L'homme sauvage
The Project Gutenberg eBook of L'homme sauvage
Title: L'homme sauvage
Author: Johann Gottlob Benjamin Pfeil
Translator: Louis-Sébastien Mercier
Release date: August 26, 2013 [eBook #43561]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Hélène de Mink, Adrian Mastronardi, Clarity,
Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team
at http://www.pgdp.net (This file was produced from images
generously made available by The Internet Archive/Canadian
Libraries)
Note sur la transcription: L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée, mais les erreurs typographiques évidentes ont été corrigées. La numérotation des chapitres a été corrigée.
Ce volume contient deux ouvrages:
| L'homme sauvage | 1 |
| Les amours de Cherale | 269 |
L'HOMME
SAUVAGE.
Par M. Mercier.
Sponte suâ sine lege fidem rectumque colebat.
Ovid. Metam. lib. I.
A NEUCHATEL,
De l'Imprimerie de la Société Typographique.
M. DCC. LXXXIV.
Ce roman est un des premiers ouvrages de l'auteur. Comme il appartient à la collection de ses œuvres, nous l'avons réimprimé. Il est neuf par les additions qu'on y trouvera. On a joint à cette fiction philosophique les Amours de Cherale, petit poëme en six chants, qui fut composé à la même époque, c'est-à-dire, dans la jeunesse de l'auteur.
C'est sous ces mêmes format & caracteres qu'il fera imprimer la suite de ses œuvres. On peut les acquérir successivement, sans craindre qu'il y ait aucune différence dans l'exécution; & l'on recevra à certaines époques les titres généraux.
L'HOMME
SAUVAGE.
INTRODUCTION.
Le chevalier Baltimore fut envoyé en Amérique en 1672 par la cour d'Angleterre. Il joignoit la sagesse & la modération à l'esprit de gouvernement, & une prudence consommée à tout le feu de la valeur. On le vit toujours aussi fidele aux leçons de l'expérience qu'aux inspirations de son propre génie. Il ne donna rien au hasard, dans une place où il pouvoit tout oser.
Ce fut avec la joie la plus vive qu'il reçut le poste honorable que lui confioit sa patrie. Avide, dès l'enfance, des relations du Nouveau-Monde, il avoit mis dans tous les tems son étude & son plaisir à rechercher les traits primitifs de la nature humaine, si défigurée par toutes nos institutions. Il vouloit connoître l'homme tel qu'il est sous l'empire de la nature, & savoir s'il est né bon, ou s'il porte originairement dans le cœur ce germe de cruauté qui se développe quelquefois d'une maniere si terrible pour l'intérêt de ses moindres passions.
Le chevalier avoit consulté avec soin les livres des voyageurs; il avoit suivi les raisonnemens des philosophes; il avoit tout entendu, pour se former une juste idée du caractere de ces peuples nouveaux; & par ce moyen il avoit cru pouvoir démêler ce qui appartient à la nature, d'avec ce qui est le fruit de l'éducation & de l'usage.
Mais après avoir beaucoup lu, que trouva-t-il? Des récits qui se contredisoient, des jugemens opposés & quelques faits particuliers donnés pour des coutumes générales. Il vit que l'habit de missionnaire ou de commerçant avoit dicté leurs opinions diverses, & que l'amour du merveilleux avoit été le foible des voyageurs les plus intrépides.
On vantoit le bon-sens naturel des Indiens; & comment le concilier avec l'extravagance de leur culte? On exaltoit leur courage; mais à chaque pas la plus misérable superstition sembloit le démentir.
Le chevalier parvint peu à peu à dédaigner les sources où il cherchoit à puiser ces connoissances difficiles; il ne courut plus avec empressement au-devant du premier voyageur qui débarquoit; il ne crut que ses propres réflexions & son cœur: mais son cœur devint pour lui un interprete infidele.
En se mettant à la place d'un homme qui vit sous les loix simples de la nature, en suivant ses mouvemens & la progression de ses idées, en analysant ses sensations, en composant les loix ou les opinions qu'il peut se forger, il ne fit, comme bien d'autres, qu'embrasser ce qui plaisoit à son imagination.
Il avoit écouté la voix de son cœur qui étoit généreux, & son cœur lui avoit assuré que l'homme est né bon: ainsi il avoit jeté le caractere de tous les hommes dans un même moule; & après leur avoir prêté toutes les idées de sa raison exercée, il s'étoit applaudi de l'heureux plan de son admirable systême.
Un voyage qu'il fit en Amérique lui donna cependant lieu de le soumettre à un nouvel examen. Ce fut là qu'il fit la connoissance de Williams, Indien, qui avoit vécu long-tems dans un état absolument sauvage. Williams étoit auparavant connu sous le nom de Zidzem. Zidzem, par une suite de son étonnante destinée, avoit été conduit à Londres, ramené en Amérique, & après plusieurs aventures singulieres, s'étoit établi dans le comté de Kilkenny au midi de l'Irlande, où il vivoit en sage, d'un bien acquis par une honnête industrie.
Ce fut une rencontre bien précieuse au chevalier Baltimore qui, allant visiter ses terres en Irlande, retrouva cet Indien & se l'attacha par les avances de la plus tendre amitié.
Elle ne tarda pas à devenir mutuelle: alors le chevalier se flatta de pouvoir apprendre avec certitude quels étoient les mouvemens naturels & les passions primitives du cœur de l'homme, jusqu'ici l'énigme la plus inexplicable qui soit dans la nature.
Williams possédoit une conception vive & facile. Ses voyages l'avoient formé dans plusieurs connoissances, & son goût pour la lecture avoit enrichi son esprit de mille traits instructifs. Les bons écrivains, tant anciens que modernes, ne lui étoient pas inconnus. Lorsque leur amitié fut parfaitement cimentée, le chevalier exigea de son ami qu'il mît par écrit tout ce qu'il avoit éprouvé depuis sa plus tendre enfance jusqu'au moment où il s'étoit trouvé parmi des peuples policés. Il voulut encore qu'il décrivît & ses premiers penchans, & ses premiers desirs, & le fil de ses idées; qu'il rapportât dans le plus grand détail ce qui l'avoit affecté le plus vivement, & de quelle maniere sur-tout il l'avoit été.
Son ami se refusa plus d'une fois à cette demande, parce qu'il sentoit toutes les difficultés de l'exécution. Comment en effet se rappeller des sensations primitives, effacées & détruites par tant d'autres? Comment retrouver la chaîne de ses propres idées & le nœud invisible qui a servi à les joindre? La mémoire ne suffit pas pour cette grande opération.
Cependant, après avoir réfléchi très-long-tems, être descendu en lui-même, être revenu sur ses premieres années, il se rappella un certain nombre de faits, dont rien n'avoit pu effacer l'impression; & cédant aux ardentes prieres de l'amitié & de la philosophie, il envoya l'histoire suivante au chevalier Baltimore. Celui-ci, dans le premier transport de sa joie, en fit part à un de ses amis, aussi curieux que lui sur cette intéressante matiere. Cet ami a commis une petite infidélité en faveur d'un de mes parens, & je publie l'histoire pour expier sa faute.
Que celui qui voudroit proscrire ce tableau de la nature humaine, réfléchisse avant tout & craigne de se tromper. Qui osera affirmer que la nature seule est une mauvaise législatrice? Qui osera condamner les actions & les pensées d'un sauvage, lorsque, retenu dans une ignorance invincible, il suit ce que l'instinct & le sentiment lui prescrivent? Sera-ce l'homme civilisé, l'habitant des villes, chez qui tous ces traits primitifs sont altérés? Ah! respectons plutôt cet instinct sacré, donné par l'Auteur de tous les êtres, & souvenons-nous que plus l'homme cherche à l'obscurcir, à l'étouffer, plus il s'éloigne de la félicité.
CHAPITRE Ier.
(Williams parle à son ami jusqu'à la fin de l'ouvrage.)
Qu'exigez-vous de moi, cher chevalier, lorsque vous voulez que je vous décrive le véritable état de mon ame dans ces tems où la nature seule m'inspiroit, où heureux dans la solitude des montagnes de Xarico, je vivois avec la tendre Zaka, criminelle & innocente à la fois? Vous oubliez que vous allez rouvrir des plaies qui saignent encore; vous oubliez que pour vous obéir il me faut éprouver la plus vive des douleurs. Mes larmes arrosent le papier.... Ah, Zaka, malheureuse Zaka! la religion condamne les pleurs que m'arrache ton souvenir: je le sais aujourd'hui; mais la nature, mais mon cœur ne peuvent les retenir.
Ferai-je un fidele portrait de moi-même? Me peindrai-je avec un cœur dépravé? moi qui dès le premier instant où j'ai senti mon existence, ai chéri la vertu, avant même que ma bouche eût appris à prononcer son nom.
Cependant l'infortuné Zidzem a été déclaré publiquement coupable, lui qui se flattoit d'être innocent! Que ce souvenir m'est cruel! On est donc coupable sans le savoir. Eh, pouvois-je deviner les loix établies pour la tranquillité ou la félicité d'un grand peuple, tandis que j'étois seul dans un désert?
Voici mon histoire: elle justifiera peut-être, mais elle servira très-peu à éclaircir vos doutes. Vous voulez approfondir de grandes questions, dont la solution passe, je crois, notre portée. La raison de l'homme, abandonnée à elle-même, peut-elle s'élever à la connoissance d'un Créateur? Peut-elle éclairer par degrés notre foible entendement? Est-il possible enfin à l'homme de connoître le véritable rapport de ses devoirs? Oh! ne desirez-vous rien de trop, cher chevalier? Vous-même jugez-vous.
Tous les hommes auroient-ils agi comme moi, s'ils se fussent trouvés dans ma situation? & d'après ce que l'un a fait, peut-on décider de ce que l'autre auroit pu faire? Sans doute nous avons besoin d'une main céleste qui nous conduise dans une route aussi incertaine; mais est-il impossible à l'homme de réfléchir sur lui-même, d'écouter la voix secrete de son cœur, & de remonter ainsi aux principes de cette loi sublime & invariable, qui dirige tous les êtres? Aura-t-il absolument besoin d'un secours étranger pour sentir l'existence d'un premier Être? La vertu est-elle incompatible avec l'ignorance? Le cœur n'a-t-il pas ses lumieres, & plus pures que celles de l'esprit? Hélas! avant que l'Eternel eût daigné faire descendre sur la terre ces vérités lumineuses & consolantes, la raison n'avoit-elle pas su les entrevoir? Ne portons-nous pas le germe d'un sentiment actif, qui ne demande que la moindre étincelle pour croître & se développer?
Je vous envoie mon histoire, parce que vous êtes mon ami, & que j'aime à vous avoir pour témoin de toutes mes pensées. Mais dérobez-les, je vous prie, aux yeux de ces hommes qui veulent exercer un despotisme sur les esprits, & qui font un crime de ne point adorer leurs prétendus oracles. Nourris dans les disputes de l'école, accoutumés à recevoir les idées anciennes, ils prononcent hardiment sur l'homme qu'ils ne connoissent pas, & lancent ensuite leur foudre sur le fantôme qu'ils ont imaginé. Evitez ces docteurs vains, leur orgueil & leur intolérance. Ils voudront vous persuader que Zidzem, qui va vous crayonner la sensibilité de son cœur, est un libertin, un insensé, peut-être un impie qui, sous un air de simplicité, cache le coupable dessein de renverser leur systême. Ils se vengeroient à juste titre: le bon Zidzem a quelquefois été curieux de s'enfoncer dans le dédale obscur de leur philosophie scholastique, & il s'y est égaré avec eux; mais du moins il a ri, en sortant de leur pompeuse école, tel qu'un homme sage, en s'éveillant, se moque du songe ridicule qui a fatigué ses sens.
Pourquoi aussi n'a-t-il pas adopté leurs chimeres? Pourquoi n'a-t-il pas reconnu cette perversité originelle qui, selon eux, est notre partage? Pourquoi a-t-il cru qu'on pouvoit lire la grandeur & la magnificence du Créateur dans la voûte du firmament comme dans un livre? Pourquoi a-t-il pensé que le Juge incorruptible, qu'on ne trompe point, réside en nous-mêmes? Pourquoi a-t-il découvert que toutes les fables dont la terre est remplie ne sont que des emblêmes d'une idée primitive & qui appartient à tout homme qui, au lieu de disputer, ne veut que sentir? Faut-il des argumens pour adorer? Faut-il compulser des livres pour apprendre à être juste & bon? N'est-on généreux, compatissant, qu'à la suite de longues études? L'innocence ne suffit-elle pas, & n'appartient-elle point au premier mouvement de l'ame? Je ne suis ni philosophe, ni savant; je n'ai point, comme eux, l'ambition d'élever un systême sur un échafaudage de mots. Je ne veux être ici que l'historien de mes sensations, & des idées qu'elles m'ont fait naître.
CHAPITRE II.
Je suis né parmi les Chébutois, peuple du sud de l'Amérique, peuple long-tems illustre & vainqueur. Pardonnez si je me fais gloire de ma patrie, & si je laisse entrevoir quelqu'orgueil au nom de ma nation.
Avant que l'avarice & la cruauté, sous les vêtemens d'une religion sainte, eussent trouvé le chemin de l'Amérique, pour effrayer un nouveau monde de l'assemblage horrible de tous les crimes, les Chébutois étoient un peuple aussi renommé dans l'Amérique, que les François le sont aujourd'hui au milieu de l'Europe. Ils ont donné des habitans, des rois & des loix au Pérou.
Lorsque j'ai commencé à lire les auteurs Européens, j'ai cherché avidement ce qu'ils avoient dit du bon incas Cabot, qui avoit régné sur tant de millions d'hommes, & qui, malgré l'étendue de son empire, avoit su les rendre tous heureux; ce qu'ils avoient pensé du sage Zulma, du victorieux Ozimo qui triomphoit pour pardonner, & de vingt autres monarques distingués par des vertus héroïques & particulieres. Quels furent mon étonnement & ma douleur, de feuilleter vainement une prétendue histoire universelle, & de ne pas trouver leurs noms, pas même celui de ma patrie! Mais à la place de ces noms sacrés, je lus l'énumération de toutes les folies d'un certain Jaques, les attentats multipliés d'un Henri qui faisoit couper la tête à ses femmes l'une après l'autre, pour en épouser une nouvelle en sûreté de conscience, & combien de maîtresses avoit entretenu un roi voluptueux, nommé Charles.
Quoi, dis-je en soupirant, la vertu, la sagesse, la valeur de Cabot, de Zulma, d'Ozimo, sont restées inconnues, & la sottise, les crimes de ces indignes souverains sont éternisés! La pensée que, dans quelques siecles, ces livres périroient sans doute avec la mémoire de leurs héros, fut la seule chose qui servit à me consoler.
Lors donc que les Espagnols, guidés par la soif de l'or & du sang, la foi & la rage dans le cœur, la flamme & la croix à la main, aborderent les malheureuses contrées de l'Amérique, les Chébutois n'inspirerent pas plus de pitié que les autres peuples. Ces Européens altérés d'or attaquerent des nations qui ne les avoient point offensés, attenterent à leurs biens, à leur liberté, à leur vie, & prêcherent ensuite une religion qu'ils avoient rendue aussi détestable qu'eux. Les tourmens étoient les interpretes de ces barbares, un bûcher enflammé leur réponse, & la cupidité l'origine de leur zele affreux. Ils annonçoient un Dieu pere de tous les humains, & ils massacroient des créatures humaines qui ne pouvoient sûrement reconnoître en eux des hommes. Je ne m'étendrai point sur cette plaie cruelle faite à la religion & à l'humanité; d'ailleurs ces horreurs sont assez connues, & les Européens doivent à jamais rougir de ne pouvoir les effacer de leur histoire.
