je pouvais renaître dans deux cents ans!» Celui-ci voudrait revenir sur la terre pour chercher des nouvelles de sa famille, celui-là de sa dynastie. Un philosophe est curieux de savoir si les idées qu'il a semées auront porté des fruits; un politique si son parti aura pris le dessus; un avare, si ses héritiers n'auront pas dissipé la fortune qu'il a faite; un simple propriétaire, si les arbres de son jardin auront grandi. Personne n'est indifférent aux destinées futures de ce monde que nous traversons au galop dans l'espace de quelques années et pour n'y plus revenir. Que de gens ont envié le sort d'Épiménide qui s'endormit dans une caverne et s'aperçut en rouvrant les yeux que le monde avait vieilli! Qui n'a pas rêvé pour son compte la merveilleuse aventure de la Belle au bois dormant?
«Hé bien! mesdames, le professeur Meiser, un des hommes les plus sérieux de notre siècle, était persuadé que la science peut endormir un être vivant et le réveiller au bout d'un nombre infini d'années, arrêter toutes les fonctions du corps, suspendre la vie, dérober un individu à l'action du temps pendant un siècle ou deux, et le ressusciter après.
— C'était donc un fou? s'écria Mme Renault.
— Je n'en voudrais pas jurer. Mais il avait des idées à lui sur le grand ressort qui fait mouvoir les êtres vivants. Te rappelles- tu, ma bonne mère, la première impression que tu as éprouvée étant petite fille, lorsqu'on t'a fait voir l'intérieur d'une montre en mouvement? Tu as été convaincue qu'il y avait au milieu de la boîte une petite bête très remuante qui se démenait vingt-quatre heures par jour à faire tourner les aiguilles. Si les aiguilles ne marchaient plus, tu disais: «C'est que la petite bête est morte.» Elle n'était peut-être qu'endormie.
«On t'a expliqué depuis que la montre renfermait un ensemble d'organes bien adaptés et bien huilés qui se mouvaient spontanément dans une harmonie parfaite. Si un ressort vient à se rompre, si un rouage est cassé, si un grain de sable s'introduit entre deux pièces, la montre ne marche plus, et les enfants s'écrient avec raison: «La petite bête est morte.» Mais suppose une montre solide, bien établie, saine de tout point, et arrêtée parce que les organes ne glissent plus faute d'huile, la petite bête n'est pas morte: il ne faut qu'un peu d'huile pour la réveiller.
«Voici un chronomètre excellent, de la fabrique de Londres. Il marche quinze jours de suite sans être remonté. Je lui ai donné un tour de clef avant-hier, il a donc treize jours à vivre. Si je le jette par terre, si je casse le grand ressort, tout sera dit. J'aurai tué la petite bête. Mais suppose que, sans rien briser, je trouve moyen de soutenir ou de sécher l'huile fine qui permet aux organes de glisser les uns sur les autres, la petite bête sera-t- elle morte? non, elle dormira. Et la preuve, c'est que je peux alors serrer ma montre dans un tiroir, la garder là vingt-cinq ans, et si j'y remets une goutte d'huile après un quart de siècle, les organes rentreront en jeu. Le temps aura passé sans vieillir la petite bête endormie. Elle aura encore treize jours à marcher depuis l'instant de son réveil.
«Tous les êtres vivants, suivant l'opinion du professeur Meiser, sont des montres ou des organismes qui se meuvent, respirent, se nourrissent et se reproduisent pourvu que leurs organes soient intacts et huilés convenablement. L'huile de la montre est représentée chez l'animal par une énorme quantité d'eau. Chez l'homme, par exemple, l'eau fournit environ les quatre cinquièmes du poids total. Étant donné un colonel du poids de cent cinquante livres, il y a trente livres de colonel et cent vingt livres ou soixante litres d'eau. C'est un fait démontré par de nombreuses expériences. Je dis un colonel comme je dirais un roi: tous les hommes sont égaux devant l'analyse.
«Le professeur Meiser était persuadé, comme tous les savants, que casser la tête d'un colonel, ou lui percer le coeur, ou séparer en deux sa colonne vertébrale, c'est tuer la petite bête, attendu que le cerveau, le coeur, la moelle épinière sont des ressorts indispensables sans lesquels la machine ne peut marcher. Mais il croyait aussi qu'en soutirant soixante litres d'eau d'une personne vivante, on endormait la petite bête sans la tuer; qu'un colonel desséché avec précaution pouvait se conserver cent ans, puis renaître à la vie, lorsqu'on lui rendrait la goutte d'huile, ou mieux les soixante litres d'eau sans lesquels la machine humaine ne saurait entrer en mouvement.
«Cette opinion qui vous paraît inacceptable et à moi aussi, mais qui n'est pas rejetée absolument par notre ami le docteur Martout, se fondait sur une série d'observations authentiques, que le premier venu peut encore vérifier aujourd'hui.
«Il y a des animaux qui ressuscitent: rien n'est plus certain ni mieux démontré. Mr Meiser, après l'abbé Spallanzani et beaucoup d'autres, ramassait dans la gouttière de son toit de petites anguilles desséchées, cassantes comme du verre, et il leur rendait la vie en les plongeant dans l'eau. La faculté de renaître n'est pas le privilège d'une seule espèce: on l'a constatée chez des animaux nombreux et divers. Les volvox, les petites anguilles ou anguillules du vinaigre, de la boue, de la colle gâtée, du blé niellé; les rotifères, qui sont de petites écrevisses armées de carapace, munies d'un intestin complet, de sexes séparés, d'un système nerveux, avec un cerveau distinct, un ou deux yeux, suivant les genres, un cristallin et un nerf optique; les tardigrades, qui sont de petites araignées à six et huit pattes, sexes séparés, intestin complet, une bouche, deux yeux, système nerveux bien distinct, système musculaire très développé; tout cela meurt et ressuscite dix et quinze fois de suite, à la volonté du naturaliste. On sèche un rotifère, bonsoir! on le mouille, bonjour! Le tout est d'en avoir bien soin quand il est sec. Vous comprenez que si on lui cassait seulement la tête, il n'y aurait ni goutte d'eau, ni fleuve, ni océan capable de le ressusciter.
«Ce qui est merveilleux, c'est qu'un animal qui ne saurait vivre plus d'un an, comme l'anguillule de la nielle, peut rester vingt-huit ans sans mourir, si l'on a pris la précaution de le dessécher. Needham en avait recueilli un certain nombre en 1743; il en fit présent à Martin Folkes, qui les donna à Baker, et ces intéressants animaux ressuscitèrent dans l'eau en 1771. Ils jouirent de la satisfaction bien rare de coudoyer leur vingt- huitième génération! Un homme qui verrait sa vingt-huitième génération ne serait-il pas un heureux grand-père?
«Un autre fait non moins intéressant, c'est que les animaux desséchés ont la vie infiniment plus dure que les autres. Que la température vienne à baisser subitement de trente degrés dans le laboratoire où nous sommes réunis, nous prendrons tous une fluxion de poitrine. Qu'elle s'élève d'autant, gare aux congestions cérébrales! Eh bien! un animal desséché, qui n'est pas définitivement mort, qui ressuscitera demain si je le mouille, affronte impunément des variations de quatre-vingt-quinze degrés six dixièmes. Mr Meiser et bien d'autres l'ont prouvé.
«Reste à savoir si un animal supérieur, un homme par exemple, peut être desséché sans plus d'inconvénient qu'une anguillule ou un tardigrade. Mr Meiser en était convaincu; il l'a écrit dans tous ses livres, mais il ne l'a pas démontré par l'expérience. Quel dommage, mesdames! Tous les hommes curieux de l'avenir, ou mécontents de la vie, ou brouillés avec leurs contemporains, se mettraient eux-mêmes en réserve pour un siècle meilleur, et l'on ne verrait plus de suicides par misanthropie! Les malades que la science ignorante du dix-neuvième siècle aurait déclarés incurables, ne se brûleraient plus la cervelle: ils se feraient dessécher et attendraient paisiblement au fond d'une boîte que le médecin eût trouvé un remède à leurs maux. Les amants rebutés ne se jetteraient plus à la rivière: ils se coucheraient sous la cloche d'une machine pneumatique; et nous les verrions, trente ans après, jeunes, beaux et triomphants, narguer la vieillesse de leurs cruelles et leur rendre mépris pour mépris. Les gouvernements renonceraient à l'habitude malpropre et sauvage de guillotiner les hommes dangereux. On ne les enfermerait pas dans une cellule de Mazas pour achever de les abrutir; on ne les enverrait pas à l'école de Toulon pour compléter leur éducation criminelle: on les dessécherait par fournées, celui-ci pour dix ans, celui-là pour quarante, suivant la gravité de leurs forfaits. Un simple magasin remplacerait les prisons, les maisons centrales et les bagnes. Plus d'évasions à craindre, plus de prisonniers à nourrir! une énorme quantité de haricots secs et de pommes de terre moisies serait rendue à là consommation du pays.
«Voilà, mesdames, un faible échantillon des bienfaits que le docteur Meiser a cru répandre sur l'Europe en inaugurant la dessiccation de l'homme. Il à fait sa grande expérience en 1813 sur un colonel français, prisonnier, m'a-t-on dit, et condamné comme espion par un conseil de guerre. Malheureusement, il n'a pas réussi; car j'ai acheté le colonel et sa boîte au prix d'un cheval de remonte dans la plus sale boutique de Berlin.
IV — La victime.
— Mon cher Léon, dit Mr Renault, tu viens de me rappeler la distribution des prix. Nous avons écouté ta dissertation comme on écoute le discours latin du professeur de rhétorique; il y a toujours dans l'auditoire une majorité qui n'y apprend rien et une minorité qui n'y comprend rien. Mais tout le monde écoute patiemment en faveur des émotions qui viendront à la suite. Mr Martout et moi nous connaissons les travaux de Meiser et de son digne élève, Mr Pouchet; tu en as donc trop dit si tu as cru parler à notre adresse; tu n'en as pas dit assez pour ces dames et ces messieurs qui ne connaissent rien aux discussions pendantes sur le vitalisme et l'organicisme: La vie est-elle un principe d'action qui anime les organes et les met en jeu? N'est-elle, au contraire, que le résultat de l'organisation, le jeu des diverses propriétés de la matière organisée? C'est un problème de la plus haute importance, qui intéresserait les femmes elles-mêmes si on le posait hardiment devant elles. Il suffirait de leur dire: «Nous cherchons s'il y a un principe vital, source et commencement de tous les actes du corps, ou si la vie n'est que le résultat du jeu régulier des organes? Le principe vital, aux yeux de Meiser et de son disciple, n'est pas; s'il existait réellement, disent-ils, on ne comprendrait point qu'il pût sortir d'un homme et d'un tardigrade lorsqu'on les sèche, et y rentrer lorsqu'on les mouille. Or, si le principe vital n'est pas, toutes les théories métaphysiques et morales qu'on a fondées sur son existence sont à refaire.» Ces dames t'ont patiemment écouté, c'est une justice à leur rendre; tout ce qu'elles ont pu comprendre à ce discours un peu latin, c'est que tu leur donnais une dissertation au lieu du roman que tu leur avais promis. Mais on te pardonne en faveur de la momie que tu vas nous montrer; ouvre la boîte du colonel!
— Nous l'avons bien gagné! s'écria Clémentine en riant.
— Et si vous alliez avoir peur?
— Sachez, monsieur, que je n'ai peur de personne, pas même des colonels vivants!
Léon reprit son trousseau de clefs et ouvrit la longue caisse de chêne sur laquelle il était assis. Le couvercle soulevé, on vit un gros coffre de plomb qui renfermait une magnifique boîte de noyer soigneusement polie au dehors, doublée de soie blanche et capitonnée en dedans. Les assistants rapprochèrent les flambeaux et les bougies, et le colonel du 23ème de ligne apparut comme dans une chapelle ardente.
On eût dit un homme endormi. La parfaite conservation du corps attestait les soins paternels du meurtrier. C'était vraiment une pièce remarquable, qui aurait pu soutenir la comparaison avec les plus belles momies européennes décrites par Vicq d'Azyr en 1779, et par Puymaurin fils en 1787.
La partie la mieux conservée, comme toujours, était la face. Tous les traits avaient gardé une physionomie mâle et fière. Si quelque ancien ami du colonel eût assisté à l'ouverture de la troisième boîte, il aurait reconnu l'homme au premier coup d'oeil.
Sans doute le nez avait la pointe un peu plus effilée, les ailes moins bombées et plus minces, et le méplat du dos un peu moins prononcé que vers l'année 1813. Les paupières s'étaient amincies, les lèvres s'étaient pincées, les coins de la bouche étaient légèrement tirées vers le bas, les pommettes ressortaient trop en relief; le cou s'était visiblement rétréci, ce qui exagérait la saillie du menton et du larynx. Mais les yeux, fermés sans contraction, étaient beaucoup moins caves qu'on n'aurait pu le supposer; la bouche ne grimaçait point comme la bouche d'un cadavre; la peau, légèrement ridée, n'avait pas changé de couleur: elle était seulement devenue un peu plus transparente et laissait deviner en quelque sorte la couleur des tendons, de la graisse et des muscles partout où elle les recouvrait d'une manière immédiate. Elle avait même pris une teinte rosée qu'on n'observe pas d'ordinaire sur les cadavres momifiés. Mr le docteur Martout expliqua cette anomalie en disant que, si le colonel avait été desséché tout vif, les globules du sang ne s'étaient pas décomposés, mais simplement agglutinés dans les vaisseaux capillaires du derme et des tissus sous-jacents; qu'ils avaient donc conservé leur couleur propre, et qu'ils la laissaient voir plus facilement qu'autrefois, grâce à la demi-transparence de la peau desséchée.
L'uniforme était devenu beaucoup trop large; on le comprend sans peine; mais il ne semblait pas à première vue que les membres se fussent déformés. Les mains étaient sèches et anguleuses; mais les ongles, quoique un peu recourbés vers le bout, avaient conservé toute leur fraîcheur. Le seul changement très notable était la dépression excessive des parois abdominales, qui semblaient refoulées au-dessous des dernières côtes; à droite, une légère saillie laissait deviner la place du foie. Le choc du doigt sur les diverses parties du corps rendait un son analogue à celui du cuir sec. Tandis que Léon signalait tous ces détails à son auditoire et faisait les honneurs de sa momie, il déchira maladroitement l'ourlet de l'oreille droite et il lui resta dans la main un petit morceau de colonel.
Cet accident sans gravité aurait pu passer inaperçu, si Clémentine, qui suivait avec une émotion visible tous les gestes de son amant, n'avait laissé tomber sa bougie en poussant un cri d'effroi. On s'empressa autour d'elle; Léon la soutint dans ses bras et la porta sur une chaise; Mr Renault courut chercher des sels: elle était pâle comme une morte et semblait au moment de s'évanouir.
Elle reprit bientôt ses forces et rassura tout le monde avec un sourire charmant.
— Pardonnez-moi, dit-elle, un mouvement de terreur si ridicule; mais ce que Mr Léon nous avait dit… et puis… cette figure qui paraît endormie… il m'a semblé que ce pauvre homme allait ouvrir la bouche en criant qu'on lui faisait mal.
Léon s'empressa de refermer la boîte de noyer, tandis que Mr Martout ramassait le fragment d'oreille et le mettait dans sa poche. Mais Clémentine tout en continuant à s'excuser et à sourire, fut reprise d'un nouvel accès d'émotion et se mit à fondre en larmes. L'ingénieur se jeta à ses pieds, se répandit en excuses et en bonnes paroles, et fit tout ce qu'il put pour consoler cette douleur inexplicable. Clémentine séchait ses larmes, puis repartait de plus belle, et sanglotait à fendre l'âme, sans savoir pourquoi.
«Animal que je suis! murmurait Léon en s'arrachant les cheveux. Le jour où je la revois après trois ans d'absence, je n'imagine rien de plus spirituel que de lui montrer des momies!»
Il lança un coup de pied dans le triple coffre du colonel en disant:
— Je voudrais que ce maudit colonel fût au diable!
— Non! s'écria Clémentine avec un redoublement de violence et d'éclat. Ne le maudissez pas, monsieur Léon! Il a tant souffert! Ah! pauvre! pauvre malheureux homme!
Mlle Sambucco était un peu honteuse. Elle excusait sa nièce et protestait que jamais, depuis sa plus tendre enfance, elle n'avait laissé voir un tel excès de sensibilité. Mr et Mme Renault qui l'avaient vue grandir, le docteur Martout qui remplissait auprès d'elle la sinécure de médecin, l'architecte, le notaire, en un mot, toutes les personnes présentes étaient plongées dans une véritable stupéfaction. Clémentine n'était pas une sensitive: ce n'était pas même une pensionnaire romanesque. Sa jeunesse n'avait pas été nourrie d'Anne Radcliffe; elle ne croyait pas aux revenants; elle marchait fort tranquillement dans la maison à dix heures du soir, sans lumière. Quelques mois avant le départ de Léon, lorsque sa mère était morte, elle n'avait voulu partager avec personne le triste bonheur de veiller en priant dans la chambre mortuaire.
— Cela nous apprendra, dit la tante, à rester sur pied passé dix heures; que dis-je! il est minuit moins un quart. Viens, mon enfant; tu achèveras de te remettre dans ton lit.
Clémentine se leva avec soumission, mais au moment de sortir du laboratoire elle revint sur ses pas, et, par un caprice encore plus inexplicable que sa douleur, elle voulut absolument revoir la figure du colonel. Sa tante eut beau la gronder; malgré les observations de Mlle Sambucco et de tous les assistants, elle rouvrit la boîte de noyer, s'agenouilla devant la momie et la baisa sur le front.
— Pauvre homme! dit-elle en se relevant; comme il a froid! Monsieur Léon, promettez-moi que s'il est mort, vous le ferez mettre en terre sainte!
— Comme il vous plaira, mademoiselle. Je comptais l'envoyer au musée anthropologique, avec la permission de mon père; mais, vous savez que nous n'avons rien à vous refuser.
On ne se sépara pas aussi gaiement à beaucoup près qu'on ne s'était abordé. Mr Renault et son fils reconduisirent Mlle Sambucco et sa nièce jusqu'à leur porte et rencontrèrent ce grand colonel de cuirassiers qui honorait Clémentine de ses attentions. La jeune fille serra tendrement le bras de son fiancé et lui dit:
— Voici un homme qui ne me voit jamais sans soupirer. Et quels soupirs, grand Dieu! Il n'en faudrait pas deux pour enfler les voiles d'un vaisseau. Avouez que la race des colonels a bien dégénéré depuis 1813! On n'en voit plus d'aussi distingués que notre malheureux ami!
Léon avoua tout ce qu'elle voulut. Mais il ne s'expliquait pas clairement pourquoi il était devenu l'ami d'une momie qu'il avait payée vingt-cinq louis. Pour détourner la conversation, il dit à Clémentine:
— Je ne vous ai pas montré tout ce que j'apportais de mieux.
S.M. l'empereur de toutes les Russies m'a fait présent d'une
petite étoile en or émaillé qui se porte au bout d'un ruban.
Aimez-vous les rubans qu'on met à la boutonnière?
— Oh! oui, répondit-elle, le ruban rouge de la Légion d'honneur! Vous avez remarqué? Le pauvre colonel en a encore un lambeau sur son uniforme, mais la croix n'y est plus. Ces mauvais Allemands la lui auront arrachée lorsqu'ils l'ont fait prisonnier!
— C'est bien possible, dit Léon.
Comme on était arrivé devant la maison de Mlle Sambucco, il fallut se quitter. Clémentine tendit la main à Léon, qui aurait mieux aimé la joue.
Le père et le fils retournèrent chez eux, bras-dessus, bras- dessous, au petit pas, en se livrant à des conjectures sans fin sur les émotions bizarres de Clémentine.
Mme Renault attendait son fils pour le coucher: vieille et touchante habitude que les mères ne perdent pas aisément. Elle lui montra le bel appartement qu'on avait construit pour son futur ménage, au-dessus du salon et de l'atelier de Mr Renault.
— Tu seras là dedans comme un petit coq en pâte, dit-elle en montrant une chambre à coucher merveilleuse de confort. Tous les meubles sont moelleux, arrondis, sans aucun angle: un aveugle s'y promènerait sans craindre de se blesser. Voilà comme je comprends le bien-être intérieur; que chaque fauteuil soit un ami. Cela te coûte un peu cher; les frères Penon sont venus de Paris tout exprès. Mais il faut qu'un homme se trouve bien chez lui, pour qu'il n'ait pas la tentation d'en sortir.
Ce doux bavardage maternel se prolongea deux bonnes heures, et il fut longuement parlé de Clémentine, vous vous en doutez bien. Léon la trouvait plus jolie qu'il ne l'avait rêvée dans ses plus doux songes, mais moins aimante.
«Diable m'emporte! dit-il en soufflant sa bougie; on croirait que ce maudit colonel empaillé est venu se fourrer entre nous!»
V — Rêves d'amour et autre.
Léon apprit à ses dépens qu'il ne suffit pas d'une bonne conscience et d'un bon lit pour nous procurer un bon somme. Il était couché comme un sybarite, innocent comme un berger d'Arcadie, et, par surcroît, fatigué comme un soldat qui a doublé l'étape: cependant une lourde insomnie pesa sur lui jusqu'au matin. C'est en vain qu'il se tourna et retourna dans tous les sens, comme pour rejeter le fardeau d'une épaule sur l'autre. Il ne ferma les yeux qu'après avoir vu les premières lueurs de l'aube argenter les fentes de ses volets.
Il s'endormit en pensant à Clémentine; un rêve complaisant ne tarda pas à lui montrer la figure de celle qu'il aimait. Il la vit en toilette de mariée dans la chapelle du château impérial. Elle s'appuyait sur le bras de Mr Renault père, qui avait mis des éperons pour la cérémonie. Léon suivait, donnant la main à Mlle Sambucco; la vieille demoiselle était décorée de la Légion d'honneur. En approchant de l'autel, le marié s'aperçut que les jambes de son père étaient minces comme des baguettes, et, comme il allait exprimer son étonnement, Mr Renault se retourna et lui dit: «Elles sont minces parce qu'elles sont sèches; mais elles ne sont pas déformées.» Tandis qu'il donnait cette explication son visage s'altéra, ses traits changèrent, il lui poussa des moustaches noires, et il ressembla terriblement au colonel. La cérémonie commença. Le fond du choeur était rempli de tardigrades et de rotifères grands comme des hommes et vêtus comme des chantres: ils entonnèrent en faux bourdon un hymne du compositeur allemand Meiser, qui commençait ainsi:
Le principe vital Est une hypothèse gratuite!
