L'hôtel hanté
QUATRIÈME PARTIE
XVI
On était seulement au 20 septembre, quand Agnès et les enfants arrivèrent à Paris. Mme Narbury et son frère Francis étaient déjà en route pour l'Italie. Mais le nouvel hôtel ne devait pas être ouvert aux voyageurs avant trois semaines.
C'était Francis Westwick qui était cause de ce départ prématuré.
Comme Henry, son frère cadet, il avait augmenté ses ressources pécuniaires en entreprenant différentes affaires qui toutes, du reste, touchaient à ce qu'on appelle les arts libéraux. Il avait gagné de l'argent d'abord avec un journal hebdomadaire; puis il avait placé ses bénéfices dans un théâtre de Londres. Cette dernière spéculation, dirigée intelligemment, avait prospéré à souhait, grâce à un public enthousiaste.
Cherchant un nouveau succès pour la saison d'hiver, Francis s'était décidé à tâcher de conserver un public déjà blasé en donnant un nouveau genre de ballet de son invention, où l'action d'une pièce à grand spectacle n'aurait rien à souffrir d'un intermède de danse.
Il était maintenant à la recherche de la meilleure danseuse du monde entier. Il voulait une étoile, un phénomène. Ayant entendu parler, par ses correspondants étrangers, de deux femmes qui avaient débuté avec succès, l'une à Milan, l'autre à Florence, il était parti pour ces deux villes, afin de juger par ses propres yeux. De là il devait rejoindre, à Venise, les nouveaux mariés. Une de ses soeurs, qui était veuve, et qui avait à Florence des amis qu'elle désirait revoir, l'accompagna avec plaisir. Les Montbarry restèrent à Paris jusqu'à ce qu'il fût temps de partir pour être exacts au rendez-vous à Venise. Henry les trouva encore en France, quand il arriva de Londres se rendant en Italie pour assister à l'ouverture du nouvel hôtel.
Quoi qu'ait pu lui dire lady Montbarry, il saisit encore cette occasion pour presser Agnès; il ne pouvait choisir un plus mauvais moment. Les plaisirs de Paris, qu'elle ne comprenait pas plus que ceux qui l'entouraient d'ailleurs, la fatiguèrent excessivement. Elle n'était pas malade et elle prenait volontiers sa part des distractions toujours nouvelles qu'offre sans cesse aux étrangers le peuple le plus gai du monde entier, mais rien ne pouvait la tirer de sa torpeur, elle restait toujours sombre et triste malgré tout. Dans cette situation d'esprit, elle n'était pas d'humeur à écouter avec plaisir, ou même avec patience, les amabilités d'Henry; elle refusa donc positivement de l'entendre.
«Pourquoi me rappeler ce que j'ai souffert? lui demanda-t-elle. Ne voyez-vous pas que j'en garderai toute ma vie le souvenir?
—Je croyais connaître un peu les femmes, dit Henry à lady Montbarry, en lui racontant sa déconvenue, mais Agnès est une énigme pour moi, Il y a un an que Montbarry est mort, et elle reste toujours aussi pleine de sa mémoire que s'il était mort en lui restant fidèle. Elle souffre encore plus qu'aucun de nous!
—C'est la meilleure femme de la terre, ne l'oubliez pas, répondit lady Montbarry, et vous lui pardonnerez. Une femme comme Agnès peut-elle donner son amour ou le refuser suivant les circonstances? Parce que l'homme qu'elle avait choisi était indigne d'elle, n'en est-il pas moins resté l'époux de son coeur? Si peu qu'il l'ait mérité, elle a été pendant qu'il vivait sa plus sincère et sa meilleure amie; maintenant qu'il n'est plus, elle reste toujours, et c'est son devoir, sa plus sincère et sa meilleure amie. Si vous l'aimez réellement, attendez, et reposez-vous en sur vos deux plus fidèles alliés: le temps et moi. Voici mon avis, voyez vous-même si ce n'est pas le meilleur que je puisse vous donner. Continuez demain votre voyage pour Venise, et quand vous quitterez Agnès, parlez-lui comme s'il ne s'était rien passé entre vous.»
Henry suivit sagement ce conseil.
Comprenant sa réserve, Agnès se montra fort amicale et presque gaie. Quand il s'arrêta à la porte pour la voir une dernière fois, elle détourna vivement la tête pour lui cacher son visage. Était-ce bon signe?
«Mais certainement, affirma lady Montbarry en accompagnant Henry jusqu'au bas de l'escalier. Écrivez-nous quand vous serez à Venise. Nous attendrons ici des lettres d'Arthur et de sa femme, et nous fixerons notre départ pour l'Italie d'après ce qu'ils nous diront.»
Une semaine se passa sans lettre d'Henry. Quelques jours après, on reçut une dépêche de lui. Elle était datée de Milan et non de Venise; elle ne contenait que cette phrase vraiment étrange:
«J'ai quitté l'hôtel. Serai de retour à l'arrivée d'Arthur et de sa femme. Adressez, en attendant, Albergo Reale, Milan.»
Henry préférait Venise à toute autre ville de l'Europe, aussi avait-il pris ses dispositions pour y rester jusqu'à ce que toute la famille fût réunie. Quel événement inattendu avait donc pu le forcer à changer ainsi ses plans, et pourquoi ne donnait-il aucune explication? Pourquoi ne disait-il pas la raison de son changement subit d'itinéraire?
La suite l'apprendra.
XVII
L'hôtel du palais, qui voulait faire sa clientèle surtout parmi les voyageurs anglais et américains, célébra bien entendu l'ouverture de ses portes par un grand banquet où l'on prononça force discours.
Henry Westwick arriva à Venise juste pour prendre le café avec les invités et fumer quelques cigares.
À la vue des splendeurs des salles de réception, frappé surtout par l'habile mélange de confort et de luxe qui régnait dans les chambres à coucher, il commença à trouver fort sérieuse la plaisanterie de la vieille nourrice sur le dividende futur de dix pour cent. L'hôtel débutait bien. On avait fait tant de réclames en Angleterre et à l'étranger que tout le monde connaissait la maison avant d'y être descendu. Henry ne put obtenir qu'une des petites chambres de l'étage supérieur, encore ne la lui donna-t-on que grâce à un heureux hasard, la personne qui l'avait retenue par lettre ne pouvant venir. Il montait chez lui fort heureux d'aller s'étendre dans un lit, quand un nouvel incident vint changer les projets qu'il faisait pour la nuit, en le conduisant dans une autre chambre bien meilleure que la première. Se dirigeant tranquillement vers les régions élevées où on l'avait relégué, l'attention d'Henry fut appelée par une voix en colère qui, avec le fort accent de la Nouvelle-Angleterre, s'élevait contre une des plus grandes privations dont puisse être affligé un libre citoyen de la libre Amérique: la privation du gaz dans sa chambre à coucher.
Les Américains sont sûrement le peuple le plus hospitalier de la terre. Ils sont aussi, dans certains cas, d'un caractère fort agréable et des plus patients. Mais enfin, ils sont hommes comme les autres humains, et la patience d'un Américain a des limites, surtout quand il s'agit d'une bougie dans une chambre à coucher. Le naturel des États-Unis, dont nous parlons maintenant, se refusa à croire que sa chambre à coucher fût complètement terminée parce qu'elle ne possédait pas un bec de gaz.
Le gérant eut beau lui montrer les fines sculptures artistiques remises à neuf et redorées partout, sur les murs et le plafond; il fit son possible pour expliquer que la combustion du gaz les salirait sûrement en quelques mois. Tout cela fut peine perdue; le voyageur répondit que c'était fort bien, mais qu'il ne comprenait pas, lui, toutes ces oeuvres d'art. Il était habitué à une chambre à coucher au gaz, c'est ce qu'il voulait et ce qu'il tenait à avoir. Le gérant lui offrit obligeamment de demander à une autre personne, qui occupait à l'étage au-dessous une chambre éclairée tout entière au gaz, de la lui abandonner. En entendant cela, Henry, qui était tout prêt à changer une petite chambre à coucher contre une grande, s'offrit à faire l'échange. L'excellent naturel des États-Unis lui donna sur-le-champ une poignée de main.
«Vous aimez probablement les arts, monsieur, dit-il, et vous comprendrez sans doute les beautés de ces décorations.»
Henry regarda le numéro de sa nouvelle chambre. C'était le numéro 14.
Tombant de fatigue et de sommeil, il espérait naturellement passer une bonne nuit. D'une excellente santé, Henry dormait tout aussi bien dans un lit qu'il ne connaissait pas que dans sa propre chambre; néanmoins, sans la moindre raison, son attente fut déçue. Le lit luxueux, la chambre bien aérée, le charme délicieux de Venise pendant la nuit, tout semblait lui promettre un doux sommeil, mais il ne put fermer les yeux. Un indescriptible sentiment de malaise le tint éveillé jusqu'au jour. Il descendit dans le café aussitôt que les gens de l'hôtel furent sur pied, il commanda à déjeuner.
Un autre changement se fit encore en lui dès que le repas fut servi; cela lui sembla fort extraordinaire, mais il était sans appétit. Une excellente omelette, des côtelettes cuites à point, il renvoya tout sans y goûter, lui dont l'appétit était toujours égal, lui qui s'accommodait de tout.
La journée s'annonçait belle et brillante.
Il envoya chercher une gondole et se fit conduire au Lido.
Dehors, à l'air frais des lagunes, il se sentit revivre. Il n'avait pas quitté l'hôtel depuis dix minutes qu'il s'endormait profondément dans la gondole. Il se réveilla au moment de débarquer, se jeta à l'eau et goûta le plaisir d'un bain en pleine Adriatique. Il y avait seulement à cette époque-là un pauvre petit restaurant dans l'île; mais l'appétit lui était revenu, et Henry était prêt à manger n'importe quoi; il avala ce qu'on lui servit comme un homme affamé. En y réfléchissant, il ne pouvait comprendre qu'il eût renvoyé l'excellent déjeuner de l'hôtel.
Il rentra à Venise et passa la journée dans les galeries de tableaux et dans les églises. Vers six heures sa gondole le ramena, toujours avec un fort bon appétit, à l'hôtel, où il devait dîner à table d'hôte avec un compagnon de voyage qu'il avait invité.
Tous ceux qui prirent part au dîner y firent honneur, à l'exception d'une seule personne. Au grand étonnement d'Henry, l'appétit avec lequel il était entré à l'hôtel le quitta soudain, sans aucune cause, dès qu'il fut à table. Il but quelques gorgées de vin, mais ne put absolument rien manger.
«Que pouvez-vous bien avoir? lui demanda son compagnon de voyage.
—Je n'en sais pas plus que vous», répondit-il en toute sincérité.
Quand la nuit vint, il entra encore une fois dans sa belle et confortable chambre à coucher. Le résultat de cette deuxième expérience fut semblable au premier: il ressentit encore la même sensation de malaise. Il passa encore une nuit sans dormir. Encore une fois il essaya de déjeuner, mais l'appétit lui fit toujours défaut!
Cette dernière expérience était trop extraordinaire pour que Henry n'en parlât pas. Il raconta le fait à ses amis dans la salle publique, devant le gérant. Plein de zèle pour défendre son hôtel, le gérant, blessé de voir la mauvaise réputation qu'on faisait à son numéro 14, invita les personnes présentes à visiter la chambre à coucher de M. Westwick et à décider si c'était bien à elle que M. Westwick devait ses deux nuits d'insomnie. Il en appela surtout à un monsieur à cheveux gris invité à déjeuner par un voyageur anglais.
«C'est le docteur Bruno, le premier médecin de Venise, dit-il. Je le supplie de dire s'il y a quelque chose de malsain dans la chambre de M. Westwick.»
En entrant au numéro 14, le médecin regarda autour de lui avec un certain étonnement, que remarquèrent tous ceux qui l'accompagnaient.
«La dernière fois que je suis entré dans cette chambre, dit-il, ce fut pour une triste chose. C'était avant que le palais ne fût transformé en hôtel. Je soignais un gentilhomme anglais qui mourut ici.»
Une des personnes présentes demanda le nom du gentilhomme. Le docteur Bruno répondit, sans se douter qu'il était devant le frère de la personne morte:—Lord Montbarry.
Henry quitta tranquillement la chambre sans dire un mot à personne.
Ce n'était pas, dans le sens exact du mot, un homme superstitieux. Mais il sentit néanmoins une répugnance invincible à rester dans cet hôtel. Il résolut de quitter Venise. Demander une autre chambre, c'était, il le voyait bien, froisser le gérant: quitter l'hôtel et aller dans un autre, ce serait décrier ouvertement un établissement au succès duquel il était intéressé.
Il laissa donc pour Arthur Barville un mot dans lequel il disait qu'il était parti jeter un coup d'oeil sur les lacs italiens, et qu'une ligne adressée à son hôtel à Milan suffirait pour le faire revenir. Dans l'après-midi, il prit le train de Padoue, dîna avec son appétit accoutumé et dormit aussi bien que d'habitude.
Le lendemain, deux personnes complètement étrangères à la famille Montbarry, un monsieur et sa femme, qui retournaient en Angleterre par la route de Venise, arrivèrent à l'hôtel du Palais et occupèrent le numéro 14.
Fort inquiet des ennuis que lui avait déjà valus une de ses meilleures chambres à coucher, le gérant saisit l'occasion qui se présenta de demander aux nouveaux voyageurs comment ils avaient trouvé leur chambre. Il put juger combien ils étaient satisfaits en les voyant rester à Venise un jour de plus qu'ils n'avaient d'abord projeté, rien que pour jouir plus longtemps de l'excellente installation du nouvel hôtel.
«Nous n'avons rien trouvé de semblable en Italie, dirent-ils, vous pouvez donc être certain que nous vous recommanderons à tous nos amis.»
Quand le numéro 14 fut de nouveau vacant, une dame anglaise, voyageant avec sa femme de chambre, arriva et, après avoir visité la chambre, la retint sur-le-champ.
Cette dame était Mme Narbury. Elle avait laissé Francis Westwick à Milan, en train de négocier l'engagement à son théâtre, d'une nouvelle danseuse de la Scala.
N'ayant pas de nouvelles contraires, Mme Narbury supposait qu'Arthur Barville et sa femme étaient déjà à Venise.
L'expérience que fit Mme Narbury du numéro 14 différa complètement de celle qu'avait fait son_ _frère Henry de cette même chambre.
Elle s'endormit aussi vite que d'habitude, mais son sommeil fut troublé par une succession de rêves affreux; la figure qui jouait le rôle principal dans chacun d'eux était celle de son frère mort, le premier lord de_ _Montbarry.
Elle le vit mourant dans une affreuse prison; elle le vit poursuivi par des assassins et expirant sous leurs coups; elle le vit se noyer dans les profondeurs insondables d'une eau sombre; elle le vit dans un lit en flammes, comme sur un bûcher; elle le vit fasciné par une misérable créature, boire le breuvage qu'elle lui présentait et mourir empoisonné. L'horreur de ces rêves fit un tel effet sur elle qu'elle se leva avec le jour, n'osant plus rester dans son lit. Autrefois, de toute la famille, c'était elle seule qui avait vécu en bons termes avec lord Montbarry. Son autre frère et ses soeurs étaient toujours en discussion avec lui, et sa mère avoua que de tous ses enfants, son fils aîné était celui qu'elle aimait le moins.
Assise près de la fenêtre de sa chambre et regardant le lever du soleil, Mme Narbury, une femme pleine de sens et d'énergie cependant, frémissait de terreur en récapitulant chacun de ses rêves.
Lorsque sa femme de chambre entra à son heure habituelle et remarqua qu'elle avait mauvaise mine, elle lui donna la première raison qui lui vint à l'esprit. Cette domestique était si superstitieuse qu'il aurait été fort maladroit de lui dire la vérité. Mme Narbury répondit simplement qu'elle n'avait pas trouvé le lit à son goût, à cause de sa grande dimension. Elle était accoutumée chez elle, comme sa femme de chambre le savait, à coucher dans un petit lit.
Informé de ce fait dans le courant de la journée, le gérant vint lui dire qu'il regrettait de ne pouvoir offrir qu'un moyen d'éviter cet inconvénient. C'était de changer de chambre et d'en prendre une autre portant le n° 38, située immédiatement au-dessus de celle qu'elle désirait quitter.
Mme Narbury accepta.
Elle était maintenant sur le point de passer la seconde nuit dans la chambre occupée autrefois par le baron Rivar.
Une fois de plus, elle s'endormit comme d'habitude. Et une fois de plus, les affreux rêves de la première nuit vinrent épouvanter son esprit, reparaissant l'un après l'autre dans le même ordre. Cette fois-ci, ses nerfs déjà fort surexcités ne purent supporter cette nouvelle secousse. Elle jeta sur ses épaules sa robe de chambre, et sortit à la hâte au milieu de la nuit. Le garçon de service, réveillé par le bruit qu'elle fit en ouvrant et en refermant la porte, la vit se précipiter tête baissée en bas de l'escalier, à la recherche du premier être qu'elle rencontrerait pour lui tenir compagnie.
Fort surpris par cette nouvelle manifestation de la fameuse excentricité anglaise, l'homme consulta le registre de l'hôtel et conduisit la dame en haut, à la chambre occupée par sa domestique.
Elle ne dormait pas, et, chose plus étonnante, elle n'était même pas déshabillée. Elle reçut sa maîtresse sans le moindre signe d'étonnement.
Quand elles furent seules et quand Mme Narbury l'eut, comme il le fallait bien, mise dans sa confidence, la femme de chambre fit une fort étrange réponse:
«J'ai parlé de l'hôtel ce soir, au souper des domestiques, dit-elle; celui qui sert un des messieurs qui restent ici a entendu dire que feu lord Montbarry est la dernière personne qui ait habité le palais avant sa transformation en hôtel. La chambre dans laquelle il est mort est celle où vous avez dormi la nuit dernière. Votre chambre de ce soir est juste au-dessus. Je n'ai rien dit de peur de vous effrayer. Pour ma part, j'ai passé la nuit comme vous voyez, la lumière allumée et lisant ma Bible. À mon avis, aucun membre de votre famille ne peut espérer être heureux ou même tranquille dans cette maison.
—Que voulez-vous dire?
—Laissez-moi, s'il vous plaît, m'expliquer, madame. Quand M. Henry Westwick est venu ici, je tiens encore cela du même domestique, il a occupé comme vous, sans le savoir, la chambre où est mort son frère. Pendant deux nuits, il n'a pu fermer les yeux. Il n'y avait cependant aucune raison à cela; le domestique l'a entendu dire à des messieurs, au café, qu'il n'avait pu dormir et qu'il s'était trouvé tout mal à son aise. Mais, bien plus encore, quand le jour vint, il ne put même pas manger sous ce toit maudit. Vous pouvez rire de moi, madame, mais une servante peut aussi avoir son opinion, c'est qu'il est arrivé ici quelque chose à milord, qu'aucun de nous ne sait. Son fantôme erre tristement jusqu'à ce qu'il puisse le dire, et les membres de sa famille sont les seuls auxquels sa présence se révèle. Vous le reverrez tous encore peut-être. Ne restez pas davantage, je vous en prie, dans cette affreuse maison! Pour moi, je ne voudrais pas y passer une autre nuit, non, pas pour tout l'or du monde!»
Mme Narbury calma l'esprit de sa servante et la rassura sur ce dernier point.
«Je n'ai pas la même opinion que vous, répondit-elle gravement.
Mais je voudrais parler à mon frère de tout ce qui est arrivé.
Nous allons retourner à Milan.»
Quelques heures s'écoulèrent nécessairement avant qu'elles pussent quitter l'hôtel par le premier train du matin.
Dans l'intervalle, la femme de chambre de Mme Narbury trouva moyen de raconter _confidentiellement _au domestique ce qui s'était passé entre elle et sa maîtresse. Ce dernier avait aussi des amis auxquels il redit à son tour et _confidentiellement _toute l'histoire. En peu de temps l'affaire, passant de bouche en bouche, arriva aux oreilles du gérant. Il comprit que l'avenir de l'hôtel était en péril, à moins qu'on ne fît quelque chose pour effacer la réputation de la chambre numéro 14.
Des voyageurs anglais, connaissant par coeur l'almanach de la noblesse de leur pays, lui apprirent qu'Henry Westwick et Mme Narbury n'étaient pas les seuls membres de la famille Montbarry. La curiosité pouvait en amener d'autres à l'hôtel, surtout après ce qui venait de se passer. L'imagination du gérant trouva aisément un moyen habile de les dérouter dans ce cas-là. Les numéros de toutes les chambres étaient émaillés en bleu, sur des plaques blanches, vissées aux portes. Il ordonna qu'on fit faire une nouvelle plaque portant le numéro 13 _bis, _et il conserva la chambre vide jusqu'au moment où la plaque fut prête. Puis on mit le nouveau numéro à la chambre; le numéro 14 enlevé fut placé sur la porte de la propre chambre du gérant, au deuxième étage, chambre qui, n'étant pas à louer, n'avait pas été numérotée auparavant. Le numéro 14 disparut donc ainsi à tout jamais des livres de l'hôtel, comme numéro d'une chambre à louer.
Après avoir prévenu les domestiques de ne pas jaser avec les voyageurs, au sujet du numéro changé, sous peine d'être immédiatement renvoyés, le gérant se frotta les mains, heureux d'avoir fait son devoir envers ses patrons.
«Maintenant, pensa-t-il en lui même, avec un sentiment de triomphe excusable après tout, que la famille entière vienne ici, nous sommes de force à lutter avec elle.»
XVIII
Avant la fin de la semaine, le gérant de l'hôtel se trouva une fois de plus en relation avec un membre de la famille. Une dépêche arriva de Milan, annonçant que Francis Westwick serait à Venise le lendemain, et qu'il désirait qu'on lui réservât, si cela était possible, le n° 14 du premier étage.
Le gérant réfléchit quelques instants avant de donner ses ordres.
La chambre numérotée à nouveau avait été occupée en dernier lieu par un Français, Elle devait être encore louée le jour de l'arrivée de M. Francis Westwick, mais elle serait vide le jour suivant.
