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L'homme sauvage

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CHAPITRE XX.

Cependant le respectable Azeb voyoit dans l'amertume de son cœur le dégoût que nous inspiroit notre heureux désert, ainsi que toutes les folies que nous adoptions de la bouche de l'étranger. Ses larmes couloient en silence; mais toujours fidele à son premier plan de ne louer ni blâmer aucune de nos actions, il se contentoit de nous dire que le bonheur n'étoit pas plus en Europe que dans le lieu que nous habitions. Il n'osoit contredire ouvertement nos idées, convaincu que l'opposition réelle aux volontés de l'homme enflamme son indépendance naturelle & le rend faux, rusé, artificieux. Dans une circonstance aussi cruelle il se conduisit de même: il attendit que la raison nous éclairât sur un projet insensé; mais la raison l'a-t-elle jamais emporté sur le goût vif du sentiment soutenu des prestiges de l'imagination?

Pervertis que nous étions, nous lui annonçâmes un jour sans ménagement que nous avions pris la résolution de partager le bonheur des Européens & de transporter chez eux nos richesses, afin de jouir sans travail des délices qu'offroient ces climats fortunés. A ces mots, le malheureux Azeb leva les mains vers le ciel, voulut parler, ne put que pleurer, se jeta dans les bras de Caboul, & se retira, accablé sous le poids de sa douleur.

Sa profonde tristesse nous causa quelqu'émotion; mais, ingrats & dénaturés que nous étions, nous nous familiarisâmes avec ce front triste, dont les regards baissés accusoient hautement nos folies; la voix d'un séducteur avoit plus de pouvoir que celle d'un pere. Il nous prit à l'écart; & ayant prononcé le nom de Lodever, il répandit sur nous des larmes; il nous représenta l'impossibilité de parvenir à une colonie Européenne sans un danger manifeste; il nous montra le sacrifice de notre liberté, de notre repos, fait imprudemment à la satisfaction d'un vain desir qui s'éteindroit à la premiere jouissance; il nous assura que ces mêmes trésors qui nous inspiroient une joie insensée & dont nous avions long-tems ignoré la dangereuse valeur, étoient la source empoisonnée de cette foule de maux qui couvroient les royaumes Européens; il nous fit un tableau effroyable de la violence & de la perfidie réciproque de ceux qui se disputoient les parcelles de ces métaux.

Il ne nous déguisa pas que des jouissances étoient attachées à la distribution de ces richesses; mais il nous assura qu'elles s'écouloient avec rapidité, que nous serions plus malheureux après les avoir perdues, & que la crainte même de les perdre étoit un supplice. Il nous dit, hélas! tout ce que nous n'étions pas alors en état de comprendre.

L'aveu qui lui étoit échappé nous offroit la perspective agréable dont Lodever nous avoit flattés, & nous lui disions: Nous voulons voir des pays nouveaux; nous avons besoin de connoître ce qui est au-delà de notre petit vallon. Lodever nous a peint ce monde comme d'une grande étendue, & nous voulons voir ces villes, ces peuples, toutes ces belles choses enfin que font ces hommes & que nous ignorons.

Azeb ne put répondre à nos discours; mais prenant un ton ferme, où l'accent de la douleur perçoit par intervalles, il nous dit: Vous êtes jeunes, mes enfans, votre imagination vous abuse: je sens qu'il me sera impossible d'y mettre un frein; je n'ai voulu & je ne veux que votre bonheur: si vous croyez le trouver dans un autre monde, vous vous trompez. Eh bien, abandonnez la terre qui vous a vu naître, abandonnez un pere qui vous chérit; abandonnez jusqu'au fidele Caboul, cet ami de ma triste vieillesse; je vous le cede encore; je vivrai, je mourrai seul dans ces déserts. J'ai su affermir mon ame contre tous les revers. Je ne prévoyois pas celui-là; mais... m'y voilà disposé.

Le discours de ce bon pere émut nos cœurs; nous nous jetâmes à ses pieds. O mon pere! vous nous accompagnerez, vous jouirez des délices qui nous attendent; nous serons tous heureux loin de ce désert. Si vous connoissiez les jouissances dont Lodever nous a fait le récit! Venez voir avec nous les objets les plus merveilleux. Vous avouerez vous-même qu'un autre monde offre à chaque pas des plaisirs qui nous manquent. Au lieu de nous répondre, Azeb nous embrassa avec un air de compassion, & se retira d'un pas triste & tremblant.

Azeb avoit convaincu notre esprit, mais non point notre cœur: nous n'étions plus heureux dans les montagnes de Xarico, parce que nos desirs enflammés par l'espérance d'autres biens, brûloient de se satisfaire à quelque prix que ce fût. Je chérissois plus que jamais Lodever, dont chaque acte étoit pour moi une instruction. Son industrie facile, son esprit insinuant, tout en lui me plaisoit. Il est vrai qu'il savoit me flatter avec tant d'art, qu'il m'étoit devenu presqu'aussi cher que Zaka.


CHAPITRE XXI.

Vous jugerez, cher chevalier, à quel point mon cœur étoit abusé en sa faveur. Zaka étoit tombée depuis quelque tems dans une mélancolie profonde. Il me fut aisé d'appercevoir que Lodever étoit amoureux de Zaka: je savois qu'elle ne le haïssoit pas. Cependant je la voyois dans une situation pénible. Je frémissois de perdre un cœur sans lequel je ne pouvois vivre heureux. Je ne savois pas dissimuler, & je voyois distinctement que Zaka aimoit Lodever. Elle m'avoit déployé son cœur innocent & sincere, tel que la nature l'avoit formé: je ne pouvois mettre en doute sa tendresse: il n'y avoit en elle ni trahison, ni perfidie, j'en étois bien sûr. Les caresses de Zaka étoient trop vives pour qu'elle pût me trahir; & si le hasard me procura une connoissance qui me manquoit, je n'en avois pas besoin.

Un soir qu'assise à côté de Lodever elle paroissoit rêveuse, je me glissai derriere elle pour écouter leur entretien. Ce cœur que j'avois soupçonné n'étoit retenu dans son amour ni par la honte, ni par la crainte, mais seulement par un amour plus extrême qu'elle me portoit. C'étoit sa tendresse pour moi qui la préservoit d'une infidélité qui sans ce sentiment vainqueur lui auroit peut-être été chere. Voici les paroles de Zaka; pesez-les.

Pourquoi me tourmentes-tu? disoit-elle; tu sais que je ne te hais point, mais je ne puis pas t'aimer autant que Zidzem. Zidzem a possédé mon cœur avant toi, puis-je moins l'aimer? Non; il faut que je l'aime toujours au même degré. Pourquoi es-tu venu pour nous rendre tous deux malheureux? Pourquoi t'obstines-tu à me demander ce que je ne t'accorderai jamais? Contente-toi de l'amour que j'ai pour toi; c'est bien assez; contente-toi de ce baiser, puisqu'il te fait plaisir; tout le reste est pour Zidzem: je l'aime avant toi; & si tu ne veux pas me rendre malheureuse, tu ne me demanderas rien au-delà. Vivons en bonne intelligence, baise ma main, baise mon col, baise mon front: mais garde-toi d'aller au-delà; je te rejeterois loin de moi, je ne te donnerois plus ma main à baiser, car voilà tout ce que je puis faire pour toi. Je t'aime beaucoup; mais j'aime encore plus Zidzem, parce qu'il est le premier & que ma fille me dit, quand je la regarde, que je ne dois point accorder à d'autres ce que je lui ai accordé.

La franchise de Zaka mit en désordre l'éloquence de Lodever; il ne sut que répondre. Il lui dit, mais d'une voix tremblante, qu'il demandoit à partager ces précieuses faveurs avec Zidzem, & non à l'en priver; que je n'en serois pas moins fortuné en l'ignorant; que je ne le saurois jamais...... Non, dit avec impatience Zaka, lui mettant la main sur la bouche, cela ne sera pas, je te le dis, n'y pense plus. Je suis à Zidzem, & non à toi. Baise ma main, baise mon col, baise mon front; mais tu n'obtiendras rien au-delà. Dis, si tu étois à sa place, y consentirois-tu? Pourquoi veux-tu faire de la peine à mon cher Zidzem? N'es-tu pas son ami? Ma fille me dit que je ne dois point t'écouter.

Lodever ne put repliquer; mais il se mit à ses genoux, & employa les prieres & les instances. Zaka le laissa à ses pieds, soupira, & se cacha le visage de ses deux mains. Elle lui déclara en gémissant, qu'il lui en coûtoit beaucoup pour le refuser; qu'il auroit tout à espérer, si elle ne m'aimoit pas avec la plus forte tendresse; mais qu'elle m'aimoit par-dessus tout. En prononçant ces mots, elle se précipita sur lui, fut la premiere à baiser son front, ses yeux, en lui criant: J'aime Zidzem; prends cela pour te consoler. Je t'aime aussi, je te promets de t'aimer; mais ne me demande point, je te le répete, ce que je ne puis t'accorder; contente-toi de ces caresses, & n'offense ni ton ami ni moi. En disant ces mots, elle serroit sa tête contre son sein, & lui baisoit le front.

Lodever, enhardi par cet aveu & ses caresses, crut que le moment de sa victoire étoit arrivé, & tenta quelques efforts. Zaka, sans être intimidée, se dégagea à l'instant de ses bras, sans trouble, sans colere, sans reproches & avec un sang froid qui attestoit la paisible vertu de son ame. Elle s'éloigna sans lui jeter un regard; elle entra dans une allée sombre, & moi je sortis de l'endroit où j'étois caché. Je la retrouvai à cinquante pas, & je ne vis sur son front aucun trouble. Sa victoire ne lui avoit rien coûté: elle m'aborda comme de coutume; rien n'exprimoit sur son visage la conversation qu'elle venoit de tenir; elle me tendit la main avec sérénité; & moi qui l'adorois plus que jamais, je n'étois plus maître de mes mouvemens; je la pressai dans mes bras; les siens s'ouvrirent pour me recevoir; pressé sur son sein, je sentis renaître ce premier instant de volupté qui m'avoit embrasé de tous les feux de l'amour: je m'enivrois du charme de la retrouver tendre & fidelle. Elle s'abandonna à mes transports; elle me disoit, dans l'effusion d'un cœur pur & sincere: Je t'aime avant tout, je t'aime par-dessus tout, sois en sûr. Je ne suis pas maîtresse de mon cœur, je ne sais si un autre y viendra après toi; mais je n'aimerai jamais personne comme je t'aime. Et moi qui avois été témoin des discours & des tentatives de Lodever, n'ayant plus ni inquiétude, ni jalousie, je me plaisois à considérer cette belle ame que la nature s'étoit plû à cacher dans un immense désert.


CHAPITRE XXII.

Croiriez-vous, cher chevalier, que, sûr d'être aimé de Zaka, je ne pus voir sans compassion le trouble qui dévoroit l'ame de mon ami? Je m'attendris sur son état. Plus j'aimois Zaka, plus je sentois qu'on devoit l'aimer: je lui pardonnois l'amour qu'il avoit pour elle, parce que j'éprouvois qu'il étoit impossible de s'en défendre.

Je pouvois, il est vrai, lui reprocher sa conduite mystérieuse, sa réserve, ses efforts, quoique vainement tentés: mais toutes ces fautes étoient celles de l'amour; je les excusois, & ne voyois plus que les combats cruels dont il étoit agité.

Il tomba dans une tristesse sombre que je tâchai vainement d'adoucir par tous les soins de l'amitié. Que sa douleur muette, que ses regards qui tomboient languissamment sur Zaka & s'en détournoient avec effort, firent d'impression sur mon ame! Je n'osai plus être heureux en le voyant souffrir. Je me reprochois mon bonheur comme un crime: & ayant l'expérience des maux sensibles qui accompagnent des desirs inutilement conçus, je me disois que je ne devois pas goûter des plaisirs dont mon ami & mon compagnon étoit privé. Sa physionomie prenoit chaque jour quelque chose de plus triste & de plus farouche, & les tourmens de son cœur se peignoient visiblement sur son visage. Alors je souffris moi-même de sa situation pénible, & je rêvois aux moyens de l'enlever à ses privations douloureuses.

Sans doute il avoit lu dans mon cœur mieux que je n'y lisois moi-même, & il me tint ce discours que j'écoutai sans indignation. Il n'auroit pas tenu le même langage à tout autre qu'un sauvage.

Cher Zidzem, pardonne, me dit-il; je me sens indigne de ton amitié: depuis long-tems je t'offense; il faut que je t'ouvre mon cœur: la dissimulation m'est un fardeau pénible. Ce cœur infortuné aime ta Zaka, & l'aime jusqu'à la fureur. Vois dans ce cœur déchiré tous les tourmens de l'amour. Un feu cruel me consume & me pousse vers le désespoir. Non, je ne cesserai de l'aimer que lorsque je cesserai d'être. Délivre-toi d'un rival odieux, Zidzem, ôte-moi une vie qui m'est importune; préserve-moi du crime que dans mon aveuglement je pourrois commettre. Va, la mort sera pour moi un bienfait; mes jours ne sont plus qu'un long supplice; je ne veux pas être plus long-tems ingrat envers mon ami, mon libérateur: c'est assez d'être malheureux, sans devenir criminel & perfide. Ah, combien je me hais moi-même d'être ainsi! Mais je suis seul consumé de desirs, tandis que tu reposes dans les bras de Zaka. Dangereuse Zaka! les feux que tu allumes ne peuvent s'éteindre. Il falloit ne te pas voir, pour ne point t'adorer. Je n'ai plus d'autre ressource que la mort contre l'horreur de mon existence, & c'est l'asyle que j'embrasse. Adieu, mon cher Zidzem. Tes yeux ne seront plus fatigués de mon aspect coupable; tes oreilles n'entendront plus mes gémissemens: je vais mourir, puisque je ne puis vivre sans envier le bien qui t'appartient.

Il prononça ces mots avec un tel désordre, que je craignois à chaque instant les suites extrêmes de son désespoir. Je fus touché jusqu'aux larmes après l'avoir entendu. La confiance qu'il me marquoit, cet aveu sans artifice, sa constance qui paroissoit vaincue & qui frémissoit de toucher au crime, tout me le rendit plus cher, plus intéressant; je compatis à ses souffrances, & en l'écoutant je me représentois les tourmens que j'aurois à endurer si Zaka rejetoit les desirs de mon amour.

Cet Européen rusé connoissoit bien mon cœur; il sentoit que je serois capable de tout sacrifier aux pleurs de l'amitié, & que sa franchise éveilleroit ma générosité. Son tourment n'étoit pas plus vif que le mien; car si je voulois lui rendre le repos, il me falloit perdre ma félicité. Choix cruel! l'image de mon ami expirant me suivoit jusques dans les bras de Zaka. Au comble du bonheur, son sort me sembloit plus affreux. Zaka étoit tendre, passionnée; mais je ne goûtois plus le charme de la posséder. Lodever soupiroit en ma présence, & me faisoit chaque jour l'aveu naïf de ses tourmens. La résolution que je pris vous étonnera; mais elle me fut inspirée par la pitié, par la bonté naturelle de mon cœur, par je ne sais quel sentiment. Je me déterminai à partager avec mon ami la possession de Zaka.

Vous direz que c'est un acte de générosité de sacrifier sa maîtresse à son ami, mais que c'est une action vile de la partager avec qui que ce soit; qu'elle est aussi éloignée de la nature que des mœurs civilisées; qu'il n'y a pas un animal, soit domestique, soit féroce, qui ne dispute sa femelle à coups de dents ou à coups de griffes. J'eus d'autres sentimens dans mon désert: je ne crus pas m'avilir en obéissant à la pitié. J'aimois Zaka, j'aimois Lodever; je voulois le bonheur de l'un & de l'autre; mon cœur ne pouvoit se fermer à leurs soupirs, & j'agissois à la fois par un sentiment de compassion, d'équité & de tendresse. Je ne connoissois point l'adultere: je faisois un sacrifice réel. Un sauvage qui met l'honneur dans le courage & dans la noblesse de l'ame, voit les choses bien autrement qu'un homme civilisé.

D'un autre côté, je sentois qu'il n'y auroit plus de joie pour moi dans le monde, en voyant près de moi un homme sans cesse gémissant. De l'autre, je me représentois le plaisir délicieux de l'arracher au désespoir, de lui rendre la vie. Je ne perdrai point le cœur de Zaka, me disois-je; elle m'aimera toujours, & le bonheur de Lodever n'ôtera rien à la somme du mien. Aucune idée honteuse ne se mêloit à ce partage.

Cependant, je l'avouerai, mon cœur murmuroit de ce cruel devoir: il m'en coûta pour surmonter un sentiment jaloux; mais je songeai qu'une tranquillité générale en seroit le fruit. J'allai exposer mon projet à Lodever, qui parut très-étonné de ma générosité; car c'est ainsi qu'il nommoit mes nouveaux desseins. Il m'embrassa en me témoignant la plus vive reconnoissance, & nous convînmes d'engager Zaka à la cession la plus rare, scandaleuse sans doute chez les peuples civilisés, mais qui dans mon désert n'étoit qu'une suite conséquente de mon amitié pour Lodever, de ma pitié pour ses souffrances, & de mon amour pour la concorde & la paix.