La poésie et la musique parurent admirables à Léon; il s'efforçait de les graver dans sa mémoire, lorsque l'officiant s'avança vers lui avec deux anneaux d'or sur un plat d'argent. Ce prêtre était un colonel de cuirassiers en grand uniforme. Léon se demanda où et quand il l'avait rencontré: c'était la veille au soir, devant la porte de Clémentine. Le cuirassier murmura ces mots: «La race des colonels a bien dégénéré depuis 1813!» Il poussa un profond soupir, et la nef de la chapelle, qui était un vaisseau de ligne, fut entraînée sur les eaux avec une vitesse de quatorze noeuds. Léon prit tranquillement le petit anneau d'or et s'apprêta à le passer au doigt de Clémentine, mais il s'aperçut que la main de sa fiancée était sèche; les ongles seuls avaient conservé leur fraîcheur naturelle. Il eut peur et s'enfuit à travers l'église, qu'il trouva pleine de colonels de tout âge et toute arme. La foule était si compacte qu'il lui fallut des efforts inouïs pour la percer. Il s'échappe enfin, mais il entend derrière lui le pas précipité d'un homme qui veut l'atteindre. Il redouble de vitesse, il se jette à quatre pattes, il galope, il hennit, les arbres de la route semblent fuir derrière lui, il ne touche plus le sol. Mais l'ennemi s'approche aussi rapide que le vent; on entend le bruit de ses pas; ses éperons résonnent; il a rejoint Léon, il le saisit par la crinière et s'élance d'un bond sur sa croupe en labourant ses flancs de l'éperon. Léon se cabre; le cavalier se penche à son oreille et lui dit en le caressant de la cravache: «Je ne suis pas lourd à porter; trente livres de colonel!»Le malheureux fiancé de Mlle Clémentine fait un effort violent, il se jette de côté; le colonel tombe et tire l'épée. Léon n'hésite pas; il se met en garde, il se bat, il sent presque aussitôt l'épée du colonel entrer dans son coeur jusqu'à la garde. Le froid de la lame s'étend, s'étend encore et finit par glacer Léon de la tête aux pieds. Le colonel s'approche et dit en souriant: «Le ressort est cassé; la petite bête est morte.» Il dépose le corps dans la boîte de noyer, qui est trop courte et trop étroite. Serré de tous côtés, Léon lutte, se démène, s'éveille enfin, moulu de fatigue et à demi-étouffé dans la ruelle du lit.
Comme il sauta vivement dans ses pantoufles! Avec quel empressement il ouvrit les fenêtres et poussa les volets! «Il fit la lumière et il vit que cela était bon» comme dit l'autre. Brroum! Il secoua les souvenirs de son rêve comme un chien mouillé secoue les gouttes d'eau. Le fameux chronomètre de Londres lui apprit qu'il était neuf heures; une tasse de chocolat servie par Gothon ne contribua pas médiocrement à débrouiller ses idées. En procédant à sa toilette dans un cabinet bien clair, bien riant, bien commode, il se réconcilia avec la vie réelle. «Tout bien pesé, se disait-il en peignant sa barbe blonde, il ne m'est rien arrivé que d'heureux. Me voici dans ma patrie, dans ma famille et dans une jolie maison qui est à nous. Mon père et ma mère sont bien portants, moi-même je jouis de la santé la plus florissante. Notre fortune est modeste, mais nos goûts le sont aussi et nous ne manquerons jamais de rien. Nos amis m'ont reçu hier à bras ouverts; nous n'avons pas d'ennemis. La plus jolie personne de Fontainebleau consent à devenir ma femme; je peux l'épouser avant trois semaines, s'il me plaît de hâter un peu les événements. Clémentine ne m'a pas abordé comme un indifférent; il s'en faut. Ses beaux yeux me souriaient hier soir avec la grâce la plus tendre. Il est vrai qu'elle a pleuré à la fin, c'est trop sûr. Voilà mon seul chagrin, ma seule préoccupation, la cause unique du sot rêve que j'ai fait cette nuit. Elle a pleuré, mais pourquoi? Parce que j'avais été assez bête pour la régaler d'une dissertation et d'une momie. Eh bien! je ferai enterrer la momie, je rengainerai mes dissertations, et rien au monde ne viendra plus troubler notre bonheur!
Il descendit au rez-de-chaussée en fredonnant un air des Nozze. Mr et Mme Renault, qui n'avaient pas l'habitude de se coucher après minuit, dormaient encore. En entrant dans le laboratoire, il vit que la triple caisse du colonel était refermée. Gothon avait posé sur le couvercle une petite croix de bois noir et une branche de buis béni. «Faites donc des collections!» murmura-t-il entre ses dents, avec un sourire tant soit peu sceptique. Au même instant, il s'aperçut que Clémentine, dans son trouble, avait oublié les présents qu'il avait apportés pour elle. Il en fit un paquet, regarda sa montre et jugea qu'il n'y aurait pas d'indiscrétion à pousser une pointe jusqu'à la maison de Mlle Sambucco.
En effet, la respectable tante, matinale comme on l'est en province, était déjà sortie pour aller à l'église, et Clémentine jardinait auprès de la maison. Elle courut au-devant de son fiancé, sans penser à jeter le petit râteau qu'elle tenait à la main; elle lui tendit avec le plus joli sourire du monde ses belles joues rosés, un peu moites, animées par la douce chaleur du plaisir et du travail.
— Vous ne m'en voulez pas? lui dit-elle. J'ai été bien ridicule hier soir; aussi ma tante m'a grondée! Et j'ai oublié de prendre les belles choses que vous m'aviez rapportées de chez les sauvages! Ce n'est pas par mépris au moins. Je suis si heureuse de voir que vous avez toujours pensé à moi comme je pensais à vous! J'aurais pu les envoyer chercher aujourd'hui, mais je m'en suis bien gardée. Mon coeur me disait que vous viendriez vous- même.
— Votre coeur me connaît, ma chère Clémentine.
— Ce serait assez malheureux, si l'on ne connaissait pas son propriétaire.
— Que vous êtes bonne, et que je vous aime!
— Oh! moi aussi, mon cher Léon, je vous aime bien!
Elle appuya le râteau contre un arbre et se pendit au bras de son futur mari avec cette grâce souple et langoureuse dont les créoles ont le secret.
— Venez par là, dit-elle, que je vous montre tous les embellissements que nous avons faits dans le jardin.
Léon admira tout ce qu'elle voulut. Le fait est qu'il n'avait d'yeux que pour elle. La grotte de Polyphonie et l'antre de Cacus lui auraient semblé plus riants que les jardins d'Armide si le petit peignoir rose de Clémentine s'était promené par là.
Il lui demanda si elle n'aurait point de regret à quitter une retraite si charmante et qu'elle avait embellie avec tant de soins.
— Pourquoi? répondit-elle sans rougir. Nous n'irions pas bien loin, et, d'ailleurs, ne viendrons-nous pas ici tous les jours?
Ce prochain mariage était une chose si bien décidée qu'on n'en avait pas même parlé la veille. Il ne restait plus qu'à publier les bans et à fixer la date. Clémentine, coeur simple et droit, s'exprimait sans embarras et sans fausse pudeur sur un événement si prévu, si naturel et si agréable. Elle avait donné son avis à Mme Renault sur la distribution du nouvel appartement, et choisi les tentures elle-même; elle ne fit pas plus de façons pour causer avec son mari de cette bonne vie en commun qui allait commencer pour eux, des témoins qu'on inviterait au mariage, des visites de noce qu'on ferait ensuite, du jour qui serait consacré aux réceptions, du temps qu'on réserverait pour l'intimité et pour le travail. Elle s'enquit des occupations que Léon voulait se créer et des heures qu'il donnait de préférence à l'étude. Cette excellente petite femme aurait été honteuse de porter le nom d'un oisif, et malheureuse de passer ses jours auprès d'un désoeuvré. Elle promettait d'avance à Léon de respecter son travail comme une chose sainte. De son côté, elle comptait bien aussi mettre le temps à profit et ne pas vivre les bras croisés. Dès le début, elle prendrait soin du ménage, sous la direction de Mme Renault qui commençait à trouver la maison un peu lourde. Et puis, n'aurait-elle pas bientôt des enfants à nourrir, à élever, à instruire? C'était un noble et utile plaisir qu'elle ne voudrait pas partager avec personne. Elle enverrait pourtant ses fils au collège pour les former à la vie en commun et leur apprendre de bonne heure les principes de justice et d'égalité qui sont le fond de tout homme de bien. Léon la laissait dire ou l'interrompait pour lui donner raison, car ces deux jeunes gens, élevés l'un pour l'autre et nourris des mêmes idées, voyaient tout avec les mêmes yeux. L'éducation, avant l'amour, avait créé cette douce harmonie.
— Savez-vous, dit Clémentine, que j'ai senti hier une palpitation terrible au moment d'entrer chez vous?
— Si vous croyez que mon coeur battait moins fort que le vôtre!…
— Oh! mais moi, c'est autre chose: j'avais peur.
— Et de quoi?
— J'avais peur de ne pas vous retrouver tel que je vous voyais dans ma pensée. Songez donc qu'il y avait plus de trois ans que nous nous étions dit adieu! Je me souvenais fort bien de ce que vous étiez au départ, et l'imagination aidant un peu à la mémoire, je reconstruisais mon Léon tout entier. Mais si vous n'aviez plus été ressemblant! Que serrais-je devenue en présence d'un nouveau Léon, moi qui avais pris la douce habitude d'aimer l'autre?
— Vous me faites frémir. Mais votre premier abord m'a rassuré d'avance.
— Chut! monsieur. Ne parlons pas de ce premier abord. Vous me forceriez à rougir une seconde fois. Parlons plutôt du pauvre colonel qui m'a fait répandre tant de larmes. Comment va-t-il ce matin?
— J'ai oublié de lui demander de ses nouvelles, mais si vous en désirez…
— C'est inutile. Vous pouvez lui annoncer ma visite pour aujourd'hui. Il faut absolument que je le revoie au grand jour.
— Vous seriez bien aimable de renoncer à cette fantaisie.
Pourquoi vous exposer encore à des émotions pénibles?
— C'est plus fort que moi. Sérieusement, mon cher Léon, ce vieillard m'attire.
— Pourquoi vieillard? Il a l'air d'un homme qui est mort entre vingt-cinq et trente ans.
— Êtes-vous bien sûr qu'il soit mort? J'ai dit vieillard, à cause d'un rêve que j'ai fait cette nuit.
— Ah! vous aussi?
— Oui. Vous vous rappelez comme j'étais agitée en vous quittant. Et puis, j'avais été grondée par ma tante. Et puis, je me rappelais des spectacles terribles, ma pauvre mère couchée sur son lit de mort… Enfin, j'avais l'esprit frappé.
— Pauvre cher petit coeur!
— Cependant, comme je ne voulais plus penser à rien, je me couchai bien vite et je fermai les yeux de toutes mes forces, si bien que je m'endormis. Je ne tardai pas à revoir le colonel. Il était couché comme je l'avais vu, dans son triple cercueil, mais il avait de longs cheveux blancs et la figure la plus douce et la plus vénérable. Il nous priait de le mettre en terre sainte, et nous le portions, vous et moi, au cimetière de Fontainebleau. Arrivés devant la tombe de ma mère, nous vîmes que le marbre était déplacé. Ma mère, en robe blanche, au fond du caveau, s'était rangée pour faire une place à côté d'elle et elle semblait attendre le colonel. Mais toutes les fois que nous essayions de le descendre, son cercueil nous échappait des mains et restait suspendu dans l'air, comme s'il n'eût rien pesé. Je distinguais les traits du pauvre vieillard, car sa triple caisse était devenue aussi transparente que la lampe d'albâtre qui brûle au plafond de ma chambre. Il était triste, et son oreille brisée saignait abondamment. Tout à coup il s'échappa de nos mains, le cercueil s'évanouit, je ne vis plus que lui, pâle comme une statue et grand comme les plus hauts chênes du bas Bréau. Ses épaulettes d'or s'allongèrent et devinrent des ailes, et il s'éleva dans le ciel en nous bénissant des deux mains. Je m'éveillai, tout en larmes, mais je n'ai pas conté ce rêve à ma tante, elle m'aurait encore grondée.
— Il ne faut gronder que moi, ma chère Clémentine. C'est ma faute si votre doux sommeil est troublé par des visions de l'autre monde. Mais tout cela finira bientôt: dès aujourd'hui je vais m'enquérir d'un logement définitif à l'usage du colonel.
VI — Un caprice de jeune fille.
Clémentine avait le coeur très neuf. Avant de connaître Léon, elle n'avait aimé qu'une seule personne: sa mère. Ni cousins, ni cousines, ni oncles, mi tantes, ni grands-pères, ni grand-mères n'avaient éparpillé, en le partageant, ce petit trésor d'affection que les enfants bien nés apportent au monde. Sa grand-mère, Clémentine Pichon, mariée à Nancy en janvier 1814, était morte trois mois plus tard dans la banlieue de Toulon, à la suite de ses premières couches. Son grand-père, Mr Langevin, sous-intendant militaire de première classe, resté veuf avec une fille au berceau, s'était consacré à l'éducation de cette enfant. Il l'avait donnée en 1835 à un homme estimable et charmant, Mr Sambucco, Italien d'origine, né en France et procureur du roi près le tribunal de Marseille. En 1838, Mr Sambucco, qui avait un peu d'indépendance parce qu'il avait un peu d'aisance, encourut très honorablement la disgrâce du garde des sceaux. Il fut nommé avocat général à la Martinique, et après quelques jours d'hésitation, il accepta ce déplacement au long cours. Mais le vieux Langevin ne se consola pas si facilement du départ de sa fille: il mourut deux ans plus tard, sans avoir embrassé la petite Clémentine, à qui il devait servir de parrain. Mr Sambucco, son gendre, périt en 1843, dans un tremblement de terre; les journaux de la colonie et de la métropole ont raconté alors comment il avait été victime de son dévouement. À la suite de cet affreux malheur, la jeune veuve se hâta de repasser les mers avec sa fille. Elle s'établit à Fontainebleau, pour que l'enfant vécût en bon air: Fontainebleau est une des villes les plus saines de la France. Si Mme Sambucco avait été aussi bon administrateur qu'elle était bonne mère, elle eût laissé à Clémentine une fortune respectable, mais elle géra mal ses affaires et se mit dans de grands embarras. Un notaire du pays lui emporta une somme assez ronde; deux fermes qu'elle avait payées cher ne rendaient presque rien. Bref, elle ne savait plus où elle en était et elle commençait à perdre la tête, lorsqu'une soeur de son mari, vieille fille dévote et pincée, témoigna le désir de vivre avec elle et de mettre tout en commun. L'arrivée de cette haridelle aux dents longues effraya singulièrement la petite Clémentine, qui se cachait sous tous les meubles ou se cramponnait aux jupons de sa mère; mais ce fut le salut de la maison. Mlle Sambucco n'était pas des plus spirituelles ni des plus fondantes, mais c'était l'ordre incarné. Elle réduisit les dépenses, toucha elle-même les revenus, vendit les deux fermes en 1847, acheta du trois pour cent en 1848, et établit un équilibre stable dans le budget. Grâce aux talents et à l'activité de cet intendant femelle, la douce et imprévoyante veuve n'eut plus qu'à choyer son enfant. Clémentine apprit à honorer les vertus de sa tante, mais elle adora sa mère. Lorsqu'elle eut le malheur de la perdre, elle se vit seule au monde, appuyée sur Mlle Sambucco, comme une jeune plante sur un tuteur de bois sec. Ce fut alors que son amitié pour Léon se colora d'une vague lueur d'amour; le fils de Mr Renault profita du besoin d'expansion qui remplissait cette jeune âme.
Durant les trois longues années que Léon passa loin d'elle, Clémentine sentit à peine qu'elle était seule. Elle aimait, elle se savait aimée, elle avait foi dans l'avenir; elle vivait de tendresse intérieure et de discrète espérance, et ce coeur noble et délicat ne demandait rien de plus.
Mais ce qui étonna bien son fiancé, sa tante et elle-même, ce qui déroute singulièrement toutes les théories les plus accréditées sur le coeur féminin, ce que la raison se refuserait à croire si les faits n'étaient pas là, c'est que le jour où elle avait revu le mari de son choix, une heure après s'être jetée dans les bras de Léon avec une grâce si étourdie, Clémentine se sentit brusquement envahie par un sentiment nouveau qui n'était ni l'amour, ni l'amitié, ni la crainte, mais qui dominait tout cela et parlait en maître dans son coeur,
Depuis l'instant où Léon lui avait montré la figure du colonel, elle s'était éprise d'une vraie passion pour cette momie anonyme. Ce n'était rien de semblable à ce qu'elle éprouvait pour le fils de Mr Renault, mais c'était un mélange d'intérêt, de compassion et de respectueuse sympathie,
Si on lui avait conté quelque beau fait d'armes, une histoire romanesque dont le colonel eût été le héros, cette impression se fût légitimée ou du moins expliquée. Mais non; elle ne savait rien de lui, sinon qu'il avait été condamné comme espion par un conseil de guerre, et pourtant c'est de lui qu'elle rêva, la nuit même qui suivit le retour de Léon.
Cette incroyable préoccupation se manifesta d'abord sous une forme religieuse. Elle fit dire une messe pour le repos de l'âme du colonel; elle pressa Léon de préparer ses funérailles, elle choisit elle-même le terrain où il devait être enseveli. Ces soins divers ne lui firent jamais oublier sa visite quotidienne à la boîte de noyer, ni la génuflexion respectueuse auprès du mort, ni le baiser fraternel ou filial qu'elle déposait régulièrement sur son front. La famille Renault finit par s'inquiéter de symptômes si bizarres; elle hâta l'enterrement du bel inconnu, pour s'en débarrasser au plus tôt. Mais la veille du jour fixé pour la cérémonie, Clémentine changea d'avis. «De quel droit allait-on emprisonner dans la tombe un homme qui n'était peut-être pas mort? Les théories du savant docteur Meiser n'étaient pas de celles qu'on peut rejeter sans examen. La chose valait au moins quelques jours de réflexion. N'était-il pas possible de soumettre le corps du colonel à quelques expériences? Le professeur Hirtz, de Berlin, avait promis d'envoyer à Léon des documents précieux sur la vie et la mort de ce malheureux officier; on ne pouvait rien entreprendre avant de les avoir reçus; on devait écrire à Berlin pour hâter l'envoi de ces pièces.» Léon soupira, mais il obéit docilement, à ce nouveau caprice. Il écrivit à Mr Hirtz.
Clémentine trouva un allié dans cette seconde campagne: c'était Mr le docteur Martout. Médecin assez médiocre dans la pratique et beaucoup trop dédaigneux de la clientèle, Mr Martout ne manquait pas d'instruction. Il étudiait depuis longtemps cinq ou six grandes questions de physiologie, comme les reviviscences, les générations spontanées et tout ce qui s'ensuit. Une correspondance régulière le tenait au courant de toutes les découvertes modernes; il était l'ami de Mr Pouchet, de Rouen; il connaissait le célèbre Karl Nibor qui a porté si haut et si loin l'usage du microscope. Mr Martout avait desséché et ressuscité des milliers d'anguillules, de rotifères et de tardigrades; il pensait que la vie n'est autre chose que l'organisation en action, et que l'idée de faire revivre un homme desséché n'a rien d'absurde en elle-même. Il se livra à de longues méditations, lorsque Mr Hirtz envoya de Berlin la pièce suivante, dont l'original est classé dans les manuscrits de la collection Humboldt.
VII — Testament du professeur Meiser en faveur du colonel desséché.
Aujourd'hui 20 janvier 1824, épuisé par une cruelle maladie et sentant approcher le jour où ma personne s'absorbera dans le grand tout.
J'ai écrit de ma main ce testament, qui est l'acte de ma dernière volonté.
J'institue en qualité d'exécuteur testamentaire, mon neveu,
Nicolas Meiser, riche brasseur en cette ville de Dantzig.
Je lègue mes livres, papiers et collections généralement quelconques, sauf la pièce 3712, à mon très estimable et très savant ami, Mr de Humboldt.
Je lègue la totalité de mes autres biens, meubles et immeubles, évalués à 100 000 thalers de Prusse ou 375 000 francs, à Mr le colonel Pierre-Victor Fougas, actuellement desséché, mais vivant, et inscrit dans mon catalogue sous le n° 3712 (Zoologie).
Puisse-t-il agréer ce faible dédommagement des épreuves qu'il a subies dans mon cabinet, et du service qu'il a rendu à la science.
Afin que mon neveu Nicolas Meiser se rende un compte exact des devoirs que je lui laisse à remplir, j'ai résolu de consigner ici l'histoire détaillée de la dessiccation de Mr le colonel Fougas, mon légataire universel.
C'est le 11 novembre de la malheureuse année 1813 que mes relations avec ce brave jeune homme ont commencé. J'avais quitté depuis longtemps la ville de Dantzig, où le bruit du canon et le danger des bombes rendaient tout travail impossible, et je m'étais retiré avec mes instruments et mes livres sous la protection des armées alliées, dans le village fortifié de Liebenfeld. Les garnisons françaises de Dantzig, de Stettin, de Custrin, de Glogau, de Hambourg et de plusieurs autres villes allemandes ne pouvaient communiquer entre elles ni avec leur patrie; cependant le général Rapp se défendait obstinément contre la flotte anglaise et l'armée russe. Mr le colonel Fougas fut pris par un détachement du corps Barclay de Tolly, comme il cherchait à passer la Vistule sur la glace, en se dirigeant vers Dantzig. On l'amena prisonnier à Liebenfeld le 11 novembre, à l'heure de mon souper, et le bas officier Garok, qui commandait le village, me fit requérir de force pour assister à l'interrogatoire et servir d'interprète.
