L'homme à l'oreille cassée
— Eh! monsieur! il fallait me dire que c'était une course et pas une bataille! J'aurais pris ma cravache au lieu d'un espadon!
Mais déjà Fougas revenait sur lui, haletant et furieux.
— Attends-moi là! criait-il; je t'ai montré le cavalier; maintenant tu vas voir le soldat!
Et il lui allongea un coup de pointe qui l'aurait traversé comme un cerceau si Mr du Marnet ne fût pas venu à temps à la parade. Il riposta par un joli coup de quarte, assez puissant pour couper en deux l'invincible Fougas. Mais l'autre était plus leste qu'un singe. Il para de tout son corps en se laissant couler à terre et remonta sur sa bête au même instant.
— Mes compliments! dit Mr du Marnet. On ne fait pas mieux au cirque!
— Ni à la guerre non plus, répondit l'autre. Ah! scélérat! tu blagues la vieille armée? À toi! Manqué! Merci de la riposte, mais ce n'est pas encore la bonne; je ne mourrai pas de celle- là! Tiens! tiens! tiens! Ah! tu prétends que le fantassin est un homme incomplet! C'est nous qui allons te décompléter les membres! À toi la botte! Il l'a parée! Et il croit peut-être qu'il se promènera ce soir sous les fenêtres de Clémentine. Tiens! voilà pour Clémentine, et voilà pour l'infanterie! Pareras-tu celle-ci? Oui, traître! Et celle-là? Encore! mais tu les pareras donc toutes, sacréventrenom de bleu! Victoire! Ah! monsieur! Votre sang coule! Qu'ai-je fait? Au diable l'espadon, le cheval et tout! Major! major, accourez vite! Monsieur, laissez-vous aller dans mes bras! Animal que je suis! Comme si tous les soldats n'étaient pas frères! Ami, pardonne- moi! Je voudrais racheter chaque goutte de ton sang au prix de tout le mien! Misérable Fougas, incapable de maîtriser ses passions féroces! ô vous, Esculape de Mars! dites-moi que le fil de ses jours ne sera pas tranché! Je ne lui survivrais pas, car c'est un brave!
Mr du Marnet avait une entaille magnifique qui écharpait le bras et le flanc gauches, et le sang ruisselait à faire frémir. Le chirurgien, qui s'était pourvu d'eau hémostatique, se hâta d'arrêter l'hémorragie. La blessure était plus longue que profonde; on pouvait la guérir en quelques jours. Fougas porta lui-même son adversaire jusqu'à la voiture, et ce n'est pas ce qu'il fit de moins fort. Il voulut absolument se joindre aux deux officiers qui ramenaient Mr du Marnet à la maison; il accabla le blessé de ses protestations, et lui jura tout le long du chemin une amitié éternelle. Arrivé, il le coucha, l'embrassa, le baigna de ses larmes et ne le quitta point qu'il ne l'eût entendu ronfler.
Six heures sonnaient; il s'en alla dîner à l'hôtel avec ses témoins et le juge du camp, qu'il avait invités après la bataille. Il les traita magnifiquement et se grisa de même.
XV — Où l'on verra qu'il n'y a pas loin du Capitole à la roche
Tarpéienne.
Le lendemain, après une visite à Mr du Marnet il écrivit à
Clémentine:
«Lumière de ma vie, je quitte ces lieux, témoins de mon funeste courage et dépositaires de mon amour. C'est au sein de la capitale, au pied du trône, que je porte mes premiers pas. Si l'héritier du dieu des combats n'est pas sourd à la voix du sang qui coule dans ses veines, il me rendra mon épée et mes épaulettes pour que je les apporte à tes genoux. Sois-moi fidèle, attends, espère: que ces lignes te servent de talisman contre les dangers qui menacent ton indépendance. Ô ma Clémentine! garde-toi pour ton
«Victor FOUGAS.»
Clémentine ne lui répondit rien, mais au moment de monter en wagon, il fut accosté par un commissionnaire qui lui remit un joli portefeuille de cuir rouge et s'enfuit à toutes jambes. Ce carnet tout neuf, solide et bien fermé, renfermait douze cents francs en billets de banque, toutes les économies de la jeune fille. Fougas n'eut pas le temps de délibérer sur ce point délicat. On le poussa dans une voiture, la machine siffla et le train partit.
Le colonel commença par repasser dans sa mémoire les divers événements qui s'étaient succédé dans sa vie en moins d'une semaine. Son arrestation dans les glaces de la Vistule, sa condamnation à mort, sa captivité dans la forteresse de Liebenfeld, son réveil à Fontainebleau, l'invasion de 1814, le retour de l'île d'Elbe, les cent jours, la mort de l'Empereur et du roi de Rome, la restauration bonapartiste de 1852, la rencontre d'une jeune fille en tout semblable à Clémentine Pichon, le drapeau du 23ème, le duel avec un colonel de cuirassiers, tout cela, pour Fougas, n'avait pas pris plus de quatre jours! La nuit du 11 novembre 1813 au 17 août 1859, lui paraissait même un peu moins longue que les autres; c'était la seule fois qu'il eût dormi tout d'un somme et sans rêver.
Un esprit moins actif, un coeur moins chaud se fût peut-être laissé tomber dans une sorte de mélancolie. Car enfin, celui qui a dormi quarante-six ans, doit être un peu dépaysé dans son propre pays. Plus de parents, plus d'amis, plus un visage connu sur toute la surface de la terre! Ajoutez une multitude de mots, d'idées, de coutumes, d'inventions nouvelles qui lui font sentir le besoin d'un cicérone et lui prouvent qu'il est étranger. Mais Fougas, en rouvrant les yeux, s'était jeté au beau milieu de l'action, suivant le précepte d'Horace. Il s'était improvisé des amis, des ennemis, une maîtresse, un rival. Fontainebleau, sa deuxième ville natale, était provisoirement le chef-lieu de son existence. Il s'y sentait aimé, haï, redouté, admiré, connu enfin. Il savait que dans cette sous-préfecture son nom ne pourrait plus être prononcé sans éveiller un écho. Mais ce qui le rattachait surtout au temps moderne, c'était sa parenté bien établie avec la grande famille de l'armée. Partout où flotte un drapeau français, le soldat, jeune ou vieux, est chez lui. Autour de ce clocher de la patrie, bien autrement cher et sacré que le clocher du village, la langue, les idées, les institutions changent peu. Les hommes ont beau mourir; ils sont remplacés par d'autres qui leur ressemblent, qui pensent, parlent et agissent de même; qui ne se contentent pas de revêtir l'uniforme de leurs devanciers, mais héritent encore de leurs souvenirs, de leur gloire acquise, de leurs traditions, de leurs plaisanteries, de certaines intonations de leur voix. C'est ce qui explique la subite amitié de Fougas pour le nouveau colonel du 23ème, après un premier mouvement de jalousie, et la brusque sympathie qu'il témoigna à Mr du Marnet, dès qu'il vit couler le sang de sa blessure. Les querelles entre soldats sont des discussions de famille, qui n'effacent jamais la parenté.
Fermement persuadé qu'il n'était pas seul au monde, Mr Fougas prenait plaisir à tous les objets nouveaux que la civilisation lui mettait sous les yeux. La vitesse du chemin de fer l'enivrait positivement. Il s'était épris d'un véritable enthousiasme pour cette force de la vapeur, dont la théorie était lettre close pour lui, mais il pensait aux résultats:
«Avec mille machines comme celle-ci, deux mille canons rayés et deux cent mille gaillards comme moi, Napoléon aurait conquis le monde en six semaines. Pourquoi ce jeune homme qui est sur le trône ne se sert-il pas des instruments qu'il a en main? Peut- être n'y a-t-il pas songé. C'est bon, je vais le voir. S'il m'a l'air d'un homme capable, je lui donne mon idée, il me nomme ministre de la guerre, et en avant, marche!»
Il s'était fait expliquer l'usage de ces grands fils de fer qui courent sur des poteaux tout le long de la voie.
«Nom de nom! disait-il, voilà des aides de camp rapides et discrets. Rassemblez-moi tout ça aux mains d'un chef d'état-major comme Berthier, l'univers sera pris comme dans un filet par la simple volonté d'un homme!»
Sa méditation fut interrompue à trois kilomètres de Melun, par les sons d'une langue étrangère. Il dressa l'oreille, puis bondit dans son coin comme un homme qui s'est assis sur un fagot d'épines. Horreur! c'était de l'anglais! Un de ces monstres qui ont assassiné Napoléon à Sainte-Hélène, pour s'assurer le monopole des cotons, était entré dans le compartiment avec une femme assez jolie et deux enfants magnifiques.
— Conducteur! arrêtez! cria Fougas, en se penchant à mi-corps en dehors de la portière.
— Monsieur, lui dit l'Anglais en bon français, je vous conseille de patienter jusqu'à la prochaine station. Le conducteur ne vous entend pas, et vous risquez de tomber sur la voie. Si d'ici là je pouvais vous être bon à quelque chose, j'ai ici un flacon d'eau- de-vie et une pharmacie de voyage.
— Non, monsieur, répondit Fougas du ton le plus rogue. Je n'ai besoin de rien et j'aimerais mieux mourir que de rien accepter d'un Anglais! Si j'appelle le conducteur, c'est parce que je veux changer de voiture et purger mes yeux d'un ennemi de l'Empereur!
— Je vous assure, monsieur, répliqua l'Anglais, que je ne suis pas un ennemi de l'Empereur. J'ai eu l'honneur d'être reçu chez lui lorsqu'il habitait Londres; il a même daigné s'arrêter quelques jours dans mon petit château de Lancashire.
— Tant mieux pour vous si ce jeune homme est assez bon pour oublier ce que vous avez fait à sa famille; mais Fougas ne vous pardonnera jamais vos crimes envers son pays!
Là-dessus, comme on arrivait à la gare de Melun il ouvrit la portière et s'élança dans un autre compartiment. Il s'y trouva seul devant deux jeunes messieurs qui n'avaient point des physionomies anglaises, et qui parlaient français avec le plus pur accent tourangeau. L'un et l'autre portaient leurs armoiries au petit doigt, afin que personne n'ignorât leur qualité de gentilshommes. Fougas était trop plébéien pour goûter beaucoup la noblesse; mais, au sortir d'un compartiment peuplé d'insulaires, il fut heureux de rencontrer deux Français.
— Amis, dit-il en se penchant vers eux avec un sourire cordial, nous sommes enfants de la même mère. Salut à vous; votre aspect me retrempe!
Les deux jeunes gens ouvrirent de grands yeux, s'inclinèrent à demi et se renfermèrent dans leur conversation, sans répondre autrement aux avances de Fougas.
— Ainsi donc, mon cher Astophe, disait l'un, tu as vu le roi à
Froshdorf?
— Oui, mon bon Améric; et il m'a reçu avec la grâce la plus touchante. «Vicomte, m'a-t-il dit, vous êtes d'un sang connu pour sa fidélité. Nous nous souviendrons de vous le jour où Dieu nous rétablira sur le trône de nos ancêtres. Dites à notre brave noblesse de Touraine que nous nous recommandons à ses prières et que nous ne l'oublions jamais dans les nôtres.»
— Pitt et Cobourg! murmura Fougas entre ses dents. Voilà deux petits gaillards qui conspirent avec l'armée de Condé! Mais, patience!
Il serra les poings et prêta l'oreille.
— Il ne t'a rien dit de la politique?
— Quelques mots en l'air. Entre nous, je ne crois pas qu'il s'en occupe beaucoup; il attend les événements.
— Il n'attendra plus bien longtemps.
— Qui sait?
— Comment! qui sait? L'empire n'en a pas pour six mois. Mgr de Montereau le disait encore lundi dernier chez ma tante la chanoinesse.
— Moi, je leur donne un an, parce que leur campagne d'Italie les a raffermis dans le bas peuple. Oh! je ne me suis pas gêné pour le dire au roi!
— Sacrebleu! messieurs, c'est trop fort! interrompit Fougas. Est-ce en France que des Français parlent ainsi des institutions françaises? Retournez à votre maître, dites-lui que l'empire est éternel, parce qu'il est fondé sur le granit populaire et cimenté par le sang des héros. Et si le roi vous demande qui est-ce qui a dit ça, vous lui répondrez: C'est le colonel Fougas, décoré à Wagram de la propre main de l'Empereur!
Les deux jeunes gens se regardèrent, échangèrent un sourire, et le vicomte dit au marquis:
— What is that?
— A madman.
— No, dear: a mad dog.
— Nothing else.
— Très bien, messieurs, cria le colonel. Parlez anglais, maintenant; vous en êtes dignes!
Il changea de compartiment à la station suivante et tomba dans un groupe de jeunes peintres. Il les appela disciples de Xeuxis et leur demanda des nouvelles de Gérard, de Gros et de David. Ces messieurs trouvèrent la plaisanterie originale, et lui recommandèrent d'aller voir Talma dans la nouvelle tragédie d'Arnault.
Les fortifications de Paris l'éblouirent beaucoup, le scandalisèrent un peu.
— Je n'aime pas cela, dit-il à ses voisins. Le vrai rempart de la capitale c'est le courage d'un grand peuple. Entasser des bastions autour de Paris c'est dire à l'ennemi qu'il peut vaincre la France.
Le train s'arrêta enfin à la gare de Mazas. Le colonel, qui n'avait point de bagages, s'en alla fièrement, les mains dans ses poches, à la recherche de l'hôtel de Nantes. Comme il avait passé trois mois à Paris vers l'année 1810, il croyait connaître la ville. C'est pourquoi il ne manqua pas de s'y perdre en arrivant. Mais, dans les divers quartiers qu'il parcourut au hasard, il admira les grands changements qu'on avait faits en son absence. Fougas adorait les rues bien longues, bien larges, bordées de grosses maisons uniformes; il fut obligé de reconnaître que l'édilité parisienne se rapprochait activement de son idéal. Ce n'était pas encore la perfection absolue, mais quel progrès!
Par une illusion bien naturelle, il s'arrêta vingt fois pour saluer des figures de connaissance; mais personne ne le reconnut.
Après cinq heures de marche, il atteignit la place du Carrousel. L'hôtel de Nantes n'y était plus; mais en revanche, on avait achevé le Louvre. Fougas perdit un quart d'heure à regarder ce monument et une demi-heure à contempler deux zouaves de la garde qui jouaient au piquet. Il s'informa si l'Empereur était à Paris; on lui montra le drapeau qui flottait sur les Tuileries.
— Bon, dit-il; mais il faut d'abord que je me fasse habiller de neuf.
Il retint une chambre dans un hôtel de la rue Saint-Honoré et demanda au garçon quel était le plus célèbre tailleur de Paris. Le garçon lui prêta un Almanach du commerce, Fougas chercha le bottier de l'Empereur, le chemisier de l'Empereur, le chapelier, le tailleur, le coiffeur, le gantier de l'Empereur; il inscrivit leurs noms et leurs adresses sur le carnet de Clémentine, après quoi il prit une voiture et se mit en course.
Comme il avait le pied petit et bien tourné, il trouva sans difficulté des chaussures toutes faites; on promit aussi de lui porter dans la soirée tout le linge dont il avait besoin. Mais lorsqu'il expliqua au chapelier quelle coiffure il prétendait planter sur sa tête, il rencontra de grandes difficultés. Son idéal était un chapeau énorme, large du haut, étroit du bas, renflé des bords, cambré en arrière et en avant; bref, le meuble historique auquel le fondateur de la Bolivie a donné autrefois son nom. Il fallut bouleverser les magasins, et fouiller jusque dans les archives pour trouver ce qu'il désirait.
— Enfin! s'écria le chapelier, voilà votre affaire. Si c'est pour un costume de théâtre, vous serez content; l'effet comique est certain.
Fougas répondit sèchement que ce chapeau était beaucoup moins ridicule que tous ceux qui circulaient dans les rues de Paris.
Chez le célèbre tailleur de la rue de la Paix, ce fut presque une bataille.
— Non, monsieur, disait Alfred, je ne vous ferai jamais une redingote à brandebourgs et un pantalon à la cosaque! Allez-vous- en chez Babin ou chez Moreau, si vous voulez un costume de carnaval; mais il ne sera pas dit qu'un homme aussi bien tourné est sorti de chez nous en caricature!
— Tonnerre et patrie! répondait Fougas; vous avez la tête de plus que moi, monsieur le géant, mais je suis le colonel du grand Empire, et ce n'est pas aux tambours-majors à donner des ordres aux colonels!
Ce diable d'homme eut le dernier mot. On lui prit mesure, on ouvrit un album et l'on promit de l'habiller, dans les vingt- quatre heures, à la dernière mode de 1813. On lui fit voir des étoffes à choisir, des étoffes anglaises. Il les rejeta avec mépris.
— Drap bleu de France, dit-il, et fabriqué en France! Et coupez- moi ça de telle façon que tous ceux qui me verront passer en pékin s'écrient: «C'est un militaire!»
Les officiers de notre temps ont précisément la coquetterie inverse; ils s'appliquent à ressembler à tous les autres gentlemen lorsqu'ils prennent l'habit civil.
Fougas se commanda, rue Richelieu, un col de satin noir qui cachait la chemise et montait jusqu'aux oreilles; puis il descendit vers le Palais-Royal, entra dans un restaurant célèbre et se fit servir à dîner. Comme il avait déjeuné sur le pouce chez un pâtissier du boulevard, son appétit, aiguisé par la marche, fit des merveilles. Il but et mangea comme à Fontainebleau. Mais la carte à payer lui parut de digestion difficile: il en avait pour cent dix francs et quelques centimes.
