L'hôtel hanté
The Project Gutenberg eBook of L'hôtel hanté
Title: L'hôtel hanté
Author: Wilkie Collins
Release date: February 14, 2005 [eBook #15060]
Most recently updated: December 14, 2020
Language: French
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Wilkie Collins
L'HÔTEL HANTÉ
(1878)
Table des matières
PREMIÈRE PARTIE I II III IV DEUXIÈME PARTIE V VI VII VIII X XI XII TROISIÈME PARTIE XIII XIV XV QUATRIÈME PARTIE XVI XVII XVIII XIX XX XXI XXII XXIII XXIV XXV XXVI XXVII XXVIII POST SCRIPTUM
PREMIÈRE PARTIE
I
En 1860, la réputation du docteur Wybrow, de Londres, était arrivée à son apogée. Les gens bien informés affirmaient que, de tous les médecins en renom, c'était lui qui gagnait le plus d'argent.
Un après-midi, vers la fin de l'été, le docteur venait de finir son déjeuner après une matinée d'un travail excessif. Son cabinet de consultation n'avait pas désempli et il tenait déjà à la main une longue liste de visites à faire, lorsque son domestique lui annonça qu'une dame désirait lui parler.
«Qui est-ce? demanda-t-il. Une étrangère?
—Oui, monsieur.
—Je ne reçois pas en dehors de mes heures de consultation.
Indiquez-les lui et renvoyez-la.
—Je les lui ai indiquées, monsieur.
—Eh bien?
—Elle ne veut pas s'en aller.
—Elle ne veut pas s'en aller? répéta en souriant le médecin.»
C'était une sorte d'original que le docteur Wybrow, et il y avait dans l'insistance de l'inconnue une bizarrerie qui l'amusait.
«Cette dame obstinée vous a-t-elle donné son nom?
—Non, monsieur. Elle a refusé; elle dit qu'elle ne vous retiendra pas cinq minutes, et que la chose est trop importante pour attendre jusqu'à demain. Elle est là dans le cabinet de consultation, et je ne sais comment la faire sortir.»
Le docteur Wybrow réfléchit un instant. Depuis plus de trente ans qu'il exerçait la médecine, il avait appris à connaître les femmes et les avait toutes étudiées, surtout celles qui ne savent pas la valeur du temps, et qui, usant du privilège de leur sexe, n'hésitent jamais à le faire perdre aux autres. Un coup d'oeil à sa montre lui prouva qu'il fallait bientôt commencer sa tournée chez ses malades. Il se décida donc à prendre le parti le plus sage: à fuir.
«La voiture est-elle là? demanda-t-il.
—Oui, monsieur.
—Très bien. Ouvrez la porte sans faire de bruit, et laissez la dame tranquillement en possession du cabinet de consultation. Quand elle sera fatiguée d'attendre, vous savez ce qu'il y a à lui dire. Si elle demande quand je serai rentré, dîtes que je dîne à mon cercle et que je passe la soirée au théâtre. Maintenant, doucement, Thomas! Si nos souliers craquent, je suis perdu.» Puis il prit sans bruit le chemin de l'antichambre, suivi par le domestique marchant sur la pointe des pieds.
La dame se douta-t-elle de cette fuite? Les souliers de Thomas craquèrent-ils? Peu importe; ce qu'il y a de certain, c'est qu'au moment où le docteur passa devant son cabinet, la porte s'ouvrit. L'inconnue apparut sur le seuil et lui posa la main sur le bras.
«Je vous supplie, monsieur, de ne pas vous en aller sans m'écouter un instant.»
Elle prononça ces paroles à voix basse, et cependant d'un ton plein de fermeté. Elle avait un accent étranger. Ses doigts serraient doucement, mais aussi résolument, le bras du docteur.
Son geste et ses paroles n'eurent aucun effet sur le médecin, mais à la vue de la figure de celle qui le regardait, il s'arrêta net; le contraste frappant qui existait entre la pâleur mortelle du teint et les grands yeux noirs pleins de vie, brillant d'un reflet métallique, dardés sur lui, le cloua à sa place.
Ses vêtements étaient de couleur sombre et d'un goût parfait, elle semblait avoir trente ans. Ses traits: le nez, la bouche et le menton étaient d'une délicatesse de forme qu'on rencontre rarement chez les Anglaises. C'était, sans contredit, une belle personne, malgré la pâleur terrible de son teint et le défaut moins apparent d'un manque absolu de douceur dans les yeux. Le premier moment de surprise passé, le docteur se demanda s'il n'avait pas devant lui un sujet curieux à étudier. Le cas pouvait être nouveau et intéressant. Cela m'en a tout l'air, pensa-t-il, et vaut peut-être la peine d'attendre.
Elle pensa qu'elle avait produit sur lui une violente impression, et desserra la main qu'elle avait posée sur le bras du docteur.
«Vous avez consolé bien des malheureuses dans votre vie, dit-elle.
Consolez-en une de plus aujourd'hui.»
Sans attendre de réponse, elle se dirigea de nouveau vers le cabinet de consultation.
Le docteur la suivit et ferma la porte. Il la fit asseoir sur un fauteuil, en face de la fenêtre. Le soleil, ce qui est rare à Londres, était éblouissant cet après-midi-là. Une lumière éclatante l'enveloppa. Ses yeux la supportèrent avec la fixité des yeux d'un aigle. La pâleur uniforme de son visage paraissait alors plus effroyablement livide que jamais. Pour la première fois depuis bien des années, le docteur sentit son pouls battre plus fort en présence d'un malade.
Elle avait demandé qu'on l'écoutât, et maintenant elle semblait n'avoir plus rien à dire. Une torpeur étrange s'était emparée de cette femme si résolue. Forcé de parler le premier, le docteur lui demanda simplement, avec la phrase sacramentelle, ce qu'il pouvait faire pour elle. Le son de cette voix parut la réveiller; fixant toujours la lumière, elle dit tout à coup:
«J'ai une question pénible à vous faire.
—Qu'est-ce donc?»
Son regard allait doucement de la fenêtre au docteur. Sans la moindre trace d'agitation, elle posa ainsi sa pénible question:
«Je veux savoir si je suis en danger de devenir folle?»
À cette demande, les uns auraient ri, d'autres se seraient alarmés. Le docteur Wybrow, lui, n'éprouva que du désappointement. Était-ce donc là le cas extraordinaire qu'il avait espéré en se fiant légèrement aux apparences? Sa nouvelle cliente n'était-elle qu'une femme hypocondriaque dont la maladie venait d'un estomac dérangé et d'un cerveau faible?
«Pourquoi venez-vous chez moi? lui demanda-t-il brusquement.
Pourquoi ne consultez-vous pas un médecin spécial, un aliéniste?»
Elle répondit aussitôt:
«Si je ne vais pas chez un de ces médecins-là, c'est justement parce qu'il serait un spécialiste et qu'ils ont tous la funeste habitude de juger invariablement tout le monde d'après les mêmes règles et les mêmes préceptes. Je viens chez vous, parce que mon cas est en dehors de toutes les lois de la nature, parce que vous êtes fameux dans votre art pour la découverte des maladies qui ont une cause mystérieuse. Êtes-vous satisfait?»
Il était plus que satisfait. Il ne s'était donc pas trompé, sa première idée avait été la bonne, Cette femme savait bien à qui elle s'adressait. Ce qui l'avait élevé à la fortune et à la renommée lui, docteur Wybrow, c'était la sûreté de son diagnostic, la perspicacité, sans rivale parmi ses confrères, avec laquelle il prévoyait les maladies dont ceux qui venaient le consulter pouvaient être atteints dans un temps plus ou moins éloigné.
«Je suis à votre disposition, répondit-il, je vais essayer de découvrir ce que vous avez.»
Il posa quelques-unes de ces questions que les médecins ont l'habitude de faire; la patiente répondit promptement et avec clarté; sa conclusion fut que cette dame étrange était, au moral comme au physique, en parfaite santé. Il se mit ensuite à examiner les principaux organes de la vie. Ni son oreille ni son stéthoscope ne lui révélèrent rien d'anormal. Avec cette admirable patience et ce dévouement à son art qui l'avaient distingué dès le temps où il étudiait la médecine, il continua son examen, toujours sans résultat. Non seulement il n'y avait aucune prédisposition à une maladie du cerveau, mais il n'y avait même pas le plus léger trouble du système nerveux.
«Aucun de vos organes n'est atteint, dit-il; je ne peux même pas me rendre compte de votre extrême pâleur. Vous êtes pour moi une énigme.
—Ma pâleur n'est rien, répondit-elle avec un peu d'impatience. Dans ma jeunesse, j'ai failli mourir empoisonnée; depuis, mes couleurs n'ont jamais reparu, et ma peau est si délicate qu'elle ne peut supporter le fard. Mais ceci n'a aucune importance. Je voulais avoir votre opinion, je croyais en vous, et maintenant je suis toute désappointée.» Elle laissa tomber sa tête sur sa poitrine.—Et c'est ainsi que tout cela finit, dit-elle en elle-même amèrement.
Le docteur parut touché; peut-être serait-il plus exact de dire que son amour-propre de médecin était un peu blessé.
«Cela peut encore se terminer comme vous le voulez, dit-il, si vous prenez la peine de m'aider un peu.»
Elle releva la tête. Ses yeux étincelaient.
«Expliquez-vous; comment puis-je vous aider?
—Avouez, madame, que vous venez chez moi un peu comme un sphinx. Vous voulez que je découvre l'énigme avec le seul secours de mon art. La science peut faire beaucoup, mais non pas tout. Voyons, quelque chose doit vous être arrivé, quelque chose qui n'a aucun rapport à votre état de santé et qui vous a effrayée; sans cela, vous ne seriez jamais venue me consulter. Est-ce la vérité?
—C'est la vérité, dit-elle vivement. Je recommence à avoir confiance en vous.
—Très bien. Vous ne devez pas supposer que je vais découvrir la cause morale qui vous a mise dans l'état où vous êtes: tout ce que je puis faire, c'est de voir qu'il n'y a aucune raison de craindre pour votre santé, et, à moins que vous ne me preniez comme confident, je ne puis rien de plus.»
Elle se leva, fit le tour de la chambre.
«Supposons que je vous dise tout, répondit-elle. Mais faites bien attention que je ne nommerai personne.
—Je ne vous demande pas de noms, les faite seuls me suffisent.
—Les faits sont de peu d'importance, reprit-elle, je n'ai que des impressions personnelles à vous révéler, et vous me prendrez probablement pour une folle imaginaire, quand vous m'aurez entendue. Qu'importe! Je vais faire mon possible pour vous contenter. Je commence par les faits, puisque vous le voulez. Mais croyez-moi, cela ne vous servira pas à grand'chose.»
Elle s'assit de nouveau et commença avec la plus grande sincérité la plus étrange et la plus bizarre de toutes les confessions qu'eût jamais entendues le docteur.
II
«Je suis veuve, monsieur, c'est un fait: je vais me remarier, c'est encore un fait».
Elle s'arrêta et sourit à quelque pensée qui lui traversa l'esprit. Ce sourire fit mauvaise impression sur le docteur Wybrow: il avait quelque chose de triste et de cruel à la fois, il se dessina lentement sur ses lèvres et disparut soudain.
Le docteur se demanda s'il avait bien fait de céder à son premier mouvement. Il songea avec un certain regret à ses malades qui l'attendaient.
La dame continua:
«Mon prochain mariage, dit-elle, se rattache à une circonstance assez délicate. Le gentleman dont je dois être la femme était engagé à une autre personne, quand le hasard fit qu'il me rencontra à l'étranger. Cette personne, faites bien attention, est de sa famille. C'est sa cousine. Je lui ai innocemment volé son fiancé, j'ai détruit toutes les espérances de sa vie. Innocemment, dis-je, parce qu'il ne m'a révélé son engagement antérieur qu'après que je lui ai eu moi-même accordé ma main. Quand nous nous revîmes en Angleterre, et quand il craignit sans doute que l'affaire ne vînt à ma connaissance, il m'avoua la vérité. Naturellement je fus indignée. Il avait une excuse toute prête: il me montra une lettre de sa cousine lui rendant sa parole. Je n'ai jamais rien lu de plus noble, d'un esprit plus élevé. J'en pleurai, moi, qui n'ai pas trouvé de larmes à verser sur mes propres douleurs! Si la lettre lui avait laissé l'espoir d'être pardonné, j'aurais positivement refusé de l'épouser. Mais la fermeté de cette lettre sans colère, sans un mot de reproche, faisant au contraire des souhaits pour son bonheur, la fermeté dont elle était empreinte ne pouvait lui laisser d'espoir. Il me supplia d'avoir pitié de lui, de ne pas oublier son amour pour moi. Vous savez ce que sont les femmes. Moi aussi j'eus le coeur tendre, je donnai mon consentement, et dans huit jours—je tremble quand j'y songe—nous serons mariés.»
Elle tremblait réellement; elle fut obligée de s'arrêter quelques instants avant de reprendre. Le docteur, attendant toujours la révélation de quelque fait important, commençait à craindre d'avoir à subir un long récit.
«Pardonnez-moi, madame, dit-il, de vous rappeler que j'ai des personnes souffrantes qui attendent _ma _visite; plus vite vous arriverez au but, mieux cela vaudra pour mes malades et pour moi».
L'étrange sourire si triste et si froid reparut sur les lèvres de l'inconnue:
«Rien de ce que je dis n'est inutile, vous le verrez vous-même dans un moment.»
Elle continua en ces termes:
«Hier,—ne craignez pas une longue histoire, monsieur,—hier même, je venais de prendre part à un de vos _lunch _anglais, lorsqu'une dame qui m'était tout à fait inconnue arriva. Elle était en retard: nous avions déjà quitté la table, nous étions dans le salon. Elle prit par hasard une chaise à côté de la mienne; on nous présenta l'une à l'autre. Je connaissais son nom, elle connaissait aussi le mien. C'était la femme à laquelle j'avais volé son fiancé, la femme qui avait écrit la lettre dont je vous ai parlé. Écoutez, maintenant! vous vous êtes montré impatient parce que je ne vous ai pas intéressé jusqu'à présent; si je vous ai donné quelques détails, c'était pour vous prouver que je n'ai jamais eu contre cette dame le moindre sentiment d'hostilité. J'avais pour elle de la sympathie, je l'admirais presque, je n'avais donc rien à me reprocher à son égard. Retenez-le bien, c'est fort important, comme vous le verrez tout à l'heure. Quant à elle, je sais que les circonstances qui ont dicté ma conduite lui ont été expliquées dans tous leurs détails, je sais qu'elle ne me blâme en aucune façon. Et maintenant que vous savez tout, expliquez-moi, si vous le pouvez, pourquoi, quand je me suis levée et que mes yeux ont rencontré les siens, pourquoi j'ai senti un manteau de glace m'envelopper, un frisson parcourir mes membres, une peur mortelle s'abattre sur moi pour la première fois de ma vie».
Le docteur commençait à s'intéresser au récit.
«Y avait-il donc, demanda-t-il, dans l'air ou dans l'attitude de cette dame quelque chose qui ait pu vous frapper?
—Rien, répondit-on brusquement. Voici son portrait: une Anglaise comme elles le sont toutes, avec des yeux bleus, froids et clairs, le teint rosé, les manières pleines de politesse et de froideur, la bouche grande et réjouie, des joues et un menton gros, et c'est tout.
—Quand vos yeux se sont rencontrés, y avait-il dans son regard une expression quelconque qui vous ait frappée?
—Je n'y ai découvert que la curiosité bien naturelle de voir la femme qui lui avait été préférée, et peut-être aussi quelque étonnement de ne pas la trouver plus belle et plus charmante: ces deux sentiments, contenus dans les limites des convenances du monde, sont les seuls que j'aie pu deviner; ils n'ont du reste fait que paraître et disparaître. En proie à une horrible agitation, toutes mes facultés se troublaient; si j'avais pu marcher, je me serais précipitée hors de la chambre, tant cette femme me faisait peur. Mais c'est à peine si je pus me lever, je tombai à la renverse sur ma chaise, regardant toujours ces yeux bleus et calmes qui me fixaient alors avec une douce expression de surprise, et cependant j'étais là comme un oiseau fasciné par un serpent. Son âme plongeait dans la mienne, l'enveloppant d'une crainte mortelle. Je vous dis mon impression telle que je l'ai ressentie, dans toute son horreur et dans toute sa folie. Cette femme, j'en suis sûre, est destinée, sans le savoir, à être le mauvais génie de ma vie. Ses yeux limpides ont découvert en moi des germes de méchanceté cachée que je ne connaissais pas moi-même jusqu'au moment où je les ai sentis tressaillir sous son regard. À partir d'aujourd'hui, si dans ma vie je commets des fautes, si je me laisse entraîner au crime, c'est elle qui m'en fera payer la peine involontairement, je le crois; mais involontairement ou non, ce sera elle. En un instant, toutes ces pensées traversèrent mon esprit et se peignirent sur mes traits. Cette bonne créature s'inquiéta de moi. «La chaleur étouffante de cette pièce vous a fait mal, voulez-vous mon flacon?» me dit-elle doucement, puis je ne me souviens plus de rien. J'étais évanouie. Quand je repris connaissance, tout le monde était parti; seule la maîtresse de la maison était avec moi. Je ne pus tout d'abord prononcer une parole; l'impression terrible que j'ai essayé de décrire me revint aussi violente que quand je la ressentis. Dès que je pus parler, je la suppliai de me dire toute la vérité sur la femme que j'avais supplantée, j'avais un faible espoir que sa bonne réputation ne fût pas réellement méritée, que sa lettre fût une adroite hypocrisie; enfin j'espérais qu'elle nourrissait contre moi une haine soigneusement cachée.
Non! La personne à qui je m'adressais avait été son amie d'enfance, elle la connaissait aussi bien que si elle eût été sa soeur, elle m'affirma qu'elle était aussi bonne, aussi douce, aussi incapable de haïr que la sainte la plus parfaite qui ait jamais été. Mon seul, mon unique espoir m'échappait donc. J'aurais voulu croire que ce que j'avais éprouvé en présence de cette femme était un avertissement de me tenir en garde contre elle, comme contre un ennemi; après ce qu'on venait de m'en dire, cela était impossible. Il me restait encore un effort à faire, je le fis. J'allai chez celui que je dois épouser lui demander de me rendre ma parole. Il refusa, Je déclarai que, malgré tout, je voulais rompre. Il me fit voir alors des lettres de ses soeurs, des lettres de ses frères et de ses meilleurs amis; toutes l'engageaient à bien réfléchir avant de faire de moi sa femme; toutes répétant les bruits qui ont couru sur moi à Paris, à Vienne et à Londres, autant de mensonges infâmes. «Si vous refusez de m'épouser, me dit-il, c'est que vous reconnaîtrez que ces bruits sont fondés. Vous avouerez que vous avez peur d'affronter le monde à mon bras.» Que pouvais-je répondre? Il n'y avait pas à discuter. Il avait pleinement raison; si je persistais dans mon refus, c'était l'entière destruction de ma réputation. Je consentis donc à ce que le mariage ait lieu, comme nous l'avions arrêté, et je le quittai. C'était hier. Je suis ici, toujours avec mon idée fixe: cette femme est appelée à avoir une influence fatale sur ma vie. Je suis ici et je pose la seule question que j'aie à faire, au seul homme qui puisse y répondre. Pour la dernière fois, monsieur, que suis-je? Un démon qui a vu l'ange vengeur ou une pauvre folle trompée par l'imagination déréglée d'un esprit en délire?»
Le docteur Wybrow se leva de sa chaise pour terminer l'entretien.
Il était fortement et péniblement impressionné par ce qu'il avait entendu.
À mesure qu'il avait écouté ce récit, la conviction qu'il était en face d'une méchante femme s'était ancrée dans son esprit. Il essaya, mais en vain, de la regarder comme une personne à_ _plaindre, comme une malheureuse femme d'une imagination sensible et maladive sentant se développer les germes du mal que nous avons tous en nous, et essayant réellement de réagir contre cette fatale influence, et d'ouvrir son coeur aux conseils du bien. Mais une mauvaise pensée lui souffla ces mots aussi distinctement que s'il l'eût entendu à son oreille: Fais attention, tu crois trop en elle.
«Je vous ai déjà donné mon opinion, dit-il; il n'y a chez vous aucun symptôme de dérangement d'esprit présent ou à venir qu'un médecin puisse découvrir; un médecin, vous m'entendez bien. Quant aux impressions que vous m'avez confiées, tout ce que je puis vous dire, c'est que vous êtes, je crois, dans un cas où l'on a plus besoin de conseils s'appliquant à l'âme qu'au corps. Soyez certaine que ce que vous m'avez dit dans ce cabinet n'en sortira pas. Votre confession restera secrète, je vous l'affirme.»
Elle l'écouta avec une sorte de résignation soumise jusqu'à la fin.
«Est-ce là tout? demanda-t-elle.
—C'est tout, répondit-il.
—Permettez-moi de vous remercier, monsieur, reprit-elle en mettant un petit rouleau d'argent sur la table». Elle se leva. Ses yeux noirs et brillants avaient une expression de désespoir si poignant et si horrible dans leur plainte silencieuse, que le docteur détourna la tête, incapable d'en supporter la vue. L'idée de garder non seulement de l'argent, mais même une chose qui lui eût appartenu, ou à laquelle elle eût touché, lui était insupportable. Soudain, toujours sans la regarder, il lui tendit le rouleau en disant:
«Reprenez-le, je ne veux pas être payé.»
Elle, sans faire attention, sans entendre, les yeux toujours levés au ciel se parlant à elle-même, s'écria:
«Attendons la fin, car j'ai fini avec la lutte; je me soumets.»
Elle rabattit son voile sur son visage, salua le docteur et quitta le cabinet.
Il sonna, la reconduisit jusqu'à l'antichambre, et, comme le domestique refermait la porte derrière elle, un éclair de curiosité indigne de lui et en même temps irrésistible traversa l'esprit du docteur. C'est en rougissant qu'il dit à son domestique:
«Suivez-la chez elle, et sachez son nom.»
Pendant un instant le serviteur regarda le maître, se demandant s'il en croirait ses oreilles. Le docteur Wybrow le fixa en silence. Le domestique comprit ce que ce silence signifiait, il prit son chapeau et s'élança dans la rue. Le docteur rentra dans son cabinet. À peine y fut-il qu'un changement subit se fit en lui. Cette femme avait-elle donc apporté chez lui une épidémie de mauvais sentiments. Y avait-il déjà succombé?
Quel besoin avait-il de se rabaisser aux yeux de son propre domestique? Sa conduite était indigne d'un honnête homme; d'un homme qui l'avait fidèlement servi depuis des années, il venait de faire un espion!
Irrité à cette seule pensée, il courut à l'antichambre et en ouvrit la porte. Le domestique avait disparu; il était trop tard pour le rappeler. Il ne lui restait qu'un moyen d'oublier le mépris qu'il se sentait pour lui-même: le travail. Il monta en voiture et fit ses visites à ses malades.
Si ce fameux médecin avait pu détruire sa réputation, il l'aurait fait cet après-midi même. Jamais encore il ne s'était montré si peu soigneux de ses malades. Jamais encore il n'avait remis au lendemain l'ordonnance qui aurait dû être écrite à l'instant même, le diagnostic qui aurait dû être donné instantanément. Il rentra chez lui de meilleure heure que de coutume, fort mécontent.
Le domestique était de retour. Le docteur Wybrow n'osait plus le questionner; mais avant d'être interrogé, il rendit compte du résultat de sa mission.
«La dame s'appelle la comtesse Narona. Elle demeure à…»
Sans en entendre davantage, le docteur fit un signe de tête comme pour remercier et entra dans son cabinet. L'argent qu'il avait refusé était encore sur la table, dans son petit rouleau de papier blanc. Il le mit sous une enveloppe qu'il cacheta: il le destinait au tronc pour les pauvres du bureau de police voisin; puis, appelant le domestique, il lui donna l'ordre de le porter au magistrat dès le lendemain matin. Fidèle à ses devoirs, le domestique fit la question accoutumée:
«Monsieur dîne-t-il chez lui aujourd'hui?»