La figure ouverte, la voix mâle, la résolution fière et la belle attitude de cet infortuné me gagnèrent le coeur. Il avait fait le sacrifice de sa vie. Son seul regret, disait-il, était d'échouer au port, après avoir traversé quatre armées, et de ne pouvoir exécuter les ordres de l'empereur. Il paraissait animé de ce fanatisme français qui a fait tant de mal à notre chère Allemagne, et pourtant je ne sus pas m'empêcher de le défendre, et je traduisis ses paroles moins en interprète qu'en avocat. Malheureusement on avait trouvé sur lui une lettre de Napoléon au général Rapp, dont j'ai conservé copie:
«Abandonnez Dantzig, forcez le blocus, réunissez-vous aux garnisons de Stettin, de Gustrin et de Glogau, marchez sur l'Elbe, entendez-vous avec Saint-Cyr et Davoust pour concentrer les forces éparses à Dresde, Torgau, Wittemberg, Magdebourg et Hambourg; faites la boule de neige; traversez la Westphalie qui est libre et venez défendre la ligne du Rhin avec une armée de 170 000 Français que vous sauvez!»
«NAPOLÉON.»
Cette lettre fut envoyée à l'état-major de l'armée russe, tandis qu'une demi-douzaine de militaires illettrés, ivres de joie et de brandevin, condamnaient le brave colonel du 23ème de ligne à la mort des espions et des traîtres. L'exécution fut fixée au lendemain 12, et Mr Pierre-Victor Fougas, après m'avoir remercié et embrassé avec la sensibilité la plus touchante (il est époux et père), se vit enfermer dans la petite tour crénelée de Liebenfeld, où le vent soufflait terriblement par toutes les meurtrières.
La nuit du 11 au 12 novembre fut une des plus rigoureuses de ce terrible hiver. Mon thermomètre à minima, suspendu hors de ma fenêtre à l'exposition sud-est, indiquait 19 degrés centigrades au-dessous de zéro. Je sortis au petit jour pour dire un dernier adieu à Mr le colonel, et je rencontrai le bas officier Garok qui me dit en mauvais allemand:
— Nous n'aurons pas besoin de tuer le frantzouski, il est gelé.
Je courus à la prison. Mr le colonel était couché sur le dos, et roide. Mais je reconnus après quelques minutes d'examen que la roideur de ce corps n'était pas celle de la mort. Les articulations, sans avoir leur souplesse ordinaire, se laissaient fléchir et ramener à l'extension sans un effort trop violent. Les membres, la face, la poitrine donnaient à ma main une sensation de froid, mais bien différente de celle que j'avais souvent perçue au contact des cadavres.
Sachant qu'il avait passé plusieurs nuits sans dormir et supporté des fatigues extraordinaires, je ne doutais point qu'il ne se fût laissé prendre de ce sommeil profond et léthargique qu'entraîne un froid intense, et qui, trop prolongé, ralentit la respiration et la circulation au point que les moyens les plus délicats de l'observation médicale sont nécessaires pour constater la persistance de la vie. Le pouls était insensible, ou tout au moins mes doigts engourdis par le froid ne le sentaient pas. La dureté de mon ouïe (j'étais alors dans ma soixante-neuvième année) m'empêcha de constater par l'auscultation si les bruits du coeur révélaient encore ces battements faibles, mais prolongés, que l'oreille peut encore entendre lorsque la main ne les perçoit déjà plus.
Mr le colonel se trouvait à cette période de l'engourdissement causé par le froid, où pour réveiller un homme sans le faire mourir, des soins nombreux et délicats deviennent nécessaires. Quelques heures encore, et la congélation allait survenir, et avec elle l'impossibilité du retour à la vie.
J'étais dans la plus grande perplexité. D'un côté, je le sentais mourir par congélation entre mes mains; de l'autre, je ne pouvais pas à moi seul l'entourer de tous les soins indispensables. Si je lui appliquais des excitants sans lui faire frictionner à la fois le tronc et les membres par trois ou, quatre aides vigoureux, je ne le réveillais que pour le voir mourir. J'avais encore sous les yeux le spectacle de cette belle jeune fille asphyxiée dans un incendie, que je parvins à ranimer en lui promenant des charbons ardents sous les clavicules, mais qui ne put qu'appeler sa mère et mourut presque aussitôt malgré l'emploi des excitants à l'intérieur et de l'électricité pour déterminer les contractions du diaphragme et du coeur.
Et quand même je serais parvenu à lui rendre la force et la santé, n'était-il pas condamné par le conseil de guerre? L'humanité ne me défendait-elle pas de l'arracher à ce repos voisin de la mort pour le livrer aux horreurs du supplice?
Je dois avouer aussi qu'en présence de cet organisme où la vie était suspendue, mes idées sur la résurrection prirent sur moi comme un nouvel empire. J'avais si souvent desséché et fait revivre des êtres assez élevés dans la série animale, que je ne doutais pas du succès de l'opération, même sur un homme. À moi seul, je ne pouvais ranimer et sauver Mr le colonel; mais j'avais dans mon laboratoire tous les instruments nécessaires pour le dessécher sans aide.
En résumé, trois partis s'offraient à moi: 1° laisser Mr le colonel dans la tour crénelée, où il aurait péri le jour même par congélation; 2° le ranimer par des excitants, au risque de le tuer, et pourquoi? pour le livrer, en cas de succès, à un supplice inévitable; 3° le dessécher dans mon laboratoire avec la quasi certitude de le ressusciter après la paix. Tous les amis de l'humanité comprendront sans doute que je ne pouvais pas hésiter longtemps.
Je fis appeler le bas officier Garok, et je le priai de me vendre le corps du colonel. Ce n'était pas la première fois que j'achetais un cadavre pour le disséquer, et ma demande n'excita aucun soupçon. Marché conclu, je donnai quatre bouteilles de Kirschen-Wasser, et bientôt deux soldats russes m'apportèrent sur un brancard Mr le colonel Fougas.
Dès que je fus seul avec lui, je lui piquai le doigt: la pression fit sortir une goutte de sang. La placer sous un microscope, entre deux lamelles de verre, fut pour moi l'affaire d'une minute. Ô bonheur! la fibrine n'était pas coagulée! Les globules rouges se montraient nettement circulaires, aplatis, biconcaves, sans crénelures, ni dentelures, ni gonflement sphéroïdal. Les globules blancs se déformaient et reprenaient alternativement la forme sphérique, pour se déformer encore lentement par de délicates expansions. Je ne m'étais donc pas trompé, c'était bien un homme engourdi que j'avais sous les yeux et non un cadavre!
Je le portai sur une balance. Il pesait cent quarante livres, ses vêtements compris. Je n'eus garde de le déshabiller, car j'avais reconnu que les animaux desséchés directement au contact de l'air mouraient plus souvent que ceux qui étaient restés couverts de mousse et d'autres objets mous pendant l'épreuve de la dessiccation.
Ma grande machine pneumatique, son immense plateau, son énorme cloche ovale en fer battu qu'une crémaillère glissant sur une poulie attachée solidement au plafond élevait et abaissait sans peine grâce à son treuil, tous ces mille et un mécanismes que j'avais si laborieusement préparés nonobstant les railleries de mes envieux, et que je me désolais de voir inutiles, allaient donc trouver leur emploi. Des circonstances inattendues venaient enfin de me procurer un sujet d'expériences tel que j'avais vainement essayé d'en obtenir en cherchant à engourdir des chiens, des lapins, des moutons et d'autres mammifères à l'aide de mélanges réfrigérants. Depuis longtemps, sans doute, ces résultats auraient été obtenus si j'avais été aidé de ceux qui m'entouraient, au lieu d'être l'objet de leurs railleries; si nos ministres m'avaient appuyé de leur autorité au lieu de me traiter comme un esprit subversif.
Je m'enfermai en tête-à-tête avec le colonel, et je défendis même à la vieille Gretchen, ma gouvernante, aujourd'hui défunte, de me troubler dans mon travail. J'avais remplacé le pénible levier des anciennes machines pneumatiques par une roue munie d'un excentrique qui transformait le mouvement circulaire de l'axe en mouvement rectiligne appliqué aux pistons: la roue, l'excentrique, la bielle, le genou de l'appareil fonctionnaient admirablement et me permettaient de tout faire par moi-même. Le froid ne gênait pas le jeu de la machine et les huiles n'étaient pas figées: je les avais purifiées moi-même par un procédé nouveau fondé sur les découvertes alors récentes du savant français Mr Chevreul.
Après avoir étendu le corps sur le plateau de la machine pneumatique, abaissé la cloche et luté les bords, j'entrepris de le soumettre graduellement à l'action du vide sec et à froid. Des capsules remplies de chlorure de calcium étaient placées autour de Mr le colonel pour absorber l'eau qui allait s'évaporer de son corps, et hâter la dessiccation.
Certes, je me trouvais dans la meilleure situation possible pour amener le corps humain à un état de dessèchement graduel sans cessation brusque des fonctions, sans désorganisation des tissus ou des humeurs. Rarement mes expériences sur les rotifères et les tardigrades avaient été entourées de pareilles chances de succès, et elles avaient toujours réussi. Mais la nature particulière du sujet et les scrupules spéciaux qu'il imposait à ma conscience, m'obligeaient de remplir un certain nombre de conditions nouvelles, que j'avais d'ailleurs prévues depuis longtemps. J'avais eu soin de ménager une ouverture aux deux bouts de ma cloche ovale et d'y sceller une épaisse glace, qui me permettait de suivre de l'oeil les effets du vide sur Mr le colonel. Je m'étais bien gardé de fermer les fenêtres de mon laboratoire, de peur qu'une température trop élevée ne fît cesser la léthargie du sujet ou ne déterminât quelque altération des humeurs. Si le dégel était survenu, c'en était fait de mon expérience. Mais le thermomètre se maintint durant plusieurs jours entre 6 et 8 degrés au-dessous de zéro, et je fus assez heureux pour voir le sommeil léthargique se prolonger, sans avoir à craindre la congélation des tissus.
Je commençai par pratiquer le vide avec une extrême lenteur, de crainte que les gaz dissous dans le sang, devenus libres par la différence de leur tension avec celle de l'air raréfié, ne vinssent à se dégager dans les vaisseaux et à déterminer la mort immédiate. Je surveillais en outre à chaque instant les effets du vide sur les gaz de l'intestin, car en se dilatant intérieurement à mesure que la pression de l'air diminuait autour du corps, ils auraient pu amener des désordres graves. La longue conservation des tissus n'en eût pas été affectée, mais il suffisait d'une lésion intérieure pour déterminer la mort après quelques heures de reviviscence. C'est ce qu'on observe assez souvent chez les animaux desséchés sans précaution.
À plusieurs reprises, un gonflement trop rapide de l'abdomen vint me mettre en garde contre le danger que je redoutais et je fus obligé de laisser rentrer un peu d'air sous la cloche. Enfin la cessation de tous les phénomènes de cet ordre me prouva que les gaz avaient disparu par exosmose ou avaient été expulsés par la contraction spontanée des viscères. Ce ne fut qu'à la fin du premier jour que je pus renoncer à ces précautions minutieuses et porter le vide un peu plus loin.
Le lendemain 13, je poussai le vide à ce point que le baromètre descendit à cinq millimètres. Comme il n'était survenu aucun changement dans la position du corps ni des membres, j'étais sûr que nulle convulsion ne s'était produite. Mr le colonel arrivait à se dessécher, à devenir immobile, à cesser de pouvoir exécuter les actes de la vie sans que la mort fût survenue ni que la possibilité du retour de l'action eût cessé. Sa vie était suspendue, non éteinte!
Je pompais chaque fois qu'un excédant de vapeur d'eau faisait monter le baromètre. Dans la journée du 14, la porte de mon laboratoire fut littéralement enfoncée par Mr le général russe comte Trollohub, envoyé du quartier général. Cet honorable officier était accouru en toute hâte pour empêcher l'exécution de Mr le colonel et le conduire en présence du commandant en chef. Je lui confessai loyalement ce que j'avais fait sous l'inspiration de ma conscience; je lui montrai le corps à travers un des oeils-de- boeuf de la machine pneumatique; je lui dis que j'étais heureux d'avoir conservé un homme qui pouvait fournir des renseignements utiles aux libérateurs de mon pays, et j'offris de le ressusciter à mes frais si l'on me promettait de respecter sa vie et sa liberté. Mr le général comte Trollohub, homme distingué sans contredit, mais d'une instruction exclusivement militaire, crut que je ne parlais pas sérieusement. Il sortit en me jetant la porte au nez et en me traitant de vieux fou.
Je me remis à pomper et je maintins le vide à une pression de 3 à 5 millimètres pendant l'espace de trois mois. Je savais par expérience que les animaux peuvent revivre après avoir été soumis au vide sec et à froid pendant quatre-vingts jours.
Le 12 février 1814, ayant observé que, depuis un mois, il n'était survenu aucune modification dans l'affaissement des chairs, je résolus de soumettre Mr le colonel à une autre série d'épreuves, afin d'assurer une conservation plus parfaite par une complète dessiccation. Je laissai rentrer l'air par le robinet destiné à cet usage, puis ayant enlevé la cloche, je procédai à la suite de mon expérience.
Le corps ne pesait plus que quarante-six livres; je l'avais donc presque réduit au tiers de son poids primitif. Il faut tenir compte de ce que les vêtements n'avaient pas perdu autant d'eau que les autres parties. Or le corps de l'homme renferme presque les quatre cinquièmes de son poids d'eau, comme le démontre une dessiccation bien faite à l'étuve chimique.
Je plaçai donc Mr le colonel sur un plateau, et, après l'avoir glissé dans ma grande étuve, j'élevai graduellement la température à 75 degrés centigrades. Je n'osai dépasser ce chiffre, de peur d'altérer l'albumine, de la rendre insoluble, et d'ôter aux tissus la faculté de reprendre l'eau nécessaire au retour de leurs fonctions.
J'avais eu soin de disposer un appareil convenable pour que l'étuve fût constamment traversée par un courant d'air sec. Cet air s'était desséché en traversant une série de flacons remplis d'acide sulfurique, de chaux vive et de chlorure de calcium.
Après une semaine passée dans l'étuve, l'aspect général du corps n'avait pas changé, mais son poids s'était réduit à 40 livres, vêtements compris. Huit autres jours n'amenèrent aucune déperdition nouvelle. J'en conclus que la dessiccation était suffisante. Je savais bien que les cadavres momifiés dans les caveaux d'église depuis un siècle ou plus finissent par ne peser qu'une dizaine de livres; mais ils ne deviennent pas si légers sans une notable altération de leurs tissus.
Le 27 février, je plaçai moi-même Mr le colonel dans les boîtes que j'avais fait faire à son usage. Depuis cette époque, c'est-à- dire pendant un espace de neuf ans et onze mois, nous ne nous sommes jamais quittés. Je l'ai transporté avec moi à Dantzig, il habite ma maison. Je ne l'ai pas rangé à son numéro d'ordre dans ma collection de zoologie; il repose à part, dans la chambre d'honneur. Je ne confie à personne le plaisir de renouveler son chlorure de calcium. Je prendrai soin de vous jusqu'à ma dernière heure, ô monsieur le colonel Fougas, cher et malheureux ami! Mais je n'aurai pas la joie de contempler votre résurrection. Je ne partagerai point les douces émotions du guerrier qui revient à la vie. Vos glandes lacrymales, inertes aujourd'hui, ranimées dans quelques jours, ne répandront pas sur le sein de votre vieux bienfaiteur la douce rosée de la reconnaissance. Car vous ne rentrerez en possession de votre être que le jour où je ne vivrai plus!
Peut-être serez-vous étonné que, vous aimant comme je vous aime, j'aie tardé si longtemps à vous tirer de ce profond sommeil. Qui sait si un reproche amer ne viendra pas corrompre la douceur des premières actions de grâces que vous apporterez sur ma tombe? Oui, j'ai prolongé sans profit pour vous une expérience d'intérêt général. J'aurais dû rester fidèle à ma première pensée et vous rendre la vie aussitôt après la signature de la paix. Mais quoi! fallait-il donc vous renvoyer en France quand le sol de votre patrie était couvert de nos soldats et de nos alliés? Je vous ai épargné ce spectacle si douloureux pour une âme comme la vôtre. Sans doute vous auriez eu la consolation de revoir, en mars 1815, l'homme fatal à qui vous aviez consacré votre dévouement; mais êtes-vous bien sûr que vous n'eussiez pas été englouti avec sa fortune dans le naufrage de Waterloo?
Depuis cinq ou six ans, ce n'est plus ni votre intérêt, ni même l'intérêt de la science qui m'a empêché de vous ranimer, c'est… pardonnez-le-moi, monsieur le colonel, c'est un lâche attachement à la vie. Le mal dont je souffre, et qui m'emportera bientôt, est une hypertrophie du coeur; les émotions violentes me sont interdites. Si j'entreprenais moi-même cette grande opération, dont j'ai tracé la marche dans un programme annexé à ce testament, je succomberais sans nul doute avant de l'avoir terminée; ma mort serait un accident fâcheux qui pourrait troubler mes aides et faire manquer votre résurrection.
Rassurez-vous, vous n'attendrez pas longtemps. Et, d'ailleurs, que perdez-vous à attendre? Vous ne vieillissez pas, vous avez toujours vingt-quatre ans, vos enfants grandissent; vous serez presque leur contemporain lorsque vous renaîtrez! Vous êtes venu pauvre à Liebenfeld, pauvre vous êtes dans ma maison de Dantzig, et mon testament vous fait riche. Soyez heureux, c'est mon voeu le plus cher.
J'ordonne que, dès le lendemain de ma mort, mon neveu, Nicolas Meiser, réunisse par lettre de convocation les dix plus illustres médecins du royaume de Prusse, qu'il leur donne lecture de mon testament et du mémoire y annexé, et qu'il fasse procéder sans retard, dans mon propre laboratoire, à la résurrection de Mr le colonel Fougas. Les frais de voyage, de séjour, etc., etc., seront prélevés sur l'actif de ma succession. Une somme de deux mille thalers sera consacrée à la publication des glorieux résultats de l'expérience, en allemand, en français et en latin. Un exemplaire de cette brochure devra être adressé à chacune des sociétés savantes qui existeront alors en Europe.
Dans le cas tout à fait imprévu où les efforts de la science ne parviendraient pas à ranimer Mr le colonel, tous mes biens retourneraient à Nicolas Meiser, seul parent qui me reste.
«JEAN MEISER, D. M.»
VIII — Comment Nicolas Meiser, neveu de Jean Meiser, avait exécuté le testament de son oncle.
Le docteur Hirtz de Berlin, qui avait copié ce testament lui-même, s'excusa fort obligeamment de ne l'avoir pas envoyé plus tôt. Ses affaires l'avaient contraint de voyager loin de la capitale. En passant par Dantzig, il s'était donné le plaisir de visiter Mr Nicolas Meiser, ancien brasseur, richissime propriétaire et gros rentier, actuellement âgé de soixante-six ans. Ce vieillard se rappelait fort bien la mort et le testament de son oncle, le savant; mais il n'en parlait pas sans une certaine répugnance. Il affirmait d'ailleurs qu'aussitôt après le décès de Jean Meiser, il avait rassemblé dix médecins de Dantzig autour de la momie du colonel; il montrait même une déclaration unanime de ces messieurs, attestant qu'un homme desséché à l'étuve ne peut en aucune façon ni par aucun moyen renaître à la vie. Ce certificat, rédigé par les adversaires et les ennemis du défunt, ne faisait nulle mention du mémoire annexé au testament. Nicolas Meiser jurait ses grands dieux (mais non sans rougir visiblement) que cet écrit concernant les procédés à suivre pour ressusciter le colonel, n'avait jamais été connu de lui ni de sa femme. Interrogé sur les raisons qui avaient pu le porter à se dessaisir d'un dépôt aussi précieux que le corps de Mr Fougas, il disait l'avoir conservé quinze ans dans sa maison avec tous les respects et tous les soins imaginables; mais au bout de ce temps, obsédé de visions et réveillé presque toutes les nuits par le fantôme du colonel qui venait lui tirer les pieds, il s'était décidé à le vendre pour vingt écus à un amateur de Berlin. Depuis qu'il était débarrassé de ce triste voisinage, il dormait beaucoup mieux, mais pas encore tout à fait bien, car il lui avait été impossible d'oublier la figure du colonel.
À ces renseignements, Mr Hirtz, médecin de S.A.R. le prince régent de Prusse, ajouta quelques mots en son nom personnel. Il ne croyait pas que la résurrection d'un homme sain et desséché avec précaution fût impossible en théorie; il pensait même que le procédé de dessiccation indiqué par l'illustre Jean Meiser était le meilleur à suivre. Mais dans le cas présent, il ne lui paraissait pas vraisemblable que le colonel Fougas pût être rappelé à la vie: les influences atmosphériques et les variations de température qu'il avait subies durant un espace de quarante-six ans devaient avoir altéré les humeurs et les tissus. C'était aussi le sentiment de Mr Renault et de son fils. Pour calmer un peu l'exaltation de Clémentine, ils lui lurent les derniers paragraphes de la lettre de Mr Hirtz. On lui cacha le testament de Jean Meiser, qui n'aurait pu que lui échauffer la tête. Mais cette petite imagination fermentait sans relâche, quoi qu'on fît pour l'assoupir. Clémentine recherchait maintenant la compagnie du docteur Martout; elle discutait avec lui, elle voulait voir des expériences sur la résurrection des rotifères. Rentrée chez elle, elle pensait un peu à Léon et beaucoup au colonel. Le projet de mariage tenait toujours, mais personne n'osait parler de la publication des bans. Aux tendresses les plus touchantes de son futur, la jeune fiancée répondait par des discussions sur le principe vital. Ses visites dans la maison Renault ne s'adressaient pas aux vivants, mais au mort. Tous les raisonnements qu'on mit en oeuvre pour la guérir d'un fol espoir ne servirent qu'à la jeter dans une mélancolie profonde. Ses belles couleurs pâlirent, l'éclat de son regard s'éteignit. Minée par un mal secret, elle perdit cette aimable vivacité qui était comme le pétillement de la jeunesse et de la joie.
Il fallait que le changement fût bien visible, car Mlle Sambucco, qui n'avait pas des yeux de mère, s'en inquiéta.
Mr Martout, persuadé que cette maladie de l'âme ne céderait qu'à un traitement moral, vint la voir un matin et lui dit:
— Ma chère enfant, quoique je ne m'explique pas bien le grand intérêt que vous portez à cette momie, j'ai fait quelque chose pour elle et pour vous. Je viens d'envoyer à Mr Karl Nibor le petit bout d'oreille que Léon a détaché.
Clémentine ouvrit de grands yeux.