CHAPITRE XXIII.

Zaka rougit prodigieusement à la proposition que je lui fis. La honte & l'étonnement attachoient ses regards à la terre, & chaque parole sembloit la pétrifier. Immobile, elle garda le silence; puis levant les yeux, elle les fixa sur les miens, comme pour y découvrir les vrais sentimens de mon cœur; sans doute elle vouloit y descendre, & elle cherchoit avidement à lire dans ma pensée: mes regards étoient tristes & confus; j'attendois ce qu'alloit prononcer sa bouche, & je tremblois de l'arrêt; car je pouvois bien consentir à partager le cœur de mon amante, mais non immoler entiérement le déplaisir secret que j'en ressentois.

Je lui exposai l'amour de Lodever, le désespoir qui empoisonnoit sa vie & flétrissoit pour lui le riant aspect de l'univers; je lui disois: Nous partageons l'air, les fruits de la terre, les rayons du soleil.... Pour toute réponse Zaka me lança un regard qui pénétra mon ame; elle vola dans mes bras; elle m'accabla des plus tendres baisers. Eh quoi, Zidzem, me dit-elle du ton du reproche, ne t'ai-je pas donné assez d'assurances que je t'aime & n'aimerai jamais que toi? Crois-tu que Zaka soit fausse, double, artificieuse? O cher Zidzem! un cœur peut-il être à deux? L'amour peut-il se partager? Tu le connois bien peu si tu en doutes. Imprudent! tu ne sais pas lire dans ton propre cœur: va, si je te privois d'une seule caresse, tu deviendrois malheureux: mais cela n'arrivera point; c'est à moi à te défendre, à te protéger contre toi-même & contre la foiblesse de ton cœur, lorsqu'il s'abuse à ce point. Ah, que de remords je t'épargne! Sais-tu quelle seroit l'amertume de ta douleur, l'horreur de tes regrets? Tu maudirois mille fois l'outrage que tu aurois fait à l'amour & à ta fidelle Zaka. Tu ne me verrois plus du même œil: toute ta félicité seroit évanouie... Et puis se tournant avec fierté vers Lodever, elle lui dit: Et toi, fatal étranger, ne me poursuis plus, & oublie-moi; c'est depuis ton arrivée que j'ai éprouvé les chagrins de l'amour; je n'en connoissois que les délices; le trouble est venu sur tes pas. M'aimes-tu autant que Zidzem? Non, cela n'est pas possible. Ton regard m'épouvante; ton amour me fait peur; jamais ton œil ne luit d'une flamme douce. Je t'ai aimé tant que tu n'as pas voulu désunir nos cœurs. Retourne dans ton pays, vas y trouver celle que tu as quittée; peut-être elle seche aujourd'hui dans les larmes; elle implore la fin de sa vie, en devinant que tu veux porter ton cœur à une autre qu'elle.

Je fis un second effort en faveur de mon ami, attestant que je voulois l'empêcher d'être sans cesse gémissant, s'il y avoit de ma faute; mais la fiere Zaka, avec un geste noble & contemplant Lodever avec un dédain que je ne puis rendre, m'auroit jeté à moi-même un regard de mépris, s'il n'eût été adouci par l'amour. Jamais ce front si noblement courroucé ne sortira de ma mémoire. Je me tus; j'étois honteux, anéanti; je me jugeai au-dessous d'elle; un trait rapide de lumiere me fit voir que cette proposition étoit un outrage à son amour. Je m'applaudis dans le fond du cœur de la trouver constamment tendre & fidelle. Un de mes regards implora mon pardon, tandis que je tâchois de consoler Lodever, en lui disant que j'avois tout tenté pour qu'il fût tranquille, & que cela ne dépendoit plus de moi. Lodever avoit les yeux baissés & gardoit un morne silence. Il ne pouvoit ni rester ni fuir; il étoit comme enchaîné par une puissance invisible.

Je n'osois plus interroger les regards de Zaka, lorsque tout-à-coup ses bras s'entrelacerent aux miens; sa bouche pressa mes levres & je ne fus point maître de résister à mon ravissement. Je rendis à Zaka ses tendres caresses, & je ne songeai pas assez à dérober à Lodever le spectacle de mon triomphe. Livré aux transports de mon amante, j'oubliai mon ami. Trop foible pour soutenir la vue de nos caresses innocentes & vives, Lodever s'éloigna & s'enfonça dans un bois sombre.

Sorti de mon ivresse, je me reprochai ma cruauté; j'en témoignois mon mécontentement à Zaka, qui avoua avoir eu tort. Je courus sur les pas de Lodever pour l'appaiser, le consoler, & calmer ses maux par les paroles les plus douces. Il écouta tout ce que je lui dis avec une froideur que je n'aurois osé attendre après une pareille scene. Il me répondit avec beaucoup de tranquillité qu'il falloit s'en remettre à cette derniere décision; je le vis même sourire. Je crus que, frappé de la tendresse inviolable de Zaka & de l'inutilité de ses poursuites, il pouvoit renoncer à elle. Ah! si j'eusse mieux connu la dissimulation terrible des passions dans le cœur des Européens, j'aurois pressenti que ce calme trompeur, semblable à celui qui précede la tempête, annonçoit une vengeance sourde & épouvantable.


CHAPITRE XXIV.

Quelques jours après cette aventure Lodever m'apporta un très-beau coco, espece de fruit excellent qui croît en Amérique, & dont il savoit que je mangeois volontiers. Zaka arriva au même instant & voulut goûter de ce fruit. Lodever le lui arracha vivement de la main, donnant pour prétexte que son front étoit trempé de sueur. Sa crainte paroissoit fondée; ce fruit est très-dangereux lorsqu'on en mange à contre-tems. Lodever jeta fort loin ce coco, pour ne pas, disoit-il, exciter l'envie de Zaka, si elle le voyoit manger: ensuite il nous engagea à faire une petite promenade.

De retour je cherchai mon coco vers l'endroit où il l'avoit jeté; je ne le trouvai point. Azeb qui n'étoit pas éloigné me demanda ce que je cherchois. Un très-beau coco, lui répondis-je. Oui, dit Azeb, il étoit bon: surpris par la soif, je l'ai ramassé, j'ai bu la liqueur & mangé le dedans; mais je ne sais, depuis un instant il me cause de vives douleurs. Je m'approchai de mon pere: un frisson l'avoit saisi; je lui présentai mon bras pour soutenir ses pas chancelans. De moment en moment son état devint plus violent: il souffroit comme si on lui eût déchiré les entrailles; il fut obligé de s'appuyer sur moi. Tout-à-coup son corps frémit dans mes bras, les forces me manquent, & il tombe étendu par terre, se roulant & poussant des cris lamentables.

J'appelle Zaka, elle vient, elle apperçoit Azeb les yeux égarés, la bouche couverte d'écume, les bras, les mains, les pieds roidis, tourmenté de convulsions affreuses. Nous tentâmes de le relever. Laisse, dit-il en me jetant un regard long & douloureux, laisse, je me meurs..... Dieu! m'écriai-je en pâlissant, vous mourez! Qu'est-ce à dire? Azeb souleva avec peine sa main appesantie; mais voulant serrer la mienne, son effort fut impuissant. La douleur & la tendresse se peignoient sur son front à travers les ombres du trépas. Nous frémissions d'effroi, nous pleurions, nous baisions son visage mourant. Il fixe ses yeux sur nous; sa poitrine se souleve avec effort, & sa voix entrecoupée prononce ces mots à plusieurs reprises: Je meurs, mes enfans... je meurs! Ah!... incertain & rempli de terreur sur le sort qui vous attend... je n'ose accuser, de peur de charger d'un crime celui qui peut-être est innocent... Non, je ne l'accuserai point... Me voici au terme de ma carriere, & je me soumets à la volonté de celui qui est le maître de toutes les créatures... Je ne puis souhaiter mon anéantissement, puisqu'il est un Dieu.... Ah! si les pénibles jours que j'ai passés sur la terre étoient les seuls pour lesquels j'eusse été créé, s'il n'en étoit point d'autres plus tranquilles, plus heureux, quelle puissance indifférente m'auroit donné l'être, m'auroit soumis à la douleur?... Mais le profond sentiment de l'espérance me reste; il retrace à mon esprit l'image de l'immortalité. Je dois vivre avec Dieu tant qu'il existera: puisqu'il a daigné une fois me tirer du néant, ce n'est pas pour m'y laisser retomber. Je crois à sa bonté, dont l'univers est un témoignage éclatant; mais ce monde-ci n'est pas celui de l'homme; il est fait pour un autre rôle: il desire, il demande une autre destinée.... O mes enfans! vous mourrez aussi comme moi... Que le dernier moment de votre vie soit plus paisible que le mien!.... Que ce Dieu souverain vous bénisse comme je vous bénis!... Que sa clémence tempere l'amertume des jours de cette triste vie!... Je vous ai enseigné le moins d'erreurs qu'il m'a été possible... Si je vous ai enseigné peu de vertus, je vous ai montré peu de vices... J'espérois qu'à jamais caché dans ce séjour impénétrable... Mais mes projets ont été confondus..... Lodever.... Je vois... O mes enfans! adorez Dieu & craignez ses jugemens... Souffrez, s'il vous faut souffrir. Quand tous les maux se rassembleroient sur vous, gardez-vous de murmurer... Songez que vous êtes l'ouvrage de ses mains, & que vous devez lui être soumis... C'est le seul roi de l'univers... Il est Dieu.... il est tout-puissant... il est bon... il est l'amour même.... Le malheureux Azeb manqua de forces, nous fit un signe de tête & expira.

O moment affreux & mémorable! je n'avois jamais vu mourir un homme, & c'est mon pere qui est étendu sans vie; il meurt, il m'abandonne à l'horreur de mes réflexions. Je souleve ses bras immobiles: ils retombent, & l'effroi pénetre mes sens. Son corps, que nous embrassons, devient froid. Le ciel a perdu tout son éclat; un triste & vaste silence regne autour de nous; je ne sais quel murmure lugubre frappe dans les airs mon oreille épouvantée. Lodever passe à côté de ce corps sans vie, le regarde & nous dit sans douleur & sans larmes: Il faut le mettre dans la terre. Caboul pleure & sanglotte; je suis ému, & tout ce qui m'environne est nouveau pour moi.

Quoi, Azeb n'est plus! me disois-je; Azeb qui, une heure auparavant, nous parloit avec tendresse; Azeb que j'aimois; Azeb dont je contemplois avec tant de plaisir le front vénérable; Azeb.... Le voilà sans chaleur & sans mouvement; son teint est livide, ses yeux sont fixes & ternes, ses membres sont glacés, il est sourd à tous nos cris. Oh! nous comprenions alors la destinée funeste & générale de l'homme. Vous mourrez aussi: ces mots retentissoient au fond de notre ame; nous nous tenions embrassés, comme si c'eût été le dernier embrassement de notre vie. Nos larmes, qui couloient en abondance, mouillerent ce cher cadavre.

Ah, Zidzem, dit Zaka en sanglottant, que deviendrois-je, hélas, si tu éprouvois le sort du malheureux Azeb! Que cet effroyable moment soit éloigné! O séparation cruelle! Ah! je la sens cette mort affreuse.... Elle vient... Elle va peut-être te frapper dans mes bras.... Dieu, que les momens que tu as accordés à l'homme sont de courte durée! Et elle tomba sur mon sein presque sans sentiment. Elle trembloit pour mes jours, je craignois pour les siens, & nous nourrissions notre douleur du spectacle terrible qui augmentoit notre effroi.


CHAPITRE XXV.

Le trépas d'Azeb nous montra la mort en perspective: auparavant nous n'y songions pas. Azeb nous avoit dérobé, autant qu'il l'avoit pu, le trépas des animaux; & quand le hasard nous l'avoit fait appercevoir, il nous disoit tranquillement: Ils dorment, ils se réveilleront. Il nous avoit accoutumés, pour ainsi dire, à nous croire immortels, & il nous faisoit regarder notre existence comme ne devant point avoir de terme. Comme Dieu, nous répétoit-il souvent, sera toujours Dieu, de même l'esprit qui vous anime sera toujours esprit. Ainsi l'idée de la destruction nous étoit étrangere; & si Azeb ne nous parloit plus, nous entendions encore ses paroles, nous appercevions son regard: il n'étoit pas mort pour nous: il nous sembloit qu'à chaque instant il alloit se lever & nous parler.

Nous redoublâmes pour sa mémoire le respect que nous avions eu pour lui pendant sa vie; nous enterrâmes son corps d'après les conseils de Lodever; ses mains creuserent la fosse, & pendant cette fonction lugubre son visage ne changea point; il ne mêla point un soupir à nos douleurs: quand nous l'interrogions sur cet événement imprévu, il nous répondoit d'un air calme: Azeb étoit vieux, & vous devenoit inutile; il faut que chacun meure. Que nous étions loin de soupçonner la véritable cause de sa mort! L'idée d'un crime aussi noir ne pouvoit entrer dans notre pensée: on nous l'auroit expliqué alors, que nous n'y aurions rien compris.

Moment funeste & douloureux, lorsqu'il fallut rendre à la terre les tristes dépouilles d'Azeb! Nous ensevelîmes dans une fosse obscure un cœur autrefois animé d'un feu céleste, des mains dignes de porter le sceptre & de tracer des leçons aux sages. Hélas, m'écriai-je sur sa tombe, voilà donc l'étroite & éternelle demeure de ce pere chéri! Le chant des oiseaux, la beauté de la nature, la renaissance du jour, notre voix plaintive qui percera l'ombre de ces arbres touffus, rien ne pourra le faire sortir de ce lit effrayant; il habitera toujours avec la mort cette triste solitude; nous ne le verrons plus devancer le retour du soleil, respirer les parfums du matin, & d'un pas majestueux faire jaillir la rosée du sommet des fleurs; nous ne le verrons plus errer au hasard dans la forêt, plongé dans une douce méditation, levant ses mains pures vers la voûte du firmament; rien ne peut plus réchauffer sa froide poussiere; il ne nous pressera plus dans ses bras paternels, le sourire sur les levres & l'amour dans les yeux. Mais que dis-je! il nous a dit tant de fois que nous nous retrouverions dans un autre monde; que la partie pensante de lui-même subsisteroit toujours; qu'une ame immortelle seroit séparée de son corps & deviendroit à jamais heureuse par la clémence infinie du Créateur! Oui, cette idée me plait; cette idée est grande, elle est conforme à tout ce que j'apperçois de la main du grand Être. Il faut qu'il soit sublime & magnifique en tout; il faut qu'il accorde à sa créature tout ce qu'il peut lui accorder. Azeb vit, Azeb pense à nous; il converse encore avec Zidzem & Zaka. Ah! du séjour qu'il habite, qu'il lise au fond de nos cœurs, qu'il voie nos larmes, qu'il entende nos gémissemens & les louanges que nous donnons à son ame généreuse.

Nous baisâmes la terre qui le renfermoit dans son sein. Je voulus que ma fille la baisât aussi. Je me promis de revenir souvent pleurer sur ce tombeau & m'y entretenir avec l'ame d'Azeb, en attendant que, selon sa promesse, elle se montrât à moi dans un autre monde.

Zaka pleuroit amérement & paroissoit inconsolable. Je lui disois, pour calmer ses chagrins & ses regrets: Sois sûre qu'Azeb vit encore; il vit avec le grand Être dont il nous a parlé. Il est heureux, puisqu'il le connoît; il est à la source de tout bien, il lui parle de nous, car il ne délaissera pas ceux qu'il a tant chéris sur la terre.

A quelques jours de là nous eûmes, chacun de notre côté, un rêve où nous revîmes Azeb. Ce rêve différoit si peu de la réalité que nous crûmes qu'il n'étoit devenu qu'invisible, & qu'il habitoit toujours avec nous. Comme son visage pendant notre rêve ne nous avoit paru ni triste ni souffrant, nous nous accoutumâmes à nous dire: Il est avec le grand Être; il est bien; il nous voit, nous entend; il sera notre protecteur; il nous enverra toujours des pensées justes & bonnes.


CHAPITRE XXVI.

Caboul, le fidele Caboul étoit sorti de sa froideur pour pleurer Azeb. Il ne passoit jamais devant sa tombe sans lever les mains au ciel & saluer le lieu où il reposoit. Nous l'honorâmes comme un second pere. Dans le rang le plus abject, il eut toutes les vertus; & quoiqu'il ne fût pas doué des qualités de l'esprit, il nous força d'admirer sa grande ame. Je m'apperçus que depuis la mort d'Azeb il évitoit de toucher la main de Lodever; qu'il le servoit avec une sorte de répugnance; & ayant été frappé un jour de sa main, il lui dit: Jetez-moi aussi dans la terre; je serai mieux là qu'avec vous. Je ne fis point attention à ces paroles, ne pouvant en pénétrer le sens.