Après un moment d'hésitation, le docteur dit:
«Non, je vais dîner au cercle.»
De toutes les qualités morales, celle qui se perd le plus facilement est sans contredit la conscience. L'esprit humain, dans certains cas, n'a pas de juge plus sévère qu'elle; dans d'autres, au contraire, l'esprit et la conscience sont au mieux ensemble et vivent en harmonie comme deux complices. Quand le docteur Wybrow sortit de chez lui pour la seconde fois, il ne chercha même pas à se cacher à lui-même que la seule raison pour dîner au cercle était de chercher à savoir ce que le monde disait de la comtesse Narona.
III
Il fut un temps où l'homme, à l'affût de toutes les médisances recherchait la société des femmes. Maintenant l'homme fait mieux: il va à son cercle et entre dans le fumoir.
Le docteur Wybrow alluma donc son cigare et regarda autour de lui: ses semblables étaient réunis en conclave. La salle était pleine, mais la conversation encore languissante. Le docteur, sans s'en douter y apporta l'entrain qui y manquait. Quand il eut demandé si quelqu'un connaissait la comtesse Narona, il lui fut répondu par une sorte de _tolle _général indiquant l'étonnement. Jamais, telle était du moins l'opinion du conclave, jamais on n'avait encore fait une question aussi absurde! Tout le monde, au moins toute personne ayant la plus petite place dans ce qu'on appelle la société, connaissait la comtesse Narona. Une aventurière à la réputation européenne aussi noire que possible, d'ailleurs, tel fut en trois mots le portrait de cette femme au teint pâle et aux yeux étincelants. Puis, passant aux détails, chaque membre du cercle ajouta un souvenir scandaleux à la liste de ceux qu'on attribuait à la comtesse. Il était douteux qu'elle fût réellement ce qu'elle prétendait être, une grande dame dalmatienne. Il était douteux qu'elle eût jamais été mariée au comte dont elle prétendait être la veuve. Il était douteux que l'homme qui l'accompagnait dans ses voyages, sous le nom de baron Rivar, et en qualité de frère, fût véritablement son frère. On prétendait que le baron était un joueur connu dans tous les tapis verts du continent. On prétendait que sa soi-disant soeur avait été mêlée à une cause célèbre relative à un empoisonnement, à Vienne;— qu'elle était connue à Milan comme une espionne de l'Autriche;— que son appartement à Paris avait été dénoncé à la police comme un véritable tripot, et que son apparition récente en Angleterre était le résultat naturel de cette dernière découverte. Un seul membre de l'assemblée des fumeurs prit la défense de cette femme si gravement outragée, et déclara que sa réputation avait été cruellement et injustement noircie. Mais cet homme était un avocat, son intervention ne servit à rien; on l'attribua naturellement à l'amour de la contradiction qu'éprouvent tous les gens de son métier. On lui demanda ironiquement ce qu'il pensait des circonstances à la suite desquelles la comtesse en était arrivée à promettre sa main; il répondit d'une manière très caractéristique, qu'il pensait que les circonstances auxquelles on faisait allusion n'avaient rien que de fort honorable pour les deux personnes qui y étaient intéressées, et qu'il regardait le futur mari de la dame comme un homme des plus heureux et des plus dignes d'envie. Le docteur provoqua alors un nouveau cri d'étonnement en demandant le nom de la personne que la comtesse allait épouser.
Tous ses amis du fumoir déclarèrent à l'unanimité que_ _le célèbre médecin devait être un frère de la Belle au Bois-Dormant, et qu'il venait à peine de se réveiller d'une léthargie de vingt ans. C'était parfait de dire qu'il était tout à sa profession et qu'il n'avait ni le temps ni le goût de ramasser dans les dîners ou dans les bals les bouts de conversations qui arrivaient à ses oreilles; mais un homme qui ne savait pas que la comtesse Narona avait emprunté de l'argent à Hombourg à lord Montbarry, et l'avait ensuite amené à lui faire une proposition de mariage, n'avait probablement jamais entendu parler non plus de lord Montbarry lui-même. Les plus jeunes membres du cercle, amis de la plaisanterie, envoyèrent le domestique chercher un dictionnaire de la noblesse et lurent pour le docteur, à haute voix, la généalogie de la personne en question, l'agrémentant de commentaires variés qu'ils y intercalaient à l'usage du docteur.
_Herbert John Westwick. _Premier baron Montbarry, de Montbarry, comté du roi en Irlande. Créé pair pour des services militaires distingués dans les Indes. Né en 1812. «Âgé de quarante-huit ans, docteur.» En ce moment non marié. «Sera marié la semaine prochaine, docteur, à la délicieuse créature dont nous avons parlé.» Héritier présomptif: le frère cadet de Sa Seigneurie, Stephen Robert, marié à Ella, la plus jeune fille du révérend Silas Marden, recteur de Rumigate, a trois filles de son mariage. Les plus jeunes frères de Sa Seigneurie, Francis et Henry, non mariés. Soeurs de Sa Seigneurie, lady Barville, mariée à sir Théodore Barville, Bart; et Anne, veuve de feu Peter Narbury, esq., de Narbury Cross. «Retenez bien, docteur, la famille de sa Seigneurie. Trois frères Westwick, Stephen, Francis et Henry; et deux soeurs, lady Barville et Mrs Narbury. Pas un des cinq ne sera présent au mariage, et il n'en est pas un des cinq qui ne fera tout son possible pour l'empêcher, si la comtesse en donne le moindre prétexte. Ajoutez à ces membres hostiles de la famille une autre parente offensée qui n'est pas mentionnée dans le dictionnaire, une jeune demoiselle.»
Un cri soudain de protestation partant de tous les côtés de la salle arrêta la révélation qui allait suivre et délivra le docteur d'une plus longue persécution.
«Ne dites pas le nom de la pauvre fille; c'est de fort mauvais goût de plaisanter sur ce qui lui est arrivé; elle s'est conduite fort bien, malgré les honteuses provocations auxquelles elle a été en butte; il n'y a qu'une excuse pour Montbarry: il est fou ou imbécile.»
C'est en ces termes ou à peu près que chacun s'exprima. En causant intimement avec son plus proche voisin, le docteur découvrit que la dame de laquelle on causait lui était déjà connue par la confession de la comtesse: c'était la personne abandonnée par lord Montbarry. Son nom était Agnès Lockwood. On disait qu'elle était de beaucoup supérieure à la comtesse et qu'elle était en outre de quelques années moins âgée. Faisant d'ailleurs toutes les réserves possibles sur les mauvaises actions que les hommes commettent chaque jour dans leurs relations avec les femmes, la conduite de Montbarry semblait des plus blâmables. Sur ce point, chacun était d'accord, y compris l'avocat.
Aucun d'entre eux ne put ou ne voulut se souvenir des monstrueux exemples qu'il y a de l'influence irrésistible que certaines femmes ont sur les hommes, en dépit de leur laideur. Les membres du cercle qui s'étonnaient le plus du choix de Montbarry étaient justement ceux que la comtesse, malgré son défaut de beauté, eût très aisément fascinés si elle eût voulu s'en donner la peine.
Pendant que le mariage de la comtesse était encore le pivot de la conversation, un membre du cercle entra dans le fumoir. Son apparition fit faire aussitôt un silence absolu. Le voisin du docteur Wybrow lui dit tout bas:
«Le frère de Montbarry, Henry Westwick?»
Le nouveau venu regarda lentement autour de lui en souriant amèrement:
«Vous parlez de mon frère? dit-il. Ne faites pas attention à moi. Aucun de vous ne peut avoir pour lui plus de mépris que je n'en ai moi-même. Continuez, messieurs, continuez!»
Un seul des assistants prit le nouveau venu au mot. C'était l'avocat qui avait déjà tenté la défense de la comtesse.
«Je reste donc seul de mon opinion, dit-il, mais je n'ai pas honte de la répéter devant qui que ce soit. Je considère la comtesse Narona comme fort injustement soupçonnée. Pourquoi ne deviendrait-elle pas la femme de lord Montbarry? Qui de nous peut dire qu'elle fait une spéculation, par exemple, en l'épousant?»
Le frère de Montbarry se retourna brusquement vers celui qui venait de parler:
«Moi je le dis!» répliqua-t-il.
La réponse aurait pu désarçonner certaines gens, mais l'avocat resta impassible et continua à défendre le terrain qu'il avait choisi.
«Je crois que je suis dans le vrai, reprit-il en disant que le revenu de Sa Seigneurie est plus que suffisant pour fournir à ses besoins sa vie durant; j'ajoute que c'est un revenu provenant presque entièrement de propriétés en terres situées en Irlande et dont chaque arpent est substitué».
Le frère de Montbarry fit un signe d'assentiment pour faire comprendre qu'il n'y avait pas d'objection possible sur ce point.
«Si Sa Seigneurie décède en premier, continua l'avocat, on m'a dit que le seul legs qu'il peut faire à sa veuve consiste en fermages sur la propriété, ne s'élevant pas à plus de 400 livres par an. Ses pensions, ses retraites, c'est un fait bien connu, s'éteignent avec lui.
«Quatre cents livres par an, voilà donc tout ce qu'il peut donner à la comtesse, s'il la laisse veuve.
—Quatre cents livres par an, ce n'est pas tout. Mon frère a assuré sa vie pour 10, 000 livres qu'il a léguées à la comtesse au cas où il mourrait avant elle.»
Cette déclaration produisit un certain effet. Chacun se regarda en répétant ces trois mots:—Dix mille livres! Poussé au pied du mur, le notaire fit un dernier effort pour défendre sa position.
«Puis-je vous demander qui a fait de cet arrangement une condition du mariage? dit-il; ce n'est sûrement pas la comtesse elle-même?
—C'est le frère de la comtesse, ce qui revient absolument au même, répondit Henry Westwick.»
Après cela, il n'y avait plus à discuter, au moins tant que le frère de Montbarry serait présent. La conversation changea donc, et le médecin rentra chez lui.
Mais sa curiosité malsaine sur la comtesse n'était pas encore satisfaite. Dans ses moments de loisir, il pensait à la famille de lord Montbarry et se demandait si elle réussirait en définitive à empêcher le mariage. Chaque jour il se prenait à désirer connaître le malheureux à qui on avait ainsi tourné la tête. Chaque jour, durant le court espace de temps qui devait s'écouler avant le mariage, Il se rendit au cercle pour tâcher d'apprendre quelques nouvelles. Rien ne s'était passé, c'est tout ce que l'on savait au cercle. La position de la comtesse était toujours inébranlable: lord Montbarry voulait plus que jamais épouser cette femme. Tous deux étaient catholiques, le mariage devait être célébré à la chapelle de la place d'Espagne. Voilà tout ce que le docteur apprit de nouveau.
Le jour de la cérémonie, après avoir lutté quelques instants avec lui-même, il se décida à sacrifier pour un jour ses malades et leurs guinées, et se dirigea, sans en rien dire vers la chapelle. Sur la fin de sa vie, il entrait en colère quand quelqu'un lui rappelait sa conduite ce jour-là!
Le mariage fut, pour ainsi dire, secret. Une voiture fermée attendait à la porte de l'église; quelques personnes appartenant pour la plupart à la basse classe, et presque toutes de vieilles femmes, étaient éparpillées dans l'intérieur de l'église. Le docteur aperçut cependant quelques rares visages de quelques-uns des membres du cercle, attirés comme lui par la curiosité. Quatre personnes seulement étaient devant l'autel: la mariée, le marié et leurs deux témoins. Un de ces derniers était une vieille femme, qui pouvait passer pour la camériste ou la dame de compagnie de la comtesse; l'autre était sans aucun doute son frère, le baron Rivar. Toutes les personnes faisant partie de la noce, la mariée elle-même, portaient leurs costumes habituels du matin. Lord Montbarry était un homme d'âge moyen, au type militaire, n'ayant rien de remarquable ni dans la démarche, ni dans la physionomie. Le baron Rivar, lui, était la personnification d'un autre type bien connu. On rencontre à Paris presque à chaque pas, sur les boulevards, ces moustaches cirées en pointes, ces yeux hardis, ces cheveux noirs frisés et épais, en un mot cette tête portée arrogamment; il ne ressemblait en rien à sa soeur.
Le prêtre qui officiait était un pauvre bon vieillard remplissant les devoirs de son ministère avec une sorte de résignation et ressentant des douleurs rhumatismales chaque fois qu'il était obligé de s'agenouiller.
La personne sur qui aurait dû se concentrer toute la curiosité des assistants, la comtesse, souleva son voile au commencement de la cérémonie; mais sa robe, d'une extrême simplicité, n'appelait pas longtemps les regards. Jamais mariage ne fut moins intéressant et plus bourgeois que celui-là. De temps en temps le docteur jetait un coup d'oeil vers la porte, comme s'il attendait la subite intervention de quelqu'un qui viendrait révéler un terrible secret et s'opposer à la continuation de la cérémonie. Rien de semblable n'arriva, rien d'extraordinaire, rien de dramatique.
Étroitement liés l'un à l'autre par un éternel serment, les deux époux disparurent suivis de leurs témoins, pour aller signer sur le registre à la sacristie; cependant le docteur attendait toujours et continuait à nourrir l'espoir obstiné qu'un événement inattendu et important devait certainement arriver.
Mais le temps passa et le couple uni rentra dans l'église, se dirigeant cette fois vers la porte.
Le docteur, afin de n'être pas vu, essaya de se cacher; à sa grande surprise, la comtesse l'aperçut. Il l'entendit dire à son mari:
«Un moment, je vous prie, je vois un ami,»
Lord Montbarry s'inclina et attendit. Elle s'avança alors vers le docteur, lui prit la main et la serra convulsivement. Ses grands yeux noirs, pleins d'éclat, brillaient à travers son voile.
«Un pas de plus, vous voyez, vers le commencement de la fin!» lui dit-elle; puis elle retourna auprès de son mari.
Avant que le docteur ait pu se remettre et la suivre, lord et lady Montbarry étaient dans leur voiture et les chevaux marchaient déjà.
À la porte de l'église étaient trois ou quatre membres du cercle qui, comme le docteur Wybrow, n'avaient assisté à la cérémonie que par curiosité. Près d'eux se tenait le frère de la mariée, attendant seul. Son intention évidente était de voir l'homme à qui sa soeur avait parlé. Son regard insolent fixait le docteur d'un air étonné, mais cela ne dura qu'un instant; le regard s'éclaircit soudain et le baron souriant avec une courtoisie charmante, salua l'ami de sa soeur et s'en alla.
Les membres du cercle formèrent un petit groupe sur les marches de l'église et commencèrent à causer: du baron d'abord.
«Quel coquin de mauvaise mine!»
Ils passèrent à Montbarry.
«Est-ce qu'il va emmener cette horrible femme avec lui en Irlande? Certainement non! Il n'ose plus regarder en face ses fermiers, ils savent tous l'histoire d'Agnès Lockwood.
—Eh bien, où ira-t-il?
—En Écosse.
—Aimera-t-elle ce pays-là?
—Oh! Pour une quinzaine seulement; ils reviendront ensuite à
Londres et partiront à l'étranger.
—Parions qu'ils ne reviendront jamais en Angleterre:
—Qui sait?
—Avez-vous vu comme elle a regardé Montbarry au commencement de la cérémonie quand elle a été obligée de soulever son_ _voile? À sa place je me serais sauvé. L'avez-vous vu, docteur?»
Mais le docteur se souvenait maintenant de ses malades, et il en avait assez de tous ces bavardages. Il suivit donc l'exemple du baron Rivar et s'en alla.
—Un pas de plus, vous voyez, vers le commencement de la fin, se répétait-il à lui-même en rentrant chez lui. Quelle fin?
IV
Le jour du mariage, Agnès Lockwood était assise seule dans le petit salon de son appartement de Londres, brûlant les lettres qui lui avaient été écrites autrefois par Montbarry.
Dans le portrait si minutieux que la comtesse avait tracé d'elle au docteur Wybrow, elle avait passé sous silence un des charmes les plus grands d'Agnès: l'expression de bonté et de pureté de ses yeux, qui frappait tous ceux qui l'approchaient. Elle semblait beaucoup plus jeune qu'elle n'était réellement. Avec son teint clair et ses manières timides, on était tenté de parler d'elle comme d'une petite fille, bien qu'elle approchât de la trentaine. Elle vivait seule avec une vieille nourrice qui lui était toute dévouée, d'un modeste revenu, suffisant à peine à leur entretien à toutes deux. Pendant qu'elle déchirait lentement les lettres du parjure, qu'elle jetait ensuite au feu, son visage ne montrait aucun signe de douleur. C'était une de ces natures qui souffrent trop profondément pour trouver un soulagement dans les larmes. Pâle et tranquille, en apparence, les mains froides et tremblantes, elle anéantit toutes les lettres une à une sans oser les relire. Elle venait de déchirer la dernière et se demandait s'il fallait la jeter au feu comme les autres, quand la vieille nourrice entra lui demander si elle voulait recevoir M. Henry; elle nommait ainsi le plus jeune frère de la famille Westwick, qui avait si publiquement déclaré, dans le fumoir du cercle, son mépris pour son frère aîné.
Agnès hésitait. Une légère rougeur colora son visage.
C'est qu'il y avait eu un temps, bien éloigné maintenant, où Henry Westwick avait dit qu'il l'aimait. Elle lui avait fait sa confession bien sincère, lui avait dit que son coeur appartenait à son frère aîné, et Henry s'était soumis. Depuis, ils avaient été de véritables amis, des parents dévoués l'un à l'autre; depuis, chaque fois qu'ils s'étaient rencontrés, la situation n'avait jamais été embarrassante pour eux.
Mais aujourd'hui, le jour du mariage de son frère avec une autre femme, le jour où la trahison était consommée, elle éprouvait une certaine répulsion à le revoir. Son hésitation n'échappa pas à la vieille nourrice qui, se souvenant de les avoir vus tous deux au berceau et se sentant, bien entendu, plus de sympathie pour l'homme, dit timidement un mot en faveur d'Henry.
«Il parait qu'il va partir, ma chérie; il veut seulement vous donner la main et vous dire adieu.»
Cette simple explication fit son effet. Agnès se décida à recevoir son cousin.
Il entra si vite dans la chambre, qu'il la surprit, jetant dans les flammes les morceaux de la dernière lettre de Montbarry. Elle se mit aussitôt à parler la première, pour dissimuler son embarras.
«Tous quittez Londres bien soudainement, Henry. Est-ce pour affaires ou pour votre plaisir?»
Au lieu de répondre, il montra de la main les lettres qui flambaient encore et les cendres noircies de papier brûlé qui formaient un léger amas autour du foyer.
«Vous brûlez des lettres?
—Oui.
-Ses lettres?
—Oui».
Il lui prit doucement la main.
«Je ne me doutais pas que je vous importunais ainsi, à un moment où vous désiriez sans doute être seule. Pardonnez-moi, Agnès, je vous verrai à mon retour.»
Elle sourit tristement et lui fit signe de s'asseoir.
«Nous nous connaissons depuis notre enfance, dit-elle. Pourquoi aurais-je des secrets pour vous? J'ai renvoyé à votre frère, depuis quelque temps déjà, tous les cadeaux qu'il m'avait faits. J'ai voulu faire plus encore et ne rien garder qui pût me rappeler son souvenir. J'ai tenu à brûler ses lettres. J'ai suivi mon inspiration; mais j'avoue que j'hésitais un peu à détruire la dernière. Non pas parce que c'était la dernière, mais parce qu'elle contenait ceci. Elle ouvrit sa main, et lui fit voir une mèche des cheveux de Montbarry attachée par une petite tresse d'or. Allons! qu'elle disparaisse comme le reste!»
Elle la laissa tomber dans le feu. Pendant un moment, elle resta le dos tourné à Henry, appuyée sur le marbre de la cheminée et regardant les flammes. Henry prit la chaise qu'elle lui avait désignée; son visage exprimait deux sentiments bien contraires: son front tout plissé indiquait la colère et il avait les larmes aux yeux. Il s'assit en murmurant entre ses lèvres ce mot:
—Misérable!
Elle fit un effort sur elle-même, et le regardant bien fixement, lui dit: «Voyons, Henry, pourquoi partez-vous?
—Je m'ennuie, Agnès, et j'ai besoin de changement.» Elle s'arrêta un instant avant de reprendre. Les yeux d'Henry disaient clairement qu'il pensait à elle en faisant cette réponse. Agnès lui en était reconnaissante, mais elle songeait toujours à celui qui l'avait abandonnée, sans penser à Henry.
«Est-ce vrai, demanda-t-elle après un long silence, qu'ils se sont mariés aujourd'hui?»
Il répondit presque avec brusquerie par ce seul mot:
«Oui.
—Êtes-vous allé à l'église?»
Il écouta cette question avec un air de surprise indignée.
«Aller à l'église? répéta-t-il. J'aimerais autant aller au…
Il s'arrêta là,—Comment pouvez-vous demander cela? ajouta-t-il plus bas.
—Je n'ai jamais parlé à Montbarry, je ne l'ai même pas vu depuis qu'il a agi avec vous comme un misérable et un imbécile qu'il est.»
Elle le regarda soudain, sans dire un mot. Il la comprit et lui demanda pardon. Mais il n'était pas encore redevenu maître de lui.
«Le jour de l'expiation arrive pour certains hommes, dit-il, même dans ce monde. Il vivra assez pour maudire le jour où il épousa cette femme».
Agnès prit une chaise à côté de lui et le regarda avec une douce surprise.
«Est-ce bien raisonnable d'être prévenu contre cette femme, parce que votre frère me l'a préférée».
Henry lui répondit brusquement:
—Est-ce que vous défendez la comtesse? Vous seriez la seule au monde.
—Pourquoi pas, reprit Agnès. Je ne sais rien contre elle. La seule fois où nous nous sommes rencontrées, elle m'a paru une personne singulièrement timide et nerveuse, et de plus, fort malade, si malade qu'elle s'est évanouie, parce qu'il faisait un peu trop chaud dans la pièce où nous étions. Pourquoi serions-nous injustes? Nous savons qu'elle n'est nullement coupable, qu'elle n'a pas voulu me faire du mal, qu'elle ne savait pas la parole que nous avions échangée avec votre frère.»
Henry leva la main avec impatience et l'arrêta.
«Il ne faut pas être non plus trop juste et trop prête à pardonner, reprit-il. Je ne peux pas souffrir vous entendre parler de cette façon résignée, après la manière scandaleuse et cruelle dont vous avez été traitée de les oublier tous deux, Agnès, je désire que Dieu me permette de vous y aider!» Agnès lui mit la main sur le bras. «Vous êtes bon pour moi, Henry; mais vous ne me comprenez pas tout à_ _fait. Quand vous êtes entré, je pensais à mes souffrances, mais non pas avec les idées que vous avez. Je me demandais s'il était possible que mes sentiments pour votre frère, qui emplissaient entièrement mon coeur et qui avaient si complètement absorbé mon être avaient pu disparaître comme s'ils n'avaient jamais existé. J'ai détruit les derniers souvenirs qui me le rappelaient: je ne le reverrai plus en ce monde; mais le lien qui nous a jadis unis est-il absolument brisé? Suis-je aussi désintéressée de ce qui peut lui arriver d'heureux ou de malheureux que si nous ne nous étions jamais rencontrés et jamais aimés? Qu'en pensez-vous, Henry? Moi, je ne le crois pas.
—Si vous pouviez lui faire porter la peine de sa conduite, répondit sévèrement Henry Westwick, je pourrais être de votre opinion.»
Au moment ou il faisait cette réponse, la vieille nourrice reparut à la porte, annonçant une autre visite.