Un petit nombre de Chébutois se sauverent dans les montagnes de Xarico, pour se dérober à un esclavage plus cruel pour eux que la mort. Une autre partie poussa jusqu'aux frontieres du Pérou; là, l'imagination encore troublée des vastes scenes de carnage, ils croyoient toujours rencontrer leurs farouches assassins. Les tristes restes de plusieurs nations Américaines s'unirent & formerent un nouveau peuple. Elles fonderent leur habitation au milieu de petites plaines situées entre des rochers & défendues par des bois inaccessibles. Elles s'estimoient heureuses après avoir tout perdu; elles étoient libres.
Le gouvernement fut confié à un capitaine nommé Xalisem: son pouvoir se bornoit à protéger la nation. Il dut cette place à sa valeur héroïque, & non aux droits de la naissance. Les loix furent aussi simples que l'esprit de ces peuples, & elles en étoient plus respectées: elles tendoient à unir & non à diviser les cœurs, à concentrer l'intérêt particulier dans l'intérêt général; elles n'attribuoient pas quelques privileges à quelques individus pour soumettre le gros de la nation; elles ne faisoient pas quelques heureux aux dépens de la multitude.
Unis par le malheur, les citoyens plus égaux s'aimerent davantage. Cependant il y avoit parmi eux presqu'autant de cultes différens que de chefs de famille; mais ils ne se tourmenterent pas pour des cérémonies, parce qu'ils étoient religieux, & non vains & intéressés. Nul d'entr'eux, affectant un droit sur la pensée, n'apprenoit à haïr son voisin à cause de sa secte. La sûreté de l'état, telle étoit la loi universellement reconnue: alors les infracteurs étoient sévérement punis, fussent-ils descendans d'Ozimo, fussent-ils les enfans du soleil.
J'ai remarqué avec étonnement que dans plusieurs gouvernemens la justice détournoit son glaive devant quelques hommes puissans: ce qui les autorisoit à trahir les intérêts de la patrie, ou à porter leurs mains avides sur les revenus de l'état. Un pareil crime étoit inconnu chez les Chébutois: jamais on n'entendit parler de guerres civiles ni religieuses, & je n'ai pu me familiariser avec l'histoire des Européens, quand j'ai vu qu'on n'avoit jamais disputé si l'on devoit adorer Dieu, mais qu'on avoit versé des torrens de sang pour savoir comment il faut l'adorer. Ainsi, c'est plutôt l'extérieur du culte que le culte même, qui a servi de prétexte à l'embrasement des états; ou plutôt l'homme a défendu la cause de son opinion, & non celle de la Divinité. Mais a-t-elle besoin qu'on défende son culte à main armée? Dieu ne refuse point les rayons de son soleil à l'impie adorateur des idoles: laissons à sa suprême grandeur le soin de venger ses offenses.
Les Chébutois (car ce peuple composé de vingt peuples divers, avoient retenu le nom qui imprimoit le plus de respect) devoient être nécessairement les irréconciliables ennemis des cruels Espagnols: la vengeance étoit leur premier devoir, j'ai presque dit leur vertu. Si un Espagnol tomboit entre leurs mains, ils lui faisoient souffrir les mêmes tourmens qu'ils avoient endurés: c'est ainsi qu'ils satisfaisoient à la mémoire de leurs braves ancêtres, lâchement égorgés.
Les Européens accusent encore aujourd'hui les Chébutois d'avoir été la nation la plus sanguinaire. Non, mon ami, elle fut la plus juste. Autrefois simple & tranquille dans ses mœurs, contente des présens de la nature, elle vivoit sans soupçonner la vengeance & la fureur; mais à la vue de monstres nourris au carnage, à l'aspect de leurs tyrans ensanglantés, les Chébutois imiterent leur cruauté, & bientôt les surpasserent. Ils se familiariserent avec les arts horribles qui portent la destruction. On ne les traita plus de stupides dès qu'on les vit redoutables; toutes les passions violentes échauffoient leur courage.
On vit la liberté refleurir sur des rochers, après des fleuves de sang; mais on ne la crut pas trop chérement achetée. Les Chébutois braverent leurs ennemis jusques sous le cacique Azeb, mon pere. Il étoit brave, il avoit des vertus; mais, le dirai-je! il étoit plus philosophe que politique & guerrier. L'avarice, la superstition & la tyrannie conjurerent ensemble pour effacer de dessus la terre un peuple innocent & libre. Les Espagnols ne pouvoient souffrir une colonie d'Indiens voisins de leurs villes; mais comment franchir les hautes montagnes de Xarico? comment asservir des hommes qui frémissoient au seul nom d'esclavage? Ils espérerent obtenir de la ruse ce qu'ils n'osoient attendre de la valeur. L'inimitié entre les deux nations paroissoit affoiblie par le tems; quelques petites alliances étoient même formées par le relâchement de la discipline. Ils parurent plus modérés; ils nous porterent des paroles de paix. Le commerce s'introduisit entre les deux peuples: cette correspondance utile consacra leurs liaisons.
Déjà quelques missionnaires s'étoient glissés chez les Chébutois: leur extérieur composé, leur langage doux, leur zele désintéressé ou qui paroissoit l'être, ne laisserent point soupçonner des espions secrets parmi un peuple qui savoit combattre, vaincre & punir, mais qui ignoroit les pieges de la trahison.
CHAPITRE III.
Mon pere, trompé par la douceur apparente de leur caractere, reçut ces missionnaires avec bonté. Dans sa jeunesse il avoit fréquenté quelques Européens; de sorte qu'il possédoit plusieurs connoissances étrangeres à ses compatriotes. Amoureux des arts, il accueillit des hommes qui les cultivoient. Il avoit de la sagesse, de la grandeur d'ame, de l'humanité; mais il ne prévoyoit pas assez les dangers. Trop peu défiant pour la place qu'il occupoit, il permit aux missionnaires de prêcher librement leur religion; ne croyant pas qu'elle pût influer sur la forme du gouvernement, & que des hommes isolés & sans armes pussent jamais être dangereux à un peuple de guerriers. Cette religion étoit nouvelle, imposante par ses cérémonies, annoncée par des hommes intelligens; elle attira la foule, fit des progrès étonnans & rapides, plut par des dehors éclatans; & telle fut la premiere semence des troubles qui amenerent la ruine de ce peuple aveuglé.
Vous savez que les Américains ne sont pas tous de la même couleur: on y voit des femmes qui, en blancheur & en beauté, ne le cedent en rien aux plus belles Européennes. Ma mere Alguézire eut la gloire d'être la plus aimable d'entr'elles. Unie à Azeb par les liens les plus doux, elle étoit alors dans tout l'éclat de la plus florissante jeunesse. Moi & une fille nommée Zaka étions les seuls fruits de leurs amours.
Alguézire eut le malheur de plaire à l'un des missionnaires, qui avoit un libre accès dans la demeure de mon pere. Il s'insinua près d'elle sous le masque de la probité; mais il ne tarda pas à trahir son coupable dessein. Alguézire étoit une sauvage, elle fut fidelle à son époux.
Le missionnaire, trompé dans ses desirs, après plusieurs tentatives, eut recours à la force. Elle rendit ses efforts vains, & se plaignit à mon pere. Azeb, armé du glaive de la justice, mais sans haine & sans colere, crut pouvoir punir le perfide qui avoit attenté à l'honneur d'une femme que son rang & sa vertu auroient dû faire respecter; & selon la religion qu'il prêchoit, le séducteur audacieux n'en étoit que plus coupable. Les loix qui prononçoient la peine de mort contre la violence, furent exécutées.
Le châtiment de ce missionnaire eut des suites horribles: ses compagnons le blâmoient publiquement, mais en particulier lui donnoient le nom de martyr. Les Chébutois baptisés, excités à la révolte par leurs sourdes manœuvres, s'emporterent injurieusement contre mon pere; ils crurent la religion outragée dans la personne du coupable justement puni. Animés à la vengeance par l'organe de leurs prêtres, ils firent une alliance secrete avec les Espagnols, & les conduisirent par des passages inconnus dans le centre des montagnes de Xarico.
Une guerre civile alloit embraser l'état, & c'étoit la religion qui devoit aiguiser le fer. Mon pere vit qu'il seroit trop foible contre la plus grande partie de ses sujets révoltés: il aima mieux céder pour épargner le sang, & ce fut de cette maniere qu'il désarma ses sujets, se flattant de les convaincre bientôt de leur profonde erreur.
Il accepta donc le traité que les Espagnols lui offrirent, parce qu'il avoit espéré que ses sujets ouvriroient les yeux & redeviendroient fideles à leur premier serment, gage de leur liberté, de leur bonheur. Malheureux Azeb! plus malheureux citoyens! Tous les yeux se fermerent sur les dangers & sur les désastres qui préparoient la ruine de la patrie.
Tandis que les jeunes Chébutois, le front ceint de fleurs, célébroient au milieu des festins cette nouvelle alliance, ils furent trahis par leurs compatriotes superstitieux. Au signal qu'ils donnerent, les Espagnols commencerent le carnage. Surpris, enveloppé de toute part, ce peuple ne put se défendre, & le fer dans la main de la férocité choisit à son gré ses victimes.
Azeb qui avoit un secret pressentiment de cette trahison, s'échappa du carnage où ses sujets innocens étoient plongés. Au milieu de tant d'horreurs, il eut la joie de voir son fils & sa fille sauvés par les soins d'un serviteur fidele: mais parmi la foule des assassins il perdit la belle Alguézire. O douleur! il vit la main qui perça son cœur, il entendit les derniers mots de sa bouche expirante, & son bras fut impuissant à la venger.
Quelques sujets rassemblés autour de sa personne protégerent sa vie & favoriserent son évasion. Obligé de céder à leurs pleurs, il nous prit entre ses bras; & après avoir marché long-tems, accompagné d'un seul domestique, il se cacha dans des antres secrets à lui seul connus.
Du fond de cet asyle on distinguoit la flamme des bûchers qui consumoient nos malheureux concitoyens, & l'écho nous reportoit sur ces rochers déserts leurs cris lamentables. La fumée qui sortoit des cabanes embrasées, s'élevoit en noirs tourbillons, obscurcissoit le ciel, étendoit sa vapeur jusques sur nous & se mêloit à l'air que nous respirions.
Ceux des nôtres qu'on voulut forcer à embrasser une religion qu'on leur avoit trop appris à détester, aimerent mieux expirer dans les flammes. On les vit danser autour du bûcher, puis embrasser le bois qui alloit les réduire en cendres. Aussi courageux que les Espagnols étoient lâches, ils chantoient au milieu des tourmens les louanges de Xuixoto, croyant mourir pour sa gloire; & dans cette idée ils expiroient avec une sorte de joie.
Les Espagnols ne cesserent d'égorger que lorsque les victimes leur manquerent. Alors ils leverent leurs mains sanglantes vers le ciel, comme pour lui offrir le sacrifice de plusieurs milliers d'hommes. Ils se livrerent à une joie effrénée, & s'applaudirent, dans le sein de la débauche, de leurs crimes nombreux.
Ils instituerent une fête solemnelle, où ils célébrerent la mémoire de l'adultere, comme celle d'un saint qui devint leur digne patron. Mais, ô châtiment de la justice divine! les chrétiens Chébutois qui avoient trahi leurs concitoyens, furent trahis à leur tour, & reçurent le prix de leur perfidie. Esclaves & chargés de chaînes, condamnés aux plus vils travaux par ces mêmes Espagnols, justes une fois, leurs remords tardifs vengerent du moins la patrie & mon pere.
CHAPITRE IV.
Dans un vallon ceint de hautes montagnes & presqu'inaccessible, nous demeurâmes cachés pendant quelques jours. N'osant sortir de dessous la voûte d'un rocher, Azeb choisit une nuit des plus sombres, & nous conduisit par des routes secretes vers un désert que lui seul connoissoit. On avoit mis sa tête à prix. Que de fatigues essuya ce bon pere veillant sur tous nos besoins pendant un voyage aussi pénible! Que de fois il trembla pour nos misérables jours! Non, ce n'étoit point le pouvoir qu'il regrettoit, c'étoit notre mere infortunée, dont l'image le suivoit sans cesse. Je l'ai vu plusieurs fois, en prononçant son nom, verser des larmes, nous approcher de son sein, nous en éloigner, comme s'il eût craint de nous faire partager ses douleurs.
Notre débile enfance eut besoin de toute son active tendresse pour ne pas succomber en route; mais il avoit tout prévu, & il sut domter toutes les traverses. Accompagné du seul Caboul, son fidele compagnon, il arriva dans l'asyle impénétrable qu'il avoit choisi pour y terminer ses jours. Figurez-vous des rochers escarpés qui environnent une plaine assez agréable, comme si la nature eût voulu la dérober à tous les yeux: d'un côté les montagnes de Xarico, de l'autre des bois inaccessibles; c'est là que, dans une caverne spacieuse, mon pere avoit déposé ses trésors à couvert des Espagnols & de leurs recherches avaricieuses. Là, nous nous trouvâmes en sûreté & comme dans une citadelle où la nature prenoit soin en même tems de nous nourrir & de nous protéger.
Je tiens tous ces détails de la bouche de mon pere, qui me les a confirmés dans plusieurs récits. Je n'avois alors que trois ans, & Zaka en avoit deux. C'est un âge où par sa foiblesse l'homme paroît le plus infortuné des êtres, & où j'ai été le plus heureux parce que j'étois insensible aux malheurs qui m'environnoient.
Dans les premiers tems nous demeurions toujours dans une caverne obscure, & je ne savois pas alors que c'étoit pour conserver une vie pour laquelle j'avois une indifférence absolue. Mes yeux s'accoutumerent aux ténebres & ne m'empêcherent plus de distinguer les objets. Aujourd'hui je jouis encore du privilege de voir distinctement dans l'ombre la plus épaisse.
Mon pere, Caboul, Zaka, & moi, tel fut le petit nombre des infortunés échappés à la fureur des Espagnols. Jamais mon pere ne se hasardoit à monter au sommet des rochers, dans la crainte d'être découvert. Nos tyrans avoient étendu leurs habitations dans les plaines qui bordoient ces rochers: dans la suite nous nous promenions seulement sur un petit côteau orné de gazon, où nous respirions le frais. Que d'inquiétudes nous causâmes à la tendre sollicitude d'Azeb! Il étoit obligé d'interrompre nos jeux innocens; il nous interdisoit jusqu'aux cris de la joie; nous ne pouvions soupçonner pourquoi il refrénoit nos transports, pourquoi il nous empêchoit de sortir de l'espace circonscrit. Notre raison commençante accusoit sa sévérité, qui n'étoit que le fruit de sa vigilante tendresse.
Notre petite plaine étoit assez fertile pour nous procurer une nourriture suffisante & convenable: la Providence a soin de l'homme en quelque lieu qu'il se trouve, pourvu que son travail interroge sa libéralité. Cher chevalier, arrêtez-vous un instant; contemplez un spectacle qui intéressera votre cœur sensible; voyez un cacique qui s'asseyoit sur un trône d'or & possédoit autant de trésors qu'en peut desirer l'ambition des monarques de l'Europe; voyez-le cultiver la terre de cette même main qui portoit le sceptre. Il ne le regrette pas; il est à lui-même, & il se trouve payé de toutes ses peines, lorsqu'un de ses enfans lui sourit. Les désastres de sa nation, voilà ce qui le touche encore: il a fait sans peine le sacrifice de l'autorité; mais il ne s'accoutume pas aux images effrayantes de la patrie exterminée. Il m'a dit souvent qu'il se trouvoit plus heureux dans cette solitude, n'ayant à lutter que contre les besoins de la vie, que lorsqu'au milieu des hommages qui environnent la royauté, il avoit les inquiétudes du commandement & les soucis renaissans d'une prévoyance journaliere.
Pere tendre, il apprêtoit de ses mains l'aliment qui soutenoit notre vie défaillante; chef adoré, il possédoit un ami dans un de ses anciens serviteurs; & peut-être il rendoit graces au ciel de son infortune, puisqu'il avoit rencontré un cœur, lorsqu'il n'avoit plus de diadême.
