← Retour

L'homme couvert de femmes

16px
100%

XVIII

Un soir, dans les bras de Finette, comme il recevait son dernier baiser, un baiser délicat, en dépit du sommeil, de femme vigilante et qu’une douceur méditée lui faisait sentir qu’en s’endormant on songeait à le retenir, Gille lui avait caché une pensée sournoise : il savait ce qu’il allait faire le lendemain.

Il la laissa aller seule au golf et il dit à Luc : « Je m’en vais. Je ne peux pas tout le temps être là. Je ne reviendrai peut-être pas. On ne peut pas se voir pendant des mois et des mois.

— Mais, oui, foutez le camp. Vous vous embêtez. Filez, vous deviendriez embêtant vous-même.

— Justement, voilà ce qui est à craindre. Mais je vous aime bien.

— Mais non, pas du tout, vous ne m’aimez pas. Vous me trouvez… frivole.

— Mais non, je vous aime bien, je vous comprends assez bien, vous savez.

— Mais non, vous ne me comprenez pas, vous avez horreur de moi. Qu’est-ce que comprendre et haïr ?

— Mais non ! Finette et vous m’avez séduit. Tout ce qui remue séduit, d’une façon ou d’une autre, que cela vienne de naître ou que cela s’en aille vers la mort.

— Allons, bon, encore la mort. Si vous saviez comme je m’en fous, de savoir si je suis vivant ou mort. Je suis ce que je suis.

— Si vous saviez comme vous me faites mal, comme votre présence me gêne.

— Foutez le camp, cher ami.

— Mais ne trouvez-vous pas que règne ici quelque chose d’inhumain ?

— Humain, inhumain ! Je suis humain.

— Oui, c’est atroce pour moi. Vous êtes en moi : certains de mes tissus qui se fatiguent. Ah ! vous ne me rendez pas heureux.

— Croyez-vous que je le sois.

— Si c’est moi qui vous dis que vous ne l’êtes pas, vous crânerez.

— Mais personne n’a jamais été heureux.

— Je hais qui dit cela.

— C’est vous qui crânez. Au fond, vous sentez comme moi, du reste vous l’avouiez à l’instant, mais vous vous raidissez.

— Non, je vous assure, il y a au fond de moi quelque chose de merveilleusement sûr.

— En moi aussi. Je sais bien que je ne puis être autrement que je suis, et qu’on doit me laisser vivre.

— Adieu.


Finette, en rentrant le soir, apprit à sa porte le départ de son amant. Elle tourna les talons et alla se promener dans le bois avec son chien. Elle pleura. Le poids véritable de Gille pesait sur elle, depuis une minute, deux minutes.

« Trop tard, ma vie est finie », s’écria Finette. « C’eût été, s’il avait voulu, un amant comme je les aime, il aurait aimé mon amour, et pourtant il serait resté inaccessible, un homme ! Nous aurions joui ensemble, en camarades, de mon esclavage. »

Ainsi mêlait-elle encore un Freddy lointain et un Gille qui s’éloignait.

Plus tard, la pensée l’attendrit, que par cette brusquerie il lui épargnât l’injure dont, elle le savait bien, son cœur éclatait contre elle. A certaines heures, il l’avait flattée comme d’une complicité, mais, maître négligent, il n’avait pas voulu anéantir ce qui lui déplaisait en elle, et elle n’était pas fière de rester, à cause de cette retenue méchante, la femme d’hier.

Elle pleurait. Elle se disait encore du bout des lèvres : « Non, c’était impossible. » Mais son cœur sanglotait : « Mais si, mon amour, c’était possible. L’amour est toujours possible. Ai-je donc prétendu autre chose ? »


Plus tard, la nuit dans son lit où elle s’était couchée sans dîner, elle murmurait : « Voilà ce que je lui aurais dit : « Gille, prends-moi, pourquoi ne me prends-tu pas ? Alors, qu’est-ce que tu veux, tu ne veux rien ? Non, la vérité, c’est que tu n’es capable de rien faire. Tu t’en vas quand ça commence. Et tu t’en vantes, tu es aussi fat que pédant, vantard. Si seulement tu n’étais qu’un propre-à-rien, mais il faut encore que tu fasses des discours sur tout ce que tu ne connais pas, car tu es ignare comme un collégien de quinze ans. Tu fais des phrases et tu n’as même pas encore deviné ce que c’est que la vie, à vingt-sept ans. Tu peux bien t’en aller, recommencer plus loin tes boniments et tes bourdes. Non, ne t’en va pas. Pourtant, par instants, on dirait que tu vas comprendre, que tu comprends même quelque chose. Mais un instant après, mauvaise tête, ni vu ni connu. Gille, tu ne seras pas heureux… Tu crois qu’une autre… Gille. »


Comme elle était au golf, il avait bouclé ses sacs. Les domestiques s’apitoyaient. La Bernard, à une fenêtre, regardait vaguement, tandis qu’il partait.