Fallait-il conserver la chambre pour M. Francis? Et quand il aurait passé une bonne et excellente nuit dans la chambre 13 _bis, _lui demander devant témoins comment il s'était trouvé dans sa chambre à coucher? Dans ce cas, si la réputation de la chambre était encore discutée, elle serait vengée par la réponse même d'une personne de la famille qui, la première, avait fait le mauvais renom du n° 14. Après avoir pensé à tout cela, le gérant se décida à tenter l'expérience et donna des ordres pour que le 13 _bis _soit réservé.
Le lendemain, Francis Westwick arriva en excellente disposition d'esprit. Il avait fait signer un engagement à la danseuse la plus connue d'Italie; il avait confié Mme Narbury aux soins de son frère Henry, qui l'avait rejoint à Milan, et il était entièrement libre d'essayer tant qu'il le voudrait l'influence extraordinaire que le nouvel hôtel exerçait sur ses parents.
Quand son frère et sa soeur lui racontèrent ce qui leur était arrivé, il déclara aussitôt qu'il irait à Venise dans l'intérêt de son théâtre. Il voyait dans ce qu'on lui disait les éléments mêmes d'un drame où paraîtraient des fantômes. Il trouva en chemin de fer le titre:
L'HÔTEL hanté,
«Affichez cela en lettres rouges de six pieds de haut, sur un fond noir, dans tout Londres, et soyez sûr que le public viendra en foule!» disait-il.
Reçu avec une attention pleine de politesse par le gérant,
Francis, en entrant dans l'hôtel, éprouva un désappointement.
«Il y a erreur, monsieur; nous n'avons pas de chambre portant le numéro 14 au premier étage. La chambre qui a ce numéro est au deuxième étage; elle a toujours été occupée par moi, depuis le jour de l'ouverture de l'hôtel. Peut-être voulez-vous parler du numéro 13 _bis, _au premier étage? Elle sera à votre disposition demain,—une chambre charmante. En attendant, ce soir, nous ferons de notre mieux pour vous contenter.»
Le directeur d'un théâtre à succès est probablement le dernier homme du monde qui soit capable d'avoir une bonne opinion de ses semblables. Aussi Francis prit-il le gérant pour un farceur et l'histoire du numéro des chambres pour un mensonge.
Le jour de son arrivée, il dîna seul avant l'heure de la table d'hôte, afin de pouvoir questionner le garçon à son aise, sans être entendu de personne. La réponse qu'on lui fit lui prouva que le numéro 13 _bis _occupait bien exactement dans l'hôtel la place que lui avaient désignée son frère et sa soeur comme celle du numéro 14.
Il demanda ensuite la liste des visiteurs, et trouva que le monsieur français qui occupait alors le numéro 13 _bis _était le propriétaire d'un théâtre de Paris qu'il connaissait personnellement.
Était-il en ce moment à l'hôtel? Il était sorti et serait certainement de retour pour la table d'hôte.
Quand le dîner fut terminé, Francis entra dans la salle et fut reçu à bras ouverts par son collègue parisien. «Venez fumer un cigare dans ma chambre, lui dit-il amicalement. Je veux savoir si vous avez réellement engagé cette femme à Milan.»
Francis put ainsi comparer l'intérieur de la chambre avec ce qu'on lui en avait dit à Milan.
Arrivant à la porte, le Français se souvint qu'il avait un compagnon de voyage.
«Mon peintre de décors est ici avec moi, dit-il, à la recherche Je sujets. C'est un excellent garçon qui regardera comme une faveur que nous lui proposions de venir avec nous. Je vais charger un domestique de le lui dire quand il rentrera.»
Il tendit sa clef à Francis:
«Je vous rejoins dans un instant. C'est au bout du corridor, 13 bis.»
Francis entra seul dans la chambre. Il y avait aux murs et au plafond des ornements pareils à ceux dont on lui avait parlé. Il venait à peine de faire cette remarque, lorsqu'une sensation fort désagréable le frappa soudain.
Une odeur révoltante, une odeur toute nouvelle pour lui, une odeur qu'il n'avait jamais sentie jusque-là, le saisit à la gorge.
C'était un amalgame de deux odeurs d'une essence particulière et qui, quoique mélangées, étaient perceptibles chacune séparément. Cette étrange exhalaison consistait en une senteur légèrement aromatique et cependant fort désagréable avec une odeur moins pénétrante, mais si nauséabonde que Francis dut ouvrir la fenêtre pour respirer l'air frais, incapable de supporter un instant de plus cette horrible atmosphère.
Le directeur français rejoignit son collègue anglais avec un cigare déjà allumé. Il recula d'étonnement à la vue, terrible en général pour ses compatriotes, d'une fenêtre ouverte.
«Vous autres Anglais vous êtes vraiment fous avec vos idées sur l'air pur! s'écria-t-il. Nous allons mourir de froid.»
Francis se retourna et le regarda avec des yeux étonnés.
«Sérieusement, ne sentez-vous pas l'odeur qu'il y a dans la chambre? demanda-t-il.
—Quelle odeur? reprit son confrère. Je ne sens que mon cigare qui est excellent. En voulez-vous un? Mais pour Dieu! Fermez la fenêtre!»
D'un geste Francis refusa le cigare.
«Je vous demande pardon, dit-il, je me sens mal à mon aise et tout étourdi; il vaut mieux que je m'en aille.» Il mit son mouchoir sur sa bouche et se dirigea vers la porte.
Le Français suivit chacun des mouvements de Francis avec un tel étonnement qu'il oublia tout à fait d'empêcher l'air du soir de continuer à entrer.
«Est-ce vraiment si horrible que cela? demanda-t-il.
-C'est horrible! murmura Francis derrière son mouchoir. Je n'ai jamais rien senti de pareil.»
On frappa à la porte: c'était le peintre en décors. Son directeur lui demanda aussitôt s'il y avait une odeur quelconque dans la chambre.
«Je sens votre cigare qui doit être délicieux; offrez m'en un tout de suite!
—Attendez un peu. Outre mon cigare, sentez-vous autre chose, quelque chose d'horrible, d'abominable, d'indescriptible, quelque chose que vous n'avez jamais, mais jamais senti auparavant?»
Le peintre parut confondu par l'énergique véhémence des paroles qu'il venait d'entendre.
«Votre chambre est aussi fraîche et aussi saine que possible»; et en disant cela il se retourna avec étonnement du côté de Francis Westwick qui, debout dans le corridor, regardait l'intérieur de la chambre à coucher avec un sentiment de dégoût non déguisé.
Le directeur parisien s'approcha de son collègue anglais et le regarda d'un air inquiet.
«Vous voyez, mon ami, nous voici deux ici avec d'aussi bons nez que le vôtre et nous ne sentons rien. Si vous voulez inviter d'autres témoignages, regardez; voici d'autres nez encore, et il montrait deux petites filles anglaises jouant dans le corridor. La porte de ma chambre est grande ouverte et vous savez avec quelle rapidité une odeur se propage. Maintenant écoutez; je vais faire appel à ces nez innocents dans la langue de leur île brumeuse:— Mes petits amours, est-ce que cela sent mauvais ici, hein?»
Les enfants éclatèrent de rire et s'empressèrent de répondre:
«Non.
—Vous le voyez, mon bon Westwick, c'est clair, reprit le Français dans sa langue à lui cette fois. Je vous plains de tout mon coeur, croyez-moi, allez voir un médecin, car il y a sûrement quelque chose de dérangé dans votre pauvre nez.»
Après lui avoir donné cet avis charitable, il rentra dans sa chambre et ferma toute entrée à la brise fraîche avec un soupir de contentement. Francis quitta l'hôtel et suivit la route qui conduisait à la place Saint-Marc. L'air de la nuit le remit bientôt. Il put allumer alors un cigare et se mit à songer, à ce qui venait d'arriver.
XIX
Évitant la foule sous les colonnades, Francis longea lentement la place enveloppée par un clair de lune naissant.
Sans s'en douter, il était un véritable matérialiste. L'étrange impression qu'il avait ressentie dans cette chambre, l'effet qu'elle avait produit sur les autres parents de son frère défunt n'eut aucune influence sur l'esprit de cet homme, qui se croyait plein de bon sens.
«Peut-être bien mon imagination a-t-elle plus d'empire sur moi que je ne le pensais, se dit-il; tout cela peut bien n'être qu'un tour de sa façon, mais mon ami peut ne pas se tromper aussi; est-ce qu'il faudrait vraiment que je voie un médecin? Suis-je malade? Je ne le crois pas, mais enfin ce n'est pas une raison. Je ne vais pas coucher dans cette affreuse chambre ce soir. Je puis bien attendre jusqu'à demain pour décider si je dois voir un médecin. En tous cas, l'hôtel ne me semble pas devoir me fournir un sujet de pièce. L'odeur effrayante d'un fantôme invisible peut être une idée parfaitement nouvelle. Mais si je la mets à exécution, si je l'applique au théâtre, je ferai fuir le public entier. >»
Comme il en arrivait à terminer ses réflexions par cette plaisanterie, il aperçut une dame entièrement vêtue de noir, qui semblait l'observer.
«Monsieur Francis Westwick, monsieur? Est-ce que je me trompe? lui demanda cette dame en le regardant.
—Oui, madame, en effet, c'est mon nom. Puis-je demander à qui j'ai l'honneur de parler?
—Nous ne sommes rencontrés qu'une fois, quand feu votre frère me présenta aux membres de sa famille. Avez-vous donc tout à fait oublié mes grands yeux noirs et ce teint pâle que vous avez déclaré hideux, m'a-t-on dit?»
Tout en parlant, elle souleva son voile et se tourna de manière à ce que les rayons de la lune éclairassent en plein son visage.
Francis reconnut du premier coup d'oeil la femme qu'il haïssait le plus cordialement de toutes, la veuve de son frère défunt, le premier lord Montbarry. Il fronça les sourcils en la regardant; son habitude des coulisses, les innombrables répétitions auxquelles il avait assisté et où les actrices avaient mis sa patience à une rude épreuve, l'avaient accoutumé à parler rudement aux femmes qu'il n'aimait pas.
«Je me souviens parfaitement de vous, dit-il. Je vous croyais en
Amérique!»
Elle ne fit aucune attention au ton désagréable qu'il avait pris, mais lorsqu'il leva son chapeau pour la quitter, elle l'arrêta.
«Laissez-moi vous accompagner un instant, répondit-elle tranquillement. J'ai quelque chose à vous dire.
—Je fume, reprit-il, en lui montrant son cigare.
—La fumée ne me gêne pas.».
Après cela, il n'y avait qu'à s'incliner à moins d'être un véritable brutal. Il se résigna avec autant de bonne grâce que possible.
» Eh bien, voyons, que voulez-vous?
—Vous allez le savoir tout de suite, monsieur Westwick, laissez-moi vous faire connaître avant ma position. Je suis seule au monde. À la mort de mon mari est venue s'ajouter maintenant une autre douleur, la perte de mon compagnon de voyage en Amérique, de mon frère, le baron Rivar.»
La réputation du baron et les doutes que la médisance avait jetés sur ses relations avec la comtesse étaient bien connus de Francis.
«Il a été tué à une table de jeu, demanda-t-il brutalement.
—La question ne m'étonne pas de votre part, dit-elle avec ce ton ironique qu'elle prenait en certaines circonstances. En qualité d'enfant de l'Angleterre, pays des courses de chevaux, vous vous y connaissez en fait de jeu. Mon frère n'est pas mort de mort violente, monsieur Westwick. Il a succombé comme bien d'autres malheureux à une épidémie de fièvre qui régnait dans une ville de l'Est qu'il visitait. Le chagrin que m'a causé sa mort m'a rendu les États-unis insupportables. J'ai pris le premier steamer faisant voile de New-York, un vaisseau français qui m'a amenée au Havre. J'ai continué mon voyage solitaire vers le sud de la France et je suis venue à Venise.»
Qu'est-ce que tout cela me fait, se dit en lui-même Francis.
Elle s'arrêta, attendant qu'il parlât.
«Ah! Alors vous êtes venue à Venise, dit-il négligemment, et pourquoi?
—Parce que je n'ai pas pu faire autrement, répondit-elle.»
Francis la regarda avec une curiosité railleuse. «C'est drôle, fit-il, pourquoi ne pouviez-vous pas faire autrement?
—Les femmes, vous le savez, suivent toujours leur premier mouvement, répondit-elle. Supposons que ce soit un coup de tête? Et cependant c'est ici le dernier endroit du monde où je voudrais me trouver. Des souvenirs que j'exècre s'y rattachent dans mon esprit. Si j'avais une volonté bien à moi, je n'y serais jamais revenue. Je déteste Venise. Néanmoins, vous le voyez, je suis ici. Avez-vous jamais rencontré une femme aussi peu raisonnable. Jamais, j'en suis sûre!»
Elle s'arrêta et le regarda un moment, puis soudain changeant de ton:
«Quand attend-on miss Agnès Lockwood?»
Il n'était pas facile de prendre Francis à l'improviste, mais cette question extraordinaire le surprit.
«Comment diable savez-vous que miss Lockwood doit venir à Venise?
Elle se mit à rire d'un rire amer et moqueur.
«Mettons que je l'ai deviné!»
Le ton de son interlocutrice, ou peut-être le défi audacieux qui brillait dans ses yeux fit monter la colère au front de Francis Westwick.
«Lady Montbarry!… commença-t-il.
—Arrêtez! interrompit-elle, la femme de votre frère Stephen s'appelle maintenant lady Montbarry. Je ne partage mon titre avec aucune femme. Appelez-moi par mon nom, le nom que je portais avant d'avoir commis la faute d'épouser votre frère. Appelez-moi, s'il vous plaît, la comtesse Narona.
—Comtesse Narona, reprit Francis, si vous avez l'intention de vous moquer du monde, vous vous êtes trompée d'adresse. Parlez-moi clairement ou laissez-moi vous souhaiter le bonsoir.
-Si vous désirez garder secrète l'arrivée de miss Lockwood à
Venise, soyez clair, vous aussi, monsieur Westwick, et dites-le.»
Elle voulait évidemment l'irriter, et elle y réussit.
«Mais c'est de la folie, s'écria-t-il avec colère. Le voyage de mon frère n'est un secret pour personne. Il amène miss Lockwood avec lady Montbarry et ses enfants. Puisque vous paraissez si bien informée, vous savez peut-être pourquoi elle vient à Venise?»
La comtesse était redevenue soudain toute pensive. Elle ne répondit pas.
Ils avaient atteint dans leur étrange promenade une des extrémités de la place; ils étaient maintenant debout devant l'église Saint-Marc. Le clair de lune qui frappait en plein était assez lumineux pour montrer toutes les beautés de l'édifice dans les moindres détails de son architecture si variée. On voyait même les pigeons de Saint-Marc, dormant en ligne serrée sur la corniche du porche.
«Je n'ai jamais vu la vieille église si belle par le clair de lune, dit tranquillement la comtesse se parlant à elle-même plutôt qu'à Francis. Adieu, Saint-Marc, je ne te reverrai plus.»
Elle s'éloigna de l'église et vit Francis qui l'écoutait avec un regard étonné.
«Non, continua-t-elle, reprenant tout à coup le fil de la conversation, je ne sais pas pourquoi miss Lockwood vient ici; je sais seulement que nous devons nous rencontrer à Venise.
—Vous vous êtes donné rendez-vous?
—C'est la destinée qui le veut, répondit-elle la tête penchée sur sa poitrine et les yeux à terre.»
Francis éclata de rire.
«Ou si vous aimez mieux, reprit-elle aussitôt, c'est le hasard qui le veut, comme disent les imbéciles.»
Avec sa logique ordinaire, Francis répondit:
«Le hasard prend un drôle de chemin pour vous conduire au rendez-vous. Nous avons tout arrangé pour nous rencontrer à l'hôtel du Palais. Comment se fait-il que votre nom ne soit pas sur la liste des voyageurs. La destinée aurait dû vous amener aussi à l'hôtel du Palais.»
Elle baissa vivement son voile.
«La destinée le peut encore maintenant: hôtel du Palais? répéta-t-elle se parlant toujours à elle-même. L'enfer d'autrefois devenu le purgatoire d'aujourd'hui; c'est l'endroit même!… mon Dieu! L'endroit même…»
Elle s'arrêta et posa la main sur le bras de son compagnon:
«Peut-être miss Lockwood ne viendra-t-elle pas avec le reste de la famille? s'écria-t-elle vivement. Êtes-vous positivement sûr qu'elle descendra à l'hôtel?
—Positivement certain. Ne vous ai-je pas dit que miss Lockwood voyageait avec lord et lady Montbarry? Et ne savez-vous pas qu'elle est de la famille? Il va vous falloir emménager à notre hôtel, comtesse?
—Oui, dit-elle faiblement, je vais emménager à votre hôtel.»
Il était impossible de voir si elle se moquait ou non; elle avait encore la main sur son bras, et il la sentait grelotter des pieds à la tête. Il était loin de l'aimer, il se défiait d'elle, il la détestait; mais enfin, par un dernier sentiment d'humanité, il se sentit obligé de lui demander si elle avait froid.
«Oui, dit-elle, j'ai froid et je me sens faible.
—Par une nuit pareille, comtesse?
—La nuit n'y est pour rien, monsieur Westwick. Que croyez-vous que le criminel ressente sous la potence quand le bourreau lui met la corde au cou? Il a froid, n'est-ce pas? Il se sent faible, lui, aussi. Excusez mon imagination, un peu originale peut-être; mais, voyez-vous, la destinée m'a passé la corde au cou: je la sens qui me serre déjà.»
Elle jeta un regard autour d'elle.
Ils étaient alors arrivés près du fameux café connu sous le nom de
Florian.
«Faites-moi entrer là, dit-elle, il faut que je boive quelque chose pour me remettre. Allons, n'hésitez pas: vous avez tout intérêt à ce que je me sente mieux. Je ne vous ai pas encore dit ce que j'avais de plus important à vous dire. J'ai à vous parler d'une affaire qui a rapport à votre théâtre.»
Se demandant en lui-même ce qu'elle pouvait bien vouloir à son théâtre, Francis céda à regret à la nécessité et l'accompagna au café. Il la lit asseoir dans une encoignure où ils pouvaient causer tranquillement sans attirer l'attention.
«Que prenez-vous?» demanda-t-il avec résignation.
Elle s'adressa directement au garçon et lui donna ses ordres.
«Du marasquin et une tasse de thé.»
Le garçon la regarda avec étonnement; Francis en fit autant. Pour tous deux c'était une nouveauté que du thé avec du marasquin. Sans s'inquiéter de leur stupéfaction, lorsque le garçon eut exécuté ses ordres, elle lui donna de nouvelles instructions pour qu'il versât un plein verre de la liqueur dans un verre plus grand, qu'on emplit ensuite de thé.
«Je ne peux pas faire cela moi-même, dit-elle; mes mains tremblent trop.»
Elle avala tout chaud ce mélange bizarre.
«Du punch au marasquin! Voulez-vous en goûter? fit-elle. Voici comment j'en ai appris la recette: Quand la feue reine d'Angleterre, Caroline, vint sur le continent, ma mère était attachée à sa personne. Cette malheureuse reine adorait ce mélange: le punch au marasquin. Étroitement attachée à sa gracieuse et souveraine maîtresse, ma mère partagea ses goûts. Et moi je tiens cette recette de ma mère. Maintenant, monsieur Westwick, je vais vous dire ce que je demande de vous. Vous êtes directeur de théâtre; voulez-vous une nouvelle pièce?
-Je veux toujours une nouvelle pièce, pourvu qu'elle soit bonne.
-Et vous paierez bien si elle est bonne?
—Je paye toujours bien dans mon intérêt même.
—Si je fais la pièce, voudrez-vous la lire?» Francis hésita.
«Qu'est-ce qui a pu vous mettre dans la tête d'écrire une pièce?
-Oh! Rien, reprit-elle. J'ai raconté un jour à feu mon frère une visite que j'avais faite à miss Lockwood, la dernière fois que je suis venue en Angleterre. Le sujet de l'entrevue en question ne l'intéressa nullement, mais il fut frappé de ma manière de la lui raconter.—«Tu peins, me dit-il, ce qui s'est passé entre vous avec la précision d'un dialogue de théâtre. Tu as décidément l'instinct dramatique; essaie donc d'écrire une pièce. Tu gagneras peut-être de l'argent.» Voilà ce qui me l'a mis dans la tête.
—Vous n'avez cependant pas besoin d'argent!
—J'ai toujours besoin d'argent. J'ai des goûts coûteux. Je n'ai rien que mes pauvres quatre cents livres par an et le peu qui me reste encore de l'autre argent, deux cents livres environ, pas davantage.»
Francis comprit qu'elle faisait allusion aux dix mille livres payées par les compagnies d'assurances. «Tout est déjà parti?» Elle souffla sur sa main. «Parti comme cela! répondit-elle froidement.
—Baron Rivar?»
Elle le regarda avec un éclair de colère brillant dans ses yeux noirs et durs.
«Mes affaires ne regardent que moi, monsieur Westwick, et vous oubliez que vous n'avez pas encore répondu à la proposition que je vous ai faite. Ne dites pas non sans y réfléchir. Souvenez-vous quelle vie a été la mienne. J'ai vu plus de pays que qui que ce soit, y compris les auteurs en vogue. J'ai eu d'étranges aventures, j'ai beaucoup vu, beaucoup entendu, beaucoup observé: je me souviens de tout. N'y a-t-il pas dans ma tête les éléments d'une pièce, si l'occasion de la faire se présente à moi?»
Elle attendit un moment, puis répéta soudain son étrange question sur Agnès.
«Quand attend-on miss Lockwood à Venise?
—Qu'est-ce que cela peut bien avoir a faire avec votre pièce, comtesse?»
La comtesse parut avoir quelque difficulté à répondre catégoriquement à cette question. Elle fit de nouveau un plein verre de son mélange et en but la moitié.
«Cela a tout à faire avec ma pièce. Répondez-moi donc.»
Francis répondit:
«Miss Lockwood sera ici dans une semaine et peut-être bien avant.
—C'est parfait: si je suis encore en vie, si cela m'est possible, si j'ai encore ma raison dans une semaine; ne m'interrompez pas, je sais ce que je dis; j'aurai terminé le plan de ma pièce pour vous montrer ce que je puis faire. Une fois encore, voudrez-vous la lire?»
Elle lui fit signe de se taire et finit d'un trait ce qui restait de punch au marasquin.