Profondément occupé de la perte que je venois de faire, je ne m'entretenois que d'Azeb, de ce qu'il avoit fait, de ce qu'il avoit dit; je me plaisois sur-tout à répéter ses dernieres paroles, ses tendres bénédictions. Je ne fus jamais si surpris ni si indigné que lorsque Lodever me dit un jour que, selon les loix de sa religion, Azeb ne pouvoit être avec le grand Être, n'ayant point été baptisé; qu'en conséquence, il étoit descendu dans un lieu où rouloient des flammes éternelles; & qu'il y étoit plongé à jamais, sans espérance d'en pouvoir sortir. Je m'écriai avec douleur: Cela ne se peut pas; tu mens, Lodever; ce que tu dis outrage la raison & le grand Être. Apprends qu'Azeb a fait le bien, a évité le mal, a adoré le Dieu du soleil, a aimé ses enfans. Que faut-il de plus pour aller rejoindre le grand Être? Non, reprit Lodever en se couvrant d'une physionomie effroyable, Azeb n'ayant point reçu le baptême, est damné. Qu'appelles-tu damné? répondis-je en pâlissant de courroux & de frayeur. Je veux dire, reprit Lodever, qu'il est avec les démons dans une fournaise... A ces mots, je me sentis dans une colere que je n'avois pas encore éprouvée; je sentis qu'il déraisonnoit, qu'il étoit en ce moment insensé, frénétique; je le vis sous une figure odieuse; ses traits d'homme disparurent à mes regards; je n'apperçus dans son œil qu'une stupidité aveugle & féroce; & comme il continuoit à me dire que sa religion condamnoit mon pere à être brûlé pendant toute une éternité, je m'éloignai avec une fureur inexprimable; car je sentois ma main prête à se lever contre lui, & tout mon être repoussoit cet anathême impie, qu'il me sembloit prononcer contre Dieu, dont la bonté avoit toujours pénétré mon cœur.

Je courus, dans une agitation extrême, vers le tombeau d'Azeb; je me couchai sur cette terre sacrée, en criant: Azeb! Azeb! serois-tu livré à des tourmens éternels, ainsi que l'assure Lodever? Dis, le grand Être que tu m'as annoncé auroit-il cessé d'être bon pour toi? Je jetai un cri comme pour réveiller l'ombre d'Azeb au fond de son tombeau; je pleurois de douleur & de tendresse, lorsqu'un sentiment invincible s'éveilla dans mon ame, & me cria fortement: Non, non, non, Azeb n'est point malheureux; Lodever te trompe; le grand Être embrasse toutes ses créatures; les paroles de Lodever sont mauvaises, & l'inspiration de ton cœur est la vérité.

Je me relevai plus calme, plus assuré, plus fort; je sentis au-dedans de moi que l'ombre d'Azeb avoit communiqué à ma raison une partie de la sienne, laquelle venoit du grand Être; & lorsque je rencontrai Lodever, je lui dis avec un ton d'assurance & de supériorité: Tu déraisonnes, tu es un insensé; ne me parle plus ainsi, car je ne verrois plus en toi un homme.


CHAPITRE XXVII.

Je fus quelques jours sans vouloir converser avec Lodever, tant ses paroles m'avoient révolté. J'y voyois une empreinte d'extravagance & de cruauté. Il ne me parla plus de l'ame d'Azeb; & quand je lui disois, dans un reste d'amertume, avoue donc, imposteur, que tu ne savois ce que tu disois, il gardoit alors le silence & parloit d'autre chose. Il faisoit bien; car je l'aurois tué, je crois, quand il attaquoit l'ame de mon pere.

J'oubliai peu à peu son aveugle & frénétique condamnation, que je jugeai échappée à sa bouche uniquement pour me contredire & faire parade de ses idées. L'horreur que cet arrêt m'avoit causée diminua, & l'impression en fut affoiblie par degrés. Le silence absolu de Lodever sur ces matieres étoit une sorte de rétractation. Je m'en contentai.

Notre ingénieux corrupteur se conformoit à notre façon de penser, pour mieux nous faire tomber dans ses pieges. Il nous fit un tableau plus séduisant encore des plaisirs qui nous attendoient dans un autre hémisphere, & nous pressa plus vivement que jamais d'abandonner nos rochers; tout lui servoit d'objet de comparaison. Il nous apprenoit à mépriser ce que nous avions sous les mains, pour élancer notre imagination neuve vers de prétendues jouissances qu'il exaltoit, & dont à la seule description son visage se coloroit. Il entroit dans une espece d'extase: les mots qu'il proféroit alors sembloient lui apporter cette félicité lointaine si vantée dans ses discours.

Nous étions émus. Ces images nous délectoient, & sans savoir si elles étoient véritables ou fausses, nous appercevions tout ce qu'il nous peignoit. Ne connoissant ni notre force ni notre foiblesse, nous abandonnions notre ame au récit qu'il nous faisoit, & nous comptions sur les jouissances les plus vives & les plus multipliées.

Lodever mettoit chaque jour en jeu notre curiosité, il la manioit à son gré; & nous ayant instruits que la belle plaine n'étoit pas les bornes du monde, nous pensions que tout étoit encore plus beau au-delà. Quelle étonnante magicienne que notre imagination, lorsque j'y songe après tant d'années & dans le calme de la réflexion!

A quel point notre ignorance étoit subjuguée! Nous ne connoissions pas seulement la distance des lieux, la nature des périls, ni la difficulté des exécutions: nous n'avions pour sauve-garde que les anciennes paroles d'Azeb, qui malheureusement s'effaçoient de notre mémoire. Hélas! Azeb n'étoit plus; & Lodever, si éloquent pour nous, se moquoit de nos craintes, détruisoit nos objections, que nous n'étions pas fâchés de voir renversées. Il nous présentoit à la lettre ce que j'ai vu depuis en Europe, la lanterne magique: ce qui, joint à l'extrême curiosité qui nous dominoit, nous détermina bientôt à partir.

Il nous eût été impossible de résister à son éloquence prestigieuse, quand même nous aurions eu les connoissances qui nous manquoient. Il nous captivoit, parce qu'il savoit interroger cette espérance, ce desir inquiet & effréné du bonheur, qui réside plus ou moins dans le cœur de l'homme. C'est par là qu'en cherchant à être mieux, nous nous égarâmes, ainsi que font plusieurs individus d'ailleurs très-savans, & qui habitent chez des peuples civilisés.

Nous aurions pu parvenir en peu de tems aux colonies Européennes, & bien plus sûrement, si nous eussions voulu passer au sud de nos montagnes; mais Lodever qui avoit ses vues, & qui vouloit transporter nos trésors, ou plutôt se les approprier, se vanta de connoître la carte de l'Amérique. Hélas! nous ne savions pas seulement qu'on avoit su réduire en petit la distance & la position des lieux; nous savions où se levoit & où se couchoit le soleil; voilà à quoi se bornoit notre géographie. Je me souviens que Lodever nous dit un jour que la terre étoit ronde, qu'elle flottoit au milieu de rien, qu'elle tournoit autour du soleil; moi, qui avois les démonstrations du contraire, je me moquai beaucoup de lui, & je ne voulus pas consentir à l'entendre sur ce chapitre. Il ne m'inspiroit néanmoins que la dérision, au lieu que, lorsqu'il tourmentoit dans sa fantaisie l'ame de mon pere, mon gosier se séchoit de fureur, & j'étois prêt à l'écraser de toutes les puissances de mon être, tant il étoit soulevé contre cette horrible proposition.

Lodever nous fit faire quelques promenades sur le bord de la mer qui avoisinoit la belle plaine; il jeta une longue planche, se mit dessus, & nous donna le spectacle ravissant d'un homme qui marchoit sur les eaux. Il nous imprima tellement le respect par cette action, que nous n'osâmes plus contredire ses volontés. Tout ce qu'il essayoit, nous nous y soumettions aveuglément, & sans l'aimer, nous ne pouvions lui refuser notre admiration. Nous avions deviné par instinct que le cœur en lui étoit opposé à l'esprit. Nous ne sûmes que long-tems après que cette distinction réelle & appuyée sur mille exemples, étoit une distinction Européenne.

Notre magicien nous proposa de construire un esquif sur le bord de la mer; il nous en traça le plan, & nous le fit appercevoir tracé sur le sable. Nous le vîmes alors comme s'il voguoit sur les flots; & animé par ce dessein créateur, nous nous mîmes tous à l'ouvrage avec une ardeur que la fatigue ne pouvoit interrompre, tant nous étions émerveillés de l'idée qu'il nous avoit donnée. D'après la planche, nous jugeâmes l'esquif praticable; & quand nous vîmes le froid Caboul prendre part lui-même à cette nouveauté, nous augurâmes que rien ne seroit plus sûr que cette nacelle pour franchir l'espace des mers.

Lodever nous parloit de longer la côte jusqu'aux bouches du fleuve des Amazones, & de le remonter pour arriver aux colonies Portugaises, d'où nous pourrions alors faire voile en Europe. Tous ces mots étoient neufs pour moi; mais Lodever, en traçant une petite ligne, me prouvoit que rien n'étoit plus aisé. Il me montroit l'Europe dans un petit point qui n'étoit pas à onze pouces du lieu où nous étions, & je croyois la route aussi sûre qu'aisée. Il appliquoit à un grain de sable les noms des grandes villes que j'ai parcourues depuis; & comme rien n'étoit plus conséquent dans le dessein qu'il avoit tracé, je crus que l'exécution étoit facile, & qu'elle ne rencontreroit aucun obstacle. Ma raison ne me présentoit aucune objection solide; car Lodever, en me représentant les distances & les rapports, avoit subjugué mon entendement de maniere qu'il ne pouvoit pas se montrer rebelle, tant la conviction étoit gravée dans les figures empreintes sur le sable. Je me vis déjà en Europe & à Londres; ma mémoire étoit remplie de ces noms, avec lesquels il m'avoit familiarisé.

Le desir de voir des peuples & des pays nouveaux, qui avoit été une des passions d'Azeb dans sa jeunesse, devint la nôtre. Rien ne nous rebuta; nos yeux étoient fascinés sur la démarche la plus téméraire. Lodever, qui avoit ses vues, nous maîtrisoit; & s'aveuglant lui-même sur les dangers, il n'étoit pas possible qu'il frappât notre réflexion.

Nous construisîmes sous ses ordres un esquif d'un bois léger & solide, nommé pango, & dont les Américains se servent pour naviguer sans effroi sur les plus profonds abymes. Nous avions du loisir; nous travaillâmes sans relâche avec une activité incroyable. Le bon Caboul gémissoit d'abandonner la terre où reposoit son ancien maître; mais fidele à nos extravagantes volontés, il se faisoit un devoir de nous aider, voyant qu'il n'étoit aucun remede pour nous guérir. Lodever nous éveilloit avant l'aurore; & comme notre machine avoit pris une figure & une consistance, nous connûmes l'orgueil de cette création: notre espoir se réalisoit chaque jour; ce que nous avions vu gravé sur le sable s'édifioit sous nos mains, à notre grand étonnement. Lodever nous sembloit avoir prédit toutes les pieces qui devoient entrer dans cette machine merveilleuse; les plus petites, comme les plus grandes étoient présentes à son esprit. Il nous démontroit nos erreurs; & revenant à sa figure originale, il nous disoit avec un ton de supériorité: Ne vous ai-je pas dit d'abord que cela devoit être ainsi? Quand nous vîmes qu'il avoit tout prévu, & que tout étoit ordonné d'avance, nous crûmes, pour ainsi dire, que l'esquif sortoit de sa tête, & nous ne sûmes plus que nous humilier devant ses ordres. Il sembloit nous ouvrir par sa seule parole les routes de l'univers. J'oubliois le passé, confondu que j'étois par l'autorité de son génie; & je finis par croire tout ce qu'il me disoit, excepté lorsqu'il s'agissoit de l'ame de mon pere: mais il étoit trop prudent pour entamer cette question qui m'irritoit à l'excès; & il s'en étoit apperçu.


CHAPITRE XXVIII.

Plus nous avancions, plus notre courage redoubloit. Nos travaux, animés par l'espoir de jouir d'un avenir heureux, n'étoient plus des travaux; ils s'étoient métamorphosés en plaisirs. Plus de fatigues: tout étoit amusement, & chaque coup de hache nous donnoit l'avant-goût des voluptés Européennes.

L'esquif arrondi étoit bâti sur la greve; nous ne pûmes domter je ne sais quelle satisfaction orgueilleuse, en voyant l'ouvrage de nos mains. Quelques essais nous transporterent de la joie la plus vive, sur-tout lorsque nous vîmes notre chaloupe se balancer sur les ondes, quitter le rivage & suivre au loin le mouvement de la vague écumeuse; elle résistoit aux assauts de l'élément mobile. Lodever se jeta à la nage pour la rattraper, & revint, maîtrisant les flots avec un double aviron. Il nous parut un être supérieur qui, dans une majesté tranquille, commandoit à l'élément capricieux. Quand il atteignit le rivage, peu s'en fallut que nous ne nous prosternassions à ses pieds; Caboul laissoit voir sur son visage combien il étoit lui-même émerveillé. Il entra dans l'esquif; & quand il se vit porté sur le dos des vagues, il fit des exclamations qui auroient pu enivrer d'orgueil l'être le plus vain de la terre.

Dès ce moment Lodever devint notre maître absolu, nous obéissions à son geste; & Caboul, qui s'étoit montré le plus rebelle, fut l'esclave le plus attentif à ses ordres.

Une voile flottante, tissue d'écorce d'arbre, acheva la composition du chef-d'œuvre. Lodever ne nous avoit point fait part de cette merveilleuse invention, afin de terrasser nos esprits & de nous imprimer un respect plus profond. Nous crûmes tous trois qu'il y avoit une grande distance entre son intelligence & la nôtre: nous avouâmes notre foiblesse & notre insuffisance, & nous l'honorâmes sincérement autant qu'il pouvoit l'exiger.

Le jour de notre départ est enfin arrêté; tout est d'accord: nous comptions au bout de quelques heures toucher les bords de cette Europe fortunée. Lodever charge la barque de nos trésors; il choisit les plus précieux, & forcé d'abandonner le reste, il soupire; nous soupirons à son exemple, & nous payons à l'avarice un premier tribut.

Nous prîmes quelques provisions; mais la nature devoit suffire à nos besoins le long des fleuves fertiles que nous allions côtoyer. Un petit voyage d'une demi-lieue nous avoit enhardis au point que nous aurions bravé les tempêtes. Lodever commandoit à cette barque flottante, comme il commandoit à son bras: il nous apprit à la faire tourner en tous sens; & en humbles disciples, nous prenions des leçons que notre adresse naturelle ne rendoit pas infructueuses. Rien n'égale le plaisir que je ressentois à diriger cet esquif, & j'étois fier de courir sur un élément assujetti: ce que je n'eusse pas imaginé avant d'en avoir fait l'essai.

Nous avions poussé la folie jusqu'à nous tailler des habillemens, afin de paroître, comme le disoit Lodever, d'une maniere plus décente aux yeux des Européens. Lodever étoit habillé, & ses vêtemens nous servirent de modele. Nous avions une espece de tissu qui servoit à nous couvrir pendant les froids, & nous le coupâmes à la maniere angloise.

Sur le point de dire le dernier adieu à ce désert où j'avois vécu si long-tems dans l'ignorance & le bonheur, je ne pus m'empêcher d'aller visiter pour la derniere fois la tombe d'Azeb. Cet endroit solitaire & sombre me parut revêtu d'un ombrage plus lugubre. Prosterné avec tremblement, j'appellai Azeb, & mes cris troublerent le majestueux silence de ce lieu redoutable. La terre parut frémir sous mes pas; des pressentimens confus s'éleverent dans mon ame, & tout-à-coup je crus voir l'ombre d'Azeb percer sa tombe, ouvrir ses bras, comme pour retenir un fils trop imprudent. Mais cette image s'évanouit aussi-tôt: la cime des arbres s'inclina, quoiqu'il n'y eût point de vent; leurs branches s'entre-choquerent; un murmure souterrein se fit entendre; un long gémissement parut sortir des bois voisins; un nuage noir planoit sur ma tête; quelques oiseaux fuyoient à tire-d'ailes & comme épouvantés. Je l'étois moi-même; mes jambes trembloient; je ne pouvois déjà plus m'arracher de ce séjour terrible; j'étois comme attaché au sol; je voulois y chercher un asyle; j'abjurois en ce moment les desirs qui m'avoient été les plus chers. Mon imagination troublée ne me permettoit plus d'avancer; mais Lodever vint, me parla, m'entraîna; je n'étois point fait pour lui résister. Zaka parut, me donnant elle-même le signal du départ; je quittai en pleurant la tombe d'Azeb, & mis le pied dans la barque.