«Je regrette de vous déranger, ma chérie. Mais il y a la petite Mme Ferraris qui veut savoir quand elle pourra vous dire un mot.» Agnès se tourna vers Henry avant de répondre. «Vous vous souvenez d'Émilie Bidwell, ma petite élève favorite, il y a bien des années, à l'école du village, qui est ensuite devenue ma femme de chambre? Elle m'a quittée pour épouser un courrier italien nommé Ferraris, et j'ai bien peur qu'elle ne soit pas heureuse. Cela ne vous gêne-t-il pas que je la fasse entrer une ou deux minutes.»
Henry se leva pour prendre congé.
«Je serais heureux de revoir Émilie à un autre moment, dit-il, mais il est préférable que je m'en aille. Je n'ai pas tout à fait l'esprit à moi, Agnès, et si je restais ici plus longtemps, je pourrais vous dire des choses qu'il vaut mieux ne pas dire maintenant. Je vais traverser la Manche ce soir et voir ce que me feront quelques semaines de voyage. Il lui prit la main. Y a-t-il quelque chose au monde que je puisse faire pour vous?» demanda-t-il vivement.
Elle le remercia et essaya de retirer sa main, mais Henry résista par une douce étreinte.
«Dieu vous bénisse, Agnès!» dit-il avec un tremblement dans la voix, les yeux fixés à terre.
Le visage d'Agnès se colora d'une soudaine rougeur, puis aussitôt devint plus pâle que jamais; elle connaissait ses sentiments aussi bien qu'il les connaissait lui-même, mais elle était trop troublée pour parler. Il porta la main qu'il tenait à ses lèvres et l'embrassa de toute son âme; puis, sans la regarder, quitta la chambre. La nourrice courut après lui en haut de l'escalier: elle n'avait pas oublié le temps où le plus jeune frère avait été le rival malheureux de l'aîné.
«Ne soyez pas triste, M. Henry, dit tout bas la vieille femme, avec ce gros bon sens des gens du peuple. Essayez encore, quand vous reviendrez!»
Laissée seule pendant quelques instants, Agnès fit le tour de la chambre, cherchant à se calmer. Elle s'arrêta devant une petite aquarelle suspendue au mur et qui avait appartenu à sa mère; c'était son portrait quand elle était enfant. Comme nous serions heureux, pensa-t-elle tristement, si nous ne grandissions jamais!
On fit entrer la femme du courrier: une petite femme douce et mélancolique, avec des cils blonds et des yeux clairs, qui salua avec déférence en toussant d'une petite toux chronique. Agnès lui tendit affectueusement la main.
«Eh bien, Émilie, que puis-je pour vous?»
La femme du courrier fit une réponse assez étrange:
«J'ai peur de vous le dire, mademoiselle.
—La faveur est-elle si difficile à obtenir? Asseyez-vous et dites-moi d'abord comment vous allez. Peut-être que la demande viendra toute seule pendant que nous causerons. Comment votre mari se conduit-il avec vous?»
Les yeux gris-clair d'Émilie devinrent plus clairs encore. Elle secoua sa tête et dit avec un soupir de résignation:
«Je n'ai pas à me plaindre positivement de lui, mademoiselle, mais je crains bien qu'il ne m'aime guère; son intérieur ne lui plaît pas: on dirait qu'il est déjà fatigué de la vie de ménage. Il vaudrait mieux pour tous deux, mademoiselle, qu'il voyageât pendant quelque temps, à tous les points de vue, sans compter que le besoin d'argent commence à se faire joliment sentir.»
Elle porta son mouchoir à ses yeux et soupira encore avec plus de résignation que jamais.
«Je ne comprends pas bien, dit Agnès; je croyais que votre mari avait un engagement pour mener des dames en Suisse et en Italie?
—Oui, mademoiselle, malheureusement; car voici ce qui est arrivé: une de ces dames est tombée malade et les autres n'ont pas voulu partir sans elle. Elles ont donné un mois de gage comme compensation; mais elles avaient pris pour l'automne et l'hiver, et la perte est sérieuse.
—C'est bien fâcheux pour vous, Émilie; mais il faut espérer qu'il y aura bientôt une autre occasion.
—Ce n'est plus son tour, mademoiselle, à être proposé, quand les prochaines demandes viendront au bureau de placement des courriers. Il y en a tant sans travail dans ce moment! S'il pouvait être particulièrement recommandé…»
Elle s'arrêta et laissa la phrase inachevée parler pour elle.
Agnès comprit sur-le-champ.
«Vous voulez ma recommandation, répondit-elle; pourquoi ne pas le dire de suite?»
Émilie rougit.
«Ce serait une si bonne recommandation pour mon mari, répondit-elle toute confuse. Une lettre demandant un bon courrier pour un engagement de six mois, mademoiselle, est justement arrivée au bureau ce matin. C'est le tour d'un autre à être placé, et le secrétaire va le_ _recommander. Si mon mari pouvait seulement envoyer ses certificats aujourd'hui même, avec un simple mot de vous, mademoiselle, cela pèserait dans la balance, comme l'on dit. Une recommandation particulière, entre gens de condition, cela fait tant d'effet.» Elle s'arrêta encore une fois, et soupira de nouveau en regardant le tapis comme si elle avait quelque raison secrète d'être honteuse d'elle-même.
Agnès commençait à se fatiguer du ton persistant de mystère avec lequel son ancienne femme de chambre lui parlait.
«Si vous voulez un mot de moi pour un de mes amis, lui dit-elle, pourquoi ne pas m'en dire le nom?»
La femme du courrier se mit à pleurer.
«Je suis honteuse de vous le dire, mademoiselle.»
Agnès, irritée, lui parla sévèrement pour la première fois.
«Vous êtes absurde, Émilie. Dites-moi le nom immédiatement ou n'en parlons plus. Qu'est-ce que vous préférez?»
Émilie fit un dernier effort. Elle tordit son mouchoir sur ses genoux, et lança le nom comme si elle avait fait partir un fusil chargé:
«Lord Montbarry!»
Agnès se leva et la regarda.
«Vous me surprenez, répondit-elle tranquillement, mais avec un regard que la femme du courrier ne lui avait jamais vu auparavant.
—Sachant ce que vous savez, vous deviez bien penser qu'il m'est impossible d'écrire à lord Montbarry. Je supposais que vous aviez quelque délicatesse de sentiments. Je suis fâchée de voir que je m'étais trompée.»
Toute simple qu'elle était, Émilie n'en comprit pas moins fort bien la réprimande. Elle se dirigea sans bruit vers la porte, et avec ses petites manières pleines de douceur:
«Je vous demande pardon, mademoiselle, je ne suis pas si mauvaise que vous croyez. Mais je vous demande pardon tout de même,» dit-elle.
Elle ouvrit la porte. Agnès la rappela.
Il y avait quelque chose dans l'excuse de cette femme qui frappa la nature juste et généreuse de son ancienne maîtresse.
«Venez, lui dit-elle, il ne faut pas nous quitter comme cela. Faites-vous bien comprendre. Qu'est-ce que vous voulez que je fasse?»
Émilie fut assez sage pour répondre cette fois-ci sans réticence.
«Mon mari va envoyer ses certificats, mademoiselle, à lord Montbarry, en Écosse. Je voulais seulement que vous lui permettiez de dire dans sa lettre que sa femme est connue de vous depuis son enfance, et que vous vous intéressez un peu à lui à cause d'elle. Je ne le demande plus maintenant, mademoiselle, puisque vous m'avez fait comprendre que j'avais tort.»
Avait-elle réellement tort? Les souvenirs du passé, aussi bien que les chagrins du présent, plaidèrent puissamment auprès d'Agnès pour la femme du courrier, «Ce n'est pas une bien grosse faveur que vous me demandez là, dit-elle, se laissant aller à un sentiment de bonté qui prévalait dans toutes les actions de sa vie. Mais je ne sais si je dois permettre que mon nom soit mentionné dans la lettre de votre mari. Redites-moi encore exactement ce qu'il désire écrire.»
Émilie répéta sa demande et fit une proposition qui lui sembla fort importante, comme à toutes les personnes qui n'ont pas l'habitude de tenir une plume.
«Supposons que vous écriviez vous-même, mademoiselle, pour voir ce que cela donnera une fois sur le papier?»
Quoique enfantine, l'idée fut mise à exécution par Agnès.
«Si je vous laisse prononcer mon nom, dit-elle, il faut en effet que nous décidions au moins ce que vous direz.»
Elle écrivit donc une phrase la plus brève et la plus simple qu'elle put trouver:
«J'ose dire que ma femme est connue depuis son enfance par Mlle Agnès Lockwood, qui, par cette raison, porte quelque intérêt à ma réussite en cette circonstance.»
Réduite à cette seule phrase, il n'y avait sûrement rien dans la mention de son nom qui pût signifier qu'Agnès eût donné une autorisation quelconque ou même qu'elle en eût eu connaissance. Elle hésita cependant encore un peu et tendit le papier à Émilie.
«Il faut que votre mari le copie exactement sans rien y changer, dit-elle. À cette condition, je consens à ce que vous voulez.»
Émilie n'était pas seulement reconnaissante, elle était réellement touchée. Agnès congédia vivement la petite femme.
«Ne me donnez pas le temps de me repentir et de le reprendre,» dit-elle.
Émilie disparut.
«Le lien qui nous a jadis unis est-il complètement brisé? Suis-je aussi désintéressée de ce qui peut lui arriver d'heureux ou de malheureux que si nous ne nous étions jamais rencontrés et jamais aimés?»
Agnès regarda la pendule. Il n'y avait pas dix minutes qu'elle s'était posé ces questions, et elle était presque honteuse en songeant à la réponse qu'elle venait d'y faire.
Le courrier de cette nuit la rappellerait une fois de plus au souvenir de Montbarry, et à quel propos? À propos du choix d'un domestique.
Deux jours après, elle reçut quelques lignes pleines de reconnaissance d'Émilie. Son mari avait obtenu la place. Ferraris était engagé pour six mois en qualité de courrier de lord Montbarry.
DEUXIÈME PARTIE
V
Après une semaine de voyage en Écosse, milord et milady revinrent subitement à Londres. Sa visite aux montagnes et aux lacs écossais n'avait point donné à milady le désir de faire plus ample connaissance avec eux. Quand on lui en demanda la raison, elle répondit laconiquement:
«J'ai déjà vu la Suisse.»
Pendant une semaine encore, les nouveaux mariés restèrent à Londres, vivant en véritables reclus. Un jour, la vieille nourrice qui revenait de faire une commission dont Agnès l'avait chargée rentra dans un état d'excitation difficile à décrire. En passant devant la porte d'un dentiste à la mode, elle avait rencontré lord Montbarry qui en sortait. La bonne femme dépeignit cette rencontre avec un malin plaisir, représentant lord Montbarry comme affreusement malade.
«Ses joues se creusent, ma chérie, sa barbe est grise. J'espère que le dentiste lui aura fait beaucoup de mal!»
Sachant que sa vieille et fidèle servante haïssait de tout son son coeur l'homme qui l'avait abandonnée, Agnès fit la part d'une grande exagération dans le récit qu'elle venait d'entendre, et néanmoins sa première impression fut celle d'un véritable malaise. Elle risquait, en effet, elle aussi, de rencontrer dans la rue lord Montbarry: il était même possible qu'elle se trouvât face à face avec lui la première fois qu'elle sortirait. Elle resta deux jours entiers chez elle, honteuse de cette crainte ridicule. Le troisième jour, les nouvelles du monde, dans les journaux, annoncèrent le départ pour Paris de lord Montbarry se rendant en Italie.
Mme Ferraris vint le même soir prévenir Agnès que son mari l'avait quittée en lui donnant quelques preuves de tendresse conjugale; la seule perspective d'aller à l'étranger l'avait rendu plus aimable. Un seul domestique accompagnait les voyageurs, la femme de chambre de lady Montbarry, une silencieuse et revêche créature, avait-on dit à Émilie. Le frère de madame, le baron Rivar, était déjà sur le continent. Il avait été entendu qu'il retrouverait à Rome sa soeur et son mari. Les semaines se succédaient tristement pour Agnès. Elle montrait dans sa position un courage admirable, voyant ses amis, s'occupant à ses heures de loisir à lire ou à dessiner, essayant de tout enfin pour détourner son esprit des tristes souvenirs du passé. Mais elle avait trop aimé, avait été trop profondément blessée pour que les remèdes moraux qu'elle employait eussent une influence quelconque sur elle, Les personnes qui se trouvaient avec elle dans les relations ordinaires de la vie, trompées par l'apparente sérénité de ses manières, étaient d'accord pour dire que miss Lockwood paraissait oublier ses malheurs. Mais une vieille amie à elle, une amie de pension qui la vit pendant un petit voyage à Londres, fut très vivement alarmée par le changement qu'elle remarqua chez Agnès. Cette amie était Mme Westwick, femme de ce frère cadet de lord Montbarry, que le dictionnaire nobiliaire indiquait comme héritier présomptif du titre. Il était en Amérique, surveillant les propriétés minières qu'il y possédait. Mme Westwick insista pour emmener Agnès chez elle en Irlande.
«Venez me tenir compagnie pendant que mon mari est absent. Mes trois petites filles vous feront une société; la seule étrangère que vous verrez est la gouvernante, et je réponds d'avance que vous l'aimerez. Faites vos paquets, et je viendrai vous prendre demain pour aller à la gare.»
Agnès ne pouvait qu'accepter une aussi aimable invitation. Pendant trois mois, elle vécut heureuse sous le toit de son amie. Les petites filles en larmes s'accrochèrent à ses vêtements lors de son départ, la plus jeune voulait absolument partir à Londres avec Agnès. Moitié plaisantant, moitié sérieusement, elle dit à Mme Westwick en se séparant:
«Si votre gouvernante vous quitte, gardez-moi sa place.»
Mme Westwick sourit. Les enfants prirent gravement la chose au sérieux et promirent à Agnès de la prévenir.
Le jour même où Agnès Lockwood revint à Londres, le passé se rappela à son souvenir. Elle qui tenait tant à l'oublier! Après les premiers embrassements et les premiers compliments, la vieille nourrice, qui était restée pour garder l'appartement, eut des nouvelles importantes à donner de la femme du courrier.
«La petite Mme Ferraris est venue, ma chérie, dans un état affreux, demandant quand vous serez de retour. Son mari a quitté lord Montbarry sans prévenir et personne ne sait ce qu'il est devenu.»
Agnès la regarda avec étonnement:
«Êtes-vous sûre de ce que vous dites?»
La nourrice répandit qu'elle en était absolument sûre.
«Mais, mon Dieu, mademoiselle, ajouta-t-elle, la nouvelle vient du bureau des courriers dans Golden square, du secrétaire, mademoiselle Agnès, du secrétaire lui-même!»
À cette nouvelle affirmation, Agnès, surprise et inquiète, envoya sur-le-champ—la soirée n'était pas encore très avancée—prévenir Mme Ferraris qu'elle était de retour.
Une heure après, la femme du courrier arriva, dans un état d'agitation incroyable; quand elle put parler, elle confirma en tous points ce qu'avait dit la nourrice.
Après avoir reçu avec assez de régularité des lettres de son mari, datées de Paris, de Rome et de Venise, Émilie lui avait écrit deux fois sans recevoir de réponse.
Fort inquiète, elle était allée au bureau, à Golden square, demander si on avait des nouvelles de son mari. La poste du matin avait apporté au secrétaire une lettre d'un courrier qui était à Venise. Elle contenait des renseignements sur Ferraris; on avait laissé sa femme en prendre une copie qu'elle apportait à lire à Agnès.
Celui qui écrivait disait qu'il était tout récemment arrivé à Venise, et que sachant que son ami Ferraris était avec lord et lady Montbarry, logé dans un vieux palais vénitien qu'on avait loué à bail, il y était allé pour le voir. Après avoir sonné à une porte ouvrant sur le canal, sans pouvoir se faire entendre, il était allé de l'autre côté donnant dans une étroite allée comme la plupart des rues de la ville. Il trouva sur le seuil de la porte, comme si elle se fût attendue à ce qu'il vînt ensuite par là, une femme pâle avec de magnifiques yeux noirs, qui n'était autre que lady Montbarry.
Elle lui demanda en italien ce qu'il voulait. Il répondit qu'il désirait voir le courrier Ferraris, si cela était possible. Aussitôt elle lui dit que Ferraris avait quitté le palais, sans donner aucune explication, et sans même laisser une adresse à laquelle on pût lui faire parvenir les gages du mois courant qui lui étaient dus.
Tout étonné, le courrier demanda si quelqu'un avait fait de vifs reproches à Ferraris, ou si l'on s'était disputé avec lui.
Voici la réponse même de la dame:
«À ma connaissance, on n'a rien dit à Ferraris et il n'a eu de dispute avec personne. «Je suis lady Montbarry et je puis vous assurer que Ferraris a été traité chez nous avec la plus grande bonté. Nous sommes aussi étonnés que vous de sa disparition extraordinaire. Si vous entendez parler de lui, je vous prie de nous le faire savoir, afin que nous puissions au moins lui payer ce qui lui est dû.»
Après une ou deux questions auxquelles on répondit encore, sur la date et l'heure à laquelle Ferraris avait quitté le palais, le courrier s'éloigna.
Sur-le-champ il commença les recherches nécessaires sans le moindre résultat. D'ailleurs personne n'avait vu Ferraris. Il n'avait fait de confidences à personne; en un mot, nul ne savait quoi que ce fût d'important, pas même sur lord et lady Montbarry. Le bruit courait bien que la servante anglaise de madame l'avait quittée avant la disparition de Ferraris pour retourner auprès de sa famille, dans son pays, et que lady Montbarry n'avait pas cherché à la remplacer. On parlait de milord, comme d'un homme d'une santé faible. Il vivait dans la plus absolue solitude; personne n'était admis à le voir pas même ses compatriotes. On avait découvert une vieille femme imbécile qui faisait le ménage; elle arrivait le matin et s'en allait le soir; mais elle n'avait jamais vu le courrier; elle n'avait même pas aperçu lord Montbarry, qui restait alors confiné dans sa chambre. Madame, une bien bonne et bien charmante maîtresse, prodiguait des soins assidus à son mari. Il n'y avait pas d'autres domestiques dans la maison, du moins la bonne femme n'en connaissait pas d'autres qu'elle. On faisait venir les repas du restaurant; milord, disait-on, n'aimait pas les étrangers. Le beau-frère de milord, le baron, était généralement enfermé dans un endroit retiré du palais, occupé, disait l'excellente maîtresse, à des expériences de chimie. Ces expériences répandaient quelquefois une mauvaise odeur. Un médecin avait été appelé récemment pour voir Sa Seigneurie, un médecin italien, résidant depuis longtemps à Venise. On lui fit quelques questions; c'était un médecin de talent et un homme d'une réputation fort honorable; il n'avait pas vu Ferraris, ayant été mandé au palais, comme il le fit voir par son agenda, à une date postérieure à la disparition du courrier. Le médecin donna quelques détails sur la maladie de lord Montbarry: c'était une bronchite. Il n'y avait encore aucune crainte à avoir, bien que la maladie fût aiguë. Si des symptômes alarmants venaient à se produire, il était entendu avec madame qu'on appellerait un autre médecin. Il était impossible de dire trop de bien de milady; nuit et jour elle veillait au chevet de son mari.
Voilà tout ce que révéla l'enquête faite par le courrier, ami de
Ferraris. La police était à la recherche de l'homme disparu.
C'était le seul espoir qui restât à la femme de Ferraris.
«Qu'en pensez-vous, mademoiselle, demanda avec vivacité la pauvre femme; que me conseillez-vous de faire?»
Agnès ne savait que lui répondre; elle avait réellement souffert en écoutant Émilie. Ce qui se rapportait à Montbarry dans la lettre du courrier, la nouvelle de sa maladie, la triste peinture de la vie retirée qu'il menait, avait rouvert l'ancienne blessure. Elle ne pensait même pas à la disparition de Ferraris; son esprit était à Venise auprès du malade.
«Pensez-vous que cela vous donnerait une idée, mademoiselle, si vous lisiez les lettres que mon mari m'a écrites? Il n'y en a que trois, ce ne sera pas long.»
Agnès, par bonté, se mit à lire les lettres. Elles n'étaient pas des plus tendres.
Chère Émilie et _Votre affectionné _étaient, bien que conventionnels, les seuls mots aimables qu'elles continssent. Dans la première lettre, on ne parlait pas très favorablement de lord Montbarry:
«Nous quittons Paris demain. Je n'aime pas beaucoup milord. Il est fier et froid, et, entre nous, fort avare de son argent. J'ai eu avec lui des discussions pour des riens, pour quelques centimes sur une note d'hôtel; et deux fois déjà il y a eu des mots piquants entre les nouveaux mariés à cause de la facilité avec laquelle madame a acheté toutes les jolies choses qui l'ont tentée dans les magasins de Paris.
» Mes moyens ne me le permettent pas; il faut que vous ne dépensiez pas plus que ce que je vous donne. Il le lui a dit très ferme. Quant à moi, j'aime madame. Elle a les façons gracieuses et aimables des étrangères, elle me parle comme si j'étais son égal.»
La seconde lettre était datée de Rome:
«Les caprices de milord, écrivait Ferraris, ne nous laissent pas un instant de repos. Il devient d'une humeur intolérable. Je pense qu'il est tourmenté par des souvenirs pénibles. Je le vois constamment lire de vieilles lettres quand sa femme n'est pas là. Nous devions rester à Gênes, mais il nous l'a fait quitter à la hâte, de même que Florence.
» Ici, à Rome, milady insiste pour se reposer. Son frère est venu nous retrouver. Il y a déjà eu une dispute, à ce que m'a dit la femme de chambre, entre milord et le baron. Ce dernier voulait emprunter de l'argent à monsieur Milord a refusé sur un ton qui a offensé le baron Rivar. Milady les a remis d'accord et leur a fait échanger une poignée de main.»
La troisième et dernière lettre était de Venise: «Encore des économies de milord! Au lieu de rester à l'hôtel, nous avons loué un vieux palais humide, moisi et désert. Milady insiste pour avoir les meilleures chambres partout où nous allons, mais le palais coûte bien moins cher que l'hôtel, et nous l'avons pour deux mois.
» Milord a essayé de l'avoir pour plus longtemps; il prétend que la tranquillité de Venise lui fait du bien. Mais un spéculateur étranger a acheté le palais et va le transformer en hôtel. Le baron est toujours avec nous, et il y a encore eu des ennuis pour des affaires d'argent. Je n'aime pas le baron; mes sympathies pour milady n'augmentent pas. Elle était bien plus aimable avant que le baron nous eût rejoints. Milord paie très exactement, c'est un point d'honneur chez lui. Il n'aime pas à se séparer de son argent, mais il s'y décide, parce qu'il a donné sa parole. Je reçois mon salaire régulièrement à la fin de chaque mois. Pas un franc de plus, par exemple, bien que j'aie fait une foule de choses qui n'entrent pas dans le service d'un courrier. Figurez-vous le baron essayant de m'emprunter de l'argent à moi! C'est un joueur endurci. Je ne l'avais pas cru quand la femme de chambre de milady me l'avait dit, mais j'en ai vu assez depuis pour me convaincre. J'ai vu en outre d'autres choses qui… eh bien! Qui n'augmentent pas mon respect pour milady et le baron. La femme de chambre a l'intention de s'en aller. C'est une Anglaise rigide qui ne prend pas les choses tout à fait aussi bien que moi. La vie est bien triste ici On ne va nulle part, pas une âme ne vient à la maison; personne ne fait de visite à milord, pas même le consul; son banquier non plus. Quand il sort, il sort seul, et généralement vers la tombée de la nuit. À la maison, il s'enferme dans sa chambre avec ses livres, et voit aussi peu sa femme et le baron que possible. Je crois que nous ne sommes pas loin d'une crise. Quand les soupçons de milord seront une fois éveillés, les conséquences seront terribles. Dans certains cas, je crois lord Montbarry homme à ne s'arrêter devant rien. Néanmoins, mes gains sont bons et mes moyens ne me permettent pas de quitter la place comme la femme de chambre de milady.»