«Je suis une énigme pour vous, et vous voulez me comprendre, n'est-ce pas? En voici le moyen: une foule de gens se figurent que les personnes nées sous un climat chaud ont beaucoup d'imagination. Il n'y a pas de plus grande erreur. Vous ne trouvez nulle part de personnes aussi mathématiquement logiques qu'en Italie, en Espagne, en Grèce et dans les autres pays méridionaux. Là, l'esprit est absolument fermé à toute chose d'imagination, il est sourd et aveugle de naissance à tout ce qui touche au spiritualisme. De temps à autre, dans le cours des siècles, un grand génie apparaît chez eux; mais c'est une expression qui confirme la règle. Maintenant, écoutez! Moi, je ne suis pas un génie, mais, dans mon humble sphère, je crois être une exception aussi. À mon grand regret, j'ai beaucoup de cette imagination si commune parmi les Anglais et les Allemands, si rare chez les Italiens, les Espagnols et les autres peuples. Et quel en est le résultat pour moi? Je suis devenue malade, j'ai à chaque minute des pressentiments qui font de ma vie une longue torture. Quels sont ces pressentiments? Peu importe: ce sont mes maîtres absolus; ils me poussent à leur gré sur terre et sur mer, ils ne me quittent jamais, ils me poursuivent, ils s'acharnent sur moi-même en ce moment. Pourquoi je ne leur résiste pas? Ah! mais je leur résiste. Maintenant, tenez, j'essaye de leur résister à l'aide de cet excellent punch. À de rares intervalles, j'ai la douce religion du bon sens. Quelquefois cela me rend l'espoir. Dans un temps, j'ai espéré que ce qui me semblait la réalité pouvait bien être après tout l'illusion. J'ai même consulté à ce sujet un médecin anglais. Il est inutile de parler de tout cela maintenant. Chaque fois je suis obligée de céder: la terreur et les craintes superstitieuses reprennent toujours possession de moi. Dans une semaine je saurai si la destinée est inflexible, ou si, au contraire, je puis la vaincre. Si cette dernière espérance se réalise, je veux maîtriser cette imagination qui prend à tâche de me torturer, en l'obligeant à s'absorber dans l'occupation dont je vous ai déjà parlé. Me comprenez-vous un peu mieux maintenant? Et puisque nos affaires sont arrangées, cher monsieur Westwick, voulez-vous que nous sortions de cette salle où l'on étouffe et que nous retournions respirer l'air frais du soir.»
Ils se levèrent tous deux en même temps pour quitter le café. Francis pensait en lui-même que la quantité de punch au marasquin qu'avait bue la comtesse pouvait seule expliquer tout ce qu'elle venait de lui raconter.
XX
«Vous reverrai-je? lui demanda-t-elle en lui tendant la main.
C'est bien entendu, n'est-ce pas, pour la pièce.»
Francis, se rappelant la sensation extraordinaire qu'il venait d'avoir quelques heures auparavant dans la chambre dont on avait nouvellement changé le numéro, répondit:
«Mon séjour à Venise est incertain. Si vous avez quel que chose de plus à me dire sur votre essai dramatique, il vaudrait mieux me le dire maintenant. Avez-vous déjà fait choix d'un sujet? Je connais le goût du public anglais mieux que vous, je peux donc vous épargner une perte de temps inutile.
—Le sujet m'importe peu, dit-elle, pourvu que j'en aie un à traiter. Si vous avez une idée, donnez-la-moi; je réponds des personnages et du dialogue.
—Vous répondez des personnages et du dialogue, répéta Francis. C'est hardi pour un commençant! Je me demande si j'arriverai à ébranler votre sublime confiance en vous-même, en vous proposant le sujet le plus difficile à manier qui soit au théâtre? Que diriez-vous, comtesse, d'entrer en lutte avec Shakespeare et d'essayer un drame où il y aurait des apparitions, des spectres. Notez bien que ce serait une histoire vraie, basée sur des faits qui se sont passés dans cette ville même, une histoire à laquelle nous sommes mêlés vous et moi.»
Elle le saisit aussitôt par le bras et l'entraîna au milieu de la place déserte, loin des groupes qui fourmillaient sous la colonnade.
«Maintenant! dit-elle vivement, ici où personne ne peut nous écouter, je veux savoir comment je puis être mêlée à ce drame? Comment?_ _comment?»
Lui tenant toujours le bras, elle le secoua dans son impatience d'avoir l'explication qu'elle demandait. Jusqu'alors il s'était amusé de son outrecuidante confiance en elle-même, et il n'avait fait qu'en plaisanter. Mais en voyant son ardeur, il commença à considérer la chose à un autre point de vue. Sachant tout ce qui s'est passé dans le vieux palais avant sa transformation en hôtel, il était possible que la comtesse pût lui donner quelque explication sur ce qui était arrivé à son frère, à sa soeur et à lui-même; à tout le moins, elle pouvait peut-être lui faire quelque révélation curieuse, capable de servir de donnée à un auteur de talent pour un bon gros drame. La prospérité de son théâtre était la seule chose qui l'occupait,
«Je suis peut-être sur la trace d'un nouvel Hamlet, se dit-il. Une pièce pareille, ce serait au moins 10, 000 livres dans ma poche.»
C'est à cause de ces motifs, dignes de l'entier dévouement à l'art dramatique qui avait fait de Francis un entrepreneur de pièces à succès, qu'il raconta ce qui lui était arrivé à lui et à ses parents dans l'hôtel hanté. Il ne passa même pas sous silence la terreur superstitieuse qui avait envahi la naïve femme de chambre de Mme Narburry.
«Tristes matériaux, si vous les considérez avec les yeux de la raison, fit-il. Mais il y a vraiment quelque chose de dramatique dans cette influence surnaturelle pesant sur chacun des membres de la famille à leur entrée dans la chambre fatale, jusqu'à ce qu'enfin vienne le parent à qui le fantôme invisible qui hante la chambre se montrera, pour lui apprendre tout entière la terrible vérité. Voilà de quoi faire une pièce, j'espère, comtesse, et une pièce de premier choix!»
Il s'arrêta. Elle ne fit pas un mouvement, elle ne desserra même pas les lèvres. Il se pencha pour la regarder de plus près.
Quelle impression avait-il produite sur elle? Malgré tout son esprit et toute son habileté, il ne pouvait le deviner. Elle_ _était debout devant lui, exactement comme devant Agnès, quand celle-ci s'était décidée à répondre nettement à la question qu'elle avait faite sur Ferraris. On aurait dit une statue de pierre. Ses yeux étaient grands ouverts et fixes, la vie semblait avoir disparu de son visage. Francis la prit par la main. Elle était aussi froide que les pavés sur lesquels ils marchaient. Il lui demanda si elle était malade.
Pas un muscle ne bougea. Il aurait pu tout aussi bien parler à un mort.
«Vous n'êtes sûrement pas, reprit-il, assez ridicule pour prendre au sérieux ce que je viens de vous dire?»
Ses lèvres se mirent à remuer. Elle semblait faire un effort pour parler.
—«Plus haut, dit-il. Je ne vous entends pas.»
Elle finit par reprendre possession d'elle-même.
Une faible étincelle vint animer la fixité sombre et froide de ses yeux. Un moment après, elle parla d'une façon intelligible.
«Je n'avais jamais songé à l'autre monde, murmura-t-elle, comme une femme parlant en rêve.»
Elle se rappelait maintenant sa dernière entrevue avec Agnès; elle se souvenait de la confession qui lui était échappée, de la prédiction qu'elle avait faite à cette époque.
Incapable de la comprendre, Francis la regardait fort inquiet, elle continua à suivre tranquillement sa pensée, les yeux hagards, sans songer un instant à lui.
«J'ai prédit que quelque événement sans importance nous rassemblerait encore une fois. Je me suis trompée: ce ne sera pas un événement sans importance qui nous rapprochera. J'ai prédit que je serais peut-être la personne qui lui dirait ce qu'est devenu Ferraris, si elle m'y forçait. Puis-je subir une autre influence que la sienne? Lui aussi pourrait-il donc m'y forcer. Quand elle le verra, LE verrai-je aussi, moi?»
Sa tête s'affaissa; ses paupières se fermèrent lourdement; elle poussa un long soupir de fatigue. Francis passa son bras sous le sien pour la soutenir et essaya de la ranimer.
«Allons, comtesse, vous êtes fatiguée et excitée. Vous avez assez parlé ce soir. Laissez-moi vous conduire à votre hôtel. Est-ce loin d'ici?»
Il fit un mouvement qui la fit remuer; elle tressaillit comme s'il l'avait soudainement réveillée d'un profond sommeil.
«Ce n'est pas loin, dit-elle faiblement. C'est le vieil hôtel sur le quai. Mon esprit est dans un état étrange; j'ai oublié le nom.
—L'hôtel Danieli?
—Oui!»
Il la conduisit doucement. Elle le suivit en silence au bout de la
Piazzetta. Là, quand ils furent devant la lagune éclairée par la
pleine lune, elle l'arrêta au moment où il se dirigeait vers la
Riva degli Schiavoni.
«J'ai quelque chose à vous demander. Laissez-moi un peu réfléchir.»
Après un assez long temps, elle finit par reprendre le fil de ses idées.
«Allez-vous coucher ce soir dans la chambre?» dit elle.
Il lui répondit qu'un autre voyageur l'occupait,
«Mais le gérant me l'a réservée pour demain, si je la désire, ajouta-t-il.
—Non, dit-elle, il ne faut pas la prendre. Il faut la laisser,
—À qui?
«À moi!»
Il tressaillit à son tour.
«Après ce que je vous ai dit, vous voulez réellement coucher dans cette chambre, demain soir?
—Il faut que j'y couche.
—N'avez-vous pas peur?
—J'ai horriblement peur.
—Je le pensais bien, après ce que j'ai vu ce soir. Pourquoi donc prendriez-vous la chambre? Vous n'y êtes pas obligée.
—Je n'étais pas obligée de venir à Venise lorsque j'ai quitté l'Amérique, répondit-elle, et cependant m'y voici. Il faut que je prenne et que je garde cette chambre jusqu'à…»
«Elle s'arrêta. Peu importe le reste, dit-elle, cela ne vous intéresse pas.»
Il était inutile de discuter, Francis changea le sujet de la conversation.
«Nous ne pouvons rien décider ce soir, dit-il; j'irai vous voir demain matin, et vous me direz la décision que vous aurez prise.»
Ils continuèrent à se diriger vers l'hôtel. En arrivant, Francis lui demanda si elle était à Venise sous son propre nom.
Elle secoua la tête.
«Je suis connue ici comme veuve de votre frère, on m'y connaît aussi sous le nom de la comtesse Narona. Je veux être _incognito, _cette fois à Venise; je voyage sous un nom anglais fort vulgaire.»
Elle hésita et resta sans parler.
«Que m'est-il donc arrivé? murmura-t-elle. Je me souviens de certaines choses et j'en oublie d'autres. J'ai déjà oublié le nom de l'hôtel Danieli, et voici maintenant que j'oublie le nom que j'ai pris.»
Elle l'entraîna précipitamment dans la salle d'attente où se trouvait une pancarte avec les noms de tous les voyageurs. Lentement elle la parcourut avec son doigt, et finit par s'arrêter sur le nom anglais qu'elle avait pris: Mme James.
«Souvenez-vous-en quand vous viendrez demain, dit-elle. Je me sens la tête lourde. Bonne nuit.»
Francis rentra chez lui tout en se demandant ce qu'amèneraient les événements du lendemain. En son absence, ses affaires avaient pris un nouveau tour. Comme il traversait le vestibule, un des domestiques le pria de passer au bureau de l'hôtel. Il y trouva le gérant, qui le reçut gravement, comme s'il avait quelque chose de fort sérieux à lui annoncer.
Il était au regret de savoir que M. Francis Westwick avait, comme les autres membres de la famille, éprouvé un mystérieux malaise dans le nouvel hôtel. Il avait été informé confidentiellement de l'odeur extraordinaire qu'il avait cru sentir dans la chambre à coucher. Sans avoir la prétention de discuter la chose, il était obligé de prier M. Westwick de vouloir bien l'excuser s'il ne lui réservait pas la chambre en question, après ce qui s'était passé.
Francis répondit sèchement, un peu froissé du ton qu'avait pris le gérant:
«J'aurais peut-être renoncé à coucher dans la chambre, si vous l'aviez conservée pour moi. Désirez-vous que je quitte l'hôtel?»
Le gérant vit la maladresse qu'il avait commise et se hâta de la réparer.
«Certainement non, monsieur! Nous ferons de notre mieux pour vous satisfaire tant que vous resterez avec nous. Je vous demande pardon si j'ai dit quelque chose qui vous ait déplu. La réputation d'un établissement comme celui-ci est fort importante et mérite qu'on s'en occupe. Puis-je espérer que vous nous ferez la faveur de ne rien dire de ce qui s'est passé en haut? Les deux Français nous ont fort obligeamment promis de garder le silence.»
Ces excuses ne laissèrent à Francis d'autre alternative polie que de céder à la requête du gérant.
—«Cela met fin au projet insensé de la comtesse, pensa-t-il en lui-même, en remontant chez lui. Tant mieux pour la comtesse!»
Il se leva tard le lendemain matin. Il demanda ses amis de Paris; on lui répondit que tous deux étaient en route pour Milan. Comme il traversait une salle pour se rendre au restaurant, il remarqua le chef des garçons qui marquait sur les bagages les numéros des chambres où on devait les monter. Une malle surtout attira son attention par la quantité extraordinaire de vieux bulletins qui y étaient collés. Le garçon la marquait justement alors; le numéro était 13 bis.
Francis regarda aussitôt la carte attachée sur le couvercle. Elle portait un nom anglais: Mme James!
Sur-le-champ, il fit quelques questions sur cette dame. Elle était arrivée de bonne heure le matin, et se trouvait en ce moment au salon de lecture. Il alla regarder dans la pièce qu'on lui désignait et y vit une dame seule. Il s'avança un peu et se trouva face à face avec la comtesse.
Elle était assise dans un endroit sombre, la tête baissée et les bras croisés sur sa poitrine.
«Oui, dit-elle avec un ton d'impatience fébrile, avant que Francis ait eu le temps de parler, j'ai pense qu'il valait mieux ne pas vous attendre. Je me suis décidée à venir ici avant que personne n'ait pu prendre la chambre.
—L'avez-vous retenue pour longtemps? demanda Francis.
—Vous m'avez dit que miss Lockwood serait ici dans une semaine.
Je l'ai prise pour une semaine.
—Qu'est-ce que miss Lockwood a donc à faire dans tout cela?
—Elle a tout à y faire; il faut qu'elle couche dans la chambre.
Je la lui donnerai quand elle viendra.»
Francis commença à comprendre l'idée superstitieuse qui la poursuivait.
«Comment vous, une femme instruite, seriez-vous réellement comme la femme de chambre de ma soeur! s'écria-t-il. En supposant que le pressentiment absurde que vous avez soit une chose sérieuse, vous prenez un mauvais moyen de le prouver. Si mon frère, ma soeur et moi n'avons rien vu, comment miss Agnès Lockwood découvrira-t-elle ce qui ne nous a pas été révélé? C'est une parente éloignée de Lord Montbarry, c'est seulement une cousine.
—Elle était plus près du coeur de Montbarry qu'aucun de vous, répondit la comtesse d'une voix sourde. Jusqu'à son dernier jour, mon misérable mari s'est repenti de l'avoir abandonnée. Elle verra ce qu'aucun de vous n'a vu: elle aura la chambre.»
Francis écouta, cherchant en vain à trouver la raison qui avait pu faire prendre à la comtesse une pareille résolution.
«Je ne vois pas quel intérêt vous avez à tenter cette expérience, dit-il.
—Mon intérêt est de ne pas l'essayer! Mon intérêt est de fuir Venise, et de ne jamais revoir Agnès Lockwood, ni aucune personne de votre famille!
—Qu'est-ce qui vous empêche de le faire?»
Elle sauta debout et le fixa avec un regard sauvage: «Je ne sais pas plus que vous ce qui m'en empêche, s'écria-t-elle. Une volonté plus forte que la mienne me pousse à ma perte, en dépit de moi-même!» Elle s'assit soudain et lui fit signe de la main de s'en aller.
«Laissez-moi, dit-elle; laissez-moi à mes réflexions.» Francis la quitta, fermement persuadé qu'elle avait perdu la raison. Pendant le reste de la journée, il n'entendit plus parler d'elle. La nuit se passa tranquillement. Le lendemain matin, il déjeuna de bonne heure, décidé à attendre au restaurant l'arrivée de la comtesse. Elle entra et commanda tranquillement son déjeuner, elle avait l'air sombre et abattu, comme la veille. Il s'approcha d'elle à la hâte et lui demanda s'il lui était arrivé quelque chose pendant la nuit. «Rien, répondit-elle.
—Avez-vous reposé aussi bien que d'habitude?
—Tout aussi bien. Avez-vous reçu des lettres ce matin? Savez-vous quand _elle _viendra?
—Je n'ai pas reçu de lettres. Allez-vous réellement rester ici? La nuit n'a-t-elle pas changé la résolution que vous avez prise hier?
—Pas le moins du monde.» L'animation qui avait éclairé son visage quand elle le questionnait sur Agnès disparut aussitôt qu'il eut répondu. Maintenant elle regardait, elle parlait, elle mangeait avec une complète indifférence, comme une femme qui n'avait plus aucun espoir, aucun intérêt, qui en avait fini avec tout et qui ne vivait plus que mécaniquement et comme un automate.
Francis sortit pour se rendre où vont tous les voyageurs, admirer les tombeaux du Titien et du Tintoret. Après quelques heures d'absence, il trouva une lettre qui l'attendait à l'hôtel. Elle était de son frère Henry et lui recommandait de revenir immédiatement à Milan. Le propriétaire d'un théâtre français, récemment arrivé de Venise, essayait, lui disait-il, d'enlever la fameuse danseuse que Francis avait engagée, et de la décider à rompre avec lui et à accepter des appointements plus élevés.
Outre cette nouvelle extraordinaire, Henry informait son frère que lord et lady Montbarry, avec Agnès et les enfants, arriveraient à Venise dans trois jours. Ils ne savent rien de nos aventures à l'hôtel, ajoutait Henry, et ils ont télégraphié au gérant pour retenir les pièces dont ils ont besoin. Il serait, je crois, absurde de notre part de les prévenir, cela n'aurait d'autre résultat que d'effrayer les femmes et les enfants et de les chasser du meilleur hôtel de Venise. Nous serons cette fois en nombreuse compagnie, trop nombreuse pour des fantômes! J'irai, bien entendu, à leur rencontre et je tenterai encore une fois la chance dans ce que tu appelles si bien l'_Hôtel hanté. _Arthur Barville et sa femme sont déjà à Trente; deux parentes de sa femme les accompagnent dans leur voyage à Venise.
Indigné de la conduite de son collègue parisien, Francis fit ses préparatifs pour quitter Venise le jour même.
En sortant, il demanda au gérant si l'on avait reçu la dépêche de son frère. Elle était arrivée et, à la grande surprise de Francis, les chambres étaient déjà retenues.
«Je croyais que vous deviez refuser de laisser entrer ici d'autres membres de la famille, dit-il ironiquement.»
Le gérant répondit avec tout le respect possible sur le même ton:
«Le numéro 13 _bis _est réservé, monsieur; il est occupé par une étrangère. Je suis le serviteur de la Compagnie, et je n'ai pas le droit d'empêcher l'argent d'entrer dans l'hôtel.»
En entendant cela, Francis lui dit au revoir, et partit sans rien ajouter. Il était honteux de se l'avouer à lui-même, mais il avait une curiosité irrésistible de savoir ce qui se passerait quand Agnès arriverait à l'hôtel. Il monta dans sa gondole, sans avoir répété à personne ce que lui avait dit Mme James.
Vers le soir du troisième jour, lord Montbarry et ses compagnons de voyage arrivèrent exacts au rendez-vous.
Mme James, accoudée à la fenêtre de sa chambre, les guettait; elle vit le nouveau lord sortir le premier de la gondole. Il soutint sa femme jusqu'aux marches et lui passa ensuite les trois enfants; Agnès, la dernière de tous, apparut ensuite sous la petite portière noire qui fermait la cabine et, s'appuyant sur le bras de lord Montbarry, sauta à son tour sur les marches. Elle n'avait pas de voile. Comme elle se dirigeait vers la porte de l'hôtel, la comtesse, qui l'épiait avec sa lorgnette, la vit s'arrêter un instant pour regarder la façade de l'édifice. Agnès était très pâle.
XXI
Les chambres réservées au premier pour les voyageurs étaient au nombre de trois: deux chambres à coucher donnaient l'une dans l'autre et communiquaient à gauche à un salon. Jusque-là, tout était fort bien; mais il n'en était pas de même pour la troisième chambre à coucher qu'Agnès devait habiter avec la fille aînée de lord Montbarry, qui ne la quittait jamais en voyage. La chambre située à droite du salon était occupée par une dame anglaise, veuve; toutes les autres pièces du premier étage étaient également louées. Il n'y avait d'autre moyen que de loger Agnès au second. Lady Montbarry se plaignit en vain de cette séparation; la femme de confiance répondit qu'il lui était impossible de demander à un des voyageurs déjà installés de céder sa place; elle ne pouvait qu'exprimer son regret qu'il en fût ainsi et assurer à miss Lockwood que sa chambre du deuxième était une des meilleures de l'hôtel.
Quand la femme se fut retirée, Lady Montbarry remarqua Agnès assise à l'écart et semblant ne prendre aucun intérêt à la question, qui la touchait cependant directement.
Était-elle malade?
Non. Elle se sentait seulement un peu fatiguée et énervée par ce long voyage, en chemin de fer.
Lord Montbarry lui proposa de sortir un peu avec lui pour voir si une demi-heure de promenade à l'air frais du soir ne la remettrait pas.
Agnès accepta avec plaisir.
Ils se dirigèrent vers la place Saint-Marc, afin de jouir de la brise venant des lagunes.
C'était la première fois qu'Agnès venait à Venise. La fascination qu'exerce sur tout le monde la «Ville des Eaux» fit une grande impression sur cette nature sensitive. Il y avait longtemps qu'une demi-heure s'était écoulée, il y avait près d'une heure, quand lord Montbarry put convaincre sa compagne qu'il fallait enfin rentrer pour le dîner, qui depuis longtemps les attendait.