— Diable! dit-il, la vie est devenue chère à Paris.
L'eau-de-vie entrait dans ce total pour une somme de neuf francs. On lui avait servi une bouteille et un verre comme un dé à coudre; ce joujou avait amusé Fougas: il trouva plaisant de le remplir et de le vider douze fois. Mais en sortant de table il n'était pas ivre: une aimable gaieté, rien de plus. La fantaisie lui vint de regagner quelques pièces de cent sous au n° 113. Un marchand de bouteilles établi dans la maison lui apprit que la France ne jouait plus depuis une trentaine d'années. Il poussa jusqu'au Théâtre-Français pour voir si les comédiens de l'Empereur ne donnaient pas quelque belle tragédie, mais l'affiche lui déplut. Des comédies modernes jouées par des acteurs nouveaux! Ni Talma, ni Fleury, ni Thénard, ni les Baptiste, ni Mlle Mars, ni Mlle Raucourt! Il s'en fut à l'Opéra, où l'on donnait Charles VI. La musique l'étonna d'abord; il n'était pas accoutumé à entendre tant de bruit hors des champs de bataille. Bientôt cependant ses oreilles s'endurcirent au fracas des instruments; la fatigue du jour, le plaisir d'être bien assis, le travail de la digestion, le plongèrent dans un demi-sommeil. Il se réveilla en sursaut à ce fameux chant patriotique:
Guerre aux tyrans! jamais, jamais en France, Jamais l'Anglais ne régnera!
— Non! s'écria-t-il en étendant les bras vers la scène. Jamais! jurons-le tous ensemble sur l'autel sacré de la patrie! Périsse la perfide Albion! Vive l'Empereur!
Le parterre et l'orchestre se levèrent en même temps, moins pour s'associer au serment de Fougas que pour lui imposer silence. Dans l'entracte suivant, un commissaire de police lui dit à l'oreille que lorsqu'on avait dîné de la sorte on allait se coucher tranquillement, au lieu de troubler la représentation de l'Opéra.
Il répondit qu'il avait dîné comme à son ordinaire, et que cette explosion d'un sentiment patriotique ne partait point de l'estomac.
— Mais, dit-il, puisque dans ce palais de l'opulence désoeuvrée la haine de l'ennemi est flétrie comme un crime, je vais respirer un air plus libre et saluer le temple de la Gloire avant de me mettre au lit.
— Vous ferez aussi bien, dit le commissaire.
Il s'éloigna, plus fier et plus cambré que jamais, gagna la ligne des boulevards et la parcourut à grandes enjambées jusqu'au temple corinthien qui la termine. Chemin faisant, il admira beaucoup l'éclairage de la ville. Mr Martout lui avait expliqué la fabrication du gaz, il n'y avait rien compris, mais cette flamme rouge et vivante était pour ses yeux un véritable régal.
Lorsqu'il fut arrivé au monument qui commande l'entrée de la rue Royale, il s'arrêta sur le trottoir, se recueillit un instant et dit:
— Inspiratrice des belles actions, veuve du grand vainqueur de l'Europe, ô Gloire! reçois l'hommage de ton amant Victor Fougas! Pour toi j'ai enduré la faim, la sueur et les frimas, et mangé le plus fidèle des coursiers. Pour toi, je suis prêt à braver d'autres périls et à revoir la mort en face sur tous les champs de bataille. Je te préfère au bonheur, à la richesse, à la puissance. Ne rejette pas l'offrande de mon coeur et le sacrifice de mon sang. Pour prix de tant d'amour, je ne réclame qu'un sourire de tes yeux et un laurier tombé de ta main!
Cette prière arriva toute brûlante aux oreilles de sainte Marie- Madeleine, patronne de l'ex-temple de la Gloire. C'est ainsi que l'acquéreur d'un château reçoit quelquefois une lettre adressée à l'ancien propriétaire.
Fougas revint par la rue de la Paix et la place Vendôme, et salua en passant la seule figure de connaissance qu'il eût encore trouvée à Paris. Le nouveau costume de Napoléon sur la colonne ne lui déplaisait aucunement. Il préférait le petit chapeau à la couronne et la redingote grise au manteau théâtral.
La nuit fut agitée. Mille projets divers se croisant en tout sens dans le cerveau du colonel. Il préparait les discours qu'il tiendrait à l'Empereur, s'endormait au milieu d'une phrase et s'éveillait en sursaut, croyant tenir une idée qui s'évanouissait soudain. Il éteignit et ralluma vingt fois sa bougie. Le souvenir de Clémentine se mêlait de temps à autre aux rêveries de la guerre et aux utopies de la politique; mais je dois avouer que la figure de la jeune fille ne sortit guère du second plan.
Autant cette nuit lui parut longue, autant la matinée du lendemain lui sembla courte. L'idée de voir en face le nouveau maître de l'Empire l'enivrait et le glaçait tour à tour. Il espéra un instant qu'il manquerait quelque chose à sa toilette, qu'un fournisseur lui offrirait un prétexte honorable pour ajourner cette visite au lendemain. Mais tout le monde fit preuve d'une exactitude désespérante. À midi précis, le pantalon à la cosaque et la redingote à brandebourgs s'étalaient sur le pied du lit auprès du célèbre chapeau à la Bolivar.
— Habillons-nous! dit Fougas. Ce jeune homme ne sera peut-être pas chez lui. En ce cas je laisserai mon nom, et j'attendrai qu'il m'appelle.
Il se fit beau à sa manière, et, ce qui paraîtra peut-être incroyable à mes lectrices, Fougas, en col de satin noir et en redingote à brandebourgs, n'était ni laid, ni même ridicule. Sa haute taille, son corps svelte, sa figure fière et décidée, ses mouvements brusques formaient une certaine harmonie avec ce costume d'un autre temps. Il était étrange, voilà tout. Pour se donner un peu d'aplomb, il entra dans un restaurant, mangea quatre côtelettes, un pain de deux livres et un morceau de fromage en buvant deux bouteilles de vin. Le café et le pousse-café le conduisirent jusqu'à deux heures. C'était le moment qu'il s'était fixé à lui-même.
Il inclina légèrement son chapeau sur l'oreille, boutonna ses gants de chamois, toussa énergiquement deux ou trois fois devant la sentinelle de la rue de Rivoli, et enfila bravement le guichet de l'Échelle.
— Monsieur! cria le portier, qui demandez-vous?
— L'Empereur!
— Avez-vous une lettre d'audience?
— Le colonel Fougas n'en a pas besoin. Va demander des renseignements à celui qui plane au-dessus de la place Vendôme: il te dira que le nom de Fougas a toujours été synonyme de bravoure et de fidélité.
— Vous avez connu l'Empereur premier?
— Oui, mon drôle, et je lui ai parlé comme je te parle.
— Vraiment? Mais quel âge avez-vous donc?
— Soixante-dix ans à l'horloge du temps, vingt-quatre ans sur les tablettes de l'histoire!
Le portier leva les yeux au ciel en murmurant:
«Encore un! C'est le quatrième de la semaine!»
Il fit un signe à un petit monsieur vêtu de noir, qui fumait sa pipe dans la cour des Tuileries, puis il dit à Fougas en lui mettant la main sur le bras:
— Mon bon ami, c'est l'Empereur que vous voulez voir?
— Je te l'ai déjà dit, familier personnage!
— Hé bien! vous le verrez aujourd'hui. Monsieur qui vient là- bas, avec sa pipe, est l'introducteur des visites; il va vous conduire. Mais l'Empereur n'est pas au Château. Il est à la campagne. Cela vous est égal, n'est-ce pas, d'aller à la campagne?
— Que diable veux-tu que ça me fasse?
— D'autant plus que vous n'irez pas à pied. On vous a déjà fait avancer une voiture. Allons, montez, mon bon ami, et soyez sage!
Deux minutes plus tard, Fougas, accompagné d'un agent, roulait vers le bureau du commissaire de police.
Son affaire fut bientôt faite. Le commissaire qui le reçut était le même qui lui avait parlé la veille à l'Opéra. Un médecin fut appelé et rendit le plus beau verdict de monomanie qui ait jamais envoyé un homme à Charenton. Tout cela se fit poliment, joliment, sans un mot qui pût mettre le colonel sur ses gardes et l'avertir du sort qu'on lui réservait. Il trouvait seulement que ce cérémonial était long et bizarre, et il préparait là-dessus quelques phrases bien senties qu'il se promettait de faire entendre à l'Empereur.
On lui permit enfin de se mettre en route. Le fiacre était toujours là; l'introducteur ralluma sa pipe, dit trois mots au cocher et s'assit à la gauche du colonel. La voiture partit au trot, gagna les boulevards et prit la direction de la Bastille.
Elle arrivait à la hauteur de la porte Saint-Martin, et Fougas, la tête à la portière, continuait à préparer son improvisation, lorsqu'une calèche, attelée de deux alezans superbes, passa pour ainsi dire sous le nez du rêveur. Un gros homme à moustache grise retourna la tête et cria:
— Fougas!
Robinson découvrant dans son île l'empreinte du pied d'un homme ne fut ni plus étonné ni plus ravi que Fougas en entendant ce cri de: «Fougas!» Ouvrir la portière, sauter sur le macadam, courir à la calèche qui s'était arrêtée, s'y lancer d'un seul bond sans l'aide du marchepied et tomber dans les bras du gros homme à moustache grise: tout cela fut l'affaire d'une seconde. La calèche était repartie depuis longtemps lorsque l'agent de police au galop, suivi de son fiacre au petit trot, arpenta la ligne des boulevards, demandant à tous les sergents de ville s'ils n'avaient vu passer un fou. XVI — Mémorable entrevue du colonel Fougas et de S.M. l'Empereur des Français.
En sautant au cou du gros homme à moustache grise, Fougas était persuadé qu'il embrassait Masséna. Il le dit naïvement, et le propriétaire de la calèche partit d'un grand éclat de rire.
— Eh! mon pauvre vieux, lui dit-il, il y a beau temps que nous avons enterré l'Enfant de la Victoire. Regarde-moi bien entre les deux yeux: je suis Leblanc, de la campagne de Russie.
— Pas possible! Tu es le petit Leblanc?
— Lieutenant au 3ème d'artillerie, qui a partagé avec toi mille millions de dangers, et ce fameux rôti de cheval que tu salais avec tes larmes.
— Comment! c'est toi! c'est toi qui m'as taillé une paire de bottes dans la peau de l'infortuné Zéphyr! sans compter toutes les fois que tu m'as sauvé la vie! ô mon brave et loyal ami, que je, t'embrasse encore! Je te reconnais maintenant, mais il n'y a pas à dire: tu es changé!
— Dame! je ne me suis pas conservé dans un bocal d'esprit-de- vin. J'ai vécu, moi!
— Tu sais donc mon histoire?
— Je l'ai entendu raconter hier au soir chez le ministre de l'instruction publique. Il y avait là le savant qui t'a remis sur pied. Je t'ai même écrit en rentrant chez moi pour t'offrir la niche et la pâtée, mais ma lettre se promène du côté de Fontainebleau.
— Merci! tu es un solide! Ah! mon pauvre vieux! que d'événements depuis la Bérésina! Tu as su tous les malheurs qui sont arrivés?
— Je les ai vus, ce qui est plus triste. J'étais chef d'escadron après Waterloo; les Bourbons m'ont flanqué à la demi-solde. Les amis m'ont fait rentrer au service en 1822, mais j'avais de mauvaises notes, et j'ai roulé les garnisons, Lille, Grenoble et Strasbourg, sans avancer. La seconde épaulette n'est venue qu'en 1830; pour lors, j'ai fait un bout de chemin en Afrique. On m'a nommé général de brigade à l'Isly, je suis revenu, j'ai flâné de côté et d'autre jusqu'en 1848. Nous avons eu cette année-là une campagne de juin en plein Paris. Le coeur me saigne encore toutes les fois que j'y pense, et tu es, pardieu! bien heureux de n'avoir pas vu ça. J'ai reçu trois balles dans le torse et j'ai passé général de division. Enfin, je n'ai pas le droit de me plaindre, puisque la campagne d'Italie m'a porté bonheur. Me voilà maréchal de France, avec cent mille francs de dotation, et même duc de Solferino. Oui, l'Empereur a mis une queue à mon nom. Le fait est que Leblanc tout court, c'était un peu court.
— Tonnerre! s'écria Fougas, voilà qui est bien. Je te jure, Leblanc, que je ne suis pas jaloux de ce qui t'arrive! C'est assez rare, un soldat qui se réjouit de l'avancement d'un autre; mais vrai, du fond du coeur, je te le dis: tant mieux! Tu méritais tous les honneurs, et il faut que l'aveugle déesse ait vu ton coeur et ton génie à travers le bandeau qui lui couvre les yeux!
— Merci! mais parlons de toi: où allais-tu lorsque je t'ai rencontré?
— Voir l'Empereur.
— Moi aussi; mais où diable le cherchais-tu?
— Je ne sais pas; on me conduisait.
— Mais il est aux Tuileries!
— Non!
— Si! il y a quelque chose là-dessous; raconte-moi ton affaire.
Fougas ne se fit pas prier; le maréchal comprit à quelle sorte de danger il avait soustrait son ami.
— Le concierge s'est trompé, lui dit-il; l'Empereur est au château, et puisque nous sommes arrivés, viens avec moi: je te présenterai peut-être à la fin de mon audience.
— Nom de nom! Leblanc, le coeur me bat à l'idée que je vais voir ce jeune homme. Est-ce un bon? Peut-on compter sur lui? A-t-il quelque ressemblance avec l'autre?
— Tu le verras; attends ici.
L'amitié de ces deux hommes datait de l'hiver de 1812. Dans la déroute de l'armée française, le hasard avait rapproché le lieutenant d'artillerie et le colonel du 23ème. L'un était âgé de dix-huit ans, l'autre n'en comptait pas vingt-quatre. La distance de leurs grades fut aisément rapprochée par le danger commun; tous les hommes sont égaux devant la faim, le froid et la fatigue. Un matin, Leblanc, à la tête de dix hommes, avait arraché Fougas aux mains des Cosaques; puis Fougas avait sabré une demi-douzaine de traînards qui convoitaient le manteau de Leblanc. Huit jours après, Leblanc tira son ami d'une baraque où les paysans avaient mis le feu; à son tour Fougas repêcha Leblanc au bord de la Bérésina. La liste de leurs dangers et de leurs mutuels services est trop longue pour que je la donne tout entière. Ainsi, le colonel, à Koenigsberg, avait passé trois semaines au chevet du lieutenant atteint de la fièvre de congélation. Nul doute que ces soins dévoués ne lui eussent conservé la vie. Cette réciprocité de dévouement avait formé entre eux des liens si étroits qu'une séparation de quarante-six années ne put les rompre.
Fougas, seul au milieu d'un grand salon, se replongeait dans les souvenirs de ce bon vieux temps, lorsqu'un huissier l'invita à ôter ses gants et à passer dans le cabinet de l'Empereur.
Le respect des pouvoirs établis, qui est le fond même de ma nature, ne me permet pas de mettre en scène des personnages augustes. Mais la correspondance de Fougas appartient à l'histoire contemporaine, et voici la lettre qu'il écrivit à Clémentine en rentrant à son hôtel:
«À Paris, que dis-je? au ciel! le 21 août 1859.
«Mon bel ange,
«Je suis ivre de joie, de reconnaissance et d'admiration. Je l'ai vu, je lui ai parlé; il m'a tendu la main, il m'a fait asseoir. C'est un grand prince; il sera le maître de la terre! Il m'a donné la médaille de Sainte-Hélène et la croix d'officier. C'est le petit Leblanc, un vieil ami et un noble coeur, qui m'a conduit là-bas; aussi est-il maréchal de France et duc du nouvel empire! Pour l'avancement, il n'y faut pas songer encore; prisonnier de guerre en Prusse et dans un triple cercueil, je rentre avec mon grade; ainsi le veut la loi militaire. Mais avant trois mois je serai général de brigade, c'est certain; il a daigné me le promettre lui-même. Quel homme! un dieu sur la terre! Pas plus fier que celui de Wagram et de Moscou, et père du soldat comme lui! Il voulait me donner de l'argent sur sa cassette pour refaire mes équipements. J'ai répondu:
«— Non, sire! J'ai une créance à recouvrer du côté de Dantzig: si l'on me paye, je serai riche; si l'on nie la dette, ma solde me suffira.
«Là-dessus… ô bonté des princes, tu n'es donc pas un vain mot! il sourit finement et me dit en frisant ses moustaches:
«— Vous êtes resté en Prusse depuis 1813 jusqu'en 1859?
«— Oui, sire.
«— Prisonnier de guerre dans des conditions exceptionnelles?
«— Oui, sire.
«— Les traités de 1814 et de 1815 stipulaient la remise des prisonniers?
«— Oui, sire.
«— On les a donc violés à votre égard?
«— Oui, sire.
«— Hé bien la Prusse vous doit une indemnité. Je la ferai réclamer par voie diplomatique.
«— Oui, sire. Que de bontés!
«Voilà une idée qui ne me serait jamais venue à moi! Reprendre de l'argent à la Prusse, à la Prusse qui s'est montrée si avide de nos trésors en 1814 et en 1815! Vive l'Empereur! ma bien-aimée Clémentine! Oh! vive à jamais notre glorieux et magnanime souverain! Vivent l'Impératrice et le prince impérial! Je les ai vus! l'Empereur m'a présenté à sa famille!