Agnès, avec un sentiment de honte et de chagrin qui n'en faisait pas une bonne conseillère pour la malheureuse femme qui implorait ses avis, rendit les lettres qui venaient de lui apprendre les peines qu'avait déjà supportées, par sa faute, l'homme qui l'avait abandonnée.
«La seule chose que je puisse vous dire, reprit-elle après avoir prononcé quelques paroles de consolation et d'espoir, est qu'il faut consulter une personne de plus d'expérience que moi. Voulez-vous que j'écrive à mon notaire, qui est en même temps mon ami et mon homme d'affaires, de venir demain dès qu'il aura terminé ses travaux?»
Émilie accepta cette proposition avec reconnaissance; on prit rendez-vous pour le lendemain. Agnès se chargea d'écrire la lettre nécessaire et la femme du courrier s'en alla. Fatiguée, blessée an coeur, Agnès s'étendit sur le canapé pour se reposer et se remettre un peu. La nourrice, toujours pleine de sollicitude, lui apporta une tasse de thé. Le bavardage de la bonne vieille, qui roula sur elle-même et sur ce qu'elle avait fait pendant l'absence d'Agnès, fut une sorte de soulagement. Elles causaient encore tranquillement, quand on frappa un coup violent à la porte de la maison. Des pas précipités montèrent l'escalier. La porte de la chambre fut ouverte avec fracas; la femme du courrier entra comme une folle.
«Il est mort! Ils l'ont assassiné!»
Ce fut tout ce qu'elle put dire. Elle se jeta à genoux auprès du canapé, étendit une main qui serrait un papier et tomba à la renverse.
La nourrice fit signe à Agnès d'ouvrir la fenêtre, et s'occupa de rappeler la malheureuse à la vie.
«Qu'est-ce donc que cela? s'écria-t-elle tout à coup. Elle tient une lettre. Voyez ce que c'est, mademoiselle.»
L'enveloppe ouverte était adressée à Mme Ferraris. L'écriture était évidemment contrefaite. Le cachet de la poste était celui de Venise, l'enveloppe renfermait une feuille de papier à lettre et un billet plié en plusieurs doubles.
La lettre avait une ligne d'une écriture contrefaite également:
Pour vous consoler de la perte de votre mari,
Agnès ouvrit ensuite un morceau de papier qui y était joint.
C'était un billet de la Banque d'Angleterre de mille livres sterling.
VI
Le lendemain, l'ami et conseiller d'Agnès Lockwood, M. Troy, vint au rendez-vous dans la soirée.
Mme Ferraris, toujours convaincue de la mort de son mari, était suffisamment remise pour assister à la consultation. Aidée par Agnès, elle dit au notaire le peu que l'on savait relativement à la disparition de Ferraris, et lui montra ensuite les lettres ayant trait à cette affaire.
M. Troy lut d'abord les trois lettres adressées par Ferraris à sa femme, puis la lettre écrite par le courrier, ami de Ferraris, racontant sa visite au palais et son entrevue avec lady Montbarry, puis enfin la ligne d'écriture anonyme qui avait accompagné le don extraordinaire de mille livres sterling fait à la femme de Ferraris.
M. Troy n'était pas seulement un homme de savoir et d'expérience dans sa profession, c'était un homme connaissant les moeurs de l'Angleterre et celles de l'étranger. Observateur habile, esprit original, il avait conserve sa bonté naturelle que la triste expérience qu'il avait acquise de l'humanité n'avait pu altérer. Malgré toutes ces qualités, était-ce le meilleur conseiller qu'Agnès pût choisir dans les circonstances actuelles?
La petite Mme Ferraris, avec tous ses mérites de bonne femme de ménage, était une femme essentiellement commune, M. Troy, lui, était la dernière personne qui eût su lui inspirer des sympathies ou de la confiance; il était tout l'opposé d'un homme ordinaire.
«Elle a l'air bien malade, la pauvre petite!»
C'est ainsi qu'il entama l'affaire, parlant de Mme Ferraris comme si elle n'eût pas été là.
«Elle a subi un terrible malheur,» répondit Agnès.
M. Troy se tourna vers Mme Ferraris et la regarda de nouveau avec l'intérêt qu'on accorde en général à la victime d'un malheur. D'un air distrait, il tapotait sur la table avec ses doigts. Puis il se décida à parler.
«Vous ne croyez réellement pas, ma chère dame, que votre mari soit mort?»
Mme Ferraris mit son mouchoir sur ses yeux.—Mort!—ce mot ne rendait nullement sa pensée.
«Assassiné! dit-elle sèchement, la figure, cachée par son mouchoir.
—Pourquoi et par qui?» demanda M. Troy.
Mme Ferraris parut hésiter un peu à répondre. «Vous avez lu les lettres de mon mari, monsieur, commença-t-elle. Je crois qu'il découvert…» et elle s'arrêta.
«Qu'a-t-il découvert?»
Il y a des limites à la patience humaine, même à la patience d'une femme désolée. Cette froide question irrita Mme Ferraris au point de la faire s'expliquer enfin clairement.
«Il a découvert lady Montbarry avec le baron! répondit-elle, avec un éclat de voix. Le baron n'est pas plus le frère de cette misérable femme que moi. Mon pauvre cher mari s'est aperçu de l'infamie de ces deux coquins. La femme de chambre a quitté sa place à cause de cela; si Ferraris s'en était allé aussi, il serait en vie maintenant. Ils l'ont tué. Je dis qu'ils l'ont tué pour empêcher que tout n'arrivât aux oreilles de lord Montbarry.»
Puis, en quelques mots de plus en plus vifs, s'exaltant à mesure qu'elle parlait, Mme Ferraris donna son opinion sur l'affaire.
Sans se prononcer, M. Troy écouta avec une expression de railleuse approbation.
«C'est très remarquablement arrangé, madame Ferraris, dit-il; vous bâtissez bien vos phrases et vous posez vos conclusions de main de maître. Si vous étiez homme, vous auriez fait un excellent avocat, vous auriez empoigné les jurés corps à corps: Terminez, ma bonne dame, terminez maintenant. Dites-nous qui vous a envoyé cette lettre contenant le billet de banque. Les deux misérables qui ont assassiné M. Ferraris n'auraient pas, je crois, mis la main à la poche pour vous envoyer mille livres. Qui est-ce, hein? Je crois que le timbre de la poste est Venise. Avez-vous quelque ami dans cette ville intéressante, un ami au coeur large comme sa bourse, qui ait été mis dans le secret et qui veuille vous consoler en gardant l'anonyme?»
Il n'était guère facile de répondre à cela. Mme Ferraris commença à ressentir une sorte de haine pour M. Troy.
«Je ne vous comprends pas, monsieur, répondit-elle; je ne pense pas qu'il y ait dans cette affaire sujet à_ _plaisanterie.»
Agnès intervint alors pour la première fois. Elle approcha un peu sa chaise de celle de son ami.
«À votre avis, lui demanda-t-elle, quelle explication vous semble plausible?
—J'offenserais Mme Ferraris en le disant, répondit M. Troy.
—Non, monsieur, vous ne m'offenserez en aucune façon,» s'écria Mme Ferraris qui maintenant ne prenait plus la peine de cacher l'inimitié qu'elle ressentait pour M. Troy.
Le notaire se renversa dans sa chaise.
«Très bien, dit-il, de l'air le plus affable, terminons donc. Remarquez, madame, que je ne discute pas votre manière de voir sur ce qui a pu se passer au palais à Venise. Vous avez les lettres de votre mari, sur lesquelles vous vous appuyez, et vous avez aussi en faveur de votre thèse le départ significatif de la femme de chambre de lady Montbarry. Supposons donc tout d'abord que lord Montbarry ait subi quelque injure, que M. Ferraris ait été le premier à s'en apercevoir, et que les coupables aient eu des raisons de craindre, non seulement qu'il instruisît lord Montbarry de sa découverte, mais encore qu'il pût être le principal témoin à charge contre eux, si le scandale éclatait et venait à se dénouer devant un tribunal. Maintenant, faites bien attention! En admettant tout cela, j'arrive à une conclusion totalement opposée à la vôtre. Voici votre mari dans ce misérable ménage à trois, y vivant d'une manière fort embarrassante pour lui. Que fait-il? Il y a le billet de banque et les quelques mots qu'il vous a envoyés; sans cela, je pourrais dire qu'on a agi prudemment en prenant la fuite et qu'il s'est sagement retiré de l'association dont je viens de parler, après avoir découvert un secret qui pouvait lui attirer certains désagréments; mais la somme que vous avez reçue ne permet pas de soutenir cette opinion. Ma seconde hypothèse n'est pas, je l'avoue, très favorable à M. Ferraris: je crois qu'on a eu intérêt à l'éloigner, et je prétends maintenant qu'il a été payé pour disparaître et que le billet de banque que voici est le prix de son départ subit, prix que les coupables ont envoyé à sa femme.»
Les yeux gris-clair de Mme Ferraris s'éclairèrent soudain; son teint, plombé d'ordinaire, s'empourpra subitement.
«C'est faux! cria-t-elle. C'est une honte! c'est une infamie de parler ainsi de mon mari!
—Je vous avais bien dit que je vous offenserais, repartit
M. Troy.»
Agnès intervint une fois encore pour rétablir la paix. Elle prit la main de l'épouse offensée; elle fit remarquer au notaire ce qu'il y avait d'injurieux pour Ferraris dans ses soupçons, et en appela à lui-même de son propre jugement. Pendant qu'elle parlait, la nourrice interrompit l'entretien en entrant dans la chambre avec une carte de visite. C'était la carte d'Henry Westwick; il y avait quelques mots écrits à_ _la hâte au crayon.
«J'apporte de mauvaises nouvelles. Laissez-moi vous voir un instant en bas.»
Agnès quitta immédiatement la chambre.
Seul, avec Mme Ferraris, M. Troy montra enfin la bonté de son coeur. Il essaya de faire la paix avec la femme du courrier.
«Vous avez parfaitement le droit, ma chère dame, de ressentir aussi vivement une appréciation qui vous semble injurieuse pour votre mari, reprit-il; je dois même dire que je ne vous en respecte que plus en vous voyant prendre ainsi chaleureusement sa défense. Mais aussi, n'oubliez pas, vous, que mon devoir, dans une aussi grave affaire, est de dire sincèrement ce que je pense. Il est impossible que j'aie l'intention de vous être désagréable, ne connaissant ni vous, ni M. Ferraris. Mille livres sterling, c'est une grosse somme; et quelqu'un qui n'est pas riche, peut être excusable de se laisser tenter quand on lui demande, non pas de commettre une mauvaise action, mais seulement de se tenir à l'écart pendant un certain temps. Mon seul but, agissant en votre faveur, est d'arriver à la vérité. Si vous voulez bien m'accorder du temps, je ne vois encore aucune raison qui puisse empêcher d'espérer qu'on retrouve votre mari.»
La femme de Ferraris écouta sans se laisser convaincre: son esprit borné et plein de méfiance contre M. Troy ne lui permettait pas de comprendre ce qui aurait dû la faire revenir sur sa première impression. «Je vous suis très obligée, monsieur.» C'est tout ce qu'elle répondit, mais ses yeux furent plus expressifs et ils ajoutèrent très clairement, dans leur langage: «Vous pouvez dire ce que vous voudrez; je ne vous pardonnerai jamais de ma vie.»
M. Troy abandonna la partie. Il recula tranquillement sa chaise, mit ses mains dans ses poches, et regarda par la fenêtre.
Après quelques instants de silence, la porte du salon s'ouvrit.
M. Troy rapprocha vivement sa chaise de la table, s'attendant à voir Agnès. À sa grande surprise, c'est une personne qui lui était complètement étrangère qui entra: un homme jeune ayant sur son visage une expression de tristesse et d'embarras. Il regarda M. Troy et salua gravement.
«J'ai eu le malheur d'apporter à miss Agnès Lockwood des nouvelles qui l'ont fortement impressionnée, dit-il; elle s'est retirée dans sa chambre en me priant de vous faire ses excuses et de la remplacer auprès de vous.»
Après s'être ainsi présenté, il aperçut Mme Ferraris et lui tendit gracieusement la main:
«Il y a des années que nous ne nous sommes vus, Émilie; j'ai peur que vous n'ayez presque oublié le «monsieur Henry» d'autrefois.»
Émilie, toute confuse, lit la révérence, et demanda si elle pouvait être de quelque utilité à miss Lockwood.
«La vieille nourrice est avec elle, répondit Henry; il vaut mieux les laisser ensemble.»
Puis il se tourna de nouveau vers M. Troy:
«J'aurais dû vous dire mon nom, monsieur. Je m'appelle Henry
Westwick; je suis le plus jeune frère de défunt lord Montbarry.
——Défunt lord Montbarry! s'écria M. Troy.
—Mon frère est mort à Venise, hier soir; voici la dépêche, dit-il, en tendant un papier à M. Troy.»
Le télégramme était ainsi conçu:
«_Lady Montbarry, Venise, à Stephen Robert Westwick, Newburry-Hotel, Londres. _Il est inutile de faire le voyage. Lord Montbarry est mort de bronchite, à huit heures quarante, ce soir. Tous détails nécessaires par poste.»
«Cette mort était-elle attendue, monsieur? demanda le notaire.
—Je ne puis pas dire qu'elle nous ait entièrement surpris, répondit Henry. Mon frère Stéphen, qui est maintenant le chef de la famille, a reçu, il y a trois jours, une dépêche l'informant que des symptômes alarmants s'étaient déclarés dans l'état de mon frère, et qu'un deuxième médecin avait dû être appelé. Il télégraphia aussitôt pour dire qu'il avait quitté l'Irlande, se dirigeant sur Londres pour se rendre à Venise, priant qu'on adressât à son hôtel les nouvelles qu'il pourrait être utile de lui faire parvenir. Une seconde dépêche arriva. Elle annonçait que lord Montbarry était dans un état d'insensibilité complète et qu'il ne reconnaissait plus personne. On conseillait en outre à mon frère d'attendre à Londres de plus amples informations. La troisième dépêche est maintenant entre vos mains. Voilà tout ce que je sais jusqu'à présent.»
M. Troy regardait en ce moment la femme du courrier; il fut frappé par l'expression de peur qui se dessina nettement sur sa physionomie,
«Madame Ferraris, lui dit-il, avez-vous entendu ce que vient de me dire M. Westwick?
—Pas un mot ne m'a échappé, monsieur.
—Avez-vous quelques questions à faire?
—Non, monsieur.
—Vous paraissez fort alarmée, insista le notaire. Est-ce toujours de votre mari?
-Je ne le reverrai jamais, monsieur; depuis longtemps je le croyais, vous le savez; maintenant, j'en suis sûre.
—Sûre, après ce que vous avez entendu?
—Oui, monsieur.
—Pouvez-vous me dire pourquoi?
—Non, monsieur; c'est un pressentiment que j'ai, sans pouvoir l'expliquer.
—Oh! Un pressentiment? répéta M. Troy avec un ton de dédain plein de compassion. Quand on en arrive aux pressentiments, ma bonne dame!…»
Il laissa la phrase inachevée, et se leva pour prendre congé de
M. Westwick.
La vérité c'est qu'il commençait à se perdre lui-même en conjectures, et qu'il ne voulait pas le laisser voir à Mme Ferraris.
«Acceptez l'expression de toute ma sympathie, monsieur, dit-il fort poliment à Henry Westwick. Je vous salue, monsieur.»
Henry se tourna vers Mme Ferraris, comme l'avocat fermait la porte.
«J'ai entendu parler de vos peines, Émilie, par miss Lockwood. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous?
—Rien, monsieur, merci. Peut-être vaut-il mieux que je rentre chez moi après ce qui vient d'arriver. Je viendrai demain voir si je puis être de quelque utilité à Mlle Agnès. Je prends bien part à ses chagrins.»
Elle s'en alla sans bruit, toujours pleine de déférence, s'obstinant à conserver les idées les plus sombres sur la cause de la disparition de son mari.
Henry Westwick regarda autour de lui, le petit salon était vide. Il n'y avait rien qui pût le retenir dans la maison, et cependant il y restait. C'était quelque chose déjà d'être près d'Agnès, de voir les objets qui lui appartenaient éparpillés dans la pièce. Là, dans un coin, était son fauteuil, à côté, sa broderie sur la table de travail: sur un petit chevalet, près de la fenêtre, son dernier dessin, encore inachevé. Le livre qu'elle avait lu était sur le canapé avec un couteau à papier marquant la page à laquelle elle s'était arrêtée. Il regarda les uns après les autres tous ces objets qui lui rappelaient la femme qu'il aimait, les prit avec une sorte de respect et les reposa à leur place en soupirant. Ah! qu'elle était encore loin de lui, qu'ils étaient loin l'un de l'autre!
«Elle n'oubliera jamais Montbarry, pensa-t-il, en prenant son chapeau pour s'en aller. Pas un de nous ne souffre de sa mort aussi vivement qu'elle. Pauvre femme, comme elle l'aimait!»
Dans la rue, au moment où Henry fermait la porte de la maison, il fut arrêté au passage par quelqu'un qu'il connaissait,—un homme fatigant et curieux,—doublement mal venu en ce moment.
«Tristes nouvelles sur votre frère, Westwick. Une mort bien inattendue, n'est-ce pas? Nous n'avions jamais entendu dire au cercle que la poitrine de lord Montbarry fût délicate. Que va faire la Compagnie?»
Henry tressaillit; il n'avait jamais pensé à l'assurance sur la vie contractée par son frère.
Que pouvaient faire les Compagnies, sinon payer? Une mort causée par une bronchite attestée par deux médecins était sûrement la mort la moins sujette à discussion.
«Je voudrais que vous ne m'ayez pas parlé de cela, dit-il d'un ton irrité.
—Ah! répliqua son ami, vous pensez que la veuve aura l'argent?
Moi aussi! Moi aussi!»
VII
Quelques jours plus tard, deux compagnies d'assurances reçurent de l'homme d'affaires de la veuve la nouvelle officielle de la mort de lord Montbarry. La somme assurée à chaque bureau était de 5, 000 livres sterling, sur lesquelles une année de prime seulement avait été payée. En pareille occurrence, les directeurs jugèrent utile d'étudier un peu l'affaire.
Les médecins attitrés des deux compagnies qui avaient recommandé l'assurance de lord Montbarry furent appelés en conseil pour expliquer les rapports qu'ils avaient faits. Cette nouvelle éveilla la curiosité des personnes s'occupant d'assurances sur la vie. Sans refuser absolument de payer l'argent, les deux bureaux, agissant de concert, décidèrent qu'ils nommeraient une commission d'enquête à Venise «pour recueillir de plus amples informations».
M. Troy apprit aussitôt ce qui se passait. Il écrivit sur-le-champ à Agnès pour l'en informer, ajoutant un bon conseil à son avis.
«Vous êtes intimement liée, je le sais, lui disait-il, avec lady Barville, soeur aînée de feu lord Montbarry. L'avocat de son mari est aussi celui de l'une des compagnies d'assurances: il peut y avoir dans le rapport de la commission d'enquête quelque chose qui ait trait à la disparition de Ferraris; on ne laisserait pas voir, cela va de soi, un pareil document à des personnes ordinaires; mais une soeur du feu lord est une si proche parente qu'on fera sûrement en sa faveur exception aux règles habituelles. Sir Théodore Barville n'a qu'à en manifester le désir, et les avocats, même s'ils ne permettent pas à sa femme de prendre connaissance du rapport, répondront du moins à toutes les questions qu'elle leur posera à ce sujet. Dites-moi ce que vous pensez de mon idée le plus tôt possible.»
La réponse arriva par retour du courrier. Agnès refusait de suivre le conseil de M. Troy.
«Mon intervention, tout innocente qu'elle a été, écrivait-elle, a déjà eu de si déplorables résultats, que je ne veux pas me mêler davantage de l'affaire Ferraris. Si je n'avais pas consenti à laisser ce malheureux individu se servir de mon nom, feu lord Montbarry ne l'aurait pas engagé, et sa femme n'aurait pas eu à supporter l'incertitude et l'angoisse dont elle souffre aujourd'hui. En admettant que le rapport dont vous parlez soit entre mes mains, je ne voudrais même pas y jeter les yeux; j'en sais déjà trop sur cette triste vie du palais de Venise. Si Mme Ferraris s'adresse à lady Barville par votre intermédiaire, ceci est, bien entendu, une tout autre affaire. Mais, dans ce cas, il faut que je vous pose encore une condition absolue, c'est que mon nom ne sera pas prononcé. Pardonnez-moi, cher monsieur Troy! Je suis très malheureuse et peut-être très déraisonnable, mais je ne suis qu'une femme et il ne faut pas trop me demander.»
Battu sur ce point, le notaire conseilla de tâcher de découvrir l'adresse de la femme de chambre anglaise de lady Montbarry.
Cette idée, excellente au premier abord, avait une chose contre elle. On ne pouvait la mettre à exécution qu'en dépensant de l'argent, et il n'y avait pas d'argent à dépenser. Mme Ferraris reculait devant l'idée de se servir du billet de mille livres. Elle l'avait mis en sûreté dans une maison de banque. Si l'on parlait devant elle d'y toucher, elle frissonnait de la tête aux pieds et prenait des airs de mélodrame en parlant du «prix du sang de son mari!»
Dans ces conditions, les tentatives à faire pour découvrir le mystère de la disparition de Ferraris furent remises à un autre moment.
C'était dans le dernier mois de l'année 1860. La commission d'enquête était déjà à l'ouvrage; elle avait commencé ses travaux le 6 décembre et la location faite par lord Montbarry expirait le 10. Les compagnies d'assurances furent avisées par dépêche que les avocats de lady Montbarry lui avaient conseillé de se rendre à Londres dans le plus bref délai; le baron Rivar, croyait-on, devait l'accompagner en Angleterre; mais il n'avait pas l'intention de rester dans ce pays, à moins que ses services ne fussent absolument indispensables à sa soeur. Le baron, connu pour un chimiste enthousiaste, avait entendu parler de certaines découvertes récentes faites aux États-unis, et il désirait les étudier sur place.
M. Troy sut bientôt tout cela et s'empressa de communiquer ces nouvelles à Mme Ferraris, qui, dans son inquiétude croissante sur le sort de son mari, faisait de fréquentes, de trop fréquentes visites même, à l'étude du notaire. Elle voulut redire à son amie et protectrice ce qu'elle avait appris, mais Agnès refusa de l'entendre et défendit positivement qu'on lui parlât davantage de la femme de lord Montbarry, lord Montbarry n'existant plus.
«M. Troy est votre conseil, lui dit-elle, vous serez toujours la bienvenue chez moi: je suis prête à vous aider du peu d'argent dont je peux disposer, s'il est nécessaire; mais ce que je vous demande en retour, c'est de ne pas me causer de chagrin. J'essaie d'oublier… (la voix lui manqua, elle s'arrêta un instant) d'oublier, continua-t-elle, des souvenirs qui sont plus douloureux que jamais, depuis que j'ai appris la mort de lord Montbarry. Aidez-moi par votre silence à retrouver la tranquillité, s'il est possible. Ne me dites plus rien jusqu'à ce que je puisse me réjouir avec vous du retour de votre mari.»
On était déjà au 13 du mois, et M. Troy avait recueilli un plus grand nombre de renseignements utiles. Les travaux de la commission d'enquête étaient terminés. Le rapport était arrivé de Venise ce jour même.
VIII
Le 14, les directeurs et leurs conseillers se réunirent pour entendre la lecture du rapport. En voici le texte:
Personnel et confidentiel.
«Nous avons l'honneur d'informer les directeurs que nous sommes arrivés à Venise le 6 décembre 1860. Le même jour nous nous présentâmes au palais que lord Montbarry habitait au moment de sa dernière maladie.