En revenant, près de la colonnade, aucun d'eux ne remarqua une dame en grand deuil qui semblait flâner sur la place.
Cette dame tressaillit en reconnaissant Agnès accompagnée du nouveau lord Montbarry et, après un moment d'hésitation, elle se décida à les suivre à une certaine distance jusqu'à l'hôtel.
Lady Montbarry reçut Agnès fort gaiement, à cause de ce qui s'était passé en son absence.
Il n'y avait pas dix minutes qu'elle était sortie, que la femme de confiance apportait à Lady Montbarry un petit billet écrit au crayon. C'était de la dame veuve qui occupait la chambre située de l'autre côté du salon, chambre qu'on avait espéré faire avoir à Agnès. Mme James, c'était le nom de la dame, disait qu'elle avait appris le désir de Lady Montbarry, et que vivant seule, pourvu que sa chambre soit confortable et aérée, il lui importait peu d'être au premier ou au second étage; elle offrait donc, avec le plus grand plaisir, de changer avec miss Lockwood. On avait déjà enlevé ses bagages, miss Lockwood pouvait emménager immédiatement dans la chambre n° 13 _bis, _qui était à son entière disposition.
«Je voulais voir aussitôt Mme James, continua lady Montbarry, pour la remercier personnellement de son extrême obligeance, mais on m'a affirmé qu'elle était sortie sans faire connaître l'heure à laquelle elle rentrerait; je lui ai écrit un mot de remerciement, pour lui dire que nous espérions bien demain pouvoir remercier de vive voix Mme James de sa gracieuseté. En outre, j'ai fait descendre vos malles: tout est prêt; allez voir, ma chère, et jugez par vous-même si cette charmante dame ne vous a pas cédé la plus jolie chambre de la maison!» Lady Montbarry quitta aussitôt Agnès pour lui laisser faire un peu de toilette pour le dîner.
La nouvelle chambre plut beaucoup à Agnès. Deux grandes fenêtres donnant sur un balcon avaient une vue merveilleuse sur le canal. Les murs et le plafond étaient décorés de fort bonnes copies de Raphaël. Une grande armoire massive très belle aurait pu abriter de la poussière deux fois plus de robes que n'en avait Agnès; dans une encoignure de la chambre, à la tête du lit se trouvait un cabinet de toilette qui donnait par une seconde porte sur l'escalier de service de l'hôtel.
Après avoir examiné tout cela d'un coup d'oeil, Agnès s'habilla aussi vite que possible. Au moment où elle allait entrer au salon, une femme de chambre lui demanda sa clef.
«Je vais arranger votre chambre pour cette nuit, madame, lui dit la fille, je vous rapporterai la clef au salon.»
Pendant que la femme de chambre faisait son ouvrage, une dame seule se promenait dans le couloir du second étage; tout à coup elle se pencha par-dessus la rampe.
Au bout d'un moment, la servante apparut: elle sortait du cabinet de toilette par l'escalier de service un seau à la main. Dès qu'elle fut descendue, la dame qui était au deuxième,—est-il nécessaire de dire que c'était la comtesse?—se précipita en bas de l'escalier, entra dans la chambre par la porte principale et se cacha derrière les rideaux du lit. La femme de chambre revint, se dépêcha de terminer son ouvrage, ferma à double tour la porte du cabinet de toilette, ainsi que la porte d'entrée et alla au salon rendre la clef à Agnès.
La famille était en train de dîner; tout à coup un des enfants fit remarquer qu'Agnès n'avait pas sa montre. Dans sa hâte de changer de toilette, l'avait-elle laissée dans la chambre à coucher. Agnès quitta aussitôt la table pour aller chercher sa montre. Au moment où elle se leva, lady Montbarry lui dit de bien fermer sa porte au cas où il y aurait des voleurs dans la maison. Comme elle le supposait, Agnès trouva, sa montre sur sa table de toilette. Avant de s'en aller, suivant le conseil de lady Montbarry, elle fit jouer la clef qui se trouvait dans la serrure de la porte du cabinet de toilette, et s'assura que tout était bien fermé. Elle sortit et donna un double tour à la porte d'entrée derrière elle.
Dès qu'elle eut disparu, la comtesse, qui étouffait dans sa cachette, alla écouter à la porte, jusqu'à ce que le silence fût complètement rétabli. Ensuite, elle passa par le cabinet de toilette, dont elle tira la porte sur elle-même. De l'intérieur, on l'aurait crue fermée aussi bien que quand Agnès avait fait jouer le pêne dans la serrure.
Pendant que la famille Montbarry dînait, Henry Westwick arriva de
Milan.
Quand il entra dans la salle à manger et qu'il s'avança pour lui tendre la main, Agnès sentit une bouffée de plaisir lui monter au visage. Henry était aussi heureux qu'elle de la revoir.
Pendant un instant seulement, elle lui rendit son regard; ce fut un éclair, mais un éclair d'espérance.
Elle vit son visage s'épanouir et eut presque regret de l'encouragement involontaire qu'elle venait de lui donner. Aussitôt elle se réfugia dans une phrase de bienvenue banale et lui demanda comment se portaient les parents qu'il avait laissés à Milan.
Henry prit place à table et fit une peinture amusante des difficultés que son frère avait avec la danseuse et le directeur peu délicat d'un théâtre de Paris. Les choses en étaient, parait-il, arrivées à un tel point qu'on avait été obligé de faire appel à la justice, qui avait tranché le différend en faveur de Francis.
Aussitôt son procès gagné, le directeur anglais avait quitté Milan pour se rendre, toujours accompagné par sa soeur, à Londres où les affaires de son théâtre l'appelaient. Décidée à ne plus jamais passer le seuil de l'hôtel vénitien où elle avait passé deux mauvaises nuits, Madame Narbury se faisait excuser de ne point assister au festin de famille, sous prétexte de maladie. À son âge, les voyages la fatiguaient, et elle était fort heureuse de rentrer en Angleterre avec son frère.
Tout en causant, la soirée s'avançait et il fallut songer à coucher les enfants.
Au moment où Agnès se levait pour quitter la table avec l'aînée des filles, elle vit avec surprise l'attitude d'Henry changer soudain. Il avait l'air sérieux et préoccupé, et quand sa nièce s'approcha pour lui souhaiter le bonsoir, il lui dit tout à coup:
«Marianne, dites-moi où vous allez coucher.»
Marianne, tout étonnée, répondit qu'elle allait comme d'habitude coucher avec tante Agnès.
Peu satisfait de cette réponse, Henry demanda si la chambre qu'elles avaient était près de celles de leurs compagnons de voyage.
À la place de l'enfant, et tout en se demandant pourquoi Henry faisait toutes ces questions, Agnès raconta le service que lui avait rendu Mme James.
«Grâce au sacrifice que m'a fait cette dame, dit-elle Marianne et moi nous sommes de l'autre côté du salon.»
Henry ne répondit rien; mais en ouvrant la porte pour laisser passer Agnès, il avait l'air de mauvaise humeur; il attendit dans le corridor jusqu'à ce qu'il les ait vues entrer dans la chambre fatale, puis aussitôt il appela son frère:
«Venez, Stephen, allons fumer un peu.»
Dès que les deux frères furent seuls, Henry expliqua le motif qui l'avait poussé à se renseigner sur la position des chambres à coucher. Francis lui avait dit qu'il avait rencontré la comtesse à Venise, et lui avait répété tout ce qui s'était passé entre eux: Henry raconta textuellement ce qu'il savait.
«L'idée qu'a eue cette femme de céder sa chambre ne me semble pas claire. Sans inquiéter ces dames en leur disant ce que je viens de vous apprendre, ne pouvez-vous pas prévenir Agnès de fermer soigneusement sa porte.»
Lord Montbarry répondit que sa femme avait déjà fait cette recommandation à miss Lockwood et qu'on pouvait être certain qu'elle prendrait toutes les précautions possibles pour elle et pour sa petite compagne de lit. Quant au reste, il regarda l'histoire de la comtesse et ses superstitions comme un sujet de pièce assez gaie, mais ne valant pas une minute d'attention sérieuse.
Pendant que les deux hommes avaient quitté l'hôtel pour faire leur petite promenade, il se passait dans la chambre qui avait été le théâtre de tant d'événements bizarres, une scène étrange où l'aînée des enfants de lady Montbarry jouait le rôle principal.
On avait fait, comme d'habitude, la toilette de nuit de la petite Marianne, et, jusque-là, l'enfant s'était à peine aperçue qu'elle était dans une nouvelle chambre. En s'agenouillant pour faire sa prière, elle leva les yeux au plafond juste au-dessus de la tête du lit. Un instant après, Agnès la vit sauter debout en poussant un cri de terreur: elle montrait une petite tache brune au milieu d'un des espaces blancs du plafond à panneaux sculptés:
«C'est une tache de sang, disait l'enfant, emmenez-moi, je ne veux pas coucher ici.»
Voyant qu'il était inutile de la raisonner en ce moment, Agnès l'enveloppa dans une robe de chambre et la porta au salon, chez sa mère. Là, on essaya de calmer la fillette toute tremblante. Les efforts qu'on fit furent inutiles: l'impression produite sur son jeune esprit ne pouvait disparaître par la persuasion. Marianne ne put expliquer la frayeur qui l'avait saisie: il fut impossible de lui faire dire pourquoi la tache du plafond lui avait semblé être une tache de sang. Elle savait seulement qu'elle mourrait de peur si on la lui faisait revoir. On décida donc qu'elle passerait la nuit dans la chambre qu'occupaient ses deux jeunes soeurs et la nourrice. Il n'y avait pas d'autre moyen d'en finir.
Une demi-heure après, Marianne dormait les bras enlacés autour du cou de sa soeur. Lady Montbarry et Agnès retournèrent dans l'autre chambre pour examiner la tache du plafond qui avait si étrangement effrayé l'enfant; elle était à peine visible et provenait sans doute de la négligence d'un ouvrier, peut-être bien encore d'une infiltration d'eau répandue dans la chambre au-dessus.
«Je ne comprends vraiment pas l'idée qui a germé dans la tête de
Marianne, dit lady Montbarry.
—Je soupçonne la nourrice d'être un peu cause de ce qui s'est passé, reprit Agnès; elle a probablement raconté à l'enfant quelque histoire qui lui a fait une grande impression. Ces gens-là ne se doutent pas du danger qu'il y a à frapper l'imagination d'un enfant. Vous devriez en parler demain à la nourrice.»
Lady Montbarry regarda la chambre de tous les côtés, avec une véritable admiration.
«C'est délicieusement arrangé, dit-elle. Cela ne vous fait rien, n'est-ce pas, Agnès, de coucher ici seule?»
Agnès se mit à rire.
«Je suis si fatiguée, répondit-elle, que je vais vous souhaiter le bonsoir sans retourner au salon.»
Lady Montbarry se dirigea vers la porte.
«Je vois votre boîte à bijoux là, sur la table, n'oubliez pas de fermer à clef la porte qui donne dans le cabinet de toilette.
—Merci, c'est déjà fait, j'ai essayé la clef moi-même, dit Agnès.
Puis-je vous être bonne à quelque chose avant de me mettre au lit?
—Non, ma chère, merci, j'ai assez sommeil pour suivre aussi votre exemple. Bonne nuit, Agnès, je vous souhaite d'excellents rêves pour votre première nuit à Venise.»
XXII
Après le départ de lady Montbarry, Agnès ferma sa porte avec soin et commença à déballer ses malles. Dans sa hâte de s'habiller pour le dîner, elle avait pris la première robe venue et avait jeté son costume de voyage sur le lit. Elle ouvrit la porte de l'armoire à robes et commença à accrocher ses vêtements.
Au bout de quelques minutes, elle se sentit fatiguée et laissa les malles telles qu'elles étaient. Le vent du sud qui avait soufflé si vif toute la journée ne s'était pas encore apaisé. L'atmosphère de la chambre était un peu lourde. Agnès se jeta un châle sur la tête et, ouvrant la fenêtre, s'accouda au balcon pour respirer l'air. Le ciel était couvert, il était impossible de distinguer un objet devant soi; le canal avait l'air d'un gouffre noir: les maisons situées en face semblaient une ligne d'ombre se confondant avec le ciel sans étoile et sans lune.
À de rares intervalles, le cri guttural, précurseur d'un gondolier attardé, se faisait entendre et prévenait les autres bateliers. De temps en temps le bruit rapproché de rames frappant l'eau indiquait le passage invisible d'une barque ramenant des voyageurs à l'hôtel. Ces bruits exceptés, le silence qui enveloppait Venise était un silence de tombeau.
Appuyée sur la balustrade du balcon, Agnès regardait distraitement dans le vide; elle pensait au malheureux qui avait rompu la foi jurée et qui était mort dans cette maison où elle se trouvait. Un changement s'était fait en elle; elle semblait subir une nouvelle influence; pour la première fois, le souvenir de lord Montbarry éveillait un autre sentiment que la compassion; pour la première fois cette bonne et douce créature songeait au mal qu'il lui avait fait. Elle pensait à l'humiliation qu'elle avait subie, elle qui avait défendu le lord contre son frère quelque temps auparavant, elle qualifiait maintenant sa conduite aussi durement qu'Henry Westwick l'avait fait. Elle eut peur d'elle-même et de la nuit qui l'entourait et se retira de l'abîme sombre qu'elle contemplait, comme si le mystère et la tristesse des eaux avaient été cause de l'émotion qui l'avait envahie. Tout à coup elle ferma la fenêtre, jeta de côté son châle et alluma toutes les bougies des candélabres de la cheminée, croyant que les lumières allaient égayer la solitude de la chambre.
L'éclairage éblouissant qui contrastait avec la noire tristesse du dehors rendit le calme à son esprit; elle regardait la flamme des bougies avec une joie d'enfant:
Faut-il me coucher? se demanda-t-elle. Non.
La somnolente fatigue qui l'avait accablée avait disparu. Elle recommença à déballer ses malles. Au bout de quelques minutes, cette occupation la fatigua pour la seconde fois.
Elle s'assit devant la table et prit un Indicateur-Guide.
Que dit-on de Venise? pensa-t-elle.
Avant qu'elle eût tourné la première page, son imagination était déjà loin du livre.
Elle songeait à Henry Westwick: elle se souvenait des plus petits détails de la soirée, de ses moindres paroles, et tout était en faveur d'Henry. Elle souriait doucement en elle-même, les couleurs lui montaient peu à peu aux joues, en pensant à la constance et à la fidélité qu'il lui avait toujours montrées. La tristesse qui l'avait accablée pendant tout le voyage venait-elle donc de ce qu'elle ne l'avait pas vu depuis longtemps, et du regret qu'elle avait de l'avoir mal reçu à Paris quand il lui avait parlé. Soudain, toute honteuse de se laisser aller ainsi à des pensées qu'elle voulait refouler au plus profond de son coeur, elle retourna à son livre, se méfiant de ses propres pensées.
Quelle cause peut ainsi pousser une femme, le soir, près de son lit, enveloppée dans une robe de chambre, à chasser loin de son esprit toute idée de tendresse et d'amitié?
Son coeur était enfermé dans le tombeau avec Montbarry. Agnès pouvait-elle donc penser à un autre homme et à un homme qui l'aimait? C'était honteux, c'était indigne d'elle.
Elle essaya encore de lire avec intérêt les descriptions du _Guide, _ce fut en vain.
Rejetant le livre, elle en revint à la seule ressource qui lui restait, ses bagages. Elle recommença à travailler, résolue à ne se coucher que quand elle tomberait de fatigue.
Pendant quelques instants, Agnès continua sa besogne monotone et transporta ses vêtements de la malle à la garde-robe; mais tout à coup l'horloge de l'hôtel sonna minuit et vint lui rappeler qu'il se faisait tard. Elle s'assit un instant sur un fauteuil à côté du lit pour se reposer.
Le silence absolu qui régnait maintenant dans la maison frappa son esprit. Tout le monde dormait-il donc, elle exceptée? Sûrement il était temps de suivre l'exemple général. Nerveuse et irritée, elle se leva et commença à se déshabiller.
J'ai perdu deux heures de repos, pensa-t-elle en fronçant le sourcil, pendant qu'elle s'arrangeait les cheveux devant la glace: je ne serai bonne à rien demain.
Elle alluma la veilleuse, souffla les bougies, mit un flambeau sur une petite table près du lit et recula un peu le fauteuil qui était de l'autre côté du chevet; elle plaça ensuite sur la table une boite d'allumettes et le _Guide, _afin de le lire, au cas où elle ne dormirait pas: puis elle souffla la bougie et mit la tête sur l'oreiller.
Les rideaux de lit étaient disposés de manière à ne pas intercepter l'air. Elle était couchée sur le côté gauche, tournant le dos à la table, le visage du côté du fauteuil, qu'elle pouvait voir de son lit. Il était recouvert d'une housse d'indienne à grands bouquets de roses éparpillés sur un fond vert-pâle. Elle essaya, pour arriver à dormir, de se fatiguer en comptant et en recomptant les bouquets qu'elle pouvait apercevoir sans se déranger. Deux fois son attention fut distraite par des bruits venant du dehors, par l'horloge sonnant la demie après minuit, puis enfin par le bruit d'une paire de bottes tombant sur le parquet, jetées là pour être cirées, avec ce manque d'attention barbare pour les autres qu'on peut observer dans tous les hôtels. Le silence qui suivit ces différents bruits permit à Agnès de reprendre le calcul qu'elle faisait des bouquets de roses; elle recommença ses comptes, elle faisait son addition de plus en plus doucement, puis elle s'embrouilla dans les nombres, essaya de recommencer, s'arrêta, puis voulut recompter et sentit sa tête s'appesantir doucement sur l'oreiller: elle poussa un léger soupir et tomba endormie.
Combien de temps ce sommeil dura-t-il? Elle ne le sut jamais. Plus tard elle se souvint seulement qu'elle s'éveilla en sursaut.
Chacune de ses facultés passa subitement de l'atonie absolue à la complète connaissance, sans transition, d'un coup.
Sans savoir pourquoi, elle se mit soudain sur le séant; sans savoir pourquoi, elle se mit à écouter: son coeur palpitait à se rompre, ses tempes battaient. Pendant son sommeil, il ne s'était passé cependant qu'un fait de peu d'importance, la veilleuse s'était éteinte et la chambre était plongée dans les ténèbres.
Elle tâta pour trouver sa boîte d'allumettes et s'arrêta quand elle l'eut entre les mains. Son esprit était encore noyé dans le vague; elle ne se hâtait pas d'allumer; cette minute dans l'obscurité ne lui était pas désagréable; elle se demanda quelle cause pouvait bien l'avoir réveillée si subitement. Avait-elle rêvé? Non, ou plutôt elle ne s'en souvenait nullement. Elle ne put éclaircir le mystère, l'obscurité commençait à peser sur elle: elle frotta vivement l'allumette sur la boite et alluma la bougie.
Au moment où la lumière répandit sa clarté bienfaisante dans la chambre, Agnès tourna ses regards de l'autre côté du lit.
Aussitôt un frisson la parcourut, la peur lui serra le coeur dans une étreinte de glace.
Elle n'était pas seule!
Là, dans le fauteuil, au chevet du lit; là, éclairée par la flamme vacillante de la bougie, se dessinait la forme d'une femme, la tête renversée en arrière. Son visage était levé au plafond, ses yeux fermés comme si elle dormait d'un profond sommeil.
L'effet produit sur Agnès par la découverte qu'elle venait de faire la rendit muette de terreur. Son premier acte, quand elle fut rentrée en possession d'elle-même, fut de se pencher hors du lit et de regarder de plus près la femme qui s'était incompréhensiblement introduite dans sa chambre au milieu de la nuit. Un coup d'oeil lui suffit; elle se rejeta en arrière en_ _poussant un cri d'étonnement. La personne assise dans le fauteuil était la veuve de feu lord Montbarry, la femme qui lui avait prédit qu'elles se rencontreraient encore une fois et probablement à Venise.
Le courage lui revint, l'indignation que provoquait en elle la présence de la comtesse lui, donna la force d'agir.
«Réveillez-vous! cria-t-elle. Comment avez-vous osé venir ici?
Comment êtes-vous entrée? Sortez, ou j'appelle au secours.»
Elle éleva la voix en prononçant ce dernier mot, mais il ne fit aucun effet. Se penchant hors du lit, elle saisit bravement la comtesse par l'épaule et la secoua; cet effort ne suffit pas encore à ranimer la personne endormie: elle était toujours couchée sur le fauteuil, dans une torpeur qui ressemblait à l'engourdissement de la mort, elle restait insensible à tout. Dormait-elle réellement? Était-elle évanouie?
Agnès la regarda de plus près: elle n'était pas évanouie. Sa poitrine se soulevait sous l'effort d'une pénible respiration, elle grinçait des dents. De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front; ses mains crispées se levaient et retombaient sur ses genoux. Était-elle oppressée par un rêve, ou voyait-elle dans la chambre une vision invisible pour Agnès?
Le doute était intolérable; miss Lockwood se décida à éveiller les domestiques de garde pour la nuit.
La poignée de la sonnette était fixée au mur; non loin de la table.
Elle se retourna encore une fois dans son lit et étendit la main. Au même instant, elle regarda au-dessus de sa tête, sa main retomba inerte: elle frémit et cacha sa figure dans l'oreiller.
Qu'avait-elle vu? Une autre personne dans sa chambre!
Au-dessus d'elle, près du plafond, était suspendue une tête humaine, le cou coupé comme par le rasoir de la guillotine.
Aucun bruit, aucun son ne l'avait avertie de cette apparition, la tête avait paru soudain: la chambre avait conservé son aspect ordinaire, rien n'y était changé. La forme accroupie sur le fauteuil, la grande fenêtre qui faisait face au lit, la nuit sombre au dehors, la bougie brûlant sur la table, tout était visible, rien n'était changé: elle n'avait qu'une vision de plus, horrible, effrayante à voir!
À la lueur vacillante de la bougie, elle aperçut distinctement la tête se balançant au-dessus d'elle. Elle la regarda fixement, paralysée de terreur.