Tout à coup, Bernard s’éveilla, elle cria à Gille, en ricanant : « Madame de B… arrive ce soir ! »

Gille laissa tomber une valise. Bernard le regardait avec avidité. Mais il la ramassa et la jeta dans la voiture.


Sur la route, il eut horreur de la solitude : il la sentait comme sa paresse.

FIN

ACHEVÉ D’IMPRIMER
LE 27 OCTOBRE 1925
PAR EMMANUEL GREVIN
A LAGNY-SUR-MARNE

ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

LA NOUVELLE
REVUE FRANÇAISE

Revue mensuelle de Littérature et de Critique
Directeur (1919-1924) : Jacques Rivière
Directeur : Gaston Gallimard. — Rédacteur en chef : Jean Paulhan
Paraît le 1er de chaque mois

LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
a publié, entre autres depuis 1919, les œuvres suivantes de :
DRIEU LA ROCHELLE :

  • LA VALISE VIDE (Août 1923)
  • LE PIQUE-NIQUE (Octobre 1924)
  • LA VÉRITABLE ERREUR DES SURRÉALISTES (1925)
  • L’AUMONE (Novembre 1925)

et les romans et nouvelles suivants :

  • AMANTS, HEUREUX AMANTS, par Valery Larbaud (Nov. 1921)
  • LA NUIT DES SIX JOURS, par Paul Morand (Janv. 1922)
  • SILBERMANN, par Jacques de Lacretelle (Août, Sept. 1922)
  • FINALE DE SIEGFRIED ET LE LIMOUSIN, par Jean Giraudoux (Nov. 1922)
  • CELLES D’ALGER, par Eugène Marsan (Déc. 1923)
  • LE FLEUVE DE FEU, par François Mauriac (Nov., Déc. 1922, Janv. 1923)
  • L’IMPUDENTE, par Henri Deberly (Avril, Mai, Juin, Juill. 1923)
  • MON PLUS SECRET CONSEIL, par Valery Larbaud (Sept., Oct. 1923)
  • VISITE CHEZ LE PRINCE, par Jean Giraudoux (Oct. 1923)
  • AMOUR SANS FORCE, par Jacques Sindral (Déc. 1923, Janv. 1924)
  • JEAN DARIEN, par Léon Bopp (Avr., Mai, Juin, Juill. 1924)
  • LE BAL DU COMTE D’ORGEL, par Raymond Radiguet (Juin, Juill. 1924)
  • LES AMIS NOUVEAUX, par Paul Morand (Juill. 1924)
  • SURPRISES, par Raymond Fernandez (Sept., Oct. 1924)
  • CŒUR DE TÉNÈBRES, par Joseph Conrad, traduit de l’anglais par André Ruyters (Déc. 1924, Janv., Févr. 1925)
  • DIX JOURS A ERMENONVILLE, par Jacques de Lacretelle (Mai 1925)
  • LES FAUX MONNAYEURS, par André Gide (Mars, Mai, Juin, Juill., Août 1925)

CONDITIONS DE L’ABONNEMENT
ÉDITION ORDINAIRE
FRANCE : UN AN… 42 FR. — SIX MOIS… 23 FR.
AUTRES PAYS : UN AN… 50 FR. — SIX MOIS… 27 FR.
ÉDITION DE LUXE
UN AN : FRANCE… 85 FR.AUTRES PAYS… 100 FR.
PRIX DE VENTE AU NUMÉRO
FRANCE… 4 FR. 25 — AUTRES PAYS… 4 FR. 75

Téléph. : FLEURUS 12-27 — Compte ch. postal 169.33
Adresse : 3, rue de Grenelle, Paris (6e)
Adresse télégr. ENEREFENE-PARIS Reg. du Com. Seine, no 85.806

Chargement de la publicité...