» Nous fûmes reçus avec toute la courtoisie possible, par le frère de lady Montbarry, M. le baron Rivar.
»—Ma soeur seule a prodigué ses soins à son mari pendant tout le cours de sa maladie, nous dit-il. Elle est accablée de fatigue et de douleur… sans quoi elle eût été ici pour vous recevoir. Que désirez-vous, messieurs? et que puis-je faire pour vous à la place de milady?
» Suivant nos instructions, nous répondîmes que_ _la mort et l'enterrement de lord Montbarry à l'étranger nous obligeait à prendre quelques informations sur sa maladie, et sur les circonstances qui s'y rattachaient, informations qui ne pouvaient être recueillies que de vive voix. Nous expliquâmes que la loi accordait aux compagnies d'assurances un certain temps avant le paiement de la prime et nous exprimâmes notre désir de conduire l'enquête avec la plus respectueuse considération pour les sentiments de douleur de lady Montbarry et de tous les autres membres de la famille habitant la maison.
» Le baron répondit:
»—Je suis le seul membre de la famille résidant ici, mais je suis à votre entière disposition et vous pouvez vous regarder dans le palais comme chez vous.
» Du commencement à la fin, nous avons trouvé ce monsieur d'une franchise parfaite, et il nous a offert très gracieusement de nous aider en tout.
» À l'exception de la chambre de milady, nous avons visité chacune des pièces du palais le jour même. C'est un édifice immense, non entièrement meublé. Le premier étage et une partie du second contiennent les pièces qui avaient été occupées par lord Montbarry et les gens de sa maison. Nous avons vu, à une extrémité du palais, la chambre à coucher dans laquelle «Sa Seigneurie» est morte, et nous avons également examiné la petite chambre y attenant, dont le défunt s'est servi comme d'un cabinet de travail. À côté se trouve une grande salle dont il laissait habituellement les portes fermées à clef, et où il allait, comme on nous l'a dit, travailler quelquefois quand il voulait une parfaite tranquillité et une solitude absolue. De l'autre côté de cette grande salle se trouvent la chambre à coucher occupée par la veuve, et un boudoir-cabinet de toilette où dormait la femme de chambre avant son départ pour l'Angleterre. Outre ces pièces, il y a encore les salles à manger et les salles de réception, ouvrant sur une antichambre qui donne accès au grand escalier du palais.
» Au deuxième étage, les chambres sont: le cabinet d'études, la chambre à coucher du baron Rivar et un peu plus loin, une autre pièce, qui a servi de logement au courrier Ferraris.
» Les salles du troisième étage et du rez-de-chaussée étaient, lorsqu'on nous les a montrées, absolument vides et entièrement délabrées. Nous demandâmes s'il y avait quelque autre chose à visiter au-dessous. On nous répondit sur-le-champ qu'il restait les caves que nous étions libres de parcourir.
» Nous y descendîmes afin de ne laisser aucun endroit inexploré: les caveaux avaient servi, disait-on, de cachots autrefois, il y a plusieurs siècles. L'air et la lumière ne pénètrent qu'à peine dans ces sombres lieux, par deux espèces de puits étroits et profonds qui communiquent avec une cour située derrière le palais; leurs orifices élevés fort au-dessus du sol sont obstrués par d'épaisses grilles de fer. L'escalier en pierre conduisant dans les caveaux se ferme au moyen d'une lourde trappe que nous trouvâmes ouverte. Le baron descendit devant nous. Nous fîmes la remarque qu'il serait désagréable que la trappe, en retombant, vint à nous couper la retraite. Le baron sourit à cette idée.
»—Soyez sans crainte, messieurs, dit-il, la porte tient bon. J'avais grand intérêt à y veiller moi-même, lorsque nous sommes venus nous installer ici. La chimie expérimentale est mon étude favorite et mon laboratoire, depuis que nous sommes à Venise, est ici.
» Cette dernière phrase nous expliqua une odeur bizarre répandue dans les caveaux, odeur qui nous frappa au moment où nous y entrâmes. Cette odeur était pour ainsi dire d'une double essence, elle semblait tout d'abord légèrement aromatique, mais ensuite on s'apercevait d'une senteur âcre qui saisissait à la gorge. Les fourneaux, les appareils du baron et tous les autres ustensiles bizarres que nous vîmes parlaient par eux-mêmes ainsi que les paquets de produits chimiques qui portaient très lisiblement sur l'étiquette le nom et l'adresse des fournisseurs.
»—Ce n'est pas un endroit agréable pour travailler, nous dit le baron, mais ma soeur est très peureuse, elle a horreur des odeurs de produits chimiques et des explosions; aussi m'a-t-elle relégué dans ces régions souterraines, afin de ne s'apercevoir en aucune façon de mes expériences.
_» _Il étendit les mains sur lesquelles nous avions déjà remarqué des gants.
»—Il arrive quelquefois des accidents, quelque précaution qu'on puisse prendre, ajouta-t-il; ainsi, l'autre jour je me suis brûlé les mains en essayant un nouveau mélange, mais elles commencent à se guérir maintenant.
» Si nous insistons sur tous ces détails, qui semblent n'avoir aucune importance, c'est pour montrer que notre visite du palais n'a été entravée en aucune façon. Nous avons même été admis dans la chambre particulière de lady Montbarry, pendant qu'elle était sortie quelques instants pour prendre l'air. Nous avons été spécialement chargés d'examiner avec soin la résidence du lord, parce que l'extrême isolement de sa vie a Venise, et l'étonnant départ des deux seuls domestiques de la maison pouvaient peut-être avoir un certain rapport avec son décès inattendu. Nous n'avons rien trouvé qui justifiât l'ombre d'un soupçon.
» Quant à la vie retirée que menait lord Montbarry, nous en avons parlé avec le consul d'Angleterre et le banquier de la famille, les deux seules personnes qui aient été en rapport avec lui. Il se présenta lui-même une fois à la maison de banque pour se faire remettre de l'argent sur une lettre de crédit, et refusa d'accepter l'invitation que lui fit le banquier de venir passer quelques heures à sa résidence particulière, invoquant son état de santé. Lord Montbarry écrivit la même chose au consul, en lui envoyant sa carte pour s'excuser de ne pas rendre personnellement la visite qui lui avait été faite au palais. Nous avons eu la lettre entre les mains, et nous sommes heureux de pouvoir en donner la copie suivante:
«Les années que j'ai passées dans les Indes ont fortement ébranlé ma constitution; j'ai cessé d'aller dans le monde, ma seule occupation maintenant est l'étude de la littérature orientale, le climat de l'Italie est meilleur pour ma santé que celui de l'Angleterre, sans cela je n'aurais jamais quitté mon pays, je vous prie donc de vouloir bien accepter les excuses d'un malade qui ne trouve de soulagement que dans l'étude. Ma vie d'homme du monde est terminée maintenant.»
» La réclusion volontaire de lord Montbarry nous parait expliquée par ces quelques lignes; nous n'avons néanmoins épargné ni nos peines ni nos recherches sur d'autres pistes. Nous n'avons rien trouvé qui puisse faire naître le plus léger soupçon.
» Quant au départ de la femme de chambre, nous avons vu le reçu de ses gages, dans lequel elle déclare expressément qu'elle quitte le service de lady Montbarry, parce qu'elle n'aime pas le continent et qu'elle veut retourner dans son pays. Ce qui s'est passé là n'a rien d'étrange et arrive fort souvent quand on emmène des domestiques anglais à l'étranger.
» Lady Montbarry nous a appris qu'elle n'a pas cherché à remplacer sa femme de chambre, à cause de l'extrême antipathie qu'avait son mari pour les figures nouvelles, surtout depuis que son état de santé s'était aggravé.
» La disparition du courrier Ferraris est évidemment un fait extraordinaire. Ni lady Montbarry ni le baron ne peuvent l'expliquer; aucune recherche de notre part n'a amené le moindre éclaircissement à ce mystère, mais nous n'avons rien trouvé non plus qui puisse faire rattacher ce fait de près ou de loin à la cause spéciale de notre enquête. Nous avons été jusqu'à examiner la malle que Ferraris a laissée. Elle ne contient que des effets et du linge. La malle est entre les mains de la police.
» Nous avons eu aussi occasion de parler en particulier à la vieille femme qui fait les chambres qu'occupent la veuve et le baron. Elle a été prise sur la recommandation du propriétaire du restaurant qui fournit le repas à la famille. Sa réputation est excellente, malheureusement son intelligence obtuse en fait un témoin de nulle valeur pour nous. Nous avons mis toute la patience et tout le soin possibles à la questionner: elle s'est montrée pleine de bonne volonté, mais nous n'en avons rien tiré qui vaille la peine d'être reproduit dans le présent rapport.
» Le second jour de notre arrivée, nous eûmes l'honneur d'une entrevue avec lady Montbarry. Elle avait l'air complètement abattue, très souffrante, et semblait ne pas comprendre ce que nous lui voulions. Le baron Rivar, qui nous introduisit auprès d'elle, expliqua la cause de notre séjour à Venise, et fit de son mieux pour la convaincre que nous ne faisions que remplir une formalité. Après cette explication, le baron se retira.
» Les questions que nous adressâmes à lady Montbarry avaient surtout rapport, bien entendu, à la maladie du lord. Elle nous répondit par saccades, d'une manière très nerveuse, mais, en apparence du moins, sans la moindre réserve. Voici le résultat de notre conversation avec elle:
» La santé de lord Montbarry n'était plus la même depuis quelque temps; il se montrait nerveux et irritable. Le 13 novembre dernier, il se plaignit d'avoir attrapé froid, la nuit fut mauvaise, le jour suivant il garda le lit. Milady proposa d'aller chercher un médecin. Il s'y refusa, disant qu'il pouvait parfaitement se soigner lui-même pour un rhume. À sa demande, on lui fit de la limonade chaude, pour le faire transpirer. La femme de chambre de lady Montbarry était déjà partie à cette époque, le courrier Ferraris restait donc seul comme domestique: ce fut lui qui alla acheter des citrons.
Lady Montbarry fit la boisson de ses propres mains. Elle eut le résultat qu'on en attendait: le lord eut quelques heures de sommeil. Dans la journée, lady Montbarry ayant besoin de Ferraris le sonna. Il ne_ _répondit pas à cet appel. Le baron Rivar le chercha en vain dans le palais et dans la ville. À partir de ce moment on n'a pu découvrir aucune trace de Ferraris. Ceci se passa le 14 novembre.
» Dans la nuit du 14, les symptômes de fièvre qui s'étaient déjà manifestés reprirent avec plus de force: on attribua cette recrudescence de la maladie à l'ennui et à l'inquiétude causée par la disparition mystérieuse de Ferraris. Il avait été impossible de la cacher au lord, qui demandait fort souvent le courrier, insistant pour que l'homme remplaçât à son chevet lady Montbarry ou le baron.
» Le 15, le jour où la vieille femme vint pour la première fois faire le ménage, le lord se plaignit d'un violent mal de gorge et d'un sentiment d'oppression sur la poitrine. Ce jour-là et le lendemain 16, lady Montbarry et le baron tâchèrent de le décider à voir un docteur, mais il s'y refusa de nouveau.
»—Je ne veux pas voir de visages étrangers; mon rhume suivra son cours, les médecins n'y peuvent rien.
» Telle fut sa réponse.
» Le 17, il allait bien plus mal; aussi envoya-t-on chercher un médecin sans le consulter. Le baron Rivar, sur la recommandation du consul, alla prévenir la docteur Bruno, bien connu à Venise pour un homme de talent; il avait habité l'Angleterre, dont il connaît les moeurs et les habitudes.
» Jusqu'ici, nous n'avons fait que reproduire ce que lady
Montbarry nous a révélé sur la maladie de son époux.
» Maintenant nous allons copier textuellement le rapport qu'a bien voulu nous communiquer le médecin:
«Mon agenda m'apprend que je fus appelé pour la première fois auprès du lord anglais Montbarry le 17 novembre. Il souffrait d'une violente bronchite. On avait déjà perdu un temps précieux à cause de son refus de faire appeler un médecin. Il me fit l'effet d'être d'une constitution délicate. Il avait une désorganisation du système nerveux: il était à la fois timide et taquin. Quand je lui parlais en anglais, il répondait en italien; quand je lui parlais en italien, il répondait en anglais. Ces détails n'ont aucune importance d'ailleurs, car la maladie avait déjà fait de tels progrès, qu'il pouvait à peine prononcer quelques mots à voix basse.
» Sur-le-champ, je prescrivis les remèdes nécessaires. Des copies de mes ordonnances avec la traduction en anglais accompagnent le présent rapport et parlent d'elles-mêmes.
» Pendant les trois jours suivants, je ne quittai pas mon malade. Il suivit de point en point mes remèdes qui produisirent un excellent effet. En toute assurance, je pus dire à lady Montbarry que tout danger était conjuré. Mais c'est en vain que j'essayai de lui faire accepter les services d'une garde-malade expérimentée. Milady ne voulut permettre à personne de soigner son mari. Nuit et jour elle était à son chevet. Pendant qu'elle prenait quelques courts moments de repos, son frère veillait le malade à sa place. Je dois dire que j'ai trouvé ce frère de très bonne compagnie dans les rares intervalles où nous avons pu causer ensemble. Il s'occupait de chimie, tripotait quelques expériences dans les sous-sols du palais bâti sur pilotis et voulait me faire assister à ses expériences; mais j'ai assez de m'occuper de chimie en étudiant pour mon compte, et je refusai. Il prit la chose fort gaiement.
» Mais je m'éloigne de mon sujet. Revenons à notre malade.
» Jusqu'au 20, les choses allèrent assez bien. Je n'étais nullement préparé au triste événement qui s'annonça le 21 au matin quand je fis ma visite à lord Montbarry. Son état s'était aggravé et sérieusement. En l'examinant, je découvris des symptômes de pneumonie,—ce qui veut dire en langue vulgaire, inflammation de la substance des poumons. Il respirait avec difficulté et les quintes de toux ne parvenaient à le soulager qu'en partie. Je m'inquiétai de ce qui avait pu se passer. Je fis à cet égard une véritable enquête qui n'eut d'autre résultat que de _me _convaincre que mes ordonnances avaient été suivies avec autant de soin que par le passé, et qu'il n'avait été exposé à aucun changement de température. Ce fut à mon grand regret qu'il me fallut augmenter le chagrin de lady Montbarry, mais je dus, lorsqu'elle me parla de faire appeler un second médecin en consultation, lui avouer que ce n'était réellement pas la peine. Milady me pria de ne rien épargner et de demander l'avis du plus célèbre médecin d'Italie. Heureusement nous n'avions pas à aller bien loin. Le premier des médecins italiens est Torello, de Padoue. J'envoyai un exprès pour le demander. Il arriva dans la soirée du 21, et confirma en tous points mon opinion sur la pneumonie; Il ajouta que la vie de notre malade était en danger. Je lui dis quel avait été mon traitement, et il l'approuva sans réserve. Il fit de précieuses recommandations et, à la prière de lady Montbarry, consentit à différer son retour à Padoue jusqu'au lendemain matin.
» Nous vîmes tous deux le malade à plusieurs reprises dans la nuit. La maladie s'aggravait d'heure en heure malgré tous nos soins. Le matin, le docteur Torello prit congé de nous.
»—Cet homme est perdu, rien n'y fera; on devrait le prévenir, me dit-il.
» Dans la journée, je prévins le lord aussi doucement que je pus, que sa dernière heure était arrivée. On m'assure qu'il y a de sérieuses raisons pour que je dise tout ce qui se passa entre nous à ce sujet. Le voici donc:
» Lord Montbarry reçut la nouvelle de sa mort prochaine avec résignation, mais sans y croire absolument. Il me fit signe de m'approcher et murmura faiblement ces mots à mon oreille:»—Puis-je avoir confiance en vous?» Je lui répondis:
» Vous pouvez avoir pleine et entière confiance en moi.
» Il attendit un peu, respirant à peine, et reprit à voix basse:
»—Cherchez sous mon oreiller.
» Je trouvai une lettre cachetée et affranchie, prête à être mise à la poste. C'est à peine si je l'entendis prononcer les paroles suivantes:
»—Mettez-la vous-même à la poste.
» Je répondis que je le ferais, et je le fis. Je regardai l'adresse: elle était pour une dame de Londres. Je ne me souviens pas de la rue, mais je me rappelle parfaitement le nom; c'était un nom italien: Mme Ferraris.
» Cette nuit-là «Sa Seigneurie» mourut; la congestion pulmonaire commença. Je le fis aller encore quelques heures, et, le lendemain matin, je vis dans ses yeux qu'il me comprenait quand je lui dis que j'avais mis sa lettre à la poste. Ce fut le dernier signe de connaissance qu'il donna. Quand je le revis, il était pour ainsi dire tombé en léthargie. Il languit dans un état d'insensibilité complète, soutenu pour ainsi dire par des moyens artificiels, jusqu'au 23 et, mourut le soir sans connaissance.
» Quant à une cause de sa mort, étrangère à celles que je viens d'indiquer, il est, si je puis m'exprimer ainsi, absurde de vouloir la découvrir. Une bronchite se terminant par une pneumonie, c'est tout; il n'y a pas autre chose; telle fut la maladie dont il mourut, c'est aussi certain que deux et deux font quatre. Je joins ici une note du docteur Torello lui-même, qui vient à l'appui de mon opinion, afin, comme on me l'a demandé, de satisfaire pleinement les compagnies anglaises qui ont assuré la vie de lord Montbarry. Ces compagnies d'assurances ont été sans nul doute fondées par ce saint si célèbre par son incrédulité dont parle le Nouveau Testament, et qui a nom, si je ne me trompe, saint-Thomas!»
» Ici se termine la déposition du docteur Bruno.
» Revenons pour un instant aux questions que nous avons faites à lady Montbarry: il nous reste à ajouter qu'elle n'a pu nous donner aucun renseignement au sujet de la lettre que le docteur a mise à la poste, à la demande de lord Montbarry. Quand le lord l'a-t-il écrite? Que contenait-elle? Pourquoi la cachait-il à sa femme et à son beau-frère? Pourquoi pouvait-il écrire à la femme du courrier? Telles furent les demandes auxquelles elle fut incapable de nous répondre. La chose mérite d'être éclaircie comme tout mystère encore inexpliqué. Quant à nous, cette lettre sous l'oreiller du lord nous semble en tous points inexplicable; mais une question: Mme Ferraris peut tout apprendre. On aura facilement son adresse à Londres, au bureau des courriers italiens, dans Golden square.
» Arrivé à la fin du présent rapport, nous devons attirer votre attention sur sa conclusion, qui est justifiée par le résultat de nos recherches.
» La question que se posent les directeurs et nous-mêmes est celle-ci: L'enquête a-t-elle révélé quelque circonstance extraordinaire qui rende suspecte la mort de lord Montbarry?
» L'enquête a sans nul doute révélé des circonstances extraordinaires, telles que la disparition de Ferraris, l'absence absolue de train de maison et de domestiques chez lord Montbarry, la lettre mystérieuse que le lord a demandé au docteur de mettre à la poste. Mais, où y a-t-il dans tout cela la preuve qu'aucune de ces circonstances se rapporte directement ou indirectement à la seule chose qui nous intéresse, la mort de lord Montbarry?
» En l'absence de toute preuve et devant le témoignage de deux éminents médecins, il est impossible de prétendre que la fin du lord ne soit pas naturelle; nous sommes donc obligés de conclure qu'il n'y a aucune cause pouvant motiver le refus de payer la somme pour laquelle lord Montbarry était assuré.
» Le présent rapport partira par la poste de demain 10 décembre. On aura le temps de nous envoyer de nouvelles instructions,—si on le juge nécessaire,—en réponse à notre dépêche de ce soir annonçant la conclusion de l'enquête.»
X
«Voyons, ma chère dame, quoi que vous ayez à me dire, hâtez-vous. Je ne veux pas, vous presser inutilement, mais c'est l'heure de mes affaires et je n'ai pas à m'occuper que des vôtres.»
C'est en ces termes que M. Troy s'adressait, avec sa bonhomie habituelle, à la femme de Ferraris, tout en jetant un coup d'oeil sur sa montre, qu'il posa devant lui; ensuite il s'accouda pour écouter ce que sa cliente pouvait avoir à lui dire.
«C'est encore quelque chose sur la lettre qui contenait le billet de banque de mille livres, commença Mme Ferraris, j'ai découvert qui me l'a envoyée.»
M. Troy fit un mouvement.
«Voici du nouveau! Et qui vous a envoyé la lettre?
—Lord Montbarry, monsieur.»
Il n'était pas facile de causer de la surprise à M. Troy, mais les paroles de Mme Ferraris l'avaient absolument stupéfait. Pendant un instant il la regarda tout étonné sans dire un mot.
«Pas possible! reprit-il dès qu'il fut revenu de son premier étonnement. Vous vous trompez, cela ne peut pas être!
—Il n'y a pas d'erreur possible, reprit Mme Ferraris avec son air affirmatif. Deux messieurs du bureau d'assurances sont venus me voir ce matin pour me demander la lettre. Ils ont été fort étonnés surtout quand ils ont vu le billet de banque. Mais ils savent qui l'a envoyé. À la demande de milord, son médecin l'a mise à la poste à Venise. Allez vous-même chez ces messieurs si vous ne voulez pas me croire, monsieur. Ils ont bien voulu me demander si je savais pourquoi lord Montbarry m'écrivait et m'envoyait de l'argent. Je leur ai donné mon opinion immédiatement. J'ai dit que c'était un effet de sa bonté habituelle.
—De sa bonté habituelle! répéta M. Troy tout à fait étonné.
—Oui, monsieur! Lord Montbarry m'a connue, ainsi que tous les autres membres de sa famille, quand j'étais à l'école, dans ses terres, en Irlande. S'il avait pu, il aurait protégé mon pauvre cher mari. Mais que pouvait-il entre milady et le baron? La seule chose qu'il ait pu faire, en vrai gentilhomme qu'il était, a été d'assurer ma vie après le décès de mon mari.
—Jolie explication! s'écria M. Troy. Qu'en ont pensé vos visiteurs du bureau d'assurances?
—Ils m'ont demandé si j'avais quelque preuve de la mort de mon mari.
—Et qu'avez-vous dit?
—J'ai répondu: Mais j'ai mieux qu'une preuve, messieurs, j'ai une opinion positive à vous donner.
—El ils se sont déclarés satisfaits, bien entendu?
—Ils ne l'ont pas dit précisément, monsieur. Mais ils se sont regardés et m'ont souhaité le bonjour.
—Eh bien, madame Ferraris, à moins que vous n'ayez encore quelque autre nouvelle extraordinaire à m'apprendre, j'espère bien que je vais vous souhaite, moi aussi, le bonjour. Je prends note du renseignement, fort curieux d'ailleurs, que vous me donnez; mais en l'absence de toute preuve, je ne puis rien faire de plus.
—Si c'est une preuve que vous voulez, monsieur, et pas autre chose, reprit Mme Ferraris en se drapant dans sa dignité, je puis vous la procurer; mais avant, je veux savoir si la loi me permet de faire ce que bon me semble. Vous avez pu voir, par les nouvelles du monde, dans les journaux, que lady Montbarry est descendue à Londres, à l'hôtel Newsbury. Je me propose d'aller la voir.
—Ne vous en avisez pas! Mais, au fait, pourquoi voulez-vous la voir?»
Mme Ferraris répondit avec un air de mystère:
«Je veux la faire tomber dans un piège! Je ne lui ferai pas annoncer mon nom. Je dirai que je viens pour affaires, et voici les premiers mots que je prononcerai: «Je viens, milady, vous accuser réception de l'argent envoyé à la veuve de Ferraris.» Ah! Vous pouvez être étonné, monsieur Troy. Cela vous surprend, n'est-ce pas? Calmez-vous; la preuve que tout le monde réclame, je la découvrirai sur son visage coupable. Qu'elle change seulement de couleur, que ses yeux se baissent une demi-seconde, et je lui arracherai son masque! La seule chose que je veuille savoir est celle-ci: la loi me le permet-elle?