Les chairs du visage avaient disparu; la peau, toute ridée, s'était bronzée comme celle d'une momie égyptienne, excepté au cou où elle était restée plus claire, marbrée de taches et d'éclaboussures de cette teinte brune que l'imagination de l'enfant avait prise au plafond pour du sang. Quelques touffes de favoris, les restes d'une moustache décolorée pendaient à la lèvre supérieure, aux creux des joues autrefois pleines, et montraient que c'était une tête d'homme. Le temps et la mort avaient ravagé les autres traits. Les paupières étaient closes.
Les cheveux décolorés comme la barbe avaient été brûlés par places. Les lèvres bleuâtres, entr'ouvertes par un éternel sourire, montraient une double rangée de dents. Peu à peu cette tête suspendue dans l'espace, immobile tout d'abord, commença à s'approcher d'Agnès, couchée au-dessous; peu à peu cette odeur étrange, remarquée par les commissaires enquêteurs dans les caveaux du vieux palais, cette odeur qui avait saisi Francis Westwick à la gorge dans sa chambre à coucher, remplit la pièce.
La tête descendait toujours par degrés, jusqu'à ce qu'elle s'arrêta enfin à quelques pouces du visage d'Agnès; puis elle tourna lentement sur elle-même et fixa le visage de la femme endormie sur le fauteuil.
Il y eut un instant d'arrêt, puis un mouvement surnaturel vint troubler le repos rigide de cette face cadavéreuse.
Les paupières fermées s'ouvrirent lentement. Les yeux parurent, brillants de l'éclat vitreux de la mort et fixèrent leur horrible regard sur la femme qui gisait dans le fauteuil.
Agnès suivit ce regard: elle vit les paupières de la femme vivante se soulever peu à peu comme les paupières du mort; elle la vit se lever comme pour obéir à un ordre muet, puis elle ne vit plus rien.
L'impression qu'elle ressentit ensuite fut celle du soleil dont les rayons entraient dans sa chambre; lady Montbarry était penchée sur son chevet et les enfants avec leurs petites mines éveillées et curieuses regardaient à la porte.
XXIII
«… Vous qui avez quelque influence sur Agnès, Henry, essayez donc de la raisonner: il n'y a vraiment aucune raison pour faire du scandale. La femme de chambre de ma femme a ce matin, comme d'habitude, frappé à sa porte pour lui donner une tasse de thé, ne recevant pas de réponse, elle a fait le tour par le cabinet de toilette dont la porte était ouverte, et elle a vu Agnès dans son lit, sans connaissance. Avec l'aide de ma femme, elle l'a fait revenir à elle, et Agnès nous a raconté l'histoire extraordinaire que je viens de vous répéter. Vous avez vu par vous-même qu'elle tombait de fatigue, la pauvre petite: notre long voyage en chemin de fer l'avait épuisée, ses nerfs étaient excités, et vous savez que, plus que toute autre, elle est femme à se laisser impressionner par un rêve; mais elle se refuse obstinément à accepter cette explication. Ne croyez pas que j'aie été dur avec elle! Tout ce qu'on pouvait faire pour la calmer, je l'ai tenté. J'ai écrit à la comtesse, sous son nom d'emprunt, pour lui offrir de lui rendre la chambre. Elle a répondu par un refus formel. Afin de ne pas ébruiter l'affaire dans l'hôtel, j'ai donc pris mes dispositions pour occuper moi-même cette pièce pendant un ou deux jours, le temps de laisser Agnès se remettre par les soins de ma femme. Puis-je faire davantage? À toutes les questions d'Agnès, j'ai répondu de mon mieux; elle sait ce que vous m'avez dit hier de Francis et de la comtesse, mais malgré tout, je ne puis la tranquilliser. En désespoir de cause, je l'ai laissée dans le salon, allez-y vous-même, en ami, et voyez ce que vous pouvez faire.»
C'est ainsi que lord Montbarry expliqua à son frère ce qui s'était passé pendant la nuit. Sans réfléchir, Henry alla droit au salon.
Il y trouva Agnès toute rouge et marchant à grands pas.
«Si vous venez ici me répéter ce que votre frère m'a déjà dit, s'écria-t-elle, avant qu'il eût ouvert la bouche, vous pouvez vous en épargner la peine. Je n'ai pas besoin qu'on me raisonne ou qu'on me parle de sens commun, je veux un véritable ami qui ait confiance en moi.
—Je suis cet ami, Agnès, répondit exaucement Henry, vous le savez bien.
-Sincèrement, vous croyez que je n'ai pas été abusée par un rêve?
—Je crois que, pour certains détails au moins, vous ne vous êtes pas laissé abuser.
—Par quel détail?
—Par ce que vous dites de la présence de la comtesse. C'est parfaitement exact.»
Agnès l'arrêta aussitôt.
«Pourquoi m'a-t-on dit ce matin seulement que la comtesse et mistress James ne faisaient qu'un? demanda-t-elle avec un air de méfiance; pourquoi ne m'avoir pas prévenue hier?
—Vous oubliez que vous aviez accepté l'échange de la chambre avant mon arrivée ici, répondit Henry. J'ai eu bien envie de vous le dire, cependant; mais tous vos préparatifs pour passer la nuit étaient déjà faits; mes avis n'auraient eu d'autres résultats que de vous inquiéter. Après que mon frère m'a eu assuré que vous prendriez toutes les précautions nécessaires pour assurer votre repos, j'ai néanmoins veillé toute la nuit. Ce que je puis vous assurer, c'est que vous n'avez pas rêvé en voyant la comtesse assise à votre chevet. D'après sa propre déclaration, je puis vous affirmer que vous ne vous êtes pas trompée.
—D'après sa propre déclaration, répondit Agnès en scandant les mots. Vous l'avez donc vue ce matin?
—Je l'ai vue il n'y a pas dix minutes.
—Que faisait-elle?
—Elle était fort occupée à écrire; je n'ai même pu attirer son attention qu'en prononçant votre nom.
—Elle se souvient de moi, n'est-ce pas?
—Elle ne s'est souvenue du nom d'Agnès Lockwood qu'avec peine. Ne pouvant arriver à obtenir une réponse, j'ai fait comme si j'étais envoyé directement par vous. Elle s'est alors décidée à parler. Non seulement elle m'a avoué qu'elle vous avait donné cette chambre par le motif qu'elle avait dit à Francis, mais elle a encore ajouté qu'elle s'était glissée à votre chevet pour vous épier toute la nuit et pour «voir ce que vous verriez».
J'ai alors tenté de lui faire dire comment elle s'était introduite chez vous. Malheureusement le manuscrit qu'elle avait sur sa table devant elle attira de nouveau son regard à ce moment et elle se remit à écrire. «Le baron veut de l'argent, dit-elle, il faut que j'avance ma pièce.» Ce qu'elle a vu ou rêvé dans votre chambre est impossible à savoir, pour le moment du moins, mais si j'en juge par ce que mon frère m'a dit, et par mes propres souvenirs, il est évident qu'un événement récent a produit sur elle un bien triste effet. Sa raison, depuis hier soir seulement peut-être, me semble un peu dérangée. La preuve, c'est qu'elle m'a parlé du baron comme s'il vivait encore, tandis qu'elle a déclaré à Francis que le baron était mort, ce qui est vrai. Le consul des États-Unis à Milan nous a fait lire la nouvelle de sa mort dans un journal américain. Autant que j'en puis juger, ce qui lui reste d'intelligence paraît concentré tout entier sur une seule idée, absurde d'ailleurs, écrire une pièce pour que Francis la fasse jouer sur son théâtre. Il m'a avoué qu'il lui avait laissé croire qu'elle pourrait ainsi gagner de l'argent. À mon avis, il a eu tort. Qu'en pensez-vous?»
Sans s'occuper de cette dernière question, Agnès se leva de sa chaise.
«Rendez-moi encore un service, dit-elle, menez-moi chez la comtesse.
—Êtes-vous assez maîtresse de vous pour la voir, après les événements de cette nuit?»
Elle tremblait de tous ses membres, ses joues n'avaient plus de couleur, elle était d'une pâleur mortelle, mais elle s'entêta.
«Vous savez ce que j'ai vu hier soir? dit-elle faiblement.
—N'en parlez pas, interrompit Henry, ne vous tourmentez pas inutilement.
—Il faut que j'en parle! Mon esprit est plein de questions que je veux vous faire à ce sujet. Je ne _l'ai _pas reconnue. Mais je me demande sans cesse à qui _elle _ressemblait. Était-ce à Ferraris? Était-ce à…?»
Elle s'arrêta toute frémissante.
«La comtesse le sait, il faut que je voie la comtesse. Que le courage me manque ou non, je veux en faire l'essai. Menez-moi chez elle avant que la peur me prenne.»
Henry la regarda avez anxiété.
«Si vous êtes sûre de vous, je vous approuve; plus tôt vous la verrez, mieux ce sera. Vous souvenez-vous comme elle parlait d'une façon bizarre de votre influence sur elle quand elle est entrée presque de force chez vous à Londres?
—Je m'en souviens parfaitement. Pourquoi me demander cela?
—Pourquoi? Dans l'état actuel de son esprit, je doute qu'elle soit capable d'avoir longtemps encore la crainte de l'ange vengeur qui doit l'obliger à rendre compte de ses méfaits. Il serait utile de voir, pendant qu'il en est temps encore, quelle influence vous avez sur elle.»
Comme il attendait la réponse d'Agnès, elle lui prit le bras et le conduisit en silence vers la porte.
Ils montèrent au deuxième étage, et après avoir frappé, entrèrent dans la chambre de la comtesse.
Elle écrivait encore. Quand elle les regarda et qu'elle vit Agnès, ses yeux noirs prirent une vague expression d'étonnement. Au bout de quelques instants, des souvenirs effacés semblèrent revivre dans sa mémoire. La plume lui tomba des mains: toute tremblante, elle regarda Agnès et finit par la reconnaître.
«Le moment est-il déjà venu? murmura-t-elle comme glacée de crainte. Donnez-moi encore un peu de répit, je n'ai pas fini d'écrire.»
Elle tomba à genoux et étendit ses mains suppliantes. Agnès n'était pas encore remise du choc qu'elle avait subi pendant la nuit, elle n'était pas dans son état ordinaire. Le changement d'attitude de la comtesse la surprit tellement qu'elle ne sut que dire ou que faire. Henry fut obligé de l'encourager.
«Posez-lui les questions que vous voulez, saisissez l'occasion qui se présente, lui dit-il, en baissant la voix. Tenez, voici ses yeux qui redeviennent hagards!»
Agnès essaya de rassembler son courage:
«Vous étiez dans ma chambre, hier soir,» commença-t-elle?
Avant qu'elle eût ajouté un mot, la comtesse leva les bras, les tordit au-dessus de sa tête avec un gémissement d'horreur.
Agnès se recula comme pour sortir de la chambre. Henry l'arrêta et lui dit tout bas d'essayer de nouveau. Après un moment d'effort, elle lui obéit.
«J'ai couché hier dans la chambre que vous m'avez cédée, et j'ai vu…»
La comtesse se leva soudain:
«Assez! cria-t-elle. Ah! Grand Dieu, pensez-vous que j'aie besoin que vous me disiez ce que vous avez_ _vu? Pensez-vous que je ne sache pas ce que cela veut dire pour vous et pour moi? Décidez, en ce qui vous concerne, miss Lockwood. Songez bien à ce que vous allez faire. Êtes-vous certaine que le jour du châtiment soit venu? Êtes-vous décidée à remonter avec moi dans le passé, à écouter ma confession, à savoir le secret des morts?» Sans attendre la réponse d'Agnès, elle s'approcha de sa table à écrire. Ses yeux brillaient en ce moment: c'était bien la femme d'autrefois, mais seulement pour un instant. Elle n'avait plus son ardeur et son impétuosité. Sa tête se pencha, elle soupira tristement en ouvrant un pupitre qui était sur la table: elle en tira une feuille de parchemin couvert d'une écriture à demi effacée. Des bouts de fils de soie arrachés tenaient encore au feuillet comme s'il avait été déchiré d'un livre.
«Lisez-vous l'italien? demanda-t-elle à Agnès en lui tendant la page.»
Agnès répondit par un signe de tête.
«Cette feuille, reprit la comtesse, appartenait autrefois à un livre de la vieille bibliothèque du palais, quand ce bâtiment était encore un palais. Qui l'arracha? Peu vous importe. Pourquoi l'a-t-on prise? Vous le découvrirez bien vous-même, si vous le voulez. Lisez d'abord, à partir de la cinquième ligne en haut de la page.»
Agnès comprit qu'il fallait à tout prix reprendre son calme.
«Donnez-moi une chaise, dit-elle à Henry, je vais faire de mon mieux.»
Il se plaça derrière elle, de façon à suivre pardessus son épaule et à l'aider au besoin. Voici la traduction:
«J'ai maintenant achevé la description du premier étage du palais. Suivant le désir de mon noble et gracieux seigneur, maître de ce glorieux édifice, je monte au second et je continue l'inventaire des peintures, décorations et autres chefs-d'oeuvre d'art qui y sont contenus. Je commence par la chambre du coin, à l'extrémité ouest du palais, appelée _Chambre des Cariatides, _à cause des statues qui soutiennent la cheminée. Ce travail est comparativement d'exécution récente: il ne date que du dix-huitième siècle, et dans chacun de ses détails montre le goût corrompu de l'époque; cependant la cheminée a sa valeur, elle dissimule une cachette habilement ménagée entre le parquet de cette chambre et le plafond de la chambre du dessous; cette cachette a été construite dans les derniers jours de l'Inquisition et a servi, dit-on, de refuge à un ancêtre de mon gracieux maître, poursuivi par ce terrible tribunal. Le mécanisme de cette curieuse cachette a été conservé en bon état par le seigneur actuel, comme un spécimen de curiosité. Il a bien voulu me montrer la façon de le mettre en oeuvre: «Une fois près des deux Cariatides, placez la main sur le front de la figure de gauche, puis pressez la tête comme si vous vouliez la repousser en arrière; vous mettez ainsi en mouvement le ressort caché dans le mur qui fait tourner la pierre de l'âtre et qui découvre un vide au-dessous. Il y a assez de place pour qu'un homme puisse s'y coucher tout de son long.» La manière de refermer est aussi simple: «Placez les deux mains sur les tempes de la figure, tirez comme si vous vouliez l'amener à vous, et la pierre reprendra la position qu'elle doit avoir.»
—Vous n'avez pas besoin d'aller plus loin, dit la comtesse. Ayez soin de vous rappeler ce que vous venez de lire. «
Elle remit la page dans le pupitre et le ferma à clef.
«Venez maintenant, continua-t-elle; venez, vous allez voir ce que les Français appellent le commencement de la fin.»
Agnès put à peine se lever de sa chaise, elle tremblait. Henry lui offrit son bras pour la soutenir.
«Ne craignez rien, dit-il tout bas; je ne vous quitte pas.»
La comtesse les précéda dans le corridor ouest; elle s'arrêta au n° 38. C'était la pièce anciennement habitée par le baron Rivar; elle était juste au-dessus de la chambre où Agnès avait passé la nuit.
Depuis deux jours elle était vide. Quand ils ouvrirent la porte, il n'y avait pas de bagages; elle n'avait donc pas été louée.
«Vous voyez, dit la comtesse en montrant les sculptures de la cheminée; vous savez ce que vous avez à faire. Ai-je mérité que vous mêliez la pitié à la justice, continua-t-elle plus bas; donnez-moi quelques heures encore. Le baron veut de l'argent, et il faut que j'avance ma pièce.»
Elle sourit d'un regard égaré et fit semblant d'écrire en prononçant ces dernières paroles. Les efforts constants qu'elle avait faits pour fournir aux moindres besoins du baron pendant sa vie, ses demandes continuelles d'argent, et enfin le bénéfice qu'elle espérait tirer de sa pièce à peine ébauchée avaient dépassé ses forces.
Quand on lui eut accordé ce qu'elle réclamait si instamment, elle ne remercia pas Agnès; elle se contenta de dire:
«Ne craignez rien, miss; je ne chercherai pas à m'échapper. Où vous êtes, il faut que je sois, et cela jusqu'à la fin.»
Son regard fatigué se promena autour de la chambre d'un air stupide; puis à pas lents, trébuchant comme une femme usée par l'âge, elle rentra chez elle et se remit au travail.
XXIV
Agnès et Henry restèrent seuls dans la chambre des Cariatides.
La personne qui avait fait la description du palais, un auteur malheureux ou un pauvre artiste probablement, avait très justement fait ressortir les défauts de la cheminée. Les moindres détails portaient la marque du plus coûteux et du plus éclatant mauvais goût; néanmoins, les voyageurs de toutes les classes admiraient fort cette oeuvre, soit à cause de ses dimensions véritablement imposantes, soit à cause de l'assemblage de marbres de différentes couleurs qu'on y avait réunis. On avait exposé dans les salles du bas de l'hôtel des photographies de la cheminée, et tous les voyageurs anglais et américains en achetaient des épreuves.
Henry fit approcher Agnès de la figure de gauche.
«Faut-il essayer, lui demanda-t-il, ou voulez-vous?…»
Elle retira vivement son bras qui était passé sous celui de son cousin et se dirigea vers la porte.
«Je ne veux rien voir, dit-elle, cette impassible figure de marbre m'effraye.»
Henri mit la main sur le front de la statuette.
«Qu'y a-t-il, ma chère amie, qui puisse vous faire peur dans cette statue?» reprit-il en plaisantant.
Avant qu'il eut appuyé sur la tête, Agnès avait ouvert la porte à la hâte:
«Attendez que je sois partie, cria-t-elle. Je tremble à la seule idée de ce que vous pouvez trouver là dedans…»
Elle regarda encore une fois l'intérieur de la chambre en franchissant le seuil de la porte.
» Je ne m'en vais pas tout à fait, je vous attends dehors.
Elle ferma la porte. Une fois seul, Henry replaça la main sur le front de la statue.
Pour la seconde fois il fut arrêté au moment de mettre le mécanisme en mouvement. Un bruit de voix se faisait entendre dans le couloir. Une femme s'écriait:
«Ma chère Agnès, comme je suis heureuse de vous revoir!
Puis un homme présentait des amis à «miss Lockwood». Une troisième voix qu'Henry reconnut pour celle du gérant, donna ensuite l'ordre à la femme de confiance de montrer à ces dames et à ces messieurs les appartements libres au bout du corridor.
«J'ai du reste ici une charmante chambre à louer qui vous conviendrait peut-être aussi.»
En même temps il ouvrit la porte et se trouva face à face avec
Henry Westwick.
«Voilà une agréable surprise, monsieur, dit en riant le gérant; vous admirez notre fameuse cheminée, à ce qu'il parait. Puis-je vous demander, monsieur Westwick, comment vous vous trouvez à l'hôtel de cette fois-ci? Des influences surnaturelles vous ont-elles encore coupé l'appétit?
—Elles m'ont épargné, reprit Henry; mais peut-être apprendrez-vous bientôt qu'elles ont pesé sur une autre personne de la famille.»
Il parlait d'un ton grave, un peu choqué du ton de plaisanterie avec lequel le gérant avait parlé de son premier séjour à l'hôtel.
«Vous ne faites que d'arriver! lui demanda-t-il ensuite pour changer de sujet.
—J'arrive à l'instant même, monsieur; j'ai eu l'honneur de voyager dans le même train que vos amis M. et Mme Arthur Barville, avec d'autres personnes qui les accompagnent. Miss Lockwood est avec eux à visiter des chambres. Ils seront bientôt ici s'ils ont besoin d'une chambre de plus.»
En entendant ces paroles, Henry se décida à explorer la cachette avant l'arrivée de ses amis. Quand Agnès l'avait quitté, il lui était venu à l'esprit qu'il ferait peut-être bien d'avoir un témoin, au cas fort improbable d'ailleurs, où il ferait une découverte importante. Le gérant, qui ne se doutait de rien, était là à sa disposition; il revint auprès de la figure enchantée, voulant forcer le gérant à lui servir de témoin.
«Je suis charmé d'apprendre que mes amis sont enfin arrivés, dit-il. Avant que j'aille leur serrer la main, laissez-moi donc vous faire une question sur cette curieuse oeuvre d'art que voici. Vous en avez des photographies en bas. Sont-elles à vendre?
—Certainement, monsieur Westwick.
—Pensez-vous que la cheminée soit aussi solide qu'elle en a l'air? continua Henry. Quand vous êtes entré, j'étais justement en train de me demander si cette figure-ci ne s'était pas par accident un peu détachée du mur.»
Il posa sa main sur la tête de marbre pour la troisième fois.
«Il me semble qu'elle est de travers; en la touchant on dirait qu'elle remue.»
À ces mots, il pressa sur la tête.
Une sorte de grincement se fit entendre. La lourde pierre du foyer tourna sur elle-même et découvrit aux pieds des deux hommes une sombre cavité béante. Au même instant, l'étrange et nauséabonde odeur qu'on avait sentie dans les caveaux et dans la chambre du dessous sortit en bouffée de la cachette et se répandit dans toute la pièce.
Le gérant bondit en arrière.
«Mon Dieu, monsieur Westwick, s'écria-t-il, qu'est-ce que cela veut dire?»
Se rappelant ce que son frère Francis lui avait dit et ce qui était arrivé à Agnès la nuit précédente, Henry était sur ses gardes.
«Je suis aussi surpris que vous,» telle fut sa réponse.
«Attendez un moment, monsieur, reprit le gérant, il faut que j'empêche ces dames et ces messieurs d'entrer ici.»
Il alla aussitôt fermer avec soin la porte derrière lui, Henry ouvrit la fenêtre, attendit en respirant l'air pur. Un vague sentiment de crainte envahit son esprit pour la première fois; il était fermement résolu maintenant à ne pas continuer les recherches sans avoir un témoin.
Le gérant revint bientôt avec un rat-de-cave, qu'il alluma en entrant dans la chambre.».
«Nous n'avons plus à craindre d'être dérangés, dit-il. Soyez assez bon, monsieur Westwick, pour m'éclairer. C'est mon affaire de voir ce qu'il y a dans cette étrange cachette.»
Henry prit le rat-de-cave. Regardant dans le trou béant avec cette faible et vacillante lumière, ils aperçurent tous deux au fond un objet de couleur sombre.
«Je crois que je peux l'atteindre en me mettant à plat ventre et en allongeant le bras.»