— Vous ne me comprenez pas? reprit le docteur. Il s'agit de reconnaître si les humeurs et les tissus du colonel ont subi des altérations graves. Mr Nibor, avec son microscope, nous dira ce qui en est. On peut s'en rapporter à lui: c'est un génie infaillible. Sa réponse va nous apprendre s'il faut procéder à la résurrection de notre homme, ou s'il ne reste qu'à l'enterrer.
— Quoi! s'écria la jeune fille, on peut décider si un homme est mort ou vivant, sur échantillon?
— Il ne faut rien de plus au docteur Nibor. Oubliez donc vos préoccupations pendant une huitaine de jours. Dès que la réponse arrivera, je vous la donnerai à lire. J'ai stimulé la curiosité du grand savant: il ne sait absolument rien sur le fragment que je lui envoie. Mais si, par impossible, il nous disait que ce bout d'oreille appartient à un être sain, je le prierais de venir à Fontainebleau et de nous aider à lui rendre la vie.
Cette vague lueur d'espérance dissipa la mélancolie de Clémentine et lui rendit sa belle santé. Elle se remit à chanter, à rire, à voltiger dans le jardin de sa tante et dans la maison de Mr Renault. Les doux entretiens recommencèrent; on reparla du mariage, le premier ban fut publié.
— Enfin, disait Léon, je la retrouve!
Mais Mme Renault, la sage et prévoyante mère, hochait la tête tristement:
— Tout cela ne va qu'à moitié bien, disait-elle. Je n'aime pas que ma bru se préoccupe si fort d'un beau garçon desséché. Que deviendrons-nous lorsqu'elle saura qu'il est impossible de le faire revivre? Les papillons noirs ne vont-ils pas reprendre leur vol? Et supposé qu'on parvienne à le ressusciter, par miracle! êtes-vous sûrs qu'elle ne prendra pas de l'amour pour lui? En vérité, Léon avait bien besoin d'acheter cette momie, et c'est ce que j'appelle de l'argent bien placé!
Un dimanche matin, Mr Martout entra chez le vieux professeur en criant victoire.
Voici la réponse qui lui était venue de Paris:
«Mon cher confrère,
«J'ai reçu votre lettre et le petit fragment de tissu dont vous m'avez prié de déterminer la nature. Il ne m'a pas fallu grand travail pour voir de quoi il s'agissait. J'ai fait vingt fois des choses plus difficiles dans des expertises de médecine légale. Vous pouviez même vous dispenser de la formule consacrée: «Quand vous aurez fait votre examen au microscope, je vous dirai ce que c'est.» Ces finasseries ne servent de rien: mon microscope sait mieux que vous ce que vous m'avez envoyé. Vous connaissez la forme et la couleur des choses; il en voit la structure intime, la raison d'être, les conditions de vie et de mort. Votre fragment de matière desséchée, large comme la moitié de mon ongle et à peu près aussi épais, après avoir séjourné vingt-quatre heures sous un globe, dans une atmosphère saturée d'eau, à la température du corps humain, est devenu souple, bien qu'un peu élastique. J'ai pu dès lors le disséquer, l'étudier comme un morceau de chair fraîche et placer sous le microscope chacune de ses parties qui me paraissait de consistance ou de couleur différente.
«J'ai d'abord trouvé au milieu une partie mince, plus dure et plus élastique que le reste, et qui m'a présenté la trame et les cellules du cartilage. Ce n'était ni le cartilage du nez, ni le cartilage d'une articulation, mais bien le fibro-cartilage de l'oreille. Donc vous m'avez envoyé un bout d'oreille; et ce n'est point le bout d'en bas, le lobe qu'on perce chez les femmes pour y mettre des boucles d'or, mais le bout d'en haut, dans lequel le cartilage s'étend.
«À l'intérieur, j'ai détaché une peau fine dans laquelle le microscope m'a montré un épiderme délicat, parfaitement intact; un derme non moins intact, avec de petites papilles, et surtout traversé par une foule de poils d'un fin duvet humain. Chacun de ces petits poils avait sa racine plongée dans son follicule, et le follicule accompagné de ses deux petites glandes. Je vous dirai même plus: ces poils de duvet étaient longs de quatre à cinq millimètres sur trois à cinq centièmes de millimètres d'épaisseur; c'est le double de la grandeur du joli duvet qui fleurit sur une oreille féminine; d'où je conclus que votre bout d'oreille appartient à un homme.
«Contre le bord recourbé du cartilage, j'ai trouvé les élégants faisceaux striés du muscle de l'hélix, et si parfaitement intacts qu'on aurait dit qu'ils ne demandaient qu'à se contracter. Sous la peau et près des muscles, j'ai trouvé plusieurs petits filets nerveux, composés chacun de huit ou dix tubes dont la moelle était aussi intacte et homogène que dans les nerfs enlevés à un animal vivant ou pris sur un membre amputé. Êtes-vous satisfait? Demandez-vous merci? Eh bien! moi, je ne suis pas encore au bout de mon rouleau!
«Dans le tissu cellulaire interposé au cartilage et à la peau, j'ai trouvé de petites artères et de petites veines dont la structure était parfaitement reconnaissable. Elles renfermaient du sérum avec des globules rouges du sang. Ces globules étaient tous circulaires, biconcaves, parfaitement réguliers; ils ne présentaient ni dentelures, ni cet état framboise, qui caractérise les globules du sang d'un cadavre.
«En résumé, mon cher confrère, j'ai trouvé dans ce fragment à peu près de tout ce qu'on trouve dans le corps de l'homme: du cartilage, du muscle, du nerf, de la peau, des poils, des glandes, du sang, etc., et tout cela dans un état parfaitement sain et normal. Ce n'est donc pas du cadavre que vous m'avez envoyé, mais un morceau d'un homme vivant, dont les humeurs et les tissus ne sont nullement décomposés.
«Agréez, etc.
«KARL NIBOR.
«Paris, 30 juillet 1859.»
IX — Beaucoup de bruit dans Fontainebleau.
On ne tarda pas à dire par la ville que Mr Martout et les MM. Renault se proposaient de ressusciter un homme, avec le concours de plusieurs savants de Paris.
Mr Martout avait adressé un mémoire détaillé au célèbre Karl Nibor, qui s'était hâté d'en faire part à la Société de biologie. Une commission fut nommée séance tenante pour accompagner Mr Nibor à Fontainebleau. Les six commissaires et le rapporteur convinrent de quitter Paris le 15 août, heureux de se soustraire au fracas des réjouissances publiques. On avertit Mr Martout de préparer l'expérience, qui ne devait pas durer moins de trois jours.
Quelques gazettes de Paris annoncèrent ce grand événement dans leurs faits divers, mais le public y prêta peu d'attention. La rentrée solennelle de l'armée d'Italie occupait exclusivement tous les esprits, et d'ailleurs les Français n'accordent plus qu'une foi médiocre aux miracles promis par les journaux.
Mais à Fontainebleau ce fut une tout autre affaire. Non seulement Mr Martout et MM. Renault, mais Mr Audret l'architecte, Mr Bonnivet le notaire, et dix autres gros bonnets de la ville avaient vu et touché la momie du colonel. Ils en avaient parlé à leurs amis, ils l'avaient décrit de leur mieux, ils avaient raconté son histoire. Deux ou trois copies du testament de Mr Meiser circulaient de main en main. La question des reviviscences était à l'ordre du jour; on la discutait autour du bassin des Carpes, comme en pleine Académie des sciences. Vous auriez entendu parler des rotifères et des tardigrades jusque sur la place du Marché!
Il convient de déclarer que les résurrectionnistes n'étaient pas en majorité. Quelques professeurs du collège, notés par leur esprit paradoxal, quelques amis du merveilleux, atteints et convaincus d'avoir fait tourner les tables, enfin une demi- douzaine de ces grognards à moustache blanche qui croient que la mort de Napoléon Ier est une calomnie répandue par les Anglais, composaient le gros de l'armée.
Mr Martout avait contre lui non seulement les sceptiques, mais encore la foule innombrable des croyants. Les uns le tournaient en ridicule, les autres le proclamaient subversif, dangereux, ennemi des idées fondamentales sur lesquelles repose la société. Le desservant d'une petite église prêcha à mots couverts contre les Prométhées qui prétendent usurper les privilèges du ciel. Mais le curé de la paroisse, excellent homme et tolérant, ne craignit pas de dire dans cinq ou six maisons que la guérison d'un malade aussi désespéré que Mr Fougas serait une preuve de la puissance et de la miséricorde de Dieu.
La garnison de Fontainebleau se composait alors de quatre escadrons de cuirassiers et du 23ème de ligne qui s'était distingué à Magenta. Lorsqu'on sut dans l'ancien régiment du colonel Fougas que cet illustre officier allait peut-être revenir au monde, ce fut une émotion générale. Un régiment sait son histoire, et l'histoire du 23ème avait été celle de Fougas depuis le mois de février 1811 jusqu'en novembre 1813. Tous les soldats avaient entend lire dans leurs chambrées l'anecdote suivante:
«Le 27 août 1813, à la bataille de Dresde, l'Empereur aperçoit un régiment français au pied d'une redoute russe qui le couvrait de mitraille. Il s'informe; on lui répond que c'est le 23ème de ligne. «C'est impossible, dit-il, le 23ème de ligne ne resterait pas sous le feu sans courir sur l'artillerie qui le foudroie.» Le 23ème, mené par le colonel Fougas, gravit la hauteur au pas de charge, cloua les artilleurs sur leurs pièces et enleva la redoute.»
Les officiers et les soldats, fiers à bon droit de cette action mémorable, vénéraient sous le nom de Fougas un des ancêtres du régiment. L'idée de le voir reparaître au milieu d'eux, jeune et vivant, ne leur paraissait pas vraisemblable, mais c'était déjà quelque chose que de posséder son corps. Officiers et soldats décidèrent qu'il serait enseveli à leurs frais, après les expériences du docteur Martout. Et pour lui donner un tombeau digne de sa gloire ils votèrent une cotisation de deux jours de solde.
Tout ce qui portait l'épaulette défila dans le laboratoire de Mr Renault; le colonel des cuirassiers y revint plusieurs fois, dans l'espoir de rencontrer Clémentine. Mais la fiancée de Léon se tenait à l'écart.
Elle était heureuse comme une femme ne l'a jamais été, cette jolie petite Clémentine. Aucun nuage ne voilait plus la sérénité de son beau front. Libre de tous soucis, le coeur ouvert à l'espérance, elle adorait son cher Léon et passait les jours à le lui dire. Elle-même avait pressé la publication des bans.
— Nous nous marierons, disait-elle, le lendemain de la résurrection du colonel. J'entends qu'il soit mon témoin, je veux qu'il me bénisse! C'est bien le moins qu'il puisse faire pour moi, après tout ce que j'ai fait pour lui. Dire que, sans mon obstination, vous alliez l'envoyer au muséum du jardin des Plantes! Je lui conterai cela, monsieur, dès qu'il pourra nous entendre, et il vous coupera les oreilles à son tour! Je vous aime!
— Mais, répliquait Léon, pourquoi subordonnez-vous mon bonheur au succès d'une expérience! Toutes les formalités ordinaires sont remplies, les publications faites, les affiches posées: personne au monde ne nous empêcherait de nous marier demain, et il vous plaît d'attendre jusqu'au 19! Quel rapport y a-t-il entre nous et ce monsieur desséché qui dort dans une boîte? Il n'appartient ni à votre maison ni à la mienne. J'ai compulsé tous les papiers de votre famille en remontant jusqu'à la sixième génération et je n'y ai trouvé personne du nom de Fougas. Ce n'est donc pas un grand- parent que nous attendons pour la cérémonie. Qu'est-ce alors? Les méchantes langues de Fontainebleau prétendent que vous avez une passion pour ce fétiche de 1813; moi qui suis sûr de votre coeur, j'espère que vous ne l'aimerez jamais autant que moi. En attendant, on m'appelle le rival du colonel au bois dormant!
— Laissez dire les sots, répondait Clémentine avec un sourire angélique. Je ne me charge pas d'expliquer mon affection pour le pauvre Fougas, mais je l'aime beaucoup, cela est certain. Je l'aime comme un père, comme un frère, si vous le préférez, car il est presque aussi jeune que moi. Quand nous l'aurons ressuscité, je l'aimerai peut-être comme un fils, mais vous n'y perdrez rien, mon cher Léon. Vous avez dans mon coeur une place à part, la meilleure, et personne ne vous la prendra, pas même lui!
Cette querelle d'amoureux, qui recommençait souvent et finissait toujours par un baiser, fut un jour interrompue par la visite du commissaire de police.
L'honorable fonctionnaire déclina poliment son nom et sa qualité, et demanda au jeune Renault la faveur de l'entretenir à part.
— Monsieur, lui dit-il lorsqu'il le vit seul, je sais tous les égards qui sont dus à un homme de votre caractère et dans votre position, et j'espère que vous voudrez bien ne pas interpréter en mauvais sens une démarche qui m'est inspirée par le sentiment du devoir.
Léon s'écarquilla les yeux en attendant la suite de ce discours.
— Vous devinez, monsieur, poursuivit le commissaire, qu'il s'agit de la loi sur les sépultures. Elle est formelle, et n'admet aucune exception. L'autorité pourrait fermer les yeux, mais le grand bruit qui s'est fait, et d'ailleurs la qualité du défunt, sans compter la question religieuse, nous met dans l'obligation d'agir… de concert avec vous, bien entendu…
Léon comprenait de moins en moins. On finit par lui expliquer, toujours dans le style administratif, qu'il devait faire porter Mr Fougas au cimetière de la ville.
— Mais, monsieur, répondit l'ingénieur, si vous avez entendu parler du colonel Fougas, on a dû vous dire aussi que nous ne le tenons pas pour mort.
— Monsieur, répliqua le commissaire avec un sourire assez fin, les opinions sont libres. Mais le médecin des morts, qui a eu le plaisir de voir le défunt, nous a fait un rapport concluant à l'inhumation immédiate.
— Eh bien, monsieur, si Fougas est mort, nous avons l'espérance de le ressusciter.
— On nous l'avait déjà dit, monsieur, mais, pour ma part, j'hésitais à le croire.
— Vous le croirez quand vous l'aurez vu, et j'espère, monsieur, que cela ne tardera pas longtemps.
— Mais alors, monsieur, vous vous êtes donc mis en règle?
— Avec qui?
— Je ne sais pas, monsieur; mais je suppose qu'avant d'entreprendre une chose pareille, vous vous êtes muni de quelque autorisation.
— De qui?
— Mais enfin, monsieur, vous avouerez que la résurrection d'un homme est une chose extraordinaire. Quant à moi, c'est bien la première fois que j'en entends parler. Or le devoir d'une police bien faite est d'empêcher qu'il se passe rien d'extraordinaire dans le pays.
— Voyons, monsieur, si je vous disais: voici un homme qui n'est pas mort; j'ai l'espoir très fondé de le remettre sur pied dans trois jours; votre médecin, qui prétend le contraire, se trompe: prendriez-vous la responsabilité de faire enterrer Fougas?
— Non, certes! À Dieu ne plaise que je prenne rien sous ma responsabilité! mais cependant, monsieur, en faisant enterrer Mr Fougas, je serais dans l'ordre et dans la légalité. Car enfin de quel droit prétendez-vous ressusciter un homme? Dans quel pays a- t-on l'habitude de ressusciter? Quel est ce texte de loi qui vous autorise à ressusciter les gens?
— Connaissez-vous une loi qui le défende? Or tout ce qui n'est pas défendu est permis.
— Aux yeux des magistrats, peut-être bien. Mais la police doit prévenir, éviter le désordre. Or, une résurrection, monsieur, est un fait assez inouï pour constituer un désordre véritable.
— Vous avouerez, du moins, que c'est un désordre assez heureux.
— Il n'y a pas de désordre heureux. Considérez, d'ailleurs, que le défunt n'est pas le premier venu. S'il s'agissait d'un vagabond sans feu ni lieu, on pourrait user de tolérance. Mais c'est un militaire, un officier supérieur et décoré; un homme qui a occupé un rang élevé dans l'armée. L'armée, monsieur! Il ne faut pas toucher à l'armée!
— Eh! monsieur, je touche à l'armée comme le chirurgien qui panse ses plaies! Il s'agit de lui rendre un colonel, à l'armée! Et c'est vous qui, par esprit de routine, voulez lui faire tort d'un colonel!
— Je vous en supplie, monsieur, ne vous animez pas tant et ne parlez pas si haut: on pourrait nous entendre. Croyez que je serai de moitié avec vous dans tout ce que vous voudrez faire pour cette belle et glorieuse armée de mon pays, Mais avez-vous songé à la question religieuse?
— Quelle question religieuse?
— À vous dire le vrai, monsieur (mais ceci tout à fait entre nous), le reste est pur accessoire et nous touchons au point délicat. On est venu me trouver, on m'a fait des observations très judicieuses. La seule annonce de votre projet a jeté le trouble dans un certain nombre de consciences. On craint que le succès d'une entreprise de ce genre ne porte un coup à la foi, ne scandalise, en un mot, les esprits tranquilles. Car enfin, si Mr Fougas est mort, c'est que Dieu l'a voulu. Ne craignez-vous pas, en le ressuscitant, d'aller contre la volonté de Dieu?
— Non, monsieur; car je suis sûr de ne pas ressusciter Fougas si Dieu en a décidé autrement. Dieu permet qu'un homme attrape la fièvre, mais Dieu permet aussi qu'un médecin le guérisse. Dieu a permis qu'un brave soldat de l'Empereur fût empoigné par quatre ivrognes de Russes, condamné comme espion, gelé dans une forteresse et desséché par un vieil Allemand sous une machine pneumatique. Mais Dieu permet aussi que je retrouve ce malheureux dans une boutique de bric-à-brac, que je l'apporte à Fontainebleau, que je l'examine avec quelques savants et que nous combinions un moyen à peu près sûr de le rendre à la vie. Tout cela prouve une chose, c'est que Dieu est plus juste, plus clément et plus miséricordieux que ceux qui abusent de son nom pour vous exciter.
— Je vous assure, monsieur, que je ne suis nullement excité. Je me rends à vos raisons parce qu'elles sont bonnes et parce que vous êtes un homme considérable dans la ville. J'espère bien, d'ailleurs, que vous ne réprouverez pas un acte de zèle qui m'a été conseillé. Je suis fonctionnaire, monsieur. Or, qu'est-ce qu'un fonctionnaire? Un homme qui a une place. Supposez maintenant que les fonctionnaires s'exposent à perdre leur place, que restera-t-il en France? Rien, monsieur, absolument rien. J'ai l'honneur de vous saluer.
Le 15 août au matin, Mr Karl Nibor se présenta chez Mr Renault avec le docteur Martout et la commission nommée à Paris par la Société de biologie. Comme il arrive souvent en province, l'entrée de notre illustre savant fut une sorte de déception. Mme Renault s'attendait à voir paraître, sinon un magicien en robe de velours constellée d'or, au moins un vieillard d'une prestance et d'une gravité extraordinaire. Karl Nibor est un homme de taille moyenne, très blond et très fluet. Peut-être a-t-il bien quarante ans, mais on ne lui en donnerait pas plus de trente-cinq. Il porte la moustache et la mouche; il est gai, parleur, agréable et assez mondain pour amuser les dames. Mais Clémentine ne jouit pas de sa conversation. Sa tante l'avait emmenée à Moret pour la soustraire aux angoisses de la crainte et aux enivrements de la victoire. X — Alléluia!
Mr Nibor et ses collègues, après les compliments d'usage, demandèrent à voir le sujet. Ils n'avaient pas de temps à perdre et l'expérience ne pouvait guère durer moins de trois jours. Léon s'empressa de les conduire au laboratoire et d'ouvrir les trois coffres du colonel.
On trouva que le malade avait la figure assez bonne. Mr Nibor le dépouilla de ses vêtements, qui se déchiraient comme de l'amadou pour avoir trop séché dans l'étuve du père Meiser. Le corps, mis à nu, fut jugé très intact et parfaitement sain. Personne n'osait encore garantir le succès, mais tout le monde était plein d'espérance.
Après ce premier examen, Mr Renault mit son laboratoire au service de ses hôtes. Il leur offrit tout ce qu'il possédait avec une munificence qui n'était pas exempte de vanité. Pour le cas où l'emploi de l'électricité paraîtrait nécessaire, il avait une forte batterie de bouteilles de Leyde et quarante éléments de Bunsen tout neufs. Mr Nibor le remercia en souriant.
— Gardez vos richesses, lui dit-il. Avec une baignoire et une chaudière d'eau bouillante nous aurons tout ce qu'il nous faut. Le colonel ne manque de rien que d'humidité. Il s'agit de lui rendre la quantité d'eau nécessaire au jeu des organes. Si vous avez un cabinet où l'on puisse amener un jet de vapeur, nous serons plus que contents.
Tout justement Mr Audret l'architecte, avait construit auprès du laboratoire une petite salle de bain, commode et claire. La célèbre machine à vapeur n'était pas loin, et sa chaudière n'avait servi, jusqu'à présent, qu'à chauffer les bains de Mr et Mme Renault.
Le colonel fut transporté dans cette pièce avec tous les égards que méritait sa fragilité. Il ne s'agissait pas de lui casser sa deuxième oreille dans la hâte du déménagement! Léon courut allumer le feu de la chaudière, et Mr Nibor le nomma chauffeur sur le champ de bataille.
Bientôt un jet de vapeur tiède pénétra dans la salle de bain, créant autour du colonel une atmosphère humide qu'on éleva par degrés, et sans secousse, jusqu'à la température du corps humain. Ces conditions de chaleur et d'humidité furent maintenues avec le plus grand soin durant vingt-quatre heures. Personne ne dormit dans la maison. Les membres de la commission parisienne campaient dans le laboratoire. Léon chauffait; Mr Nibor, Mr Renault et Mr Martout s'en allaient tour à tour surveiller le thermomètre. Mme Renault faisait du thé, du café et même du punch; Gothon, qui avait communié le matin, priait Dieu dans un coin de sa cuisine pour que ce miracle impie ne réussît pas. Une certaine agitation régnait déjà par la ville, mais on ne savait s'il fallait l'attribuer à la fête du 15 ou à la fameuse entreprise des sept savants de Paris.