CHAPITRE XXIX.

Je me souviens que, dès que notre esquif fut en pleine eau, Lodever ne put dissimuler sa joie; il sourit d'un air triomphant. Pour nous, nous étions fort tristes. Caboul étoit immobile; il n'osoit plus manifester sa pensée; il aidoit à la manœuvre; Zaka étoit silencieuse, & ne levoit pas les yeux; elle se contentoit de me serrer la main, & moi je ne pouvois démêler les desseins secrets de Lodever.

Je ne vous parle point des périls que nous essuyâmes, & combien de fois Zaka parut intrépide & courageuse au milieu du danger. Elle n'avoit jamais renoncé à l'usage de ses bras, & la sensibilité de son cœur ne déroboit rien à la vigueur de son ame. Sa tête étoit libre dans les instans les plus terribles, dans ces mêmes instans où j'ai vu plusieurs fois le traître Lodever pâlir d'effroi. Avec quelle activité & quelle présence d'esprit elle défendoit, contre la fureur des eaux, la barque fragile qui portoit sa fille & Zidzem!

Déjà nous n'étions guere éloignés du fleuve des Amazones, qui, comme vous le savez, se partage en deux bras immenses. Notre seule ressource étoit de remonter le bras droit. Il étoit très-difficile de rompre le courant, & nous manquâmes d'y périr; mais notre adresse fut récompensée, & nous enfilâmes heureusement la route que Lodever s'étoit prescrite.

Alors nous nous livrâmes à une joie extrême; nous avions passé les écueils les plus redoutables; tout étoit calme; nous nous voyions en sûreté sur ce fleuve superbe & tranquille. Nous côtoyâmes ses bords, qui n'offroient qu'un crystal uni. Pendant trois jours nous n'eûmes pas la moindre bourrasque: un ciel serein, une navigation douce, tout favorisoit notre course. L'esquif léger passoit à travers une forêt de roseaux; nous ne perdions point de vue la terre; nous y descendions à notre gré, pour y cueillir ces fruits délicieux que la nature prodigue dans ces riches contrées.

Le huitieme jour nous côtoyâmes un pays plus dur & plus agreste; nous passâmes entre de petits rochers, mais qui n'avoient rien de dangereux; seulement la nature s'y montroit marâtre en comparaison des rives que nous venions de parcourir. Nous étions déjà accoutumés au voyage, & nous ne sentions plus même la fatigue des premiers jours, tant nos bras étoient exercés & nos cœurs remplis de confiance & de courage.

Une nuit que la lune tour-à-tour brilloit & se cachoit dans des nuages, je m'entretenois avec Lodever du plaisir que nous aurions à voir l'Europe & ses grandes villes, de la vie douce & tranquille que nous y menerions. Je l'interrogeois curieusement sur mille choses dont je brûlois d'être instruit: il me parloit d'un vaisseau de haut bord cent fois plus gros que l'esquif qui nous portoit. J'aurois pris ce récit pour une fable; mais la chaloupe flottante me donnoit l'idée de cette immense machine. Mes questions ne tarissoient pas: il répondoit à tout avec la plus grande complaisance.

J'étois assis près de lui sur le bord de notre esquif; la lune éclairoit un peu, puis nous déroboit sa lumiere; Caboul manœuvroit; Zaka dormoit; je tenois ma fille entre mes bras: elle quittoit rarement ceux de sa mere, mais elle étoit alors dans les miens.

Tu le sais, ô Dieu! j'étois en ce moment l'ami le plus tendre, le plus fidele: j'honorois Lodever, je pressois quelquefois ses mains avec amour & respect. Comment le plus perfide, le plus barbare des hommes récompensa-t-il les épanchemens d'une ame sensible & naïve? La barque vint à pencher d'un côté, je m'appuyai de l'autre pour former un contrepoids. Le méchant ne perdit point cette occasion, & d'un coup imprévu me précipita moi & ma fille dans le fleuve. Je tombe lorsque la lune étoit voilée; je serre ma fille entre mes bras par un mouvement naturel; je me débats avec les pieds; je suis assez heureux pour surnager, je rencontrai quelques roseaux auxquels je m'accrochai d'une main. Le barbare voulut consommer son forfait, en nous assommant de son aviron; mais à la faveur de l'ombre, le coup redoublé ne frappa que ces mêmes roseaux qui me sauverent la vie une seconde fois. La lune sortit de dessous le nuage, & m'éclairant me fit voir le côté où je devois tendre. Ce fut avec la plus grande peine que je nageai vers la rive, n'abandonnant point ma fille; & après mille efforts incroyables, je grimpai sur ce bord aride.


CHAPITRE XXX.

S'il vous est possible, imaginez ma situation. Je ne pouvois ni pleurer, ni crier, ni gémir. Assis sur une pierre, ma fille à mes pieds, le cœur serré, ayant perdu jusqu'à la faculté de penser, je ne sentois pas même ma douleur. Je regardois autour de moi, & les fugitives clartés de l'astre de la nuit me montroient des rochers & une vaste solitude. Il ne me vint point dans l'esprit de courir sur les bords du fleuve, de crier à Zaka: j'avois perdu la voix; mes genoux s'entre-choquoient, & mon ame, abymée dans l'excès de ses maux, étoit comme plongée dans les ténebres.

J'attendois le jour, qui ne venoit point: j'avois l'espérance confuse de trouver une cabane; & puis je me figurois que Zaka & Caboul, qui n'étoient point complices du méchant, viendroient peut-être à mon secours, & seroient assez forts pour domter sa perfidie.

Je demeurai sur cette pierre froide, écoutant les cris & les gémissemens de ma fille, à laquelle je n'osois donner un baiser. Me reprochant déjà son malheur, je me disois avec amertume: Ah, du moins si elle étoit dans les bras de sa mere! Pourquoi l'en ai-je séparée! Rien n'égaloit le tourment de cette idée: j'espérois encore; mais lorsque les premiers rayons de l'aurore vinrent éclairer le lieu où j'étois, que devins-je, ô ciel! Je poussai des hurlemens, j'errois en furieux, je me frappois le front & la poitrine. La noirceur d'un homme abominable que je croyois mon ami, l'image du désespoir de Zaka à son réveil, ma fille jetant des cris que déjà lui arrachoit le pressant besoin: voilà les bourreaux de mon cœur. Je tombois sur la terre, je me relevois: mon regard imploroit le ciel & toute la nature; la nature & le ciel étoient sourds à mes cris étouffés. Je cherchois en moi un courage qui m'abandonnoit. Tantôt je précipitois mes pas, tantôt je m'arrêtois. J'étois tour-à-tour calme & désespéré. Je montois sur un rocher, je plongeois ma vue dans l'étendue du fleuve; je cherchois l'esquif qui, comme un point, auroit pu réjouir ma vue & ranimer mes forces. De l'eau, des rochers, un soleil tranquille au-dessus de ces horreurs, voilà ce qui vint terrasser mon ame & l'abattre. Une larme cruelle & lente monta de mon cœur à mes yeux, & me déchira d'un supplice nouveau & inexprimable.

Ah, mon ami! figurez vous un désert où la nature est morte, où l'œil ne se repose que sur un sable stérile & y cherche vainement un arbuste, une plante, un brin d'herbe; tel étoit le séjour épouvantable où je me trouvois! Je regardois tristement ma fille, & je ne pouvois pleurer. Ses gémissemens me tiroient de l'anéantissement fatal où je tombois: j'eus encore la présence d'esprit de casser quelques roseaux & de lui en faire sucer la moëlle; misérable nourriture, dont cependant moi & ma fille usâmes. Je n'osois plus la regarder; je criois d'une voix sourde & désespérée: Zaka, Zaka! O montagnes de Xarico! O Azeb, Azeb! Et l'écho reportoit à mon oreille ma voix douloureuse & plaintive.

N'avois-je pas assez de mon malheur & de celui de ma fille! Des idées non moins funestes me poursuivoient: je me figurois Zaka se débattant dans les bras du scélérat, s'élançant dans le fleuve, qu'elle croiroit mon tombeau. Le fidele Caboul tomboit assassiné, & peut-être elle-même couverte de son sang. Je ne pouvois fuir ces images funebres.

Jetons bas ce pesant fardeau de la vie, m'écriai-je, mourons avant que la cruelle faim nous dévore lentement & par degrés. Je courus avec une espece de rage du côté du fleuve, dans le dessein d'y finir mes jours. Je jetai auparavant un dernier regard sur ma fille: je la vis étendant ses petits bras vers moi, souriant dans sa douleur, comme si elle eût voulu me supplier de ne point l'abandonner dans un état aussi cruel. Amour paternel, tu l'emportas sur mon désespoir! Je pris l'innocente créature entre mes bras; je la mouillai enfin de larmes, & je fus soulagé. Attendri par la nature, ma fureur se calma: je levai ma fille vers le ciel; & me jetant à genoux devant celui qui est dans tous les lieux, je dis: Grand Être! toi qui fis le soleil & qui attachas des fruits aux arbres pour toutes les créatures, aie donc pitié de celle qui languit sous tes regards; nourris-la, grand Être! elle n'a que son innocence & ses pleurs pour défense! N'es-tu pas le nourricier du vermisseau? Ma fille réclame sa nourriture! Que puis-je faire pour elle? Je lui donnerois mon sang, si mon sang pouvoit la nourrir! C'est à toi que je la remets, grand Être! Sauve-la; & si tu es en courroux de ce que j'ai abandonné la tombe d'Azeb, que ta colere ne tombe que sur moi!

Après cette fervente priere, j'attendis quelques secours du grand Être; & je résolus de vivre pour conserver, s'il étoit possible, ses misérables jours, auxquels les miens étoient attachés.


CHAPITRE XXXI.

Ami, n'acheve point, si tu ne veux pas frémir! Lis & pleure. Plains-moi! Plains un malheureux pere, & tremble, si tu l'es, de te trouver dans une situation aussi terrible que la mienne.

J'allois périr de faim avec ma fille, si je ne rencontrois un autre aliment que la moëlle des roseaux. Foible & languissant, je pris le parti de m'enfoncer dans ce désert, portant ma fille qui gémissoit de besoin dans mes bras. J'espérois trouver quelqu'endroit moins affreux; mon œil avide cherchoit un arbre qui portât quelques fruits. Malheureux! plus j'avançois, plus ce désert devenoit effroyable. La nature étoit morte pour moi. Je marchai un jour entier sans rencontrer une source d'eau. Une petite pluie survint, & le sable aride but avidement l'eau que ma bouche lui disputoit. Je me vis réduit à faire sucer à ma fille ce sable humide, pour rafraîchir sa bouche altérée.

Las, épuisé, n'appercevant que des plaines immenses & stériles, & les rayons du soleil qui éclairoient ma misere, ma nudité, & qui dardoient leurs feux sur ma tête ébranlée, je me couchai sur le sable brûlant; je mourois de douleur, & je tombai dans une frénésie qui approchoit de l'extrême fureur.

Ma fille étoit dans un état à faire pitié à un tigre. Sa bouche, ses levres, sa langue étoient desséchées: chacun de ses gémissemens enfonçoit un glaive dans mon sein; jamais, sous ce ciel d'airain, il ne s'étoit trouvé d'être malheureux comme moi: mes mains ensanglanterent ma poitrine: éperdu, forcené, pleurant de tendresse & de fureur, je baisois ma fille; ma fille, d'une voix souffrante, prononça le nom de sa mere; elle appelloit Zaka à son secours. A ce nom fatal, qui ébranla mon ame comme un tonnerre, je ne me connus plus; je fus tenté de terminer ses jours; j'en conçus l'horrible pensée; je pris une pierre, je la soulevai sur sa tête. Mais l'idée que j'allois offenser le grand Être me retint; je songeai que mon désespoir seroit un outrage fait à sa bonté, & que le secours que j'attendois alloit peut-être descendre du ciel. Je me souvins des paroles d'Azeb, qui m'avoit toujours dit: Apprends à souffrir, tout est ordonné par la volonté du grand Être. Je me soumis; je pleurai; je pressai ma fille contre mon sein; j'attendis ce que le grand Être devoit ordonner de son sort & du mien.

Elle tomba dans une espece de stupeur; elle devint comme insensible; ses yeux se fermerent; sa chaleur s'évapora, & le trépas vint la délivrer des maux de la vie. Ses derniers momens ne furent pas douloureux: les traits de son visage n'étoient pas altérés. Ne la voyant plus souffrir, je la contemplai sans effroi, dans ce calme immobile; je restai auprès d'elle pendant un jour entier; & voyant qu'elle ne donnoit aucun signe de vie, je lui dis: Tu es allée rejoindre Azeb dans le séjour du repos; tu es bien présentement; tu es avec le grand Être. Salue Azeb; raconte-lui mes souffrances & mes douleurs: dis-lui que nous avons été punis de n'avoir pas suivi ses sages conseils.

Indifférent alors sur le sort qui m'attendoit, je montai au sommet d'un rocher, tournant le dos à ma malheureuse fille. J'avois couvert son corps de sable & de terre, après lui avoir donné le dernier baiser.

En mesurant l'espace qui étoit au-dessous de moi, j'apperçus dans l'éloignement des hommes assis en rond; ils leverent leurs regards vers moi. Je l'avouerai, à la vue de quelques alimens, mon cœur défaillant sentit un retour secret vers la vie; le trépas me fit horreur, lorsque je sentis que je pouvois revivre. Nommez lâcheté, foiblesse, le sentiment qui m'entraîna vers ces sauvages. Je ne le pus domter: la faim impérieuse me guidoit.

Les peuples Américains ont tous en leurs différens langages une façon générale de se faire entendre. Il ne me fut pas difficile par mes gestes de leur faire comprendre que j'implorois leur secours. Mon langage les prévint sans doute en ma faveur; ils m'accueillirent & m'inviterent à manger. Ma faim étoit si grande que je dévorai ce qu'ils me présentoient; c'étoient des poissons secs: mais tout-à-coup je m'arrêtai, je ne voulus plus manger, songeant que ma fille étoit morte de besoin. J'avois des remords en prenant ces mets: il me sembloit que je ne devois plus exister, après m'avoir perdu ce qui m'étoit cher. Ces sauvages, me voyant affligé, me consolerent. Après une marche d'une demi-journée, ils me prirent dans leur bateau. Le lieu que j'avois parcouru étoit une isle où ils venoient chasser. Au bout d'une navigation de quatorze jours, nous abordâmes à leur habitation qui étoit sur les bords du même fleuve.

Le poids de l'infortune pesoit toujours sur mon cœur, & je sentois l'horreur d'être revenu à la vie après des pertes aussi douloureuses. Le soleil que j'avois tant de fois contemplé avec Azeb & Zaka, sembloit me reprocher mon existence. Hélas! cet objet si tendrement aimé, cette Zaka, qu'étoit-elle devenue? Ce fleuve que je voyois étoit-il son tombeau? Lodever l'avoit-il tuée après l'avoir outragée? Ce meurtrier jouissoit donc en paix & de son crime & de mes trésors! Cette Europe que j'avois tant desirée, ne m'offroit plus qu'une perspective odieuse: c'étoit en voulant chercher une plus grande félicité, que j'avois perdu le bonheur. De quoi me servoient quelques-unes de ces pierres brillantes que par hasard j'avois sur moi? Ce peuple qui me nourrissoit n'en faisoit aucun cas. Il falloit les dédommager par mes travaux des mets qu'ils m'offroient: heureusement pour moi que mes bras robustes, accoutumés à la culture de la terre, ne me refusoient pas leur service.

Dans les intervalles que me laissoit le travail, je côtoyois lentement le bord du fleuve, comme pour retrouver du moins ce corps adorable & mourir en l'embrassant. Je n'avois plus rien autour de moi que je pusse aimer. Quel état pour un cœur comme le mien! J'étois détrompé & sur l'amitié & sur ce bonheur que je croyois toucher. Je ne me pardonnois pas d'avoir fait moi-même mon malheur: je me regardois comme l'assassin de Zaka & de ma fille. N'étoit-ce pas moi qui les avois arrachées à un état paisible pour les conduire au-devant des désastres? Ce remords terrible étoit vivant dans mon cœur & le déchiroit. Ah! si Zaka ne m'a point maudit, m'écriois-je, c'est que l'amour a été plus fort. Si je la retrouve, que lui dirai-je, quand elle me redemandera sa fille?