Il s'agenouilla, puis il eut un moment d'hésitation.
«Puis-je vous demander mes gants, monsieur, ils sont dans mon chapeau, sur la chaise, derrière vous.»
Henry lui passa les gants.
«Je ne sais ce que je vais prendre,» reprit en souriant d'un air gêné le gérant, qui mettait le gant droit.
Il s'étendit à terre de tout son long et enfonça le bras dans la cachette.
«Je ne sais pas ce que je tiens, dit-il, mais je l'ai.»
Puis, se levant à demi, il sortit la main. Au même instant il sauta sur ses pieds en poussant un cri d'effroi.
Une tête humaine venait d'échapper à ses mains tremblantes et roulait aux pieds d'Henry.
C'était la tête hideuse qu'Agnès avait aperçue suspendue au-dessus d'elle, la nuit, dans sa vision.
Les deux hommes se regardèrent frappés du même sentiment d'horreur. Le gérant se remit le premier.
«Veillez à la porte pour l'amour de Dieu! On m'a peut-être entendu du dehors.»
Henry se dirigea machinalement vers la porte. Tenant déjà la clef dans la main, prêt à la tourner dans la serrure, s'il le fallait, il regardait encore l'objet épouvantable qui gisait à terre. Il lui était impossible de mettre le nom d'une créature qu'il eût connue sur ces traits décomposés et devenus méconnaissables, et cependant un doute affreux lui étreignait l'âme. Les questions que s'était posées Agnès et qui lui avaient torturé l'esprit, il se les posait à son tour. Il se demandait qui il aurait reconnu avant que la décomposition n'eût fait son oeuvre.
Ferraris? Ou?…
Il s'arrêta tout tremblant, comme Agnès.
Agnès, ce nom qu'il chérissait de toute son âme, était maintenant pour lui un sujet d'effroi. Que lui dirait-il? S'il lui révélait la vérité, quelle serait la terrible conséquence de cette révélation?
Aucun bruit de pas dans le couloir; aucun bruit de voix. Les voyageurs étaient encore dans les chambres au fond du corridor.
Le court espace qui venait de s'écouler avait suffi au gérant pour se remettre; il pensait maintenant au plus grand, au plus cher intérêt de sa vie, à la réputation de l'hôtel. Il s'approcha tout anxieux d'Henry.
«Si l'affreuse découverte que nous venons de faire vient à se répandre, dit-il, l'hôtel est fermé et la compagnie ruinée. Je suis certain, n'est-ce pas, monsieur, que je puis avoir entière confiance dans votre discrétion?—Vous pouvez vous en rapporter à moi, répondît Henry; mais cependant, après ce que nous venons de voir, la discrétion a ses limites,» ajouta-t-il.
Le gérant comprit qu'Henry faisait allusion au devoir qu'il avait à remplir envers la société, comme tout respectueux serviteur de la loi:
«Je vais immédiatement, reprit-il, enlever secrètement de la maison ces tristes restes et les remettre moi-même entre les mains de la police. Voulez-vous quitter la chambre en même temps que moi, ou voudriez-vous monter la garde ici, si je vous en priais, et m'aider quand je vais revenir.»
Pendant qu'il parlait, les voix des nouveaux voyageurs se firent entendre. Henry consentit à rester dans la chambre: il reculait à l'idée de se rencontrer en ce moment avec Agnès dans le couloir.
Le gérant se hâta de sortir, espérant ne pas être aperçu; mais avant qu'il eût atteint l'escalier, les nouveaux arrivés le virent. Au moment où il tournait la clef dans la serrure, Henry entendit clairement les voix de différentes personnes qui causaient. Pendant que d'un côté de la porte on venait de découvrir un terrible drame, de l'autre, des questions banales s'échangeaient sur les amusements qu'on pouvait rencontrer à Venise; des plaisanteries facétieuses se faisaient sur les mérites respectifs de la cuisine française et de la cuisine italienne. Peu à peu le bruit de la conversation s'éteignit. Les visiteurs avaient arrêté leur plan pour la journée et se préparaient à sortir de l'hôtel. Une minute après, le silence régnait de nouveau.
Henry revint à la fenêtre, espérant distraire son esprit par l'attrayante vue du canal, mais bientôt il en fut fatigué. La fascination qu'exerce l'horreur, l'attira une fois de plus vers l'objet épouvantable qui était à terre.
Rêve ou réalité, comment Agnès avait-elle pu en supporter la vue? Au moment où il se posait cette question, il remarqua pour la première fois quelque chose qui était auprès de la tête. En se penchant, il vit une petite plaque d'or, maintenant trois fausses dents, détachées par le choc probablement, et qui étaient tombées à terre quand le gérant avait lâché la tête.
L'importance de ce détail et la nécessité de ne pas _le _communiquer trop vite à d'autres personnes frappa immédiatement Henry. C'était un moyen, s'il y en avait un, d'arriver à savoir à qui avaient appartenu les tristes reliques qu'il avait devant les yeux, témoins muets d'un horrible crime. Il ramassa donc les dents, pour s'en servir à son tour si l'enquête qu'on allait commencer n'aboutissait à rien.
Il revint à la fenêtre. La solitude commençait à lui peser: comme il s'accoudait de nouveau, on frappa légèrement à la porte. Il s'empressa d'y aller pour l'ouvrir, mais au moment de le faire, un doute lui vint à l'esprit; était-ce le gérant?
«Qui est là?» cria-t-il. La voix d'Agnès se fit entendre: «Avez-vous quelque chose à me dire, Henry?» Il put à peine balbutier:
«Non, pas maintenant. Pardonnez-moi de ne pas vous ouvrir, je vous parlerai un peu plus tard.» Elle reprit doucement:
«Ne me laissez pas seule, Henry!_ _Je ne peux pas rester en bas avec des gens heureux.»
Comment résister à cet appel? Il l'entendit pousser un soupir; sa robe frôla la porte au moment où elle s'éloignait toute triste. Immédiatement il fit ce qu'il redoutait quelques instants avant, il rejoignit Agnès dans le corridor. Elle se retourna en l'entendant et en désignant d'un regard la chambre fermée.
«Est-ce si terrible que cela?» demanda-t-elle tout bas.
Il l'entoura de son bras pour la soutenir. Une pensée lui vint en la regardant pendant qu'elle attendait, tremblante, une réponse. «Vous saurez ce que j'ai découvert, dit-il, si vous voulez avant mettre votre manteau et votre chapeau et sortir avec moi.»
Elle lui demanda toute surprise quelle raison il avait de sortir.
Il la lui dit immédiatement.
«Avant toutes choses, je veux que nous sachions à quoi nous en tenir au sujet de la mort de Montbarry. Nous allons aller chez le médecin qui l'a soigné, puis chez le consul qui l'a conduit jusqu'à sa dernière demeure.»
Ses yeux se fixèrent avec reconnaissance sur Henry.
«Ah! Comme vous me comprenez bien!» lui dit-elle.
Le gérant qui montait l'escalier les croisa à ce moment. Henry lui remit la clef de la chambre et cria aux domestiques qui se tenaient dans le vestibule de faire avancer une gondole près des marches.
«Quittez-vous l'hôtel?» demanda le gérant.
—Je vais aux renseignements, répondit tout bas Henry, en lui montrant la clef des yeux. Si les autorités ont besoin de moi, je serai de retour dans une heure.
XXV
Le soir était arrivé. Lord Montbarry et tous les amis des nouveaux mariés étaient à l'Opéra; Agnès, qui s'était excusée sur sa fatigue, restait seule à l'hôtel. Henry Westwick avait accompagné tout le monde au théâtre, mais il s'était esquivé à la fin du premier acte pour retrouver Agnès au salon.
«Avez-vous pensé à ce que je vous ai dit au commencement de la journée? lui demanda-t-il en s'asseyant à côté d'elle. L'affreux doute qui nous étreignait tous les deux n'existe plus au moins maintenant.»
Agnès secoua tristement la tête.
«Je voudrais partager votre sentiment, Henry, je voudrais pouvoir dire que le doute n'existe plus dans mon esprit.»
La réponse aurait découragé bien des hommes; mais la patience d'Henry, quand il s'agissait d'Agnès, était inépuisable.
«Si vous songez à ce que nous avons appris aujourd'hui, reprit-il, vous devez trouver que nous n'avons pas perdu notre temps. Rappelez-vous ce que nous a dit le docteur Bruno: «Après trente ans de pratique médicale, pensez-vous que je puisse me tromper sur la cause d'une mort produite par les effets de la bronchite?» S'il est une question à laquelle il est impossible de répondre, c'est sûrement celle-là. Le témoignage du consul n'est-il pas aussi clair, dans toutes ses parties? Dès qu'il sut la mort de Montbarry, il vint se mettre à la disposition de la famille. Il est arrivé au palais au moment où l'on apportait le cercueil, le corps y a été déposé devant lui et le couvercle vissé sous ses yeux. Le témoignage du prêtre est également indiscutable. Il est resté dans la chambre auprès de la bière à réciter les prières des morts jusqu'au moment où le convoi quitta le palais. Rappelez-vous tout cela, Agnès; comment pouvez-vous dire encore que la question de la mort et de l'enterrement de Montbarry n'est pas épuisée! Il ne nous reste plus qu'un doute: les restes que j'ai découverts sont-ils oui ou non ceux du courrier disparu? Voilà la question, à ce qu'il me semble. Est-ce exact?» Agnès ne pouvait le contredire. «Alors, pourquoi n'éprouvez-vous pas comme moi un véritable soulagement? demanda Henry.
—Ce que j'ai vu hier soir m'en empêche, répondit Agnès. Quand nous en avons parlé après nos démarches, vous m'avez reproché d'avoir ce que vous appelez des idées superstitieuses. Je ne suis pas de votre avis sur ce point, mais j'avoue que si une autre personne que vous me parlait ainsi, je la comprendrais, elle au moins. Je me souviens de ce que votre frère et moi nous avons été l'un pour l'autre, et je ne suis nullement étonnée qu'il m'apparaisse à moi, pour me demander la grâce d'une sépulture chrétienne et la vengeance du crime dont il a été victime. Je ne trouve rien d'impossible à l'explication de ce que vous appelez la _théorie mesmérique; _ce que j'ai vu peut être le résultat d'influences magnétiques que j'ai subies, couchée entre les restes de l'homme assassiné et la femme coupable assise à mon chevet, en proie aux remords. Au contraire, ce que je ne saurais comprendre, c'est que cette affreuse épreuve se soit abattue sur moi pour un homme assassiné que je n'ai jamais connu, ou si vous aimez mieux— puisque vous prétendez que c'est Ferraris que j'ai vu—pour un homme que je connaissais uniquement par ce que sa femme, à qui je m'intéresse, a pu m'en dire. Je ne veux pas discuter ce que vous croyez, mais je sens que vous vous trompez. Rien n'ébranlera ma conviction: nous sommes toujours aussi loin de l'affreuse vérité.»
Henry n'insista pas, Malgré lui, elle l'avait profondément troublé:
«Avez-vous songé à un autre moyen de découvrir la vérité? demanda-t-il. Qui nous aidera? Sans doute il y a la comtesse, et la clef du mystère est entre ses mains. Mais dans l'état d'esprit où elle est, peut-on croire en elle?… en admettant qu'elle consente à parler. Si j'en juge par moi-même, je ne le pense pas.
—Voulez-vous dire que vous l'avez revue, reprit vivement Agnès.
—Oui, je l'ai encore dérangée au milieu de ses écritures sans fin et j'ai insisté pour en tirer quelque chose de clair.
—Alors vous lui avez dit ce que vous avez trouvé en ouvrant la cachette?
—Certainement, répondit Henry; je lui ai dit que c'était elle qui était responsable de la découverte que j'avais faite. J'ai ajouté que je n'avais pas encore prononcé son nom devant les autorités. Elle a continué à écrire comme si j'avais parlé une langue étrangère pour elle. De mon côté, je me suis entêté, je l'ai prévenue que la tête était confiée à la police et que le gérant et moi nous avions fait notre déclaration et signé nos dépositions. Elle ne fit pas la moindre attention à ma présence. Pour l'obliger à parler, j'ajoutai que l'enquête devait rester secrète et qu'elle pouvait compter sur mon entière discrétion. Je crus que j'avais réussi. Son regard quitta son manuscrit et se tourna vers moi avec un éclair de curiosité.
—Que vont-ils en faire?
Elle parlait de la tête, je suppose.
Je répondis qu'elle devait être enterrée en secret des qu'on en aurait fait la photographie, puis je lui fis connaître l'opinion du médecin légiste qui a été consulté et qui prétend qu'on a employé des produits chimiques pour arrêter la décomposition, mais que cette tentative n'a qu'en partie réussi. Avant d'aller plus loin, je lui demandai à brûle-pourpoint si le médecin ne se trompait pas. Elle reprit avec beaucoup de sang-froid:
—Puisque vous voilà, je veux vous demander quelques conseils pour ma pièce; je voudrais y introduire quelques incidents.
Notez bien qu'il n'y avait aucune intention ironique dans sa façon de me parler; elle brûlait réellement du désir de me lire son incroyable ouvrage, s'imaginant sans doute que je prenais grand intérêt à de pareilles choses, parce que mon frère est directeur d'un théâtre. Je me suis aussitôt retiré sous un prétexte quelconque, mais il est possible que votre influence puisse encore s'exercer sur elle. Si vous voulez, pour satisfaire pleinement votre esprit, elle est encore en haut et je suis prêt à vous y accompagner.»
Agnès frémit à la seule pensée d'avoir une seconde entrevue avec la comtesse.
«Je ne peux pas, je n'en aurais pas le courage, s'écria-t-elle. Après ce qui s'est passé dans cette horrible chambre, elle m'inspire plus d'horreur que jamais. Ne me demandez pas cela, Henry. Tâtez ma main; rien qu'en vous écoutant je suis devenue froide comme la mort.»
Elle n'exagérait pas, Henry se hâta de changer la conversation.
«Parlons, dit-il, d'une autre chose plus intéressante. J'ai une question à vous faire. Me trompé-je en croyant que plus tôt vous quitterez Venise, plus tôt vous serez heureuse.
—Ah! reprit-elle vivement, vous ne vous trompez pas. Je ne saurais dire à quel point je désire être loin de cette horrible ville; mais vous savez ce qui m'arrive, vous avez entendu ce qu'a dit lord Montbarry au dîner.
-Mais s'il avait changé d'avis depuis,» demanda Henry. Agnès le regarda avec étonnement. «Je croyais qu'il avait reçu des lettres d'Angleterre qui l'obligeaient à quitter Venise dès demain, dit-elle.
—C'est vrai. Il était décidé à partir demain pour l'Angleterre et à vous laisser sous ma garde avec lady Montbarry à Venise pendant les vacances; mais une circonstance l'a obligé à abandonner cette idée, Il faut qu'il vous emmène tous demain, parce qu'il m'est impossible de veiller sur vous. Je suis moi-même obligé d'interrompre mes vacances en Italie pour retourner aussi en Angleterre.»
Agnès le regarda fixement; elle n'était pas sûre de comprendre.
«Êtes-vous réellement obligé de partir!» demanda-t-elle.
Henry lui répondit en souriant:
«Gardez-moi le secret ou Montbarry ne me pardonnera jamais.»
Elle lut le reste sur son visage,
«Quoi! s'écria-t-elle, c'est pour moi que vous sacrifiez vos vacances et votre voyage en Italie.
—Je reviendrai avec vous en Angleterre, Agnès, ce sera ma récompense.»
Elle lui prit la main dans un irrésistible élan de tendresse,
«Comme vous êtes bon pour moi! murmura-t-elle. Qu'aurais-je fait sans vous, après tout ce qui m'est arrivé? Je ne puis vous dire, Henry, combien je vous suis reconnaissante.»
Elle voulut lui embrasser la main, mais il l'en empêcha doucement.
«Agnès, lui dit-il, commencez-vous à comprendre combien je vous aime?»
Cette question si simple lui alla droit au coeur. Sans dira un mot, elle avoua la vérité; elle le regarda et détourna soudain les yeux.
Il l'attira près de lui:
«Ma pauvre chérie!» murmura-t-il, et il l'embrassa.
Tendrement émue et toute tremblante, sa bouche rencontra les lèvres d'Henry. Puis sa tête s'inclina, elle lui passa les bras autour du cou et cacha son visage sur sa poitrine. Ils ne dirent plus rien.
Ce silence enchanteur ne dura qu'un instant; on venait de frapper sans pitié à la porte.
Agnès tressaillit. Elle se précipita au piano. Une fois assise sur le tabouret, l'instrument étant placé en face de la porte, il était impossible à la personne qui allait venir de voir sa figure. «Entrez!» cria Henry irrité. La porte ne s'ouvrit pas, mais, du couloir, on fit une étrange question:
«M. Henry Westwick est-il seul?»
Agnès reconnut aussitôt la voix de la comtesse. Elle courut à une seconde porte qui, du salon donnait dans une chambre à coucher.
«Ne la laissez pas approcher de moi, dit-elle. Bonne nuit, Henry!
Bonne nuit!»
Henry répéta donc, plus irrité encore que la première fois:
«Entrez!»
La comtesse entra lentement dans la chambre, son éternel manuscrit à la main. Son pas était incertain, son visage était sombre, ses yeux injectés de sang étaient largement dilatés. En approchant d'Henry elle se heurta contre la table près de laquelle il était assis. En parlant, elle n'articulait plus les mots que d'une manière confuse et presque inintelligible. On l'aurait crue ivre, mais Henry ne s'y trompa pas. Il dit en lui offrant une chaise:
«Comtesse, j'ai peur que vous n'ayez trop travaillé; vous paraissez avoir grand besoin de repos.»
Elle porta la main à sa tête:
«Je ne trouve plus rien, dit-elle; je n'arrive pas à écrire mon quatrième acte, cela fait un vide, un grand vide».
Henry lui conseilla d'attendre au lendemain.
«Allez vous mettre au lit et tâchez de dormir.»
Elle agita la main avec impatience.
» Il faut que je finisse ma pièce; répondit-elle: Je viens vous, demander un conseil. Vous devez vous connaître en pièces de théâtre, votre frère est directeur,
Vous devez avoir souvent entendu parler de quatrième et de cinquième acte. Vous devez avoir assisté à des répétitions et à tout le reste.»
Brusquement elle mit son manuscrit entre les mains d'Henry.
«Je ne veux pas vous la lire, dit-elle, je me sens tout étourdie quand je vois mon écriture. Jetez les yeux dessus: soyez bon garçon, donnez-moi votre avis.» Henry regarda le manuscrit, son regard tomba sur la liste des personnages: en lisant les noms; il tressaillit et regarda la comtesse comme pour lui demander une explication. Il allait lui faire une question, mais il était maintenant tout à fait inutile de lui parler. Elle était assise, la tête renversée sur le dos de la chaise, et paraissait déjà à moitié endormie; sa pâleur avait augmenté, on aurait dit une femme près de se trouver mal. Il sonna et donna ordre au domestique qui entra d'envoyer une femme de chambre.
Sa voix parut tirer à moitié la comtesse de son assoupissement, elle ouvrit lentement ses paupières alourdies.
«L'avez-vous lue?» demanda-t-elle. Il fallait la calmer.
«Je la lirai volontiers, dit Henry, si vous voulez monter vous coucher. Je vous dirai demain ce que j'en pense. Nous aurons l'esprit plus clair et nous ferons mieux le quatrième acte demain matin.
La femme de chambre entra à ce moment.
«Je crains que madame ne soit malade, lui dit tout bas Henry.
Conduisez-la à sa chambre.»
La femme regarda la comtesse et répondit tout bas aussi:
«Faut-il envoyer chercher un médecin, monsieur?»
Henry conseilla de l'emmener d'abord chez elle et de demander l'avis du gérant.
On eut beaucoup de peine à la faire lever et à lui persuader d'accepter le bras de la femme de chambre.
Ce fut seulement en lui promettant de lire la pièce et de faire le quatrième acte qu'Henry put la décider à quitter la chambre.
Une fois seul, il commença à_ _sentir une certaine curiosité de savoir ce qu'il y avait dans ce manuscrit. Il le feuilleta, lisant une ligne par-ci, une ligne par-là. Soudain il changea de couleur, ses yeux abandonnèrent la lecture comme ceux d'un homme hébété.
«Grand Dieu! Qu'est-ce que cela signifie, se dit-il?
Son regard se tourna soudain vers la porte par où Agnès était sortie. Elle pouvait revenir, elle aussi pouvait désirer savoir ce que la comtesse avait écrit, il relut de nouveau le passage qui l'avait fait tressaillir, réfléchit un instant, puis fermant la pièce inachevée, quitta aussitôt le salon à pas étouffés.
XXVI
En entrant dans sa chambre située à l'étage supérieur, Henry posa le manuscrit sur la table. Ses nerfs étaient excités, sa main tremblait en tournant les pages, il tressautait aux plus petits bruits qui se faisaient entendre dans l'escalier de l'hôtel.
Le scénario de la pièce écrite par la comtesse entrait dans le sujet sans préliminaires.
Elle se présentait, elle et son oeuvre, avec le sans-gêne et la familiarité d'un vieil ami: voici en quels termes:
«Permettez-moi, cher monsieur Francis Westwick, de vous nommer les
personnages de la pièce dont nous sommes convenus. Ce sont, par
ordre:
LE LORD;
LE MÉDECIN;
LA COMTESSE.
» Je ne me suis pas donné la peine, vous le voyez, d'inventer des noms de famille. Mes rôles sont suffisamment désignés par les professions que j'indique et par la différence sociale qui existe entre mes personnages.
» Le premier acte commence.
» Non, avant d'entrer en matière, il faut que je vous dise bien que la pièce est tout entière de mon invention.
» Je ne me suis aidée d'aucun événement connu, et, ce qui est plus extraordinaire encore, je n'ai volé aucune de mes idées à un drame français. En qualité de directeur de théâtre anglais, vous refuserez bien entendu de me croire; mais cela n'y fait rien. Ce qui importe, c'est mon premier acte.