Une herbe de bon goût, le fruit du cacoyer, des racines succulentes, quelquefois du gibier, voilà ce qui composoit les mets de notre table. Je ne détaillerai point ici les prodiges d'industrie que le soin de notre conservation sut dicter à mon pere. Caboul lui disputoit la gloire du travail, & mon pere le récompensoit de son zele en s'avouant vaincu. Nous nous étions accoutumés à le regarder aussi comme un pere; & dans les premieres années de notre vie, nous ne mettions aucune différence entre lui & l'auteur de nos jours. A leur rencontre nous nous précipitions également entre leurs bras, & les caresses de l'un & de l'autre nous sembloient tout aussi vives. Contens de notre sort, nous ne formions aucun desir, & nous croissions en âge, sans nous appercevoir que nous avancions dans le chemin de la vie, & que des clartés fatales alloient bientôt rompre le charme & l'insouciance du jeune âge.
Quant au systême de notre éducation, Azeb l'avoit dressé sur le plan le plus sûr pour notre félicité. Il avoit résolu de nous abandonner aux leçons de la bonne & simple nature, persuadé que tout ce qu'elle fait est bien fait, & que ce n'est qu'en la contredisant que nous nous sommes ouvert la source de tant de maux. Sa voix sacrée lui paroissoit préférable à toute autre, parce qu'elle est plus sûre & que l'ignorance vaut mieux que l'erreur.
Azeb avoit connu les loix, les coutumes & le culte de divers peuples. Il avoit réfléchi sur les contrariétés qui obscurcissent l'esprit de l'homme & lui font bâtir des loix chimériques à la place de ces loix simples qui n'égarent jamais un cœur droit & sincere. Il vouloit éloigner de nous ces opinions incertaines qui nous tourmentent, parce que nous sentons confusément que leur base nous échappe, & il crut avancer notre raison en nous dégageant de cette foule de mots, source de nos disputes & de nos haines.
D'ailleurs il pensoit que comme nos jours devoient s'écouler, dans ce lieu désert, au milieu de la paix & de l'innocence, nous n'aurions pas besoin de préceptes, qu'il suffisoit de nous faire pratiquer ce qui étoit bon & juste, & que l'avertissement pourroit jaillir du fond de nos cœurs, puisque Dieu avoit daigné gratifier la nature humaine d'un élan particulier vers la source de la vie & de l'existence. A toutes les facultés qu'il nous a prodiguées, n'auroit-il pas joint la fin sensible qui nous mene vers lui? Si cela n'étoit pas, chaque être seroit donc isolé; la création seroit morte, & le lien qui nous unit au grand tout seroit rompu: où existeroit cette intime révélation, si du trône de sa gloire Dieu ne l'avoit gravée dans le sein du foible nourrisson? En croissant, en levant les regards vers la voûte du firmament, il faut qu'il la reconnoisse pour l'ouvrage de sa main, ou il retombe dans la classe des brutes. Non, du côté de ce présent Dieu n'a pas fait l'homme inférieur aux anges.
Le principal soin dont s'occupa Azeb, fut de nous enseigner les mots usités & nécessaires pour les besoins de la vie; il ne nous exposoit jamais que la signification des objets physiques; il éloigna sur-tout de notre esprit l'idée de la mort, & il nous représentoit tous les objets de la nature comme animés & sensibles; il nous faisoit respecter un oiseau, une mouche, une fourmi, & nos pieds étoient accoutumés à se détourner, de peur de l'écraser. Il nous répétoit incessamment: Ne faites point souffrir cet animal; il n'est pas à vous; car si vous marchez sur lui, Caboul & moi marcherons sur vous. Respectez tout ce qui a le mouvement; car vous n'êtes pas plus dans le monde que cette mouche qui vole.
Ainsi il abandonna nos cœurs à la sensibilité, & nous accoutuma à regarder tout ce qui nous environnoit comme doué d'un principe de vie; de sorte que nous étions parvenus au point de saluer les animaux comme nos freres, comme nos égaux. Jamais notre langue ne se trempa dans leur sang; ou quand la nécessité avoit obligé Azeb d'en mettre quelques-uns à mort, il les tuoit loin de nos regards, & ces animaux ne portoient plus sur notre table l'apparence d'un être qui avoit reçu un souffle de vie.
Nous avions douze ans, que l'idée de la destruction n'étoit point encore entrée dans notre imagination: nous jouissions des bienfaits de la nature sans trouble & sans remords, & la mort seroit venue nous frapper sans que nous la connussions; l'image même du dépérissement étoit étrangere à nos réflexions.
Dès que nous pûmes le comprendre, Azeb nous parla des plaines voisines comme d'un lieu où habitoient des méchans qui ne respectoient pas la sensibilité de leur prochain, & qui, se faisant du mal les uns aux autres, en feroient à tous ceux qui les approcheroient. Il nous prit à tous deux un frisson intérieur; & envisageant qu'au-delà de ces rochers il existoit des méchans, nous regardâmes le lieu que nous habitions comme celui dont nous ne devions pas nous écarter, sous peine de souffrir.
Azeb eut grand soin de nous imposer de bonne heure des travaux proportionnés à la foiblesse de notre enfance: il nous entretint dans ces exercices salutaires qui développerent l'usage de nos membres & rendirent nos corps souples & agiles.
Chaque jour nous assistions au lever de l'aurore, & il ne nous étoit pas permis de passer dans le sommeil cette heure sacrée du jour. Nous contractâmes l'heureuse habitude du travail; il remplissoit les trois quarts de la journée: il nous devint nécessaire, & même agréable.
Cette vie tempérée & agissante nous tenoit gais & vigoureux. Une espece de chant mesuré accompagnoit nos exercices: la voix de Caboul & celle de mon pere nous répondoient à une grande distance, & notre poitrine se fortifioit en même tems que nos bras. Il m'en est resté une voix forte, que dans la suite j'ai été obligé d'adoucir en vivant parmi des hommes civilisés, lesquels, à mon sens, ont perdu tous les accents de la nature, & ne font plus que siffler ou murmurer.
La santé circuloit dans nos veines; une vivacité bouillante régnoit dans tous nos mouvemens; jamais l'odieux joug de la contrainte n'affaissa le ressort de notre ame; libres, nous fûmes heureux. Si nous connûmes la douleur, peine inévitable & passagere, nous ne connûmes point le chagrin, l'inquiétude de l'avenir. Nos desirs se réduisoient à peu de chose: ils étoient tous satisfaits, & nous ne devinions pas qu'il existoit des sciences que l'on n'acquiert que par les larmes, les tourmens & la captivité des premieres années de la vie de l'homme.
CHAPITRE V.
Cependant nous approchions de cet âge redoutable où les pénibles & agréables sensations du cœur humain se font sentir dans toute leur vivacité, étonnent l'ame par leur nouveauté, & la ravissent par leurs décevantes douceurs. O jours d'innocence, de trouble & de volupté! Ma raison étoit enveloppée dans une heureuse obscurité; je ne connoissois ni la nature, ni moi-même... Il m'est difficile aujourd'hui de remonter à mes premieres sensations, & de marquer toutes celles que ma mémoire m'apporte confusément.
Vous verrez néanmoins mes desirs naître les uns des autres; mais ne jugez pas pour cela que tous les hommes ont la même maniere de voir, de sentir, de desirer & de jouir. Des êtres qui paroissent semblables, different quelquefois tellement qu'on les croiroit opposés.
Mon ouvrage est trop difficile pour qu'il ne demeure pas imparfait. Les années ont effacé en partie les images qui étoient alors si vivement imprimées dans mon ame; & que de foiblesses de l'esprit humain ont passé sans se laisser remarquer! Combien de fois sur les mêmes objets ai-je changé de sentiment! quel flux & quel reflux de jugemens contradictoires! Aidez-moi dans ce labyrinte où vous m'avez engagé, & suppléez aux idées intermédiaires.
Mes premieres sensations ont été les soupirs d'un cœur qui demande le bien-être. Je sentois le besoin d'être heureux, & j'attendois mes petites jouissances de la main qui avoit commencé à les répandre sur moi. Je me rappelle parfaitement que j'aimois l'être qui me présentoit ma nourriture; qu'il me tardoit de le revoir lorsqu'il étoit absent, & que je souffrois lorsque j'étois séparé de lui. Il me souvient d'avoir beaucoup pleuré en voyant Caboul qui s'étoit blessé à la main. Je lus sur son visage pâle la douleur qu'il éprouvoit, & j'en ressentis le contre-coup.
La joie d'Azeb me pénétroit de joie, & je distinguois d'abord quand quelque peine invisible changeoit son visage. Je crois que la sensibilité existe dans l'ame de l'enfant, & qu'il est déjà soumis à partager le plaisir & la douleur de ceux qui l'environnent.
L'amour de la société a encore été l'une de mes fortes sensations. Je n'aimois point à être seul; j'étois bien-aise quand je rencontrois mon pere ou Caboul, quand ils me caressoient, quand ils me soulevoient dans leurs grands bras. Je les sollicitois à me parler, lorsque leurs travaux les occupoient tout entiers. J'avois besoin de lire dans leurs yeux les sentimens qui les animoient à mon égard; & je me rappelle que je les devinois très-bien; j'ose même croire que l'enfant est plus physionomiste que l'homme fait. Comme il est tout instinct, il sent l'ame de celui qui l'approche: je ne me suis jamais trompé sur la physionomie sereine ou triste de mes deux supérieurs.
J'étois encore plus charmé lorsque je jouois avec Zaka. Si nos petits jeux nous brouilloient, le besoin d'être ensemble nous rapprochoit bientôt. Quand elle étoit fâchée & qu'elle s'éloignoit, c'étoit moi qui courois après elle, & je ne pouvois souffrir son éloignement plus d'une heure ou deux. Je voulois l'assujettir à mes divertissemens; mais c'étoit elle qui m'assujettissoit aux siens.
Voilà les premiers mouvemens que je puis appeller en moi les mouvemens dominans & qui n'ont été gravés dans mon cœur par aucune main humaine. Je ne sais si j'avois déjà le germe des autres penchans: je ne puis faire ici remarquer leur liaison, car je ne l'ai point sentie moi-même. J'étois un être social, puisque je n'étois point indépendant des moindres signes qui se faisoient autour de moi, que je les interprétois avec justesse, & que j'y répondois avec facilité.
Je puis assurer avec sincérité que j'étois absolument exempt d'orgueil & de vanité, car on ne m'avoit jamais loué: on ne m'avoit point dit que je fusse beau ou laid, & je n'avois jamais songé aux attraits de ma petite figure. La jalousie m'étoit inconnue, car il n'y avoit jamais eu aucune préférence marquée entre Zaka & moi. La vérité m'oblige d'avouer encore que je n'avois pas plus d'amitié pour Azeb que pour Caboul: le degré de mon affection varioit selon le bien qu'ils me faisoient; les liens du sang n'étoient en moi que les nœuds de la reconnoissance.
Je n'avois aucun regret de mes actions quelconques: l'aigre voix du reproche ne retentit jamais à mon oreille.
On n'avoit point peuplé mon imagination de fantômes: je ne redoutois rien, soit que l'ombre m'enveloppât, soit que le ciel s'embrasât d'éclairs. Je ne reconnoissois aucun être malfaisant dans la nature; & quand j'étois averti par la douleur de mieux prendre garde à ma conservation, Azeb & Caboul ne joignoient point leurs cris à mes plaintes; ils attendoient froidement que la douleur fût passée; leur visage calme me disoit que ce n'étoit rien; & comme je sentois qu'ils m'aimoient, j'ajoutois foi à leur physionomie.
L'idée d'une propriété particuliere & exclusive n'entra point dans mon entendement. Jamais rien ne me fut refusé; quand je demandois quelque chose d'impossible, on ne me repondoit pas, & mon caprice cessoit de lui-même.
Tous mes desirs se bornoient à satisfaire mon appétit, & je ne sais quoi de secret me disoit que de ce côté la nature étoit inépuisable, & que je ne manquerois jamais de nourriture. Ayant vu le vallon que j'habitois produire presque sans relâche des fruits de plusieurs especes, j'ignorois jusqu'aux termes de besoin & de pauvreté.
Je considérois les vases d'or de mon pere d'un œil aussi indifférent que les rochers qui ceignoient notre habitation: seulement leur couleur & leur éclat me causoient un léger contentement. Je ne haïssois personne, personne ne m'offensoit: l'espérance m'étoit étrangere, je ne prévoyois point l'avenir. Borné au présent, rien ne m'alarmoit, & la seule douleur me sembloit un mal. Le moment passé, je l'oubliois.
Ainsi j'avançois, sur une pente douce & fortunée, vers le printems de la vie, vers la saison où des passions, jusques là inconnues, s'éveillent comme une rapide tempête, entraînent nos cœurs comme un torrent impétueux, & où l'amour qui nous enivre nous met sous le joug de son empire.
Ma raison avoit commencé à jeter ses premiers rayons; ils tomberent sur les objets qui m'environnoient: j'apperçus quelques-uns de leurs rapports; je les comparai, je les jugeai, & de ces résultats naquirent des idées nouvelles. Je fis quantité de remarques qui m'étonnerent moi-même. Je bâtis de petits systêmes qui, tout extravagans qu'ils étoient, attestoient le libre exercice de ma pensée. J'approuvois & je blâmois. Je me souviens que mon pere, attentif & se recueillant, avoit alors une physionomie que je ne lui avois pas encore vue; qu'il me regardoit, & que son silence étoit expressif.
Je perdis cette pétulante étourderie qui caractérisoit mes premiers ans. J'étois tour-à-tour tranquille ou agité, sombre ou joyeux; l'ennui me glaçoit ou la volupté m'enflammoit.
Ce nouveau sentiment qui se développoit en moi, me fit appercevoir toute la profondeur de mon être. Je réfléchis sur moi-même je m'interrogeai, je sondai l'abyme de mon cœur: un desir de feu en remplissoit toute la capacité; & ce desir que je ne pouvois définir, qui m'effrayoit, me tourmentoit, me donna cependant quelques momens d'extase qui me dédommagerent de cet état cruel.
Je sentis qu'il me manquoit quelque chose nécessaire à mon bonheur, moi qui jusqu'ici n'avois rien desiré. Un chagrin lent & destructeur s'empara de mon ame; une mélancolie profonde égaroit mes esprits; un trouble qui alloit toujours croissant, que dis-je! une fureur sourde grondoit dans mon sein. Ces phénomenes nouveaux décomposoient pour moi le tranquille spectacle de la nature. Je pleurois sans sujet, je me réjouissois de même. Les vives étincelles d'un feu inconnu parcouroient mes veines & jetoient dans mon cœur des émotions à la fois douces & pénibles.
Enfin, la compagnie de mon pere & de Caboul me devint insupportable; car ils étoient absolument étrangers aux sentimens qui me dominoient: Zaka, la seule Zaka adoucissoit mon chagrin, mais non pas mon trouble. Il redoubloit lorsque j'étois près d'elle: je ne la regardois plus avec la même assurance; un éclair de ses yeux me jetoit dans l'abattement ou dans une joie folle. Je tremblois en lui parlant des choses les plus indifférentes: j'avois toujours le même zele pour lui rendre mille petits services; mais ce zele avoit quelque chose d'emporté que je voulois vainement contraindre. Les racines les plus succulentes, que j'arrachois du jardin, je les conservois pour Zaka, & je donnois les moins bonnes à mon pere.
Que j'étois content lorsque Zaka ayant la tête baissée, ou appliquée à quelqu'ouvrage, je pouvois en silence dévorer ses charmes sans en être vu! Si l'on me surprenoit alors, je rougissois comme si une honte secrete m'eût atteint.
CHAPITRE VI.