Je passai quarante jours sans connoître le sommeil: je ne trouvois de relâche à mes maux qu'en forçant le travail, tant pour me distraire que pour me rendre utile au peuple qui me nourrissoit. O mort, dont j'avois vu deux fois l'image, que je t'ai invoquée de fois! Qui m'a fait supporter la vie, lorsque je ne tenois à rien? Je n'étois plus furieux; l'excès de la douleur avoit affoibli mon bras: je traînois des jours tristes, pénibles, empoisonnés de regrets, & l'avenir ne m'en offroit point d'autres. Ce qui me tourmentoit le plus étoit l'incertitude du sort de Zaka. Après avoir travaillé sous la chaleur d'un jour entier, je levois le soir les yeux vers la lune, & je lui disois: Bel astre! vois-tu Zaka? Que de fois nous nous sommes promenés sous ta lumiere douce, les mains entrelacées! Le grand Être qui est au-dessus de toi, voudra-t-il nous rejoindre? Et je me promenois ainsi solitairement sur les bords du fleuve, avec l'image de Zaka, qui tantôt me sembloit en Europe, & tantôt refugiée avec sa fille dans les bras du grand Être.


CHAPITRE XXXII.

Le destin m'avoit conduit parmi les Gengis, peuple qui avoit des vertus mêlangées d'une sorte de férocité. Fideles à l'hospitalité, ils étoient implacables envers leurs ennemis; ils les mettoient à mort, & ils étoient prêts à répandre tout leur sang pour la cause des leurs. J'ai vu ces hommes si terribles, la massue à la main, s'attendrir, pleurer, connoître la générosité, la grandeur d'ame, la sincérité, la foi. Leurs coutumes sont féroces, & leurs mœurs sont douces. Leur commerce est sûr, leur parole inviolable. Ils rendent la justice au foible; ils sont compatissans & sinceres; ils ne se laissent jamais ni séduire ni corrompre: aussi ont-ils l'orgueil de se croire plus estimables que le reste des nations. Ils m'assignerent un travail qui n'excédoit pas mes forces, & dès ce moment je fus regardé comme leur compatriote.

Ce peuple humain, par un contraste étrange, avoit des dieux sanguinaires, auxquels il immoloit tous les ans une jeune fille enlevée chez leurs ennemis. Les simulacres de leurs dieux étoient teints de sang. J'ai vu le cœur de ces barbares maîtrisé par la religion. Le guerrier qui venoit d'affronter la mort, tomboit aux pieds de ces idoles, pénétré de terreur. C'étoient des ames fortes, en qui tout devenoit excès, soit crainte, soit valeur, soit haine, soit amitié.

Un Gengis, fier de son audace & de son indépendance, méprise tous les autres peuples. S'il est fait prisonnier de guerre, il souffre la mort en héros. Il traite les Européens d'ignorans & de lâches, les voyant dédaigner ses dieux & pâlir à l'aspect du bûcher.

J'ai vécu chez les Gengis près d'un an sans avoir essuyé la moindre injustice. Ils me traitoient comme leur frere; mais mon cœur flétri ne pouvoit goûter aucune sorte de joie. Je me prêtois à leur maniere de vivre, sans pouvoir m'y accoutumer, & c'est sûrement à cette complaisance que j'ai été redevable de leur amitié.

Ils me conduisirent un jour à une de leurs fêtes, malgré ma répugnance; c'étoit le jour du sacrifice, jour solemnel pour appaiser leur dieu. Quelle fête! Devant une idole d'une figure hideuse, une jeune Européenne, portant déjà les tristes ornemens du sacrifice, alloit être immolée & son sang devoit rougir l'idole. Elle avoit été prise sur un vaisseau Portugais qui avoit vomi la flamme & la mort contre une de leurs barques, & les Gengis adoroient la vengeance.

Le bruit de mille instrumens grossiers précédoit sa marche; que dis-je! on la traînoit, malgré toute sa résistance, vers l'autel; elle regrettoit amérement la vie qu'elle alloit perdre. Jeune & dans tout l'éclat de la beauté, la pâleur, l'horreur de la mort se peignoient sur son front; elle tournoit ses beaux yeux, tantôt vers le ciel, tantôt vers ses bourreaux, comme pour les fléchir. Larmes inutiles! Ces barbares vouloient offrir à leur idole une victime qu'ils jugeoient digne de lui être présentée. Le fer alloit percer un sein fait pour désarmer la main la plus féroce.

Ah, que je fus ému! Comme ses cris retentirent au fond de mon cœur! Que ses larmes me toucherent! Je me croyois devenu à jamais insensible; ce fut elle qui réveilla dans mon cœur le sentiment presque éteint: sa beauté me toucha; mais son malheur fit sur mon ame une impression plus vive encore.

Au moment où l'on traînoit la victime vers l'idole, le grand-prêtre, portant une couronne de chêne, imposa silence à l'assemblée, & proféra ces mots:

Voici l'ennemi qui doit être immolé pour appaiser le courroux de Zarakuntos; mais, vous le savez, la loi indique un moyen qui le satisferoit également: s'il se trouvoit un étranger qui voulût se charger de la victime & en purger nos contrées, qu'il fuie, qu'il s'éloigne, en se couvrant de l'horreur qu'elle inspire! Nous l'abandonnons à lui, pourvu qu'à la fin de trois révolutions du soleil il ne respire plus l'air que nous respirons, & qu'il vienne aux pieds de la statue verser une goutte de son sang sur son pied droit.

Chacun étoit immobile, lorsqu'ayant bien compris le discours du grand-prêtre, je sortis des rangs, & m'écriai: C'est moi; je la prends.

Le grand-prêtre me fit approcher, & me dit: Tu promets donc de la conduire hors de ces contrées? Oui, répondis-je. Il chargea ma tête de je ne sais quelles imprécations, incisa l'index de ma main gauche, fit couler mon sang sur l'orteil du pied droit de la statue, & remit entre mes bras la jeune fille tremblante. Aussi tôt un applaudissement confus s'éleva dans l'assemblée, & je fus environné de clameurs qui ressembloient à un chant de triomphe.

Fier d'avoir conservé les jours de cette beauté innocente, je lui pris la main avec un saisissement involontaire; elle jeta un cri, croyant que j'étois son meurtrier, & s'imaginant qu'un couteau brilloit dans ma main désarmée.

Je lui dis en espagnol, qu'elle n'avoit plus rien à craindre, & que je venois de lui sauver la vie. Toute l'assemblée répétoit: Elle ne sera point mise à mort; l'étranger l'emmene.

Pour elle, étonnée d'entendre parler une langue d'Europe à un homme qu'elle avoit vu prêt à la tuer, son ame ne pouvoit suffire aux idées qui l'agitoient; elle me demanda s'il étoit bien vrai qu'elle ne dût point être égorgée, & si je ne l'abusois pas par une pitié fausse ou cruelle. Je l'assurai que ses jours étoient en sûreté, & que les Gengis ne rompoient jamais leurs promesses.

Ma joie, en lui annonçant cette nouvelle, étoit inexprimable: je jouissois de sa douce surprise, du plaisir qui par degrés dilatoit son ame, de la joie qui se répandoit sur tous les traits délicats de son visage, & qui, à la place de la pâleur, étendoit un voile de rose. Elle se trouvoit dans l'état où les Gengis l'avoient laissée, après l'avoir dépouillée de ses habits.

Les instrumens guerriers retentirent dans les airs: toute l'assemblée défila devant nous; chacun, en passant, disoit un mot que je ne pouvois interpréter. Le grand-prêtre, qui étoit le dernier, prit de la poussiere d'un air mystérieux, & la jeta sur nos têtes. Tout le monde s'éloigna, & nous restâmes seuls devant l'autel de mort & l'idole hideuse.

La victime rougissoit, & se couvrit d'une peau de tigre qu'un Indien avoit laissé tomber. La cause de sa honte m'étoit inconnue: son étonnement, sa reconnoissance, un reste de terreur qu'elle ne pouvoit étouffer, tous ses mouvemens étoient peints sur son front & s'y succédoient avec rapidité; & moi, je ne jouissois que du plaisir de l'avoir dérobée à une mort certaine, lorsque tout-à-coup la victime enlaça ses bras autour de mon col & me cria d'une voix tendre & étouffée: Vous êtes mon époux, vous l'êtes par les loix du pays, je vous appartiens.

J'avoue que ma surprise ne peut se rendre. Elle étoit belle, & sa douleur profonde me donnoit un témoignage satisfaisant de la sensibilité de son cœur; mais fidele à Zaka, je lui dis avec une forte expression: Mon cœur est à une autre. Je serai ton compagnon, ton pere, ton protecteur; mais jamais ma main ne serrera avec amour une autre main que celle de Zaka. Viens avec moi: je te protégerai, je te nourrirai du travail de mes mains; mais jamais tu ne partageras mon lit. Je ne veux sentir les voluptés de l'amour qu'avec Zaka.

La jeune Portugaise baissa les yeux, en disant: J'obéissois à la loi du pays; je remercie mon libérateur. Et elle me baisa la main, en fléchissant le genou. Un Européen l'eût relevée: je la laissai dans cette attitude, & j'allai chercher d'une liqueur forte pour la ranimer. Je la fis asseoir à côté de moi, ce qu'elle n'osoit. Elle me répétoit qu'elle étoit mon humble esclave, & je lui disois qu'elle étoit à elle-même, sous la main du grand Être, & que je ne voulois point d'esclave.

Je l'engageai à me raconter ses aventures. Elle étoit fille d'un Portugais commerçant, établi à Buenos-Ayres. Forcé de côtoyer les rives des Gengis, il avoit fait feu sur une de leurs barques, & la mort avoit été le prix de son imprudence. Ceux qui étoient échappés à la massue des sauvages, avoient été vendus comme esclaves; & à l'époque de sa captivité, sa beauté, sa jeunesse, son sexe l'avoient fait réserver pour être offerte en sacrifice.

La nation ordonna qu'on nous renverroit aux colonies Portugaises. Elle regardoit comme un augure de félicité qu'un étranger eût voulu se charger d'une tête où l'on avoit fait descendre toutes les malédictions. Elle devoit sortir du pays & emporter, pour ainsi dire, avec elle le courroux de leur dieu. On la regardoit comme plus infortunée que si elle fût tombée sous le couteau du sacrificateur. On louoit mon courage d'oser vivre avec l'objet des anathêmes célestes. Ce fut pour moi un titre à leur bienveillance. Aucun d'eux n'auroit été capable d'une pareille résolution: ils m'avoient donné la jeune Portugaise comme épouse, comme esclave, comme m'appartenant sans réserve; mais l'amour que j'avois pour Zaka étoit trop avant dans mon cœur pour que je pusse porter quelque tendresse à une autre femme. J'ose dire que je vis ses attraits d'un œil tranquille; que je me défendis de ses charmes & de ses caresses; que tout ce qu'elle me disoit ne faisoit que me rappeller les paroles de Zaka & me les rendre plus cheres. Ce n'étoit point insensibilité, c'étoit un sentiment profond qui ne me permettoit pas d'en aimer une autre que Zaka, & qui me rendoit indifférens tous les plaisirs qui n'étoient point partagés avec elle.

Notre passage aux colonies Portugaises étoit bien moins difficile que je ne l'avois cru d'abord. Les Gengis commercent avec leurs voisins les Talibotos, lesquels sont en très-étroite alliance avec les Portugais. Il étoit de la religion des Gengis de nous conduire en sûreté loin de leurs frontieres; là, de renouveller leurs anathêmes & d'abandonner la victime à toute la colere de leur dieu. Leur superstition nous servit heureusement. Ils nous accompagnerent armés, pour nous dérober à tout danger; car c'eût été un désastre pour la nation, si la victime fût tombée autre part qu'au pied de l'autel. Ils ne doutoient pas que la foudre n'atteignît sa tête dévouée dès qu'elle auroit passé les limites de leur pays. En louant ma générosité, ils me plaignoient de ma folie de l'accompagner, au lieu de vivre chez eux: ils m'en presserent encore, me proposant de la ramener devant l'idole & de l'immoler.

Si je l'abandonnois, c'étoit le signal de sa mort. Je leur certifiai que je voulois la sauver & la conduire jusques dans sa patrie. Ils soupirerent sur mon sort, recommencerent autour de moi leurs cérémonies superstitieuses, & chargerent la tête de la victime de nouvelles imprécations: ils avoient horreur de toucher ses vêtemens; il falloit qu'elle fût toujours à quelque distance d'eux. Après avoir passé une certaine limite, ils tournerent le dos, firent des ablutions, & me montrerent du doigt un long rang de cabanes: c'étoit le séjour des Talibotos. En me quittant, ils me donnerent des marques de regret & d'amitié; ils me firent même des présens. L'action que je venois de faire les avoit remplis d'étonnement & de respect: ils l'attribuoient à un excès de générosité, croyant qu'il n'y avoit point dans le monde de pays plus beau & plus fortuné que le leur. Ils m'aimoient, parce que je ne les avois jamais contredits dans leurs idées, leurs opinions, leur culte & leur façon de vivre.


CHAPITRE XXXIII.

Avec quels transports la jeune Portugaise marqua sa joie dès qu'elle se vit hors de ce peuple, dont le nom seul la faisoit frissonner d'horreur! Elle me devoit la vie; elle avoit pour moi de l'amour: mais lorsque je lui eus fait part de l'état de mon cœur, de mes pertes, de l'image de Zaka inséparable de mon existence, elle jugea bien que la sentence de mon cœur ne lui seroit jamais favorable; & voyant que j'aurois regardé comme un crime d'oublier un instant celle avec qui j'avois passé tant d'années, elle loua ma conduite.

Un jour, me faisant répéter mon histoire, elle me dit que je devois bien me garder de la confier à quelque Portugais, parce qu'il me regarderoit comme un grand criminel. Je marquai de la surprise: elle me dit que l'union du frere & de la sœur étoit proscrite & regardée comme un crime majeur; que ceux qui l'avoient commis étoient également réprouvés par les loix civiles & religieuses, & qu'on avoit jugé que le supplice du feu étoit seul capable d'expier un pareil forfait.

Sans l'amitié & la confiance que j'avois pour elle, j'aurois cru qu'elle me faisoit un conte, tant ma conscience avoit été parfaitement muette & tranquille. Jamais la pensée que j'offensois la nature & le grand Être n'étoit entrée dans mon ame: j'interrogeois mon cœur, pour savoir s'il étoit véritablement coupable d'aimer Zaka avec tendresse; & je ne comprenois pas ce qui pouvoit rendre cet amour criminel.

Ma jeune Portugaise m'exhorta à taire l'histoire de cette union, que l'on nommoit en Europe un inceste, & qui m'exposeroit à la rigueur des loix, ou du moins qui me feroit regarder avec horreur & mépris. J'avoue que je me perdis dans mes réflexions pour concilier avec la raison l'origine de cette loi, & je ne pus jamais deviner comment elle s'étoit établie parmi les hommes.

Nous fûmes bien reçus chez les Talibotos. Je les trouvai plus civilisés que les Gengis; mais en acquérant de nouvelles lumieres, ils avoient lié connoissance avec la ruse & le mensonge. Ils étoient bien moins désintéressés, & ils connoissoient déjà la valeur de mes petites pierres brillantes.

Ma jeune compagne m'avoit confirmé tout ce que Lodever m'avoit dit de l'Europe: ce qui, joint à l'espérance de retrouver Zaka, me faisoit attendre avec impatience l'occasion de parvenir aux colonies Portugaises. Mais sans un événement particulier, nous serions demeurés un tems infini chez ce peuple.

Elle découvrit chez les Talibotos un Jésuite. Je ne sais ce qu'elle lui avoit dit sur mon compte; mais elle me l'amena avec une espece de triomphe. Je vis un homme d'une physionomie douce & fine. Il me caressoit de l'œil avant de m'avoir parlé. Ses manieres étoient aisées & insinuantes, & je me disois en moi-même: Si tous les Européens ressemblent à celui-ci, qu'ils sont aimables!

Ce Jésuite sembloit deviner toutes mes pensées, tant il alloit au-devant de mes moindres mouvemens; il me comprenoit facilement, & dans un jour que nous passâmes ensemble, il me donna une foule d'idées que je n'avois pas eues. Il ne savoit point agir comme Lodever, il sembloit n'avoir ni bras ni jambes, tant il en faisoit peu d'usage; mais il sortoit de sa tête des traits de lumiere qui persuadoient tout ce qu'il vouloit faire adopter aux autres. Il m'embrassa pendant un jour entier. Je n'avois jamais imaginé qu'un homme pût être aussi caressant envers un autre. Il me loua des pieds à la tête, mais avec une grace & un à-propos qui ôtoient à ses louanges le ton adulateur. Il me dit enfin qu'il vouloit s'occuper de mon salut éternel, & qu'il reviendroit le lendemain pour me faire chrétien. Je l'avois trouvé si doux, si poli, que je lui promis de faire tout ce qu'il voudroit. Il m'avoit enchanté par ses paroles, déjà il m'avoit promis de me faire passer en Europe, & à ce nom seul il faisoit une exclamation qui sembloit exprimer que là étoient le repos, le bonheur, & qu'on y trouvoit le chemin de la vraie félicité.

Le lendemain, il me prit en particulier, & tira de sa poche un crucifix. Je reconnus la figure; je la pris avec respect, & je m'écriai: C'est un Dieu que mon pere adoroit. Je l'ai vu prosterné devant son image.