» Nous sommes à Hombourg, en pleine saison, dans le fameux salon d'or: la comtesse, mise avec beaucoup de goût, est assise au tapis vert. Des étrangers de toutes les nations sont debout derrière les joueurs, prenant part au jeu ou regardant simplement les coups. Le lord est parmi les assistants. Il est frappé par la physionomie de la comtesse, qu'un mélange de beauté et de laideur n'empêche pas d'être une personne fort agréable. Il surveille son jeu et place son argent sur son petit enjeu à elle. Elle se retourne et lui dit:» N'ayez pas confiance en ma couleur, je n'ai pas eu de chance de toute la soirée. Placez autre part, vous gagnerez peut-être.»
» Le lord, en véritable Anglais, rougit, salue et obéit. La comtesse a prophétisé vrai. Elle continue à perdre, mais le lord gagne le double de la somme qu'il avait risquée.
» La comtesse quitte la table. Elle n'a plus d'argent et elle offre sa chaise au lord.
» Au lieu de la prendre, il lui met galamment dans la main ce qu'il vient de gagner et la prie d'accepter ce prêt. Ce sera une véritable faveur qu'il lui accordera. La comtesse joue de nouveau et perd encore. Le lord sourit d'une manière fort aimable et la prie de lui emprunter encore une petite somme. À partir de ce moment, la chance tourne. Elle gagne et largement. Son frère, le baron, qui tente la fortune dans la salle à côté, voit ce qui se passe et vient rejoindre le lord et la comtesse.
» Faites bien attention, n'est-ce pas, au baron. C'est le rôle important et remarquable.
» Ce personnage a commencé sa vie par une véritable passion pour la chimie expérimentale, cette passion est fort surprenante chez un homme jeune et beau, qui a devant lui un brillant avenir. Une connaissance approfondie des sciences occultes a fait croire au baron qu'il était possible de résoudre ce fameux problème de _la pierre philosophale. _Il a depuis longtemps épuisé toutes ses ressources en coûteuses expériences. Sa soeur l'a ensuite aidé de sa petite fortune, conservant seulement ses bijoux de famille confiés à un de ses amis, banquier à Francfort.
» La fortune de la comtesse une fois engloutie, le baron a cherché une nouvelle source de revenus dans le jeu. Au début de sa périlleuse carrière il est le favori de la Fortune, il gagne souvent, hélas! Et la dégradante passion du jeu remplace dans son âme l'enthousiasme de la science.
» Au moment où la pièce commence, la chance a abandonné le baron. Il songe à tenter une dernière expérience pour découvrir le secret de transformer en or de vils métaux. Mais comment payera-t-il les frais de cette expérience. Comment? répond la Destinée, écho moqueur.
» Les gains que vient de faire sa soeur avec l'argent du lord lui suffiront-ils? Inquiet du résultat, il donne à la comtesse des conseils pour jouer. Mais alors sa malchance s'étend sur sa soeur: elle se met à perdre encore et encore, jusqu'à son dernier sou.
» L'aimable et riche anglais offre un troisième prêt; mais la comtesse, en femme délicate, refuse absolument. En quittant la table, elle présente son frère au lord. Ces messieurs se mettent à causer ensemble. Le lord demande la permission de venir le lendemain à l'hôtel de la comtesse pour lui présenter ses respects. Le baron l'invite aussitôt à déjeuner. Le lord accepte en jetant un dernier regard de respectueuse admiration à_ _la comtesse.»
Mais ce regard n'a pas échappé au frère. Le lord prend congé d'eux.
» Une fois seul avec sa soeur, le baron lui parle à coeur ouvert. «Nos affaires sont désespérées, il nous faut trouver un remède héroïque. Attendez-moi ici pendant que je vais prendre quelques renseignements sur ce lord. Vous avez évidemment produit une grande impression sur lui; si nous pouvons nous en servir pour avoir de l'argent, il faut à tout prix que la chose se fasse.»
» La comtesse reste alors seule en scène et, dans un monologue, montre à nu son caractère.
» C'est un rôle à la fois sympathique et antipathique. Il y a dans sa nature, à côté d'un grand désir de faire le bien, de grands défauts qui la poussent au mal. Elle sera bonne ou mauvaise, suivant les circonstances. Produisant beaucoup d'effet partout où elle va, cette dame est naturellement en butte à une foule de bruits calomnieux. Elle proteste énergiquement dans cette scène contre un de ces bruits indignes qui représente le baron comme son amant et non comme son frère. Elle finit en exprimant un vif désir de quitter Hombourg, car c'est dans cette ville que la calomnie a commencé. Le baron revient et entend ses dernières paroles: «Oui, dit-il, vous quitterez Hombourg si vous le voulez, mais à la condition que vous le quitterez avec le titre de fiancée du lord.»
» La comtesse est tout à la fois étonnée et choquée; elle répond que si le lord éprouve de l'affection pour elle il ne lui en inspire aucune: elle va plus loin, elle déclare qu'elle ne le recevra pas. «Faites votre choix, répond le baron, épousez le revenu de ce lord ou laissez-moi me vendre moi et mon titre à la première femme riche quelle qu'elle soit_, _qui voudra m'acheter.»
» La comtesse l'écoute toute surprise. Est-il possible que le baron parle sérieusement? «La femme qui est prête à me payer reprend-il, n'est pas loin, elle se trouve dans la salle à côté. C'est la veuve d'un riche usurier juif. Elle a l'argent qui m'est nécessaire pour arriver à la solution de mon grand problème. Je n'ai qu'à consentir à être son mari et je deviens aussitôt millionnaire. Réfléchissez, si vous voulez, cinq minutes à ce que je viens de vous dire, mais quand je reviendrai, que je sache qui de nous deux se marie pour l'argent, vous ou moi.»
» La comtesse l'arrêta comme il s'en allait.
» Les moindres sentiments sont poussés chez elle à l'extrême.
«Quelle est la femme digne de ce nom, s'écria-t-elle, qui a besoin de réfléchir pour se sacrifier quand l'homme à qui elle est toute dévouée le lui demande? Elle n'a pas besoin de cinq minutes. Elle lui tend la main et lui dit:» Immolez-moi sur l'autel de votre gloire; je suis prête à vous servir de marchepied; prenez ma liberté et ma vie, pourvu que j'aide à votre triomphe.»
» Le rideau tombe sur cette situation émouvante.»
«Jugez d'après mon premier acte, monsieur Westwick, et dites-moi, en toute sincérité, sans crainte de me faire tourner la tête, si vous ne me trouvez pas capable d'écrire une pièce?»
Henry s'arrêta un peu, entre le premier et le second acte, réfléchissant non pas au mérite de la pièce, mais à l'étrange coïncidence qu'il y avait entre tous les incidents racontés par la comtesse et ceux qui avaient précédé le désastreux mariage de son frère, le premier lord Montbarry.
Est-ce que la comtesse, dans la situation d'esprit où elle se trouvait actuellement ne se faisait pas illusion en croyant avoir affaire à son imagination tandis qu'elle n'exerçait que sa mémoire?
La question était trop grave pour être ainsi résolue du premier coup. Sans s'appesantir sur cette pensée, Henry tourna la page et commença la lecture du second acte. Le manuscrit continuait ainsi:
«Le deuxième acte s'ouvre à Venise. Quatre mois se sont écoulés depuis la scène de la table de jeu. L'action se passe maintenant dans le salon d'un palais vénitien. Le baron, seul, songe à ce qui s'est passé depuis la fin du premier acte. La comtesse s'est sacrifiée; le mariage a eu lieu, mais non sans tiraillements, à cause de certaines discussions d'argent relatives au contrat.
» Des bureaux de renseignements ont appris au baron que le revenu du lord provient en grande partie de ce qu'on appelle des biens substitués. En prévision d'événements malheureux, il doit évidemment faire quelque chose pour sa femme. Qu'il assure par exemple sa vie pour une somme que le baron indique et qu'il s'arrange de façon à ce que cette somme revienne à sa veuve au cas où il mourrait le premier.
» Le lord hésite, mais le baron ne perd pas son temps en discussions stériles. «Considérons le mariage comme rompu, dit-il, et brisons la.» Le lord cède peu à peu; il serait prêt à souscrire pour une somme inférieure à celle qu'on lui demande. Le baron répond d'un ton sec: «Je ne marchande jamais.» Le lord est amoureux, et naturellement il finit par consentir.
» Jusque-là le baron n'a pas à se plaindre. Mais quand le mariage est célébré et que la lune de miel est finie, le lord prend sa revanche. Le baron a rejoint les nouveaux époux dans un vieux palais qu'ils ont loué à Venise. Il est toujours à_ _la recherche de la pierre _philosophale. _Son laboratoire est installé dans les caves du palais, afin que les odeurs de ces expériences n'incommodent pas la comtesse. L'obstacle éternel au succès de sa découverte est le manque d'argent. Sa position, en ce moment, est des plus critiques; il a des dettes d'honneur qu'il faut absolument payer. Il demande fort amicalement au lord de lui prêter de l'argent. Le lord refuse en termes très secs et presque durs. Le baron s'adresse à sa soeur et la prie d'user de son influence en sa faveur. Tout ce qu'elle peut répondre, c'est que son mari, qui n'est plus amoureux d'elle, s'est révélé sous son véritable caractère, celui d'un avare fieffé. Le sacrifice du mariage a été consommé et il a été inutile.
» Telle est la situation au début du deuxième acte.
» L'entrée de la comtesse vient troubler le baron dans sa méditation. Elle est en proie à la rage. Des paroles de colère s'échappent de ses lèvres: quelques moments s'écoulent avant qu'elle rentre suffisamment en possession d'elle-même pour pouvoir parler. Elle vient d'être insultée à deux reprises, d'abord par une personne de son service, ensuite par son mari. Sa femme de chambre, une Anglaise, a déclaré qu'elle ne voulait pas servir plus longtemps la comtesse. Elle abandonne ses gages, mais veut retourner immédiatement en Angleterre.
» Interrogée sur les motifs qui la font agir ainsi, elle répond insolemment et en termes voilés, qu'une honnête femme ne peut pas servir la comtesse, surtout depuis que le baron est arrivé. La comtesse fait ce que toute femme aurait fait à sa place: indignée, elle chasse sur-le-champ cette misérable.
» Le lord, entendant sa femme parler haut, quitte le cabinet de travail où il avait l'habitude de s'enfermer avec ses livres et demande ce que signifie cette dispute. La comtesse lui dit les paroles outrageantes et la conduite de la femme de chambre. Le lord non seulement déclare qu'il approuve la conduite de cette domestique, mais il exprime les doutes qu'il a sur la fidélité de sa femme si crûment qu'il est impossible de les répéter: «Si j'avais été homme, dit la comtesse, si j'avais eu une arme à ma portée, je l'aurais tué sans pitié.»
» Le baron, qui jusque-là a écouté en silence, prend alors la parole: «Permettez moi de finir la phrase pour vous, dit-il; vous l'auriez frappé à mort, et par cet acte de violence, vous vous seriez privée de la prime d'assurance qui revient à la veuve, prime si nécessaire pour tirer votre frère de l'intolérable situation dans laquelle il est maintenant.»
» La comtesse rappelle gravement au baron qu'il n'y a pas là matière à plaisanter. Après ce que le lord lui a dit, elle ne doute pas qu'il ne communique ses infâmes soupçons à ses avocats en Angleterre. Si elle ne fait rien pour l'en empêcher, avant peu elle sera divorcée et déshonorée, en proie à la calomnie, sans autres ressources que ses bijoux pour ne pas mourir de faim.
» À ce moment, le courrier que le lord a engagé en Angleterre pour l'accompagner dans ses voyages, traverse la scène avec une lettre qu'il va mettre à le poste. La comtesse l'arrête et demande à regarder l'adresse. Elle la garde un instant et la montre à son frère. L'écriture est du lord: la lettre est adressée à ses avocats à Londres.
» Le courrier part pour la poste. Le baron et la comtesse se regardent en silence.
» Ils n'ont pas besoin de parler. Ils comprennent parfaitement leur position, et le seul remède leur apparaît dans sa triste clarté. L'alternative est bien simple: «Déshonneur et ruine, ou mort de milord et argent de l'assurance!»
» Le baron, fort agité, se promène de long en large, se parlant à lui-même. La comtesse saisit des lambeaux de phrases.
» Il parle de la constitution du lord, probablement affaiblie par son séjour dans les Indes; d'un rhume que le lord a depuis deux ou trois jours; de complications inattendues qui font que les indispositions aussi légères que les rhumes se terminent quelquefois par de graves maladies et par la mort.
» Il s'aperçoit que la comtesse l'écoute et lui demande si elle n'a rien à lui proposer, elle, qui malgré tous ses défauts, a au moins le mérite de toujours parler franchement.
» N'avez-vous pas, dit-elle, une bonne petite maladie bien sérieuse, dans un de vos flacons, en bas, dans les caveaux?»
» Le baron répond en hochant gravement la tête. De quoi a-t-il peur? Qu'on examine le corps après la mort? Non pas: il se moque qu'on fasse l'autopsie. Ce qui l'inquiète, c'est de savoir comment administrer le poison. Un homme comme le lord fait appeler un médecin quand il se dit sérieusement malade, et quand il y a un médecin il y a toujours danger d'être découvert. Il y a en outre le courrier, fidèle au lord, tant que le lord le paiera. Si le médecin ne voit rien de suspect, le courrier peut s'apercevoir de quelque chose. Le poison, pour faire secrètement son oeuvre, doit être administré à différentes reprises et par doses graduelles. La moindre imprudence peut tout compromettre. Les bureaux d'assurances peuvent avoir des soupçons et refuser de payer. Dans l'état actuel des choses, le baron ne veut pas tenter le coup ni permettre à sa soeur de le tenter pour lui.
» Le lord parait ensuite. Il a sonné plusieurs fois le courrier et l'on n'a pas répondu à son appel. Que signifie ce silence?
» La comtesse lui répond en se contenant—pourquoi en effet aurait-elle donné à son indigne époux la satisfaction de lui laisser voir combien était profonde la blessure qu'il lui avait faite;—elle rappelle au lord qu'il a envoyé le courrier à la poste. Le lord lui demande d'un air soupçonneux si elle a regardé la lettre. La comtesse répond froidement qu'elle ne s'occupe pas de ce qu'il peut écrire; puis, à propos du rhume qu'il a, elle lui demande s'il désire consulter un médecin. Le lord répond qu'il est assez grand pour se soigner lui-même.
» À ce moment le courrier paraît, revenant de la poste. Le lord lui donne l'ordre de repartir pour aller acheter des citrons. Il veut essayer de boire de la limonade chaude pour transpirer dans son lit: il a autrefois déjà guéri des rhumes de cette façon et il veut encore en essayer cette fois.
» Le courrier obéit, mais semble le faire à contre-coeur.
» Le lord se tourne vers le baron (qui jusque-là n'a pas pris part à la conversation) et lui demande d'un ton narquois combien de temps il compte encore rester à Venise. Le baron répond tranquillement: «Parlons franchement, milord; si vous voulez que je quitte votre maison, vous n'avez qu'à le dire et je pars.» Le lord se tourne du côté de sa femme et lui demande si elle est capable de supporter l'absence de son frère, et prononce ce dernier mot avec une emphase insultante. La comtesse garde un imperturbable sang-froid; rien en elle ne trahit la haine mortelle qu'elle a pour le misérable qui l'a insultée: «Vous êtes le maître dans cette maison, milord, répond-elle simplement, faites comme il vous plaira.»
» Le lord regarde tour à tour sa femme et le baron, et soudain change de ton. Voit-il dans le sang-froid de la comtesse et de son frère une menace pour lui? C'est probable, car il s'excuse maladroitement de ce qu'il vient de dire. Quel abject personnage!
» Les excuses du lord sont interrompues par l'entrée du courrier, qui revient avec des citrons et de l'eau chaude.
» La comtesse remarque pour la première fois que cet homme a l'air malade. Ses mains tremblent en posant le plateau sur la table. Le lord ordonne à son courrier de le suivre et de venir faire la limonade dans sa chambre à coucher. La comtesse fait observer que le courrier semble incapable de se tenir debout, En l'entendant, l'homme avoue qu'il est souffrant. Lui aussi est enrhumé; il s'est trouvé exposé à un courant d'air dans la boutique où il a acheté les citrons; et il se sent tour à tour chaud et froid et demande la permission de se jeter un instant sur son lit:
» C'était un véritable appel à l'humanité de la comtesse: elle offre donc de faire elle-même la limonade. Le lord prend le courrier par le bras et lui dit tout bas: «Surveillez la, qu'elle ne mette rien dans la boisson, puis apportez la-moi vous-même; ensuite vous irez vous coucher si vous voulez.»
» Sans ajouter un mot, le lord quitte la chambre.
» La comtesse fait la limonade et le courrier la porte à son maître.
» En gagnant sa chambre, le courrier est si faible, il se sent si étourdi qu'il est obligé de s'appuyer, pour se soutenir, sur le dos des chaises qu'il rencontre sur son chemin. Le baron, toujours bienveillant pour ses inférieurs, lui offre le bras; «J'ai bien peur, mon pauvre garçon, que vous ne soyez réellement malade.» Le courrier fait cette réponse extraordinaire: «C'en est fait de moi, monsieur, j'ai attrapé la mort!»
» Naturellement, la comtesse est étonnée: «Vous n'êtes cependant pas vieux, dit-elle en essayant d'encourager le courrier; à votre âge attraper froid ne signifie pas attraper la mort.»
» Le courrier regarde la comtesse d'un air désespéré:
«J'ai la poitrine faible, milady, j'ai déjà eu deux bronchites. La seconde fois un grand médecin fut appelé en consultation; il regardait ma guérison comme un miracle: «Faites attention, m'a-t-il dit, si vous avez une troisième bronchite, aussi sûr que deux et deux font quatre, vous êtes un homme mort.» Je ressens dans mes os, milady, le même froid que j'ai eu les deux premières fois, et Je vous le répète, j'ai attrapé la mort à Venise.»
» Après quelques paroles de consolation, le baron le conduit dans sa chambre. La comtesse reste seule en scène. Elle s'assied et regarde la porte par laquelle le courrier est sorti: «Ah! Mon pauvre garçon, dit-elle, si vous pouviez changer de constitution avec milord, quelle heureuse chance pour le baron et pour moi! Si vous pouviez seulement guérir votre rhume avec un peu de limonade chaude, et _lui _s'il pouvait attraper la mort à votre place!».
» Elle s'arrête soudain, réfléchit un instant et se lève en poussant un cri de triomphe. Une idée sans pareille, une idée merveilleuse vient de traverser son esprit comme un éclair. Substituer un de ces deux hommes à l'autre, et son désir est accompli. Où sont les obstacles? Il n'y a qu'à enlever le lord de sa chambre, de gré ou de force, à le garder secrètement prisonnier dans le palais et le laisser vivre ou mourir suivant les circonstances. Il n'y a qu'à placer le courrier dans le lit devenu vide, à appeler un médecin qui le voie malade, dans le rôle du lord; s'il meurt, il mourra sous le nom de milord.»
Le manuscrit tomba des mains d'Henri. Un invincible sentiment d'horreur s'était emparé de lui. La question qu'il s'était posé à la fin du premier acte prenait maintenant un nouvel intérêt, et un intérêt terrible. Jusqu'au monologue de la comtesse, les incidents du second acte avaient reproduit les moindres détails de la vie de son frère avec autant de vérité qu'au premier acte. Le monstrueux complot révélé par les lignes qu'il venait de lire était-il le produit de l'imagination malade de la comtesse, ou bien avait-elle cru qu'elle inventait, tandis qu'elle ne faisait qu'écrire sous la dictée de ses criminels souvenirs?
Si la dernière hypothèse était la vraie, son frère avait été assassiné; le crime avait été longuement prémédité par la femme à laquelle il avait donné son nom!
Pour comble de fatalité, c'était Agnès elle-même qui avait innocemment poussé vers les coupables l'homme qui devait être l'agent passif du crime.
Ne pouvant supporter un doute pareil, il quitta sa chambre, pour arracher la vérité à la comtesse ou pour la dénoncer à la justice comme une criminelle impunie.
Arrivé à la porte, il croisa quelqu'un qui sortait justement de la chambre: c'était le gérant. Il était presque méconnaissable; il gesticulait et parlait comme un homme au désespoir.
«Entrez si vous voulez, dit-il à Henry. Tenez, monsieur, je ne suis pas superstitieux, mais je commence à croire que les crimes portent avec eux leur châtiment. Cet hôtel est maudit! Qu'est-ce qui arrive ce matin? Nous découvrons qu'un assassinat a été commis autrefois dans le palais. La nuit vient, et apporte avec elle encore une chose épouvantable: une mort. Une mort soudaine et horrible dans la maison! Entrez et voyez vous-même! Je vais donner ma démission, monsieur Westwick: je ne peux pas lutter contre la fatalité qui me poursuit ici.»
La comtesse était étendue sur son lit: le médecin et la femme de chambre debout à ses côtés ne la quittaient pas du regard. De temps en temps, sa respiration lourde et pénible se faisait entendre comme celle d'une personne oppressée dans son sommeil.
«Va-t-elle mourir? demanda Henry.
—C'est fini, répondit le docteur, elle est morte de la rupture d'un anévrisme au cerveau. Ces sons que vous entendez sont pour ainsi dire mécaniques, ils peuvent durer encore des heures.»
Henry regarda la femme de chambre. Elle n'avait que bien peu de chose à lui apprendre. La comtesse avait refusé de se coucher et s'était mise à son pupitre pour continuer à écrire. Trouvant qu'il était inutile de lui faire la moindre remontrance, la femme de chambre l'avait quittée pour aller prévenir le gérant Au plus vite on envoya chercher un médecin, et quand il arriva, il trouva la comtesse étendue morte sur le parquet. Voilà tout ce qu'elle avait à dire.
En sortant, Henry regarda le pupitre et vit une feuille sur laquelle la comtesse avait tracé ses dernières lignes. Les lettres étaient presque illisibles. Henry put seulement déchiffrer ces mots: «Acte premier», et: «Personnages du drame» Jusqu'à la fin, la misérable folle avait pensé à sa pièce et elle l'avait entièrement recommencée.
XXVII
Henry revint dans sa chambre.
Son premier mouvement fut de jeter le manuscrit de côté pour ne plus jamais le regarder. La seule chance, qu'il eût de connaître la vérité disparaissait avec la comtesse. Quel espoir lui restait-il? Quel intérêt avait-il à pousser plus loin sa lecture?