Le 16 à deux heures on avait obtenu des résultats encourageants. La peau et les muscles avaient recouvré presque toute leur souplesse, mais les articulations étaient encore difficiles à fléchir. L'état d'affaissement des parois du ventre et des intervalles des côtes montrait enfin que les viscères étaient loin d'avoir repris la quantité d'eau qu'ils avaient perdue autrefois chez Mr Meiser. Un bain fut préparé et maintenu à la température de 37 degrés et demi. On y laissa le colonel pendant deux heures, en ayant soin de lui passer souvent sur la tête une éponge fine imbibée d'eau.
M. Nibor le retira du bain lorsque la peau, qui s'était gonflée plus vite que les autres tissus, commença à prendre une teinte blanche et à se rider légèrement. On le maintint, jusqu'au soir du 16, dans cette salle humide, où l'on disposa un appareil qui laissait tomber de temps à autre une pluie fine à 37 degrés et demi. Un nouveau bain fut donné le soir. Pendant la nuit, le corps fut enveloppé de flanelle, mais maintenu constamment dans la même atmosphère de vapeur.
Le 17 au matin, après un troisième bain d'une heure et demie, les traits de la figure et les formes du corps avaient leur aspect naturel: on eût dit un homme endormi. Cinq ou six curieux furent admis à le voir, entre autres le colonel du 23ème. En présence de ces témoins, Mr Nibor fit mouvoir successivement toutes les articulations et prouva qu'elles avaient repris leur souplesse. Il massa doucement les membres, le tronc et l'abdomen. Il entr'ouvrit les lèvres, écarta les mâchoires qui étaient assez fortement serrées, et vit que la langue était revenue à son volume et à sa consistance ordinaires. Il entr'ouvrit les paupières: le globe des yeux était ferme et brillant.
— Messieurs, dit le savant, voilà des signes qui ne trompent pas; je réponds du succès. Dans quelques heures, vous assisterez aux premières manifestations de la vie.
— Mais, interrompit un des assistants, pourquoi pas tout de suite?
— Parce que les conjonctives sont encore un peu plus pâles qu'il ne faudrait. Mais ces petites veines qui parcourent le blanc des yeux ont déjà pris une physionomie très rassurante. Le sang s'est bien refait. Qu'est-ce que le sang? Des globules rouges nageant dans du sérum ou petit-lait. Le sérum du pauvre Fougas s'était desséché dans les veines; l'eau que nous y avons introduite graduellement par une lente endosmose a gonflé l'albumine et la fibrine du sérum, qui est revenu à l'état liquide. Les globules rouges, que la dessiccation avait agglutinés, demeuraient immobiles comme des navires échoués à la marée basse. Les voilà remis à flot: ils épaississent, ils s'enflent, ils arrondissent leurs bords, ils se détachent les uns des autres, ils se mettront à circuler dans leurs canaux à la première poussée qui leur sera donnée par les contractions du coeur.
— Reste à savoir, dit Mr Renault, si le coeur voudra se mettre en branle. Dans un homme vivant, le coeur se meut sous l'impulsion du cerveau, transmise par les nerfs. Le cerveau agit sous l'impulsion du coeur transmise par les artères. Le tout forme un cercle parfaitement exact, hors duquel il n'y a pas de salut. Et lorsque le coeur et le cerveau ne fonctionnent ni l'un ni l'autre, comme chez le colonel, je ne vois pas lequel des deux pourrait donner l'impulsion à l'autre. Vous rappelez-vous cette scène de l'École des femmes où Arnolphe vient heurter à sa porte? Le valet et la servante, Alain et Georgette, sont tous les deux dans la maison.
«— Georgette! crie Alain.
«— Eh bien? répond Georgette.
«— Ouvre là-bas!
«— Vas-y, toi!
«— Vas-y, toi!
«— Ma foi, je n'irai pas!
«— Je n'irai pas aussi.
«— Ouvre vite!
«— Ouvre, toi!
«Et personne n'ouvre. Je crains bien, monsieur, que nous n'assistions à une représentation de cette comédie. La maison, c'est le corps du colonel; Arnolphe, qui voudrait bien rentrer, c'est le principe vital. Le coeur et le cerveau remplissent le rôle d'Alain et de Georgette.
«— Ouvre là-bas! dit l'un.
«— Vas-y, toi,» répond l'autre.
«Et le principe vital reste à la porte.
— Monsieur, répliqua en souriant le docteur Nibor, vous oubliez la fin de la scène. Arnolphe se fâche, il s'écrie:
Quiconque de vous deux n'ouvrira pas la porte, N'aura pas à manger de plus de quatre jours!
«Et aussitôt Alain de s'empresser, Georgette d'accourir et la porte de s'ouvrir. Notez bien que si je parle ainsi, c'est pour entrer dans votre raisonnement, car le mot de principe vital est en contradiction avec l'état actuel de la science. La vie se manifestera dès que le cerveau ou le coeur, ou quelqu'une des parties du corps qui ont la propriété d'agir spontanément, aura repris la quantité d'eau dont elle a besoin. La substance organisée a des propriétés qui lui sont inhérentes et qui se manifestent d'elles-mêmes, sans l'impulsion d'aucun principe étranger, pourvu qu'elles se trouvent dans certaines conditions de milieu. Pourquoi les muscles de Mr Fougas ne se contractent-ils pas encore? Pourquoi le tissu du cerveau n'entre-t-il pas en action? Parce qu'ils n'ont pas encore la somme d'humidité qui leur est nécessaire. Il manque peut-être un demi-litre d'eau dans la coupe de la vie. Mais je ne me hâterai pas de la remplir: j'ai trop peur de la casser. Avant de donner un dernier bain à ce brave, il faut encore masser tous ses organes, soumettre son abdomen à des pressions méthodiques afin que les séreuses du ventre, de la poitrine et du coeur soient parfaitement désagglutinées et susceptibles de glisser les unes sur les autres. Vous comprenez que le moindre accroc dans ces régions-là, et même la plus légère résistance, suffirait pour tuer notre homme dans l'instant de sa résurrection.
Tout en parlant, il joignait l'exemple au précepte, et pétrissait le torse du colonel. Comme les spectateurs remplissaient un peu trop exactement la salle de bain, et qu'il était presque impossible de s'y mouvoir, Mr Nibor les pria de passer dans le laboratoire. Mais le laboratoire se trouva tellement plein qu'il fallut l'évacuer au profit du salon: les commissaires de la société de biologie avaient à peine un coin de table où rédiger le procès-verbal.
Le salon même était bourré de monde, ainsi que la salle à manger et jusqu'à la cour de la maison. Amis, étrangers, inconnus se serraient les coudes et attendaient en silence. Mais le silence de la foule n'est pas beaucoup moins bruyant que le grondement de la mer. Le gros docteur Martout, extraordinairement affairé, se montrait de temps à autre et fendait les flots de curieux, comme un galion chargé de nouvelles. Chacune de ses paroles circulait de bouche en bouche et se répandait jusque dans la rue, où trente groupes de militaires et de bourgeois s'agitaient en tout sens. Jamais cette petite rue de la Faisanderie n'avait vu semblable cohue. Un passant étonné s'arrêta, demandant:
— Qu'y a-t-il? Est-ce un enterrement?
— Au contraire, monsieur.
— C'est donc un baptême?
— À l'eau chaude!
— Une naissance?
— Une renaissance!
Un vieux juge au tribunal civil expliquait au substitut la légende du vieil Eson, bouilli dans la chaudière de Médée.
— C'est presque la même expérience, disait-il, et je croirais que les poètes ont calomnié la magicienne de Colchos. Il y aurait de jolis vers latins à faire là-dessus; mais je n'ai plus mon antique prouesse!
Fabula Medeam cur crimine carpit iniquo? Ecce novus surgit redivivis Eson ab undis Fortior, arma petens, juvenili pectore miles…
Redivivis est pris dans le sens actif; c'est une licence, ou du moins un hardiesse. Ah! monsieur! il fut un temps ou j'étais l'homme de toutes les audaces, en vers latins!
— Cap'ral! disait un conscrit de la classe de 1859.
— Quoi-t-il y a, Fréminot?
— C'est-il vrai qu'ils font bouillir un ancien dans une marmite, histoire de le réhabiliter dans ses habits de colonel?
— Vrai-t-ou pas vrai, subalterne, je me le suis laissé dire.
— J'imagine que c'est-z-une histoire sans fondement, sauf votre respect?
— Apprenez, Fréminot, que rien n'est impossible à vos supérieurs! Vous n'ignorez pas concurremment que les légumes séchés, en les faisant bouillir, récapitulent leur état primitif et surnaturel?
— Mais, cap'ral, que si on les cuisait trois jours de temps, elles tomberaient en bouillie!
— Mais, imbécile, pourquoi que les anciens on les appelle des durs à cuire?
À midi, le commissaire de police et le lieutenant de gendarmerie fendirent la presse et s'introduisirent dans la maison. Ces messieurs s'empressèrent de déclarer à Mr Renault père que leur visite n'avait rien d'officiel et qu'ils venaient en curieux. Ils rencontrèrent dans le corridor le sous-préfet, le maire et Gothon, qui se lamentait tout haut de voir le gouvernement prêter les mains à des sorcelleries pareilles.
Vers une heure Mr Nibor fit prendre au colonel un nouveau bain prolongé, au sortir duquel le corps subit un massage plus fort et plus complet que le premier.
— Maintenant, dit le docteur, nous pouvons transporter Mr Fougas au laboratoire, pour donner à sa résurrection toute la publicité désirable. Mais il conviendrait de l'habiller, et son uniforme est en lambeaux.
— Je crois, répondit le bon Mr Renault, que le colonel est à peu près de ma taille; je puis donc lui prêter des habits à moi. Fasse le ciel qu'il les use! mais entre nous, je ne l'espère pas.
Gothon apporta, en grommelant, ce qu'il faut pour vêtir un homme complètement nu. Mais sa mauvaise humeur ne tint pas devant la beauté du colonel:
— Pauvre monsieur! s'écria-t-elle. C'est jeune, c'est frais, c'est blanc comme un petit poulet! S'il ne revenait pas, ce serait grand dommage!
Il y avait environ quarante personnes dans le laboratoire lorsqu'on y transporta Fougas. Mr Nibor, aidé de Mr Martout, l'assit sur un canapé et réclama quelques instants de vrai silence. Mme Renault fit demander sur ces entrefaites s'il lui était permis d'entrer; on l'admit.
— Madame et messieurs, dit le docteur Nibor, la vie se manifestera dans quelques minutes. Il se peut que les muscles agissent les premiers et que leur action soit convulsive, n'étant pas encore réglée par l'influence du système nerveux. Je dois vous prévenir de ce fait, pour que, le cas échéant, vous ne soyez point effrayés. Madame, qui est mère, devra s'en étonner moins que personne; elle a ressenti au quatrième mois de la grossesse l'effet de ces mouvements irréguliers qui vont peut-être se produire en grand. J'espère bien, au reste, que les premières contractions spontanées se produiront dans les fibres du coeur. C'est ce qui arrive chez l'embryon, où les mouvements rythmiques du coeur précèdent les actes nerveux.
Il se remit à exercer des pressions méthodiques sur le bas de la poitrine, stimulant la peau des mains, entr'ouvrant les paupières, explorant le pouls, auscultant la région du coeur.
L'attention des spectateurs fut un instant détournée par un tumulte extérieur. Un bataillon du 23ème passait, musique en tête, dans la rue de la Faisanderie. Tandis que les cuivres de Mr Sax ébranlaient les fenêtres de la maison, une rougeur subite empourpra les joues du colonel. Ses yeux, qui étaient restés entr'ouverts, brillèrent d'un éclat plus vif. Au même moment, le docteur Nibor, qui auscultait la poitrine, s'écria:
— J'entends les bruits du coeur.
À peine avait-il parié, que la poitrine se gonfla par une aspiration violente, les membres se contractèrent, le corps se dressa et l'on entendit un cri de:
— Vive l'empereur!
Mais comme si un tel effort avait épuisé son énergie, le colonel
Fougas retomba sur le canapé en murmurant d'une voix éteinte:
— Où suis-je? Garçon! l'annuaire!
XI — Où le colonel Fougas apprend quelques nouvelles qui paraîtront anciennes à mes lecteurs.
Parmi les personnes présentes à cette scène, il n'y en avait pas une seule qui eût vu des résurrections. Je vous laisse à penser la surprise et la joie qui éclatèrent dans le laboratoire. Une triple salve d'applaudissements mêlés de cris, salua le triomphe du docteur Nibor. La foule, entassée dans le salon, dans les couloirs, dans la cour et jusque dans la rue, comprit à ce signal que le miracle était accompli. Rien ne put la retenir, elle enfonça les portes, surmonta les obstacles, culbuta tous les sages qui voulaient l'arrêter, et vint enfin déborder dans le cabinet de physique.
— Messieurs! criait Mr Nibor, vous voulez donc le tuer!
Mais on le laissait dire. La plus féroce de toutes les passions, la curiosité, poussait la foule en avant; chacun voulait voir au risque d'écraser les autres. Mr Nibor tomba, Mr Renault et son fils, en essayant de le secourir, furent abattus sur son corps; Mme Renault fut renversée à son tour aux genoux du colonel et se mit à crier du haut de sa tête.
— Sacrebleu! dit Fougas en se dressant comme par ressort, ces gredins-là vont nous étouffer, si on ne les assomme!
Son attitude, l'éclat de ses yeux, et surtout le prestige du merveilleux, firent un vide autour de lui. On aurait dit que les murs s'étaient éloignés, ou que les spectateurs étaient rentrés les uns dans les autres.
— Hors d'ici tous! s'écria Fougas, de sa plus belle voix de commandement.
Un concert de cris, d'explications, de raisonnements, s'élève autour de lui; il croit entendre des menaces, il saisit la première, chaise qui se trouve à sa portée, la brandit comme une arme, il pousse, frappe, culbute les bourgeois, les soldats, les fonctionnaires, les savants, les amis, les curieux, le commissaire de police, et verse ce torrent humain dans la rue avec un fracas épouvantable. Cela fait, il referme la porte au verrou, revient au laboratoire, voit trois hommes debout auprès de Mme Renault, et dit à la vieille dame en adoucissant le ton de sa voix:
— Voyons, la mère, faut-il expédier ces trois-là comme les autres?
— Gardez-vous en bien! s'écria la bonne dame. Mon mari et mon fils, monsieur. Et Mr le docteur Nibor, qui vous a rendu la vie.
— En ce cas, honneur à eux, la mère! Fougas n'a jamais forfait aux lois de la reconnaissance et de l'hospitalité. Quant à vous, mon Esculape, touchez là!
Au même instant, il s'aperçut que dix à douze curieux s'étaient hissés du trottoir de la rue jusqu'aux fenêtres du laboratoire. Il marcha droit à eux et ouvrit avec une précipitation qui les fit sauter dans la foule.
— Peuple! dit-il, j'ai culbuté une centaine de pandours qui ne respectaient ni le sexe ni la faiblesse. Ceux qui ne seront pas contents, je m'appelle le colonel Fougas, du 23ème. Et vive l'empereur!
Un mélange confus d'applaudissements, de cris, de rires et de gros mots répondit à cette allocution bizarre. Léon Renault se hâta de sortir pour porter des excuses à tous ceux à qui l'on en devait. Il invita quelques amis à dîner le soir même avec le terrible colonel, et surtout il n'oublia pas d'envoyer un exprès à Clémentine.
Fougas, après avoir parlé au peuple, se retourna vers ses hôtes en se dandinant d'un air crâne, se mit à cheval sur la chaise qui lui avait déjà servi, releva les crocs de sa moustache, et dit:
— Ah çà, causons. J'ai donc été malade?
— Très malade.
— C'est fabuleux. Je me sens tout dispos. J'ai faim, et même en attendant le dîner, je boirais bien un verre de votre schnick.
Mme Renault sortit, donna un ordre et rentra aussitôt.
— Mais, dites-moi donc où je suis! reprit le colonel. À ces attributs du travail, je reconnais un disciple d'Uranie; peut- être un ami de Monge et de Berthollet. Mais l'aimable cordialité empreinte sur vos visages me prouve que vous n'êtes pas des naturels de ce pays de choucroute. Oui, j'en crois les battements de mon coeur. Amis, nous avons la même patrie. La sensibilité de votre accueil, à défaut d'autres indices, m'aurait averti que vous êtes Français. Quels hasards vous ont amené si loin du sol natal? Enfants de mon pays, quelle tempête vous a jetés sur cette rive inhospitalière?
— Mon cher colonel, répondit Mr Nibor, si vous voulez être bien sage, vous ne ferez pas trop de questions à la fois. Laissez-nous le plaisir de vous instruire tout doucement et avec ordre, car vous avez beaucoup de choses à apprendre.
Le colonel rougit de colère et répondit vivement:
— Ce n'est toujours pas vous qui m'en remontrerez, mon petit monsieur!
Une goutte de sang qui lui tomba sur la main détourna le cours de ses idées:
— Tiens! dit-il est-ce que je saigne?
— Cela ne sera rien; la circulation s'est rétabli, et votre oreille cassée…
Il porta vivement la main à son oreille et dit:
— C'est pardieu vrai. Mais du diable si je me souviens de cet accident-là!
— Je vais vous faire un petit pansement, et dans deux jours il n'y paraîtra plus.
— Ne vous donnez pas la peine, mon cher Hippocrate; une pincée de poudre, c'est souverain!
Mr Nibor se mit en devoir de le panser un peu moins militairement.
Sur ces entrefaites, Léon rentra.
— Ah! ah! dit-il au docteur, vous réparez le mal que j'ai fait.
— Tonnerre! s'écria Fougas en s'échappant des mains de Mr Nibor pour saisir Léon au collet. C'est toi, clampin! qui m'as cassé l'oreille?
Léon était très doux, mais la patience lui échappa. Il repoussa brusquement son homme.
— Oui, monsieur, c'est moi qui vous ai cassé l'oreille, en la tirant, et si ce petit malheur ne m'était pas arrivé, il est certain que vous seriez aujourd'hui à six pieds sous terre. C'est moi qui vous ai sauvé la vie, après vous avoir acheté de mon argent, lorsque vous n'étiez pas coté plus de vingt-cinq louis. C'est moi qui ai passé trois jours et deux nuits à fourrer du charbon sous votre chaudière. C'est mon père qui vous a donné les vêtements que vous avez sur le corps; vous êtes chez nous, buvez le petit verre d'eau-de-vie que Gothon vous apporte; mais pour Dieu! quittez l'habitude de m'appeler clampin, d'appeler ma mère la mère, et de jeter nos amis dans la rue en les traitant de pandours!
Le colonel, tout ahuri, tendit la main à Léon, à Mr Renault et au docteur, baisa galamment la main de Mme Renault, avala d'un trait un verre à vin de Bordeaux rempli d'eau-de-vie jusqu'au bord, et dit d'une voix émue:
— Vertueux habitants, oubliez les écarts d'une âme vive mais généreuse. Dompter mes passions sera désormais ma loi. Après avoir vaincu tous les peuples de l'univers, il est beau de se vaincre soi-même.
Cela dit, il livra son oreille à Mr Nibor, qui acheva le pansement.
— Mais, dit-il, en recueillant ses souvenirs, on ne m'a donc pas fusillé?
— Non.
— Et je n'ai pas été gelé dans la tour?
— Pas tout à fait.
— Pourquoi m'a-t-on ôté mon uniforme? Je devine! Je suis prisonnier!
— Vous êtes libre.
— Libre! Vive l'empereur! Mais alors, pas un moment à perdre!
Combien de lieues d'ici à Dantzig?
— C'est très loin.
— Comment appelez-vous cette bicoque?
— Fontainebleau.
— Fontainebleau! En France?
— Seine-et-Marne. Nous allions vous présenter le sous-préfet lorsque vous l'avez jeté dans la rue.
— Je me fiche pas mal de tous les sous-préfets! J'ai une mission de l'empereur pour le général Rapp, et il faut que je parte aujourd'hui même pour Dantzig. Dieu sait si j'arriverai à temps!
— Mon pauvre colonel, vous arriveriez trop tard. Dantzig est rendu.
— C'est impossible? Depuis quand?
— Depuis tantôt quarante-six ans.
— Tonnerre! Je n'entends pas qu'on se… moque de moi!
Mr Nibor lui mit en main un calendrier, et lui dit:
— Voyez vous-même! Nous sommes au 17 août 1859; vous vous êtes endormi dans la tour de Liebenfeld le 11 novembre 1813; il y a donc quarante-six ans moins trois mois que le monde marche sans vous.
— Vingt-quatre et quarante-six; mais alors j'aurais soixante-dix ans, à votre compte!
— Votre vivacité montre bien que vous en avez toujours vingt- quatre.
Il haussa les épaules, déchira le calendrier et dit en frappant du pied le parquet:
— Votre almanach est une blague!
Mr Renault courut à sa bibliothèque, prit une demi-douzaine de volumes au hasard, et lui fit lire, au bas des titres, les dates de 1826, 1833, 1847, 1858.
— Pardonnez-moi, dit Fougas en plongeant sa tête dans ses mains. Ce qui m'arrive est si nouveau! Je ne crois pas qu'un humain se soit jamais vu à pareille épreuve. J'ai soixante-dix ans!
La bonne Mme Renault s'en alla prendre un miroir dans la salle de bain et le lui donna en disant:
— Regardez-vous!
Il tenait la glace à deux mains et s'occupait silencieusement à refaire connaissance avec lui-même, lorsqu'un orgue ambulant pénétra dans la cour et joua:
«Partant pour la Syrie!»
Fougas lança le miroir contre terre en criant:
— Qu'est-ce que vous me contiez donc là? J'entends la chanson de la reine Hortense!
Mr Renault lui expliqua patiemment, tout en recueillant les débris du miroir, que la jolie chanson de la reine Hortense était devenue un air national et même officiel, que la musique des régiments avait substitué cette aimable mélodie à la farouche Marseillaise, et que nos soldats, chose étrange! ne s'en battaient pas plus mal. Mais déjà le colonel avait ouvert la fenêtre et criait au Savoyard:
— Eh! l'ami! Un napoléon pour toi si tu me dis en quelle année je respire!
L'artiste se mit à danser le plus légèrement qu'il put, en secouant son moulin à musique.
— Avance à l'ordre! cria le colonel. Et laisse en repos ta satanée machine!
— Un petit chou, mon bon mouchu!
— Ce n'est pas un sou que je te donnerai, mais un napoléon, si tu me dis en quelle année nous sommes!
— Que ch'est drôle, hi! hi! hi!
— Et si tu ne me le dis pas plus vite que ça, je te couperai les oreilles!