Le Jésuite fut ému de mon action; il me dit que l'image de ce Dieu étoit faite pour parcourir la terre entiere, pour s'enfoncer dans les régions les plus reculées, pour être reconnu au fond des déserts les plus inaccessibles; que la croix sur laquelle étoit couché cet homme souffrant, dominoit les édifices de l'Europe, & que c'étoit le signe religieux qui triompheroit de tous les autres. Vous verrez ce signe, me dit-il, sur la poitrine de ceux qui gouvernent les hommes; ils se font honneur de le porter; tout genou doit fléchir devant lui.

Je lui repliquai que ce signe étoit très-respectable, puisque mon pere l'avoit adoré; mais il m'avoit appris à adorer un être caché derriere la voûte lumineuse du firmament, qui ne se manifestoit que par ses œuvres éclatantes; qu'il s'appelloit le grand Être, & que c'étoit lui que j'adorois dans la plaine & sur le sommet des montagnes. Le Jésuite reprit: Celui que je vous présente est le même; c'est le grand Être caché qui s'est fait homme pour instruire les hommes, pour voiler sa majesté, inaccessible à nos regards, pour apprendre aux humains à s'aimer, pour nous apporter des vérités utiles & consolantes, pour en faire un peuple d'amis & de freres unis par les liens de la charité & de la bienfaisance. C'est au nom du grand Être que je vous aime, & que je veux être votre frere.

Quoi, lui dis-je, ce grand Être est descendu parmi les hommes? Et dans quelle partie de la terre? En Asie, me dit-il. Que l'Asie est heureuse! m'écriai-je. Y est-il encore? Non, me dit-il, il est mort sur cette croix.—Et comment les hommes ont-ils pu clouer le grand Être?—Il s'étoit fait homme pour compatir à notre foiblesse, pour ne pas éblouir nos foibles yeux. Toute sa doctrine n'étoit qu'amour & charité. Des hommes méchans & orgueilleux, irrités de cette doctrine simple & pure, qui renversoit leurs décisions hautaines & leurs prétentions ambitieuses, l'ont fait mettre à mort, parce qu'ils avoient intérêt de détruire le précepte de l'égalité.—Il n'y avoit rien de plus raisonnable que cette doctrine. Ne me dites-vous pas que le grand Être, prenant la figure d'un homme, avoit recommandé à toutes les créatures humaines de se regarder comme les enfans égaux d'un même pere, de se prêter tous les secours que des freres bien unis doivent se donner? Je ne connois pas de plus belle doctrine que celle-là. Et comment appelle-t-on ceux qui la professent?—On les appelle chrétiens.—Ah, le beau nom à porter! Tous ceux qui sont chrétiens s'aiment donc entre eux, se soulagent mutuellement. Je vois bien que cette doctrine vient du grand Être, & il me tarde de vivre parmi les chrétiens.

Mais, me dit-il, pour vivre avec eux, il faut être chrétien. Ne vénérez-vous point celui qui est venu apporter au monde cette admirable doctrine, & qui est mort pour elle? Sans doute, repris-je, puisque le grand Être étoit en lui, puisque la chair d'homme, si je vous comprends bien, n'étoit que son vêtement. Je veux être chrétien avec vous, parce qu'alors vous m'aimerez & que je serai obligé de vous aimer; & chaque homme que je rencontrerai désormais, je lui dirai: Je suis chrétien, je t'aime; sois chrétien, afin de m'aimer aussi; car le grand Être, qui s'est fait homme pour nous dire de nous aimer & de nous regarder comme freres, le veut ainsi. Et il n'y a rien de plus doux que de pratiquer une pareille loi. Lodever n'étoit pas un chrétien, je le vois; & moi je l'étois à son égard, sans savoir que je l'étois: mais le grand Être avoit dit à mon cœur dans le désert de Xarico ce qu'il avoit dit de bouche en Asie aux Asiatiques qui, à ce qu'il me semble, l'ont dit aux Européens. Oh, que ne suis-je né en Asie, & de son tems! Avec quel respect j'aurois écouté les paroles qui seroient sorties de sa bouche! Mais j'irai aux lieux où ces méchans orgueilleux l'ont étendu sur une croix, & je baiserai la terre où son sang a coulé.

En disant ces mots, des larmes d'attendrissement rouloient dans mes yeux. Le Jésuite, en m'entendant nommer Lodever, n'avoit su de qui je parlois; mais il avoit remarqué ma profonde sensibilité, & sur-tout avec quels regards d'amour & de respect je contemplois cette figure souffrante qui avoit servi d'enveloppe au grand Être, & qui avoit apporté en Asie cette admirable doctrine. Je raisonnois comme un sauvage quant à l'enveloppe; mais je n'étois pas encore initié dans les mysteres qui depuis m'ont été expliqués.

Aussi le Jésuite, prenant l'esprit de la religion pour base fondamentale, & satisfait de ne point voir en moi un grossier idolâtre, me témoigna une joie vive, m'embrassa, & me dit avec une effusion d'ame impossible à rendre, que j'étois chrétien par le cœur, & que j'étois digne d'entrer dans l'église.

Je l'embrassai à mon tour comme un frere, & je m'écriai: Je suis chrétien. J'étois orgueilleux de proférer ce nom; car tout homme que j'appercevois devenoit mon frere; & cette fraternité, ce commerce de bienfaits plaisoit à mon ame, & m'ouvroit la plus douce perspective.

Je vais achever de vous faire chrétien, me dit le Jésuite. Il prit une petite fiole d'eau, & s'apprêta à me la verser sur la tête. Je l'assurai que cela n'étoit pas nécessaire; mais il me fit entendre que cette cérémonie devenoit indispensable, que c'étoit le signe d'union. Je me soumis à ce qu'il voulut: je ne desirois rien tant que d'être de la religion qui commandoit l'amour & la charité. Je me mis à genoux; le Jésuite me mouilla la nuque du col, en prononçant quelques paroles, & je me relevai avec transport. Je suis chrétien, répétois-je, ô quel jour heureux de ma vie! Egalité, tendresse, confiance, voilà ce qui regne parmi les chrétiens. Le roi de l'Europe sera mon frere, n'est-il pas vrai? Tous les Européens seront mes freres, & les habitans de l'Asie, puisqu'ils ont vu de près celui qui annonçoit la grande doctrine, la doctrine charitable, expiré sur la croix. Je lui demandai si Lodever, de retour en Europe, ne seroit pas effacé du nombre des chrétiens pour ce qu'il m'avoit fait; & comme il ne comprit rien à cette demande, il en remit l'explication à un autre jour.

Ce Jésuite avoit un air si engageant, si persuasif, que je ne lui résistois en rien. Il m'amena quelques Indiens qu'il avoit fait chrétiens, & je fus enchanté de la concorde qui régnoit parmi eux: c'étoit à qui m'offriroit ce qu'il avoit. Je pleurois de joie en me représentant qu'en Europe je n'aurois qu'à demander pour recevoir, & que tous les biens seroient communs, ainsi que l'avoit recommandé l'Auteur de cette doctrine charitable.


CHAPITRE XXXIV.

Je ne quittois plus le Jésuite. Dans nos conversations, où mon cœur aimoit à s'épancher, je nommai plusieurs fois Azeb & Zaka. Mon récit parut le frapper: il me dit qu'il y avoit beaucoup de ressemblance entre mes aventures & celles d'une jeune sauvage qui étoit à San-Salvador, où lui-même avoit commencé à l'instruire dans la religion chrétienne. L'image de Zaka étoit trop profondément gravée dans mon ame pour que je ne saisisse pas avec transport cette premiere lueur. Je m'informai dans le plus petit détail des choses qui pouvoient m'éclaircir. Le Jésuite me fit un portrait si absolument ressemblant à Zaka, qu'en l'entendant je m'écriai: Juste ciel! je ne me trompe point, c'est Zaka, c'est ma sœur; elle vit; je la reverrai, & je pourrai encore redevenir heureux entre ses bras.

Mes transports surprirent le Jésuite: je lui parlois d'une sœur adorée que je croyois perdue, & je mettois dans mes discours toute la chaleur d'un amant. Il n'osa hasarder sa pensée, & me dit qu'elle étoit à San-Salvador; que les chagrins dont elle paroissoit accablée, l'avoient conduite dans un couvent pour y passer le reste de ses jours. Le reste de ses jours? repliquai-je avec une espece de fureur mêlée d'attendrissement; non, elle vivra avec moi; je ressens ses peines, c'est à moi de les effacer. O ma fille, où es-tu!... Mais je la reverrai, je lui offrirai son cher Zidzem qu'elle croit mort. Zaka! il vit, il vit pour t'aimer.

A ces mots, le Jésuite devint plus rêveur. Je lui répétois cent fois que je préférois le séjour de San-Salvador à tout autre, parce que ma sœur y étoit. Mes discours avoient été une énigme pour lui. Il me fallut entrer dans les plus grands détails; & le Jésuite, surpris de mes aventures, ne cessoit de me représenter que j'avois été coupable dans le lien que j'avois formé avec Zaka.

Sa mission étoit finie; il m'avoit pris en amitié, & il résolut de m'accompagner jusqu'à San-Salvador. Nous voyageâmes avec une partie des sauvages qui alloient échanger des marchandises. Plusieurs Portugais commerçans vinrent pareillement à notre rencontre. Les échanges furent faits en peu de jours. Chacun de son côté cherchoit à tromper l'autre; mais les sauvages n'étoient pas si habiles que leurs maîtres.

Je vendis ce que j'avois reçu en présent des bons Gengis, ainsi que toutes mes pierreries. Les Portugais furent assez équitables pour me donner le tiers de ce que valoient mes diamans, & ils m'assurerent d'ailleurs, de la façon du monde la plus civile, qu'ils m'en auroient à peine donné la dixieme partie, si je n'eusse été chrétien.

Je continuai ma route avec eux. Le Jésuite avoit une sorte d'empire sur ces commerçans: ils le vénéroient; & comme j'étois ami du Jésuite, ils eurent pour moi toutes sortes de déférences.

La route que nous prîmes pour arriver à San-Salvador étoit la plus périlleuse, mais la plus prompte. J'aurois franchi les obstacles les plus difficiles, sur le plus léger espoir de revoir ma chere Zaka.

Je ne vous parlerai point de mon étonnement à mon arrivée parmi les Européens. Je tais la foule de pensées qui vinrent m'assaillir: ce tableau seroit trop long. Je passe aussi sous silence combien de fois dupé, je vis insulter à ma simplicité. Je ne vous exposerai point le flux & le reflux de mes idées avant que je fusse parvenu à connoître leurs vertus & leurs vices, & à savoir apprécier le vrai caractere de leur esprit. Il m'eût été impossible, sans le secours du Jésuite, de me tirer de ce labyrinthe: il fut véritablement pour moi un bon chrétien, car il m'aida dans plusieurs pas difficiles; & graces à ses conseils & à son crédit, il ne m'arriva rien de fâcheux.

Nous ne tardâmes point à arriver à San-Salvador, où étoit cet objet adoré, dont j'attendois le charme & la félicité de ma vie.

Ma jeune Portugaise y retrouva deux de ses parens qui furent extasiés de la revoir. Ils apprirent avec étonnement ses aventures singulieres. J'avois été son libérateur, & je n'avois jamais conçu l'idée de corrompre ce bienfait par la moindre tentative sur sa personne: elle étoit belle néanmoins, & je puis dire qu'elle s'étoit familiarisée avec l'idée que je deviendrois son époux, après lui avoir sauvé la vie; mais je m'estimois heureux de l'avoir arrachée au couteau du prêtre des Gengis, & la fidélité que mon cœur avoit jurée à Zaka m'éloignoit de former d'autres liens; ils m'auroient pesé, car je ne vivois qu'avec l'image de Zaka, & nulle autre ne pouvoit prendre d'empire sur mon ame. J'avois traité la jeune Portugaise comme un dépôt sacré confié à mes soins. Ses parens étoient riches, ils me témoignerent leur reconnoissance en me comblant de présens. Mais leur amitié me fut encore plus chere, & j'ai conservé avec eux, pendant plusieurs années, une relation qui me fut agréable & utile.

Cette aimable fille voyant bien que le titre de bienfaiteur que je portois ne se convertiroit jamais en un autre, accepta un mari que lui offrit sa famille. Cependant je puis dire qu'elle porta dans les bras d'un autre le souvenir d'un amour qu'elle n'avoit point été maîtresse de ne pas ressentir, & auquel il m'avoit été impossible de répondre. Zaka, toujours victorieuse, effaçoit constamment à mes yeux tous les charmes qui m'étoient offerts.


CHAPITRE XXXV.

Il me fallut, pendant les premiers jours, endurer les regards d'une foule de curieux qui cherchoient à me voir & me faisoient mille questions ridicules. Après m'avoir beaucoup lassé, on se lassa enfin de moi, & l'on m'oublia. Il est vrai qu'auparavant on eut grand soin de me traiter avec une sorte de dérision qui n'excluoit pas néanmoins la politesse; mais j'ai remarqué que le ton dérisoire étoit la raison suprême parmi plusieurs peuples d'Europe.

Le Jésuite fit des perquisitions touchant Zaka, qui ne furent ni longues ni infructueuses. Elle demeuroit dans le même cloître qu'elle avoit choisi pour asyle: j'y volai plein d'une extrême impatience, agité à la fois de terreur, de plaisir, & dans je ne sais quelle crainte confuse que mon bonheur ne répondît pas à mes espérances. Je demandai au Jésuite pourquoi Zaka étoit dans un cloître, ce qu'elle y faisoit, pourquoi elle ne vivoit pas dans une autre maison. Il éludoit mes questions, & me disoit qu'elle étoit tranquille, heureuse, dans le lieu qu'elle habitoit; qu'elle avoit pris le parti le plus convenable à ses malheurs & à sa situation. Il ne me disoit rien au-delà; il ne m'expliquoit pas toute l'étendue de mon infortune; il cherchoit à reculer le moment fatal où mon cœur devoit être déchiré d'une maniere si cruelle. Je ne prévoyois pas ce qui m'attendoit; & le Jésuite, qui pressentoit combien cet orage bouleverseroit mes sens, éloignoit le plus qu'il pouvoit l'instant où ce coup de foudre si nouveau viendroit fondre sur moi.

Le cloître où habitoit Zaka se trouvoit à quelques lieues de San-Salvador: je priai le Jésuite de m'y accompagner. Cela entroit dans ses projets, & je puis dire à sa louange que je n'ai point connu d'homme plus attentif à prévenir les douleurs d'autrui. Il allioit ce que je n'ai point encore vu réuni dans le même caractere, la douceur & la finesse. Il sembloit me préparer à une scene douloureuse, en me parlant des vicissitudes de la vie humaine, des loix différentes de chaque peuple, qui maîtrisoient tous les individus, de la soumission que l'on devoit aux événemens qui surpassoient notre prévoyance & trompoient notre attente. Il auroit pu m'annoncer tous les malheurs, que je n'aurois jamais ajouté foi à celui qui vint me frapper & confondre mes idées. Que j'étois loin de soupçonner un si grand changement!

Nous arrivâmes à la porte du cloître; je demandai à parler à Marianne [c'étoit le nom qu'elle avoit choisi en embrassant la religion chrétienne]. Avec quelle violence mon cœur palpitoit! à peine je respirois. Elle parut: je la reconnus, malgré ses habits lugubres, malgré ce voile triste qui ceignoit son front, malgré cette douleur profonde qui, en flétrissant ses traits, n'avoit pu altérer le caractere de sa beauté unique. Je jetai un cri, je me précipitai en désordre sur la grille qui me séparoit d'elle. L'infortunée Zaka fait un pas en-arriere, me regarde, a peine à me reconnoître sous l'habit d'un Européen, me reconnoît enfin. Je l'appelle par son nom: au son de ma voix, son cœur est ému, sa langue se refuse à l'expression; elle me tend les bras, ces bras que je ne pouvois saisir...

Mais quelle funeste reconnoissance! Tout-à-coup elle pâlit, tombe sur un siege; son œil s'éteint; la personne voilée, qui l'accompagne, lui donne des secours. Elle revient à elle; mais quelle surprise! Zaka m'appelle l'auteur de son crime, l'ennemi de sa félicité, m'ordonne de fuir sa présence, me crie que j'ai manqué de faire son malheur éternel... O moment qui faillit m'arracher la vie! Quoi! cette même Zaka, dont j'attendois les transports les plus tendres & les plus vives caresses, m'accuse d'inceste, d'idolâtrie; me crie que tout nous sépare, & que j'aie à réparer les crimes que je lui ai fait commettre! Je lui dis que je n'étois point un idolâtre; que j'étois chrétien; que je réclamois du moins les sentimens de la fraternité. Elle se cache le visage, & me dit que j'ai offensé le ciel & la terre; que je n'ai qu'un instant pour me dérober aux feux éternels de l'enfer; que j'eusse à m'instruire dans la religion catholique, apostolique & romaine, à faire une abjuration publique de mes erreurs, & à vivre sous le cilice & la haire pour obtenir miséricorde du Dieu que j'avois offensé.