«Le prince est un admirable petit soldat! Il a daigné battre la caisse sur mon chapeau neuf; je pleurais de tendresse. S.M. l'Impératrice, avec un sourire angélique, m'a dit qu'elle avait entendu parler de mes malheurs.
«— Ô madame! ai-je répondu, un moment comme celui-ci les rachète au centuple.
«— Il faudra venir danser aux Tuileries l'hiver prochain.
«— Hélas! madame, je n'ai jamais dansé qu'au bruit du canon; mais aucun effort ne me coûtera pour vous plaire! J'étudierai l'art de Vestris.
«— J'ai bien appris la contredanse, ajouta Leblanc.
«L'Empereur a daigné me dire qu'il était heureux de retrouver un officier comme moi, qui avait fait pour ainsi dire hier les plus belles campagnes du siècle, et qui avait conservé les traditions de la grande guerre. Cet éloge m'enhardit. Je ne craignis pas de lui rappeler le fameux principe du bon temps: signer la paix dans les capitales!
«— Prenez garde, dit-il; c'est en vertu de ce principe que les armées alliées sont venues deux fois signer la paix à Paris.
«— Ils n'y reviendront plus, m'écriai-je, à moins de me passer sur le corps.
«J'insistai sur les inconvénients d'une trop grande familiarité avec l'Angleterre. J'exprimai le voeu de commencer prochainement la conquête du monde. D'abord, nos frontières à nous; ensuite, les frontières naturelles de l'Europe; car l'Europe est la banlieue de la France, et on ne saurait l'annexer trop tôt. L'Empereur hocha la tête comme s'il n'était pas de mon avis. Cacherait-il des desseins pacifiques? Je ne veux pas m'arrêter à cette idée, elle me tuerait!
«Il me demanda quel sentiment j'avais éprouvé à l'aspect des changements qui se sont faits dans Paris? Je répondis avec la sincérité d'une âme fière:
«— Sire, le nouveau Paris est le chef-d'oeuvre d'un grand règne; mais j'aime à croire que vos édiles n'ont pas dit leur dernier mot.
«— Que reste-t-il donc à faire, à votre avis?
«— Avant tout, redresser le cours de la Seine, dont la courbe irrégulière a quelque chose de choquant. La ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre, pour les fleuves aussi bien que pour les boulevards. En second lieu, niveler le sol et supprimer tous les mouvements de terrain qui semblent dire à l'administration: «Tu es moins puissante que la nature!» Après avoir accompli ce travail préparatoire, je tracerais un cercle de trois lieues de diamètre, dont la circonférence, représentée par une grille élégante, formerait l'enceinte de Paris. Au centre, je construirais un palais pour Votre Majesté et les princes de la famille impériale; vaste et grandiose édifice enfermant dans ses dépendances tous les services publics: états-majors, tribunaux, musées, ministères, archevêché, police, institut, ambassades, prisons, banque de France, lycées, théâtres, Moniteur, imprimerie impériale, manufacture de Sèvres et des Gobelins, manutention des vivres. À ce palais, de forme circulaire et d'architecture magnifique, aboutiraient douze boulevards larges de cent vingt mètres, terminés par douze chemins de fer et désignés par les noms des douze maréchaux de France. Chaque boulevard est bordé de maisons uniformes, hautes de quatre étages, précédées d'une grille en fer et d'un petit jardin de trois mètres planté de fleurs uniformes. Cent rues, larges de soixante mètres, unissent les boulevards entre eux; elles sont reliées les unes aux autres par des ruelles de trente-cinq mètres, le tout bâti uniformément sur des plans officiels, avec grilles, jardins, et fleurs obligatoires. Défense aux propriétaires de souffrir chez eux aucun commerce, car la vue des boutiques abaisse les esprits et dégrade les coeurs; libre aux marchands de s'établir dans la banlieue, en se conformant aux lois. Le rez-de-chaussée de toutes les maisons sera occupé par les écuries et les cuisines; le premier loué aux fortunes de cent mille francs de rente et au-dessus; le second, aux fortunes de quatre-vingts à cent mille francs; le troisième, aux fortunes de soixante à quatre-vingts mille francs; le quatrième, aux fortunes de cinquante à soixante mille francs. Au- dessous de cinquante mille francs de rente, défense d'habiter Paris. Les artisans sont logés à dix kilomètres de l'enceinte, dans des forteresses ouvrières. Nous les exemptons d'impôts pour qu'ils nous aiment; nous les entourons de canons pour qu'ils nous craignent, Voilà mon Paris!
«L'Empereur m'écoutait patiemment et frisait sa moustache.
«— Votre plan, me dit il, coûterait un peu cher.
«— Pas beaucoup plus que celui qu'on a adopté, répondis-je.
«À ce mot, une franche hilarité, dont je ne m'explique pas la cause, égaya son front sérieux.
«— Ne pensez-vous pas, me dit-il, que votre projet ruinerait beaucoup de monde?
«— Eh! qu'importe? m'écriai-je, puisque je ne ruine que les riches!
Il se remit à rire de plus belle et me congédia en disant:
«— Colonel, restez colonel en attendant que nous vous fassions général!
«Il me permit une seconde fois de lui serrer la main; je fis un signe d'adieu à ce brave Leblanc, qui m'a invité à dîner pour ce soir, et je rentrai à mon hôtel pour épancher ma joie dans ta belle âme. Ô Clémentine! espère; tu seras heureuse et je serai grandi. Demain matin, je pars pour Dantzig. L'or est une chimère, mais je veux que tu sois riche. Un doux baiser sur ton front pur!
«V. FOUGAS.»
Les abonnés de la Patrie, qui conservent la collection de leur journal, sont priés de rechercher le numéro du 23 août 1859. Ils y liront un entrefilet et un fait divers que j'ai pris la liberté de transcrire ici.
«Son Excellence le maréchal duc de Solferino a eu l'honneur de présenter hier à S.M. l'Empereur un héros du premier Empire, Mr le colonel Fougas, qu'un événement presque miraculeux, déjà mentionné dans un rapport à l'Académie des sciences, vient de rendre à son pays.»
Voilà l'entrefilet; voici le fait divers:
«Un fou, le quatrième de la semaine, mais celui-ci de la plus dangereuse espèce, s'est présenté hier au guichet de l'Échelle. Affublé d'un costume grotesque, l'oeil en feu, le chapeau sur l'oreille, et tutoyant les personnes les plus respectables avec une grossièreté inouïe, a voulu forcer la consigne et s'introduire, Dieu sait dans quelle intention, jusqu'à la personne du Souverain. À travers ses propos incohérents, on distinguait les mots de «bravoure, colonne Vendôme, fidélité, l'horloge du temps, les tablettes de l'histoire.» Arrêté par un agent du service de sûreté et conduit chez le commissaire de la section des Tuileries, il fut reconnu pour le même individu qui, la veille, à l'Opéra, avait troublé par les cris les plus inconvenants la représentation de Charles VI. Après les constatations d'usage, il fut dirigé sur l'hospice de Charenton. Mais à la hauteur de la porte Saint- Martin, profitant d'un embarras de voitures et de la force herculéenne dont il est doué, il s'arracha des mains de son gardien, le terrassa, le battit, s'élança d'un bond sur le boulevard et se perdit dans la foule. Les recherches les plus actives ont commencé immédiatement, et nous tenons de source certaine qu'on est déjà sur la trace du fugitif.»
XVII — Où Mr Nicolas Meiser, riche propriétaire de Dantzig, reçoit une visite qu'il ne désirait point.
La sagesse des nations dit que le bien mal acquis ne profite jamais. Je soutiens qu'il profite plus aux voleurs qu'aux volés, et la belle fortune de Mr Nicolas Meiser est une preuve à l'appui de mon dire.
Le neveu de l'illustre physiologiste, après avoir brassé beaucoup de bière avec peu de houblon et récolté indûment l'héritage destiné à Fougas, avait amassé dans les affaires une fortune de huit à dix millions. Dans quelles affaires? On ne me l'a jamais dit, mais je sais qu'il tenait pour bonnes toutes celles où l'on gagne de l'argent. Prêter de petites sommes à gros intérêt, faire de grandes provisions de blé pour guérir la disette après l'avoir produite, exproprier les débiteurs malheureux, fréter un navire ou deux pour le commerce de la viande noire sur la côte d'Afrique, voilà des spéculations que le bonhomme ne dédaignait aucunement. Il ne s'en vantait point, car il était modeste, mais il n'en rougissait pas non plus, ayant élargi sa conscience en arrondissant son capital. Du reste, homme d'honneur dans le sens commercial du mot, et capable d'égorger le genre humain plutôt que de laisser protester sa signature. Les banques de Dantzig, de Berlin, de Vienne et de Paris le tenaient en haute estime; elles avaient de l'argent à lui.
Il était gros, gras et fleuri, et vivait en joie. Sa femme avait le nez trop long et les os trop perçants, mais elle l'aimait de tout son coeur et lui faisait de petits entremets sucrés. Une parfaite conformité de sentiments unissait les deux époux. Ils parlaient entre eux à coeur ouvert et ne se cachaient point leurs mauvaises pensées. Tous les ans, à la Saint-Martin, lors de la récolte des loyers, ils mettaient sur le pavé cinq ou six familles d'artisans qui n'avaient pu payer leur terme; mais ils n'en dînaient pas plus mal et le baiser du soir n'en était pas moins doux.
Le mari avait soixante-six ans, la femme soixante-quatre; leurs physionomies étaient de celles qui inspirent la bienveillance et commandent le respect. Pour compléter leur ressemblance avec les patriarches, il ne leur manquait que des enfants et des petits- enfants. La nature leur avait donné un fils, un seul, parce qu'ils ne lui en avaient point demandé davantage. Ils auraient pensé commettre un crime de lèse-écus en partageant leur fortune entre plusieurs. Malheureusement, ce fils unique, héritier présomptif de tant de millions, mourut à l'université de Heidelberg, d'une indigestion de saucisses. Il partit à vingt ans pour cette Walhalla des étudiants teutoniques, où l'on mange des saucisses infinies en buvant une bière intarissable; où l'on chante des lieds de huit cents millions de couplets en se tailladant le bout du nez à coups d'épée. Le trépas malicieux le ravit à ses auteurs lorsqu'ils n'étaient plus en âge de lui improviser un remplaçant. Ces vieux richards infortunés recueillirent pieusement ses nippes pour les vendre. Durant cette opération lamentable (car il manquait beaucoup de linge tout neuf), Nicolas Meiser disait à sa femme:
— Mon coeur saigne à l'idée que nos maisons et nos écus, nos biens au soleil et nos biens à l'ombre s'en iront à des étrangers. Les parents devraient toujours avoir un fils de rechange, comme on nomme un juge suppléant au tribunal de commerce.
Mais le temps, qui est un grand maître en Allemagne et dans plusieurs autres pays, leur fit voir que l'on peut se consoler de tout, excepté de l'argent perdu. Cinq ans plus tard, Mme Meiser disait à son mari avec un sourire tendre et philosophique:
— Qui peut pénétrer les décrets de la Providence? Ton fils nous aurait peut-être mis sur la paille. Regarde Théobald Scheffler, son ancien camarade. Il a mangé vingt mille francs à Paris pour une femme qui levait la jambe au milieu de la contredanse. Nous- mêmes, nous dépensions plus de deux mille thalers chaque année pour notre mauvais garnement; sa mort est une grosse économie, et par conséquent une bonne affaire!
Du temps que les trois cercueils de Fougas étaient encore à la maison, la bonne dame raillait les visions et les insomnies de son époux.
— À quoi donc penses-tu? lui disait-elle. Tu m'as encore donné des coups de pied toute la nuit. Jetons au feu ce haillon de Français: il ne troublera plus le repos d'un heureux ménage. Nous vendrons la boîte de plomb; il y en a pour le moins deux cents livres; la soie blanche me fera une doublure de robe et la laine du capitonnage nous donnera bien un matelas.
Mais un restant de superstition empêcha Meiser de suivre les conseils de sa femme: il préféra se défaire du colonel en le mettant dans le commerce.
La maison des deux époux était la plus belle et la plus solide de la rue du Puits-Public, dans le faubourg noble. De fortes grilles en fer ouvré décoraient magnifiquement toutes les fenêtres, et la porte était bardée de fer comme un chevalier du bon temps. Un système de petits miroirs ingénieux accrochés à la façade permettait de reconnaître un visiteur avant même qu'il eût frappé. Une servante unique, vrai cheval pour le travail, vrai chameau par la sobriété, habitait sous ce toit béni des dieux.
Le vieux domestique couchait dehors, dans son intérêt même, et pour qu'il ne fût point exposé à tordre le col vénérable de ses maîtres. Quelques livres de commerce et de piété formaient la bibliothèque des deux vieillards. Ils n'avaient point voulu de jardin derrière leur maison, parce que les arbres se plaisent à cacher les voleurs. Ils fermaient leur porte aux verrous tous les soirs à huit heures et ne sortaient point de chez eux sans y être forcés, de peur de mauvaises rencontres.
Et cependant le 29 avril 1859, à onze heures du matin, Nicolas Meiser était bien loin de sa chère maison. Dieu! qu'il était loin de chez lui, cet honnête bourgeois de Dantzig! Il arpentait d'un pas pesant cette promenade de Berlin qui porte le nom d'un roman d'Alphonse Karr: Sous les tilleuls. En, allemand: Unter den Linden.
Quel mobile puissant avait jeté hors de sa bonbonnière ce gros bonbon rouge à deux pieds? Le même qui conduisit Alexandre à Babylone, Scipion à Carthage, Godefroi de Bouillon à Jérusalem et Napoléon à Moscou: l'ambition! Meiser n'espérait pas qu'on lui présenterait les clefs de la ville sur un coussin de velours rouge, mais il connaissait un grand seigneur, un chef de bureau et une femme de chambre qui travaillaient à obtenir pour lui des lettres de noblesse. S'appeler von Meiser au lieu de Meiser tout sec! Quel beau rêve!
Le bonhomme avait en lui ce mélange de bassesse et d'orgueil qui place les laquais à une si grande distance des autres hommes. Plein de respect pour la puissance et d'admiration pour la grandeur, il ne prononçait les noms de roi, de prince et même de baron qu'avec emphase et béatitude. Il se gargarisait de syllabes nobles, et le seul mot de monseigneur lui emplissait la bouche d'une bouillie enivrante. Les particuliers de ce tempérament ne sont pas rares en Allemagne, et l'on en trouve même ailleurs. Si vous les transportiez dans un pays où tous les hommes sont égaux, la nostalgie de la servitude les tuerait.
Les titres qu'on faisait valoir en faveur de Nicolas Meiser n'étaient pas de ceux qui emportent la balance, mais de ceux qui la font pencher petit à petit. Neveu d'un savant illustre, propriétaire imposé, homme bien pensant, abonné à la Nouvelle Gazette de la Croix, plein de mépris pour l'opposition, auteur d'un toast contre la démagogie, ancien conseiller de la ville, ancien juge au tribunal de commerce, ancien caporal de la landwehr, ennemi déclaré de la Pologne et de toutes les nations qui ne sont pas les plus fortes. Son action la plus éclatante remontait à dix ans. Il avait dénoncé par lettre anonyme un membre du parlement de Francfort, réfugié à Dantzig.
Au moment où Meiser passait sous les tilleuls, son affaire était en bon chemin. Il avait recueilli cette douce assurance de la bouche même de ses protecteurs. Aussi courait-il légèrement vers la gare du chemin Nord-Est, sans autre bagage qu'un revolver dans la poche. Sa malle de veau noir avait pris les devants et l'attendait au bureau. Chemin faisant, il effleurait d'un coup d'oeil rapide l'étalage des boutiques. Halte! Il s'arrêta court devant un papetier et se frotta les yeux: remède souverain, dit- on, contre la berlue. Entre les portraits de Mme Sand et de Mr Mérimée, qui sont les deux plus grands écrivains de la France, il avait aperçu, deviné, pressenti une figure bien connue.
«Assurément, dit-il, j'ai déjà vu cet homme-là, mais il était moins florissant. Est-ce que notre ancien pensionnaire serait revenu à la vie? Impossible! J'ai brûlé la recette de mon oncle, et l'on a perdu, grâce à moi, le secret de ressusciter les gens. Cependant la ressemblance est frappante. Ce portrait a-t-il été fait en 1813, du vivant de Mr le colonel Fougas! Non, puisque la photographie n'était pas encore inventée. Mais peut-être le photographe l'a-t-il copié sur une gravure? Voici le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette reproduits de la même façon: cela ne prouve pas que Robespierre les ait ressuscités. C'est égal, j'ai fait une mauvaise rencontre.»
Il fit un pas vers la porte de la boutique pour prendre des renseignements, mais un certain embarras le retint. On pourrait s'étonner, lui faire des questions, rechercher les motifs de son inquiétude. En route! Il reprit sa course au petit trot, en essayant de se rassurer lui-même:
«Bah! c'est une hallucination, l'effet d'une idée fixe. D'ailleurs ce portrait est vêtu à la mode de 1813, voilà qui tranche tout.»
Il arriva à la gare du chemin de fer, fit enregistrer sa malle de veau noir et se jeta de tout son long dans un compartiment de première classe. Il fuma sa pipe de porcelaine; ses deux voisins s'endormirent; il fit bientôt comme eux et ronfla. Les ronflements de ce gros homme avaient quelque chose de sinistre: vous eussiez cru entendre les ophicléides du jugement dernier. Quelle ombre le visita dans cette heure de sommeil? Nul étranger ne l'a jamais su, car il gardait ses rêves pour lui, comme tout ce qui lui appartenait.