Il falloit que Zaka se fût apperçue du trouble qui me dévoroit, car elle étoit devenue aussi craintive que moi; elle hésitoit à me demander ce que j'avois, & j'hésitois à lui découvrir ce que je ressentois.
Je reconnus que son cœur n'étoit pas plus tranquille que le mien. Cette découverte m'inspira un grand contentement, sans savoir pourquoi. En la voyant inquiete, agitée, je tombai dans une espece de ravissement que je ne puis définir. Son maintien étoit plus réservé, elle n'osoit plus badiner avec moi; mais je la voyois chaque jour inventer mille prétextes pour rester à mes côtés. Elle fuyoit sans raison, & sans raison revenoit un instant après.
Mon cœur étoit trop surchargé pour ne pas s'ouvrir; mais je ne savois à qui dire mon secret, si c'étoit à Azeb ou à Caboul, afin d'apprendre d'eux le moyen de me tranquilliser. Zaka m'étoit trop redoutable; ma voix expiroit en sa présence, je ne savois de quels termes me servir pour lui peindre la situation de mon ame; & pourtant j'entrevoyois qu'elle seule pouvoit me comprendre.
Malgré ma ferme résolution de calmer mes tourmens en lui en faisant l'aveu, de jour en jour je devenois plus timide; mon cœur voloit sur mes levres, & ne s'échappoit jamais.
Je me suis demandé, dans un âge plus avancé, pourquoi l'amour, cette passion si légitime, s'effraie de lui-même, se déguise, comme par honte, sous le nom d'amitié, & se rend, sous ce masque, douloureux & pénible.
Que de traits déchirent l'ame avant qu'elle ose d'elle-même s'abandonner au plaisir d'aimer & d'être aimé! Quel est donc ce frein importun qui nous arrête dans la carriere du bonheur? D'où naît cet effroi qui semble nous avertir que la félicité est dangereuse? La plus heureuse des passions est environnée d'épines qui écartent notre main.
L'amour est sans honte chez les animaux, parce que ce n'est en eux qu'un instinct aveugle; mais chez l'homme, c'est une volupté profonde & durable. Il n'est point de volupté sans la pudeur: c'est elle qui assaisonne notre bonheur, qui le rend plus touchant & plus vif; l'imagination nous apporte des plaisirs qui n'appartiennent qu'à elle.
J'étois heureux par mon imagination; je n'avois d'autres idées, d'autres mouvemens, que ceux que je recevois de mon amour. Je marchois de pensée en pensée, & toutes me plaisoient. Si je voyois de loin Caboul ou mon pere, je les évitois: ils venoient me distraire de la seule idée qui me charmoit profondément.
Je respirois avec plus de liberté lorsque je me trouvois dans un lieu parfaitement solitaire. Je n'éprouvois quelque repos que sur la cime des montagnes, ou dans le fond d'un bois ténébreux. Mes pensées, toutes contraires les unes aux autres, se succédoient avec la plus grande rapidité. Tantôt les tourmens que j'endurois se changeoient en sentimens agréables; tantôt une mélancolie sombre prenoit le dessus & obscurcissoit tout mon être. Un arbre touffu m'offroit-il son ombrage, je m'y arrêtois, & là, sur la premiere fleur que rencontroient mes regards, mon imagination dessinoit les traits de Zaka. Des larmes involontaires couloient de mes yeux, & je ne savois à qui reprocher la douleur muette & délicieuse qui remplissoit mon ame.
Je soupirois à la vue du crystal des fontaines, de l'herbe molle des prairies, de la nuée transparente qui voloit dans les airs: il me manquoit un bien que mon œil avide poursuivoit dans les objets mouvans de la nature. Je surabondois de vie, & je la répandois jusques sur les êtres inanimés.
Plus les lieux où je me trouvois étoient sombres, plus l'image de Zaka venoit avec tous ses rayons éclairer ces déserts. Ah! quand mon imagination fatiguée voyoit fuir son adorable fantôme, tout demeuroit autour de moi froid & immobile comme la pierre sur laquelle je m'asseyois.
Alors, si j'appercevois une colline élevée, j'y portois mes pas: il falloit un plus vaste horizon à mon cœur oppressé de soupirs. De là je considérois l'espace qui me séparoit de Zaka; je cherchois des yeux si sa vue ne pouvoit pas l'embrasser & me découvrir. Un instant après, l'ennui me saisissoit, & d'un pied précipité je revolois vers l'endroit où je savois la trouver. A mon retour, si elle se plaignoit de mon absence, ce seul mot de sa bouche faisoit tressaillir mon ame de joie, & ma douleur se calmoit. Auprès d'elle je me disois: Je suis bien ici, & je serois mal ailleurs; c'est ici que je sens le plaisir de l'ame.
CHAPITRE VII.
Portant toujours Zaka au fond de mon cœur, les pensées auxquelles je m'abandonnois en songeant à elle, me conduisirent un jour fort loin dans notre caverne. Je parvins jusqu'au rocher le plus éloigné, qui terminoit le ceintre dont notre plaine étoit fermée, & je le franchis. J'errois, guidé par la mélancolie; j'oubliois les précipices qui m'environnoient, & les hommes méchans dont Azeb m'avoit parlé. L'amour, qui occupoit mon ame, ne me laissoit pas le soin de réfléchir qu'ils avoient leur habitation non loin de ces lieux.
Je gravis jusqu'au sommet de la montagne, & bientôt, à mon grand étonnement, je découvris une plaine immense, moi qui n'avois jamais vu qu'un vallon resserré. Non: je suis incapable de rendre ce que je sentis à l'aspect de ce magnifique spectacle. Un rang de rochers, entre lesquels étoient de plus petites plaines presque toutes de sable, avoit été comme un rideau qui m'avoit caché la nature. Je n'avois entendu que le rugissement de quelques animaux féroces; je n'avois habité qu'un désert. O joie, lorsque je vis pour la premiere fois des campagnes florissantes, des productions qui m'étoient inconnues, le radieux mêlange des couleurs! Les arbres étoient en fleurs; leur odeur délicieuse sembloit être le parfum que la terre envoyoit au ciel en signe de reconnoissance. Le soleil, dans toute sa majesté, doroit les plantes qu'il faisoit éclore. Dans le lointain, les bras d'un fleuve majestueux coupoient en arcs argentés les prés humides. Que mon œil étoit charmé de poursuivre son cours! J'étois muet d'admiration: ces rochers, remparts sourcilleux qui entouroient ma triste demeure, transformés en une tour bleue, me donnoient un spectacle ravissant.
Pénétré de joie, avide de voir & de jouir, je considérois chaque objet; j'y revenois encore, & je ne me lassois point de le contempler. Je m'écriois par intervalle: Ah, si Zaka étoit ici! Un doux mouvement remua mon cœur; je sentis que j'allois pleurer, je ne retins pas mes larmes; elles coulerent délicieusement. Etoit-ce l'amour, étoit-ce le charme de la nature, qui m'attendrissoit à ce point? Tous deux avoient rassemblé leurs sensations pour enchanter mon ame, & je crois que le moment où elles se réunissent est le complément de la félicité de l'homme.
Je descendis de la montagne à pas lents, tendant les bras vers le ciel: mes pieds nus se plongerent dans le tendre gazon. Je cherchois à rendre graces à l'auteur de ma joie; je le cherchois, je ne le connoissois pas encore; mais déjà j'admirois ses ouvrages & je le devinois par sentiment. J'étois heureux, & mon cœur créoit un long cantique d'actions de graces dans une langue qui n'avoit point de mots.
Enfin, sorti du charme profond où les beautés de la nature m'avoient retenu, j'eus un moment d'inquiétude; je songeai que je n'étois pas loin des hommes méchans, dont mon pere m'avoit parlé: mais je crus qu'ils ne pouvoient pas exister dans un aussi beau climat. Tout me rassuroit; le calme, le silence, la fraîcheur de l'air, le concert des oiseaux. Des animaux couverts d'une laine touffue bondissoient autour de moi; mes mains les caresserent avec transport. Je rencontrois de petits bosquets d'arbres chargés de fruits, & qui plioient sous le fardeau. Dans le plaisir inexprimable qui me saisissoit, je sautois comme un enfant & frappois des deux mains, tournant vingt fois autour de l'objet qui m'avoit émerveillé.
Conduit à chaque pas par un nouveau plaisir, j'avançai fort loin: j'apperçus une cabane ouverte; j'y entrai. Elle étoit déserte; mais en voyant des vases & différens ustensiles à peu près semblables à ceux dont je m'étois servi dès mon enfance, j'eus l'idée d'un peuple nouveau. Je ne fus point tenté de les emporter, puisqu'ils m'auroient été inutiles; mais je cueillis une fleur & un fruit pour Zaka, & je dirigeai mes pas vers mon désert. Ah! si Zaka eût été là, j'aurois choisi cette cabane abandonnée, & je me serois contenté d'aller revoir quelquefois ceux qui avoient élevé mon enfance. Je sentois que j'étois assez fort pour me séparer d'eux, & pour demander à la terre ma nourriture & celle de Zaka. J'aurois été fier de cultiver la terre pour elle & de la laisser reposer, pourvu qu'elle eût regardé mes travaux en me souriant par intervalle.
CHAPITRE VIII.
Zaka fut le premier objet que j'apperçus à mon retour. Sa vue me causa un extrême plaisir, parce que j'avois quelque chose de nouveau à lui annoncer; & c'étoit une volupté pour moi de la rendre attentive & de l'intéresser à ce que je lui disois. Mon absence l'avoit rendue inquiete; elle m'avoit cherché de tous côtés. Avec plus de vivacité qu'à l'ordinaire, elle me fit de tendres reproches & se plaignit du chagrin que je lui avois causé; chagrin précieux à mon cœur.
Je lui offris mes petits présens: ils lui furent aussi agréables que si je lui eusse donné les plus grandes richesses. Elle plaça la fleur dans ses cheveux noirs qui rouloient jusques sur son sein: elle prit le fruit qu'elle sépara avec ses belles dents, & m'en donna la moitié que je mangeai avec délices, car sa bouche y avoit touché.
Zaka fut curieuse de voir ce que j'avois vu; elle se promit un plaisir égal au mien: nous arrêtâmes que le jour suivant nous irions ensemble, par la route que j'avois découverte, visiter la belle plaine. Azeb s'étonna lorsque je lui fis naïvement le récit de mon voyage. Fidele à ses principes, il ne blâma point la hardiesse avec laquelle je m'étois exposé; mais décrivant un cercle avec son bras, il nous défendit de franchir les rochers qui bornoient notre enceinte.
Nous avions connu Azeb sous les rapports de bienfaiteur, d'homme attentif à nos besoins, mais non sous ceux de maître qui pût borner nos pas avec un geste de sa main. Nous conçûmes le projet de la désobéissance, au moment même qu'il nous intimoit son ordre, parce que cet ordre nous sembloit injuste; puisque nous avions la force d'escalader les rochers, pourquoi n'aurions-nous pas déployé en liberté nos facultés naissantes?
Nous nous dérobâmes avant l'aurore pour aller voir la belle plaine. J'aidois Zaka, je la guidois à travers les sentiers périlleux. Nous atteignîmes enfin le but de nos travaux, & nous fûmes magnifiquement récompensés de notre courage. Ma chere Zaka éprouva le même ravissement qui avoit pénétré mon ame. Que dis-je! la sensibilité de son cœur lui procura une joie plus vive encore. Que j'étois satisfait de la voir contente! Plus heureux que la veille, je regardois Zaka & la nature; mais la nature me sembloit moins belle, moins ravissante que Zaka. Nous nous assîmes près d'un petit ruisseau dont l'eau étoit transparente: Zaka s'y mira & elle rougit. A l'ombre d'un oranger nous badinâmes, nous nous jetâmes des fleurs: l'aimable vivacité de Zaka me fit faire mille folies. Les oiseaux chantoient au-dessus de nos têtes & formoient le plus tendre ramage. Nous y prêtames l'oreille, & leurs accents parlerent vivement à nos cœurs.
Pourquoi ne chantons-nous pas comme eux? dis-je à Zaka. Zaka ne répondit rien & soupiroit les yeux baissés. Le plus vif coloris animoit ses joues; ses mains que je serrois, trembloient dans les miennes; elle leva un instant les yeux, & un regard plus vif, plus perçant que l'éclair, acheva d'embraser tout mon être. Des larmes ruisseloient le long de ses joues enflammées & tomboient mouiller son sein palpitant. Je recueillis ses larmes brûlantes, & la pressant avec feu contre mon sein, je lui dis: Tu pleures, ma Zaka, tu pleures, & tu caches tes chagrins à Zidzem... Tu ne l'aimes point comme il t'aime; tu trembles, tu détournes les yeux... Dis, pourquoi veux-tu me fuir, moi qui ne suis bien qu'auprès de toi? Elle vouloit s'échapper, je la retins fortement dans mes bras... Que tu es injuste, Zidzem! Tu es aussi troublé, aussi inquiet que moi, & tu me demandes ce que tu ne veux pas me découvrir: tu me caches ton cœur, & depuis long-tems je cherche à t'expliquer les secrets du mien. Je ne veux rien avoir de caché pour toi. J'ai senti des mouvemens, mon cher Zidzem, des mouvemens inconnus que je ne puis t'exprimer moi-même: aide-moi à les définir. Je soupire lorsque tu es absent, & je soupire encore lorsque je suis près de toi. Ce n'est qu'avec une certaine honte timide que je te rends tes caresses. Pourquoi ne ressens-je pas la même chose auprès d'Azeb & de Caboul? Ah, Zidzem! tu es ma plus grande félicité: c'est tout ce que je puis te dire.
Je fus étonné, lorsque dans le tableau que Zaka fit de son cœur, je reconnus le mien. C'est ainsi que je suis, m'écriai-je avec transport; j'éprouve un pareil trouble; je t'aime comme tu m'aimes: mais je sens de plus que toi un feu secret & indomtable, dont je ne suis plus le maître. Il me dévore, il me consume, il me rend malheureux... Je demeurai muet, cherchant quelques expressions qui pussent mieux rendre ce que je voulois lui dire.
Zaka, rouge de pudeur & d'amour, gardoit le silence. Un attrait invincible entrelaça plus étroitement mes bras autour de son col; nos yeux se rencontrerent, nos levres en un instant s'unirent, & nos ames s'échapperent tout aussi rapidement sur le bord de nos levres; le feu de nos baisers confondit si bien les transports de nos cœurs, que nous n'avions plus besoin de mots pour les exprimer. Le teint de Zaka étoit animé des couleurs les plus vives: son sein palpitoit contre le mien; Zaka étoit l'innocence même, & ce fut elle qui m'éclaira. Le feu ardent dont j'étois consumé ne m'auroit point instruit aussi rapidement que le fit son amour: elle tomba égarée dans des plaisirs qu'elle ne connoissoit pas plus que moi, & que je devois à ses caresses. O moment d'ivresse & de volupté, vous ne sortirez jamais de mon cœur: je reverrai toujours la belle plaine, l'arbre qui nous prêta son ombrage, & la tendre Zaka, foible & abandonnée toute entiere aux transports impétueux de mon amour. Je lui devois tout, une émotion profonde, voluptueuse, & une nouvelle lumiere qui sembloient m'ennoblir à mes propres regards.
CHAPITRE IX.
Nous recherchâmes nos forces pour sortir de l'oubli où nous étions de tout ce qui nous environnoit. Précieuse extase de l'amour, douce récompense de deux cœurs sensibles & vertueux, vous remplîtes nos ames! Nous ne rougîmes point de nous être fait heureux: le repentir ne leva point sa tête de serpent parmi les roses de la volupté: nous ne sentions dans un doux abattement que notre bonheur mutuel: nos cœurs, dégagés d'un poids accablant, étoient légers comme l'air. Zidzem, me dit Zaka, jamais, jamais je n'aurois cru que j'eusse pu être si heureuse. Ah, puissent tous nos jours être aussi fortunés que celui-ci! Je répondis à Zaka par un baiser & par un soupir, & mon cœur se remplissoit de l'idée que chaque jour une volupté aussi douce pourroit nous appartenir.