J'étois pétrifié de douleur & d'étonnement. Je regardois le Jésuite, en lui demandant la cause de ce changement incroyable. Il me serroit dans ses bras, & me disoit: Elle s'est donnée à Dieu; elle est son épouse; elle lui appartient. A ce mot d'épouse, mes sens furent aliénés; je crus qu'elle s'étoit effectivement mariée. Le Jésuite me détrompa en peu de mots, en me faisant entendre que ce n'étoit qu'une union mystique. Je frappois la voûte de mes cris; je proférois le nom d'Azeb & du désert de Xarico. Je lui redemandois les témoignages de cet amour qu'elle sembloit oublier. Je n'entendois que des sanglots à moitié étouffés dans les larmes.

Je deviens furieux; je veux entrer dans la chambre où est Zaka, pour la relever dans mes bras, l'interroger sur la cause de son insensibilité & de sa perfidie, pour mourir à ses pieds, ou pour l'appaiser. On me refuse; je tente de briser ces grilles funestes. Le Jésuite m'arrête, me représente la coutume inviolable de ce lieu saint. Je maudis cette folle coutume qui enferme des cœurs innocens & vertueux, comme s'ils étoient coupables & méchans. Je me plains, j'éclate à mon tour en reproches; je dis tout ce que l'amour au désespoir peut dire de plus violent & de plus tendre. Zaka ne me répond point. Je m'écrie: O montagnes de Xarico! Je la conjure de n'être pas insensible à mes larmes, de se souvenir de sa fille & des nœuds qui nous avoient unis.... A ces mots, elle jette un cri d'horreur, détourne la tête, fuit comme si elle fuyoit un monstre, & me laisse seul en proie à ma douleur & à ma surprise plus vive encore.

Le Jésuite voulut m'appaiser; je criois: Elle est à moi; je briserai ses fers; je retournerai sur ces bords où repose la cendre d'un pere; je vivrai heureux avec elle sous les loix de la simple nature. Toutes les loix que je vois sont insensées, bizarres. Un tigre blessé, exhalant une rage impuissante, est une foible image de la fureur qui soulevoit mon ame. Accablé de ce violent désordre, je me trouvai mal. On fut obligé de m'arracher de ce fatal endroit.


CHAPITRE XXXVI.

Le Jésuite me consoloit de son mieux & me parloit de certaines loix religieuses dont je n'avois pas la moindre idée. Je ne concevois pas comment une distance de lieux pouvoit mettre une si prodigieuse différence dans les coutumes. J'étois condamné par ces loix terribles. Je traitai d'abord ces loix de fables; mais bientôt je fus obligé de m'y soumettre. J'avois beau m'emporter, menacer; tous mes mouvemens étoient ceux d'un enfant auquel on a ravi un jouet. Je n'étois plus fort & libre comme dans mon désert.

Une fois, m'étant échappé, je fis plusieurs lieues, & je courus autour du monastere qui renfermoit Zaka. Ne pouvant y pénétrer, je poussai des cris douloureux, afin qu'ils parvinssent du moins à son oreille. Je m'imaginois que Zaka, se souvenant des montagnes de Xarico, soulageroit ma profonde douleur, en jetant un cri semblable au mien. Hélas! je ne savois pas alors qu'on s'étoit emparé de ses esprits; qu'on avoit tourné sa grande sensibilité vers des êtres mystiques; que la mere de Jésus & les saints étoient devenus les objets de son amour; qu'on avoit abusé du principe religieux qui résidoit dans son ame, pour lui faire embrasser des chaînes que rien ne pouvoit plus rompre. Cette ame naïve & pure, fatiguée du malheur, s'étoit jetée dans l'asyle qui lui étoit offert: chacun s'étoit empressé à la disposer à une conversion; & dans le désordre où tant d'objets nouveaux avoient mis son esprit, me croyant enseveli dans le fleuve des Amazones, elle avoit adopté toutes les coutumes qui lui avoient paru les plus convenables pour assurer son repos. La violente crise de la douleur lui avoit fait parcourir, pour ainsi dire, en peu de jours, un siecle de souffrances; & dans cet abandon général elle avoit saisi les secours que la religion lui offroit. C'étoient les seuls qui se concilioient avec la fierté naturelle & l'innocence de son ame. L'horrible perfidie de Lodever avoit tué sa raison, & tous les hommes qui s'offroient à ses regards lui sembloient capables des mêmes attentats. Son ame, violemment ébranlée par un coup aussi subit, n'avoit plus assez de force pour revenir vers ses premieres années; c'étoit un songe délectable, mais effacé pour elle. Un sentiment trop vif lui avoit fait prendre en aversion des mœurs étrangeres; tout ce qui la rapprochoit d'un état concentré & d'une indifférence absolue lui tenoit lieu de la félicité qu'elle avoit perdue; elle n'aspiroit plus qu'à une vie contemplative; les frayeurs d'une autre vie la tourmentoient depuis le moment qu'ayant vu une nation entiere appeller notre union un grand crime, elle s'étoit persuadée que son ignorance ne la sauvoit pas du courroux céleste; car on lui avoit fait lire distinctement dans des livres la réprobation que toutes les loix attachoient à l'inceste.

Son imagination, troublée par les anathêmes qui résultoient de ce seul mot, ne m'appercevoit plus que comme un objet qu'elle devoit fuir; d'autant plus que je lui étois peut-être cher encore, ou du moins qu'elle n'étoit pas parvenue à m'oublier entiérement, ainsi que l'exigeoient ses nombreux & cruels instituteurs, qui avoient pris le plus grand ascendant sur ses inclinations craintives. Où auroit-elle puisé du courage au milieu de tant de personnes réunies pour la condamner, & par quelle supériorité de raison auroit-elle pu contrebalancer cette foule d'autorités qui la terrassoient?

Elle devint chrétienne par les mêmes raisons que je l'avois été. Tout cœur droit & sensible embrassera avec transport la morale du christianisme: il en sentira sans peine la pureté & la sublimité; car il ne faut qu'être homme pour être chrétien. La sensible Zaka pleuroit sur les maximes de l'Evangile. Eh! qui ne pleurera pas sur ce livre divin qui, s'il étoit suivi, opéreroit la félicité universelle? Il est fait pour soumettre à la longue tous les cœurs & tous les esprits.

Zaka, par une suite de la premiere impulsion, étoit devenue catholique, puis religieuse; elle ne s'étoit point arrêtée dans le chemin qui devoit la mener au ciel. Son esprit n'avoit point d'objections, quand son cœur s'élançoit vers la béatitude céleste, qu'elle appelloit: persuadée de l'existence du grand Être, tous les échelons qu'on lui avoit indiqués, elle les avoit saisis; elle ne savoit pas disputer, elle savoit sentir; & tous les moyens qu'on lui présentoit pour s'élever jusqu'au grand Être, étoient adoptés avec une ferveur & un abandon qui n'appartenoient qu'à sa belle ame.

Et moi, formé à peu près sur le même modele, je serois devenu moine, si le Jésuite l'avoit voulu. J'aurois pris son habit; car lorsqu'il me parloit du grand Être, tout ce qui avoit rapport à lui pénétroit mon ame & la disposoit à l'adoption de toutes les cérémonies qui tendoient à l'honorer. Je me serois cru coupable en rejetant un rite qui eût été le signe de mon amour & de mon adoration. Depuis long-tems j'avois vu son auguste nom lumineusement écrit sur toute la création. Comment aurois-je rejeté les différentes formules par lesquelles on envoyoit jusqu'à lui les cantiques d'actions de graces qui lui sont dus pour la pensée qu'il nous a donnée, pour le beau présent qu'il nous a fait de le sentir, de le connoître & de vouloir nous élancer vers sa grandeur infinie? Quand on est pénétré d'amour, toute cérémonie devient égale, & l'on ne voit que le grand Être dans tout autel dressé en son honneur.

Je n'avois pas fait alors les réflexions que je fais aujourd'hui; j'étois injuste, & je voulois subjuguer la raison & le sentiment de Zaka qui, soumise à des circonstances différentes, leur avoit obéi, toujours avec la pureté de son ame, lorsque je reçus d'elle la lettre suivante.

Lettre de Marianne à Zidzem.

«Pourquoi, ô Zidzem! ta présence profane-t-elle cette sainte solitude que la religion & le repentir habitent? C'est ici qu'on a communication avec les cieux; c'est ici que l'ame s'enivre d'une contemplation pure, & qu'elle approche de plus près du Créateur & de ses perfections infinies.

»Mon devoir & mes sermens, tout m'oblige à t'oublier; pourquoi tes gémissemens viennent-ils redoubler l'horreur qui me consume, & rouvrir une blessure que le tems & mes remords doivent fermer? Ah, n'ai-je pas assez du fardeau de mon crime & des menaces du ciel! Zidzem, ce que nous croyions un amour innocent, est un désordre, un crime que la religion réprouve, que la bouche de tous les chrétiens condamne. La rougeur couvre mon front; la honte est mon éternel partage. O malheureux frere! les liens du sang sont trop étroits pour former d'autres nœuds, & l'amitié sainte & pure exclut l'amour criminel. Il est un Juge suprême; sa loi me défend de nourrir une flamme coupable. Sa justice est inexorable & terrible. Je tremble pour toi, frere infortuné! Ouvre les yeux; le monde entier t'accuse. Je prends la plume pour toucher ton cœur: puisse-t-il m'imiter dans son repentir! Peut-être qu'en arrosant ce papier de mes larmes, je te laisse voir, malgré moi, une partie du penchant trop cher que je veux domter. En frémissant de l'énormité de mon crime, ton image me poursuit.... Laisse-moi éviter de tomber dans les gouffres enflammés qui me menacent. Quand l'Eternel récompense, ou quand il punit, ô décret irrévocable! c'est dans les abymes de l'éternité que penche sa balance. Sois généreux comme tu l'as toujours été; aie pitié de mes combats, ils sont affreux: tranquillise cette ame que tu déchires; est-ce à toi d'y vouloir régner, lorsque Dieu me la demande sans réserve? Si je te suis chere, ne me vois plus..... Mot cruel! Mais, hélas! il faut que tu m'oublies, & que tu me permettes de t'oublier.

»Je suis dans un asyle sacré, où nous levons des mains pures vers le ciel; ne trouble point ce culte que tu ne connois pas, & que je t'exhorte à connoître. Ce n'est pas assez d'être chrétien, il faut être catholique. Autant vaudroit pour toi être un grossier idolâtre que de ne point adopter les préceptes de l'église romaine.

»Ce peu de jours que j'ai à vivre, & que le chagrin & la douleur minent à pas lents, vont s'écouler dans les salutaires rigueurs de la pénitence; & pendant ce tems mes prieres monteront au trône de l'Eternel, pour obtenir ta grace & la mienne. N'adore point Dieu, ou adore-le comme il veut être adoré. Voilà ce qu'on m'a enseigné dans ce monastere, & ce que je crois; car plusieurs le croient.

»Adieu, mon frere! C'est le seul nom qu'il me soit permis de te donner. Je suis en présence de la Justice divine; je vais l'invoquer nuit & jour; mes pleurs la désarmeront en ta faveur, & elle laissera tomber sans doute sa vengeance sur moi seule, comme sur la plus criminelle dans l'excès de mon amour.

»Marianne.»

Quels divers mouvemens m'agiterent à la lecture de cette lettre! Je ne sais comment j'y résistai; je tombai dans une stupeur qui fit craindre pour ma raison. Mes réflexions m'accabloient; je m'écriois: Ah, Zaka! comment peux-tu aujourd'hui nommer crime ce que l'innocence de ton cœur a nommé vertu?

Le Jésuite me dit que la religion élevoit contre moi sa voix foudroyante; qu'il étoit vrai que, dans les livres de cette même religion, des exemples me justifioient; que les loix naturelles avoient été nécessairement suivies par les premiers adorateurs du vrai Dieu; sans cela, comment l'univers se seroit-il peuplé? que je m'étois trouvé dans une ignorance invincible, & que notre famille avoit représenté l'enfance du monde; mais qu'aujourd'hui toutes les loix nouvelles nous condamnoient; que Zaka ne pouvant plus être à moi, avoit renoncé à tout; & qu'elle n'avoit pris le voile que pour se dérober à un monde qui lui étoit devenu odieux, puisque ses coutumes nous séparoient pour jamais.

L'éloquence insinuante du Jésuite calma peu à peu ma fureur: je jugeai que Zaka m'aimoit, puisqu'elle avoit eu le courage de s'enfermer dans un asyle impénétrable, au moment où elle ne pouvoit plus m'avouer ni pour son frere ni pour son époux.

A quelque tems de là, j'eus une affaire qui seroit devenue sérieuse, sans l'entremise du Jésuite. L'évêque de San-Salvador m'envoya un ordre pour que j'eusse à comparoître devant lui. Je n'avois jamais vu un évêque en face. Le Jésuite m'expliqua quels étoient son pouvoir & ses prérogatives. Cela ne laissa pas que de m'étonner un peu; mais le religieux, toujours raisonnable, me répétoit: Chaque pays a ses coutumes. Et au fond, je ne voyois pas trop que répondre à cela, sinon que chaque pays a de mauvaises coutumes: ce qui n'est pas un remede, mais une consolation.

Je comparus devant monseigneur; je fis plusieurs salutations qu'il reçut sans remuer la tête. Il étoit assis gravement: jamais je n'avois vu un humain avec un si gros ventre & une face aussi rubiconde. Deux ou trois hommes en cheveux ronds & en soutane noire l'environnoient, & sembloient lui marmotter à l'oreille ce qu'il devoit répondre. Il n'y avoit là ni armes ni massues de sauvages; & je ne sais par quel sentiment j'eus peur de cette figure assise & des trois figures qui étoient debout. Leurs yeux ne m'annonçoient rien de bon, & mon Jésuite m'avoit quitté à la porte.

Le silence de monseigneur me parut formidable. Approchez, me dit-il; & ses regards s'armerent de courroux lorsque je l'abordai. J'ai entendu parler d'un inceste commis avec votre sœur: on dit de plus que vous avez voulu entrer de force dans le couvent: savez-vous que vous mériteriez, selon les loix, d'être brûlé vif? Mais ma clémence enchaîne le bras de la justice; faites abjuration au plus tôt, & que je ne vous voie plus que converti.

Le Jésuite m'avoit fait ma leçon: je lui remontrai humblement que mon crime ayant été commis dans l'ignorance, la rigueur des loix ne pouvoit rejaillir sur moi; que de plus j'étois chrétien, & conséquemment son frere. Il reprit que c'étoit là peu de chose; qu'il falloit être catholique & soumis aux volontés de l'église; que de plus j'eusse à donner la somme qui devoit m'innocenter. Et comme on élevoit mon crime au-dessus de tous les autres crimes, la somme fut des plus fortes. Le Jésuite m'avoit dit qu'on brûloit par fois ceux qui se brouilloient avec l'évêque de San-Salvador, & qu'il y avoit un certain tribunal qui terminoit ces sortes de procès en peu de tems. Je répétai l'adage du religieux, chaque pays a ses coutumes, & je payai.

Quand la somme fut délivrée, le Jésuite entra, s'approcha de monseigneur, lui parla à l'oreille. Monseigneur alors adoucit son regard & daigna m'interroger sur quelques-unes de mes aventures. Je lui parlois avec réserve; car il m'intimidoit, quoiqu'il n'eût pas une baguette en main & que ses bras gros & courts me parussent sans force & sans ressort. Je crus l'appaiser en lui disant d'une voix ferme: Monseigneur, je suis chrétien, & conséquemment j'ai l'avantage d'être votre frere; je vous aime & je vous prie de m'aimer: vous portez sur votre poitrine la croix où le grand Être est descendu pour nous dire à tous que nous devions nous regarder comme freres... Il étoit insensible à cette harangue, il ne l'écoutoit pas: le Jésuite me fit signe de ne point continuer. J'étois fâché au fond de l'ame de rencontrer un chrétien qui ne me traitoit pas absolument en frere, ce que j'attendois de lui, vu la croix qu'il portoit.

L'indifférence de l'évêque fit que je me retirai dans un coin de l'appartement, n'ayant jamais vu un homme si peu attentif aux discours & aux révérences d'un autre, lorsque le Jésuite, après une petite conversation avec monseigneur, me prit par la main & m'emmena, en disant: J'ai tout arrangé; monseigneur ne vous fera point de mal. Est-ce qu'il pourroit me faire du mal, répondis-je naïvement, étant chrétien & mon frere? Le Jésuite m'apprit qu'il y avoit des exceptions, & que les coutumes de tel pays vouloient que les chrétiens fussent soumis aux monseigneurs.