—La loi ne vous le défend pas, répondit gravement M. Troy; mais que lady Montbarry vous laisse faire, c'est une tout autre question. Voyons, madame Ferraris, avez-vous réellement assez de courage pour mener à bonne fin une aussi difficile entreprise? Miss Lockwood m'a dit que vous étiez très timide et assez nerveuse, et, si j'en crois ce que j'ai vu par moi-même, miss Lockwood ne s'est pas trompée.
—Si vous aviez vécu à la campagne, monsieur, au lieu de vivre à Londres, vous auriez vu quelquefois un mouton se jeter sur le chien du troupeau. Je suis loin de dire que je suis brave, au contraire. Mais quand je serai en présence de cette misérable, et que je penserai à mon pauvre mari assassiné, celle de nous deux qui aura peur ce ne sera pas moi. J'y vais de ce pas, monsieur, et vous verrez comment tout cela finira. Je vous souhaite le bonjour.»
Après cette déclaration de bravoure, la femme du courrier rajusta son manteau et sortit.
Un sourire se dessina sur les lèvres de M. Troy, non pas railleur, mais plein d'une sorte de compassion.
«Cette pauvre innocente! se dit-il. Si la moitié de ce que l'on dit de lady Montbarry est vrai, Mme Ferraris et son piège vont avoir un triste sort. Je me demande comment tout cela va finir.»
Et malgré toute son expérience, M. Troy ne put découvrir comment cela finirait.
Cependant Mme Ferraris mettait son idée à exécution. Elle allait tout droit à l'hôtel Newsbury.
Lady Montbarry était chez elle, et seule. Mais on hésita à la déranger quand la visiteuse eut refusé de donner son nom. La nouvelle femme de chambre de milady traversa justement le vestibule de l'hôtel pendant la discussion. C'était une Française, on l'appela: elle trancha aussitôt la question avec un air déluré qu'ont toutes ses compatriotes et avec intelligence, à son avis du moins:
«Madame semble très bien, dit-elle; madame peut avoir des raisons pour ne pas donner son nom, des raisons que milady peut approuver. En tout cas, n'ayant pas d'ordres m'interdisant de recevoir, madame s'expliquera avec milady. Que madame soit assez bonne pour me suivre.»
Malgré la résolution qu'elle avait prise, le coeur de Mme Ferraris battait à tout rompre, quand la femme de chambre qui la précédait la fit entrer dans l'antichambre et frappa à une des portes qui s'y ouvraient. Mais il est à remarquer que les personnes du tempérament le plus timide et le plus nerveux sont, en général, mieux que toutes autres, capables de cacher leur faiblesse et d'accomplir des actes de courage touchant presque à la témérité.
Une voix grave partant de la chambre cria:
«Entrez!»
La domestique ouvrit la porte et annonça:
«Une dame qui demande à vous parler pour affaires, milady.»
Puis elle se retira immédiatement. Au même instant, la timide petite Mme Ferraris comprima les battements de son coeur, elle passa le pas de la porte, les mains crispées, les lèvres sèches, la tête brûlante, et se trouva en présence de la veuve de lord Montbarry; toutes deux étaient parfaitement calmes en apparence.
Il était encore de bonne heure, mais le jour pénétrait à peine dans la chambre. Les stores étaient baissés, lady Montbarry était assise le dos tourné à la fenêtre, comme si la lumière, même tamisée, lui eût fait mal. Elle était bien changée depuis le jour mémorable où le docteur Wybrow l'avait reçue dans son cabinet de consultation. Sa beauté avait disparu, elle n'avait plus, comme le remarqua Mme Ferraris, que la peau sur les os; cependant le contraste entre son teint sépulcral et ses yeux noirs d'un brillant métallique, encore relevé par l'éclatante blancheur de son bonnet de veuve, existait encore.
Accroupie comme une panthère sur un petit canapé, elle regarda tout d'abord l'étrangère qui entrait chez elle avec une certaine curiosité, puis elle laissa retomber ses yeux sur l'écran qu'elle tenait à la main pour garantir son visage du feu.
«Je ne vous connais pas, dit-elle; que me voulez-vous?»
Mme Ferraris essaya de répondre. Son éclair de courage n'existait déjà plus. Ces paroles pleines de bravoure qu'elle était résolue à dire étaient encore vivantes dans son esprit, mais elles moururent sur ses lèvres.
Il y eut un moment de silence. Lady Montbarry regarda encore une fois l'étrangère toujours muette.
«Êtes-vous sourde?» demanda-t-elle.
Il y eut un nouveau silence. Lady Montbarry reporta tranquillement son regard sur son écran et fit une dernière question:
«Est-ce de l'argent que vous voulez?
—De l'argent!»
Ce seul mot redonna tout son courage à la femme du courrier. Elle retrouva sa voix.
«Regardez-moi bien, milady!» s'écria-t-elle.
Lady Montbarry se retourna pour la troisième fois. Les paroles qu'elle s'était promis de dire sortirent des lèvres de Mme Ferraris.
«Je viens, milady, vous accuser réception de l'argent envoyé à la veuve de Ferraris.»
Les yeux noirs et toujours brillants de lady Montbarry se reposèrent avec étonnement sur la femme qui venait de lui parler ainsi. Rien ne vint troubler la placidité de son visage, pas la moindre expression de confusion ou de crainte, pas le moindre signe momentané d'étonnement. Elle se mit à fixer de nouveau l'écran, qu'elle tenait toujours aussi tranquillement que si on ne lui eût rien dit. L'épreuve avait donc été tentée et elle avait entièrement échoué.
Il y eut encore un silence. Lady Montbarry semblait réfléchir. Ce sourire, qui ne faisait que paraître et disparaître, ce sourire à la_ _fois triste et cruel se dessina sur ses lèvres minces. De son écran, elle désigna un siège placé de l'autre côté de la chambre.
«Prenez la peine de vous asseoir,» dit-elle.
Impuissante maintenant qu'elle se sentait battue sur son propre terrain, ne sachant plus que dire et que faire, Mme Ferraris obéit machinalement. Lady Montbarry, pour la première fois, se souleva un peu du canapé et se mit à l'observer avec un regard scrutateur, pendant qu'elle traversait la chambre, puis elle reprit sa position primitive.
«Non, se dit-elle à elle-même, la femme marche droite, elle n'est pas ivre, elle est peut-être folle.»
Elle avait parlé assez haut pour être entendue. Piquée par cette insulte, Mme Ferraris répondit aussitôt:
«Je ne suis ni plus ivre ni plus folle que vous!
—Vraiment? reprit lady Montbarry. Alors vous êtes une insolente? J'ai remarqué, en effet, que le peuple anglais est assez mal appris; nous autres étrangers, nous nous en apercevons facilement dans les rues. Je ne peux pas vous suivre sur ce terrain. Je ne saurais que vous dire. Ma femme de chambre est une maladroite de vous avoir laissée entrer aussi facilement chez moi. Votre petit air innocent l'aura trompée sans doute. Je me demande qui vous êtes? Vous me nommez un courrier qui nous a quittés d'une manière fort inconvenante. Était-il marié? Êtes-vous sa femme? Savez-vous où il est?»
L'indignation de Mme Ferrons éclata aussitôt. Elle s'approcha du canapé; dans sa rage elle n'avait plus peur de rien.
«Je suis sa veuve, et vous le savez bien, méchante femme que vous êtes! Ah! ce fut une heure maudite que celle où miss Lockwood recommanda mon mari comme courrier au lord!…»
Avant qu'elle eût pu ajouter une autre parole, lady Montbarry sauta du canapé avec l'agilité d'une chatte, la saisit par les épaules et la secoua avec la force et la frénésie d'une folle.
«Vous mentez! Vous mentez! Vous mentez!»
Elle la lâcha enfin et leva ses mains au ciel avec un geste de désespoir sauvage.
«Mon Dieu! Est-ce possible? s'écria-t-elle, se peut-il que le courrier soit entré chez nous grâce à cette femme.»
Elle revint soudain sur Mme Ferraris, et l'arrêta au moment où elle allait sortir de la chambre.
«Restez ici, misérable! Restez ici, et répondez-moi! Si vous criez: aussi vrai que le ciel est au-dessus de nos têtes, je vous étrangle de mes propres mains. Asseyez-vous et n'ayez pas peur. Imbécile! C'est moi qui ai peur, tellement peur que j'en perds l'esprit. Avouez que vous avez menti quand vous avez prononcé le nom de miss Lockwood! Non! Je ne croirais même pas vos serments; je ne croirai personne, miss Lockwood exceptée. Où demeure-t-elle? Dites-le-moi, misérable petit insecte, vous pourrez partir ensuite.»
Toute tremblante, Mme Ferraris hésitait. Lady Montbarry la menaça du geste, avec sa longue main maigre d'un blanc jaune, recourbée comme les serres d'un oiseau de proie. Mme Ferraris recula et finit par donner l'adresse. Lady Montbarry lui montra la porte avec mépris. Puis changeant d'idée:
«Non! Pas encore! Vous diriez à miss Lockwood ce qui est arrivé, elle pourrait refuser de me recevoir. Je vais y aller immédiatement; vous viendrez avec moi jusqu'à la porte, pas plus loin. Asseyez-vous, je vais sonner ma femme de chambre. Tournez vous du côté de la porte, que votre vilaine figure ne me voie pas.»
Elle sonna. La servante apparut,
«Mon manteau, mon chapeau, et vite!»
Elle apporta le manteau et le chapeau qui étaient dans la chambre à coucher.
«Une voiture à la porte, et tâchez que je n'attende pas!»
La femme de chambre sortit. Lady Montbarry se regardait dans la glace; elle se retourna encore une fois vers Mme Ferraris avec sa vivacité féline.
«J'ai déjà l'air à moitié morte, n'est-ce pas? dit-elle avec un sourire ironique. Donnez-moi votre bras.»
Elle prit le bras de Mme Ferraris, et quitta la chambre.
«Vous n'avez rien à craindre tant que vous m'obéirez, lui dit-elle en descendant l'escalier. Vous me quitterez à la porte de miss Lockwood et vous ne me reverrez jamais.»
Dans l'antichambre, elles rencontrèrent la propriétaire de l'hôtel. Lady Montbarry lui présenta gracieusement sa compagne:
«Ma bonne amie, madame Ferraris; je suis bien heureuse de la revoir!»
La propriétaire les accompagna toutes deux jusqu'à la porte. La voiture attendait.
«Montez la première, ma chère madame Ferraris, dit milady; et dites au cocher où il doit aller.»
La voiture se mit en marche. L'humeur changeante de lady Montbarry changea encore. Avec une sorte de râle de désespoir, elle se jeta dans le fond du cab. Perdue dans ses tristes réflexions, s'occupant aussi peu de la femme qu'elle avait pliée à sa volonté dé fer, que si elle n'eût pas été là, elle garda un silence glacial, jusqu'à la maison de miss Lockwood. En un instant, elle se réveilla de son apathie: elle ouvrit la portière de la voiture et la referma sur Mme Ferraris, avant que le cocher eût sauté à bas de son siège.
«Conduisez madame à un mille d'ici, chez elle, lui dit-elle en lui tendant le prix de sa course.»
Un instant après elle avait frappé à la porte de la maison.
Elle entra; la porte se referma sur elle.
«Où faut-il aller, madame?» demanda le cocher.
Mme Ferraris porta la main à son front, essayant de rassembler ses idées. Pouvait-elle laisser ainsi seule, sans défense, son amie, sa bienfaitrice, à la merci de lady Montbarry? Elle se demandait encore ce qu'elle allait faire, quand un homme s'arrêta à son tour à la porte de miss Lockwood; se retournant par hasard, il vit Mme Ferraris à la portière de la voiture:
«Venez-vous aussi chez miss Agnès?» demanda-t-il.
C'était Henry Westwick. À sa vue, elle joignit les mains en signe de joie.
«Entrez, monsieur! cria-t-elle; entrez tout de suite. Cette abominable femme est avec miss Agnès. Allez et protégez-la!
—Quelle femme?» demanda Henry.
La réponse le frappa littéralement de stupeur. Quand il entendit prononcer le nom détesté de lady Montbarry, il fixa Mme Ferraris avec un regard plein d'étonnement et d'indignation.
«J'y vais!» fut tout ce qu'il put dire.
Il frappa à la porte de la maison et entra à son tour.
XI
«Lady Montbarry, mademoiselle.»
Agnès était en train d'écrire une lettre, quand la servante la fit tressaillir en annonçant une pareille visiteuse. Sa première idée fut de refuser sa porte à la femme qui venait ainsi la trouver. Mais lady Montbarry était sur les talons de la bonne, avant qu'Agnès eût prononcé une parole, elle était dans la chambre.
«Je vous prie de m'excuser, mademoiselle Lockwood. J'ai une question à vous faire, fort intéressante pour moi. Personne que vous n'y peut répondre.»
C'est ainsi que tout bas, en hésitant, ses grands yeux noirs fixés à terre, lady Montbarry commença l'entretien.
Sans répondre, Agnès désigna un siège_. _C'est tout ce qu'elle pouvait faire en ce moment. Ce qu'on lui avait appris de la vie triste et retirée qu'on menait au palais de Venise, ce qu'elle savait de la lugubre mort et de l'enterrement de lord Montbarry à l'étranger, lui revint tout à coup à l'esprit, quand elle vit en face d'elle cette femme habillée de noir, encadrée dans la porte. L'étrange conduite de lady Montbarry en cette circonstance ajoutait encore à la perplexité, aux doutes et aux craintes qui la troublaient. C'était donc là l'aventurière dont la réputation s'était perpétuée partout où elle avait passé, dans l'Europe entière! La furie qui avait terrifié Madame Ferraris à l'hôtel était maintenant toute timide et toute tremblante!
Depuis qu'elle était entrée dans la chambre, lady Montbarry ne s'était pas risquée une seule fois à regarder Agnès. Elle hésitait en avançant pour prendre la chaise qu'on lui avait désignée; elle posa la main sur le dossier pour se soutenir, et resta debout.
«Je vous prie de m'accorder un moment pour me remettre», dit-elle faiblement.
Sa tête tomba sur sa poitrine: elle était devant Agnès comme un coupable devant un juge sans pitié.
Le silence qui suivit était bien un silence de peur. À ce moment la porte s'ouvrit et Henry Westwick apparut.
Il regarda fixement lady Montbarry, la salua avec une froide politesse, et passa en silence.
À la vue de son beau-frère, le courage défaillant de milady lui revint aussitôt. Sa taille, courbée un moment auparavant, se redressa. Ses yeux s'arrêtèrent sur ceux de Westwick, qui brillaient de défiance. Elle lui rendit son salut avec un sourire plein de mépris.
Henry traversa la chambre pour aller vers Agnès.
«Lady Montbarry est-elle ici sur votre demande? demanda-t-il tranquillement.
—Non.
—Désirez-vous la voir?
—Sa visite m'est très pénible.» Il se tourna vers sa belle-soeur:
«Entendez vous? demanda-t-il froidement.
—J'entends, répondit-elle plus froidement encore.
—Votre visite est, à tout le moins, hors de saison.
—Votre intervention est, à tout le moins, fort déplacée.»
Lady Montbarry s'approcha d'Agnès. La présence d'Henry Westwick semblait l'enhardir.
«Permettez moi, miss Lockwood, de vous adresser une question, dit-elle avec une courtoisie pleine de grâce. Elle n'a rien qui puisse vous embarrasser. Quand le courrier Ferraris demanda un emploi à feu mon mari, avez-vous…»
Le courage lui manqua pour continuer. Elle tomba toute tremblante sur la chaise la plus proche; mais elle se remit presque aussitôt:
«Avez-vous permis à Ferraris, reprit-elle, de se recommander à nous en se servant de votre nom?»
Agnès ne répondit pas avec sa franchise habituelle; le nom de Montbarry, prononcé par cette femme l'avait tendue pour ainsi dire toute confuse.
«Il y a longtemps que je connais la femme de Ferraris, dit-elle, et je prends intérêt…»
Lady Montbarry se leva aussitôt en joignant les mains avec un geste de suppliante:
«Ah! Miss Lockwood, ne perdez pas votre temps à me parler de la femme! Répondez à ma question simplement.
—Laissez-moi lui répondre, dit tout bas Henry. Vous verrez que ce ne sera pas long.»
Agnès refusa d'un geste. L'interruption de lady Montbarry l'avait rappelée à elle-même. Elle recommença une nouvelle réponse.
«Quand Ferraris a écrit à feu lord Montbarry, il a certainement dû prononcer mon nom.»
En ce moment elle ne comprenait pas encore l'objet de la visite de la comtesse. L'impatience de lady Montbarry en arriva à son comble. Elle se leva d'un bond et marcha sur Agnès.
«Est-ce avec votre permission, et saviez-vous que Ferraris se servirait de votre nom? demanda-t-elle. C'est tout ce que je vous demande. Pour l'amour de Dieu répondez-moi: oui ou non!
—Oui.»
Ce seul mot frappa lady Montbarry de stupeur. L'expression de vie qui avait animé son visage l'instant d'avant disparut soudain; on aurait dit une femme changée en statue de pierre. Elle était debout, fixant machinalement Agnès, dans une immobilité si complète que les deux personnes qui la regardaient voyaient à peine sa poitrine se gonfler sous l'effort de la respiration.
Henry prit la parole un peu brutalement.
«Remettez-vous, lui dit-il. Vous avez votre réponse maintenant, n'est-ce pas?»
Elle se retourna vers lui.
«C'est ma condamnation que j'ai reçue;» et tournant lentement sur elle-même, elle allait quitter la chambre.
Mais, au grand étonnement d'Henry, Agnès l'arrêta.
«Attendez un peu, lady Montbarry. J'ai quelque chose à vous demander à mon tour. Vous avez parlé de Ferraris. Je désire en parler aussi.»
Lady Montbarry baissa la tête en silence. Elle prit son mouchoir et le posa sur son front d'une main tremblante. Agnès remarqua son émotion, et recula d'un pas.
«Le sujet vous serait-il pénible?» demanda-t-elle timidement.
Toujours silencieuse, lady Montbarry l'invita d'un geste à continuer. Henri s'approcha, regardant attentivement sa belle-soeur.
Agnès reprit:
«On n'a découvert aucune trace de Ferraris en Angleterre. Avez-vous eu quelques nouvelles de lui? Et voulez-vous me dire si vous en savez quelque chose?_ _Je vous en prie, par pitié pour sa femme!»
Les lèvres minces de lady Montbarry se pincèrent encore et reprirent leur sourire triste et cruel.
«Pourquoi me demandez-vous à _moi _des nouvelles d'un homme qui a disparu? Vous saurez ce qu'il est devenu, miss Lockwood, quand le temps en sera venu,»
Agnès tressaillit.
«Je ne vous comprends pas, répondit-elle. Comment le saurai-je?
Est-ce que quelqu'un me le dira?
—Quelqu'un vous le dira.»
Henry ne put garder le silence plus longtemps.
«Ce quelqu'un, c'est peut-être vous, madame»! reprit-il avec une politesse ironique.
Elle lui répondit avec une désinvolture pleine de mépris:
«Peut-être bien, monsieur Westwick. Un jour ou l'autre je puis être la personne qui apprendra à miss Lockwood ce qu'est devenu Ferraris si…»
Elle s'arrêta; ses yeux fixèrent Agnès.
«Si quoi? demanda Henry.
—Si miss Lockwood m'y force.»
Agnès écouta, tout étonnée.
«Si je vous y force? répéta-t-elle. Comment le pourrais-je?
Prétendez-vous que ma volonté est supérieure à la vôtre?
—Prétendez-vous que la flamme ne brûle pas le papillon qui vient y voltiger? reprit lady Montbarry. N'avez-vous jamais entendu dire que la peur exerçât sur nous une sorte de fascination. J'ai peur de vous et vous m'attirez. Je n'ai aucune raison pour vous faire une visite, je n'ai nullement le désir de vous voir, car vous êtes une ennemie pour moi. C'est la première fois de ma vie, je le jure, que, contre ma propre volonté, je me soumets à quelqu'un. Vous voyez! J'attends, parce que vous m'avez dit d'attendre, et la peur m'envahit, je le jure, depuis que je suis ici. Oh! Ne laissez paraître ni pitié ni curiosité! Soyez dure et brutale, et impitoyable comme lui. Dites-moi de partir.»
La nature si simple et si franche d'Agnès ne put découvrir à cette sortie si inattendue qu'une seule signification.
«Vous vous trompez, dit-elle, en me croyant votre ennemie. Le mal que vous m'avez fait en épousant lord Montbarry, vous n'en êtes pas responsable. Je vous ai pardonné ce que j'ai souffert alors qu'il vivait. Maintenant qu'il est mort, je vous pardonne plus complètement encore.»
Henri souffrait en l'écoutant; il l'admirait aussi.
«Ne dites plus rien! s'écria-t-il. Vous êtes trop bonne pour elle; elle n'en vaut pas la peine.»
Lady Montbarry n'entendit pas la phrase d'Henry Westwick. Les paroles si simples qu'avait prononcées Agnès absorbaient toute l'attention de cette étrange femme. Pendant qu'elle écoutait, son visage avait pris une expression de tristesse véritable. Quand elle reprit la parole, sa voix était changée: elle indiquait la résignation, mais la résignation sans espoir.
«Innocente et bonne créature que vous êtes, dit-elle, qu'importe votre pardon? Quelles sont les pauvres petites fautes que vous pouvez avoir commises, en comparaison de celles dont il me sera demandé compte? Savez-vous ce que c'est que d'avoir le pressentiment d'un malheur qui vous menace et d'espérer cependant que ce pressentiment vous trompe? Quand je vous vis pour la première fois, avant mon mariage; quand je ressentis pour la première fois l'influence que vous avez sur moi, j'espérais. C'était une lueur qui me soutenait dans ma triste vie; mais aujourd'hui cette lueur s'est évanouie, c'est _vous _qui l'avez éteinte en me répondant comme vous l'avez fait à mes questions sur Ferraris.
—Comment ai-je pu briser vos espérances? demanda Agnès. Qu'y a-t-il de commun entre Ferraris se servant de mon nom pour entrer au service de Montbarry, et les choses étranges que vous me racontez maintenant?
—Le moment est proche, miss Lockwood, où vous le saurez. En attendant, je vais vous dire pourquoi j'ai peur de vous, aussi simplement que possible. Le jour où je vous ai pris votre idole, le jour où j'ai brisé votre vie, vous êtes devenue à dater de ce jour, j'en suis fermement persuadée, l'instrument de mon châtiment pour les fautes que j'ai commises depuis de longues années. Oh! Cela est arrivé déjà. Avant aujourd'hui, il s'est trouvé une personne qui, sans s'en douter, a développé chez l'autre l'instinct du mal. C'est ce que vous avez fait pour moi; mais votre tâche n'est pas terminée. Il vous reste encore à me conduire au jour où je serai découverte et où la punition qui m'attend viendra me frapper. Nous nous reverrons donc, ici en Angleterre ou là-bas à Venise, où mon mari est mort, et nous nous reverrons pour la dernière fois.»
Malgré son bon sens, malgré son mépris des superstitions de tout genre, Agnès fut vivement impressionnée par le terrible sang-froid avec lequel ces mots avaient été prononcés. Elle se tourna toute pôle vers Henri.
«La comprenez-vous? demanda-t-elle.—Rien n'est plus facile, répliqua-t-il avec dédain.
Elle sait ce qu'est devenu Ferraris; et elle est en train de vous débiter un tas de niaiseries, parce qu'elle n'ose pas avouer la vérité. Laissez-la partir!»
Agnès n'entendit pas plus les dernières paroles de lady Montbarry que si les aboiements d'un chien eussent couvert la voix de celle-ci.