Nous quittâmes à regret la plaine, témoin de notre innocente ardeur, nous retournâmes à notre désert: il perdit sa farouche rusticité; l'amour y étoit descendu, l'amour y régnoit & nos yeux ne voyoient qu'amour. Je ne sais quel sentiment nous disoit que nous avions pris un rang honorable parmi l'espece humaine, & nous nous crûmes, orgueilleux de nos sensations, bien au-dessus d'Azeb & de Caboul, que nous regardions avec une sorte de supériorité; car un instinct secret nous disoit qu'ils étoient incapables de goûter les plaisirs que nous avions éprouvés. Dans notre ivresse, nous nous regardions comme des êtres privilégiés bien au-dessus d'eux.
Azeb s'étoit apperçu de notre absence & des suites qu'elle avoit eues. Il ne nous fit aucune réprimande, & nous regardant comme devant vivre & mourir dans ce désert, sans connoître d'autres hommes ni d'autres mœurs, il affecta une indifférence qui répondoit au plan qu'il avoit conçu relativement à nous.
Mon cœur reprit son ancienne tranquillité. L'amour heureux est la paix & l'harmonie de l'ame. Je ne desirois que Zaka; je la possédois cent fois plus belle à mes yeux depuis qu'elle étoit tendre; cent fois plus ravissante, je goûtois dans ses bras ces plaisirs si chers & si doux, lorsque c'est l'amour qui les donne & qui les reçoit.
Je crus long-tems qu'aucune passion étrangere à l'amour ne pourroit entrer dans mon cœur, parce que je le sentois rempli de cet inépuisable sentiment. Mon bonheur me parut solidement établi: chaque jour devoit s'écouler comme le précédent: chaque jour l'heureux Zidzem devoit sentir le cœur de Zaka palpiter contre le sien: chaque jour il devoit couvrir de baisers cette bouche dont le moindre accent étoit un bienfait: chaque jour il devoit voir ces beaux yeux pleins d'amour, languir & s'éclipser sous le nuage des plaisirs. La peine, les chagrins, la douleur même ne pouvoient plus approcher le mortel fortuné qui possédoit Zaka. Plein de mon ivresse, je n'appercevois dans la carriere de la vie qu'une suite de plaisirs égaux, & j'étois plongé à cet égard dans l'illusion la plus parfaite: enfin, je croyois non seulement au bonheur, mais encore à sa durée éternelle.
CHAPITRE X.
Quelques mois ralentirent néanmoins l'extrême vivacité de mes desirs. Prenez bien garde aux circonstances, cher chevalier: ce fut dans ce même tems où mon cœur se trouvoit heureux & satisfait, qu'un desir nouveau vint tourmenter mon esprit: desir plus noble, plus grand, mais bien plus difficile à contenter. Ce desir devint en moi si vif, que s'irritant par l'impuissance de ma raison, il absorba toutes les facultés de mon entendement. Ma pensée arrêtée dans son essor me donna la premiere idée de ma foiblesse & m'humilia à mes propres yeux.
Vous verrez peut-être avec quelqu'intérêt la route que ma raison a suivie pour s'élever à un Dieu. C'étoit cette grande question qui m'agitoit; je faisois les plus grands efforts pour la pénétrer, & j'y rêvois jusques dans les bras de Zaka.
En voyant le soleil, je lui disois: Qui t'a fait? Il y a quelqu'un de caché derriere toi; il y a un bras qui te soutient. Ce monde si beau, que tu éclaires, d'où vient-il? Tout est animé, tout vit, tout se meut. Qui a fait les cieux, la lune & les étoiles? Il y a quelque chose au-dessus de moi, autour de moi, au-dedans de moi, que je conçois & que je ne comprends pas. Que le soleil a de gloire! Que l'œil de Zaka a d'expression! Il y a je ne sais quoi d'inexprimable & de céleste dans son regard, & le soleil avec tous ses rayons vient se peindre dans une goutte d'eau. Qui a fait le soleil & l'œil de Zaka? Et ma pensée, de qui l'ai-je reçue? Je ne me la suis pas donnée. Qui a bâti mon corps souple, celui de Zaka, structure charmante, où toutes les graces sont répandues? Le soleil semble fait pour mon œil, & mon œil pour le soleil: le soleil domine la nature, & la réjouit; mais il ne parle pas. Quel a été le commencement de ce bel astre & de ce grand ouvrage? Je sens la joie, le contentement, la volupté; à qui dois-je ces sensations délicieuses? qui dois-je en remercier? Ah, que je dois aimer la cause de Zaka, la main qui a arrondi ces bras caressans & cette bouche voluptueuse qui presse la mienne!
J'étois absorbé dans une impuissante méditation, en voulant soulever, déchirer un voile qui enveloppoit mon entendement; & rassemblant toutes les forces de mon ame, je voyois comme un abyme immense où j'étois pressé par une puissance unique & supérieure. Je me sentois dépendant; je me sentois appartenant à cette puissance invisible: je ne pouvois me soustraire à son empire; il ne me manquoit plus que de savoir son nom; & c'étoit ce nom que je cherchois, que je m'efforçois de deviner. Je n'avois pas encore appris les mots d'ordre, d'union, d'harmonie, d'unité; mais toutes ces idées étoient en moi. J'admirois les prodiges de la création, en cherchant à lire le décret divin de la Toute-Puissance. La langue religieuse m'étoit encore étrangere; mais déjà mon cœur, plein de flamme, avoit adoré.
J'avois remarqué depuis quelque tems que mon pere, sur la fin du jour, s'enfonçoit dans un bois voisin & qu'il en revenoit ordinairement plus triste qu'il n'y étoit entré. Cette marche mystérieuse piqua ma curiosité: un soir je me glissai sur ses pas; après plusieurs détours, je le vis entrer dans une espece d'antre souterrein, que l'œil le plus observateur n'auroit pu distinguer. Je me tins à l'entrée, j'écoutai, avançant la tête, retenant jusqu'à mon souffle. Tout étoit en silence: je découvris une lumiere au fond de la caverne, & Azeb prosterné devant un objet que je ne pus distinguer. Après quelques momens, j'entendis Azeb parler. Un frisson pénétra tous mes sens aux paroles étonnantes que proféra sa bouche. Ces paroles étoient pour moi, dans l'état où je me trouvois, d'une trop grande conséquence pour que je ne les gravasse pas profondément dans ma mémoire. Les voici:
«Si tu es, si tu m'entends, quel que tu sois, Auteur de la nature, toi que les chrétiens, sous le nom d'un Dieu crucifié, & les sauvages sous celui d'Oromadou, adorent: ô écoute-moi, & apprends-moi à te connoître! Le soleil, par sa chaleur bienfaisante, vient ranimer mes membres, la terre enfante des fruits en abondance; je jouis de tous les êtres qui m'environnent, & je puis sans orgueil me croire le but de la création. Tu es! Mon cœur, pénétré de respect pour ta grandeur, me le dit; mon cœur, pénétré d'amour pour ta clémence, me le persuade. La voix de l'univers, par son bel ordre & sa magnificence, annonce ta gloire: les êtres animés chantent tes louanges; & moi, ignorant que je suis, & peut-être ingrat, je me tais en ta présence.
»Je te demande où je dois te chercher, où je dois te trouver. Résides-tu dans le temple des chrétiens, les plus sanguinaires de tous les humains, ou te découvres-tu à l'homme simple & sauvage qui, sans être coupable de sang & d'injustice, t'adore dans un arbre qu'il a planté de sa main? Je n'apperçois autour de moi que des ombres; je crains de t'offenser en reconnoissant pour Dieu ce qui n'est pas toi. Déjà mes membres qui fléchissent, mon sang privé de chaleur, mon cœur qui ne bat plus que foiblement, m'annoncent que le jour de ma mort n'est pas éloigné. Quoi, Azeb deviendra poussiere sans t'avoir connu! Malheureux qu'il est! il ne pourra donc point instruire Zidzem & Zaka du chemin qui conduit à toi! Ils ne sauront pas te connoître, t'aimer, t'adorer. Comment pourront-ils jamais être heureux? O toi qui es! aie pitié de mon ignorance; daigne...» Les accents s'étoufferent alors dans sa bouche, & sa voix s'éteignit parmi ses sanglots.
Que devins-je en ce moment terrible & à jamais mémorable! J'éprouvai un saint effroi; mon cœur étoit plein de respect pour cet Auteur de la nature, dont je n'avois pas encore entendu prononcer le nom. J'attendois avec impatience qu'Azeb sortît de la caverne, pour m'entretenir avec celui auquel il parloit à genoux. Je brûlois de le connoître. Sans lui, Zidzem & Zaka ne sauroient être heureux!... Je pensois que cet antre obscur pouvoit être son séjour; je résolus d'unir mes vœux & mes prieres aux larmes & aux instances d'Azeb, afin qu'il se montrât à nos yeux. Mon pere sortit & ne m'apperçut pas: je le vis qui essuyoit une larme que l'amour paternel lui avoit fait verser.
J'entrai avec un frémissement respectueux au fond de la caverne: mon œil cherchoit de tous côtés avec qui Azeb s'étoit entretenu; je ne trouvai personne; je vis seulement une table couverte d'une peau de tigre; dessus étoient rangées deux figures: l'une représentoit une espece de monstre hideux, moitié homme, moitié dragon; & l'autre, un homme souffrant, cloué sur une croix de bois. Une lampe éclairoit foiblement cette scene imposante. Cette demi-obscurité, ces objets nouveaux & formidables, les paroles d'Azeb, je ne sais quel mouvement inconnu m'entraînerent. Une horreur sacrée me pénetre, mes genoux chancelent, je tombe prosterné devant ces deux figures, le cœur puissamment ému & l'esprit dans les ténebres. J'implorois & appellois à grands cris cet Auteur de la nature. Daigne te montrer à moi, lui criois-je, Maître du soleil & des élémens! toi à qui je dois la vie & Zaka; daigne me parler, me répondre... Je m'afflige de ce qu'il demeure insensible à ma priere brûlante. Je m'imaginois qu'il avoit parlé à mon pere, & qu'il me rejetoit. Aussi-tôt, dans la ferveur de mon enthousiasme, je composai un assemblage d'exclamations & de mots incompréhensibles, & dans ce mêlange confus je le suppliai ardemment de ne pas se dérober plus long-tems à mes yeux.
Cependant ces deux figures demeuroient immobiles, & je m'en étonnai; j'attendois un mouvement de ces êtres inanimés, auxquels j'attribuois de la vie & de la puissance. Tout-à-coup la lampe pâlit, s'éteint; l'obscurité m'environne; mon imagination se trouble, enfante des fantômes; la terreur s'empare de mon ame, elle glace tous mes sens: le front pâle, les cheveux hérissés, je cherche une issue & me traîne à pas tremblans hors de ce lieu effrayant & redoutable.
CHAPITRE XI.
J'étois triste; je marchois plongé dans une profonde rêverie: Zaka alarmée me demanda ce que j'avois; je ne lui répondis rien. Elle insista. Pourrois-tu me dire, lui dis-je, qui m'a fait, qui t'a fait, qui a fait le soleil, les bois, les montagnes, les poissons, les oiseaux, les reptiles? Zaka me regarda, paroissant fort indifférente à ces questions. Elle m'embrassa, me voyant en peine. Je sentis que ce qui m'occupoit passoit la portée de Zaka & ne devoit pas lui être révélé.
Ma curiosité me tourmentoit chaque jour davantage: tous mes pas, toutes mes actions, toutes mes pensées ne tendoient qu'à éclaircir cet impénétrable mystere. J'observai Azeb plusieurs fois, & toujours en secret. Enfin, ne pouvant plus domter ce desir sublime, j'entrai un soir précipitamment, lorsqu'il commençoit à prier; je me jetai à ses pieds; & me relevant avec impétuosité, je le serrai dans mes bras, & je m'écriai en larmes: O mon pere, mon pere! découvre-moi ce secret qui tourmente ma vie. Ce que je te demande est nécessaire à mon repos & à ma félicité. Apprends-moi à lui parler comme tu lui parles: montre-le moi, mon pere; où est-il? Que j'unisse ma priere à la tienne; que je lui sois agréable comme tu l'es à ses yeux; que je l'entretienne comme tu l'entretiens!
Azeb étonné de mes transports, du feu & de la rapidité de mes discours, me pressa sur son sein paternel, & mon front fut inondé de ses larmes. Je repris avec la même chaleur: Ces figures qui sont sur cette table, est-ce là ce que je dois adorer? Elles ne parlent point: les animaux du moins ont un regard. A qui dois-je m'adresser pour apprendre ce que je dois savoir? Tout est muet ici; & celui qui a tout fait sans doute n'y est pas.
Mon pere me regardoit avec attendrissement; une flamme céleste parut luire sur son front; il me saisit par la main: Mon fils, suis-moi. Il m'emmene hors de l'antre; je monte avec lui sur une colline dont la route m'étoit inconnue; il me conduit par des sentiers nouveaux, & je fus surpris de parvenir au sommet d'une montagne élevée, d'où l'on découvroit les plaines des mers.
J'apperçus pour la premiere fois cet amas immense d'eau: il sembloit toucher & s'unir à la voûte des cieux; le soleil couchant, environné de nuages de pourpre, peignoit toute la magnificence de ses rayons dans ce vaste miroir, & sembloit prêt à descendre dans les eaux qu'il venoit d'embraser. Mon œil ébloui se perdoit dans des torrens de feu, & j'étendois les mains comme pour embrasser cette scene sublime.
Rassemble toute ton attention, mon fils, me dit Azeb d'une voix douce & majestueuse. Ce que je vais te dire exige toutes les forces de ton entendement. La crainte de t'enseigner des erreurs & de remplir ton esprit, jeune & flexible, de préjugés dangereux, m'a jusqu'ici retenu: je ne t'ai point parlé d'objets trop élevés pour la foiblesse de l'enfance; la raison a éclaté en toi, elle s'est élancée vers la lumiere; il est tems de t'instruire; mais ne crois que ce que ton propre cœur t'affirmera; il est devenu fort & capable d'embrasser la raison: voilà le flambeau qui ne t'égarera point. Mon fils, regarde le soleil: quelle pompe, quelle majesté! quel bras l'a suspendu à la voûte du firmament? Qui a créé ses rayons bienfaiteurs qui descendent sur la terre nous éclairer pendant notre entretien? Réponds-moi, mon fils: qui est l'auteur de ce globe étincelant & superbe?
Je ne le saurois nommer, répondis-je à mon pere. Je l'ai regardé bien des fois cet astre: il me semble l'ame de la nature; mais il y a un bras qui le soutient, il y a sûrement quelqu'un derriere lui... Oui, il y a quelqu'un, reprit Azeb, & ta raison dans ce moment doit te dire que cet Être est puissant, intelligent. Un être sans commencement a pu seul créer ce globe qui a commencé un jour à faire le tour du monde: il a été avant tout ce qui est; & comme tout existe par lui, tout est dans sa main; il a fallu à ce tout une origine, une source, une cause, & cette cause est éternelle. Alors il traça un cercle sur le sable pour me donner une image de l'éternité; puis il ajouta: Son intelligence est au-dessus de toutes les intelligences. Considere, mon fils, ce vaste empire des flots, ces montagnes, ces colosses de pierre, l'immensité des cieux; tout cela pourroit-il être l'ouvrage d'un être borné, d'un homme, par exemple, quelque grand qu'on le suppose, d'un homme, être toujours fini, atôme perdu dans l'immensité des choses? Non, il a fallu qu'un pouvoir créateur, intelligent, infini, ait fait naître ces merveilles incompréhensibles qui étonnent nos foibles regards: il a devancé les tems, parce que rien ne pouvoir exister qu'en lui & que par lui; tout vient de lui, tout y rentrera; c'est la source des êtres & le maître de toute la nature.