Pour le coup mes idées se brouillerent, & je ne savois comment concilier la douceur affectueuse & la bonté agissante du religieux avec l'immobilité orgueilleuse de monseigneur & ses sentences de mort.


CHAPITRE XXXVII.

Lassé de l'opposition continuelle qui se trouvoit entre les coutumes de ce pays & les principes naturels de ma raison, je n'aspirai plus qu'à le quitter. En vain le Jésuite vouloit me rendre raison de tout ce qui me choquoit: je n'en sentois pas moins l'inconséquence, & je lui déclarai que je n'adopterois jamais de pareilles mœurs. L'impossibilité de voir Zaka devenoit chaque jour pour moi un tourment plus insupportable. Ah! si elle eût perdu la vie, mes larmes auroient été moins ameres, j'aurois embrassé sa tombe avec une douleur profonde, mais calme; & mes prieres auroient obtenu de Dieu qu'il nous réunît. Mais la savoir vivante & m'aimant toujours, respirer le même air qu'elle & ne pouvoir jouir de sa présence, si près l'un de l'autre & cependant séparés par une barriere éternelle, c'en étoit trop pour mon cœur. Fuyons, m'écriai-je, allons dans des contrées lointaines finir des jours pour lesquels il n'est plus de bonheur!

Avant de partir, je voulus encore lui parler; mais rien ne put la toucher: elle refusa constamment de me voir, & j'avois promis au Jésuite de ne point porter mes pas vers son monastere sans son aveu. Il étoit devenu notre médiateur, notre interprete, & cet homme étonnant avoit trouvé l'art d'enchaîner mes transports.

J'obtins seulement de Zaka quelques lignes que le zele religieux avoit tracées; elle me donna des renseignemens sur le fidele & malheureux Caboul que je cherchois de tout côté. Elle m'apprit qu'il étoit en esclavage chez les Portugais, non loin de San-Salvador, & m'indiqua le lieu où je le trouverois. J'y courus. J'achetai ce serviteur fidele, & le repris comme un ancien ami qui avoit élevé mes premiers ans, résolu d'assurer en paix la fin de sa carriere. Il avoit moins souffert que moi, l'apathie de son caractere le rendant insensible aux événemens de la vie. La suite de son étrange destinée l'avoit foiblement ému, & je le retrouvai tel que je l'avois laissé dans le désert de Xarico. Ah, que j'eus de joie de le serrer encore une fois entre mes bras! Il me rappelloit les objets les plus chers, & je crus, en le revoyant, être transporté dans le séjour où j'avois connu la paix & le bonheur. Je n'osois en sa présence prononcer le nom d'Azeb; & quand il sortoit par hasard de sa bouche, ce nom seul étoit un reproche foudroyant qui retentissoit au fond de mon ame comme un coup de tonnerre. Me voyant pâlir ou frémir au nom de mon pere, il évita désormais de le prononcer devant moi.

Ce fut lui qui m'apprit par quels incidens Zaka avoit été conduite à San-Salvador. Le scélérat Lodever avoit cherché à persuader à Zaka que j'étois tombé dans le fleuve par accident, lorsque je tenois ma fille entre mes bras. L'hypocrite joignit ses larmes aux siennes; mais la malheureuse Zaka n'en soupçonna pas moins l'affreuse vérité, & bientôt la conduite du barbare la convainquit qu'elle étoit tombée au pouvoir d'un monstre. Vingt fois Caboul défendit & sauva l'honneur de Zaka, & la sauva ensuite de son propre désespoir.

Zaka consentit à vivre; mais ce fut pour venger ma mort. Sa fermeté & sa présence d'esprit firent échouer les infames projets de cet Anglois, dont rien ne changea la perversité.

Un vaisseau Portugais, heureusement rencontré, reçut à ses cris l'infortunée Zaka. Lodever la suivit dans le même vaisseau. Il eut l'insolence de protester qu'elle lui appartenoit; & une nuit que, cédant à l'excès de ses maux, elle étoit endormie, le barbare, forcené d'amour & de rage, poussa la violence au dernier comble. Zaka fut assez heureuse pour opposer une défense égale à l'attaque; ses larmes attendrirent le capitaine du vaisseau, qui la protégea contre l'audacieux Lodever: mais ce même capitaine ne poussa pas la générosité jusqu'au bout; il persécuta à son tour cette Zaka trop malheureuse par sa beauté. Ses larmes n'eurent pas le tems de sécher sur ses joues.

Au premier port, Lodever jaloux & furieux de s'être vu arracher sa proie, combattit le capitaine, le pistolet en main; le capitaine le blessa mortellement. Lodever, sur le point d'expirer, connut, non le remords, mais cet effroi des scélérats qui tremblent à l'instant qui va finir leur vie; tourmenté par le désespoir, il dévoila ses forfaits.

D'après sa confession, il avoit d'abord voulu m'empoisonner, pour jouir de Zaka & de mes trésors; & contre son attente, Azeb avoit été la victime de sa perfidie. Il avoua qu'il m'avoit précipité dans le fleuve avec ma fille, & qu'il avoit cherché ensuite à m'assommer d'un coup d'aviron. Il crut expier ces crimes par quelques pratiques superstitieuses, & en donnant à des églises une partie de ce qu'il m'avoit volé. Enfin, il mourut aussi indignement qu'il avoit vécu.

Le capitaine du vaisseau ne se rendit pas du moins coupable d'une infame avarice. Il avoit de l'honneur, & il restitua à Zaka ce que nous avions apporté; mais ces trésors même engagerent la séduction trop usitée dans les monasteres à conquérir Zaka & ses richesses. Elle en fit don à la maison religieuse où elle s'étoit retirée. Le fidele Caboul, que les personnes qui environnoient Zaka avoient toujours repoussé, erra comme matelot, puis fut pris & vendu comme esclave.

Jugez, cher chevalier, au récit de tant d'horreurs, combien l'indignation me transporta! Que je méprisai les Européens! Que les peuples civilisés me parurent monstrueux! Je crus qu'ils ne s'étoient rassemblés en corps que pour unir & raffiner mutuellement leurs vices.

Inutilement le Jésuite tâchoit de calmer mes accès de misanthropie; je ne lui répondois qu'en le pressant de quitter un séjour que je ne pouvois plus supporter, Zaka ayant enfin rompu toute correspondance avec moi. Il se trouva un vaisseau qui faisoit voile pour l'Angleterre; j'en profitai; & après bien des événemens qui vous sont connus, je choisis le midi de l'Irlande pour mon habitation. J'eus toujours à me louer du Jésuite. Son ame éclairée m'a servi de guide. Il reconnut en moi cette simplicité précieuse de la nature, que tant de revers n'avoient pu encore altérer, & il devint mon ami.

Les avantages dont j'ai joui en Europe pendant mes voyages, sont inestimables: avantages que je reconnois lui devoir. O mort! devois-tu le frapper presqu'entre mes bras? Permettez-moi, cher chevalier, de pleurer celui qui fut mon ami; je l'ai retrouvé en vous, & je ne suis pas encore consolé.

Ici, je vis avec des livres & ma pensée. Aussi détaché du monde que désabusé de la chimere du bonheur, je tâche de rentrer dans l'état de la bonne nature, en conformant mes goûts à ses volontés, & en ne me permettant que des desirs simples & aisés à satisfaire. J'ai trop desiré, je ne desire plus rien. Cette flamme active a épuisé mon cœur: il est devenu inaccessible aux traits de l'amour; il a été trop profondément blessé pour l'être une seconde fois. Je n'ai eu qu'une passion, & mon cœur est mort depuis qu'il est privé de Zaka.

Le repos, l'indépendance, une légere méditation au pied d'un arbre, un soupir qui s'échappe vers le cloître de San-Salvador, voilà ce qui compose l'espece de félicité dont je suis susceptible. Je regarde de loin les maux volontaires qui assujettissent les hommes civilisés, les entraves qu'ils se forgent, l'esclavage humiliant qu'ils chérissent; & indigné de les voir renoncer aux droits d'un être libre pour des jouissances frivoles ou incertaines, je ne sais si tous ces sauvages, égarés dans les déserts de la boule du monde, ne sont pas plus heureux au milieu de la disette des arts & de la privation d'une foule de biens mensongers qu'il faut acheter si cher, & qui ne remplissent jamais ce vuide de l'ame, auquel les Européens sont si sujets.

Je voudrois de ma retraite élever une voix assez forte pour épouvanter les tyrans de l'espece humaine. On pourroit les compter, tant ils sont peu nombreux, & ils commandent à la multitude. Cette action du petit nombre sur le plus grand, est un de ces phénomenes que l'on ne sauroit expliquer. La dignité de l'homme me paroît plus empreinte dans le sauvage nu, maître des forêts, que dans le courtisan doré qui flatte & sourit avec toute l'élégance d'une raison ingénieuse.

Ce que je viens d'écrire, cher chevalier, vous instruira peu. Il y a une foule de sensations qui me sont échappées; je n'ai plus mes idées primitives; je suis aveuglé le premier par les usages & par les loix; je suis trop loin de l'époque où j'aurois pu saisir les objets sous le rapport que vous auriez desiré. Il seroit utile sans doute, pour la connoissance particuliere de l'homme, de connoître l'homme sauvage. On l'a peint, dans presque tous les livres, comme vivant dans les bois, sans religion, sans loi, sans habitation fixe. Un tel sauvage est un être de raison, ou une exception rare à la loi générale, par laquelle tous les hommes connoissent plus ou moins la société.

Les hommes qu'on appelle sauvages forment de petites peuplades. Ce seroit en vivant parmi eux qu'on parviendroit à distinguer ce que la nature seule nous a donné, de ce que l'éducation, l'imitation, l'art & l'exemple nous ont communiqué; alors le portrait d'un sauvage seroit à peu près le nôtre. Un Anglois differe d'un Italien, un sauvage de l'Amérique differe conséquemment d'un Portugais; mais pour ceux qui savent voir & reconnoître les traits naturels qui forment la base du caractere, ils ne les trouvent pas opposés dans toute l'espece humaine. Je les ai vus de près ces hommes, tels qu'ils sont sortis des mains de la nature, & l'homme m'a semblé par-tout à peu près le même, soit nu, soit habillé; car il a les mêmes besoins & les mêmes desirs. Lorsqu'on dit que le sauvage ne réfléchit point, lorsqu'on le peint errant dans les bois, sans loi & sans devoir connu, soumis aux impressions purement animales, on prononce étourdiment. L'homme n'est jamais seul sur la terre; il fait attention à ses semblables; il les cherche; il s'unit à eux; ils aiment à vivre ensemble; ils se parlent, & le besoin de la société est inné chez l'espece humaine.

L'homme est sur la terre l'être intelligent par excellence: il agit selon sa nature quand il réfléchit, en ce qu'il exerce une de ses facultés naturelles. Prétendre que l'état de réflexion soit un état contre nature, & que l'être intelligent qui médite est un animal dépravé, c'est rabaisser l'homme, c'est lui ôter l'empreinte majestueuse dont son auteur l'a gratifié. Quoi, son ame seroit ensevelie dans une stupide inaction! Quoi, son esprit ne penseroit point, son imagination ne lui peindroit rien, le spectacle de la nature seroit indifférent à son cœur, il verroit le ciel, la terre, les animaux, son semblable, soi-même, sans qu'aucun de ces objets excitât en lui la curiosité d'apprendre d'où ils viennent & pourquoi ils sont! Et que seroit donc son entendement, émanation de la Divinité, feu céleste & immortel, destiné à examiner, voir & comprendre les ouvrages de la nature? Que deviendroit cette perfectibilité que chaque homme possede, qui le distingue de la brute? Si l'un d'eux a su réfléchir & comprendre, pourquoi l'autre, quoique jeté dans les forêts, seroit-il resté dans l'inaction, étant doué du même esprit?

Le sentiment intérieur suffit pour instruire le sauvage: réfléchissant sur ses premieres actions, comparant ses sensations & ses idées, il appercevra bientôt en lui un principe capable de penser, il se sentira libre quand il agit, & propre à se donner de nouvelles perfections. Ce témoignage qu'il se rendra sera suivi du desir d'exercer tant de nobles facultés, & ce desir croîtra par le succès des commencemens.

Accoutumé à porter ses regards sur tout ce qui existe, ce qu'il verra d'abord, il voudra le connoître: son esprit toujours pensant, toujours agissant, recevra un degré d'activité par ses premiers essais. Enfin l'homme sauvage n'est que l'homme enfant. Il se forme, il s'instruit. L'équité est éternelle, immuable, antérieure à tout; cette équité primitive n'est rien moins qu'arbitraire, pas plus que les rapports des êtres nécessaires entr'eux, pas plus que la nature d'où elle découle.

Le cœur de l'homme, ensuite, soit qu'il réside dans les forêts du Nouveau-Monde, soit sous les voûtes de la brillante architecture, est le théatre de toutes les passions. Elles se modifient à l'infini; l'ambition le transporte, soit qu'il dispute une cabane ou un empire. La vanité l'enivre dans la solitude comme dans le tumulte des villes: l'amour du plaisir le fait soupirer après une beauté qu'il poursuit à la course, comme il languit près de celle qui donne à son artifice le nom de vertu. Il est sensible au moindre trait du ridicule, comme aux traits perçans de l'injustice; & j'ai vu l'orgueil, sentiment indestructible, qui anime, je crois, un ver de terre, dominer chez des hommes nus & privés de tous les arts.

Mais l'ignorance de nos arts ne rend pas meilleure la condition de l'homme sauvage: il a un goût tout aussi vif pour la commodité & le luxe: il se forge des passions factices; il appelle notre délicate volupté sans la connoître; car dès l'instant qu'il l'appercevra, il deviendra un Sybarite; son cœur l'est d'avance. L'homme ne peut fuir la volupté qu'en ne la connoissant pas: ce n'est jamais elle qu'il évite, c'est la peine qui l'accompagne: il fera tout pour elle; il apprendra à braver les douleurs, la mort, pour reposer un instant dans ses bras.

Je les apprécie de loin ces hommes sauvages, à qui les philosophes refusent toute notion métaphysique & morale. Ces mots ne leur appartiennent pas; mais ils n'en ont pas moins les idées qui sont du ressort des êtres intelligens. L'observateur ne s'arrête pas à une premiere vue superficielle: il creuse, il approfondit; il voit alors que le vice & la vertu ne sont pas des productions humaines, qu'il est par-tout des rapports d'équité antérieure à la loi positive, que l'ignorance absolue n'anéantit pas l'idée de la justice.

Nous apportons donc tous au monde, avec le sentiment de l'existence, le sentiment du juste; c'est une vérité qui n'est point de raisonnement. Le chêne qui croît dans les forêts est soumis à des loix fixes & immuables, & nous, nous n'en aurions pas? notre organisation seroit inférieure à celle des végétaux? Voilà ce qui répugne à notre nature. L'enfant au berceau connoît sa faute; il reçoit avec soumission le châtiment quand il l'a mérité; il entre en fureur dès qu'il se juge injustement frappé. De là aux grandes vérités il n'y a qu'un pas. L'idée d'un Être suprême, je le soutiens, est inhérente à l'homme & cachée au fond de tous les cœurs: tout la développe, tout la féconde; & pour peu qu'on leve les yeux vers le ciel, elle paroît écrite en caracteres de feu.

Les hommes ne sont donc pas faits pour vivre à la maniere des ours & des tigres: ils ne peuvent garder les imperfections de leur enfance, sans laisser leurs facultés naturelles s'avilir & se dégrader; ce qui va directement contre les intentions de celui qui les leur a données pour en faire usage.

Mais, me direz-vous encore, les sauvages sont-ils plus heureux que nous? Je ne le crois pas. S'ils n'ont pas nos arts funestes & le raffinement de nos passions, ils ont leurs vices, leur vengeance, leur cruauté, leurs frénésies.

Les philosophes qui les ont représentés comme vivans dans une heureuse simplicité, ont eu de bonnes intentions: ils vouloient rappeller l'homme aux loix de la nature, dont il s'écarte pour son malheur; mais qui peut se flatter de les suivre dans leur intégrité pure, ces loix qui se modifient de tant de manieres? A quel signe les reconnoître? Comment évaluer au juste la force des appétits variés de la nature, voir l'ame parfaitement à découvert, distinguer tous les mouvemens naturels?

On a cru long-tems que le vice n'avoit pris naissance que dans les sociétés nombreuses; & cette opinion est fondée jusqu'à un certain point: on accordoit la vertu à l'homme sauvage, & on lui refusoit les lumieres. Il porte en soi des vertus & des lumieres nécessaires pour sa conduite; il n'a pas eu l'occasion de perfectionner ses penchans, voilà, selon moi, toute la différence; & je pense qu'il faut vivre dans un état sauvage, c'est-à-dire, borné à une unique & petite famille, telle que celle dont j'ai fait la peinture, ou jouir complétement de tous les avantages de la civilisation.

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