Mais entre deux stations, le train étant lancé à toute vitesse, il sentit distinctement deux mains énergiques qui le tiraient par les pieds. Sensation trop connue, hélas! et qui lui rappelait les plus mauvais souvenirs de sa vie. Il ouvrit les yeux avec épouvante et vit l'homme de la photographie, dans le costume de la photographie! Ses cheveux se hérissèrent, ses yeux s'arrondirent en boules de loto, il poussa un grand cri et se jeta à corps perdu entre les deux banquettes dans les jambes de ses voisins.
Quelques coups de pied vigoureux le rappelèrent à lui-même. Il se releva comme il put et regarda autour de lui. Personne que les deux voisins, qui lançaient machinalement leurs derniers coups de pied dans le vide en se frottant les yeux à tour de bras. Il acheva de les réveiller en les interrogeant sur la visite qu'il avait reçue, mais ces messieurs déclarèrent qu'ils n'avaient rien vu.
Meiser fit un triste retour sur lui-même; il remarqua que ses visions prenaient terriblement de consistance. Cette idée ne lui permit point de se rendormir.
«Si cela continue longtemps, pensait-il, l'esprit du colonel me cassera le nez d'un coup de poing ou me pochera les deux yeux!»
Peu après, il se souvint qu'il avait très sommairement déjeuné et s'avisa que le cauchemar était peut-être engendré par la diète. Il descendit aux cinq minutes d'arrêt et demanda un bouillon. On lui servit du vermicelle très chaud, et il souffla dans sa tasse comme un dauphin dans le Bosphore.
Un homme passa devant lui sans le heurter, sans lui rien dire, sans le voir. Et pourtant la tasse sauta dans les mains du riche Nicolas Meiser, le vermicelle s'appliqua sur son gilet et sa chemise, où il forma un lacet élégant qui rappelait l'architecture de la porte Saint-Martin. Quelques fils jaunâtres, détachés de la masse, pendaient en stalactites aux boutons de la redingote. Le vermicelle s'arrêta à la surface, mais le bouillon pénétra beaucoup plus loin. Il était chaud à faire plaisir; un oeuf qu'on y eût laissé dix minutes aurait été un oeuf dur. Fatal bouillon, qui se répandit non seulement dans les poches, mais dans les replis les plus secrets de l'homme lui-même! La cloche du départ sonna, le garçon du buffet réclama douze sous, et Meiser remonta en voiture, précédé d'un plastron de vermicelle et suivi d'un petit filet de bouillon qui ruisselait le long des mollets.
Tout cela, parce qu'il avait vu ou cru voir la terrible figure du colonel Fougas mangeant des sandwiches!
Oh! que le voyage lui parut long! Comme il lui tardait de se voir chez lui, entre sa femme Catherine et sa servante Berbel, toutes les portes bien closes! Les deux voisins riaient à ventre déboutonné; on riait dans le compartiment de droite et le compartiment de gauche. À mesure qu'il arrachait le vermicelle, les petits yeux du bouillon se figeaient au grand air et semblaient rire silencieusement. Qu'il est dur pour un gros millionnaire d'amuser les gens qui n'ont pas le sou! Il ne descendit plus jusqu'à Dantzig, il ne mit pas le nez à la portière, il s'entretint seul à seul avec sa pipe de porcelaine, où Léda caressait un cygne, et ne riait point.
Triste, triste voyage! On arriva pourtant. Il était huit heures du soir; le vieux domestique attendait avec des crochets pour emporter la malle du maître. Plus de figures redoutables, plus de rires moqueurs. L'histoire du bouillon était tombée dans l'oubli comme un discours de Mr Keller. Déjà Meiser, dans la salle des bagages, avait saisi par la poignée une malle de veau noir, lorsqu'il vit à l'extrémité opposée le spectre de Fougas qui tirait en sens inverse et semblait résolu à lui disputer son bien. Il se roidit, tira plus fort et plongea même sa main gauche dans la poche où dormait le revolver. Mais le regard lumineux du colonel le fascina, ses jambes ployèrent, il tomba, et crut voir que Fougas et la malle de veau noir tombaient aussi l'un sur l'autre. Lorsqu'il revint à lui, son vieux domestique lui tapait dans les mains, la malle était posée sur les crochets, et le colonel avait disparu. Le domestique jura qu'il n'avait vu personne et qu'il avait reçu la malle lui-même des propres mains du facteur.
Vingt minutes plus tard, le millionnaire était dans sa maison et se frottait joyeusement la face contre les angles aigus de sa femme. Il n'osa lui conter ses visions, car Mme Meiser était un esprit fort en son genre. C'est elle qui lui parla de Fougas.
— Il m'est arrivé toute une histoire, lui dit-elle. Croirais-tu que la police nous écrit de Berlin pour demander si notre oncle nous a laissé une momie, et à quelle époque, et combien de temps nous l'avons gardée, et ce que nous en avons fait? J'ai répondu la vérité, ajoutant que ce colonel Fougas était en si mauvais état et tellement détérioré par les mites, que nous l'avions vendu comme un chiffon. Qu'est-ce que la police a donc à voir dans nos affaires?
Meiser poussa un profond soupir.
— Parlons argent, reprit la dame. Le gouverneur de la Banque est venu me voir. Le million que tu lui as demandé pour demain est prêt; on le délivrera sur ta signature. Il paraît qu'ils ont eu beaucoup de peine à se procurer la somme en écus; si tu avais voulu du papier sur Vienne ou sur Paris, tu les aurais mis à leur aise. Mais enfin, ils ont fait ce que tu as désiré. Pas d'autres nouvelles, sinon que Schmidt, le marchand, s'est tué. Il avait une échéance de dix mille thalers, et pas moitié de la somme dans sa caisse. Il est venu me demander de l'argent; j'ai offert dix mille thalers à vingt-cinq, payables à quatre-vingt-dix jours, avec première hypothèque sur les bâtiments. L'imbécile a mieux aimé se pendre dans sa boutique; chacun son goût.
— S'est-il pendu bien haut?
— Je n'en sais rien; pourquoi?
— Parce qu'on pourrait avoir un bout de corde à bon marché, et nous en avons grand besoin ma pauvre Catherine! Ce colonel Fougas me donne un tracas!
— Encore tes idées! Viens souper, mon chéri.
— Allons!
La Baucis anguleuse conduisit son Philémon dans une belle et grande salle à manger où Berbel servit un repas digne des dieux. Potage aux boulettes de pain anisé, boulettes de poisson à la sauce noire, boulettes de mouton farci, boulettes de gibier, choucroute au lard entourée de pommes de terre frites, lièvre rôti à la gelée de groseille, écrevisses en buisson, saumon de la Vistule, gelées, tartes aux fruits, et le reste. Six bouteilles de vin du Rhin, choisies entre les meilleurs crus, attendaient sous leur capuchon d'argent une accolade du maître. Mais le seigneur de tous ces biens n'avait ni faim ni soif. Il mangeait du bout des dents et buvait du bout des lèvres, dans l'attente d'un grand événement qui d'ailleurs ne se fit guère attendre. Un coup de marteau formidable ébranla bientôt la maison.
Nicolas Meiser tressaillit; sa femme entreprit de le rassurer.
— Ce n'est rien, lui disait-elle. Le gouverneur de la Banque m'a dit qu'il viendrait te parler. Il offre de nous payer la prime, si nous prenons du papier au lieu des écus.
— Il s'agit bien d'argent! s'écria le bonhomme. C'est l'enfer qui vient nous visiter!
Au même instant la servante se précipita dans la chambre en criant:
— Monsieur! madame! c'est le Français des trois cercueils!
Jésus! Marie, mère de Dieu!
Fougas salua et dit:
— Bonnes gens, ne vous dérangez pas, je vous en prie. Nous avons une petite affaire à débattre ensemble et je m'apprête à vous l'exposer en deux mots. Vous êtes pressés, moi aussi; vous n'avez pas soupé, ni moi non plus!
Mme Meiser, plus immobile et plus maigre qu'une statue du treizième siècle, ouvrait une grande bouche édentée. L'épouvante la paralysait. L'homme, mieux préparé à la visite du fantôme, arma son revolver sous la table et visa le colonel en criant:
— Vade rétro, Satanas!
L'exorcisme et le pistolet ratèrent en même temps.
Meiser ne se découragea point: il tira les six coups l'un après l'autre sur le démon qui le regardait faire. Rien ne partit.
— À quel diable de jeu jouez-vous? dit le colonel en se mettant à cheval sur une chaise. On n'a jamais reçu la visite d'un honnête homme avec ce cérémonial.
Meiser jeta son revolver et se traîna comme une bête jusqu'aux pieds de Fougas. Sa femme qui n'était pas plus rassurée le suivit. L'un et l'autre joignirent les mains, et le gros homme s'écria:
— Ombre! j'avoue mes torts, et je suis prêt à les réparer. Je suis coupable envers toi, j'ai transgressé les ordres de mon oncle. Que veux-tu? Que commandes-tu? Un tombeau? Un riche monument? Des prières? Beaucoup de prières?
— Imbécile! dit Fougas en le repoussant du pied. Je ne suis pas une ombre, et je ne réclame que l'argent que tu m'as volé!
Meiser roulait encore, et déjà sa petite femme, debout, les poings sur la hanche, tenait tête au colonel Fougas.
— De l'argent, criait-elle. Mais nous ne vous en devons pas! Avez-vous des titres? montrez-nous un peu notre signature! Où en serait-on, juste Dieu! s'il fallait donner de l'argent à tous les aventuriers qui se présentent? Et d'abord, de quel droit vous êtes-vous introduit dans notre domicile, si vous n'êtes pas une ombre? Ah! vous êtes un homme comme les autres! Ah! vous n'êtes pas un esprit! Eh bien! monsieur, il y a des juges à Berlin; il y en a même dans les provinces, et nous verrons bien si vous touchez à notre argent! Relève-toi donc, grand nigaud: ce n'est qu'un homme! Et vous, le revenant, hors d'ici! décampez!
Le colonel ne bougea non plus qu'un roc.
— Diable soit des langues de femme! Asseyez-vous, la vieille… et éloignez vos mains de mes yeux: ça pique. Toi, l'enflé, remonte, sur ta chaise et écoute-moi. Il sera toujours temps de plaider, si nous n'arrivons pas à nous entendre. Mais le papier timbré me pue au nez: c'est pourquoi j'aime mieux traiter à l'amiable.
Mr et Mme Meiser se remirent de leur première émotion. Ils se défiaient des magistrats, comme tous ceux qui n'ont pas la conscience nette. Si le colonel était un pauvre diable qu'on pût éconduire moyennant quelques thalers, il valait mieux éviter le procès.
Fougas leur déduisit le cas avec une rondeur toute militaire. Il prouva l'évidence de son droit, raconta qu'il avait fait constater son identité à Fontainebleau, à Paris, à Berlin; cita de mémoire deux ou trois passages du testament, et finit par déclarer que le gouvernement prussien, d'accord avec la France, appuierait au besoin ses justes réclamations.
— Tu comprends bien, ajouta-t-il en secouant Meiser par le bouton de son habit, que je ne suis pas un renard de la chicane. Si tu avais le poignet assez vigoureux pour manoeuvrer un bon sabre, nous irions sur le terrain, bras-dessus, bras-dessous, et je te jouerais la somme en trois points, aussi vrai que tu sens le bouillon!
— Heureusement, monsieur, dit Meiser, mon âge me met à l'abri de toute brutalité. Vous ne voudriez pas fouler aux pieds le cadavre d'un vieillard!
— Vénérable canaille! mais tu m'aurais tué comme un chien, si ton pistolet n'avait pas raté!
— Il n'était pas chargé, monsieur le colonel! Il n'était… presque pas chargé! Mais je suis un homme accommodant et nous pouvons très bien nous entendre. Je ne vous dois rien, et d'ailleurs il y a prescription; mais enfin… combien demandez- vous?
— Voilà qui est parlé. À mon tour!
La complice du vieux coquin adoucit le timbre de sa voix: figurez-vous une scie léchant un arbre avant de le mordre.
— Écoute, mon Claus, écoute ce que va dire Mr le colonel Fougas. Tu vas voir comme il est raisonnable! Ce n'est pas lui qui penserait à ruiner de pauvres gens comme nous. Ah! ciel! il n'en est pas capable. C'est un si noble coeur! Un homme si désintéressé! Un digne officier du grand Napoléon (Dieu ait son âme!).
— Assez, la vieille! dit Fougas avec un geste énergique qui trancha ce discours par le milieu. J'ai fait faire à Berlin le compte de ce qui m'est dû en capital et intérêts.
— Des intérêts! cria Meiser. Mais en quel pays, sous quelle latitude fait-on payer les intérêts de l'argent? Cela se voit peut-être dans le commerce, mais entre amis! jamais, au grand jamais, mon bon monsieur le colonel! Que dirait mon pauvre oncle, qui nous voit du haut des cieux, s'il savait que vous réclamez les intérêts de sa succession?
— Mais, tais-toi donc, Nickle! reprit la femme. Mr le colonel vient de te dire lui-même qu'il ne voulait pas entendre parler des intérêts.
— Nom d'un canon rayé! vous tairez-vous, pies borgnes? Je crève de faim, moi, et je n'ai pas apporté mon bonnet de coton pour coucher ici!… Voici l'affaire. Vous me devez beaucoup, mais la somme n'est pas ronde, il y a des fractions et je suis pour les affaires nettes. D'ailleurs, mes goûts sont modestes. J'ai ce qu'il me faut pour ma femme et pour moi; il ne s'agit plus que de pourvoir mon fils!
— Très bien! cria Meiser. Je me charge de l'éducation du petit!…
— Or, depuis une dizaine de jours que je suis redevenu citoyen du monde, il y a un mot que j'entends dire partout. À Paris comme à Berlin, on ne parle plus que de millions; il n'est plus question d'autre chose et tous les hommes ont des millions plein la bouche. À force d'en entendre parler, j'ai eu la curiosité de savoir ce que c'est. Allez me chercher un million, et je vous donne quittance!
Si vous voulez vous faire une idée approximative des cris perçants qui lui répondirent, allez au jardin des plantes à l'heure du déjeuner des oiseaux de proie, et essayez de leur arracher la viande du bec. Fougas se boucha les oreilles et demeura inébranlable. Les prières, les raisonnements, les mensonges, les flatteries, les bassesses glissaient sur lui comme la pluie sur un toit de zinc. Mais à dix heures du soir, lorsqu'il jugea que tout accommodement était impossible, il prit son chapeau:
— Bonsoir, dit-il. Ce n'est plus un million qu'il me faut, mais deux millions et le reste. Nous plaiderons. Je vais souper.
Il était déjà dans l'escalier, quand Mme Meiser dit à son mari:
— Rappelle-le et donne-lui son million!
— Es-tu folle?
— N'aie pas peur.
— Je ne pourrai jamais!
— Dieu! que les hommes sont bêtes! Monsieur! monsieur Fougas! monsieur le colonel Fougas! Remontez, je vous en prie! nous consentons à tout ce que vous voulez!
— Sacrebleu! dit-il en rentrant, vous auriez bien dû vous décider plus tôt. Mais enfin, voyons la monnaie!
Mme Meiser lui expliqua de sa voix la plus tendre que les pauvres capitalistes comme eux n'avaient pas un million dans leur caisse.
— Mais vous ne perdrez rien pour attendre, mon doux monsieur! Demain, vous toucherez la somme en bel argent blanc: mon mari va vous signer un bon sur la banque royale de Dantzig.
— Mais… disait encore l'infortuné Meiser.
Il signa cependant, car il avait une confiance sans bornes dans le génie pratique de Catherine. La vieille pria Fougas de s'asseoir au bout de la table et lui dicta une quittance de deux millions, pour solde de tout compte. Vous pouvez croire qu'elle n'oublia pas un mot des formules légales et qu'elle se mit en règle avec le code prussien. La quittance, écrite en entier de la main du colonel, remplissait trois grandes pages.
Ouf! Il signa et parapha la chose et reçut en échange la signature de Nicolas, qu'il savait bonne.
— Décidément, dit-il au vieillard, tu n'es pas aussi arabe qu'on me l'avait dit à Berlin. Touche là, vieux fripon! Je ne donne la main qu'aux honnêtes gens à l'ordinaire; mais dans un jour comme celui-ci, on peut faire un petit extra.
— Faites-en deux, monsieur Fougas, dit humblement Mme Meiser.
Acceptez votre part de ce modeste souper!
— Parbleu! la vieille; ça n'est pas de refus. Mon souper doit être froid à l'auberge de la Cloche, et vos plats qui fument sur leurs réchauds m'ont déjà donné plus d'une distraction. D'ailleurs, voilà des flûtes de verre jaunâtre sur lesquelles Fougas ne sera pas fâché de jouer un air.
La respectable Catherine fit ajouter un couvert et commanda à Berbel d'aller se mettre au lit. Le colonel plia en huit le million du père Meiser, l'enveloppa soigneusement dans un paquet de billets de banque et serra le tout dans ce petit carnet que sa chère Clémentine lui avait envoyé. Onze heures sonnaient à la pendule.