Le Savoyard s'enfuit, mais il revint tout de suite, comme s'il avait médité au trot la maxime: Qui ne risque rien, n'a rien.
— Mouchu! dit-il d'une voix pateline, nous chommes en mil huit chent chinquante-neuf.
— Bon! cria Fougas. Il chercha de l'argent dans ses poches et n'y trouva rien. Léon vit son embarras, et jeta vingt francs dans la cour. Avant de refermer la fenêtre, il désigna du doigt la façade d'un joli petit bâtiment neuf où le colonel put lire en toutes lettres:
AUDRET, ARCHITECTE MDCCCLIX.
Renseignement parfaitement clair, et qui ne coûtait pas vingt francs.
Fougas, un peu confus, serra la main de Léon et lui dit:
— Ami, je n'oublierai plus que la confiance est le premier devoir de la reconnaissance envers la bienfaisance. Mais parlez-moi de la patrie! Je foule le sol sacré où j'ai reçu l'être, et j'ignore les destinées de mon pays. La France est toujours la reine du monde, n'est-il pas vrai?
— Certainement, dit Léon.
— Comment va l'empereur?
— Bien.
— Et l'impératrice?
— Très bien.
— Et le roi de Rome?
— Le prince impérial? C'est un très bel enfant.
— Comment! un bel enfant! Et vous avez le front de dire que nous sommes en 1859!
Mr Nibor prit la parole et expliqua en quelques mots que le souverain actuel de la France n'était pas Napoléon Ier, mais Napoléon III.
— Mais alors, s'écria Fougas, mon empereur est mort!
— Oui.
— C'est impossible! Racontez-moi tout ce que vous voudrez, excepté ça! Mon empereur est immortel.
Mr Nibor et les Renault, qui n'étaient pourtant pas historiens de profession, furent obligés de lui faire en abrégé l'histoire de notre siècle. On alla chercher un gros livre écrit par Mr de Norvins et illustré de belles gravures par Raffet. Il n'accepta la vérité qu'en la touchant du doigt, et encore s'écriait-il à chaque instant:
— C'est impossible! Ce n'est pas de l'histoire que vous me lisez; c'est un roman écrit pour faire pleurer les soldats!
Il fallait, en vérité, que ce jeune homme eût l'âme forte et bien trempée, car il apprit en quarante minutes tous les malheurs que la fortune avait répartis sur dix-huit années, depuis la première abdication jusqu'à la mort du roi de Rome. Moins heureux que ses anciens compagnons d'armes, il n'eut pas un intervalle de repos entre ces chocs terribles et répétés qui frappaient tous son coeur au même endroit. On aurait pu craindre que le coup ne fît balle et que le pauvre Fougas ne mourût dans la première heure de sa vie. Mais ce diable d'homme pliait et rebondissait tour à tour comme un ressort. Il cria d'admiration en écoutant les beaux combats de la campagne de France; il rugit de douleur en assistant aux adieux de Fontainebleau. Le retour de l'île d'Elbe illumina sa belle et noble figure; son coeur courut à Waterloo avec la dernière armée de l'Empire, et s'y brisa. Puis il serrait les poings et disait entre ses dents:
— Si j'avais été là, à la tête du 23ème, Blucher et Wellington auraient bien vu!
L'invasion, le drapeau blanc, le martyre de Sainte-Hélène, la terreur blanche en Europe, le meurtre de Murat, ce dieu de la cavalerie, la mort de Ney, de Brune, de Mouton Duvernet et de tant d'autres hommes de coeur qu'il avait connus, admirés et aimés, le jetèrent dans une série d'accès de rage; mais rien ne l'abattit. En écoutant la mort de Napoléon, il jurait de manger le coeur de l'Angleterre; la lente agonie du pâle et charmant héritier de l'Empire lui inspirait des tentations d'éventrer l'Autriche. Lorsque le drame fut fini et le rideau tombé sur Schoenbrunn, il essuya ses larmes et dit:
— C'est bien. J'ai vécu en un instant toute la vie d'un homme.
Maintenant, montrez-moi la carte de France!
Léon se mit à feuilleter un atlas, tandis que Mr Renault essayait de résumer au colonel l'histoire de la Restauration et de la monarchie de 1830. Mais Fougas avait l'esprit ailleurs.
— Qu'est-ce que ça me fait, disait-il, que deux cents bavards de députés aient mis un roi à la place d'un autre? Des rois! j'en ai tant vu par terre! Si l'Empire avait duré dix ans de plus, j'aurais pu me donner un roi pour brosseur!
Lorsqu'on lui mit l'atlas sous les yeux, il s'écria d'abord avec un profond dédain:
— Ça, la France!
Mais bientôt deux larmes de tendresse échappées de ses yeux arrosèrent l'Ardèche et la Gironde. Il baisa la carte et dit avec une émotion qui gagna presque tous les assistants:
— Pardonne-moi ma pauvre vieille, d'avoir insulté à ton malheur! Ces scélérats que nous avions rossés partout, ont profité de mon sommeil pour rogner tes frontières; mais petite ou grande, riche ou pauvre, tu es ma mère, et je t'aime comme un bon fils! Voici la Corse, où naquit le géant de notre siècle, voici Toulouse où j'ai reçu le jour; voilà Nancy, où j'ai senti battre mon coeur, où celle que j'appelais mon Églé m'attend peut-être encore! France! tu as un temple dans mon âme; ce bras t'appartient; tu me trouveras toujours prêt à verser mon sang jusqu'à la dernière goutte pour te défendre ou te venger!
XII — Le premier repas du convalescent.
Le messager que Léon avait envoyé à Moret ne pouvait pas y arriver avant sept heures. En supposant qu'il trouvât ces dames à table chez leurs hôtes, que la grande nouvelle abrégeât le dîner et qu'on mît aisément la main sur une voiture, Clémentine et sa tante seraient probablement à Fontainebleau entre dix et onze heures. Le fils de Mr Renault jouissait par avance du bonheur de sa fiancée. Quelle joie pour elle et pour lui, lorsqu'il lui présenterait l'homme miraculeux qu'elle avait défendu contre les horreurs de la tombe, et qu'il avait ressuscité à sa prière!
En attendant, Gothon, heureuse et fière autant qu'elle avait été inquiète et scandalisée, mettait un couvert de douze personnes. Son compagnon de chaîne, jeune rustaud de dix-huit ans, éclos dans la commune des Sablons, l'assistait de ses deux bras et l'amusait de sa conversation.
— Pour lors, mam'selle Gothon, disait-il en posant la pile d'assiettes creuses, c'est comme qui dirait un revenant qu'a sorti de sa boîte pour bousculer le commissaire et le souparfait!
— Revenant si on veut, Célestin; sûr et certain qu'il revient de loin, le pauvre jeune homme; mais revenant n'est peut-être pas un mot à dire en parlant des maîtres.
— C'est-il donc vrai qu'il va être notre maître aussi, celui-là? Il en arrive tous les jours de plusse. J'aimerais mieux qu'il arriverait des domestiques ed'renfort!
— Taisez-vous, lézard de paresse! Quand les messieurs donnent pourboire en s'en allant, vous ne vous plaignez pas de n'être que deux à partager.
— Ah ouiche! j'ai porté pus de cinquante siaux d'eau pour le faire mijoter, votre colonel, et je sais ben qu'il ne me donnera pas la pièce, n'ayant pas un liard dans ses poches! Faut croire que l'argent n'est pas en abondance dans le pays d'oùs qu'il revient!
— On dit qu'il a des testaments à hériter du côté de Strasbourg; un monsieur qui lui a fait tort de sa fortune.
— Dites donc, mam'selle Gothon, vous qui lisez tous les dimanches dans un petit livre, oùs qu'il pouvait être logé, not' colonel, du temps qu'il n'était pas de ce monde?
— Eh! en purgatoire, donc!
— Alors, pourquoi que vous ne lui demandez pas des nouvelles de ce fameux Baptiste, vot' amouroux de 1837, qui s'a laissé dévaler du haut d'un toit, dont vous lui faites dire tant et tant de messes? Ils ont dû se rencontrer par là.
— C'est peut-être bien possible.
— À moins que le Baptiste n'en soit sorti, depuis le temps que vous payez pour ça!
— Hé ben! j'irai ce soir dans la chambre du colonel, et comme il n'est pas fier, il me dira ce qu'il en sait… Mais, Célestin, vous n'en ferez donc, jamais d'autres? Voilà encore que vous m'avez frotté mes couteaux d'entremets en argent sur la pierre à repasser!
Les invités arrivaient au salon, où la famille Renault s'était transportée avec Mr Nibor et le colonel. On présenta successivement à Fougas le maire de la ville, le docteur Martout, maître Bonnivet, notaire, Mr Audret, et trois membres de la commission parisienne; les trois autres avaient été forcés de repartir avant le dîner. Les convives n'étaient pas des plus rassurés: leurs flancs meurtris par les premiers mouvements de Fougas leur permettaient de supposer qu'ils dîneraient peut-être avec un fou. Mais la curiosité fut plus forte que la peur. Le colonel les rassura bientôt par l'accueil le plus cordial. Il s'excusa de s'être conduit en homme qui revient de l'autre monde. Il causa beaucoup, un peu trop peut-être, mais on était si heureux de l'entendre, et ses paroles empruntaient tant de prix à la singularité des événements, qu'il obtint un succès sans mélange. On lui dit que le docteur Martout avait été un des principaux agents de sa résurrection, avec une autre personne qu'on promit de lui présenter plus tard. Il remercia chaudement Mr Martout, et demanda quand il pourrait témoigner sa reconnaissance à l'autre personne.
— J'espère, dit Léon, que vous la verrez ce soir.
On n'attendait plus que le colonel du 23ème de ligne, Mr Rollon. Il arriva, non sans peine, à travers les flots de peuple qui remplissaient la rue de la Faisanderie. C'était un homme de quarante-cinq ans, voix brève, figure ouverte. Ses cheveux grisonnaient vaguement, mais la moustache brune, épaisse et relevée, se portait bien. Il parlait peu, disait juste, savait beaucoup et ne se vantait pas: somme toute, un beau type de colonel. Il vint droit à Fougas et lui tendit la main comme à une vieille connaissance.
— Mon cher camarade, lui dit-il, j'ai pris grand intérêt à votre résurrection, tant en mon propre nom qu'au nom du régiment. Le 23ème, que j'ai l'honneur de commander, vous révérait hier comme un ancêtre. À dater de ce jour, il vous chérira comme un ami.
Pas la moindre allusion à la scène du matin, où Mr Rollon avait été foulé aussi bien que les autres.
Fougas répondit convenablement, mais avec une nuance de froideur:
— Mon cher camarade, dit-il, je vous remercie de vos bons sentiments. Il est singulier que le destin me mette en présence de mon successeur, le jour même où je rouvre les yeux à la lumière; car enfin je ne suis ni mort ni général, je n'ai pas permuté, on ne m'a pas mis à la retraite, et pourtant je vois un autre officier, plus digne sans doute, à la tête de mon beau 23ème. Mais si vous avez pour devise «Honneur et courage» comme j'en suis d'ailleurs persuadé, je n'ai pas le droit de me plaindre et le régiment est en bonnes mains.
Le dîner était servi. Mme Renault prit le bras de Fougas. Elle le fit asseoir à sa droite et Mr Nibor à sa gauche. Le colonel et le maire prirent leurs places aux côtés de Mr Renault; les autres convives au hasard et sans étiquette.
Fougas engloutit le potage et les entrées, reprenant de tous les plats et buvant en proportion. Un appétit de l'autre monde!
— Estimable amphitryon, dit-il à Mr Renault, ne vous effrayez pas de me voir tomber sur les vivres. J'ai toujours mangé de même; excepté dans la retraite de Russie. Considérez d'ailleurs que je me suis couché hier sans souper, à Liebenfeld.
Il pria Mr Nibor de lui raconter par quelle série de circonstances il était venu de Liebenfeld à Fontainebleau.
— Vous rappelez-vous, dit le docteur, un vieil Allemand qui vous a servi d'interprète devant le conseil de guerre?
— Parfaitement. Un brave homme qui avait une perruque violette. Je m'en souviendrai toute ma vie, car il n'y a pas deux perruques de cette couleur-là.
— Eh bien! c'est l'homme à la perruque violette, autrement dit le célèbre docteur Meiser, qui vous a conservé la vie.
— Où est-il? je veux le voir, tomber dans ses bras, lui dire…
— Il avait soixante-huit ans passés lorsqu'il vous rendit ce petit service: il serait donc aujourd'hui dans sa cent quinzième année s'il avait attendu vos remerciements.
— Ainsi donc il n'est plus! La mort l'a dérobé à ma reconnaissance!
— Vous ne savez pas encore tout ce que vous lui devez. Il vous a légué, en 1824, une fortune de trois cent soixante-quinze mille francs, dont vous êtes le légitime propriétaire. Or comme un capital placé à cinq pour cent se double en quatorze ans, grâce aux intérêts composés, vous possédiez, en 1838, une bagatelle de sept cent cinquante mille francs; en 1852, un million et demi. Enfin, s'il vous plaît de laisser vos fonds entre les mains de Mr Nicolas Meiser, de Dantzig, cet honnête homme vous devra trois millions au commencement de 1866, ou dans sept ans. Nous vous donnerons ce soir une copie du testament de votre bienfaiteur; c'est une pièce très instructive que vous pourrez méditer en vous mettant au lit.
— Je la lirai volontiers, dit le colonel Fougas. Mais l'or est sans prestige à mes yeux. L'opulence engendre la mollesse. Moi! languir dans la lâche oisiveté de Sybaris! Efféminer mes sens sur une couche de rosés, jamais! L'odeur de la poudre m'est plus chère que tous les parfums de l'Arabie. La vie n'aurait pour moi ni charmes ni saveur s'il me fallait renoncer au tumulte enivrant des armes. Et le jour où l'on vous dira que Fougas ne marche plus dans les rangs de l'armée, vous pourrez répondre hardiment: C'est que Fougas n'est plus!
Il se tourna vers le nouveau colonel du 23ème et lui dit:
— Ô vous, mon cher camarade, dites-leur que le faste insolent de la richesse est mille fois moins doux que l'austère simplicité du soldat! Du colonel, surtout! Les colonels sont les rois de l'armée. Un colonel est moins qu'un général, et pourtant il a quelque chose de plus. Il vit plus avec le soldat, il pénètre plus avant dans l'intimité de la troupe. Il est le père, le juge, l'ami de son régiment. L'avenir de chacun de ses hommes est dans ses mains; le drapeau est déposé sous sa tente ou dans sa chambre. Le colonel et le drapeau ne sont pas deux, l'un est l'âme, l'autre est le corps!
Il demanda à Mr Rollon la permission d'aller revoir et embrasser le drapeau du 23ème.
— Vous le verrez demain matin, répondit le nouveau colonel, si vous me faites l'honneur de déjeuner chez moi avec quelques-uns de mes officiers.
Il accepta l'invitation avec enthousiasme et se jeta dans mille questions sur la solde, la masse, l'avancement, le cadre de réserve, l'uniforme, le grand et petit équipement, l'armement, la théorie. Il comprit sans difficulté les avantages du fusil à piston, mais on essaya vainement de lui expliquer le canon rayé. L'artillerie n'était pas son fort; il avouait pourtant que Napoléon avait dû plus d'une victoire à sa belle artillerie.
Tandis que les innombrables rôtis de Mme Renault se succédaient sur la table, Fougas demanda, mais sans perdre un coup de dent, quelles étaient les principales guerres de l'année, combien de nations la France avait sur les bras, si l'on ne pensait pas enfin à recommencer la conquête du monde? Les renseignements qu'on lui donna, sans le satisfaire complètement, ne lui ôtèrent pas toute espérance.
— J'ai bien fait d'arriver, dit-il, il y a de l'ouvrage.
Les guerres d'Afrique ne le séduisaient pas beaucoup, quoique le 23ème eût conquis là-bas un bel accroissement de gloire.
— Comme école, c'est bon, disait-il. Le soldat doit s'y former autrement que dans les jardins de Tivoli, derrière les jupons des nourrices. Mais pourquoi diable ne flanque-t-on pas cinq cent mille hommes sur le dos de l'Angleterre? L'Angleterre est l'âme de la coalition, je ne vous dis que ça!
Que de raisonnements il fallut pour lui faire comprendre la campagne de Crimée, où les Anglais avaient combattu à nos côtés!
— Je comprends, disait-il, qu'on tape sur les Russes: ils m'ont fait manger mon meilleur cheval. Mais les Anglais sont mille fois pires! Si ce jeune homme (L'empereur Napoléon III) ne le sait pas, je le lui dirai. Il n'y a pas de quartier possible après ce qu'ils viennent de faire à Sainte-Hélène! Si j'avais été en Crimée, commandant en chef, j'aurais commencé par rouler proprement les Russes; après quoi je me serais retourné contre les Anglais, et je les aurais flanqués dans la mer, qui est leur élément!
On lui donna quelques détails sur la campagne d'Italie et il fut charmé d'apprendre que le 23ème avait pris une redoute sous les yeux du maréchal duc de Solferino.
— C'est la tradition du régiment, dit-il en pleurant dans sa serviette. Ce brigand de 23ème n'en fera jamais d'autres! La déesse des Victoires l'a touché de son aile.
Ce qui l'étonna beaucoup, par exemple, c'est qu'une guerre de cette importance se fût terminée en si peu de temps. Il fallut lui apprendre que depuis quelques années on avait trouvé le secret de transporter cent mille hommes, en quatre jours, d'un bout à l'autre de l'Europe.
— Bon! disait-il, j'admets la chose. Ce qui m'étonne, c'est que l'empereur ne l'ait pas inventée en 1810, car il avait le génie des transports, le génie des intendances, le génie des bureaux, le génie de tout! Mais enfin les Autrichiens se sont défendus, et il n'est pas possible qu'en moins de trois mois vous soyez arrivés à Vienne.
— Nous ne sommes pas allés si loin, en effet.
— Vous n'avez pas poussé jusqu'à Vienne?
— Non.
— Eh bien, alors, où avez-vous donc signé la paix?
— À Villafranca.
— À Villafranca? C'est donc la capitale de l'Autriche!
— Non, c'est un village d'Italie.
— Monsieur, je n'admets pas qu'on signe la paix ailleurs que dans les capitales. C'était notre principe, notre ABC, le paragraphe premier de la Théorie. Il paraît que le monde a bien changé depuis que je ne suis plus là. Mais patience!
Ici, la vérité m'oblige à dire que Fougas se grisa au dessert. Il avait bu et mangé comme un héros d'Homère et parlé plus copieusement que Cicéron dans ses bons jours. Les fumées du vin, de la viande et de l'éloquence lui montèrent au cerveau. Il devint familier, tutoya les uns, rudoya les autres et lâcha un torrent d'absurdités à faire tourner quarante moulins. Son ivresse n'avait rien de brutal et surtout rien d'ignoble; ce n'était que le débordement d'un esprit jeune, aimant, vaniteux et déréglé. Il porta cinq ou six toasts: à la gloire, à l'extension de nos frontières, à la destruction du dernier des Anglais, à Mlle Mars, espoir de la scène française, à la sensibilité, lien fragile, mais cher, qui unit l'amant à son objet, le père à son fils, le colonel à son régiment!
Son style, singulier mélange de familiarité et d'emphase, provoqua plus d'un sourire dans l'auditoire. Il s'en aperçut, et un reste de défiance s'éveilla au fond de son coeur. De temps à autre, il se demandait tout haut si ces gens-là n'abusaient point de sa naïveté.
— Malheur! s'écriait-il, malheur à ceux qui voudraient me faire prendre des vessies pour des lanternes! La lanterne éclaterait comme une bombe et porterait le deuil aux environs!
Après de tels discours, il ne lui restait plus qu'à rouler sous la table, et ce dénouement était assez prévu. Mais le colonel appartenait à une génération d'hommes robustes, accoutumés à plus d'un genre d'excès, aussi forts contre le plaisir que contre les dangers, les privations et les fatigues. Lorsque Mme Renault remua sa chaise pour indiquer que le repas était fini, Fougas se leva sans effort, arrondit son bras avec grâce et conduisit sa voisine au salon. Sa démarche était un peu roide, et tout d'une pièce, mais il allait droit devant lui, et ne trébuchait point. Il prit deux tasses de café et passablement de liqueurs alcooliques, après quoi il se mit à causer le plus raisonnablement du monde. Vers dix heures, Mr Martout ayant exprimé le désir d'entendre son histoire, il se plaça lui-même sur la sellette, se recueillit un instant et demanda un verre d'eau sucrée. On s'assit en cercle autour de lui et il commença le discours suivant, dont le style un peu suranné se recommande à votre indulgence.
XIII — Histoire du colonel Fougas, racontée par lui-même.
«N'espérez pas que j'émaille mon récit de ces fleurs plus agréables que solides, dont l'imagination se pare quelquefois pour farder la vérité. Français et soldat, j'ignore doublement la feinte. C'est l'amitié qui m'interroge, c'est la franchise qui répondra.
«Je suis né de parents pauvres, mais honnêtes, au seuil de cette année féconde et glorieuse qui éclaira le Jeu de Paume d'une aurore de liberté. Le Midi fut ma patrie; la langue aimée des troubadours fut celle que je bégayai au berceau. Ma naissance coûta le jour à ma mère. L'auteur des miens, modeste possesseur d'un champ, trempait son pain dans la sueur du travail. Mes premiers jeux ne furent pas ceux de l'opulence. Les cailloux bigarrés qu'on ramasse sur la rive et cet insecte bien connu que l'enfance fait voltiger libre et captif au bout d'un fil, me tinrent lieu d'autres joujoux.
«Un vieux ministre des autels, affranchi des liens ténébreux du fanatisme et réconcilié avec les institutions nouvelles de la France, fut mon Chiron et mon Mentor. Il me nourrit de la forte moelle des lions de Rome et d'Athènes; ses lèvres distillaient à mes oreilles le miel embaumé de la sagesse. Honneur à toi, docte et respectable vieillard, qui m'a donné les premières leçons de la science et les premiers exemples de la vertu!
«Mais déjà cette atmosphère de gloire que le génie d'un homme et la vaillance d'un peuple firent flotter sur la patrie, enivrait tous mes sens et faisait palpiter ma jeune âme. La France, au lendemain du volcan de la guerre civile, avait réuni ses forces en faisceau pour les lancer contre l'Europe, et le monde étonné, sinon soumis, cédait à l'essor du torrent déchaîné. Quel homme, quel Français aurait pu voir avec indifférence cet écho de la victoire répercuté par des millions de coeurs?