Azeb étendit les bras comme pour me marquer que tout ce que je voyois étoit son domaine. Il est, s'écria-t-il! adorons-le. Et il se prosterna la tête contre terre, & il m'en fit faire autant. En se relevant il me dit: Tu le connois présentement; mais cet Être intelligent veut être caché: il ne se manifeste que par ses œuvres, & n'est-ce pas assez? Un coin du grand rideau est soulevé: mais il ne sera pas éternellement voilé, ce Maître de l'univers; nous irons à lui; nous sommes faits pour vivre avec lui; dès que nous le connoissons, rien de nous ne périra; l'ayant apperçu, c'est pour être toujours sous ses regards. Alors Azeb me prit dans ses bras & me dit: Nous sommes tous deux dans les siens, & pour n'en jamais sortir: tu l'as connu cet Être invisible, c'est pour ne plus cesser de le connoître; l'ayant apperçu, tu l'appercevras toujours.
Azeb m'expliqua qu'il y avoit un rapport entre lui & moi, que cette union ne seroit jamais rompue; & me serrant la main, il s'écrioit: Jamais, jamais! tu ne peux échapper à lui.... toujours, toujours à lui!
Ces mots avoient pour moi quelque chose tout à la fois de terrible & de consolant. Azeb m'expliqua que la pensée qui étoit en moi ne devoit pas plus finir que celui qui me l'avoit donnée; que je ne l'aurois pas reçue si j'eusse dû la perdre; que j'étois désormais immortel. Il fit un petit cercle dans le grand, & me dit: Te voilà! Il prit ensuite un fruit & me dit: Mange, il est bon, il vient de celui qui est bon: toujours le grand Être sera bon pour toi, si tu es bon pour autrui.
Il me fit encore regarder le petit cercle, en disant: Nous sommes faits pour l'agrandir. Il traça un cercle plus grand, & il me dit qu'avec le tems nous serions intimement unis au grand cercle, & qu'alors commenceroit notre souverain bonheur.
Azeb me regarda d'un œil plein d'amour & me dit: Il t'aime comme je t'aime, il t'embrassera comme je t'embrasse, si tu es bon. Un soupir de feu s'échappa de sa poitrine embrasée, un rayon céleste parut resplendir sur son visage; il pleura sur moi, mais ses larmes étoient douces, & je pleurai avec lui; sa main élevée vers le firmament me disoit: Il le remplit. Les yeux tournés vers le ciel, nous tombâmes tous deux à genoux; un seul & même soupir s'éleva de nos cœurs; nous unîmes le cantique de nos prieres; telle fut l'offrande pure que nous envoyâmes au Maître de la nature. Notre émotion étoit au comble, & nous tombâmes embrassés l'un & l'autre, comme atterrés sous un poids d'amour & de respect. Un ver rampoit alors, & il me dit: Et nous aussi devant sa grandeur nous sommes des vers qui rampons; mais malgré notre petitesse & notre misere, nous irons à lui; nous irons à lui, il nous attend; nous sommes ses créatures; il nous voit; adorons sa grandeur, implorons sa bonté. Nous priâmes de nouveau, & nous nous roulâmes dans la poussiere, en lui criant: Tu es grand, tu es fort, tu es majestueux, & nous sommes petits, foibles & misérables; communique-nous de ta force & de ta grandeur.
Ah! si du haut de son trône ce grand Dieu a daigné abaisser ses regards sur un pere vertueux & tendre, sur un fils plein de reconnoissance & d'amour, il n'aura pas rejeté nos vœux. Nous ne l'adorions pas dans l'enceinte étroite d'un temple, mais sur la cime élevée d'un mont. Pendant ce tems, le soleil se cacha derriere un nuage immense; la nature se décolora; nous vîmes fuir à regret cette magnifique image du Créateur: les objets qui nous environnoient pâlirent; le brillant coloris de l'univers disparut, & les vifs transports dont notre ame avoit été pénétrée s'appaiserent & firent place à un calme doux & tranquille.
CHAPITRE XII.
Je laissai sur la montagne le vénérable Azeb dans un accablement de pensées; & respectant sa profonde méditation, je descendis tout ému, pour m'abandonner solitairement à mes réflexions sur cette scene auguste dont j'avois été le témoin.
Les paroles d'Azeb étoient gravées dans mon cœur; il me sembloit encore l'entendre annonçant le Dieu de l'univers. Tout avoit pris autour de moi une ame; tout crioit autour de moi, il existe! & en même tems tout me donnoit une preuve invincible de sa haute sagesse. J'avois senti l'Auteur de tant d'œuvres admirables; mais je ne l'avois pas encore reconnu. Je le vis empreint dans le vol de l'oiseau, dans la cime flottante de l'arbre, & le nom de l'Eternel me parut fait pour être exalté par toute la terre.
La création me sembla plus brillante: tout m'intéressoit, jusqu'à l'herbe des campagnes; tout étoit pour moi une représentation visible de la Divinité. Ma raison avoit remonté sans peine à une premiere Cause, éternelle, infinie. Dès qu'elle éclaira mon entendement, je fus facilement & parfaitement convaincu de cette grande vérité: elle me parut évidente & nécessaire. J'apperçus de même le rapport sensible des êtres créés; toutes les créatures correspondoient entr'elles sous la main du Dieu unique: la nature étoit vivante sous l'œil d'un Dieu vivant; j'étois moi-même une portion animée d'un souffle divin, enveloppée dans une masse terrestre, & je disois dans ma pensée: Tu ne périras point; tu vivras toujours avec l'unité sublime, avec l'harmonie éternelle: je me sentois alors plus de force & d'activité. La nature développoit à mes yeux sa grace & sa majesté: je vis que, dans ses ouvrages, les uns étoient mâles, les autres délicats; & chaque jour ajoutoit à l'idée que j'avois de la grande Intelligence, parce que toute chose me l'annonçoit, & que cette étude remplissoit mon ame d'une joie délicieuse. La création étoit la splendeur réfléchie de la Majesté suprême; & convaincu que je serois toujours le compagnon de l'Eternel, je sentois un noble orgueil qui me donnoit un profond contentement.
Ce fut moi qui annonçai à Zaka un Dieu créateur. Je lui donnai l'idée d'un Être dont la main alluma le soleil & imprima en même tems à un ver de terre & à moi la faculté de se mouvoir: je lui appris que la perfection de Dieu étoit dans son unité, & que ses qualités infinies n'appartenoient nécessairement qu'à lui. Je voulus que mon amante eût ma religion: elle adopta sans peine un Dieu qui étoit le mien; elle raisonnoit peu, mais elle sentoit vivement. Pouvoit-elle ne pas chérir avec tendresse ce Dieu qui avoit créé le plaisir & réuni nos cœurs?
Une plaine agréable, une colline verte, voilà le temple où nous l'adorions. Nos vœux étoient simples & souvent formés par un soupir; mais ce soupir du cœur étoit sincere: les tendres embrassemens de Zaka invitoient mon ame à célébrer de nouveau le Maître bienfaisant de l'univers: la lune voyoit notre hommage, & le soleil levant nous trouvoit à genoux. Azeb avoit marqué cette heure solemnelle pour le moment de la priere.
O jours fortunés! je ne séparois Dieu de Zaka que par le sentiment d'un respect muet & profond; & quand la terre étoit en fleurs, qu'un beau jour avoit prêté à la verdure une couleur plus vive, Azeb nous prenant par la main, disoit avec recueillement: Du haut des cieux Dieu nous sourit.
CHAPITRE XIII.
Je vivois content, & j'imaginois qu'ainsi s'écouleroit le reste de ma vie, lorsqu'un accident imprévu vint troubler ma félicité. Zaka changea tout-à-coup: les couleurs de son teint pâlirent; elle perdit l'appétit; son sommeil étoit agité; au milieu d'une course légere, ses jambes se refusoient à la porter. Le changement de son humeur m'alarma encore plus que celui de sa santé: elle devint triste, capricieuse; elle se refusoit aux plaisirs qu'elle avoit jusques là goûtés avec autant de ravissement que moi; & lorsque je m'en plaignois, elle me disoit avec un ton qui exprimoit à la fois l'amour & le regret, qu'elle en ignoroit la cause, mais que j'étois toujours ce qu'elle avoit de plus cher dans la nature.
Je jugeai qu'elle étoit malade; & voulant la soulager, j'exprimois le suc des végétaux que je connoissois pour être salutaires à l'homme, & je le lui faisois boire. J'allois sur le haut des rochers chercher des racines & des fruits qui pussent lui redonner l'appétit, & je priois le grand Être de lui rendre la santé.
Sa santé ne revenoit point: toujours les mêmes caprices; de sorte que je ne reconnoissois plus ma Zaka. Je n'osois m'en plaindre à Azeb ni à Caboul; je n'aurois même su comment leur en parler. Je ne sais quelle mélancolie l'occupoit: elle dormoit lorsque j'aurois voulu la voir éveillée; elle étoit éveillée lorsque j'aurois voulu dormir. Nous ne nous accordions plus. Je ne savois à quoi attribuer ce changement de caractere. Quelquefois ses caresses me dédommageoient de ses caprices désordonnés; & je m'imaginois avoir perdu ma Zaka, lorsqu'elle revenoit à moi avec plus de tendresse.
Elle se plaignoit toujours, & je ne savois plus que faire pour la guérir. Les mêmes symptomes de tristesse & de mélancolie duroient encore: mes soins étoient sans effet, lorsque, lassé de son goût dépravé, je lui en fis des reproches. Alors elle pleura abondamment; & un soir que j'étois couché près d'elle, elle porta ma main sur son flanc, & me dit d'écouter. Je sentis un point saillant: aussi-tôt je pâlis, & je lui dis: O ma chere Zaka! je vois ce que tu as; tu as avalé un lézard. Il y a quatre mois que, dormant sous un palmier, j'en pris un qui m'étoit déjà entré dans la bouche. Je ne sais, dit-elle, je n'ai point avalé de lézard; mais je sens là comme s'il y en avoit un: c'est lui qui me rend triste & inquiete. Oui, repris-je, que veux-tu que ce soit? J'ai toujours détesté ces lézards. A quoi sont-ils bons? Alors, me levant, je me mis à tuer tous les lézards que je rencontrois: chose que je n'avois pas encore faite.
A table, un lézard familier étant venu, je le tuai en présence d'Azeb, qui me regarda d'un œil sévere, car il ne m'avoit jamais vu faire pareille action, & je lui dis: c'est que Zaka a avalé un lézard qui remue dans son ventre, & que je veux les exterminer tous. Azeb regarda Zaka & se tut.
Rien n'égaloit mon chagrin de voir Zaka souffrir; & comme je m'imaginois qu'un lézard en étoit la cause, je m'échappai jusqu'à dire une fois devant Azeb: Pourquoi y a-t-il des lézards dans le monde? La grande Intelligence auroit bien dû ne les pas créer. Azeb me répondit: Tais-toi, petite intelligence, vermisseau de terre; tu le sauras un jour, quand tu en seras digne, car aujourd'hui tu es un insensé. Il me dit ces mots d'un ton si grave qu'il m'en imposa; il m'auroit fallu une raison plus exercée pour comprendre que le mal physique entroit dans le plan de la création, & que l'Auteur de toutes choses, par des ressorts inconnus à notre ignorance, faisoit tout servir à l'accomplissement de ses décrets & de notre bonheur.
Le ventre de Zaka grossissoit, & je me confirmois dans l'idée qu'un lézard occasionnoit sa maladie, la rendoit triste & pesante, & que ce lézard vivoit dans ses entrailles à ses dépens. Cela me mit dans une telle fureur que je ne pouvois entendre prononcer le nom d'un lézard sans une colere interne. Or, le prétendu lézard la tourmentoit étrangement. Azeb gardoit toujours un profond silence.
Je rêvois au moyen de détruire la race des lézards, lorsqu'au bout de quelques mois je trouvai Zaka que je venois de quitter, au bord d'une fontaine, évanouie & presque baignée dans son sang. En m'approchant pour la secourir j'apperçus une petite créature que je pris & qui me causa la plus violente surprise. Son regard sembloit me dire: Je suis à toi. Je réfléchis un instant pour savoir si elle étoit tombée du ciel ou si elle étoit sortie du sein de la terre, & je vis clairement que cette créature ne pouvoit appartenir qu'à Zaka. Alors je la baisai, je la tenois entre mes bras, & mon cœur tressailloit d'alégresse. En levant les yeux, je vis de loin Azeb; & l'appellant de toute ma force, je lui présentai cet enfant, en m'écriant avec transport: Nous sommes quatre! Hélas! j'oubliois le bon Caboul, non par insensibilité, mais parce qu'il n'entroit point dans la sphere de mes tendres affections.
Oui, nous sommes quatre, reprit Azeb qui accourut avec la sollicitude paternelle peinte sur le visage; & prenant l'enfant de mes mains, il s'approcha de Zaka, lui donna les soins qui lui étoient nécessaires, la lava dans la fontaine, tandis que, dans un silence stupide, je le regardois sans savoir quel étoit son dessein.
J'étois partagé entre la joie & l'étonnement; je m'emparai de la petite créature, & je crus reconnoître les traits de Zaka visiblement empreints sur son visage. Je la baisai, & mon cœur connut des mouvemens encore plus doux que ceux de l'amour. Enfin je sentis que j'aimois un autre être autant que Zaka, & je m'écriai: Elle est à moi, je ne m'en sépare plus. Ses cris remuerent mon ame, & dans ce moment je crus qu'elle avoit toujours été avec moi, parce que je me disois que je ne pouvois plus l'abandonner. En effet, mon cœur se fondoit auprès d'elle, & je tournois autour de la mere & de la fille sans savoir ce que je faisois.
Que Zaka étoit attendrissante! Son regard me redemanda la petite créature; elle l'approcha de sa mamelle: quelle surprise, quand je vis sa bouche enfantine s'attacher à ce sein que j'avois couvert de baisers! Je demeurai en extase, je n'osois plus respirer: je contemplois ce spectacle nouveau. Jamais Zaka ne me parut si belle: je conçus pour elle un respect qui redoubla mon amour. Les baisers qu'elle donnoit à l'enfant me sembloient une dette que je devois acquitter. Je ne savois laquelle des deux m'étoit la plus chere, & ma tendresse partagée en étoit plus forte. Je reportois à la petite créature toutes les caresses que je recevois de Zaka, & Zaka m'en payoit encore. Mon cœur suffisoit à peine au torrent délicieux dont il étoit inondé.
Que d'agrément, que de naïveté, que de mollesse, lorsqu'elle allaitoit sa fille, lorsque je la voyois se jouer & sourire sur le sein découvert de sa mere qui devenoit enfant elle-même! Elle la caressoit de maniere à me faire sentir des voluptés inexprimables; elle l'invitoit à prendre sa mamelle; ensuite appellant le sommeil par un murmure doux, long & uniforme, elle l'endormoit. Alors j'imposois silence à toute la nature; je chassois Azeb & Caboul; j'aurois voulu faire taire le vent. Lorsque ses tendres paupieres se fermoient, privé du spectacle gracieux de ses ris & de ses mouvemens, je craignois qu'elle ne se réveillât plus; mais quand elle sortoit du sommeil, je croyois la voir pour la premiere fois, telle que je l'avois rencontrée au bord de la fontaine.
CHAPITRE XIV.
Vous m'avez vu heureux jusqu'ici, cher chevalier; mon sort va changer. Que n'ai-je toujours vécu dans ce désert, inconnu au reste des hommes! L'amitié seule peut m'engager à continuer; ma douleur renaît au seul nom de Zaka, & son souvenir renouvelle des larmes dont la source ne peut tarir.