À onze heures et demie, Fougas commença à voir le monde en rose. Il loua hautement le vin du Rhin et remercia les Meiser de leur hospitalité. À minuit, il leur rendit son estime. À minuit un quart, il les embrassa. À minuit et demi, il fit l'éloge de l'illustre Jean Meiser, son bienfaiteur et son ami. Lorsqu'il apprit que Jean Meiser était mort dans cette maison, il versa un torrent de larmes. À une heure moins un quart, il entra dans la voie des confidences, parla de son fils qu'il allait rendre heureux, de sa fiancée qui l'attendait. Vers une heure, il goûta d'un célèbre vin de Porto que Mme Meiser était allée chercher elle-même à la cave. À une heure et demie, sa langue s'épaissit, ses yeux se voilèrent, il lutta quelque temps contre l'ivresse et le sommeil, annonça qu'il allait raconter la campagne de Russie, murmura le nom de l'Empereur, et glissa sous la table.
— Tu me croiras si tu veux, dit Mme Meiser à son mari, ce n'est pas un homme qui est entré dans notre maison, c'est le diable!
— Le diable!
— Sans cela, t'aurais-je conseillé de lui donner un million? J'ai entendu une voix qui me disait: «Si vous n'obéissez à l'envoyé des enfers, vous mourrez cette nuit l'un et l'autre.» C'est alors que je l'ai rappelé dans l'escalier. Ah! si nous avions eu affaire à un homme, je t'aurais dit de plaider jusqu'à notre dernier sou.
— À là bonne heure! Eh bien! te moqueras-tu encore de mes visions?
— Pardonne-moi, mon Claus, j'étais folle!
— Et moi qui avais fini par le croire?
— Pauvre innocent! tu croyais peut-être aussi que c'était Mr le colonel Fougas!
— Dame!
— Comme s'il était possible de ressusciter un homme! C'est un démon, te dis-je, qui a pris les traits du colonel pour nous voler notre argent!
— Qu'est-ce que les démons peuvent faire avec de l'argent?
— Tiens! ils construisent des cathédrales!
— Mais à quoi reconnaît-on le diable quand il est déguisé?
— D'abord à son pied fourchu, mais il met des bottes; ensuite à son oreille raccommodée.
— Bah! Et pourquoi?
— Parce que le diable a l'oreille pointue, et que, pour la faire ronde, il faut la recouper.
Meiser se pencha sous la table et poussa un cri d'épouvante.
— C'est bien le diable! dit-il. Mais comment s'est-il laissé endormir?
— Tu n'as donc pas vu qu'en remontant de la cave j'ai passé par ma chambre? J'ai mis une goutte d'eau bénite dans le vin de Porto: charme contre charme! et il est tombé.
— Voilà qui va bien. Mais qu'est-ce que nous en ferons, maintenant qu'il est en notre pouvoir?
— Qu'est-ce qu'on fait des démons, dans les Écritures? Le
Seigneur les jette à la mer.
— La mer est loin de chez nous.
— Mais, grand enfant! le puits public est tout près!
— Et que va-t-on dire demain quand on trouvera son corps?
— On ne trouvera rien du tout, et même ce papier qu'il nous a signé sera changé en feuille sèche.
Dix minutes plus tard, Mr et Mme Meiser ballottaient quelque chose de lourd au-dessus du puits public, et dame Catherine murmurait à demi-voix l'incantation suivante:
Démon, fils de l'enfer, sois maudit! Démon, fils de l'enfer, sois précipité! Démon, fils de l'enfer, retourne dans l'enfer!
Un bruit sourd, le bruit d'un corps qui tombe à l'eau, termina la cérémonie, et les deux conjoints rentrèrent chez eux, avec la satisfaction qui suit toujours un devoir accompli. Nicolas disait en lui-même:
«Je ne la croyais pas si crédule!»
«Je ne le savais pas si naïf!» pensait la digne Kettle, épouse légitime de Claus.
Ils dormirent du sommeil de l'innocence. Ah! que leurs oreillers leur auraient semblé moins doux si Fougas était rentré chez lui avec le million!
À dix heures du matin, comme ils prenaient leur café au lait avec des petits pains au beurre, le gouverneur de la Banque entra chez eux et leur dit:
— Je vous remercie d'avoir accepté une traite sur Paris au lieu du million en argent, et sans prime. Ce Jeune Français que vous nous avez envoyé est un peu brusque, mais bien gai et bon enfant.
XVIII — Le colonel cherche à se débarrasser d'un million qui le gêne.
Fougas avait quitté Paris pour Berlin le lendemain de son audience. Il. mit trois jours à faire la route, car il s'arrêta quelque temps à Nancy. Le maréchal lui avait donné une lettre de recommandation pour le préfet de la Meurthe, qui le reçut fort bien et promit de l'aider dans ses recherches. Malheureusement, la maison où il avait aimé Clémentine Pichon n'existait plus. La municipalité l'avait démolie vers 1827, en perçant une rue. Il est certain que les édiles n'avaient pas abattu la famille avec la maison, mais une nouvelle difficulté surgit tout à coup: le nom de Pichon surabondait, dans la ville, dans la banlieue et dans le département. Entre cette multitude de Pichon, Fougas ne savait à qui sauter au cou. De guerre lasse et pressé de courir sur le chemin de la fortune, il laissa une note au commissaire de police:
«Rechercher, sur les registres de l'État civil et ailleurs, une jeune fille appelée Clémentine Pichon. Elle avait dix-huit ans en 1813; ses parents tenaient une pension pour les officiers. Si elle vit, trouver son adresse; si elle est morte, s'enquérir de ses héritiers. Le bonheur d'un père en dépend!»
En arrivant à Berlin, le colonel apprit que sa réputation l'avait précédé. La note du ministre de la guerre avait été transmise au gouvernement prussien par la légation de France; Léon Renault, dans sa douleur, avait trouvé le temps d'écrire un mot au docteur Hirtz; les journaux commençaient à parler et les sociétés savantes à s'émouvoir. Le Prince Régent ne dédaigna pas d'interroger son médecin: l'Allemagne est un pays bizarre où la science intéresse les princes eux-mêmes.
Fougas, qui avait lu la lettre du docteur Hirtz annexée au testament de Mr Meiser, pensa qu'il devait quelques remerciements au bonhomme. Il lui fit une visite et l'embrassa en l'appelant oracle d'Épidaure. Le docteur s'empara de lui, fit prendre ses bagages à l'hôtel, et lui donna la meilleure chambre de sa maison. Jusqu'au 29 du mois, le colonel fut choyé comme un ami et exhibé comme un phénomène. Sept photographes se disputèrent un homme si précieux: les villes de Grèce n'ont rien fait de plus pour notre pauvre vieil Homère. S.A.R, le Prince Régent voulut le voir en personne naturelle, et pria Mr Hirtz de l'amener au palais. Fougas se fit un peu tirer l'oreille: il prétendait qu'un soldat ne doit pas frayer avec l'ennemi, et se croyait encore en 1813.
Le prince est un militaire distingué, qui a commandé en personne au fameux siège de Rastadt. Il prit plaisir à la conversation de Fougas; l'héroïque naïveté de ce jeune grognard le ravit. Il lui fit de grands compliments et lui dit que l'empereur des Français était bien heureux d'avoir autour de lui des officiers de ce mérite.
— Il n'en a pas beaucoup, répliqua le colonel. Si nous étions seulement quatre ou cinq cents de ma trempe, il y a longtemps que votre Europe serait dans le sac!
Cette réponse parut plus comique que menaçante, et l'effectif de l'armée prussienne ne fut pas augmenté ce jour-là.
Son Altesse Royale annonça directement à Fougas que son indemnité avait été réglée à deux cent cinquante mille francs, et qu'il pourrait toucher cette somme au Trésor dès qu'il le jugerait agréable.
— Monseigneur, répondit-il, il est toujours agréable d'empocher l'argent de l'ennem… de l'étranger. Mais, tenez! je ne suis pas un thuriféraire de Plutus: rendez-moi le Rhin et Posen, et je vous laisse vos deux cent cinquante mille francs.
— Y songez-vous? dit le prince en riant. Le Rhin et Posen!
— Le Rhin est à la France et Posen à la Pologne, bien plus légitimement que cet argent n'est à moi. Mais voilà mes grands seigneurs: ils se font un devoir de payer les petites dettes et un point d'honneur de nier les grandes! Le prince fit la grimace, et tous les visages de la cour se mirent à grimacer uniformément. On trouva que Mr Fougas avait fait preuve de mauvais goût en laissant tomber une miette de vérité dans un gros plat de bêtises.
Mais une jolie petite baronne viennoise, qui assistait à sa présentation, fut beaucoup plus charmée de sa figure que scandalisée de ses discours. Les dames de Vienne se sont fait une réputation d'hospitalité qu'elles s'efforcent de justifier partout, et même hors de leur patrie.
La baronne de Marcomarcus avait encore une autre raison d'attirer le colonel: depuis deux ou trois ans, elle faisait collection d'hommes célèbres, en photographie, bien entendu. Son album était peuplé de généraux, d'hommes d'État, de philosophes et de pianistes, qui s'étaient donnés à elle en écrivant au bas du portrait: «Hommage respectueux.» On y comptait plusieurs prélats romains et même un cardinal célèbre, mais il y manquait un revenant. Elle écrivit donc à Fougas un billet tout pétillant d'impatience et de curiosité pour le prier à souper chez elle. Fougas, qui partait le lendemain pour Dantzig, prit une feuille de papier grand-aigle et se mit en devoir de s'excuser poliment. Il craignait, ce coeur délicat et chevaleresque, qu'une soirée de conversation et de plaisir dans la compagnie des plus jolies femmes de l'Allemagne, ne fût comme une infidélité morale au souvenir de Clémentine. Il chercha donc une formule convenable et écrivit:
«Trop indulgente beauté, je…»
La muse ne lui dicta rien de plus. Il n'était pas en train d'écrire, il se sentait plutôt en humeur de souper. Ses scrupules se dissipèrent comme des nuages chassés par un joli vent de nord- est; il endossa la redingote à brandebourgs, et porta sa réponse lui-même. C'était la première fois qu'il soupait depuis sa résurrection. Il fit preuve d'un bel appétit et s'enivra quelque peu, mais non pas comme à son ordinaire. La baronne de Marcomarcus, émerveillée de son esprit et de sa verve intarissable, le garda le plus longtemps qu'elle put. Et maintenant encore, elle dit à ses amis en leur montrant le portrait du colonel:
«Il n'y a que ces officiers français pour faire la conquête du monde!»
Le lendemain, il boucla une malle de veau noir qu'il avait achetée à Paris, toucha son argent au Trésor et se mit en route pour Dantzig. Il dormit en wagon, parce qu'il avait soupé la veille. Un ronflement terrible l'éveilla. Il chercha le ronfleur, ne le trouva point autour de lui, ouvrit la porte du compartiment voisin, car les wagons allemands sont beaucoup plus commodes que les nôtres, et secoua un gros monsieur qui paraissait cacher tout un jeu d'orgues dans son corps. À l'une des stations, il but une bouteille de vin de Marsala et mangea deux douzaines de sandwiches, parce que le souper de la veille lui avait creusé l'estomac. À Dantzig, il arracha sa malle noire aux mains d'un énorme filou qui s'apprêtait à la prendre.
Il se fit conduire au meilleur hôtel de la ville, y commanda son souper, et courut à la maison de Mr et Mme Meiser. Ses amis de Berlin lui avaient donné des renseignements sur cette charmante famille. Il savait qu'il aurait affaire au plus riche et au plus avare des fripons: c'est pourquoi il prit le ton cavalier qui a pu sembler étrange à plus d'un lecteur dans le chapitre précédent.
Malheureusement, il s'humanisa un peu trop lorsqu'il eut son million en poche. La curiosité d'étudier à fond les longues bouteilles jaunes faillit lui jouer un mauvais tour. Sa raison s'égara, vers une heure du matin, si j'en crois ce qu'il a raconté lui-même. Il assure qu'après avoir dit adieu aux braves gens qui l'avaient si bien traité, il se laissa tomber dans un puits profond et large, dont la margelle, à peine élevée au-dessus du niveau de la rue, mériterait au moins un lampion.
Je m'éveillai (c'est toujours lui qui parle) dans une eau très fraîche et d'un goût excellent. Après avoir nagé une ou deux minutes en cherchant un point d'appui solide, je saisis une grosse corde et je remontai sans effort à la surface du sol qui n'était pas à plus de quarante pieds. Il ne faut que des poignets et un peu de gymnastique, et ce n'est nullement un tour de force. En sautant sur le pavé, je me vis en présence d'une espèce de guetteur de nuit qui braillait les heures dans la rue et me demanda insolemment ce que je faisais là. Je le rossai d'importance, et ce petit exercice me fit du bien en rétablissant la circulation du sang. Avant de retourner à l'auberge, je m'arrêtai sous un réverbère, j'ouvris mon portefeuille, et je vis avec plaisir que mon million n'était pas mouillé. Le cuir était épais et le fermoir solide; d'ailleurs, j'avais enveloppé le bon de Mr Meiser dans une demi-douzaine de billets de cent francs, gras comme des moines. Ce voisinage l'avait préservé.
Cette vérification faite, il rentra, se mit au lit et dormit à poings fermés. Le lendemain, en s'éveillant, il reçut la note suivante, émanée de la police de Nancy:
«Clémentine Pichon, dix-huit ans, fille mineure d'Auguste Pichon, hôtelier, et de Léonie Francelot, mariée en cette ville le 11 janvier 1814 à Louis-Antoine Langevin, sans profession désignée.
«Le nom de Langevin est aussi rare dans le département que le nom de Pichon y est commun. À part l'honorable Mr Victor Langevin, conseiller de préfecture à Nancy, on ne connaît que le nommé Langevin (Pierre), dit Pierrot, meunier dans la commune de Vergaville, canton de Dieuze.»
Fougas sauta jusqu'au plafond en criant:
— J'ai un fils!
Il appela le maître d'hôtel et lui dit:
— Fais ma note et envoie mes bagages au chemin de fer. Prends mon billet pour Nancy; je ne m'arrêterai pas en route. Voici deux cents francs que je te donne pour boire à la santé de mon fils! Il s'appelle Victor comme moi! Il est conseiller de préfecture! Je l'aimerais mieux soldat, n'importe! Ah! fais-moi d'abord conduire à la Banque! Il faut que j'aille chercher un million qui est à lui!
Comme il n'y a pas de service direct entre Dantzig et Nancy, il fut obligé de s'arrêter à Berlin. Mr Hirtz, qu'il vit en passant, lui annonça que les sociétés savantes de la ville préparaient un immense banquet en son honneur; mais il refusa net.
— Ce n'est pas, dit-il, que je méprise une occasion de boire en bonne compagnie, mais la nature a parlé: sa voix m'attire! L'ivresse la plus douce à tous les coeurs bien nés est celle de l'amour paternel!
Pour préparer son cher enfant à la joie d'un retour si peu attendu, il mit son million sous enveloppe à l'adresse de Mr Victor Langevin, avec une longue lettre qui se terminait ainsi:
«La bénédiction d'un père est plus précieuse que tout l'or du monde!
«VICTOR FOUGAS.»
La trahison de Clémentine Pichon froissa légèrement son amour- propre; mais il en fut bientôt consolé.
«Au moins, pensait-il, je ne serai pas forcé d'épouser une vieille femme quand il y en a une jeune à Fontainebleau qui m'attend. Et puis mon fils a un nom et même un nom très présentable. Fougas est beaucoup mieux, mais Langevin n'est pas mal.»
Il débarqua le 2 septembre à six heures du soir dans cette belle grande ville un peu triste, qui est le Versailles de la Lorraine. Son coeur battait à tout rompre. Pour se donner des forces, il dîna bien. Le maître de l'hôtel, interrogé au dessert, lui fournit les meilleurs renseignements sur Mr Victor Langevin: un homme encore jeune, marié depuis six ans, père d'un garçon et d'une fille, estimé dans le pays et bien dans ses affaires.
— J'en étais sûr, dit Fougas.
Il se versa rasade d'un certain kirsch de la forêt Noire qui lui parut délicieux avec des macarons.
Ce soir-là, Mr Langevin raconta à sa femme qu'en revenant du cercle, à dix heures, il avait été accosté brutalement par un ivrogne. Il le prit d'abord pour un malfaiteur et s'apprêta à se défendre; mais l'homme se contenta de l'embrasser et s'enfuit à toutes jambes. Ce singulier accident jeta les deux époux dans une série de conjectures plus invraisemblables les unes que les autres. Mais comme ils étaient jeunes tous les deux, et mariés depuis sept ans à peine, ils changèrent bientôt de conversation.
Le lendemain matin, Fougas, chargé de bonbons comme un baudet de farine, se présenta chez Mr Langevin. Pour se faire bien voir de ses deux petits-enfants, il avait écrémé la boutique du célèbre Lebègue, qui est le Boissier de Nancy. La servante qui lui ouvrit la porte demanda si c'était lui que monsieur attendait.
— Bon! dit-il; ma lettre est arrivée?
— Oui, monsieur; hier matin. Et vos malles?
— Je les ai laissées à l'hôtel.
— Monsieur ne sera pas content. Votre chambre est prête là-haut.
— Merci! merci! merci! Prends ce billet de cent francs pour la bonne nouvelle.
— Oh! monsieur, il n'y avait pas de quoi!
— Mais où est-il? Je veux le voir, l'embrasser, lui dire…
— Il s'habille, monsieur, et madame aussi.
— Et les enfants, mes chers petits-enfants?
— Si vous voulez les voir, ils sont là dans la salle à manger.
— Si je le veux! Ouvre bien vite!
Il trouva que le petit garçon lui ressemblait, et il se réjouit de le voir en costume d'artilleur avec un sabre. Ses poches se vidèrent sur le parquet et les deux enfants, à la vue de tant de bonnes choses, lui sautèrent au cou.