«Conseillez à votre intéressante Mme Ferraris d'attendre un peu, dit-elle. _Vous _saurez ce qu'est devenu son mari, et vous le lui direz. Il n'y aura rien d'effrayant Des causes insignifiantes, aussi insignifiantes que l'engagement d'un courrier par mon mari, nous remettront en présence. Folie que tout cela, n'est-ce pas M. Westwick? Mais vous êtes indulgent pour les femmes; nous disions toutes des folies. Bonjour, miss Lockwood.»
Elle ouvrit la porte et s'enfuit comme si elle eût en peur qu'on la retint encore.
XII
«Qu'en pensez-vous? demanda Agnès. Elle est folle?
—Je pense tout simplement que c'est une méchante femme: fausse, superstitieuse, et mauvaise jusqu'à la moelle, mais non pas folle. Je crois que son principal motif en venant ici était de se donner le plaisir de vous faire peur.
—Elle m'a fait peur, c'est vrai. J'ai honte d'en convenir, mais cela est.»
Henry la regarda, hésita un moment, et s'assit sur le sofa à côté d'elle.
«Je suis très inquiet de vous, Agnès. Sans le hasard heureux qui m'a conduit ici aujourd'hui, qui sait ce que cette misérable femme aurait pu vous dire ou vous faire? Vous menez une vie bien triste et bien solitaire, sans protection aucune, ma pauvre amie. Je n'aime pas à y penser, et je voudrais la voir changer, surtout après ce qui vient de se passer. Non! Non! Il est inutile de me dire que vous avez votre vieille nourrice; elle est trop vieille, ce n'est pas une compagne pour vous, et elle ne peut nullement vous protéger. Ne vous méprenez pas au sens de mes paroles, Agnès, ce que je dis là, je le dis en toute sincérité et dans votre intérêt.»
Il s'arrêta et lui prit la main. Elle fit un léger effort pour la retirer et finit par céder.
«Un jour ne viendra-t-il donc pas, continua-t-il, où j'aurai le droit de vous défendre? Où vous serez la joie et le bonheur de ma vie?»
Il pressa doucement sa main. Elle ne répondit pas, mais elle rougit et pâlit tour à tour, ses yeux erraient dans le vague.
«Ai-je été assez malheureux pour vous déplaire?» demanda-t-il.
Elle répondit presque à voix basse:
«Non, mais vous m'avez fait songer aux tristes jours que j'ai passés», murmura-t-elle.
Elle ne dit pas autre chose, mais elle essaya pour la seconde fois de retirer sa main. Il continua à la tenir et la porta à ses lèvres.
«Ne pourrai-je donc jamais vous faire penser à d'autres jours plus heureux que ceux-là, aux jours à venir? Ou s'il faut absolument que vous songiez au temps passé, ne pouvez-vous pas vous souvenir de l'époque où je vous aimai et où je vous le dis pour la première fois?»
Elle soupira.
«Épargnez-moi, Henry, répondit-elle tristement; ne me parlez pas davantage!»
La couleur revint à ses joues, sa main trembla. Elle était belle ainsi, les yeux baissés et la poitrine se soulevant doucement. Il aurait donné tout au monde pour la prendre dans ses bras et l'embrasser. Une sympathie mystérieuse, une pression de main fit comprendre à Agnès cette pensée secrète. Elle lui ôta sa main, et fixa sur lui son regard. Elle avait des larmes aux yeux. Elle ne dit rien; son regard parlait pour elle. Il disait, sans colère, sans haine, mais nettement, qu'il ne fallait pas la presser davantage en ce moment.
«Dites-moi seulement que vous me pardonnez, reprit-il en se levant.
—Oui, je vous pardonne.
—Je n'ai rien fait pour baisser dans votre estime, Agnès?
—Oh, non!
—Voulez-vous que je vous quitte?»
Elle se leva à son tour, se dirigeant sans répondre vers la table à écrire. La lettre interrompue par l'arrivée de lady Montbarry était grande ouverte sur son buvard. Elle la regarda, puis se tournant vers Henry avec un sourire plein de charme:
«Il ne faut pas vous en aller encore, dit-elle. J'ai quelque chose à vous apprendre et je ne sais comment faire. Ce qu'il y a de plus simple est peut-être de vous le laisser deviner tout seul. Vous venez de parler de ma vie solitaire et sans protection. Ce n'est pas une vie bien heureuse, j'en conviens.»
Elle s'arrêta, observant l'anxiété croissante qui se peignait sur le visage d'Henry à mesure qu'elle parlait.
«Savez-vous que je me le suis déjà dit avant vous? continua-t-elle. Il va y avoir un grand changement dans ma vie, si votre frère Stephen et sa femme y consentent.»
Tout en parlant elle ouvrit son pupitre et en sortit une lettre qu'elle tendit à Henry.
Il la prit machinalement. Il ne comprenait pas ce qu'il venait d'entendre. Il était impossible que le changement de vie dont elle venait de parler signifiât qu'elle allait se marier, et cependant il n'osait pas ouvrir la lettre. Leurs yeux se rencontrèrent, elle sourit.
«Regardez l'adresse, dît-elle; vous devez connaître l'écriture, mais je crois que vous ne la reconnaissez pas.»
Il la regarda. C'était une grosse écriture, l'écriture irrégulière et incertaine d'un enfant. Il prit aussitôt la lettre:
«Chère tante Agnès,
Notre gouvernante va s'en aller. Elle a eu de l'argent qui lui a été légué et une maison. Nous avons eu du vin et du gâteau pour boire à sa santé. Vous avez notre gouvernante si nous en avions besoin d'une. Nous vous voulons, mais maman n'en sait rien. Venez, s'il vous plait, avant que maman puisse se procurer une autre gouvernante.
» Votre aimante Lucy qui écrit cela.
» Clara et Blanche ont essayé d'écrire aussi, mais elles sont trop petites. C'est elles qui tapent le buvard sur ma lettre pour la sécher.»
«C'est de votre nièce aînée, dit Agnès à Henry, qui la regardait avec étonnement. Les enfants m'appelaient ma tante quand j'étais avec leur mère en Irlande, cet automne; elles ne me quittaient pas, ce sont les plus charmants bébés que je connaisse. C'est vrai, le jour où je les ai quittées pour revenir à Londres, j'ai offert d'être leur gouvernante, si jamais ils en avaient besoin, et au moment où vous êtes entré, j'écrivais à leur mère pour le lui proposer de nouveau.
—Sérieusement!» s'écria Henry.
Agnès lui mit sa lettre inachevée dans la main. Elle en avait assez écrit pour prouver qu'elle offrait sérieusement d'entrer dans la maison de M. et Mme Stephen Westwick en qualité de gouvernante. L'étonnement d'Henry ne peut se décrire,
«Ils ne croiront pas que c'est sérieux, dit-il.
—Pourquoi pas? demanda tranquillement Agnès.
—Vous êtes la cousine de mon frère Stephen, vous êtes une vieille amie de sa femme.
-Raison de plus, Henry, pour qu'ils me confient leurs enfants.
—Mais vous êtes leur égale. Rien ne vous oblige à gagner votre vie en donnant des leçons, il est impossible que vous entriez à leur service comme gouvernante.
—Qu'y a-t-il d'impossible à cela? Les enfants m'aiment; leur père m'a donné de nombreuses preuves de véritable amitié et d'estime. Je suis bien la femme qu'il faut pour cette place; et quant à mon éducation, il faudrait vraiment que je l'aie complètement oubliée pour n'être plus capable d'enseigner à trois petits enfants dont l'aînée n'a que onze ans. Vous dites que je suis leur égale. N'y a-t-il donc pas d'autres femmes, d'autres gouvernantes qui soient les égales des personnes qu'elles servent? Ne savez-vous pas que votre frère est le plus proche héritier du titre? Ne sera-t-il pas lord? Ne me répondez pas! Nous ne discuterons pas si j'ai tort ou raison de me faire gouvernante; attendons que ce soit fait. Je suis fatiguée de mon existence inutile et solitaire, et je veux rendre ma vie plus heureuse et plus utile surtout, dans une maison que je préfère à toutes les autres. Si vous voulez jeter encore un coup d'oeil sur ma lettre, vous verrez qu'il me reste à stipuler certaines considérations personnelles avant de la terminer. Vous ne connaissez pas aussi bien que moi votre frère et sa femme, si vous doutez de leur réponse. Je crois qu'ils ont assez de courage et de coeur pour me répondre oui.»
Henry se soumit sans être convaincu.
C'était un homme qui détestait toute excentricité en dehors des coutumes et même de la routine. Le changement subit qui allait se produire dans la vie d'Agnès lui donnait quelques craintes. Avec un but à atteindre devant les yeux, elle serait peut-être moins favorablement disposée à l'écouter la prochaine fois qu'il lui ferait sa cour.
Cette existence solitaire et inutile dont elle se plaignait ne pouvait que le servir dans ses desseins. Tant que son coeur était vide, on pouvait y trouver que place. Mais quand elle serait avec ses nièces, en serait-il de même? Il connaissait assez les femmes pour garder ces craintes égoïstes pour lui seul. Une politique de temporisation était la seule à suivre avec une femme aussi sensitive qu'Agnès. S'il l'offensait, il était perdu. Pour le moment, il se tut sagement et changea de conversation:
«La lettre de ma petite nièce, dit-il, a produit un effet dont l'enfant ne pouvait se douter en écrivant. Elle vient justement de me rappeler une des raisons qui m'ont fait venir ici aujourd'hui.»
Agnès regarda la lettre de l'enfant.
«Comment Lucy a-t-elle pu faire cela?
—La gouvernante de Lucy n'est pas la seule personne qui ait fait un héritage, répondit Henry. Votre vieille nourrice est-elle dans la maison?
—Est-ce que ma nourrice a hérité?
—De cent livres sterling. Envoyez-la chercher, Agnès, pendant que je vais vous faire voir la lettre.»
Il tira un paquet de lettres de sa poche et le feuilleta tandis qu'Agnès sonnait. Elle revint ensuite près de lui. Un prospectus imprimé, qui se trouvait au milieu d'autres papiers sur sa table, lui frappa les yeux. Il portait en tête: _Palace Hotel company of Venice (limited.) Ces _deux mots, _Palace _et _Venice, _lui rappelèrent aussitôt la visite importune de lady Montbarry.
«Qu'est-ce que cela?» demanda-t-elle en lui tendant le papier et lui montrant le titre.
Henry cessa ses recherches et regarda le prospectus.
«Une affaire sûrement excellente, dit-il. Les grands hôtels font toujours de l'argent quand ils sont bien administrés. Je connais l'homme qui a été choisi comme gérant, et j'ai en lui une telle confiance que j'ai pris des actions de la compagnie.»
La réponse ne parut pas contenter entièrement Agnès.
«Pourquoi l'hôtel s'appelle-t-il Palace Hotel?» demanda-t-elle.»
Henry la regarda et devina sur-le-champ pourquoi elle lui faisait cette question.
«Oui, dit-il, c'est le palais que Montbarry a loué à Venise; il a été acheté par une compagnie qui en fait un hôtel.»
Agnès s'éloigna en silence et prit une chaise à l'autre extrémité de la chambre. Henry venait de blesser ses sentiments les plus délicats. Il était le plus jeune fils de la famille, et son revenu avait besoin de toutes les augmentations qu'il pouvait y faire par d'heureuses spéculations. Mais elle, elle était assez déraisonnable pour blâmer la tentation dont il venait de lui parler. Gagner de l'argent avec la maison où son frère était mort.
Incapable de comprendre une semblable pensée, quand il était question d'affaires surtout, Henry recommença à feuilleter ses papiers, attristé par le changement soudain dont il venait de s'apercevoir dans les manières d'Agnès. Juste au moment où il trouvait la lettre qu'il cherchait, la nourrice entra. Il jeta un regard sur Agnès, s'attendant à ce qu'elle parlât la première. Mais elle ne leva même pas les yeux quand la nourrice parut. C'était laisser à Henry le soin de dire à la vieille femme pourquoi la sonnette l'avait appelée au salon.
«Eh bien, nourrice, dit-il, vous avez une jolie chance. On vous a fait un legs de cent livres sterling.
La nourrice ne montra aucun signe de joie. Elle attendit un peu pour bien fixer dans son esprit l'importance de ce don, puis elle dit tranquillement:
«Monsieur Henry, qui me laisse cet argent, s'il vous plait?
—Feu mon frère, lord Montbarry.»
Agnès leva aussitôt la tête, semblant pour la première fois s'intéresser à ce qu'on disait. Henry continua:
«Son testament contient des legs pour tous les vieux serviteurs de la famille. Voici une lettre de son notaire vous autorisant à aller toucher l'argent chez lui.»
Dans toutes les classes de la société, la reconnaissance est la plus rare des vertus. Dans la classe à laquelle appartenait la nourrice, elle est extraordinairement rare. Le legs qu'on venait de lui annoncer ne changeait nullement ce qu'elle pensait de l'homme qui avait trompé et abandonné sa maîtresse.
«Je me demande qui est-ce qui a pu faire souvenir milord de ses vieux domestiques? dit-elle. Il n'a jamais eu assez de coeur pour s'en souvenir lui-même!»
Agnès intervint aussitôt. La nature, qui abhorre en toutes choses la monotonie, a fait les contrastes les plus violents, même chez les femmes les plus douces; Agnès, elle aussi, se mettait quelquefois en colère. Elle ne put supporter la façon dont la nourrice venait de s'expliquer sur Montbarry.
«Si vous avez encore quelque honte, s'écria-t-elle, vous devriez rougir de ce que vous venez de dire! Votre ingratitude m'écoeure. Je vous laisse avec elle, Henry, cela ne vous fait rien à vous!»
Après cette réflexion significative, qui lui prouvait qu'il avait, lui aussi, perdu dans l'estime d'Agnès, elle quitta la chambre.
La nourrice reçut la verte semonce qui venait de lui être faite plutôt en riant. Quand la porte fut fermée, ce philosophe en jupon fit signe à Henry:
«Il y a un entêtement incroyable chez les jeunes femmes, dit-elle. Mademoiselle ne veut pas convenir que lord Montbarry était un méchant homme, quoiqu'il l'ait trompée. Et maintenant qu'il est mort, elle l'aime encore. Dites un mot contre lui, et elle part comme une fusée, vous venez de le voir. C'est de l'entêtement!_ _Cela passera avec le temps. Tenez bon, monsieur Henry, tenez bon!
—Elle ne parait pas vous avoir fâchée, dit Henry.
—Elle? répéta la nourrice avec étonnement; elle, me fâcher! Je l'aime avec sa mauvaise humeur; cela me la rappelle quand elle était bébé. Que le Seigneur la bénisse! Quand je vais aller lui dire bonsoir, elle me donnera un gros baiser, la pauvre chérie, et me dira: «Nourrice, ne m'en veux pas, je n'étais pas sérieuse tantôt!» À propos de cet argent, monsieur Henry, si j'étais plus jeune, je le dépenserais en toilette ou en bijoux. Mais je suis trop vieille maintenant. Que ferai-je de mon legs quand je l'aurai?
—Placez-la et touchez-en les intérêts, lui dit Henry; tant par an, vous savez?
—Combien aurai-je? demanda la nourrice.
—Si vous mettez vos cent livres sur les fonds publics, vous aurez entre trois et quatre livres par an.»
La nourrice secoua la tête.
«Trois ou quatre livres par an? Cela ne fait pas mon affaire! Je veux davantage. Tenez, monsieur Henry, je ne me soucie pas de ce petit peu d'argent. Je n'ai jamais aimé l'homme qui me l'a laissé, bien qu'il soit votre frère. Si je perdais tout demain, cela ne me ferait rien; j'en ai assez comme cela pour le reste de mes jours. On dit que vous êtes un spéculateur. Dites-moi une bonne affaire, vous seriez bien aimable! Tout ou rien! Et voilà pour les fonds publics!» ajouta-t-elle en faisant claquer ses doigts, exprimant ainsi son profond mépris pour un placement garanti à trois pour cent.
Henry montra le prospectus de la Venitian Hotel Company.
«Vous êtes une drôle de vieille femme, dit-il. Tenez, joueuse effrénée, voilà quelque chose pour vous! C'est tout ou rien; mais faites bien attention, il faut garder la chose secrète pour miss Agnès, car je ne suis pas du tout certain qu'elle approuverait le conseil que je vous donne.»
La nourrice prit ses lunettes.
_Six pour cent, garantis, _lut-elle; et les directeurs ont des raisons de croire qu'ils pourront donner prochainement dix pour cent et plus à leurs actionnaires.
«Intéressez-moi dans cette affaire, monsieur Henry! Et pour l'amour de Dieu, partout où vous irez, recommandez l'hôtel à vos amis et tâchez qu'il réussisse.»
La nourrice suivit le conseil que venait de lui donner Henry et eut, elle aussi, son intérêt dans la maison ou était mort lord Montbarry.
Trois jours s'écoulèrent avant qu'Henry pût revoit Agnès. Mais après cet intervalle, le léger nuage qu'il y avait entre eux était entièrement dissipé. Agnès le reçut avec plus d'amabilité que de coutume. Elle semblait de meilleure humeur. Elle avait reçu courrier par courrier une réponse à la lettre qu'elle avait adressée à Mme Stéphen Westwick: son offre avait été acceptée avec joie, mais à une condition, c'est qu'elle resterait d'abord un mois chez les Westwick sans s'occuper de rien; après cela, si réellement elle voulait enseigner aux enfants, elle devrait être gouvernante, tante, cousine, tout en un mot, et elle ne quitterait la famille qu'au cas où elle se marierait, ce dont ses amis d'Irlande ne désespéraient pas.
«Vous voyez que j'avais raison», dit-elle à Henry.
Mais lui n'y croyait pas encore.
«Partez-vous réellement? demanda-t-il.
—Je pars la semaine prochaine.
—Quand vous reverrai-je?
—Vous savez bien que vous êtes toujours le bienvenu chez votre frère. Vous me verrez quand vous voudrez.
Elle lui tendit la main.
—Pardonnez-moi si je vous quitte. Je fais déjà mes malles.»
Henry essaya de l'embrasser en la quittant. Elle se recula vivement.
«Pourquoi pas? Je suis votre cousin, dit-il.
—Je n'aime pas qu'on m'embrasse» répondit-elle.
Henry la regarda sans insister: son refus de lui accorder ce qu'il regardait comme un privilège de cousin lui semblait de bonne augure. C'était indirectement l'encourager comme amoureux.
Le premier jour de la semaine suivante, Agnès quitta Londres pour l'Irlande. Comme on le verra plus tard, ce n'était que le commencement d'un voyage plus long.
L'Irlande devait seulement être sa première étape sur un chemin détourné, chemin qui la conduisit au Palais, à Venise.
TROISIÈME PARTIE
XIII
Au printemps de l'année 1861, Agnès était installée dans la maison de campagne de ses deux amis, devenus, par suite de la mort du premier lord, décédé sans enfants, _lord et lady Montbarry. _La vieille nourrice n'avait pas quitté sa maîtresse. On lui avait trouvé une place convenable à son âge. Elle était parfaitement heureuse dans ses nouvelles fonctions, la preuve, c'est qu'elle avait prodigué le premier semestre de ses revenus de la _Venice Hotel Company, _en cadeaux extravagants pour les enfants.
Dans les premiers mois de l'année, les directeurs des bureaux d'assurances sur la vie se soumirent aux circonstances, et payèrent les dix taille livres sterling. Immédiatement après, la veuve du premier lord Montbarry, autrement dit la douairière Montbarry, quitta l'Angleterre, avec le baron Rivar, pour se rendre aux États-unis. Les journaux scientifiques avaient annoncé que le baron partait pour se rendre compte des progrès que la chimie avait faits dans la grande République américaine. Sa soeur répondit à ceux de ses amis qui lui demandaient si elle l'accompagnait, qu'elle le suivait dans l'espoir de trouver dans ce voyage une distraction au malheur qui l'avait frappée. Agnès apprit cette nouvelle par Henry Westwick, qui était venu faire une visite à son frère, elle en éprouva pour ainsi dire une sorte de soulagement.
«Avec l'Atlantique entre nous, se dit-elle, j'en ai sûrement fini avec cette terrible femme!»
Une semaine s'était à peine écoulée, qu'un événement inattendu vint rappeler une fois de plus cette terrible femme au souvenir d'Agnès.
Ce jour-là, Henry était parti pour Londres. Le matin de son départ, il avait tenté de presser encore Agnès: et les enfants, comme il l'avait craint, avaient été d'innocents obstacles à l'exécution de son projet, mais il s'était fait secrètement une fidèle alliée de sa belle-soeur.
«Ayez un peu de patience, lui avait-elle dit, et laissez-moi me servir de l'influence des enfants. S'ils peuvent la persuader de vous écouter, ils le feront.»
Les deux dames avaient accompagné, à la gare du chemin de fer, Henry et d'autres invités qui s'en allaient en même temps, elles venaient de rentrer à la maison en voiture, quand le domestique annonça qu'une personne du nom de Rolland attendait pour voir milady.
«Est-ce une femme?
—Oui, madame.»
La jeune lady Montbarry se tourna vers Agnès,
«C'est la personne que votre notaire aurait voulu voir, quand il a cherché à découvrir les traces du courrier.
—Vous voulez dire la femme de chambre anglaise qui était avec lady Montbarry à Venise?
—Je vous en supplie, ma chère amie! Ne me parlez jamais de l'horrible veuve de Montbarry en la désignant par le nom que _je _porte maintenant. Stephen et moi nous avons résolu de lui donner désormais le titre qu'elle portait avant d'être mariée. Je suis lady Montbarry: elle, elle est _la comtesse. _De cette façon, il n'y aura pas de confusion possible. Mme Rolland était à mon service avant d'entrer chez la comtesse: c'était une véritable femme de confiance, mais elle avait un défaut qui me força à la renvoyer, un caractère insupportable dont on se plaignait continuellement à l'office. Voulez-vous la voir?»
Agnès accepta, espérant en tirer quelque renseignement pour la femme du courrier. L'inutilité de tous les efforts faits pour découvrir les traces de l'homme disparu avait complètement découragé Mme Ferraris, qui s'était résignée peu à peu. Elle avait pris des vêtements de deuil et gagnait sa vie dans une place, que l'inépuisable bonté d'Agnès lui avait procurée à Londres. La dernière chance qu'on eût de pénétrer le mystère de la disparition de Ferraris reposait maintenant tout entière sur ce que la femme qui avait servi en même temps que le courrier allait dire. Pleine d'espérance, Agnès suivit lady Montbarry dans la pièce où attendait Mme Rolland.
C'était une grande femme osseuse, arrivée à l'automne de la vie, avec des yeux enfoncés, des yeux gris-fer. Elle se leva de sa chaise avec une raideur d'automate, et salua les deux dames avec un air de soumission absolue dès qu'elles parurent. On voyait du premier coup d'oeil que Mme Rolland devait avoir sa réputation intacte; elle avait d'épais et larges sourcils, une voix profonde et pleine de solennité, des gestes raides et secs et, dans sa figure, pas la moindre ligne courbe caractéristique de son sexe: tout était anguleux; en un mot la vertu, dans cette excellente personne, se montrait sous son aspect le moins engageant. Et quand on la voyait pour la première fois, on se demandait pourquoi elle n'était pas un homme. «Cela va-t-il bien, madame Rolland?
—Pour mon âge, aussi bien que possible.
—Puis-je quelque chose pour vous?
—Madame peut me faire une grande faveur, en disant comment je l'ai servie tant que j'ai été chez elle. On m'offre une place auprès d'une dame malade qui depuis ces derniers jours est venue demeurer dans le voisinage.
—Ah, ouf, j'en ai entendu parler. Une Mme Carbury, avec sa nièce, une jolie jeune fille, à ce que l'on m'a dit. Mais, madame Rolland, vous m'avez quittée il y a quelque temps déjà, et Mme Carbury voudra sans doute avoir ses renseignements de la dernière maîtresse que vous avez servie.»