Il se mit à arpenter la chambre. Au bout d'un moment il changea d'avis; il venait d'envisager la question du manuscrit à un autre point de vue. Jusque-là, grâce à ces feuillets de papier, il avait appris qu'on avait prémédité ce crime, mais comment avait-il été mis à exécution? Il ne le savait pas encore.
Le manuscrit était justement devant lui à terre. Il hésita, puis enfin le ramassa; et, retournant à sa table, il continua de lire:
«Pendant que la comtesse songe encore à cette combinaison si simple et si hardie, le baron revient. Il réfléchit sérieusement au cas du courrier; il pourrait être utile, à son avis, d'envoyer chercher un médecin. Il ne reste plus un seul domestique dans le palais, maintenant que la servante anglaise est partie: il faut que le baron aille lui-même chercher un docteur.
» De toute façon, répond sa soeur, nous avons besoin d'un médecin. Mais avant de l'aller chercher, attendez un peu et écoutez ce que j'ai à vous dire.»
» Le baron est enthousiasmé de l'idée, l'exécution n'offre aucun danger? Le lord, à Venise, a mené la vie d'un reclus: personne ne le connaît de vue, excepté son banquier. Il a simplement présenté sa lettre de crédit et, depuis, lui et le banquier ne se sont jamais revus. Il n'a pas donné de fête et n'est allé à aucune réception. Dans les rares occasions où il a loué une gondole pour se promener, il a toujours été seul. En un mot, grâce à l'horrible soupçon qui le rendait honteux de se montrer avec sa femme, il a mené un genre de vie qui rend l'entreprise aisée.
» Le baron, homme prudent, écoute, mais sans donner encore son opinion définitive. «Voyez ce que vous pouvez faire avec le courrier, dit-il, je me déciderai quand je saurai le résultat de votre conférence avec lui: avant d'y aller, écoutez un excellent conseil: Notre homme se laisse aisément tenter par l'argent, la seule question est de lui en offrir assez. L'autre jour, je lui demandais en riant ce qu'il ferait pour mille livres. Il m'a répondu: N'importe quoi. Ne l'oubliez pas, et offrez-lui du premier coup les mille livres.»
» La scène change; on est dans la chambre du courrier, le pauvre malheureux pleure et tient dans ses mains le portrait d'une femme.
_» _La comtesse entre.
» Elle commence habilement par consoler celui dont elle veut faire son complice. Il est attendri et reconnaissant de cette marque de bienveillance: il confie ses douleurs à sa gracieuse maîtresse. Maintenant qu'il se croit à sa dernière heure, il a des remords d'avoir été si indifférent envers sa femme. Il pourrait se résigner à mourir, mais le désespoir s'empare de lui quand il songe qu'il n'a rien économisé et qu'il laissera sa veuve sans ressources, à la grâce de Dieu.
» À cette ouverture, la comtesse prend la parole.
«Supposons qu'on vous demande de faire quelque chose d'extrêmement facile, et qu'on vous propose pour cela une récompense de mille livres, comme legs à votre veuve?»
» Le courrier se soulève sur son oreiller et regarde la comtesse avec une expression de surprise et d'incrédulité. Elle ne peut pas être assez cruelle, se dit-il, pour plaisanter avec un homme qui est dans une si triste situation. «Veut-elle dire nettement ce que peut être cette chose aisée et dont le succès lui vaudra une si magnifique récompense?
» La comtesse répond en confiant son projet au courrier sans le moindre détour.
» Quelques minutes de silence suivent sa proposition. Le courrier n'est pas encore assez malade pour parler sans réfléchir. Les yeux fixés sur la comtesse, il fait une remarque pleine d'originalité et d'insolence sur ce qu'il vient d'entendre.
» Jusqu'à présent je n'ai jamais été religieux; mais je sens que je vais le devenir. Depuis que Votre Grâce m'a parlé, je crois au diable.»
» C'était l'intérêt de la comtesse de ne voir que le côté comique de cette remarque. Elle ne s'en offensa donc pas. Elle ajouta seulement: «Je vais vous donner une demi-heure de réflexion. Vous êtes en danger de mort. Décidez, dans l'intérêt de votre femme, si vous voulez mourir ne valant rien, ou valant mille livres.»
» Laissé seul, le courrier pense sérieusement à sa situation et se décide. Il se lève avec difficulté, écrit quelques lignes sur une feuille de papier qu'il arrache de son carnet, et à pas lents, tout trébuchant, il quitte la chambre.
» La comtesse revient au bout d'une demi-heure et trouve la chambre vide.
» Mais presque aussitôt le courrier ouvre la porte. Pourquoi s'est-il levé?
» Milady, je viens de défendre ma vie, au cas où je reviendrais de cette troisième bronchite. Si vous ou le baron essayez de hâter mon départ d'ici-bas, ou de me priver de mes mille livres de récompense, je dirai au médecin où il pourra trouver quelques lignes qui révéleront le crime de Votre Grâce. Dans le cas où je n'aurais pas assez de force pour tout dire, en deux mots, j'apprendrai au médecin où se trouve ma cachette; il est inutile d'ajouter que la lettre sera remise à Votre Grâce si elle remplit fidèlement ses engagements envers moi.»
» Après cette audacieuse préface, il commence à poser les conditions auxquelles il consent à jouer son rôle, et à mourir, pour mille livres, s'il meure de sa belle mort.
» La comtesse ou le baron devront goûter en sa présence les aliments et les boissons qu'on lui donnera, même les médicaments que le médecin ordonnera pour lui. Quant à la somme promise, elle sera en une bank-note pliée dans une feuille de papier blanc sur laquelle sera écrite une ligne sous la dictée du courrier. Ces deux objets seront alors mis dans une enveloppe cachetée à l'adresse de sa femme, et affranchie, toute prête à être mise à la poste. Ceci fait, la lettre sera placée sous son oreiller; et tant que le médecin aura quelque espoir de le guérir, le baron et la comtesse auront le droit de regarder chaque jour, à l'heure qui leur plaira, si la lettre est toujours à sa place, et si le cachet est resté intact. Il a une dernière condition à poser. Le courrier a une conscience, et pour la garder en repos, il insiste pour qu'on ne lui fasse pas savoir ce qui aura rapport à la séquestration du lord. Non pas qu'il se soucie particulièrement de ce que deviendra son avare de maître, mais il n'aime pas à prendre sa part des responsabilités qui doivent appartenir à d'autres.
» Les conditions acceptées, la comtesse appelle le baron, qui attendait le résultat de la conférence dans la chambre à côté. On lui dit que le courrier a cédé à la tentation.
» Tournant le dos au lit, le baron fait voir une bouteille à la comtesse.
» L'étiquette porte cette indication: _Chloroforme. _Elle comprend que le lord doit être enlevé de sa chambre dans un état d'insensibilité complète. Mais dans quelle partie du palais doit-il être transporté? En ouvrant la porte pour sortir, la comtesse fait tout bas cette question au baron. Le baron lui répond tout bas aussi. «Dans les caveaux!»
» Le rideau tombe.»
XXVIII
Ainsi finit le second acte.
Arrivé au troisième, Henry ne parcourait plus les pages qu'avec une extrême fatigue de corps et d'esprit, il sentait qu'il avait besoin de repos.
Dans la dernière partie du manuscrit, à un passage très important, l'écriture et le style de la comtesse avaient subi une grande altération. La folie apparaissait, à mesure que la pièce tirait à sa fin. L'écriture de venait de plus en plus mauvaise. Quelques-unes des phrases étaient restées inachevées. Dans le dialogue, les questions et les réponses ne concordaient pas toujours exactement entre elles. Par intervalle, l'intelligence affaiblie de l'écrivain paraissait reprendre un instant sa vigueur. Cette vigueur disparaissait bientôt et le fil du récit s'embrouillait de plus en plus.
Après avoir lu encore an ou deux des passages les plus clairs, Henri recala devant l'horreur toujours croissante du récit. Il ferma le manuscrit, malade de corps et d'esprit. Puis il se jeta sur son lit pour reposer. Presque au même instant la porte s'ouvrit. Lord Montbarry entra dans la chambre.
«Nous rentrions de l'Opéra, dit-il, et nous venons d'apprendre la mort de cette misérable femme. On dit que vous lui avez parlé à ses derniers moments; je voudrais savoir comment cela s'est passé.
—Vous allez le savoir, répondit Henry, vous êtes maintenant le chef de la famille. Stephen, il est de mon devoir, dans le trouble qui m'oppresse, de vous laisser, à vous, le soin de décider ce qui doit être fait.»
Après ces paroles, il raconta à son frère comment la pièce de la comtesse était arrivée entre ses mains.
«Lisez les premières pages, dit-il, je suis curieux de savoir si elles produiront sur vous la même impression que sur moi.»
À peu près à moitié du premier acte, lord Montbarry s'arrêta et regarda son frère:
«Que peut-elle bien vouloir dire en se vantant d'avoir inventé sa pièce? Était-elle donc assez folle pour ne plus se souvenir que tout cela est réellement arrivé?»
C'en fut assez pour Henry: son frère éprouvait la même impression que lui.
«Vous ferez ce que vous voudrez, dit-il; mais si vous voulez suivre un bon conseil, épargnez-vous maintenant la lecture des pages suivantes, où vous verrez de quelle manière terrible notre frère a été puni de ce honteux mariage.
—Avez-vous tout lu, Henry?
—Pas tout. J'ai reculé devant la lecture de la dernière partie. Ni vous ni moi n'avons beaucoup vu notre frère après avoir quitté l'école, je trouvais qu'il avait agi comme un infâme avec Agnès et je ne me faisais aucun scrupule de le dire, mais, quand je lis l'inconsciente confession du meurtre horrible dont il a été victime, je me souviens avec un sentiment voisin du remords, que nous sommes fils de la même mère. En effet, j'ai ressenti ce soir pour lui ce que—je suis honteux d'y songer—ce que je n'avais jamais ressenti auparavant.»
Lord Montbarry prit la main de son frère: «vous êtes un bon garçon, Henry; mais êtes-vous certain de ne pas vous alarmer à tort? Parce que cette folle a dit dans quelques lignes ce que nous savons être la vérité, est-ce qu'il doit s'ensuivre forcément qu'il faille croire le reste jusqu'au bout?
—Il n'y a pas de doute possible, répondit Henry.
—Pas de doute possible? répéta son frère.
——Je vais continuer ma lecture, Henry, et voir ce qui peut justifier votre conclusion.»
Il continua jusqu'à la fin du second acte. Puis il leva la tête:
«Croyez-vous réellement que les restes mutilés que vous avez découverts ce matin soient les restes de notre frère? demanda-t-il. Et le croyez-vous sur un témoignage pareil?». Henry répondit par un signe de tête affirmatif.
Lord Montbarry fut sur le point de protester d'une façon énergique, mais il se contint.
«Vous convenez que vous n'avez pas lu les dernières scènes de la pièce, dit-il. Ne soyez pas enfant, Henry! Si vous persistez à croire cette horrible chose, le moins que vous puissiez faire est de prendre entièrement connaissance du manuscrit. Voulez-vous lire le troisième acte? Non? Eh bien, je vais vous le lire, moi.»
Il chercha le troisième acte et prit quelques passages assez clairement écrits pour être déchiffrés.
«Voici une scène dans les caveaux du palais: La victime du complot est couchée sur un misérable lit; le baron et la comtesse songent à la position dans laquelle ils se sont mis. La comtesse, si je comprends bien, s'est procuré l'argent nécessaire en empruntant sur ses bijoux à Francfort; et le courrier peut encore en revenir, au dire du_ _médecin. Que feront les coupables si l'homme revient à la santé? Dans son habileté, le baron propose de remettre le lord en liberté. Si par hasard il s'adressait à la justice, il serait facile de déclarer qu'il était sujet à des accès de folie et d'en appeler au témoignage de sa propre femme. D'un autre côté, si le courrier meurt, comment se débarrasser du lord séquestré.
» Faut-il le laisser mourir de faim?
» Non, le baron est un homme du monde, il n'aime pas les cruautés inutiles.
» Restent donc les moyens violents: si on recourait à un bravo[1]?
» Le baron objecte qu'il n'a nulle confiance dans un complice; en outre, il ne veut dépenser, autant que possible, de_ _l'argent que pour lui-même.
» Doivent-ils jeter leur prisonnier dans le canal?
» Le baron se refuse à confier son secret à l'eau, l'eau peut rejeter le cadavre.
» Doivent-ils mettre le feu à son lit?
» C'est une excellente idée; mais on peut voir la fumée. Non: les circonstances, du reste, sont maintenant changées du tout au tout. Le meilleur moyen d'en sortir c'est encore de l'empoisonner. Le premier poison venu fera l'affaire.»
«Croyez vous, Henry, qu'il soit possible qu'une pareille discussion ait eu lieu?»
Henry ne répondit pas. La suite des questions que l'on venait de lire se présentait exactement dans le même ordre que les rêves qui avaient épouvanté Mme Narbury pendant les deux nuits qu'elle avait passées à l'hôtel. Il était inutile de faire part de cette coïncidence à son frère.
«Continuez,» lui dit-il seulement.
Lord Montbarry feuilleta le manuscrit jusqu'au premier passage un peu lisible.
«Ici, continua-t-il, si je comprends bien les indications de mise en scène, le théâtre est coupé en deux. Le médecin est en haut écrivant naïvement le certificat de décès du lord, au chevet du courrier mort. En bas, dans les caveaux, le baron est debout près du lord empoisonné, préparant les acides qui doivent aider à réduire ses restes en cendres.
» Ne perdons pas notre temps à déchiffrer de pareilles noirceurs de mélodrames! Passons! Passons!»
Il tourna encore quelques pages, essayant en vain de découvrir la signification des scènes confuses qui suivaient. À l'avant-dernier feuillet, il trouva encore quelques phrases intelligibles:
«Le troisième acte paraît être divisé, dit-il, en deux scènes ou tableaux. Je crois que je peux lire l'écriture, au commencement du second tableau: «Le baron et la comtesse sont en scène. Les mains du baron sont mystérieusement recouvertes de gants. Il a réduit le corps en cendres par un_ _nouveau système de crémation, à l'exception de la tête toutefois.»
Henry interrompit son frère:
«N'allez pas plus loin! s'écria-t-il.
—Rendons justice à la comtesse, continua lord Montbarry. C'est une folle. Il n'y a plus qu'une demi-douzaine de lignes lisibles!»
«Le baron s'est cruellement brûlé les mains en brisant par accident sa cruche à acides. Il est incapable de faire disparaître la tête, et la comtesse est assez femme, malgré toute sa méchanceté, pour reculer à l'idée de le remplacer dans ce travail. À la première nouvelle de l'arrivée de la commission d'enquête envoyée par les compagnies d'assurances, le baron n'a aucune crainte. Quoi que fassent les commissaires, c'est de la mort naturelle du courrier substitué au lord qu'ils s'occuperont aveuglément. Mais la tête n'étant pas détruite, il faut à tout prix la cacher. Ses recherches dans la vieille bibliothèque lui ont appris l'existence dans le palais d'une cachette des plus sûres. La comtesse peut refuser de manier des acides et de surveiller la crémation, mais elle peut sûrement jeter un peu de poudre afin d'empêcher la décomposition.» «Assez! cria de nouveau Henry, assez!
—Je ne puis plus rien lire, mon cher ami. La dernière page a l'air d'être de la folie pure. Et elle vous a dit que l'imagination lui faisait défaut?
—Soyez sincère, Stéphen, et dites la mémoire.» Lord Montbarry se leva et jeta sur son frère un regard de pitié.
«Vous êtes malade, Henry, dit-il. Et ce n'est pas étonnant, après la découverte que vous avez faite sous la pierre de la cheminée. Nous ne discuterons pas là-dessus; nous attendrons un jour ou deux que vous soyez redevenu tout à fait vous-même. Mais au moins entendons-nous dès à présent sur un point. C'est bien à moi que vous laissez, en qualité de chef de la famille, le droit de décider ce qu'il faut faire de ce griffonnage?
—Je vous le laisse.»
Lord Montbarry prit tranquillement le manuscrit et le jeta au feu.
«Que cette ordure serve au moins à quelque chose, dit-il, en soulevant les pages avec le poker. La chambre commence à devenir froide: la pièce de la comtesse va faire flamber de nouveau ces bûches à demi calcinées.»
Il attendit un peu devant le foyer et revint auprès de son frère.
«Maintenant, Henry, j'ai encore un mot à dire, puis j'ai fini. Je suis prêt à admettre que vous vous êtes trouvé, par un hasard malheureux, en face de la preuve d'un crime commis dans le palais autrefois, personne ne sait quand, mais à part cela, je conteste tout le reste. Plutôt que de partager votre opinion, je ne veux rien croire de tout de ce qui est arrivé. Les influences surnaturelles que quelques-uns de nous ont subies quand nous sommes arrivés dans cet hôtel: votre perte d'appétit, les rêves affreux de ma soeur, l'odeur qui suffoqua Francis, et la tête qui apparut à Agnès, je déclare que tout cela est pure hallucination! Je ne crois à rien, rien, rien!»
Il ouvrit la porte pour sortir, et regarda encore une fois dans la chambre.
—Si, continua-t-il, il y a une chose que je crois: ma femme a commis une indiscrétion. Je crois qu'Agnès vous épousera. Bonsoir, Henry. Nous quitterons Venise demain matin à la première heure.
Et voici comment lord Montbarry jugea le mystère de l'hôtel hanté.
POST SCRIPTUM
Un dernier moyen de trancher la différence d'opinion qui existait entre les deux frères restait entre les mains d'Henry. Il était décidé à se servir des fausses dents comme point de départ d'une enquête qu'il voulait faire, dès que lui et ses compagnons seraient de retour en Angleterre.
La seule personne encore vivante qui connût les moindres détails de l'histoire domestique de la famille dans les temps passés était la vieille nourrice d'Agnès Lockwood. Henry saisit la première occasion qui se présenta pour tenter de réveiller ses souvenirs sur lord Montbarry, mais la nourrice n'avait jamais pardonné au chef de la famille son abandon d'Agnès: elle refusa nettement de faire appel à sa mémoire.
«La vue seule de milord, quand je l'aperçus pour la dernière fois à Londres, dit la vieille femme, me donna des démangeaisons dans les mains; mes ongles avaient une furieuse envie d'entrer leur marque sur son visage. J'avais été envoyée en course par miss Agnès et je l'ai rencontré sortant de chez un dentiste. Dieu merci! c'est la dernière fois que je l'ai vu.»
Grâce au caractère emporté de la nourrice et à sa manière originale de s'exprimer, le but d'Henry était déjà atteint. Il se risqua à demander si elle avait remarqué la maison.
Elle ne l'avait pas oubliée: est-ce que M. Henry se figurait qu'elle avait perdu l'usage de ses sens parce qu'elle était âgée de quatre-vingts ans?
Le même jour, il porta les fausses dents chez le dentiste, et dès lors tous ses doutes, si le doute était encore possible, disparurent à tout jamais. Les dents avaient été faites pour le premier lord Montbarry.
Henry ne révéla à personne l'existence de cette nouvelle preuve, pas même à son frère Stéphen. Il emporta son terrible secret dans la tombe.
Il y eut encore un autre fait sur lequel il conserva le même silence charitable. La petite Mme Ferraris ne sut jamais que son mari avait été, non pas, comme elle le supposait, la victime de la comtesse, mais bien son complice. Elle croyait toujours que feu lord Montbarry lui avait envoyé la banknote de mille livres, et reculait à l'idée de se servir d'un cadeau qu'elle continuait à déclarer souillé «du sang de son mari». Agnès, avec l'entière approbation de la veuve, porta l'argent à l'_Hospice des Enfants, _où il servit à augmenter le nombre des lits.
Au printemps de la nouvelle année, il y eut un mariage dans la famille.
À la demande d'Agnès, les membres de la famille seuls assistèrent à la cérémonie.
Il n'y eut pas de déjeuner de noce, et la lune de miel se passa dans un petit cottage des bords de la Tamise.
Dans les derniers jours qui précédèrent le départ du couple nouvellement uni, les enfants de lady Montbarry furent invités à venir jouer dans le jardin. L'aînée des filles entendit et rapporta à sa mère un petit dialogue relatif à l'Hôtel hanté:
«Henry, je voudrais vous embrasser.
—Embrassez, ma chérie.
—Maintenant que je suis votre femme, puis-je vous parler de quelque chose?
—De quoi?
—La veille de notre départ de Venise, il est arrivé un événement.
Vous avez vu la comtesse pendant les dernières heures de sa vie.
Dites-moi si elle vous a fait une confession.
—Elle ne m'a fait aucune confession intelligible, Agnès, et, par conséquent, aucune confession qui vaille la peine qu'on vous attriste en la répétant.
—N'a-t-elle rien dit de ce qu'elle a vu ou entendu dans cette affreuse nuit qu'elle a passée dans ma chambre?
—Rien. Nous savons seulement que la terreur qu'elle y avait ressentie a hanté son esprit jusqu'à la fin.»
Agnès n'était pas entièrement satisfaite. Ce sujet l'a troublait. La courte conversation qu'elle avait eue avec sa misérable rivale d'autrefois lui suggérait des questions qui l'inquiétaient. Elle se souvenait de la prédiction de la comtesse. _Il vous reste encore à me conduire au jour ou je serai découverte et où la punition qui m'attend viendra me frapper! _La prédiction s'était-elle trouvée fausse, comme toute prophétie humaine? Ou s'était-elle réalisée dans cette horrible nuit où elle avait vu l'apparition et où elle avait attiré sans le vouloir la comtesse dans sa chambre à coucher.
Quoi qu'il en soit, rendons ici hommage à la discrétion de Mme Henry Westwick: jamais elle ne tenta une seconde fois d'arracher à son mari ses secrets. Les autres femmes, élevées suivant les préceptes et les habitudes modernes, en entendant parler d'une semblable conduite, eurent naturellement pour Agnès un dédain plein de compassion. À partir de ce moment elles ne parlaient d'elle que comme d'une personne «des temps jadis», curieux spécimen des vertus des vieux âges.
—Est-ce tout?
—C'est tout.
—Alors il n'y a pas d'explication au mystère de l'Hôtel hanté?
—Demandez-vous s'il y a une explication au mystère de la vie et de la mort.
FIN
[1] Tueur à gages.