— Ô philosophes! s'écria le colonel, oseriez-vous nier la voix de la nature?
Une jolie petite dame (toutes les jeunes femmes sont jolies à
Nancy) accourut aux cris joyeux de la marmaille.
— Ma belle-fille! cria Fougas en lui tendant les bras.
La maîtresse du logis se recula prudemment et dit avec un fin sourire:
— Vous vous trompez, monsieur; je ne suis ni vôtre, ni belle, ni fille; je suis Mme Langevin.
— Que je suis bête, pensa le colonel; j'allais raconter devant ces enfants nos secrets de famille! De la tenue, Fougas! Tu es dans un monde distingué, où l'ardeur des sentiments les plus doux se cache sous le masque glacé de l'indifférence.
— Asseyez-vous, dit Mme Langevin; j'espère que vous avez fait bon voyage?
— Oui, madame. À cela près que la vapeur me paraissait trop lente!
— Je ne vous savais pas si pressé d'arriver.
— Vous ne comprenez pas que je brûlais d'être ici?
— Tant mieux; c'est une preuve que la raison et la famille se sont fait entendre à la fin.
— Est-ce ma faute, à moi, si la famille n'a pas parlé plus tôt?
— L'important, c'est que vous l'ayez écoutée. Nous tâcherons que vous ne vous ennuyiez pas à Nancy.
— Et comment le pourrais-je, tant que je demeurerai au milieu de vous?
— Merci. Notre maison sera la vôtre. Mettez-vous dans l'esprit que vous êtes de la famille.
— Dans l'esprit et dans le coeur, madame.
— Et vous ne songerez plus à Paris?
— Paris!… je m'en moque comme de l'an quarante?
— Je vous préviens qu'ici l'on ne se bat pas en duel.
— Comment? vous savez déjà…
— Nous savons tout, et même l'histoire de ce fameux souper avec des femmes un peu légères.
— Comment diable avez-vous appris?… Mais cette fois-là, écoutez, j'étais bien excusable.
Mr Langevin parut à son tour, rasé de frais et rubicond; un joli type de sous-préfet en herbe.
— C'est admirable, pensa Fougas, comme nous nous conservons dans la famille! On ne donnerait pas trente-cinq ans à ce gaillard-là, et il en a bel et bien quarante-six. Par exemple, il ne me ressemble pas du tout, il tient de sa mère!
— Mon ami, dit Mme Langevin, voici un mauvais sujet qui promet d'être bien sage.
— Soyez le bienvenu, jeune homme! dit le conseiller en serrant la main de Fougas.
Cet accueil parut froid à notre pauvre héros. Il rêvait une pluie de baisers et de larmes, et ses enfants se contentaient de lui serrer la main.
— Mon enf…, monsieur, dit-il à Langevin, il manque une personne à notre réunion. Quelques torts réciproques, et d'ailleurs prescrits par le temps, ne sauraient élever entre nous une barrière insurmontable. Oserais-je vous demander la faveur d'être présenté à Mme votre mère?
Mr Langevin et sa femme ouvraient de grands yeux étonnés.
— Comment, monsieur, dit le mari, il faut que la vie de Paris vous ait fait perdre la mémoire. Ma pauvre mère n'est plus! Il y a déjà trois ans que nous l'avons perdue!
Le bon Fougas fondit en larmes.
— Pardon! dit-il, je ne le savais pas. Pauvre femme!
— Je ne vous comprends pas! Vous connaissiez ma mère?
— Ingrat!
— Drôle de garçon! Mais vos parents ont reçu une lettre de part?
— Quels parents?
— Votre père et votre mère!
— Ah ça! qu'est-ce vous me chantez? Ma mère était morte avant que la vôtre ne fût de ce monde!
— Mme votre mère est morte?
— Oui, parbleu, en 89!
— Comment! Ce n'est pas Mme votre mère qui vous envoie ici?
— Monstre! c'est mon coeur de père qui m'y amène!
— Coeur de père?… Mais vous n'êtes donc pas le fils Jamin, qui a fait des folies dans la capitale et qu'on envoie à Nancy pour suivre les cours de l'école forestière?
Le colonel emprunta la voix du Jupiter tonnant répondit:
— Je suis Fougas!
— Eh bien!
— Si la nature ne te dit rien en ma faveur, fils ingrat! interroge les mânes de ta mère!
— Parbleu! monsieur, s'écria le conseiller, nous pourrions jouer longtemps aux propos interrompus. Asseyez-vous là, s'il vous plaît, et dites-moi votre affaire… Marie, emmène les enfants.
Fougas ne se fit point prier. Il conta le roman de sa vie sans rien omettre, mais avec des ménagements infinis pour les oreilles filiales de Mr Langevin. Le conseiller l'écouta patiemment, en homme désintéressé dans la question.
— Monsieur, dit-il enfin, je vous ai pris d'abord pour un insensé; maintenant, je me rappelle que les journaux ont donné quelques bribes de votre histoire, et je vois que vous êtes victime d'une erreur. Je n'ai pas quarante-six ans, mais trente- quatre. Ma mère ne s'appelle pas Clémentine Pichon, mais Marie Kerval. Elle n'est pas née à Nancy, mais à Vannes, et elle était âgée de sept ans en 1813. J'ai bien l'honneur de vous saluer.
— Ah! tu n'es pas mon fils! reprit Fougas en colère. Eh bien! tant pis pour toi! n'a pas qui veut un père du nom de Fougas! Et des fils du nom de Langevin, on n'a qu'à se baisser pour en prendre. Je sais où en trouver un, qui n'est pas conseiller de préfecture, c'est vrai, qui ne met pas un habit brodé pour aller à la messe, mais qui a le coeur honnête et simple, et qui se nomme Pierre, tout comme moi! Mais pardon! lorsqu'on met les gens à la porte, on doit au moins leur rendre ce qui leur appartient.
— Je ne vous empêche pas de ramasser les bonbons que mes enfants ont semés à terre.
— C'est bien de bonbons qu'il s'agit! Mon million, monsieur!
— Quel million?
— Le million de votre frère!… Non! de celui qui n'est pas votre frère, du fils de Clémentine, de mon cher et unique enfant, seul rejeton de ma race, Pierre Langevin, dit Pierrot, meunier à Vergaville!
— Mais je vous jure, monsieur, que je n'ai pas de million à vous, ni à personne.
— Ose le nier, scélérat! quand je te l'ai moi-même envoyé par la poste!
— Vous me l'avez peut-être envoyé, mais pour sûr je ne l'ai pas reçu!
— Eh bien! défends ta vie!
Il lui sauta à la gorge, et peut-être la France eût-elle perdu ce jour-là un conseiller de préfecture, si la servante n'était entrée avec deux lettres à la main. Fougas reconnut son écriture et le timbre de Berlin, déchira l'enveloppe et montra le bon sur la Banque.
— Voilà, dit-il, le million que je vous destinais si vous aviez voulu être mon fils! Maintenant, il est trop tard pour vous rétracter. La nature m'appelle à Vergaville. Serviteur!
Le 4 septembre, Pierre Langevin, meunier de Vergaville, mariait Cadet Langevin son second fils. La famille du meunier était nombreuse, honnête et passablement aisée. Il y avait d'abord le grand-père, un beau vieillard solide, qui faisait ses quatre repas et traitait ses petites indispositions par le vin de Bar ou de Thiaucourt. La grand-mère Catherine avait été jolie dans les temps et quelque peu légère, mais elle expiait par une surdité absolue le crime d'avoir écouté les galants. Mr Pierre Langevin, dit Pierrot, dit Gros-Pierre, après avoir cherché fortune en Amérique (c'est un usage assez répandu dans le pays), était rentré au village comme un petit saint Jean, et Dieu sait les gorges chaudes qu'on fit de sa mésaventure! Les Lorrains sont gouailleurs au premier degré; si vous n'entendez pas plaisanterie, je ne vous conseillerai jamais de voyager dans leurs environs. Gros-Pierre, piqué au vif, et quasi furieux d'avoir mangé sa légitime, emprunta de l'argent à dix, acheta le moulin de Vergaville, travailla comme un cheval de labour dans les terres fortes, et remboursa capital et intérêts. La fortune qui lui devait quelques dédommagements lui fournit gratis pro Deo une demi-douzaine d'ouvriers superbes: six gros garçons, que sa femme lui donna d'année en année. C'était réglé comme une horloge. Tous les ans, neuf mois jour pour jour après la fête de Vergaville, la Claudine, dite Glaudine, en baptisait un. Seulement, elle mourut après le sixième, pour avoir mangé quatre grands morceaux de quiche avant ses relevailles. Gros-Pierre ne se remaria point, attendu qu'il avait des ouvriers en suffisance, et il arrondit son bien tout doucement. Mais comme les plaisanteries durent longtemps au village, les camarades du meunier lui parlaient encore de ces fameux millions qu'il n'avait pas rapportés d'Amérique; et Gros-Pierre se fâchait tout rouge sous sa farine, ainsi qu'aux premiers jours.
Le 4 septembre donc, il mariait son cadet à une bonne grosse mère d'Altroff qui avait les joues fermes et violettes: c'est un genre de beauté qu'on goûte assez dans le pays. La noce se faisait au moulin, vu que la mariée était orpheline de père et de mère et qu'elle sortait de chez les religieuses de Molsheim.
On vint dire à Pierre Langevin qu'un monsieur décoré avait quelque chose à lui dire, et Fougas parut dans sa splendeur.
— Mon bon monsieur, dit le meunier, je ne suis guère en train de parler d'affaires, parce que nous avons bu un coup de vin blanc avant la messe; mais nous allons en boire pas mal de rouge à dîner, et si le coeur vous en dit, ne vous gênez pas! La table est longue. Nous causerons après. Vous ne dites pas non? Alors, c'est oui.
«Pour le coup, pensa Fougas, je ne me trompe pas. C'est bien la voix de la nature! J'aurais mieux aimé un militaire, mais ce brave agriculteur tout rond suffit à mon coeur. Je ne lui devrai point les satisfactions de l'orgueil; mais n'importe! J'ai son amitié.
Le dîner était servi, et la table plus chargée de viandes que l'estomac de Gargantua. Gros-Pierre aussi glorieux de sa grande famille que de sa petite fortune, fit assister le colonel au dénombrement de ses fils. Et Fougas se réjouit d'apprendre qu'il avait six petits-enfants bien venus.
On le mit à la droite d'une petite vieille rabougrie qui lui fut présentée comme la grand-mère de ces gaillards-là. Dieu! que Clémentine lui parut changée! Excepté les yeux, qui restaient vifs et brillants, il n'y avait plus rien de reconnaissable en elle.
«Voilà, pensa Fougas, comme je serais aujourd'hui, si le brave
Jean Meiser ne m'avait pas desséché!
Il souriait avec malice en regardant le grand-père Langevin, chef putatif de cette nombreuse famille.
«Pauvre vieux! murmurait Fougas, tu ne sais pas ce que tu me dois!
On dîne bruyamment aux noces de village. C'est un abus que la civilisation ne réformera jamais, je l'espère bien. À la faveur du bruit, le colonel causa ou crut causer avec sa voisine.
— Clémentine! lui dit-il.
Elle leva les yeux et même le nez et répondit:
— Oui, monsieur.
— Mon coeur ne m'a donc pas trompé? vous êtes bien ma
Clémentine!
— Oui, monsieur.
— Et tu m'as reconnu, brave et excellente femme!
— Oui, monsieur.
— Mais comment as-tu si bien caché ton émotion?… Que les femmes sont fortes!… Je tombe du ciel au milieu de ton existence paisible, et tu me vois sans sourciller!
— Oui, monsieur.
— M'as-tu pardonné un crime apparent dont le destin seul fut coupable?
— Oui, monsieur.
— Merci! oh! merci!… Quelle admirable famille autour de toi! Ce bon Pierre qui m'a presque ouvert les bras en me voyant paraître, c'est mon fils, n'est-il pas vrai?
— Oui, monsieur.
— Réjouis-toi: il sera riche! Il a déjà le bonheur; je lui apporte la fortune. Un million sera son partage. Quelle ivresse, ô Clémentine! dans cette naïve assemblée, lorsque j'élèverai la voix pour dire à mon fils: «Tiens! ce million est à toi!» Le moment est-il venu? Faut-il parler? Faut-il tout dire;
— Oui, monsieur.
Fougas se leva donc et réclama le silence. On supposa qu'il allait chanter une chanson, et l'on se tut.
— Pierre Langevin, dit-il avec emphase, je reviens de l'autre monde et je t'apporte un million.
Si Gros-Pierre ne voulut point se fâcher, du moins il rougit et la plaisanterie lui sembla de mauvais goût. Mais quand Fougas annonça qu'il avait aimé la grand-maman dans sa jeunesse, le vieux père Langevin n'hésita point à lui lancer une bouteille à la tête. Le fils du colonel, ses magnifiques petits-fils et jusqu'à la mariée se levèrent en grand courroux, et ce fut une belle bataille.
Pour la première fois de sa vie, Fougas ne fut point le plus fort. Il craignait d'éborgner quelqu'un de sa famille. Le sentiment paternel lui ôta les trois quarts de ses moyens.
Mais ayant appris dans la bagarre que Clémentine s'appelait Catherine, et que Pierre Langevin était né en 1810, il reprit l'avantage, pocha trois yeux, cassa un bras, déforma deux nez, enfonça quatre douzaines de dents, et regagna sa voiture avec tous les honneurs de la guerre.
«Diable soit des enfants! disait-il en courant la poste vers la station d'Avricourt. Si j'ai un fils, qu'il me trouve!
XIX — Il demande et accorde la main de Clémentine.
Le 5 septembre, à dix heures du matin, Léon Renault, maigre, défait et presque méconnaissable, était aux pieds de Clémentine Sambucco, dans le salon de sa tante. Il y avait des fleurs sur la cheminée, des fleurs dans toutes les jardinières. Deux grands coquins de rayons de soleil entraient par les fenêtres ouvertes. Un million de petits atomes bleuâtres jouaient dans la lumière et se croisaient, s'accrochaient au gré de la fantaisie, comme les idées dans un volume de Mr Alfred Houssaye. Dans le jardin, les pommes tombaient, les pêches étaient mûres, les frelons creusaient des trous larges et profonds dans les paires de duchesse; les bignonias et les clématites fleurissaient; enfin une grande corbeille d'héliotropes, étalée sous la fenêtre de gauche, était dans tout son beau. Le soleil appliquait à toutes les grappes de la treille une couche d'or bruni; le grand yucca de la pelouse, agité par le vent comme un chapeau chinois, entrechoquait sans bruit ses clochettes argentées. Mais le fils de Mr Renault était plus pâle et plus flétri que les rameaux des lilas, plus abattu que les feuilles du vieux cerisier; son coeur était sans joie et sans espérance, comme les groseilliers sans feuilles et sans fruits!
S'être exilé de la terre natale, avoir vécu trois ans sous un climat inhospitalier, avoir passé tant de jours dans les mines profondes, tant de nuits sur un poêle de faïence avec beaucoup de punaises et passablement de moujiks, et se voir préférer un colonel de vingt-cinq louis qu'on a ressuscité soi-même en le faisant tremper dans l'eau!
Tous les hommes ont éprouvé des déceptions, mais personne à coup sûr n'avait subi un malheur si peu prévu et si extraordinaire. Léon savait que la terre n'est pas une vallée de chocolat au lait ni de potage à la reine. Il connaissait la liste des infortunes célèbres, qui commence à la mort d'Abel assommé dans le paradis terrestre, et se termine au massacre de Rubens dans la galerie du Louvre, à Paris. Mais l'histoire, qui nous instruit rarement, ne nous console jamais. Le pauvre ingénieur avait beau se répéter que mille autres avaient été supplantés la veille du mariage et cent mille autres le lendemain, la tristesse était plus forte que la raison, et trois ou quatre cheveux follets commençaient à blanchir autour de ses tempes.
— Clémentine! disait-il, je suis le plus malheureux des hommes. En me refusant cette main que vous m'aviez promise, vous me condamnez à un supplice cent fois pire que la mort. Hélas! que voulez-vous que je devienne sans vous? Il faudra que je vive seul, car je vous aime trop pour en épouser une autre. Depuis tantôt quatre ans, toutes mes affections, toutes mes pensées sont concentrées sur vous; je me suis accoutumé à regarder les autres femmes comme des êtres inférieurs, indignes d'attirer le regard d'un homme? Je ne vous parle pas des efforts que j'ai faits pour vous mériter; ils portaient leur récompense en eux-mêmes, et j'étais déjà trop heureux de travailler et de souffrir pour vous. Mais voyez la misère où votre abandon m'a laissé! Un matelot jeté sur une île déserte est moins à plaindre que moi: il faudra que je demeure auprès de vous, que j'assiste au bonheur d'un autre; que je vous voie passer sous mes fenêtres au bras de mon rival! Ah! la mort serait plus supportable que ce supplice de tous les jours. Mais je n'ai pas même le droit de mourir! Mes pauvres vieux parents ont bien assez de peines. Que serait-ce, grands dieux! si je les condamnais à porter le deuil de leur fils?
Cette plainte, ponctuée de soupirs et de larmes déchirait le coeur de Clémentine. La pauvre enfant pleurait aussi car elle aimait Léon de toute son âme, mais elle s'était interdite de le lui dire. Plus d'une fois, en le voyant à demi-pâmé devant elle, elle fut tentée de lui jeter les bras autour du cou, mais le souvenir de Fougas paralysait tous les mouvements de sa tendresse.