Un éclair de vertueuse indignation illumina soudain les yeux enfoncés de Mme Rolland. Elle toussa avant de répondre, comme si le souvenir de sa dernière maîtresse l'étreignait à la gorge.
«J'ai dit à Mme Carbury que la personne que j'ai servie en dernier —réellement je ne puis pas lui donner son titre, en votre présence, madame,—a quitté l'Angleterre pour l'Amérique. Mme Carbury sait que je suis partie de chez cette personne de mon plein gré, elle sait aussi pour quelle raison et elle approuve ma conduite. Un mot de vous, madame, sera largement suffisant pour me procurer cette place.
—Très bien! Madame Rolland, je n'ai aucune raison pour ne pas vous recommander en cette circonstance. Mme Carbury me trouvera demain chez moi jusqu'à deux heures.
—Mme Carbury n'est pas assez bien portante pour sortir, madame.
Sa nièce, miss Haldane, viendra à sa place si vous le permettez.
—Mais parfaitement. Cette jeune fille est sûre d'être la bienvenue. Attendez un peu, madame Rolland. Cette dame est miss Lockwood, la cousine de mon mari et mon amie. Elle désire vous parler du courrier qui était au service de feu lord Montbarry à_ _Venise.»
Les sourcils épais de Mme Rolland se froncèrent en signe de mécontentement.
«Je le regrette, madame, fut tout ce qu'elle répondit.
—Vous ne savez peut-être pas ce qui s'est passé après votre départ de Venise? reprit Agnès. Ferraris a quitté le palais secrètement, et l'on n'a plus jamais entendu parler de lui.»
Mme Rolland ferma mystérieusement les yeux comme pour chasser une vision terrible pour une femme respectable, celle du courrier perdu.
«Rien de ce que M. Ferraris a pu faire ne me surprendra, répondit-elle avec un ton de basse profonde,
—Vous êtes sévère pour lui,» dit Agnès. Mme Rolland ouvrit soudain les yeux.
«Je ne parle sévèrement de personne sans raison. M. Ferraris s'est conduit envers moi, miss Lockwood, comme aucun homme ne l'a jamais fait, ni avant, ni depuis.
—Qu'a-t-il donc fait?
—Ce qu'il a fait? reprit Mme Rolland avec un geste d'horreur; il s'est permis des libertés avec moi!»
La jeune lady Montbarry se détourna et mit son mouchoir sur sa bouche pour étouffer un éclat de rire.
Mme Rolland continua, paraissant fort étrangement surprise de l'effet que sa réponse avait produit sur Agnès.
«Et quand j'ai insisté pour des excuses, il a eu l'audace, mademoiselle, de me répondre que la vie qu'il menait au palais était horriblement triste et qu'il n'avait pas trouvé d'autre moyen de s'amuser!
—Vous ne m'avez probablement pas bien comprise, dit Agnès. Ferraris ne m'intéresse pas du tout, mais savez-vous qu'il est marié?
—Je plains sa femme, reprit Mme Rolland.
—Naturellement elle est inquiète de lui, continua Agnès.
—Elle devrait remercier Dieu d'en être débarrassée,» interrompit
Mme Rolland.
Agnès continua.
«Je connais Mme Ferraris depuis son enfance et je désire sincèrement lui être utile en cette circonstance. Avez-vous remarqué quelque chose pendant que vous étiez à Venise, qui explique la disparition si extraordinaire de son mari? Dans quels termes, par exemple vivait-il avec son maître et sa maîtresse?
—En termes excellents avec sa maîtresse, répondit Mme Rolland, si excellents, qu'ils en étaient tout bonnement répugnants pour une respectable servante anglaise. Elle le poussait à lui raconter toutes ses affaires: comment il vivait avec sa femme, s'il avait besoin d'argent, et autres choses semblables, tout comme s'ils étaient égaux. C'était répugnant! Cela n'a pas d'autre nom!
—Et son maître? reprit Agnès. En quels termes était Ferraris avec lord Montbarry?
—Milord vivait constamment enfermé avec ses études et ses peines, répondit Mme Rolland, avec une expression de respect solennel pour la mémoire du lord. M. Ferraris recevait son argent quand il en avait à toucher, et ne se souciait pas d'autre chose. «Si mes moyens me le permettaient, je m'en irais aussi; mais mes moyens ne me le permettent pas.» Ce furent les dernières paroles qu'il me dit le matin de mon départ. Je ne lui répondis même pas. Après ce qui s'était passé entre nous, je n'étais naturellement pas en fort bons termes avec lui.
-Vous ne pouvez donc rien me dire d'intéressant sur cette affaire?
—Rien, répondit Mme Rolland, semblant heureuse de voir Agnès désappointée.
—Mais il y avait encore une autre personne dans le palais, reprit miss Lockwood, résolue de tirer l'énigme au clair, tandis qu'elle en avait l'occasion. Il y avait le baron Rivar.»
Mme Rolland leva au ciel ses grandes mains, recouvertes de gants noirs fanés, en signe d'horreur.
«Savez-vous bien, mademoiselle, reprit-elle, que j'ai quitté ma place à cause de ce que j'ai vu…?»
Agnès l'arrêta.
«Je veux seulement savoir si le baron Rivar a fait quelque chose qui puisse expliquer l'étrange conduite de Ferraris?
—Il n'a rien fait que je sache, reprit Mme Rolland. Le baron et M. Ferraris se valaient, s'il m'est permis de le dire; en un mot, ils étaient sans scrupules l'un et l'autre. Je suis une femme éminemment juste et je vais vous en donner la preuve. Le jour même où j'ai quitté le palais, j'ai entendu, en traversant un corridor, le baron dire de sa chambre, dont la porte était entr'ouverte, à Ferraris: «J'ai besoin de mille livres sterling. Que feriez-vous pour mille livres, vous?» Et Ferraris répondit: «N'importe quoi, monsieur, du moment où on ne le saurait pas.» Ce fut tout; le baron et le domestique partirent ensuite d'un éclat de rire. Jugez par vous-même, mademoiselle.»
Agnès réfléchit un instant. Mille livres, c'était justement la somme qu'on avait envoyée à Mme Ferraris dans la lettre anonyme. Ces mille livres avaient-elles un rapport quelconque avec la conversation du baron et de Ferraris? Il était inutile de presser davantage Mme Rolland. Elle ne pouvait donner aucun autre renseignement de la moindre importance. On n'avait donc plus qu'à la laisser se retirer. C'était une tentative de plus, faite inutilement pour retrouver le courrier disparu.
Il y avait un dîner de famille le soir de ce jour-là dans la maison, mais un seul invité, un neveu du nouveau lord Montbarry, fils aîné de sa soeur lady Barville. Lady Montbarry ne put résister au désir de raconter l'histoire du premier et dernier assaut tenté sur la vertu de Mme Rolland, en imitant d'une façon fort comique et fort exacte la voix profonde et criarde tout à la fois de Mme Rolland.
Son mari lui demanda pourquoi cette créature phénoménale était venue à la maison. Elle le lui dit, et annonça, bien entendu, la prochaine visite de miss Haldane, Arthur Barville qui, depuis le commencement du dîner était, contre son habitude, silencieux et préoccupé, prit aussitôt part à la conversation avec des éclats d'enthousiasme.
«Miss Haldane est la plus charmante fille de toute l'Irlande! Je l'ai aperçue hier par-dessus le mur de son jardin, en passant à cheval. À quelle heure vient-elle demain.
—Avant deux heures?
—Je viendrai dans le salon par hasard. Je meurs d'envie de lui être présenté!»
Agnès se mit à rire.
«Êtes-vous donc déjà amoureux de miss Haldane?»
Arthur répondit gravement:
«Il n'y a rien de drôle à cela. J'ai passé toute ma journée le long du mur de son jardin à l'attendre. Miss Haldane me rendra le plus heureux ou le plus malheureux des hommes.
—Comment pouvez-vous dire une folie pareille?» C'était une folie, sans doute. Mais qu'aurait pensé Agnès si elle avait pu se douter que cette réponse la poussait sur le chemin de Venise?
XIV
L'été s'avançait et la transformation du palais vénitien en hôtel moderne touchait à sa fin.
Tout l'extérieur de l'édifice, avec sa belle façade donnant sur le canal, avait été intelligemment conservé. À l'extérieur toutes les pièces avaient été refaites, ou plutôt on en avait diminué les dimensions. Les larges corridors de l'étage supérieur servirent à faire des chambres pour les domestiques ou les voyageurs désireux de dépenser peu d'argent. Il ne resta de l'ancien aménagement que les parquets en losanges et les plafonds délicatement sculptés, en parfait état de conservation; ils n'avaient besoin que d'un nettoyage. On les redora en outre un peu par-ci par-là pour augmenter l'attrait des meilleures chambres de l'hôtel. À l'extrémité du palais, on laissa les pièces qui s'y trouvaient telles quelles.
C'étaient relativement de petites chambres, mais si élégamment décorées qu'on n'y changea rien. On ne sut que plus tard que ces pièces formaient les appartements occupés par lord et lady Montbarry et le baron Rivar. La chambre où Montbarry mourut était encore meublée comme une chambre à coucher; elle portait le n° 14. La chambre située au-dessus, dans laquelle le baron s'était installé, avait sur le registre de l'hôtel le n° 38. Avec leurs peintures toutes fraîches, leurs plafonds nettoyés à neuf, une fois les vieux lits, les chaises et les tables remplacés par de jolis meubles, neufs et brillants, ces deux chambres promettaient d'être les plus charmantes et les plus confortables de l'hôtel. Quant au rez-de-chaussée, autrefois triste et désert, on en avait fait de splendides salles à manger, des salons de lecture des salles de billard, des fumoirs, véritablement royaux. Les caveaux, semblables à des prisons, étaient maintenant aérés et éclairés comme les constructions les plus récentes; ils étalent changés, comme par le coup de baguette d'une fée, en cuisines, en offices, en glacières et en caves, dignes des hôtels les plus grandioses qu'on rencontrait autrefois en Italie, il y a près de vingt ans.
Un mois avant la fin de ces travaux entrepris à Venise, dans l'hôtel du Palais, Mme Rolland avait déjà sa place chez Mme Carbury, en Irlande; la jolie miss Haldane, un véritable César féminin, était venue, avait vu et avait vaincu dès sa première visite chez le nouveau lord Montbarry.
Milady et miss Agnès firent autant de compliments d'elle qu'Arthur Barville. Lord Montbarry déclara que c'était la seule jolie femme qu'il ait jamais vue. La vieille dit qu'elle avait l'air d'avoir été peinte par un grand artiste, et qu'elle n'avait besoin que d'un beau cadre autour d'elle pour la rendre parfaite. Miss Haldane, de son côté, était sortie enchantée de sa première entrevue avec les Montbarry, adorant ses nouvelles connaissances. Le même jour, un peu plus tard, Arthur passa chez elle avec des fruits et des fleurs pour Mme Carbury, sous prétexte de savoir si la vieille dame serait assez bien portante pour recevoir le lendemain lord et lady Montbarry ainsi que miss Lockwood.
En moins d'une semaine, les deux maisons en étaient aux termes les plus amicaux.
Mme Carbury, clouée sur son canapé par une maladie de l'épine dorsale, devait à sa nièce un de ses rares plaisirs, la lecture des romans nouveaux dès leur apparition. Arthur s'aperçut bientôt de ce détail; aussi s'offrit-il volontairement à suppléer miss Haldane. Il avait quelques notions de mécanique, et il perfectionna la chaise articulée sur laquelle reposait Mme Carbury; il inventa différents moyens de la transporter du salon à sa chambre sans la faire souffrir, ce qui rendit la pauvre dame toute gaie. Avec les droits qu'il se créait à la reconnaissance de la tante, bien de sa personne comme il était, Arthur avança rapidement dans les bonnes grâces de la charmante nièce. Quoiqu'il eût soigneusement gardé son secret, elle savait parfaitement—est-il nécessaire de le dire?—qu'il était amoureux d'elle; mais elle, n'avait pas aussi vite découvert ses propres sentiments à son égard. Observant les deux jeunes gens comme elle pouvait le faire, puisqu'elle n'avait aucune autre préoccupation, la pauvre malade découvrit en miss Haldane des signes non équivoques de sympathie pour Arthur, sympathie qu'elle n'avait encore montrée à aucun de ses nombreux admirateurs. Une fois fixée, Mme Carbury saisit la première occasion favorable pour parler d'Arthur.
«Je ne sais vraiment pas ce que je ferai, dit-elle, quand Arthur s'en ira.»
Miss Haldane leva tranquillement la tête de son ouvrage. «Il ne va pas nous quitter! s'écria-t-elle.
—Mais, ma chérie, il est déjà resté chez son oncle un mois de plus qu'il ne devait. Son père et sa mère ont naturellement envie de le revoir.»
Miss Haldane répondit aussitôt par une idée qui ne pouvait évidemment germer que dans un esprit troublé par la passion.
«Pourquoi son père et sa mère ne viendraient-ils pas chez lord
Montbarry? La résidence de sir Théodore Barville n'est pas à plus
de trente milles d'ici, et lady Barville est la soeur de lord
Montbarry. Ils n'ont pas besoin de faire de cérémonie entre eux.
—Ils peuvent être retenus chez eux, reprit Mme Carbury.
—Mais, ma chère tante, qu'est-ce qui vous le prouve? Supposons que vous en parliez à Arthur!
—Supposons que _tu _lui en parles, toi?»
Miss Haldane baissa aussitôt la tête sur son ouvrage. Mais sa tante avait eu le temps de voir son visage, et son visage l'avait trahie.
Lorsque Arthur vint le lendemain, Mme Carbury le prit à part et causa avec lui, pendant que sa nièce était au jardin. Le roman nouveau attendait sur la table. Arthur n'en fit pas la lecture à la vieille dame et alla trouver miss Haldane dans le jardin.
Le jour suivant, il écrivit chez lui, et mit dans sa lettre une photographie de miss Haldane. À la fin de la semaine, sir Théodore et lady Barville arrivèrent chez lord Montbarry et purent s'assurer que le portrait qu'on leur envoyé n'avait pas flatté l'original. Ils s'étaient mariés jeunes et, chose étrange, ils n'étaient pas opposés à ce qu'on suivît leur exemple. La question d'âge étant ainsi écartée, les amoureux ne devaient plus rencontrer aucun obstacle. Miss Haldane était fille unique et possédait une belle fortune. Arthur avait fait de bonnes études et s'était conquis un certain renom à l'Université; mais cela ne suffisait pas pour gagner sa vie. Comme fils aîné de sir Théodore, sa position était déjà du reste assurée. Il était âgé de vingt-deux ans, la jeune fille en avait dix-huit. Il n'y avait aucune raison pour faire attendre ces enfants et rien ne devait apporter d'obstacle à la célébration du mariage, qui pouvait avoir lieu vers la première semaine de septembre. Pendant que les jeunes époux feraient à l'étranger l'inévitable voyage de noce, une soeur de Mme Carbury avait offert de rester avec elle. Le jeune couple aussitôt la lune de miel finie, devait revenir en Irlande et s'installer dans la grande et confortable maison de Mme Carbury.
Tout cela fut décidé au commencement du mois d'août. Vers la même date, les derniers travaux étaient terminés dans le vieux palais à Venise. On sécha les chambres à la vapeur, les caves furent remplies de bon vin, le gérant réunit une armée de domestiques, et on annonça pour le mois d'octobre, dans l'Europe entière, l'ouverture du nouvel hôtel.
XV
Miss Agnès Lockwood à Madame Ferraris. «J'ai promis, ma bonne Émilie, de vous donner quelques détails sur le mariage de M. Arthur Barville et de miss Haldane. Il a eu lieu il y a dix jours. Mais j'ai eu tant à faire en l'absence du maître et de la maîtresse de la maison, que je n'ai pu vous écrire qu'aujourd'hui.
» Les invitations n'ont été faites qu'aux membres de la famille du mari et de la femme, en raison de la mauvaise santé de la tante de miss Haldane. Du côté de la famille Montbarry, il y avait, outre lord et lady Montbarry, sir Théodore et lady Barville, Mme Narbury, la deuxième soeur de milord comme vous savez, Francis et Henry Westwick. Les trois enfants et moi nous assistâmes à la cérémonie en qualité de demoiselles d'honneur. Deux autres jeunes filles fort gentilles, cousines de la mariée, se joignirent à nous. Nos robes étaient blanches, avec des garnitures vertes en honneur de l'Irlande. Le marié nous fit à toutes cadeau d'un joli bracelet d'or. Si vous ajoutez aux personnes que je viens de nommer les membres de la famille de Mme Carbury et les vieux domestiques des deux maisons, à qui l'on avait permis de boire à la santé des nouveaux mariés, à l'autre bout de la salle à manger, vous aurez la liste complète des convives du déjeuner de noce.
» Le temps était magnifique et l'office en musique fut superbe. Quant à la mariée, on ne saurait dire combien elle était belle et combien elle fut charmante et candide pendant toute la cérémonie. Nous fûmes très gais au déjeuner, et les discours ont été fort bien tournés. C'est M. Henry Westwick qui parla le dernier et le mieux de tous. Il termina en faisant une proposition qui va avant peu changer complètement notre genre de vie.
«Si j'ai bonne mémoire, voici comment il s'exprima: «Nous sommes tous d'accord, n'est-ce pas, pour regretter l'heure de la séparation qui est proche maintenant, et nous serions tous fort heureux de nous revoir. Pourquoi ne prendrions-nous pas un rendez-vous? Voici l'automne, nous allons aller en vacances. Que diriez-vous, si vous n'avez pas déjà d'autres engagements, bien entendu, de nous retrouver avec les jeunes mariés avant la fin de leur voyage de noce, et de recommencer le charmant déjeuner que nous venons de faire par un festin en l'honneur de la lune de miel? Nos jeunes amis passent par l'Allemagne et le Tyrol avant de se rendre en Italie. Je propose que nous leur laissions un mois à rester seuls, et que nous nous arrangions ensuite pour les retrouver dans le nord de l'Italie, à Venise, par exemple.»
» On applaudit à cette idée, et les applaudissements se changèrent en éclats de rire, grâce… à qui?… à ma chère vieille nourrice. Au moment où M. Westwick prononça le nom de Venise, elle se leva soudain à la table des domestiques, à l'autre bout de la pièce, et cria de toutes ses forces: «Descendez à notre hôtel, mesdames et messieurs! Nous touchons déjà six pour cent de notre argent; et si vous voulez louer toutes les chambres libres et demander tout ce qu'il y a de meilleur, ce sera dix pour cent dans nos poches en moins de temps que rien. Demandez plutôt à M. Henry!»
» Ainsi mis en cause, M. Westwick ne put faire autrement que de nous avouer qu'il était actionnaire d'une compagnie qui venait de se former pour exploiter un hôtel à Venise, et qu'il y avait aussi intéressé la nourrice, pour une petite somme, je pense.
» Aussitôt chacun voulut porter le même toast et l'on but: Au succès de l'hôtel de la nourrice, et à une hausse rapide du dividende!
» Peu à peu on en revint à la question plus importante du rendez-vous projeté à Venise; les difficultés commencèrent alors: bien entendu, plusieurs personnes avaient déjà accepté des invitations pour l'automne.
» De la famille de Mme Carbury, deux parents seuls purent s'engager à venir. De notre côté, nous étions plus libres. M, Henry Westwick devait aller à Venise avant nous tous pour assister à l'inauguration du nouvel hôtel. Mme Narbury et M. Francis Westwick s'offrirent à l'accompagner; et après quelque hésitation, lord et lady Montbarry s'arrêtèrent à un autre arrangement. Lord Montbarry ne pouvait pas facilement prendre le temps d'aller jusqu'à Venise, mais lui et sa femme consentirent à suivre Mme Narbury et M. Francis jusqu'à Paris. Il y a cinq jours déjà qu'ils sont partis avec leurs compagnons de voyage, laissant ici à ma garde leurs trois petits enfants. Ils ont supplié bien fort, les pauvres chérubins, pour partir avec papa et maman. Mais on a pensé qu'il valait mieux ne pas interrompre les progrès de leurs études et ne pas les exposer, surtout les deux plus jeunes, aux fatigues du voyage.
» J'ai reçu ce matin de Cologne une lettre charmante de la mariée.
Vous ne pouvez vous figurer comme elle avoue gentiment et sans
détour qu'elle est heureuse. Il y a des personnes, comme on dit en
Irlande, nées sous une bonne étoile, et je crois qu'Arthur
Barville est de celles-là.
» La prochaine fois que vous m'écrirez, j'espère que vous serez en meilleure santé et plus calme, et que votre emploi continuera à vous plaire. Croyez-moi votre sincère amie.
» A. L.»
Agnès venait de terminer et de cacheter sa lettre quand l'aînée de ses petites élèves entra dans la chambre annonçant que le domestique de lord Montbarry venait d'arriver de Paris! Craignant quelque malheur, elle sortit à la hâte.
Le domestique comprit qu'il l'avait effrayée.
«Il n'y a aucune mauvaise nouvelle, mademoiselle, sa hâta-t-il de dire. Milord et milady sont fort bien à Paris. Ils désirent seulement que vous et les jeunes demoiselles vous veniez les retrouver.»
En même temps il tendait à Agnès une lettre de lady Montbarry.
«Ma chère Agnès,
» Je suis si heureuse de la vie que je mène ici,—il y a six ans, ne l'oubliez pas, que je n'ai voyagé—que j'ai fait tous mes efforts pour persuader à lord Montbarry d'aller à Venise. Et, ce qui est bien plus important, j'en suis arrivée à mes fins! Il est maintenant dans sa chambre en train d'écrire les lettres d'excuses aux personnes dont il avait accepté des invitations. Je vous souhaite, ma chère, d'avoir un aussi bon mari, quand le moment viendra! En attendant, la seule chose qui me manque pour être tout à fait heureuse, c'est de vous avoir ici avec mes bébés. Bien qu'il ne le dise pas aussi franchement, Montbarry est tout aussi malheureux que moi sans eux. Vous n'aurez aucun ennui. Louis vous remettra ces quelques lignes écrites à la hâte, et prendra soin de vous pendant le voyage jusqu'à Paris. Embrassez les enfants pour moi mille et mille fois et ne vous occupez pas de leur éducation pour le moment! Faites vos malles immédiatement, ma chérie, et je ne vous en aimerai que mieux.
» Votre amie affectionnée,
» ADELA MONTBARRY.»
Toute troublée, Agnès replia la lettre, et pour se remettre, se réfugia quelques minutes seule dans sa chambre.
Le premier moment de surprise passé, en rentrant en possession d'elle-même, à l'idée d'aller à Venise, elle se souvint des derniers mots prononcés chez elle par la veuve de Montbarry:
«Nom nous reverrons, ici en Angleterre, ou là-bas à Venise, où mon mari est mort, et nous nous reverrons pour la dernière fois.»
C'était une coïncidence extraordinaire pour le moins, que la marche des événements dût conduire ainsi, fatalement, Agnès à Venise, surtout après ces paroles!
Cette femme aux grands yeux noirs, cette Cassandre, était-elle toujours en Amérique? Ou bien la marche des événements l'avait elle ramenée, elle aussi, fatalement, à Venise? Agnès se leva honteuse d'avoir songé à tout cela, honteuse de s'être posé de pareilles questions.
Elle sonna et envoya chercher les petites filles pour leur annoncer qu'on allait rejoindre papa et maman. La joie bruyante des enfants, la préoccupation des préparatifs d'un voyage décidé à la hâte chassa de son esprit, comme elles le méritait, toutes ces absurdes pensées qu'elles avait eues, Agnès se mit à la besogne avec cette ardeur fébrile dont les femmes seules sont capables quand elles font quelque chose qui leur plait. Le même tour, les voyageurs arrivèrent à Dublin à temps pour prendre le bateau d'Angleterre. Deux jours plus tard, ils avaient rejoint lord et lady Montbarry à Paris.