Je ne disconviens pas des avantages que j'ai retirés de mon infortune; mais qu'ils m'ont coûté cher! J'ai été plus éclairé; mais j'ai perdu le bonheur. La lueur qui me guidoit étoit foible; mais les sciences orgueilleuses ne m'en ont guere plus appris. Tous les progrès de la civilisation ne m'ont apporté quelques jouissances de plus que pour me donner des idées contentieuses & pénibles. J'ai souvent regretté mon désert; quelqu'un dira que je ne regrette que mon jeune âge. Mais pourquoi ma mémoire me fait-elle vivre incessamment dans ce séjour où ma vie étoit simple & laborieuse, & où les moindres commodités des arts m'étoient étrangeres? J'ai connu les plaisirs des villes, & ils n'ont fait qu'effleurer mon ame; toutes les recherches de la gourmandise n'ont jamais apporté à mon palais la saveur d'une racine arrachée de la main de Zaka & que nous partagions ensemble.
Et toi, malheureuse amante! dirai-je, malheureuse sœur! toi qui fis le tourment de ma vie après en avoir été le charme; si la tyrannie, si la superstition, les chagrins n'ont point abrégé tes jours; si tu donnes une larme à ma mémoire; si tu te rappelles les destins de nos premiers ans, la paix & la volupté qui remplissoient nos cœurs... Que dis-je! oublions nous, chere Zaka; nous nous sommes trouvés criminels sans le savoir; nous avons offensé des loix que nous ne connoissions pas; nous n'avions pas prévu que la société rejeteroit des liens qui n'avoient éveillé en nous aucun remords. Jamais l'idée de crime ne s'étoit offerte à notre imagination: nous nous aimions sous le regard du ciel; nous étions chastes aux yeux de la nature entiere. Ah! quel cœur désormais osera s'assurer d'être innocent ou coupable?
CHAPITRE XV.
Le plaisir d'observer la nature, nous attiroit souvent vers la belle plaine, ou plutôt nous aimions à revoir ces mêmes lieux où, pour la premiere fois, nous avions connu le bonheur. Ma fille, presque toujours dans les bras de Zaka, étoit devenue notre compagne inséparable. Les moindres progrès qu'elle faisoit en déployant ses facultés naissantes, nous transportoient d'une joie folle; nous lui parlions comme si elle avoit pu nous répondre, & le sourire de sa bouche enfantine étoit d'une éloquence dont rien n'approchoit.
J'avoue que, sans négliger Azeb, je l'écoutois moins: j'interrompois quelquefois la conversation la plus sérieuse, pour voler au berceau de ma fille, dès que j'entendois un de ses cris. J'avoue que j'aimois plus ma fille que je n'aimois mon pere. N'est-ce pas ainsi que l'a voulu la nature? Elle a placé la tendresse la plus vive dans le cœur des parens, comme le soutien de la race humaine; elle n'a point enflammé le cœur des enfans d'un pareil amour, peut-être parce que les parens peuvent se passer de la tendresse de leurs enfans, & que les enfans ne peuvent se passer de la tendresse de leur pere. Azeb lui-même se levoit vingt fois pour surveiller ma fille; & quand nous l'emportions dans nos promenades lointaines, il paroissoit chagrin ou jaloux. Caboul, dont le caractere étoit froid & tranquille, avoit pris une si forte affection pour cette enfant, qu'elle ne quittoit les bras de sa mere que pour passer dans les siens, & chacun lui murmuroit à l'oreille son langage particulier.
Nous avions découvert, pour aller à la belle-plaine, un sentier moins pénible, & nos pas mille fois imprimés l'avoient rendu commode. Sans la crainte d'Azeb, qui ne pouvoit oublier les cruautés des Espagnols, nous eussions abandonné le creux de nos rochers pour ces plaines agréables. Il nous permettoit seulement de nous y promener, sachant que les Espagnols s'étoient éloignés.
Un jour que nous avions hasardé une promenade plus longue & que nous marchions sur la côte d'un rocher, nous entendîmes les cris d'un homme qui imploroit du secours. A cette voix lamentable, nous nous regardâmes avec étonnement: la crainte & la pitié combattirent dans nos cœurs. Fuirions-nous? volerions-nous au secours de la voix souffrante? Les cris continuoient; Zaka s'écria la premiere, & l'œil déjà humide: Ah! courons, cher Zidzem. N'entends-tu pas qu'il souffre? Elle prit sa fille, fardeau toujours léger entre ses bras, & nous courûmes vers les rochers d'où partoient les cris douloureux: nous cherchâmes de tous côtés, & nous apperçûmes un homme qui étoit tombé dans une profondeur entre des roches escarpées, & qui faisoit de vains efforts pour remonter. Je m'avançai sur le bord, & roulant quelques pas, je lui tendis la main. Zaka me dirigeoit de la voix; elle fit plus, elle posa son enfant, & se laissant glisser, parvint jusqu'à l'endroit où l'homme rampoit sur les mains, blessé & sanglant.
Il fallut toute notre adresse & tout notre courage pour le tirer de cette situation pénible. Je faillis à perdre la vie en sauvant la sienne; mais lui-même hésitoit à nous donner la main, nous regardant sans doute comme des ennemis qui venoient pour lui ôter la vie. Il étoit habillé, & nous étions nus.
Nous lui fîmes mille signes d'amitié & de compassion pour dissiper son effroi, & sans doute il lut sans peine sur notre visage toute la sensibilité de notre ame. A son habillement, nous conjecturâmes que c'étoit un de ces Espagnols qu'Azeb nous avoit peints tant de fois avec les couleurs les plus défavorables; mais la pitié, plus forte que la réflexion, ne nous permit pas d'examiner si nous devions suspendre notre assistance.
Nous le tirâmes de ce précipice, & à peine fut-il parvenu au sommet, qu'il occupa notre attentive curiosité. Zaka oublia un instant de reprendre sa fille, & ne pouvoit rassasier sa vue de ce nouvel objet: elle examina dans le plus grand détail sa figure, la forme de ses habillemens; elle n'en pouvoit croire ses yeux, & malgré cela elle étoit encore plus adroite que moi à laver, à panser les plaies, à ménager la douleur de ce malheureux étranger.
Il y eut combat entre nous pour celui qui iroit chercher Azeb & Caboul; car l'étranger étoit blessé au pied, & pour marcher il avoit besoin de deux points d'appui.
Zaka, qui ne s'étoit jamais montrée rebelle à aucun de mes desirs, vouloit que ce fût moi qui allasse chercher Azeb & Caboul. Il me fallut employer le ton de la priere, & puis de l'autorité, pour qu'elle se déterminât à m'obéir. J'apperçus de la contrainte dans son obéissance, & ce ne fut que long-tems après que cette remarque passagere redevint vivante dans ma mémoire.
CHAPITRE XVI.
Pendant son absence j'essayai quelques mots espagnols que mon pere m'avoit appris. Je voulois le rassurer, & lui dire qu'il n'avoit rien à craindre de nous. Il étoit tout tremblant, malgré notre zele & nos soins. Je compris par ses réponses & ses gestes qu'il venoit d'échapper à l'esclavage tyrannique des Espagnols.
Zaka revint en peu de tems, hors d'haleine, accompagnée d'Azeb & de Caboul. Elle avoit hâté leurs pas avec la plus vive chaleur. Nous transportâmes l'étranger dans notre demeure avec beaucoup de peine. Azeb connoissoit les herbes salutaires, propres à le guérir, & dont la nature avoit gratifié notre désert. Il les appliqua sur les plaies de l'infortuné; il l'assura que dans peu il seroit guéri.
Comme Azeb entendoit parfaitement l'espagnol, l'étranger lui apprit en cette langue qu'il étoit Anglois; qu'il avoit été fait prisonnier par les Espagnols, & réduit par eux au plus affreux esclavage. Enseveli vivant dans les gouffres de la terre pour fournir de l'or à ses insatiables tyrans, las de leur joug & de leurs outrages, il s'étoit échappé, aimant mieux trouver la mort dans les déserts que de l'attendre parmi ces barbares. En gravissant le long des précipices, son pied mal assuré l'avoit fait rouler; & sans un quartier de rocher, auquel il s'étoit retenu, il périssoit. Il étoit si foible qu'il ne pouvoit nous exprimer sa reconnoissance qu'en nous serrant les mains. Zaka étoit attendrie de sa douleur, & moi j'étois tout ému de ce qu'il exaltoit si fort un service que je n'avois regardé que comme un devoir. Je rougissois des louanges qu'il donnoit à notre humanité.
Quelques jours après qu'il eut repris ses forces, il nous fit le tableau des cruautés que les Espagnols exerçoient contre les malheureux destinés à creuser la terre pour en tirer ce métal si funeste au monde. Il le fit avec des traits si animés, que nous fondîmes tous en larmes. Sont-ce des hommes, m'écriai-je, qui traitent ainsi des hommes! La nature a-t-elle caché dans leur cœur la rage des bêtes féroces! Combien ne sommes-nous pas heureux d'être séparés de pareils barbares!
Zaka toute tremblante, pressant ma fille dans ses bras, se refugioit dans mon sein. O Zidzem! disoit-elle, sommes-nous loin de ces monstres? Je ne veux plus que tu mettes le pied hors de cette enceinte: ils t'enleveroient pour être leur esclave. Choisis plutôt la mort. Oui, Zidzem, tue-moi de ta main avant que.... Elle retomboit dans mes bras foible & décolorée.
Le plaisir d'être échappé à leurs mains féroces se déployoit tout entier sur le front de l'étranger; & ce plaisir si vif, qu'il ne nous déroboit pas, fut la plus douce récompense de notre pitié. Par la joie que j'éprouvois intérieurement, je sentis que j'avois fait une action agréable à Dieu; je me reconnus bon, ce qui me fit un souverain plaisir. Je pleurois, non sans volupté, car j'étois attendri sur le sort de cet Anglois, & j'éprouvai que l'on ne secourt point son semblable sans en être récompensé dans la partie la plus intime de notre être.
Je conçus bientôt une vive inclination pour cet Anglois. Il étoit d'une figure agréable, & un peu plus âgé que moi. Je souhaitai qu'il n'eût aucun des vices communs aux Espagnols. Combien je me promis d'agrémens dans sa société! Le croiriez-vous, cher chevalier? j'avois soupiré plus d'une fois après un ami, c'est-à-dire, après un jeune homme de mon âge & de mon caractere, avec lequel je pusse converser familiérement & sans gêne. J'avois un besoin de découvrir à quelqu'un toutes mes pensées secretes, & de lui faire part sans réserve de ma joie, de mes chagrins, de toutes ces petites choses si intéressantes à dire quand c'est la confiance qui les reçoit.
Le cœur de l'homme goûte une sorte de volupté lorsqu'il lui est permis de s'épancher librement: c'est un doux besoin, & ce besoin je l'ai assez vivement ressenti. J'aimois assurément Zaka autant qu'on peut aimer, & cependant il me restoit auprès d'elle des momens qui n'étoient pas remplis; ma raison cherchoit un être qui pût éclairer la mienne; il me manquoit le plaisir de la familiarité. L'amour est un feu actif: il épuise l'ame, & c'est après ses jouissances qu'il est doux de se reposer dans le calme paisible de l'amitié. Après avoir senti vivement, on aime, je crois, à raisonner ses sensations, à se rendre compte de ce qu'on a éprouvé, à interroger autrui, à lui communiquer le récit de sa propre félicité. Je cherchois cet ami. Azeb, par son âge & le respect que je lui portois, ne pouvoit être ni mon égal ni mon confident: je sentois que ce que j'avois à dire ne pouvoit pas être déposé dans le sein d'un vieillard. Caboul, quoique doué d'un cœur excellent, n'avoit pas un esprit assez ouvert pour pouvoir m'intéresser pleinement. D'ailleurs, il me paroissoit absolument impassible.
Ce charme mutuel de l'amitié, si long-tems desiré, je me le promis avec cet Anglois. Tout ce qu'il me disoit me le rendoit cher: il m'instruisoit, il m'éclairoit; j'avois soif de sa conversation; il devint mon ami, mon ami inséparable. J'épanchois dans son cœur tout ce qui étoit dans le mien. Je lui fis part de mes plaisirs, de mes peines; je n'avois rien de caché pour lui: je lui parlois de Zaka, & c'étoit pour moi un contentement profond d'embrasser mon amante & d'en parler à mon ami.
Ainsi je n'avois pas encore connu le nom de l'amitié, que j'avois senti cette noble passion. Je m'y livrai avec un penchant qui n'admettoit aucune réserve, & je me félicitois du plaisir nouveau qui alloit embellir notre séjour. Pour le coup, je sentis qu'il ne me manquoit plus rien: j'avois su placer toutes les affections de mon ame, & je puis protester que ce que l'on appelle ambition, gloire, desir de la renommée, desir du pouvoir, je puis attester, dis-je, que ces passions m'étoient parfaitement inconnues. J'étois heureux par l'amour, l'amitié, la confiance, la douce égalité; & mes desirs ne s'égarerent pas au-delà.
Zaka sentoit encore mieux que moi le mérite de l'étranger: elle l'écoutoit avec intérêt; elle m'exaltoit souvent le bonheur que nous avions de le posséder. Avide de recueillir toutes ses paroles, elle l'interrogeoit sans cesse; & infatigable dans sa curiosité, elle sembloit craindre de le fatiguer de ses questions répétées, autant qu'elle lui savoit gré de sa complaisance à y répondre.
Je marque ici l'origine & les progrès du zele qu'elle conçut pour l'étranger, afin que l'on puisse mieux juger de son ame. Déjà familiere avec lui, elle l'appelle à ses côtés, lui commande, & demeure muette lorsqu'il parle. Elle vante son éloquence, & me fait taire lorsque je veux l'interrompre par une question subite. Il lui seroit inutile de déguiser le feu qu'elle met dans ses discours & ses actions, & elle ne songe pas à le dissimuler. Elle ne cherche peut-être pas encore à lui plaire; mais ses regards disent assez que l'étranger lui plaît. Elle me tire quelquefois à part, & me dit en secret: Zidzem, regarde comme il est beau; regarde ses longs cheveux blonds & flottans, & ces yeux bleus si vifs: tous les Européens sont-ils aussi beaux que lui? Quel dommage qu'ils soient si barbares! Comment se peut-il que des hommes d'une si belle physionomie tuent, égorgent, brûlent? Que j'aimerois à demeurer au milieu d'eux, s'ils n'étoient pas aussi méchans! Le pauvre Lodever [c'étoit le nom de l'Anglois] ne ressemble sûrement pas à ceux dont il nous parle; il a souffert par eux, il les déteste, il vivra toujours avec nous. Ah! Zidzem, dis-moi, si dans son pays il a laissé une amante, qu'elle doit être malheureuse! Qu'en dis-tu, cher Zidzem? Songes-tu combien mon cœur auroit à souffrir, s'il falloit que je vécusse séparée de toi?
CHAPITRE XVII.
J'écoutois les discours de Zaka sans éprouver aucun sentiment jaloux. Au commencement, ils ne me paroissoient exprimer que la pitié d'un cœur naïf & compatissant: mais elle les répéta si fréquemment & avec tant de chaleur, qu'ils me déplûrent autant qu'ils m'avoient charmé.
Je ne sais quelle lueur passa dans mon esprit: je devins inquiet & taciturne, sans avoir un juste sujet de plaintes. Je parus froid lorsque Zaka parloit de l'étranger: je ne lui répondis plus; elle en murmura, & alla jusqu'à me reprocher mon indifférence pour un aussi beau jeune homme, qui nous donnoit toutes sortes d'instructions. En effet, il avoit embelli nos petites plantations, & nous avoit donné des conseils salutaires sur la culture de notre jardin.