— Mon pauvre ami, lui disait-elle, vous me jugez bien mal si vous me croyez insensible à vos maux. Je vous connais, Léon, et cela depuis mon enfance. Je sais tout ce qu'il y a en vous de loyauté, de délicatesse, de nobles et de précieuses vertus. Depuis le temps où vous me portiez dans vos bras vers les pauvres et vous me mettiez un sou dans la main pour m'apprendre à faire l'aumône, je n'ai jamais entendu parler de bienfaisance sans penser aussitôt à vous. Lorsque vous avez battu un garçon deux fois plus grand que vous, qui m'avait pris ma poupée, j'ai senti que le courage était beau, et qu'une femme était heureuse de pouvoir s'appuyer sur un homme de coeur. Tout ce que je vous ai vu faire depuis ce temps-là n'a pu que redoubler mon estime et ma sympathie. Croyez que ce n'est ni par méchanceté ni par ingratitude que je vous fais souffrir aujourd'hui. Hélas! je ne m'appartiens plus, je suis dominée; je ressemble à ces automates qui se meuvent sans savoir pourquoi. Oui, je sens en moi comme un ressort plus puissant que ma liberté, et c'est la volonté d'autrui qui me mène!
— Si du moins j'étais sûr que vous serez heureuse! Mais non! Cet homme à qui vous m'immolez ne sentira jamais le prix d'une âme aussi délicate que la vôtre! C'est un brutal, un soudard, un ivrogne…
— Je vous en prie, Léon! Souvenez-vous qu'il a droit à tout mon respect!
— Du respect, à lui! Et pourquoi? Je vous demande, au nom du ciel, ce que vous voyez de respectable dans la personne du sieur Fougas? Son âge? Il est plus jeune que moi. Ses talents? Il ne les a montrés qu'à table. Son éducation? Elle est jolie! Ses vertus? Je sais ce qu'il faut penser de sa délicatesse et de sa reconnaissance!
— Je le respecte, Léon, depuis que je l'ai vu dans son cercueil. C'est un sentiment plus fort que tout; je ne l'explique pas, je le subis.
— Eh bien! respectez-le tant que vous voudrez! Cédez à la superstition qui vous entraîne. Voyez en lui un être miraculeux, sacré, échappé aux griffes de la mort pour accomplir quelque chose de grand sur la terre! Mais cela même, ô ma chère Clémentine, est une barrière entre vous et lui. Si Fougas est en dehors des conditions de l'humanité, si c'est un phénomène, un être à part, un héros, un demi-dieu, un fétiche, vous ne pouvez pas songer sérieusement à devenir sa femme. Moi, je ne suis qu'un homme pareil à tous les autres, né pour travailler, pour souffrir et pour aimer. Je vous aime! Aimez-moi!
— Polisson! dit Fougas en ouvrant la porte.
Clémentine poussa un cri, Léon se releva vivement, mais déjà le colonel l'avait saisi par le fond de son vêtement de nankin. L'ingénieur fut enlevé, balancé comme un atome dans un des deux rayons de soleil, et projeté au beau milieu des héliotropes, avant même qu'il eût pensé à répondre un seul mot. Pauvre Léon! Pauvres héliotropes!
En moins d'une seconde, le jeune homme fut sur pied. Il épousseta la terre qui souillait ses genoux et ses coudes, s'approcha de la fenêtre et dit d'une voix douce mais résolue:
— Monsieur le colonel, je regrette sincèrement de vous avoir ressuscité, mais la sottise que j'ai faite n'est peut-être pas irréparable. À bientôt! Quant à vous, mademoiselle, je vous aime!
Le colonel haussa les épaules et se mit aux genoux de la jeune fille sur le coussin qui gardait encore l'empreinte de Léon. Mlle Virginie Sambucco, attirée par le bruit, descendit comme une avalanche et entendit le discours suivant:
— Idole d'un grand coeur! Fougas revient à toi comme l'aigle à son aire. J'ai longtemps parcouru le monde à la poursuite d'un rang, d'un or et d'une famille que je brûlais de mettre à tes pieds. La fortune m'a obéi en esclave: elle sait à quelle école j'ai appris l'art de la maîtriser. J'ai traversé Paris et l'Allemagne, comme un météore victorieux que son étoile conduit. On m'a vu de toutes parts traiter d'égal à égal avec les puissances et faire retentir la trompette de la vérité sous les lambris des rois. J'ai mis pied sur gorge à l'avide cupidité et je lui ai repris, du moins en partie, les trésors qu'elle avait dérobés à l'honneur trop confiant. Un seul bien m'est refusé: ce fils que j'espérais revoir échappe aux yeux de lynx de l'amour paternel. Je n'ai pas retrouvé non plus l'antique objet de mes premières tendresses, mais qu'importe? Rien ne me manquera, si tu me tiens lieu de tout. Qu'attendons-nous encore? Es-tu sourde à la voix du bonheur qui t'appelle? Transportons-nous dans l'asile des lois; tu me suivras ensuite aux pieds des autels; un prêtre consacrera nos noeuds, et nous traverserons la vie, appuyés l'un sur l'autre, moi semblable au chêne qui soutient la faiblesse, toi pareille au lierre élégant qui orne l'emblème de la vigueur!
Clémentine resta quelque temps sans répondre, et comme étourdie par la rhétorique bruyante du colonel.
— Monsieur Fougas, lui dit-elle, je vous ai toujours obéi, je promets encore de vous obéir toute ma vie. Si vous ne voulez pas que j'épouse le pauvre Léon, je renoncerai à lui. Je l'aime bien pourtant, et un seul mot de lui jette plus de trouble dans mon coeur que toutes les belles choses que vous m'avez dites.
— Bien! très bien! s'écria la tante. Quant à moi, monsieur, quoique vous ne m'ayez pas fait l'honneur de me consulter, je vous dirai ce que je pense. Ma nièce n'est pas du tout la femme qui vous convient. Fussiez-vous plus riche que Mr de Rothschild et plus illustre que le duc de Malakoff, je ne conseillerais pas à Clémentine de se marier avec vous.
— Et pourquoi donc, chaste Minerve?
— Parce que vous l'aimeriez quinze jours, et au premier coup de canon vous vous sauveriez à la guerre! Vous l'abandonneriez, monsieur, comme cette infortunée Clémentine dont on nous a conté les malheurs!
— Morbleu! la tante, je vous conseille de la plaindre! Trois mois après Leipzig, elle épousait un nommé Langevin, à Nancy.
— Vous dites?
— Je dis qu'elle épousait un intendant militaire appelé Langevin.
— À Nancy?
— À Nancy même.
— C'est bizarre!
— C'est indigne!
— Mais cette femme… cette jeune fille… son nom!
— Je vous l'ai dit cent fois: Clémentine!
— Clémentine qui?
— Clémentine Pichon.
— Ah! mon Dieu! mes clefs! où sont mes clefs? J'étais bien sûre de les avoir mises dans ma poche! Clémentine Pichon! Mr Langevin! C'est impossible! Ma raison s'égare! Eh! mon enfant, remue-toi donc! Il s'agit du bonheur de toute ta vie! Où as-tu fourré mes clefs? Ah! les voici!
Fougas se pencha à l'oreille de Clémentine et lui dit:
— Est-elle sujette à ces accidents-là? On dirait que la pauvre demoiselle a perdu la tête!
Mais Virginie Sambucco avait déjà ouvert un petit secrétaire en bois de rose. D'un regard infaillible, elle découvrit dans une liasse de papiers une feuille jaunie par le temps.
— C'est bien cela! dit-elle avec un cri de joie. Marie- Clémentine Pichon, fille légitime d'Auguste Pichon, hôtelier, rue des Merlettes, en cette ville de Nancy; mariée le 10 juin 1814 à Joseph Langevin, sous-intendant militaire. Est-ce bien elle, monsieur? Osez dire que ce n'est pas elle!
— Ah! çà mais, par quel hasard avez-vous mes papiers de famille?
— Pauvre Clémentine! Et vous l'accusez de trahison! Vous ne comprenez donc pas que vous aviez été porté pour mort! qu'elle se croyait veuve sans avoir été mariée; que…
— C'est bon! c'est bon! Je lui pardonne. Où est-elle? Je veux la voir, l'embrasser, lui dire…
— Elle est morte, monsieur! morte après trois mois de mariage.
— Ah! diable!
— En donnant le jour à une fille…
— Qui est ma fille! J'aurais mieux aimé un garçon, mais n'importe! Où est-elle? Je veux la voir, l'embrasser, lui dire…
— Elle n'est plus, hélas! Mais je vous conduirai sur sa tombe.
— Mais comment diable la connaissiez-vous?
— Parce qu'elle avait épousé mon frère!
— Sans mon consentement? N'importe! A-t-elle au moins laissé des enfants?
— Un seul.
— Un fils! Il est mon petit-fils!
— Une fille.
— N'importe! Elle est ma petite-fille! J'aurais mieux aimé un garçon, mais où est-elle? Je veux la voir, l'embrasser, lui dire…
— Embrassez-la, monsieur. Elle s'appelle Clémentine comme sa grand-mère, et la voici!
— Elle! Voilà donc le secret de cette ressemblance! Mais alors je ne peux pas l'épouser! N'importe! Clémentine! dans mes bras! Embrasse ton grand-père!
La pauvre enfant n'avait rien pu comprendre à cette rapide conversation où les événements tombaient comme des tuiles sur la tête du colonel. On lui avait toujours parlé de Mr Langevin comme de son grand-père maternel, et maintenant on semblait dire que sa mère était la fille de Fougas. Mais elle sentit aux premiers mots qu'elle ne pouvait plus épouser le colonel et qu'elle serait bientôt mariée à Léon Renault. Ce fut donc par un mouvement de joie et de reconnaissance qu'elle se précipita dans les bras du jeune vieillard.
— Ah! monsieur, lui dit-elle, je vous ai toujours aimé et respecté comme un aïeul!
— Et moi, ma pauvre enfant, je me suis toujours conduit comme une vieille bête! Tous les hommes sont des brutes et toutes les femmes sont des anges. Tu as deviné, avec l'instinct délicat de ton sexe, que tu me devais le respect, et moi, sot que je suis! je n'ai rien deviné du tout! Sacrebleu! sans la vénérable tante que voilà, j'aurais fait de belle besogne!
— Non, dit la tante. Vous auriez découvert la vérité en parcourant nos papiers de famille.
— Est-ce que je les aurais seulement regardés? Dire que je cherchais mes héritiers dans le département de la Meurthe quand j'avais laissé ma famille à Fontainebleau! Imbécile, va! Mais n'importe, Clémentine! Tu seras riche, tu épouseras celui que tu aimes! Où est-il, ce brave garçon? Je veux le voir, l'embrasser, lui dire…
— Hélas! monsieur; vous l'avez jeté par la fenêtre.
— Moi?… Tiens! c'est vrai. Je ne m'en souvenais plus. Heureusement il ne s'est pas fait de mal et je cours de ce pas réparer ma sottise. Vous vous marierez quand vous voudrez; les deux noces se feront ensemble… Mais au fait, non! Qu'est-ce que je dis? Je ne me marie plus! À bientôt, mon enfant, ma chère petite-fille. Mademoiselle Sambucco, vous êtes une brave tante; embrassez-moi!
Il courut à la maison de Mr Renault, et Gothon qui le voyait venir descendit pour lui barrer le passage.
— N'êtes-vous pas honteux, lui dit-elle, de vous comporter ainsi avec ceux qui vous ont rendu la vie? Ah! si c'était à refaire! on ne mettrait plus la maison sens dessus dessous pour vos beaux yeux! Madame pleure, monsieur s'arrache les cheveux, Mr Léon vient d'envoyer deux officiers à votre recherche. Qu'est-ce que vous avez encore fait depuis ce matin?
Fougas la fit pirouetter sur elle-même et se trouva face à face avec l'ingénieur. Léon avait entendu le bruit d'une querelle; en voyant le colonel animé, l'oeil en feu, il prévit quelque brutale agression et n'attendit pas le premier coup. Une lutte corps à corps s'engagea dans l'allée, au milieu des cris de Gothon, de Mr Renault et de la pauvre dame, qui criait à l'assassin! Léon se débattait, frappait, et lançait de temps à autre un vigoureux coup de poing dans le torse de son ennemi. Il succomba pourtant; le colonel finit par le renverser sur le sol et le tomber parfaitement, comme on dit à Toulouse. Alors il l'embrassa sur les deux joues et lui dit:
— Ah! scélérat d'enfant! je te forcerai bien de m'écouter! Je suis le grand-père de Clémentine, et je te la donne en mariage, et tu l'épouseras demain si tu veux! Entends-tu? Relève-toi maintenant, et ne me donne plus de coups de poing dans l'estomac. Ce serait presque un parricide!
Mlle Sambucco et Clémentine arrivèrent au milieu de la stupéfaction générale. Elles complétèrent le récit de Fougas, qui s'embrouillait dans la généalogie. Les témoins de Léon parurent à leur tour. Ils n'avaient pas trouvé l'ennemi à l'hôtel où il était descendu, et s'apprêtaient à rendre compte de leur ambassade. On leur fit voir un tableau de bonheur parfait et Léon les pria d'assister à la noce.
— Amis, leur dit Fougas, vous verrez la nature désabusée bénir les chaînes de l'amour.
XX — Un coup de foudre dans un ciel pur.
«Mlle Virginie Sambucco a l'honneur de vous faire part du mariage de Mlle Clémentine Sambucco, sa nièce, avec Mr Léon Renault, ingénieur civil.
«Mr et Mme Renault ont l'honneur de vous faire part du mariage de
Mr Léon Renault, leur fils, avec Mlle Clémentine Sambucco.
«Et vous prient d'assister à la bénédiction nuptiale qui leur sera donnée le 16 septembre 1859, en l'église de Saint-Maxence, leur paroisse, à onze heures précises.»
Fougas voulait absolument que son nom figurât sur les lettres de part. On eut toutes les peines du monde à le guérir de cette fantaisie. Mme Renault le sermonna deux grandes heures. Elle lui dit qu'aux yeux de la société, comme aux yeux de la loi, Clémentine était la petite-fille de Mr Langevin; que d'ailleurs Mr Langevin s'était conduit très honorablement lorsqu'il avait légitimé par le mariage une fille qui n'était pas la sienne; enfin que la publication d'un tel secret de famille serait comme un scandale d'outre-tombe et flétrirait la mémoire de la pauvre Clémentine Pichon. Le colonel répondait avec la chaleur d'un jeune homme et l'obstination d'un vieillard:
— La nature a ses droits; ils sont antérieurs aux conventions de la société, et mille fois plus augustes. L'honneur de celle que j'appelais mon Églé m'est plus cher que tous les trésors du monde et je fendrais l'âme en quatre au téméraire qui prétendrait la flétrir. En cédant à l'ardeur de mes voeux, elle s'est conformée aux moeurs d'une grande époque où la brièveté de la vie et la permanence de la guerre simplifiaient toutes les formalités. Enfin, je ne veux pas que mes arrière-petits-fils, qui vont naître, ignorent que la source de leur sang est dans les veines de Fougas. Votre Langevin est un intrus qui s'est glissé frauduleusement dans ma famille. Un intendant, c'est presque un rizpainsel! Je foule aux pieds la cendre de Langevin!
L'obstiné ne céda point aux raisons de Mme Renault, mais il se laissa vaincre aux prières de Clémentine. La jeune créole le câlinait avec une grâce irrésistible.
— Mon bon grand-père par-ci, mon joli petit grand-père par-là; mon vieux baby de grand-père, nous vous remettrons au collège si vous n'êtes pas raisonnable!
Elle s'asseyait familièrement sur les genoux de Fougas et lui donnait de petites tapes d'amitié sur les joues. Le colonel faisait la grosse voix, puis son coeur se fondait de tendresse, et il se mettait à pleurer comme un enfant.
Ces familiarités n'ajoutaient rien au bonheur de Léon Renault; je crois même qu'elles tempéraient un peu sa joie. Assurément il ne doutait ni de l'amour de sa fiancée ni de la loyauté de Fougas. Il était forcé de convenir qu'entre un grand-père et sa petite-fille, l'intimité est de droit naturel, et ne peut offenser personne. Mais la situation était si nouvelle et si peu ordinaire qu'il lui fallut un peu de temps pour classer ses sentiments et oublier ses chagrins. Ce grand-père, qu'il avait payé cinq cents francs, à qui il avait cassé l'oreille, pour qui il avait acheté un terrain au cimetière de Fontainebleau; cet ancêtre plus jeune que lui, qu'il avait vu ivre, qu'il avait trouvé plaisant, puis dangereux, puis insupportable; ce chef vénérable de la famille qui avait commencé par demander la main de Clémentine et fini par jeter dans les héliotropes son futur petit-fils ne pouvait obtenir d'emblée un respect sans mélange et une amitié sans restriction.
Mr et Mme Renault prêchaient à leur fils la soumission et la déférence. Ils lui représentaient Mr Fougas comme un parent à ménager.
— Quelques jours de patience! disait la bonne mère, il ne restera pas longtemps avec nous; c'est un soldat qui ne saurait vivre hors de l'armée, non plus qu'un poisson hors de l'eau.
Mais les parents de Léon, dans le fond de leur âme, gardaient le souvenir amer de tant de chagrins et d'angoisses. Fougas avait été le fléau de la famille; les blessures qu'il avait faites ne pouvaient se cicatriser en un jour. Gothon elle-même lui gardait rancune sans le dire. Elle poussait de gros soupirs chez Mlle Sambucco, en travaillant au festin des noces.