«À peine au sortir de l'enfance, je sentis que l'honneur est plus précieux que la vie. La mélodie guerrière des tambours arrachait à mes yeux des larmes mâles et courageuses. Et moi aussi, disais-je en suivant la musique des régiments dans les rues de Toulouse, je veux cueillir des lauriers, dussé-je les «arroser de mon sang!» Le pâle olivier de la paix n'obtenait que mes mépris. C'est en vain qu'on célébrait les triomphes pacifiques du barreau, les molles délices du commerce ou de la finance. À la toge de nos Cicérons, à la simarre de nos magistrats, au siège curule de nos législateurs, à l'opulence de nos Mondors, je préférais le glaive. On aurait dit que j'avais sucé le lait de Bellone. «Vaincre ou mourir» était déjà ma devise, et je n'avais pas seize ans!
«Avec quel noble mépris j'entendais raconter l'histoire de nos protées de la politique! De quel regard dédaigneux je bravais les Turcarets de la finance, vautrés sur les coussins d'un char magnifique, et conduits par un automédon galonné vers le boudoir de quelque Aspasie! Mais si j'entendais redire les prouesses des chevaliers de la Table ronde, ou célébrer en vers élégants la vaillance des croisés; si le hasard mettait sous ma main les hauts faits de nos modernes Rolands, retracés dans un bulletin de l'armée par l'héritier de Charlemagne, une flamme avant-courrière du feu des combats s'allumait dans mes yeux juvéniles.
«Ah! c'était trop languir, et mon frein rongé par l'impatience allait peut-être se rompre, quand la sagesse d'un père le délia.
«— Pars, me dit-il, en essayant, mais en vain, de retenir ses larmes. Ce n'est pas un tyran qui t'a engendré, et je n'empoisonnerai pas le jour que je t'ai donné moi-même. J'espérais que ta main resterait dans notre chaumière pour me fermer les yeux, mais lorsque le patriotisme a parlé, l'égoïsme doit se taire. Mes voeux te suivront désormais sur les champs où Mars moissonne les héros. Puisses-tu mériter la palme du courage et te montrer bon citoyen comme tu as été bon fils!
«Il dit et m'ouvrit ses bras. J'y tombai, nous confondîmes nos pleurs, et je promis de revenir au foyer dès que l'étoile de l'honneur se suspendrait à ma poitrine. Mais hélas! l'infortuné ne devait plus me revoir. La Parque, qui dorait déjà le fil de mes jours, trancha le sien sans pitié. La main d'un étranger lui ferma la paupière, tandis que je gagnais ma première épaulette à la bataille d'Iéna.
«Lieutenant à Eylau, capitaine à Wagram et décoré de la propre main de l'empereur sur le champ de bataille, chef de bataillon devant Almeida, lieutenant colonel à Badajoz, colonel à la Moskowa, j'ai savouré à pleins bords la coupe de la victoire. J'ai bu aussi le calice de l'adversité. Les plaines glacées de la Russie m'ont vu seul, avec un peloton de braves, dernier reste de mon régiment, dévorer la dépouille mortelle de celui qui m'avait porté tant de fois jusqu'au sein des bataillons ennemis. Tendre et fidèle compagnon de mes dangers, déferré par accident auprès de Smolensk, il dévoua ses mânes eux-mêmes au salut de son maître et fit un rempart de sa peau à mes pieds glacés et meurtris.
«Ma langue se refuse à retracer le récit de nos hasards dans cette funeste campagne. Je l'écrirai peut-être un jour avec une plume trempée dans les larmes… les larmes, tribut de la faible humanité. Surpris par la saison des frimas dans une zone glacée, sans feu, sans pain, sans souliers, sans moyens de transport, privés des secours de l'art d'Esculape, harcelés par les Cosaques, dépouillés par les paysans, véritables vampires, nous voyions nos foudres muets, tombés au pouvoir de l'ennemi, vomir la mort contre nous-mêmes. Que vous dirai-je encore? Le passage de la Bérésina, l'encombrement de Wilna, tout le tremblement de tonnerre de nom d'un chien… mais je sens que la douleur m'égare et que ma parole va s'empreindre de l'amertume de ces souvenirs.
«La nature et l'amour me réservaient de courtes mais précieuses consolations. Remis de mes fatigues, je coulai des jours heureux sur le sol de la patrie, dans les paisibles vallons de Nancy. Tandis que nos phalanges s'apprêtaient à de nouveaux combats, tandis que je rassemblais autour de mon drapeau trois mille jeunes mais valeureux guerriers, tous résolus de frayer à leurs neveux le chemin de l'honneur, un sentiment nouveau que j'ignorais encore se glissa furtivement dans mon âme.
«Ornée de tous les dons de la nature, enrichie des fruits d'une excellente éducation, la jeune et intéressante Clémentine sortait à peine des ténèbres de l'enfance pour entrer dans les douces illusions de la jeunesse. Dix-huit printemps formaient son âge; les auteurs de ses jours offraient à quelques chefs de l'armée une hospitalité qui, pour n'être pas gratuite, n'en était pas moins cordiale. Voir leur fille et l'aimer fut pour moi l'affaire d'un jour. Son coeur novice sourit à ma flamme: aux premiers aveux qui me furent dictés par la passion, je vis son front se colorer d'une aimable pudeur. Nous échangeâmes nos serments par une belle soirée de juin, sous une tonnelle où son heureux père versait quelquefois aux officiers altérés la brune liqueur du Nord. Je jurai qu'elle serait ma femme, elle promit de m'appartenir; elle fit plus encore. Notre bonheur ignoré de tous eut le calme d'un ruisseau dont l'onde pure n'est point troublée par l'orage, et qui, coulant doucement entre des rives fleuries, répand la fraîcheur dans le bocage qui protège son modeste cours.
«Un coup de foudre nous sépara l'un de l'autre, au moment où la loi et les autels s'apprêtaient à cimenter des noeuds si doux. Je partis avant d'avoir pu donner mon nom à celle qui m'avait donné son coeur. Je promis de revenir, elle promit de m'attendre, et je m'échappai de ses bras tout baigné de ses larmes, pour courir aux lauriers de Dresde et aux cyprès de Leipzig. Quelques lignes de sa main arrivèrent jusqu'à moi dans l'intervalle des deux batailles: «Tu seras père» me disait-elle. Le suis-je? Dieu le sait! M'a- t-elle attendu? Je le crois. L'attente a dû lui paraître longue auprès du berceau de cet enfant qui a quarante-six ans aujourd'hui et qui pourrait à son tour être mon père!
«Pardonnez-moi de vous entretenir si longtemps de l'infortune. Je voulais passer rapidement sur cette lamentable histoire, mais le malheur de la vertu a quelque chose de doux qui tempère l'amertume de la douleur!
«Quelques jours après le désastre de Leipzig, le géant de notre siècle me fit appeler dans sa tente et me dit:
«— Colonel, êtes-vous homme à traverser quatre armées?
«— Oui, sire.
«— Seul et sans escorte?
«— Oui, sire.
«— Il s'agit de porter une lettre à Dantzig.
«— Oui, sire.
«— Vous la remettrez au général Rapp, en main propre.
«— Oui, sire.
«— Il est probable que vous serez pris ou tué.
«— Oui, sire.
«— C'est pourquoi j'envoie deux autres officiers avec des copies de la même dépêche. Vous êtes trois, les ennemis en tueront deux, le troisième arrivera, et la France sera sauvée.
«— Oui, sire.
«— Celui qui reviendra sera général de brigade.
«— Oui, sire.
«Tous les détails de cet entretien, toutes les paroles de l'empereur, toutes les réponses que j'eus l'honneur de lui adresser sont encore gravés dans ma mémoire. Nous partîmes séparément tous les trois. Hélas! aucun de nous ne parvint au but de son courage, et j'ai appris aujourd'hui que la France n'avait pas été sauvée. Mais quand je vois des pékins d'historiens raconter que l'empereur oublia d'envoyer des ordres au général Rapp, j'éprouve une funeste démangeaison de leur couper… au moins la parole.
«Prisonnier des Russes dans un village allemand, j'eus la consolation d'y trouver un vieux savant qui me donna la preuve d'amitié la plus rare. Qui m'aurait dit, lorsque je cédai à l'engourdissement du froid dans la tour de Liebenfeld, que ce sommeil ne serait pas le dernier? Dieu m'est témoin qu'en adressant du fond du coeur un suprême adieu à Clémentine, je ne me flattais plus de la revoir jamais. Je te reverrai donc, ô douce et confiante Clémentine, toi la meilleure de toutes les épouses et probablement de toutes les mères! Que dis-je? Je la revois! Mes yeux ne me trompent pas! C'est bien elle! La voilà telle que je l'ai quittée! Clémentine! dans mes bras! sur mon coeur! Ah çà! qu'est-ce que vous me chantiez donc, vous autres? Napoléon n'est pas mort et le monde n'a pas vieilli de quarante-six ans, puisque Clémentine est toujours la même!
La fiancée de Léon Renault venait d'entrer dans le salon, et elle demeura pétrifiée en se voyant si bien accueillie par le colonel.
XIV — Le jeu de l'amour et de l'espadon.
Comme elle hésitait visiblement à se laisser tomber dans ses bras,
Fougas imita Mahomet: il courut à la montagne.
— Ô Clémentine! dit-il en la couvrant de baisers, les destins amis te rendent à ma tendresse! Je retrouve la compagne de ma vie et la mère de mon enfant!
La jeune fille ébahie ne songeait pas même à se défendre. Heureusement, Léon Renault l'arracha des mains du colonel et s'interposa en homme résolu à défendre son bien.
— Monsieur! s'écria-t-il en serrant les poings, vous vous trompez de tout, si vous croyez connaître mademoiselle. Elle n'est pas de votre temps, mais du nôtre; elle n'est pas votre fiancée, mais la mienne; elle n'a jamais été la mère de votre enfant, et je compte qu'elle sera la mère des miens!
Fougas était de fer. Il saisit son rival par le bras, le fit pirouetter comme une toupie et se remit en face de la jeune fille.
— Es-tu Clémentine? lui dit-il.
— Oui, monsieur.
— Vous êtes tous témoins qu'elle est ma Clémentine!
Léon revint à la charge et saisit le colonel par le collet de sa redingote, au risque de se faire briser contre les murs:
— Assez plaisanté, lui dit-il. Vous n'avez peut-être pas la prétention d'accaparer toutes les Clémentine de la terre? Mademoiselle s'appelle Clémentine Sambucco; elle est née à la Martinique, où vous n'avez jamais mis les pieds, si j'en crois ce que vous avez conté tout à l'heure. Elle a dix-huit ans…
— L'autre aussi!
— Eh! l'autre en a soixante quatre aujourd'hui, puisqu'elle en avait dix-huit en 1813. Mlle Sambucco est d'une famille honorable et connue. Son père, Mr Sambucco, était magistrat; son grand-père appartenait à l'administration de la guerre. Vous voyez qu'elle ne vous touche ni de près ni de loin; et le bon sens et la politesse, sans parler de la reconnaissance, vous font un devoir de la laisser en paix!
Il poussa le colonel à son tour et le fit tomber entre les bras d'un fauteuil.
Fougas rebondit comme si on l'avait jeté sur un million de ressorts. Mais Clémentine l'arrêta d'un geste et d'un sourire.
— Monsieur, lui dit-elle de sa voix la plus caressante, ne vous emportez pas contre lui; il m'aime.
— Raison de plus, sacrebleu!
Il se calma cependant, fit asseoir la jeune fille à ses côtés, et l'examina des pieds à la tête avec toute l'attention imaginable.
— C'est bien elle, dit-il. Ma mémoire, mes yeux, mon coeur, tout en moi la reconnaît et me dit que c'est elle! Et pourtant le témoignage des hommes, le calcul du temps et des distances, en un mot, l'évidence elle-même semble avoir pris à tâche de me convaincre d'erreur. Se peut-il donc que deux femmes, se ressemblent à tel point? Suis-je victime d'une illusion des sens? N'ai-je recouvré la vie que pour perdre l'esprit? Non; je me reconnais, je me retrouve moi-même; mon jugement ferme et droit s'oriente sans trouble et sans hésitation dans ce monde si bouleversé et si nouveau. Il n'est qu'un point où ma raison chancelle: Clémentine! je crois te revoir et tu n'es pas toi! Eh! qu'importe, après tout? Si le destin qui m'arrache à la tombe a pris soin d'offrir à mon réveil le portrait de celle que l'aimais, c'est sans doute parce qu'il a résolu de me rendre l'un après l'autre tous les biens que j'ai perdus. Dans quelques jours, mes épaulettes; demain, le drapeau du 23ème de ligne; aujourd'hui, cet adorable visage qui a fait battre mon coeur pour la première fois! Vivante image du passé le plus riant et le plus cher, je tombe à tes genoux; sois mon épouse!
Ce diable d'homme unit le geste à la parole, et les témoins de cette scène imprévue ouvrirent de grands yeux. Mais la tante de Clémentine, l'austère Mlle Sambucco, jugea qu'il était temps de montrer son autorité. Elle allongea vers Fougas ses grandes mains sèches, le redressa énergiquement, et lui dit de sa voix la plus aigre:
— Assez, monsieur; il est temps de mettre un terme à cette farce scandaleuse. Ma nièce n'est pas pour vous; je l'ai promise et donnée. Sachez qu'après-demain, 19 du mois, à dix heures du matin, elle épousera Mr Léon Renault, votre bienfaiteur!
— Et moi je m'y oppose; entendez-vous, la tante? Et, si elle fait mine d'épouser ce garçon…
— Que ferez-vous?
— Je la maudirai!
Léon ne put s'empêcher de rire. La malédiction de ce colonel de vingt-quatre ans lui semblait plus comique que terrible. Mais Clémentine pâlit, fondit en larmes et tomba à son tour aux genoux de Fougas.
— Monsieur, s'écria-t-elle en lui baisant les mains, n'accablez pas une pauvre fille qui vous vénère, qui vous aime, qui vous sacrifiera son bonheur si vous l'exigez! Par toutes les marques de tendresse que je vous ai prodiguées depuis un mois, par les pleurs que j'ai répandus sur votre cercueil, par le zèle respectueux que j'ai mis à presser votre résurrection, je vous conjure de nous pardonner nos offenses. Je n'épouserai pas Léon si vous me le défendez; je ferai ce qui vous plaira; je vous obéirai en toutes choses; mais, pour Dieu! ne me donnez pas votre malédiction!
— Embrasse-moi, dit Fougas. Tu cèdes, je pardonne.
Clémentine se releva toute rayonnante de joie et lui tendit son beau front. La stupéfaction des assistants, et surtout des intéressés, est plus facile à deviner qu'à dépeindre. Une ancienne momie dictant des lois, rompant des mariages et imposant ses volontés dans la maison! La jolie petite Clémentine, si raisonnable, si obéissante, si heureuse d'épouser Léon Renault, sacrifiant tout à coup ses affections, son bonheur et presque son devoir au caprice d'un intrus! Mr Nibor avoua que c'était à perdre la tête. Quant à Léon, il eut donné du front contre tous les murs si sa mère ne l'avait retenu.
— Ah! mon pauvre enfant, lui disait-elle, pourquoi nous as-tu rapporté ça de Berlin?
— C'est ma faute! criait Mr Renault.
— Non, reprenait le docteur Martout, c'est la mienne.
Les membres de la commission parisienne discutaient avec Mr Rollon sur la nouveauté du cas. Avaient-ils ressuscité un fou? La revivification avait-elle produit quelques désordres dans le système nerveux? Était-ce l'abus du vin et des boissons durant ce premier repas qui avait causé un transport au cerveau? Quelle autopsie curieuse, si l'on pouvait, séance tenante, disséquer maître Fougas!
— Vous auriez beau faire, messieurs, disait le colonel du 23ème. L'autopsie expliquerait peut-être le délire de ce malheureux, mais elle ne rendrait pas compte de l'impression produite sur la jeune fille. Était-ce de la fascination, du magnétisme, ou quoi?
Tandis que les amis et les parents pleuraient, discutaient et bourdonnaient autour de lui, Fougas, souriant et serein, se mirait dans les yeux de Clémentine, qui le regardait aussi tendrement.
— Il faut en finir à la fin! s'écria Virginie Sambucco, la sévère. Viens, Clémentine!
Fougas parut étonné.
— Elle n'habite donc pas chez nous?
— Non, monsieur, elle demeure chez moi!
— Alors je vais la reconduire. Ange! veux-tu prendre mon bras?
— Oh! oui, monsieur! avec bien du plaisir.
Léon grinçait des dents.
— C'est admirable! il la tutoie et elle trouve cela tout naturel!
Il chercha son chapeau pour sortir au moins avec la tante, mais son chapeau n'était plus là; Fougas, qui n'en possédait point, l'avait pris sans façon. Le pauvre amoureux se coiffa d'une casquette et suivit Fougas et Clémentine avec la respectable Virginie, dont le bras coupait comme une faux.
Par un hasard qui se renouvelait presque tous les jours, le colonel de cuirassiers se rencontra sur le passage de Clémentine. La jeune fille le fit remarquer à Fougas.
— C'est Mr du Marnet, lui dit-elle. Son café est au bout de notre rue, et son appartement du côté du parc. Je le crois fort épris de ma petite personne, mais il ne m'a jamais plu. Le seul homme pour qui mon coeur ait battu, c'est Léon Renault.
— Eh bien, et moi? dit Fougas.
— Oh! vous, c'est autre chose. Je vous respecte et je vous crains. Il me semble que vous êtes un bon et respectable parent.
— Merci!
— Je vous dis la vérité, autant que je peux la lire dans mon coeur. Tout cela n'est pas bien clair, je l'avoue, mais je ne me comprends pas moi-même.
— Fleur azurée de l'innocence, j'adore ton aimable embarras.
Laisse faire l'amour, il te parlera bientôt en maître!
— Je n'en sais rien; c'est possible… Nous voici chez nous. Bonsoir, monsieur; embrassez-moi!… Bonne nuit, Léon; ne vous querellez pas avec Mr Fougas: je l'aime de toutes mes forces, mais je vous aime autrement, vous!
La tante Virginie ne répondit point au bonsoir de Fougas. Quand les deux hommes furent seuls dans la rue, Léon marcha sans dire mot jusqu'au prochain réverbère. Arrivé là, il se campa résolument en face du colonel, et lui dit:
— Ah çà! monsieur, expliquons-nous, tandis que nous sommes seuls. Je ne sais par quel philtre ou quelle incantation vous avez pris sur ma future un si prodigieux empire; mais je sais que je l'aime, que j'en suis aimé depuis plus de quatre ans, et que je ne reculerai devant aucun moyen pour la conserver et la défendre.
— Ami, répondit Fougas, tu peux me braver impunément: mon bras est enchaîné par la reconnaissance. On n'écrira pas dans l'histoire: «Pierre-Victor fut ingrat!»
— Est-ce qu'il y aurait plus d'ingratitude à vous couper la gorge avec moi qu'à me voler ma femme?
— Ô mon bienfaiteur! sache comprendre et pardonner! À Dieu ne plaise que j'épouse Clémence malgré toi, malgré elle. C'est d'elle et de toi-même que je veux l'obtenir. Songe qu'elle m'est chère, non pas depuis quatre ans comme à toi, mais depuis tout près d'un demi-siècle. Considère que je suis seul ici bas, et que son doux visage est mon unique consolation. Toi qui m'as donné la vie, me défends-tu de vivre heureux? Ne m'as-tu rappelé au monde que pour me livrer à la douleur?… Tigre! reprends-moi donc le jour que tu m'as rendu, si tu ne veux pas que je le consacre à l'adorable Clémentine!
— Parbleu! mon cher, vous êtes superbe! Il faut que l'habitude des conquêtes vous ait totalement faussé l'esprit. Mon chapeau est à votre tête, vous le prenez, soit! Mais parce que ma future vous rappelle vaguement une demoiselle de Nancy, il faudra que je vous la cède? Halte-là!
— Ami, je te rendrai ton chapeau dès que tu m'en auras acheté un neuf, mais ne me demande pas de renoncer à Clémentine. Sais-tu d'abord si elle renoncerait à moi?
— J'en suis sûr!
— Elle m'aime.
— Vous êtes fou!
— Tu l'as vue à mes pieds.
— Qu'importe? C'est de la peur, c'est du respect, c'est de la superstition, c'est le diable si vous voulez; ce n'est pas de l'amour!
— Nous verrons bien, après six mois de mariage.
— Mais, s'écria Léon Renault, avez-vous le droit de disposer de vous-même? Il y a une autre Clémentine, la vraie; elle vous a tout sacrifié; vous êtes engagé d'honneur envers elle; le colonel Fougas est-il sourd à la voix de l'honneur?
— Te moques-tu?… Que moi, j'épouse une femme de soixante- quatre ans?
— Vous le devez! sinon pour elle, au moins pour votre fils.
— Mon fils est grand garçon; il a quarante-six ans, il n'a plus besoin de mon appui.
— Il a besoin de votre nom.
— Je l'adopterai.
— La loi s'y oppose! Vous n'êtes pas âgé de cinquante ans, et il n'a pas quinze ans de moins que vous, au contraire!
— Eh bien! je le légitimerai en épousant la jeune Clémentine!
— Comment voulez-vous qu'elle reconnaisse un enfant qui a plus du double de son âge?
— Mais alors je ne peux pas le reconnaître non plus, et je n'ai pas besoin d'épouser la vieille! D'ailleurs, je suis bien bon de me casser la tête pour un fils qui est peut-être mort… que dis- je? il n'est peut-être pas venu à terme! J'aime et je suis aimé, voilà le solide et le certain, et tu seras mon garçon de noces!
— Pas encore! Mlle Sambucco est mineure, et son tuteur est mon père.
— Ton père est un honnête homme; et il n'aura pas la bassesse de me la refuser.
— Au moins vous demandera-t-il si vous avez une position, un rang, une fortune à offrir à sa pupille!
— Ma position? colonel; mon rang? colonel; ma fortune? la solde du colonel. Et les millions de Dantzig! il ne faut pas que je les oublie… Nous voici à la maison; donne-moi le testament de ce bon vieux qui portait une perruque lilas; donne-moi aussi des livres d'histoire, beaucoup de livres, tous ceux où l'on parle de Napoléon!