Malgré l'attachement que j'avois pour Lodever, il me fut impossible de domter une certaine aversion; & comme je le voyois rechercher Zaka, & que celle-ci paroissoit contente de le voir, je voulus toujours être présent à leurs entretiens. J'observois leurs moindres mouvemens, & sur-tout je ne quittois plus Zaka.
Déjà les regards que je jetois sur elle portoient l'empreinte du chagrin qui me dévoroit. O tourment! jamais mon cœur n'avoit rien souffert de si cruel. Lorsque je voulois l'accabler de reproches, je pâlissois de honte comme si j'allois commettre une injustice & m'avilir moi-même. Que cette Zaka si tendre étoit devenue funeste à mon repos! Je la haïssois, je pense, en l'adorant toujours. Je versois des pleurs dans l'ombre, & je n'osois manifester une fureur sombre qui m'empêchoit de jouir de ses caresses.
Je n'osois parler, & j'étois toujours sur le point de délier ma langue & de me livrer à un sentiment furieux. Quel état horrible! Zaka lut sans peine dans mon ame déchirée; elle me demanda avec effroi la cause de ma douleur. Tu la demandes, lui dis-je en pâlissant & dans un trouble inexprimable, tu la demandes la cause de ma douleur, & c'est toi-même qui l'es. Pourquoi ne m'aimes-tu plus? Pourquoi souries-tu à un autre qu'à moi? Tous tes regards m'appartiennent; je ne veux point que tu regardes l'étranger comme tu le fais. Mérite-t-il mieux que moi ton amour? Puis, ne suis-je pas le premier que tu as aimé? Ah! si ma fille savoit parler, elle te reprocheroit ton injustice; elle te diroit qu'elle est venue au milieu de nous deux, & qu'il n'est plus permis à l'un & à l'autre d'aller d'un autre côté. Comment veux-tu que ma fille m'aime un jour, si tu cesses de m'aimer?
A ces reproches, Zaka qui n'avoit point appris à feindre, baissa les yeux comme une coupable, & les relevant tout-à-coup pleins de honte & de larmes, elle se jeta dans mes bras. Injuste Zidzem, dit-elle en soupirant, est-ce un crime que d'avoir un cœur tendre & compatissant? Depuis quand blâmes-tu dans moi ces sentimens d'amour? Je ne t'en ai jamais fait un secret. Je t'avouerai encore plus: Lodever est devenu, après toi & ma fille, celui pour qui je ressens une inclination plus vive; il m'est plus cher qu'Azeb & Caboul. Je m'en veux à moi-même de te ravir quelque chose d'une tendresse que je te dois toute entiere, & cependant je ne puis être tout-à-fait maîtresse de mon cœur. Non, je ne puis m'empêcher d'aimer cet étranger; mais je ne l'aime pas encore comme toi: je crains qu'il ne soit venu pour troubler notre félicité. Je ne crois pas cependant qu'il puisse nous désunir. Non, cela n'est pas possible: mais si sa vue te fait de la peine, si tu ne veux pas que je le regarde, fuyons-le, cher Zidzem, allons planter une cabane plus loin; & quand je ne le verrai plus, je ne le regarderai plus. Je sens que mon cœur m'emporte malgré moi. Eh bien, en vivant ensemble avec notre fille, je n'aurai plus aucune occasion de l'entendre & de le regarder; car je ne veux aimer que toi, & je gronde mon cœur quand il veut me dire autrement.
Cet aveu naïf me rassura: je fus joyeux de me retrouver seul possesseur du cœur de Zaka; mais cette joie ne me rendit pas toute ma tranquillité: je vis Zaka se contraindre, éviter les occasions de se trouver avec Lodever, & redoubler envers moi de caresses: mais tous ses mouvemens étoient gênés; son front portoit une certaine mélancolie que je n'avois pas remarquée auparavant. Au milieu de nos tendres embrassemens, nous soupirions souvent ensemble; & sans savoir pourquoi, son nom revenoit parmi nos entretiens. Comme je souffrois moi-même de la peine de Zaka, & que sa situation avoit répandu quelque chose de pénible dans notre façon de vivre, je fus le premier à vouloir rétablir la familiarité qui régnoit. Je le dis à Zaka, je la rendis maîtresse de ses mouvemens; je voulus que Lodever vécût avec elle comme par le passé; car je n'avois plus de joie depuis le moment fatal où je lui avois fait des reproches; il n'y avoit plus de concorde ni d'agrément dans notre société. Zaka ne rioit plus avec la même assurance; son badinage étoit moins naturel avec moi. Lodever, de son côté, n'avoit plus le même empressement. Je me dis à moi-même que, puisque Zaka m'aimoit, je devois être sûr qu'il n'obtiendroit rien de ce qui m'étoit réservé. D'après ce plan, je pris Lodever & Zaka par la main, je les réconciliai; je les priai de vivre en toute liberté, comme ils avoient fait ci-devant, & de me regarder d'un bon œil dans tous les instans.
La familiarité revint, Zaka reprit son ton folâtre: elle rioit, badinoit avec Lodever & j'étois satisfait de la voir si joyeuse.
CHAPITRE XVIII.
Cet étranger nous enseigna quelques mots d'anglois: il parloit un peu l'espagnol; de sorte qu'avec le loisir dont nous jouissions, nous pûmes converser avec assez de facilité.
Je m'accoutumai à voir Lodever étroitement lié avec Zaka; & comme la paix étoit revenue, je répandois dans le sein de l'étranger tout le sentiment de ma joie, qu'il sembloit partager. Je le croyois sincérement mon ami, parce qu'il me l'avoit dit cent fois, & qu'il ne m'appelloit jamais d'un autre nom. Il applaudissoit au tableau naïf que je lui faisois de ma félicité, il me suivoit avec une curieuse complaisance dans tous les détails de mon bonheur. Il m'avoit engagé à lui conter l'histoire de nos premieres amours, & je l'avois fait sans m'appercevoir qu'il en tiroit secrétement des inductions sur le caractere de Zaka.
Chaque jour plus enchanté de l'esprit de Lodever, je me livrois à lui sans réserve. Trompé par les apparences de la candeur, je croyois ses caresses sinceres: je suivois les mouvemens de mon cœur; & aveugle que j'étois, je ne remarquois point que, lorsque j'embrassois Zaka en sa présence, il devenoit tout-à-coup triste & rêveur. Bon, simple, confiant, je ne savois interpréter ni son assiduité, ni ses regards, ni l'espece d'inquiétude qui ne l'abandonnoit pas; ou plutôt son artifice profond savoit me faire prendre le change sur tous ses mouvemens. Ils auroient été visibles à des yeux plus exercés que les miens; mais tout, jusqu'à la violence que se faisoit Zaka pour se domter, échappoit à ma vue; ma jalousie étoit éteinte; l'amitié m'avoit rattaché le bandeau de l'amour.
Lodever nous entretenoit fréquemment des peuples de l'Europe, de leurs loix & de leurs coutumes. Jamais Zaka ne se lassoit d'entendre ces récits étonnans. Quoi, disoit-elle, il y a tant d'hommes, tant de maisons, tant d'édifices? Je faisois de mon côté mille questions, & chaque réponse m'émerveilloit. J'avois peine à concevoir comment cette fourmilliere d'individus, vivoit sur le même point; & tandis que Lodever m'expliquoit ces choses incroyables, mon esprit s'élançoit vers ces cités populeuses, où à chaque pas se présentoit quelqu'objet intéressant. Quand il me parloit de la hauteur des édifices, & de ceux qui flottoient sur les eaux, j'étois tenté de croire qu'il se jouoit de ma crédulité; mais l'explication étoit si bien détaillée, que je ne pouvois refuser d'ajouter foi à ses discours.
Par degrés je devins curieux de voir par moi-même tant de choses merveilleuses; & rêvant incessament à ces villes magnifiques, mon désert perdit de ses attraits. Transporté chaque jour en imagination chez des peuples puissans, industrieux, polis, je me considérai comme perdu dans une immense solitude, éloigné des plaisirs & des agrémens de la vie, ignorant, foible, pauvre. Enfin j'eus de moi-même l'idée qu'un Européen a d'un sauvage.
Lodever m'insinua le dessein de voyager: il avoit de même préparé l'esprit de Zaka. Je lui en fis part; & transportée de joie, elle applaudit à mon projet. Sa curiosité n'étoit pas moins vive que la mienne, & la nuit elle rêvoit de ce qu'elle avoit entendu pendant le jour. Lodever disposoit à notre insu, de notre ame; il la manioit à son gré, maître d'y verser les idées qu'il vouloit y faire naître. Nous estimions les Européens heureux, parce qu'ils possédoient mille superfluités dont l'image nous séduisoit, & c'étoit à vivre parmi eux que nous placions toute notre félicité.
Azeb avoit caché ses trésors dans un endroit particulier, & j'en ignorois moi-même la valeur. Sur quelques réponses ingénues, l'artificieux Lodever fit tant par ses interrogations captieuses, qu'il m'engagea à les lui montrer à l'insu de mon pere. Je ne pus m'en défendre, malgré une répugnance secrete; mais je n'attachois pas un grand prix à des ustensiles lourds, d'une couleur jaune, & qui ne nous servoient à rien.
Lodever vit nos trésors, & il demeura muet d'étonnement & comme ravi en extase de ce qu'il voyoit. Je me souviens que son visage devint rouge & enflammé, & que, dans un transport qu'il ne put dissimuler, il nous embrassa avec une espece de fureur, en nous disant: Oh, que vous seriez heureux & respectés, si vous possédiez dans mon pays ce qui vous est inutile ici! Que de jouissances! que de plaisirs! Alors, d'un ton animé, il nous fit la description des palais que nous habiterions, de la foule d'esclaves empressés, obéissans au moindre signe; de certains animaux qui nous transporteroient en un clin-d'œil par-tout où nous voudrions aller. Il nous parla des voluptés variées & renaissantes qui nous rappelleroient chaque jour les délices de la vie. Il nous donna une idée de toutes ces jouissances; & quoique ces idées fussent confuses, elles nous plûrent néanmoins, soit qu'il les peignît habilement, soit plutôt parce que nous en portions le germe dans nos cœurs.
Le tableau de ces félicités que nous pouvions toucher & sentir, maîtrisa puissamment notre ame. Imprudens! las de notre repos, dupes de notre imagination qui, pour notre infortune, étoit neuve & vive, nous crûmes que le pays du bonheur étoit l'Europe, & dans notre erreur profonde, nous répétions ensemble, Zaka & moi: Oh, quand serons-nous en Europe, pour y voir ensemble toutes ces merveilles!
Lodever nous persuada que les Européens n'étoient méchans & barbares qu'au sein de l'Amérique, sur laquelle ils avoient un droit de conquête, possession qui leur avoit été confirmée par un pape, maître de tous les empires en qualité de vicaire de Dieu; mais que dans leurs foyers ces mêmes Européens étoient doux, humains, généreux, bienfaisans.
La plaine que nous avions tant admirée devint triste à nos yeux; car nos songes nous portoient toutes les nuits dans ces pays fortunés qu'embellissoit notre desir curieux. Nous éprouvâmes tout l'ennui qu'apporte une vie uniforme, lorsque notre pensée s'égare dans des visions. Je respectai ce métal jaune & ces pierres bigarrées qui jusqu'alors ne m'avoient réjoui que par leur éclat, dès que Lodever m'eut appris & leur usage & leur suprême utilité.
Autrefois je m'exerçois à friser la surface des eaux avec ces pierres brillantes; mais dès lors, détestant mon ignorance précédente, & frappé de repentir, je conservai les plus petites avec le plus grand soin, comme le gage de mille plaisirs futurs. Lodever en prenoit quelquefois une, & disoit: Voilà de quoi nourrir vingt personnes pendant six mois sans cultiver la terre; voilà de quoi faire trotter ces chevaux qui vous transportent avec tant de rapidité; voilà de quoi assujettir ces hommes qui se tiennent debout devant vous tandis que vous mangez tout à votre aise.
Nous avions peine à concevoir que cela pût exister; mais Lodever nous le disoit d'un ton si persuasif, si ressemblant à la vérité, que je voyois tout ce qu'il peignoit, & que je jouissois, pour ainsi dire, des voluptés qu'il m'annonçoit. Ce qui me charmoit encore, étoit de faire partager à Zaka toutes ces jouissances: elle, de son côté, songeoit que tout le monde seroit empressé à me servir & à me plaire. Alors elle se montroit encore plus ardente que moi à serrer ces petits cailloux brillans. Elle les cacha, elle les enterra, Lodever lui ayant inspiré l'idée qu'un inconnu pourroit les voir par hasard & les emporter. Il attachoit un prix infini à ces pierres brillantes; il les touchoit avec respect; il sembloit les adorer: il nous apprit à en faire autant. Bientôt nous eûmes un vice de plus, l'avarice, passion triste, qui rétrécit l'esprit, le rend inquiet, le livre à des fantômes. Déjà nous avions la crainte de perdre ces trésors que nous regardions à peine quelques jours auparavant.
CHAPITRE XIX.
Je ne m'étois jamais avisé de dire à Zaka qu'elle étoit belle. Lodever le lui dit pour la premiere fois, en comparant son teint au coloris des fleurs, & ses yeux au brillant des étoiles. Zaka reçut cette louange avec un tel plaisir, que je regrettai fort de n'avoir pas trouvé cet ingénieux compliment. Je vis que Lodever avoit beaucoup plus d'esprit que moi, & j'avoue que cela me fit naître dans l'ame un certain déplaisir. Je voulus faire aussi des comparaisons sur la beauté de Zaka: mais celles de Lodever eurent le prix; & quand je voulois jouter avec lui, il en inventoit dix pour une. Zaka se mit même à rire de quelques-unes de ma composition: ce qui approchoit un peu de la moquerie.
Je me rappelle que la maniere dont elle reçut mes madrigaux me fit de la peine. J'aurois voulu avoir mieux dit pour elle que Lodever: il triomphoit de moi avec un calme qui me donna des mouvemens d'impatience. Rivaux en poésie sauvage, je souffris d'être vaincu.
Il lui enseigna aussi à placer dans ses cheveux noirs de ces petites pierres étincelantes qu'il nommoit diamans, à en orner ses bras, ses jambes & son sein, afin de plaire davantage. Réellement, elle me parut plus charmante sous cet éclat brillant. Il y entre-mêloit des fleurs, ce qui formoit une espece de diadême sur sa tête; & quand tout cela étoit arrangé, je me trouvois bien sot de ne l'avoir pas imaginé le premier. Le génie de Lodever m'imprimoit une sorte de respect, & je me sentis borné & pauvre en ressources à côté de ses inventions journalieres.
Il loua mon adresse à la chasse, je lui en sus bon gré: je devins tout glorieux de cet éloge. Je le lui faisois répéter; il le répétoit, & je l'en aimois davantage. Je connus l'orgueil d'être loué par un homme que j'admirois, & je me fatiguois toute la journée d'une maniere incroyable pour mériter ses louanges qui chatouilloient singuliérement mon oreille.
Je voulois faire tout ce qu'il faisoit; il m'apprit à jouer au palet, & je passois des heures entieres à cette futile occupation. Il avoit deux dés qu'il me faisoit rouler, m'ayant appris à lire les points de cette figure cubique. Il me faisoit jouer quelques-unes de mes pierres, & il gagnoit ordinairement; il gagna tant que je ne voulus plus jouer avec lui, & Zaka fut la premiere à m'en détourner, craignant qu'il ne les gagnât toutes. J'eus du chagrin d'avoir perdu une portion de mes pierres brillantes.
Chaque jour il m'enseignoit un jeu nouveau que j'embrassois avec passion, & la culture du jardin se sentoit de notre oisiveté. Ainsi, graces à Lodever, nous marchions de folies en folies. Elles se tiennent par la main; une seule suffit pour amener toutes les autres. D'où nous venoit ce tissu d'extravagances? Etoit-ce de la bonne & simple nature, ou des conseils de notre aimable corrupteur?