— Ah! mon pauvre Célestin, disait-elle à son acolyte, quel petit scélérat de grand-père nous aurons là!
Le seul qui fût parfaitement à son aise était Fougas. Il avait passé l'éponge sur ses fredaines, lui; il ne gardait aucune rancune à personne de tout le mal qu'il avait fait. Très paternel avec Clémentine, très gracieux avec Mr et Mme Renault, il témoignait à Léon l'amitié la plus franche et la plus cordiale.
— Mon cher garçon, lui disait-il, je t'ai étudié, je te connais, je t'aime bien; tu mérites d'être heureux, tu le seras. Tu verras bientôt qu'en m'achetant pour vingt-cinq napoléons tu n'as pas fait une mauvaise affaire. Si la reconnaissance était bannie de l'univers, elle trouverait un dernier refuge dans le coeur de Fougas!
Trois jours avant le mariage, maître Bonnivet apprit à la famille que le colonel était venu dans son cabinet pour demander communication du contrat. Il avait à peine jeté les yeux sur le cahier de papier timbré, et crac! en morceaux dans la cheminée.
— Mr le croquenotes, avait-il dit, faites-moi le plaisir de recommencer votre chef-d'oeuvre. La petite-fille de Fougas ne se marie pas avec huit mille francs de rente. La nature et l'amitié lui donnent un million, que voici!
Là-dessus, il tire de sa poche un bon d'un million sur la Banque, traverse fièrement l'étude en faisant craquer ses bottes, et jette un billet de mille francs sur le pupitre d'un clerc en criant de sa plus belle voix:
— Enfants de la basoche! voici pour boire à la santé de l'Empereur et de la grande armée!
La famille Renault se défendit énergiquement contre cette libéralité. Clémentine, avertie par son futur, eut une longue discussion devant Mlle Sambucco avec le jeune et terrible grand- père; elle lui remontra qu'il avait vingt-quatre ans, qu'il se marierait un jour, que son bien appartenait à sa future famille.
— Je ne veux pas, dit-elle, que vos enfants m'accusent de les avoir dépouillés. Gardez vos millions pour mes petits oncles et mes petites tantes!
Mais, pour le coup, Fougas ne voulut pas rompre d'une semelle.
— Est-ce que tu te moques de moi? dit-il à Clémentine. Penses-tu que je ferai la sottise de me marier maintenant? Je ne te promets pas de vivre comme un trappiste, mais, à mon âge et bâti comme je le suis, on trouve à qui parler dans les garnisons, sans épouser personne. Mars n'emprunte pas le flambeau de l'Hyménée pour éclairer les petites promenades de Vénus! Pourquoi l'homme forme- t-il des noeuds?… Pour être père. Je le suis au comparatif, et dans un an, si notre brave Léon se conduit en homme, j'attraperai le superlatif. Bisaïeul! c'est un joli grade pour un troupier de vingt-cinq ans. À quarante-cinq ou cinquante, je serai trisaïeul. À soixante-dix… la langue française n'a plus de mots pour dire ce que je deviendrai! mais nous en commanderons un à ces bavards de l'Académie! Crains-tu que je manque de rien dans mes vieux jours? J'ai ma solde, d'abord, et ma croix d'officier. Dans l'âge des Anchise et des Nestor, j'aurai ma pension de retraite. Ajoutes-y les deux cent cinquante mille francs du roi de Prusse, et tu verras que j'ai, non seulement le pain, mais le rata jusqu'au terme de ma carrière. Plus, une concession à perpétuité que ton mari a payée d'avance dans le cimetière de Fontainebleau. Avec cela, et des goûts simples, on est sûr de ne pas manger son fonds!
Bon gré, mal gré, il fallut en passer par tout ce qu'il voulut et accepter son million. Cet acte de générosité fit grand bruit dans la ville, et le nom de Fougas, déjà célèbre à tant de titres, en acquit un nouveau prestige.
Tout Fontainebleau voulut assister au mariage de Clémentine. On y vint de Paris. Les témoins de la mariée étaient le maréchal duc de Solferino et l'illustre Karl Nibor, élu depuis quelques jours à l'Académie des sciences. Léon s'en tint modestement aux vieux amis qu'il avait choisis dans le principe, Mr Audret, l'architecte, et Mr Bonnivet, le notaire.
Le maire revêtit son écharpe neuve. Le curé adressa aux jeunes époux une allocution touchante sur l'inépuisable bonté de la Providence qui fait encore un miracle de temps à autre en faveur des vrais chrétiens. Fougas, qui n'avait pas rempli ses devoirs religieux depuis 1801, trempa deux mouchoirs de ses larmes.
— On perd de vue ceux qu'on estime le plus, disait-il en sortant de l'église, mais Dieu et moi nous sommes faits pour nous entendre! Après tout, qu'est-ce que Dieu? Un Napoléon un peu plus universel!
Un festin pantagruélique, présidé par Mlle Virginie Sambucco en robe de soie puce, suivit de près la cérémonie. Vingt-quatre personnes assistaient à cette fête de famille, entre autres le nouveau colonel du 23ème et Mr du Marnet, à peu près guéri de sa blessure.
Fougas leva sa serviette avec une certaine anxiété. Il espérait que le maréchal lui aurait apporté son brevet de général de brigade. Sa figure mobile trahit un vif désappointement en présence de l'assiette vide.
Le duc de Solferino, qui venait de s'asseoir à la place d'honneur, aperçut ce jeu de physionomie et dit tout haut:
— Ne t'impatiente pas, mon vieux camarade! Je sais ce qui te manque; il n'a pas tenu à moi que la fête ne fût complète. Le ministre de la guerre était absent lorsque j'ai passé chez lui. On m'a dit dans les bureaux que ton affaire était accrochée par une question de forme, mais que tu recevrais dans les vingt-quatre heures une lettre du cabinet.
— Le diable soit des plumitifs! s'écria Fougas. Ils ont tout, depuis mon acte de naissance jusqu'à la copie de mon brevet de colonel. Tu verras qu'il leur manque un certificat de vaccine ou quelque paperasse de six liards!
— Eh! patience, jeune homme! Tu as le temps d'attendre. Ce n'est pas comme moi: sans la campagne d'Italie qui m'a permis d'attraper le bâton, ils me fendaient l'oreille comme à un cheval de réforme, sous le futile prétexte que j'avais soixante-cinq ans. Tu n'en as pas vingt-cinq, et tu vas passer général de brigade: l'Empereur te l'a promis devant moi. Dans quatre ou cinq ans d'ici, tu auras les étoiles d'or, à moins que le guignon ne s'en mêle. Après quoi, il ne te faudra plus qu'un commandement en chef et une campagne heureuse pour passer maréchal de France et sénateur, ce qui ne gâte rien.
— Oui, répondit Fougas, j'arriverai. Non seulement parce que je suis le plus jeune de tous les officiers de mon grade, parce que j'ai fait la grande guerre et suivi les leçons du maître dans les champs de Bellone, mais surtout parce que le destin m'a marqué de son empreinte. Pourquoi les boulets m'ont-ils épargné dans plus de vingt batailles? Pourquoi ai-je traversé des océans de bronze et de fer sans que ma peau reçût une égratignure? C'est que j'ai une étoile, comme lui. La sienne était plus grande, c'est sûr, mais elle est allée s'éteindre à Sainte-Hélène, et la mienne brille encore au ciel! Si le docteur Nibor m'a ressuscité avec quelques gouttes d'eau chaude, c'est que ma destinée n'était pas encore accomplie. Si la volonté du peuple français a rétabli le trône impérial, c'est pour fournir une série d'occasions à mon courage dans la conquête de l'Europe que nous allons recommencer! Vive l'Empereur et moi! Je serai duc ou prince avant dix ans, et même… pourquoi pas? on tâchera d'être présent à l'appel le jour de la distribution des couronnes! En ce cas, j'adopte le fils aîné de Clémentine: nous l'appelons Pierre-Victor II, et il me succède sur le trône comme Louis XV à son bisaïeul Louis XIV!
Comme il achevait cette tirade, un gendarme entra dans la salle à manger, demanda Mr le colonel Fougas et lui remit un pli du ministère de la guerre.
— Parbleu! s'écria le maréchal, il serait plaisant que ta promotion arrivât au bout d'un pareil discours. C'est pour le coup que nous nous prosternerions devant ton étoile! Les rois mages ne seraient que de la Saint-Jean, auprès de nous.
— Lis toi-même, dit-il au maréchal, en lui tendant la grande feuille de papier. Ou plutôt, non! J'ai toujours regardé la mort en face; je ne détournerai pas mes yeux de ce tonnerre de chiffon, qui me tue.
«Monsieur le colonel, en préparant le décret impérial qui vous élevait au grade de général de brigade, je me suis trouvé en présence d'un obstacle insurmontable qui est votre acte de naissance. Il résulte de cette pièce que vous êtes né en 1789, et que vous avez aujourd'hui soixante-dix ans accomplis. Or la limite d'âge étant fixée à soixante ans pour les colonels, à soixante- deux pour les généraux de brigade et à soixante-cinq pour les divisionnaires, je me vois dans l'absolue nécessité de vous porter au cadre de réserve avec le grade de colonel. Je sais, monsieur, combien cette mesure est peu justifiée pour votre âge apparent et je regrette sincèrement que la France soit privée des services d'un homme de votre vigueur et de votre mérite. Il est d'ailleurs certain qu'une exception en votre faveur ne provoquerait aucune réclamation dans l'armée et n'exciterait que des sympathies. Mais la loi est formelle et l'Empereur lui-même ne peut la violer ni l'éluder. L'impossibilité qui en résulte est tellement absolue, que si, dans votre ardeur de servir le pays, vous consentiez à rendre vos épaulettes pour recommencer une nouvelle carrière, votre engagement ne pourrait être reçu dans aucun des régiments de l'armée. Il est heureux, monsieur, que le gouvernement de l'Empereur ait pu vous fournir des moyens d'existence en obtenant de S.A.R. le régent de Prusse, l'indemnité qui vous était due; car il n'y a pas non plus d'administration civile où l'on puisse faire entrer, même par faveur, un homme de soixante-dix ans. Vous objecterez très justement que les lois et les règlements datent d'une époque où les expériences sur la revivification des hommes n'avaient pas, encore donné des résultats favorables. Mais la loi est faite pour la généralité et ne doit pas tenir compte des exceptions. On verrait sans doute à la modifier si les cas de résurrection se présentaient en certain nombre.
«Agréez, etc.»
Un morne silence accueillit cette lecture; Le Mane, Thécel, Pharès des légendes orientales ne produisit pas un effet plus foudroyant. Le gendarme était toujours là, debout, dans la position du soldat sans armes, attendant le récépissé de Fougas. Le colonel demanda une plume et de l'encre, signa le papier, le rendit, donna pourboire au gendarme, et lui dit avec une émotion contenue:
— Tu es heureux, toi! on ne te défend pas de servir ton pays! Eh bien! reprit-il en s'adressant au maréchal, qu'est-ce que tu dis de ça?
— Que veux-tu que j'en dise, mon pauvre vieux; cela me casse bras et jambes. Il n'y a pas à discuter contre la loi; elle est formelle. Ce qui est bête à nous, c'est de n'y avoir pas songé plus tôt. Mais qui diable, en présence d'un gaillard comme toi, aurait pensé à l'âge de la retraite?
Les deux colonels avouèrent que cette objection ne leur était pas venue à l'esprit; mais, une fois qu'on l'avait soulevée, ils ne voyaient rien à répondre. Ni l'un ni l'autre n'auraient pu engager Fougas comme simple soldat, malgré sa capacité, sa force physique et sa tournure de vingt-quatre ans.
— Mais alors, s'écria Fougas, qu'on me tue! Je ne peux pas me mettre à peser du sucre ou à planter des choux! C'est dans la carrière des armes que j'ai fait mes premiers pas, il faut que j'y reste ou que je meure. Que faire? que devenir? Prendre du service à l'étranger? Jamais! Le destin de Moreau est encore présent à mes à yeux… ô fortune! que t'ai-je fait pour être précipité si bas lorsque tu te préparais à m'élever si haut?
Clémentine essaya de le consoler par de bonnes paroles.
— Vous resterez auprès de nous, lui dit-elle; nous vous trouverons une jolie petite femme, vous élèverez vos enfants. À vos moments perdus, vous écrirez l'histoire des grandes choses que vous avez faites. Rien ne vous manque: jeunesse, santé, fortune, famille, tout ce qui fait le bonheur des hommes, est à vous; pourquoi donc ne sériez-vous pas heureux?
Léon et ses parents lui tinrent le même langage. On oubliait tout en présence d'une douleur si vraie et d'un abattement si profond.
Il se releva petit à petit et chanta même au dessert une chanson qu'il avait préparée pour la circonstance.
Époux, épouse fortunée, Vous allez dans cet heureux jour, À la torche de l'hyménée, Brûler les ailes de l'Amour, Il faudra, petit dieu volage, Que vous restiez à la maison, Enchaîné par le mariage De la Beauté, de la Raison! Il fera son unique étude D'allier les plaisirs aux moeurs; II perdra l'errante habitude De voltiger de fleurs en fleurs. Où plutôt non: chez Clémentine Il a trouvé roses et lis, Et déjà le fripon butine Ainsi qu'aux jardins de Cypris.
On applaudit beaucoup cette poésie arriérée, mais le pauvre colonel souriait tristement, parlait peu, et ne se grisait pas du tout. L'homme à l'oreille cassée ne se consolait point d'avoir l'oreille fendue. Il prit part aux divertissements de la journée, mais ce n'était plus le brillant compagnon qui animait tout de sa mâle gaieté.
Le maréchal le prit à part dans la soirée, et lui dit:
— À quoi penses-tu?
— Je pense aux vieux qui ont eu le bonheur de tomber à Waterloo, la face tournée vers l'ennemi. Le vieil imbécile d'Allemand qui m'a confit pour la postérité m'a rendu un fichu service. Vois-tu Leblanc, un homme doit vivre avec son époque. Plus tard, c'est trop tard.
— Ah çà, Fougas, pas de bêtises! Il n'y a rien de désespéré, que diable! J'irai demain chez l'Empereur; on verra, on cherchera; des hommes comme toi, la France n'en a pas à la douzaine pour les jeter au linge sale.
— Merci. Tu es un bon, un vieux, un vrai! Nous étions cinq cent mille dans ton genre, en 1812; il n'en reste plus que deux, ou pour mieux dire un et demi.
Vers dix heures du soir, Mr Rollon, Mr du Marnet et Fougas reconduisirent le maréchal au chemin de fer. Fougas embrassa son camarade et lui promit d'être sage. Le train parti, les trois colonels revinrent à pied jusqu'à la ville. En passant devant la maison de Mr Rollon, Fougas dit à son successeur:
— Vous n'êtes guère hospitalier aujourd'hui; vous ne nous offrez pas un petit verre de cette fine eau-de-vie d'Andaye!
— Je pensais que vous n'étiez pas en train de boire, dit Mr Rollon. Vous n'avez rien pris dans votre café, ni après. Mais montons!
— La soif m'est revenue au grand air.
— C'est bon signe.
Il trinqua mélancoliquement et mouilla à peine ses lèvres dans son verre. Mais il s'arrêta quelque temps auprès du drapeau, mania la hampe, développa la soie, compta les trous que les balles et les boulets avaient laissés dans l'étoffe, et ne répandit pas une larme.
— Décidément, dit-il, l'eau-de-vie me prend à la gorge; je ne suis pas un homme aujourd'hui. Bonsoir, messieurs!
— Attendez! nous allons vous reconduire.
— Oh! mon hôtel est à deux pas.
— C'est égal. Mais quelle idée avez-vous eue de rester à l'hôtel, quand vous avez ici deux maisons à votre service?
— Aussi, je déménage demain matin.
Le lendemain matin, vers onze heures, l'heureux Léon était à sa toilette lorsqu'on lui apporta une dépêche télégraphique. Il l'ouvrit sans voir qu'elle était adressée à Mr Fougas, et il poussa un cri de joie. Voici le texte laconique qui lui apportait une si douce émotion:
«À monsieur colonel Fougas, Fontainebleau.
«Je sors cabinet Empereur. Tu général brigade au titre étranger en attendant mieux. Plus tard corps législatif modifiera loi.
«LEBLANC.»
Léon s'habilla à la hâte, courut à l'hôtel du Cadran-Bleu, monta chez le colonel, et le trouva mort dans son lit.
On raconta dans Fontainebleau que Mr Nibor avait fait l'autopsie et constaté des désordres graves causés par la dessiccation. Quelques personnes assurèrent que Fougas s'était suicidé. Il est certain que maître Bonnivet reçut par la petite poste une sorte de testament ainsi conçu:
«Je lègue mon coeur à la patrie, mon souvenir à la nature, mon exemple à l'armée, ma haine à la perfide Albion, mille écus à Gothon, et deux cent mille francs au 23ème de ligne. Vive l'Empereur, quand même!
«FOUGAS.»
Ressuscité le 17 août, entre trois et quatre heures de relevée, il mourut le 17 du mois suivant, sans appel. Sa seconde vie avait duré un peu moins de trente et un jours. Mais il employa bien son temps; c'est une justice à lui rendre. Il repose dans le terrain que le fils de Mr Renault avait acheté à son intention. Sa petite- fille Clémentine a quitté le deuil depuis tantôt une année. Elle est aimée, elle est heureuse, et Léon n'aura rien à se reprocher si elle n'a pas beaucoup d'enfants.
Bourdonnel, août 1861.
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