Le jeune Renault obéit tristement au maître qu'il s'était donné lui-même. Il conduisit Fougas dans une bonne chambre, lui remit le testament de Mr Meiser et tout un rayon de bibliothèque, et souhaita le bonsoir à son plus mortel ennemi. Le colonel l'embrassa de force et lui dit:
— Je n'oublierai jamais que je te dois la vie et Clémentine. À demain, noble et généreux enfant de ma patrie! à demain!
Léon redescendit au rez-de-chaussée, passa devant la salle à manger, où Gothon essuyait les verres et mettait l'argenterie en ordre, et rejoignit son père et sa mère, qui l'attendaient au salon. Les invités étaient partis, les bougies éteintes. Une seule lampe éclairait la solitude; les deux mandarins de l'étagère, immobiles dans leur coin, obscur, semblaient méditer gravement sur les caprices de la fortune.
— Hé bien? demanda Mme Renault.
— Je l'ai laissé dans sa chambre, plus fou et plus obstiné que jamais. Cependant, j'ai une idée.
— Tant mieux! dit le père, car nous n'en avons plus. La douleur nous a rendus stupides. Pas de querelles, surtout! Ces soldats de l'Empire étaient des ferrailleurs terribles.
— Oh! je n'ai pas peur de lui! C'est Clémentine qui m'épouvante. Avec quelle douceur et quelle soumission elle écoutait ce maudit bavard!
— Le coeur de la femme est un abîme insondable. Enfin! que penses-tu faire?
Léon développa longuement le projet qu'il avait conçu dans la rue, au milieu de sa conversation avec Fougas.
— Ce qui presse le plus, dit-il, c'est de soustraire Clémentine à cette influence. Qu'il s'éloigne demain, la raison reprend son empire, et nous nous marions après-demain. Cela fait, je réponds du reste.
— Mais comment éloigner un acharné pareil?
— Je ne vois qu'un seul moyen, mais il est presque infaillible: exploiter sa passion dominante. Ces gens-là s'imaginent parfois qu'ils sont amoureux, mais, dans le fond, ils n'aiment que la poudre. Il s'agit de rejeter Fougas dans le courant des idées guerrières. Son déjeuner de demain chez le colonel du 23ème sera une bonne préparation. Je lui ai fait entendre aujourd'hui qu'il devait avant tout réclamer son grade et ses épaulettes, et il a donné dans le panneau. Il ira donc à Paris. Peut-être y trouvera- t-il quelques culottes de peau de sa connaissance; dans tous les cas, il rentrera au service. Les occupations de son état feront une diversion puissante; il ne songera plus à Clémentine, que j'aurai mise en sûreté. C'est à nous de lui fournir les moyens de courir le monde; mais tous les sacrifices d'argent ne sont rien auprès de ce bonheur que je veux sauver.
Mme Renault, femme d'ordre, blâmait un peu la générosité de son fils.
— Le colonel est un ingrat, disait-elle. On a déjà trop fait en lui rendant la vie. Qu'il se débrouille maintenant!
— Non, dit le père. Nous n'avons pas le droit de le renvoyer tout nu. Bienfait oblige.
Cette délibération qui avait duré cinq bons quarts d'heure fut interrompue par un fracas épouvantable. On eût dit que la maison croulait.
— C'est encore lui! s'écria Léon. Sans doute un accès de folie furieuse!
Il courut, suivi de ses parents, et monta les escaliers quatre à quatre. Une chandelle brûlait au seuil de la chambre. Léon la prit et poussa la porte entr'ouverte.
Faut-il vous l'avouer? l'espérance et la joie lui parlaient plus haut que la crainte. Il se croyait déjà débarrassé du colonel. Mais le spectacle qui s'offrit à ses yeux détourna brusquement le cours de ses idées, et cet amoureux inconsolable se mit à rire comme un fou. Un bruit de coups de pied, de coups de poing et de soufflets; un groupe informe roulant sur le parquet dans les convulsions d'une lutte désespérée; voilà tout ce qu'il put voir et entendre au premier abord. Bientôt Fougas, éclairé par la lueur rougeâtre de la chandelle, s'aperçut qu'il luttait avec Gothon comme Jacob avec l'ange, et rentra confus et piteux dans son lit.
Le colonel s'était endormi sur l'histoire de Napoléon sans éteindre sa bougie. Gothon, après avoir terminé son service, aperçut de la lumière sous la porte. Elle se souvint de ce pauvre Baptiste qui gémissait peut-être en purgatoire pour s'être laissé tomber du haut d'un toit. Espérant que Fougas pourrait lui donner des nouvelles de son amouroux, elle frappa plusieurs fois, d'abord doucement, puis beaucoup plus fort. Le silence du colonel et la bougie allumée firent comprendre à la servante qu'il y avait péril en la demeure. Le feu pouvait gagner les rideaux et de là toute la maison. Elle déposa donc sa chandelle, ouvrit la porte, et vint à pas de loup éteindre la bougie. Mais soit que les yeux du dormeur eussent perçu vaguement le passage d'une ombre, soit que Gothon, grosse personne mal équarrie, eût fait craquer une feuille du parquet, Fougas s'éveilla à demi, entendit le frôlement d'une robe, rêva quelqu'une de ces aventures qui animaient la vie de garnison sous le premier empire, et étendit les bras à l'aveuglette en appelant Clémentine! Gothon, prise aux cheveux et au corsage, riposta par un soufflet si masculin que l'ennemi se crut attaqué par un homme. De représailles en représailles, on avait fini par s'étreindre et rouler sur le parquet.
Qui fut honteux? ce fut maître Fougas. Gothon s'alla coucher, passablement meurtrie; la famille Renault parla raison au colonel et en obtint à peu près tout ce qu'elle voulut. Il promit de partir le lendemain, accepta à titre de prêt la somme qui lui fut offerte, et jura de ne point revenir qu'il n'eût récupéré ses épaulettes et encaissé l'héritage de Dantzig.
— Alors, dit-il, j'épouserai Clémentine.
Sur ce point-là, il était superflu de discuter avec lui: c'était une idée fixe.
Tout le monde dormit solidement dans la maison Renault: les maîtres du logis, parce qu'ils avaient passé trois nuits blanches; Fougas et Gothon, parce qu'ils s'étaient roués de coups, et le jeune Célestin parce qu'il avait bu le fond de tous les verres.
Le lendemain matin, Mr Rollon vint savoir si Fougas serait en état de déjeuner chez lui; il craignait tant soit peu de le trouver sous une douche. Point du tout! L'insensé de la veille était sage comme une image et frais comme un bouton de rose. Il se faisait la barbe avec les rasoirs de Léon et fredonnait une ariette de Nicolo. Il fut charmant avec ses hôtes et promit à Gothon de lui faire une rente sur la succession de Mr Meiser.
Dès qu'il fut parti pour le déjeuner, Léon courut chez sa fiancée.
— Tout va mieux, dit-il. Le colonel est beaucoup plus raisonnable. Il a promis de partir aujourd'hui même pour Paris; nous pourrons donc nous marier demain.
Mlle Virginie Sambucco loua fort ce plan de conduite, non seulement parce qu'elle avait fait de grands apprêts pour les noces, mais surtout parce qu'un mariage différé eût été la fable de toute la ville. Déjà les lettres de part étaient à la poste, le maire averti, la chapelle de la Vierge retenue à la paroisse. Décommander tout cela pour le caprice d'un revenant et d'un fou, c'était offenser l'usage, la raison et le ciel lui-même.
Clémentine ne répondit guère que par des larmes. Elle ne pouvait être heureuse, à moins d'épouser Léon, mais elle aimait mieux mourir, disait-elle, que de donner sa main sans la permission de Mr Fougas. Elle promit de l'implorer à deux genoux s'il le fallait et de lui arracher son consentement.
— Mais s'il refuse? Et c'est trop vraisemblable!
— Je le supplierai de nouveau jusqu'à ce qu'il dise oui.
Tout le monde se réunit pour lui prouver qu'elle était folle; sa tante, Léon, Mr et Mme Renault, Mr Martout, Mr Bonnivet et tous les amis des deux familles. Elle se soumit enfin, mais presque au même instant la porte s'ouvrit et Mr Audret se précipita dans le salon en disant:
— Eh bien! voilà du nouveau! Le colonel Fougas qui se bat demain avec Mr du Marnet!
La jeune fille tomba comme foudroyée entre les mains de Léon
Renault.
— C'est Dieu qui me punit, s'écria-t-elle. Et le châtiment de mon impiété ne s'est pas fait attendre! Me forcerez-vous encore à vous obéir? Me traînera-t-on à l'autel malgré lui, à l'heure même où il exposera sa vie?
Personne n'osa plus insister en la voyant dans un état si pitoyable. Mais Léon fit des voeux sincères pour que la victoire restât au colonel de cuirassiers. Il eut tort, j'en conviens, mais quel amant serait assez vertueux pour lui jeter la pierre?
Voici comment le beau Fougas avait employé sa journée.
À dix heures du matin, les deux plus jeunes capitaines du 23ème vinrent le prendre en cérémonie pour le conduire à la maison du colonel. Mr Rollon habitait un petit palais de l'époque impériale. Une plaque de marbre, incrustée au-dessus de la porte cochère, portait encore les mots: Ministère des finances. Souvenir du temps glorieux où la cour de Napoléon suivait le maître à Fontainebleau!
Le colonel Rollon, le lieutenant-colonel, le gros major, les trois chefs de bataillon, le chirurgien-major, et dix à douze officiers attendaient en plein air l'arrivée de l'illustre revenant. Le drapeau était debout au milieu de la cour, sous la garde du porte- enseigne et d'un peloton de sous-officiers choisis pour cet honneur. La musique du régiment occupait le fond du tableau, à l'entrée du jardin. Huit faisceaux d'armes, improvisés le matin même par les armuriers du corps, embellissaient les murs et les grilles. Une compagnie de grenadiers, l'arme au pied, attendait.
À l'entrée de Fougas, la musique joua le fameux: Partant pour la Syrie; les grenadiers présentèrent les armes; les tambours battirent aux champs; les sous-officiers et les soldats crièrent: «Vive le colonel Fougas!» Les officiers se portèrent en masse vers le doyen de leur régiment. Tout cela n'était ni régulier, ni disciplinaire; mais il faut bien passer quelque chose à de braves soldats qui retrouvent un ancêtre. C'était pour eux comme une petite débauche de gloire.
Le héros de la fête serra la main du colonel et des officiers avec autant d'effusion que s'il avait retrouvé de vieux camarades. Il salua cordialement les sous-officiers et les soldats, s'approcha du drapeau, mit un genou en terre, se releva fièrement, saisit la hampe, se tourna vers la foule attentive et dit:
— Amis, c'est à l'ombre du drapeau qu'un soldat de la France, après quarante-six ans d'exil, retrouve aujourd'hui sa famille. Honneur à toi, symbole de la patrie, vieux compagnon de nos victoires, héroïque soutien de nos malheurs! Ton aigle radieuse a plané sur l'Europe prosternée et tremblante! Ton aigle brisée luttait encore obstinément contre la fortune, et terrifiait les potentats! Honneur à toi qui nous as conduits à la gloire, à toi qui nous as défendus contre l'accablement du désespoir! Je t'ai vu toujours debout dans les suprêmes dangers, fier drapeau de mon pays! Les hommes tombaient autour de toi comme les épis fauchés par le moissonneur; seul, tu montrais à l'ennemi ton front inflexible et superbe. Les boulets et les balles t'ont criblé de blessures, mais jamais l'audacieux étranger n'a porté la main sur toi. Puisse l'avenir ceindre ton front de nouveaux lauriers! Puisses-tu conquérir de nouveaux et vastes royaumes, que la fatalité ne nous reprendra plus! La grande époque va renaître; crois-en la voix d'un guerrier qui sort de son tombeau pour te dire: «En avant!» Oui, je le jure par les mânes de celui qui nous commandait à Wagram! Il y aura de beaux jours pour la France, tant que tu abriteras de tes plis glorieux la fortune du brave 23ème!
Cette éloquence militaire et patriotique enleva tous les coeurs. Fougas fut applaudi, fêté, embrassé et presque porté en triomphé dans la salle du festin.
Assis à table en face de Mr Rollon, comme s'il eût été un second maître du logis, il déjeuna bien, parla beaucoup et but davantage. Vous rencontrez dans le monde des gens qui se grisent sans boire. Fougas n'était point de ceux-là. Il ne s'enivrait pas à moins de trois bouteilles. Souvent même il allait beaucoup plus loin, sans tomber.
Les toasts qui furent portés au dessert se distinguaient par l'énergie et la cordialité. Je voulais les citer tous à la file, mais je remarque qu'ils tiendraient trop de place, et que les derniers, qui furent les plus touchants, n'étaient pas d'une clarté voltairienne.
On se leva de table à deux heures et l'on se rendit en masse au café militaire, où les officiers du 23ème offraient un punch aux deux colonels. Ils avaient invité, par un sentiment de haute convenance, les officiers supérieurs du régiment de cuirassiers.
Fougas, plus ivre à lui tout seul qu'un bataillon de Suisse, distribua force poignées de main. Mais à travers le nuage qui voilait son esprit, il reconnut la figure et le nom de Mr du Marnet, et fit la grimace. Entre officiers et surtout entre officiers d'armes différentes, la politesse est un peu excessive, l'étiquette un peu sévère, l'amour-propre un peu susceptible. Mr du Marnet, qui était un homme du meilleur monde, comprit à l'attitude de Mr Fougas qu'il ne se trouvait pas en présence d'un ami.
Le punch apparut, flamboya, s'éteignit dans sa force, et se répandit à grandes cuillerées dans une soixantaine de verres. Fougas trinqua avec tout le monde, excepté avec Mr du Marnet. La conversation, qui était variée et bruyante, souleva imprudemment une question de métier. Un commandant de cuirassiers demanda à Fougas s'il avait vu cette admirable charge de Bordesoulle qui précipita les Autrichiens dans la vallée de Plauen. Fougas avait connu personnellement le général Bordesoulle et vu de ses yeux la belle manoeuvre de grosse cavalerie qui décida la victoire de Dresde. Mais il crut être désagréable à Mr du Marnet en affectant un air d'ignorance ou d'indifférence.
— De notre temps, dit-il, la cavalerie servait surtout après la bataille; nous l'employions à ramener les ennemis que nous avions dispersés.
On se récria fort, on jeta dans la balance le nom glorieux de
Murat.
— Sans doute, sans doute, dit-il en hochant la tête, Murat était un bon général dans sa petite sphère; il suffisait parfaitement à ce qu'on attendait de lui. Mais si la cavalerie avait Murat, l'infanterie avait Napoléon.
Mr du Marnet fit observer judicieusement que Napoléon, si l'on tenait beaucoup à le confisquer au profit d'une seule arme, appartiendrait à l'artillerie.
— Je le veux bien, monsieur, répondit Fougas, l'artillerie et l'infanterie. L'artillerie de loin, l'infanterie de près…, la cavalerie à côté.
— Pardon encore, reprit Mr du Marnet, vous voulez dire sur les côtés, ce qui est bien différent.
— Sur les côtés, à côté, je m'en moque! Quant à moi, si je commandais en chef, je mettrais la cavalerie de côté.
Plusieurs officiers de cavalerie se jetaient déjà dans la discussion. Mr du Marnet les retint et fit signe qu'il désirait répondre seul à Fougas.
— Et pourquoi donc, s'il vous plaît, mettriez-vous la cavalerie de côté?
— Parce que le cavalier est un soldat incomplet.
— Incomplet!
— Oui, monsieur, et la preuve c'est que l'État est obligé d'acheter pour quatre ou cinq cents francs de cheval, afin de le compléter! Et que le cheval reçoive une balle ou un coup de baïonnette, le cavalier n'est plus bon à rien. Avez-vous jamais vu un cavalier par terre? C'est du joli!
— Je me vois tous les jours à pied, et je ne me trouve pas ridicule.
— Je suis trop poli pour vous contredire!
— Et moi, monsieur, je suis trop juste pour opposer un paradoxe à un autre. Que penseriez-vous de ma logique, si je vous disais (l'idée n'est pas de moi, je l'ai trouvée dans un livre), si je vous disais: «J'estime l'infanterie, mais le fantassin est un soldat incomplet, un déshérité, un infirme privé de ce complément naturel de l'homme de guerre qu'on appelle cheval!» J'admire son courage, je reconnais qu'il se rend utile dans les batailles, mais enfin le pauvre diable n'a que deux pieds à son service, lorsque nous en avons quatre! Vous trouvez qu'un cavalier à pied est ridicule; mais le fantassin est-il toujours bien brillant lorsqu'on lui met un cheval entre les jambes? J'ai vu d'excellents capitaines d'infanterie que le ministre de la guerre embarrassait cruellement en les nommant chefs de bataillon. Ils disaient en se grattant l'oreille: «Ce n'est pas tout de monter en grade, il faut encore monter à cheval!»
Cette vieille plaisanterie amusa un instant l'auditoire. On rit, et la moutarde monta de plus en plus au nez de Fougas.
— De mon temps, dit-il, un fantassin devenait cavalier en vingt- quatre heures, et celui qui voudrait faire une partie de cheval avec moi, le sabre à la main, je lui montrerais ce que c'est que l'infanterie!
— Monsieur, répondit froidement Mr du Marnet, j'espère que les occasions ne vous manqueront pas à la guerre. C'est là qu'un vrai soldat montre son talent et son courage. Fantassins et cavaliers, nous appartenons tous à la France. C'est à elle que je bois, monsieur, et j'espère que vous ne refuserez pas de choquer votre verre contre le mien. À la France!
C'était, ma foi, bien parlé et bien conclu. Le cliquetis des verres donna raison à Mr du Marnet. Fougas, lui-même, s'approcha de son adversaire et trinqua franchement avec lui. Mais il lui dit à l'oreille, en grasseyant beaucoup:
— J'espère, à mon tour, que vous ne refuserez pas la partie de sabre que j'ai eu l'honneur de vous offrir!
— Comme il vous plaira, dit le colonel de cuirassiers.
Le revenant, plus ivre que jamais, sortit de la foule avec deux officiers qu'il prit au hasard. Il leur déclara qu'il se tenait pour offensé par Mr du Marnet, que la provocation était faite et acceptée, et que l'affaire irait toute seule:
— D'autant plus, ajouta-t-il en confidence, qu'il y a une femme entre nous! Voici mes conditions, elles sont tout à l'honneur de l'infanterie, de l'armée et de la France: nous nous battrons à cheval, nus jusqu'à la ceinture, montés à crin sur deux étalons! L'arme? le sabre de cavalerie! Au premier sang! Je veux corriger un faquin, je ne veux point ravir un soldat à la France!
Ces conditions furent jugées absurdes par les témoins de Mr du Marnet; on les accepta cependant, car l'honneur militaire veut qu'on affronte tous les dangers, même absurdes.
Fougas employa le reste du jour à désespérer les pauvres Renault. Fier de l'empire qu'il exerçait sur Clémentine, il déclara ses volontés, jura de la prendre pour femme dès qu'il aurait retrouvé grade, famille et fortune, et lui défendit jusque-là de disposer d'elle-même. Il rompit en visière à Léon et à ses parents, refusa leurs services et quitta leur maison après un solennel échange de gros mots. Léon conclut en disant qu'il ne céderait sa femme qu'avec la vie; le colonel haussa les épaules et tourna casaque, emportant, sans y penser, les habits du père et le chapeau du fils. Il demanda 500 francs à Mr Rollon, loua une chambre à l'hôtel du Cadran-Bleu, se coucha sans souper et dormit tout d'une étape jusqu'à l'arrivée de ses témoins.
On n'eut pas besoin de lui raconter ce qui s'était passé la veille. Les fumées du punch et du sommeil se dissipèrent en un instant. Il plongea sa tête et ses mains dans un baquet d'eau fraîche et dit:
— Voilà ma toilette. Maintenant, vive l'Empereur! Allons nous aligner!
Le terrain choisi d'un commun accord était le champ de manoeuvres. C'est une plaine sablonneuse, enclavée dans la forêt, à bonne distance de la ville. Tous les officiers de la garnison s'y transportèrent d'eux-mêmes; on n'eut pas besoin de les inviter. Plus d'un soldat y courut en contrebande et prit son billet sur un arbre. La gendarmerie elle-même embellissait de sa présence cette petite fête de famille. On allait voir aux prises dans un tournoi héroïque non seulement l'infanterie et la cavalerie, mais la vieille et la jeune armée. Le spectacle répondit pleinement à l'attente du public. Personne ne fut tenté de siffler la pièce et tout le monde en eut pour son argent.
À neuf heures précises, les combattants entrèrent en lice avec leurs quatre témoins et le juge du camp. Fougas, nu jusqu'à la ceinture, était beau comme un jeune dieu. Son corps svelte et nerveux, sa tête souriante et fière, la mâle coquetterie de ses mouvements lui valurent un succès d'entrée. Il faisait cabrer son cheval anglais et saluait l'assistance avec la pointe de l'espadon.
Mr du Marnet, blond, fort, assez velu, modelé comme le Bacchus indien et non comme l'Achille, laissait voir sur son front un léger nuage d'ennui. Il ne fallait pas être magicien pour comprendre que ce duel in naturalibus, sous les yeux de ses propres officiers, lui semblait inutile et même ridicule. Son cheval était un demi-sang percheron, une bête vigoureuse et pleine de feu.
Les témoins de Fougas montaient assez mal; ils partageaient leur attention entre le combat et leurs étriers. Mr du Marnet avait choisi les deux meilleurs cavaliers de son régiment, un chef d'escadron et un capitaine commandant. Le juge du camp était le colonel Rollon, excellent cavalier.
Au signal qu'il donna, Fougas courut droit à son adversaire en présentant la pointe du sabre dans la position de prime, comme un soldat de cavalerie qui charge les fantassins en carré. Mais il s'arrêta à trois longueurs de cheval et décrivit autour de Mr du Marnet sept ou huit cercles rapides, comme un Arabe dans une fantasia. Mr du Marnet, obligé de tourner sur lui-même en se défendant de tous côtés, piqua des deux, rompit le cercle, prit du champ et menaça de recommencer la même manoeuvre autour de Fougas. Mais le revenant ne l'attendit pas. Il s'enfuit au grand galop, et fit un tour d'hippodrome, toujours poursuivi par Mr du Marnet. Le cuirassier, plus lourd et monté sur un cheval moins vite, fut distancé. Il se vengea en criant à Fougas: