L'hôtellerie sanglante
The Project Gutenberg eBook of L'hôtellerie sanglante
Title: L'hôtellerie sanglante
Author: Paul Mahalin
Release date: May 11, 2011 [eBook #36086]
Language: French
Credits: Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
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L'HOTELLERIE SANGLANTE
L'auteur et l'éditeur déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger.
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en mai 1885.
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Imprimerie Générale de Châtillon-sur-Seine.—A. Pichat.
L'HOTELLERIE
SANGLANTE
PAR
PAUL MAHALIN
PARIS
TRESSE, ÉDITEUR
8, 9, 10, 11, GALERIE DU THÉATRE-FRANÇAIS
PALAIS-ROYAL
———
1885
Tous droits réservés.
| TABLE |
L'HOTELLERIE SANGLANTE
PREMIÈRE PARTIE
LES ASSASSINS
———
I
DEUX VOYAGEURS
Le voyageur qui, de nos jours, franchit d'un bond l'abîme de cinq cents kilomètres ouvert entre Paris et Strasbourg, s'imaginera-t-il jamais qu'il y ait eu une époque où l'on dépensait la même somme de temps—c'est-à-dire à peu près douze heures—à passer d'un département dans un autre.
Cela est ainsi, cependant. Au commencement de ce siècle, la patache qui faisait le service entre la capitale de l'ancien duché de Lorraine et l'antique cité des épines,—Spina, Espinal, Epinal,—partie de celle-là à l'aube crevant, n'arrivait guère dans celle-ci qu'à la nuit close, encore qu'une traite d'une quinzaine de lieues, peu ou prou bossuées de côtes, séparât à peine ces localités limitrophes.
Ah! dame, c'est qu'on était arrêté en chemin. Non point qu'il y eût des voleurs. Les provinces de l'Est s'étaient vues, Dieu merci! préservées jusqu'alors du fléau de ces bandes organisées,—Ecorcheurs, Chauffeurs, Masques de Suie, Compagnons de Jéhu,—qui, depuis l'aurore sanglante de la Révolution, désolaient à l'envi les bassins du Rhin, de l'Escaut, de la Loire et du Rhône. Et l'on ne rencontrait—heureusement—le long du cours de la Moselle, ni faux-saulniers, ni chouans, ni détrousseurs de diligences, ni pillards des fonds du Trésor...
En revanche, l'on y trouvait des aubergistes à foison! On déjeunait à Flavigny, au Cheval-Blanc; on dînait à Charmes, à la Poste; on goûtait à Nomexy, au Lion-d'Or. Après quoi, pourvu que l'on fît escale à Ygney, à Thaon et à Chavelot pour prendre le pousse-café, la bière et le chasse-bière, on était sûr de débarquer—minuit clochant—à Epinal, dans la salle de l'Hôtel des Vosges, où était servi le souper.
Le drame que nous entreprenons de raconter débute à cette époque de locomotion lente, mais supérieurement nourrie.
C'était vers le milieu de thermidor an XII, ou, pour se conformer au calendrier actuel, dans le courant du mois de juillet 1803.
L'angelus de midi sonnait à l'église de Charmes, chef-lieu de canton que traverse la route de Metz à Belfort, par Nancy, Epinal et Remiremont.
La patache dont nous avons parlé tout à l'heure, après avoir cahin-cahoté bruyamment sur les pavés pointus de l'unique rue de la petite ville, venait de faire halte place de la Mairie, à l'endroit où s'éleva, depuis, une fontaine d'assez bon style, dont les dauphins de bronze et les cascatelles intermittentes firent la joie et l'admiration de notre enfance. Une des faces de cette place était occupée par les «bâtiments, écuries et remises» de la poste aux chevaux. Celle-ci existe encore présentement au même lieu; mais elle ne compte plus que de rares clients, nargués par le sifflet de la locomotive, qui court à cent pas de là, échevelant sa crinière de fumée dans la campagne.
Au tintement des grelots, aux claquements du fouet, plusieurs palefreniers s'étaient élancés des écuries et s'empressaient autour de l'attelage qui fumait de sueur. L'un d'eux héla le conducteur:
—Hé! Coliche, combien de voyageurs aujourd'hui pour la table d'hôte?
—Deux, mon fieu. Tout juste la paire. Un dans la calèche et un dans le cabriolet.
Et Coliche ajouta en s'épongeant le front avec la manche de sa carmagnole:
—Qui veux-tu qui voyage par cette sacrée chaleur? On ferait cuire un œuf à la coque entre ma peau et ma chemise!
Puis, sautant du coffre qui lui servait de siège, le conducteur continua en s'adressant aux patients emprisonnés dans les flancs de son véhicule:
—On a une heure pour relayer. Si les citoyens voyageurs désirent souffler un brin et casser une croûte?
On lit, dans Balzac, que Turgot ayant remboursé à l'Etat le privilège, concédé par Louis XIV à une compagnie exclusive, de transporter les particuliers par tout le royaume, et ayant institué à Paris l'entreprise dite les turgotines, les vieux carrosses des sieurs de Vousges, Chanteclaire et veuve Lacombe refluèrent dans les provinces les plus éloignées de la capitale, où ils furent employés à fonder toute sorte de concurrences à l'innovation du ministre.
C'était sans doute une de ces voitures centenaires qui établissait les communications entre les points centraux de la Meurthe et des Vosges: haut perchée sur roues, basse de caisse, écrasée par la bâche sous laquelle on entassait les bagages, elle se divisait en deux compartiments exigus, baptisés la calèche et le cabriolet, et correspondant à la rotonde et au coupé de nos anciennes diligences, au fond desquels les victimes bipèdes souffraient toutes les tortures du défaut d'espace et du manque d'air. Cet air—illusoire et chimérique—les deux compartiments étaient censés le respirer par deux lucarnes dépourvues de toute vitre et de tout rideau. Mais, en réalité, ces ouvertures étroites ne laissaient pénétrer à l'intérieur de la lourde machine, l'hiver, que la pluie, la neige et le vent,—l'été, que la poussière, le soleil et les mouches. Pendant les mois en aire et en ôse de l'almanach républicain, on y gelait ainsi que dans une Sibérie; pendant les mois en al et en or, on y grillait ainsi que dans un Sahara.
Jugez si les «citoyens voyageurs» se firent prier pour se rendre à l'invitation du conducteur! Avec un empressement égal, ils émergèrent—celui-ci de la calèche et celui-là du cabriolet.
—Sacrodioux! s'écria le premier en touchant le sol, encore un tour de poêle, et j'étais frit comme un goujon! Pas moyen seulement de se retourner quand on est cuit, confit, rissolé d'un côté! On croirait que cette satanée boîte n'a été fabriquée que pour des fantassins!
Le second interpella Coliche.
—Mon ami, descendez ma valise, je vous prie. C'est ici que je dois m'arrêter.
En ce moment apparaissait au seuil du bâtiment qui confinait à l'écurie un personnage vêtu de blanc,—veste de basin et bonnet de coton,—selon l'usage des sacrificateurs de tous les âges et de tous les pays, lequel plumait une volaille grasse avec des gestes pleins d'ampleur et de majesté. En entendant l'ordre donné par le voyageur au conducteur, ce personnage interrompit son importante opération, et soulevant son couvre-chef:
—Le citoyen me ferait-il l'honneur de passer la nuit chez moi? demanda-t-il avec une civilité digne.
Puis, sans attendre une réponse:
—Je puis, poursuivit-il, mettre à la disposition du citoyen les appartements qu'occupait le ci-devant roi de Pologne, quand il daignait coucher en mon établissement; car tel que j'ai la satisfaction de vous présenter mes devoirs, je suis Antoine Renaudot, maître de cet hôtel et ex-officier attaché à la feue maison de Lorraine...
Maître Antoine Renaudot avait jadis tourné la broche à Lunéville, dans les cuisines du château, ce dont il excipait pour déclarer à tout venant qu'il «sortait de la bouche» de la cour, et pour affecter une tenue, des manières et un langage que, si nous ne redoutions de commettre un anachronisme, nous qualifierions volontiers de prudhommiens.
En l'écoutant, le voyageur avait souri légèrement.
—Grand merci de l'offre, fit-il, mais je ne saurais l'accepter. Outre que je me juge un trop mince hobereau pour succéder au bon Stanislas dans le buen retiro que vous me proposez, j'ai besoin de continuer ma route sans retard, et, pour ce faire, je compte profiter de la fraîcheur du soir...
—Je le regrette pour moi et pour le citoyen: il ne trouvera pas à dix lieues à la ronde de lits comparables aux miens.
—J'en suis convaincu, maître, et vous en félicite. Toutefois, en attendant qu'une autre occasion me permette de les apprécier, je vous serai obligé de me procurer des chevaux, une carriole et un guide pour me conduire où j'ai l'intention d'aller.
—Rien de plus aisé. A vos ordres. Le citoyen va sur Rambervillers, sur Neufchâteau ou sur Mirecourt?
—Sur Mirecourt d'abord, puis, plus loin.....
—Ah!
—Dans la direction de Vittel...
—Oh!
Le premier des monosyllabes lancés par Antoine Renaudot était une exclamation d'inquiétude soudaine. Le second prit entre ses lèvres le double accent de la stupéfaction et de l'effroi...
Il y eut une minute de silence, après laquelle le gâtesauce émérite de la cour de Lorraine reprit d'une voix altérée:
—Meshuy! j'ai mal entendu. Dans la direction de Vittel! Allons donc! Ça n'est pas possible!
—Mais si, parbleu! mon hôte, vous avez parfaitement compris: c'est dans les environs de Vittel que je vais. Pourquoi semblez-vous en douter, et d'où vient votre étonnement?
Pendant cet échange de répliques, l'ex-marmiton de Stanislas s'était remis machinalement à sa volaille. L'affirmation nette et précise de son interlocuteur le médusa si complètement, qu'il oublia de détacher du corps du volatile la pincée de plumes qu'il tenait entre le pouce et l'index...
En même temps, les palefreniers qui achevaient de débrider l'attelage de la patache cessèrent brusquement toute besogne pour examiner le voyageur avec une curiosité pleine de pitié, et pour se communiquer les réflexions suivantes:
—Encore un dont l'affaire est claire!
—Comme les autres, quoi!
—Ni vu, ni connu, j't'embrouille! Bernique! Confisqué! Plus personne!
Le conducteur Coliche appuya sentencieusement:
—Toujours l'histoire de ma grand'mère: les frères du petit Poucet qui cognent à la porte de l'Ogre.
Et deux servantes, dont la face rougeaude et le chignon embroussaillé sortaient d'une des fenêtres du rez-de-chaussée de l'auberge, modulèrent d'un ton plaintif:
—Pauvre jeune homme!
—C'est dommage!
Le «pauvre jeune homme» écoutait et regardait avec une surprise croissante:
—Ah çà! fit-il en s'adressant à Renaudot, vous allez m'expliquer, j'espère, ce que signifie le trouble de ces braves gens—et le vôtre?
L'hôtelier ouvrit la bouche pour répondre...
Mais l'intervention du premier voyageur lui coupa la parole.
Celui-ci, en voyant son compagnon engager l'entretien avec le maître de poste, s'était éloigné par discrétion et se promenait à l'écart en battant du pied, pour se détirer, des appels de prévôt de salle d'armes et en poussant du doigt, dans le vide, des bottes à un adversaire imaginaire. Puis l'entretien se prolongeant, il avait peu à peu donné des marques d'impatience et de mécontentement. Enfin, se rapprochant tout à coup:
—Ma foi, citoyens, libre à vous de jaboter jusqu'à demain, en plein midi, sur cette place, si vous n'avez pas peur des coups de soleil. Moi, je ne les crains pas, sacrodioux! Le soleil et votre serviteur nous sommes de vieilles connaissances d'Italie et d'Egypte: à Arcole, à Rivoli, aux Pyramides, à Héliopolis, il m'a tanné le cuir en éclairant nos victoires... Mais on avait parlé de vider une bouteille et de manger un morceau... Or, je ne vous cacherai pas que j'ai le gosier sec comme une pierre à fusil et l'estomac plus dégarni que les coffres de l'empereur d'Autriche...
Tout cela était débité d'une voix vibrante, un peu rude,—comme toute voix habituée à la brièveté d'intonation du commandement militaire,—mais empreint d'un tel accent de franchise et de belle humeur que, sans s'offusquer de l'interruption, le second voyageur salua courtoisement l'interrupteur et répondit:
—Vous avez raison, citoyen. Aussi bien, au milieu de ces mines ahuries et de ces propos énigmatiques, j'avais fini par oublier...
—Qu'il fait faim et soif, n'est-ce pas? Vous dormiez à Flavigny, ce matin, pendant que j'ai expédié une ration sous le pouce... Par ainsi, ne lanternons pas davantage... Puisque vous faites séjour ici, vous avez la pleine journée pour vous regarnir la giberne; mais moi qui n'ai qu'une heure avant de me réintégrer dans mon jus jusqu'à Epinal...
Le second voyageur se tourna vers l'hôtelier:
—Maître Renaudot, reprit-il, je vous demanderai plus tard l'éclaircissement de ce que je viens d'entendre. Pour le moment, nous avons hâte, le citoyen et moi, de nous assurer si, chez vous, la table est aussi bonne que le lit.
Rappelé par cette phrase au sentiment de la situation et du devoir, l'ancien «officier de bouche» du château de Lunéville poussa un gémissement:
—Miséricorde! depuis que nous sommes à causer, le rôti va être brûlé!
—Otez-le vite de la broche, alors! riposta le premier voyageur.
—Y songez-vous? Pour qu'il soit froid à l'instant de servir!...
—Vous le remettrez au feu...
Antoine Renaudot secoua la tête:
—Ce serait une hérésie contraire à toutes les règles de mon art...
—Bah!
—Et puis, quel précédent je me créerais à moi-même! Quel remords au fond de mon âme! Rougir à mes propres yeux!...
—Fermez-les: vous n'y verrez rien.
—Hé! citoyen, vous en parlez bien à votre aise!...
—Sacrodioux! il me semble que puisque c'est nous qui sommes appelés à le déguster, ce rôti...
—Il n'importe, prononça sèchement l'hôtelier. Votre estomac le digérerait que ma conscience, à moi, ne le digérerait pas.
—En ce cas, mon ami, faites comme vous voudrez, dit le second voyageur pour clore le débat. Nous abandonnons la chose à votre suprême sagesse.
—Il n'y a pas de sagesse au monde, fût-ce celle du tyran Salomon, repartit l'hôte, qui puisse rendre mangeable un poulet réchauffé.
Ce fut sur cet axiome,—appliqué, un siècle auparavant, au dîner tout entier par Boileau-Despréaux et mis en vers par ce législateur du Parnasse,—que nos deux compagnons de patache effectuèrent, à la suite de maître Antoine Renaudot, leur entrée, rien moins que solennelle, dans la salle à manger de la poste aux chevaux.
II
DRAGON DE LA RÉPUBLIQUE ET CHASSEUR DE BOURBON
Profitons du moment où nos convives, attablés jusqu'au menton,—comme on dit en Lorraine pour qualifier les gens assis à l'aise devant un repas copieux,—dégustent le potage aux nouilles que vient de leur servir, fumant dans la soupière en terre de pipe de Sarreguemines, une grosse fille, riche en couleurs et insuffisamment peignée; profitons, disons-nous, de ce moment pour présenter à nos lecteurs ces deux personnages, qui sont appelés à jouer un rôle des plus importants: celui-ci dans le prologue, celui-là dans la suite de notre récit.
L'un et l'autre paraissaient avoir le même âge et confiner à la trentaine; mais il était impossible de différer plus complètement de physionomie et de costume.
Celui qui était descendu le premier de la patache portait avec une triomphante crânerie la tenue de route des grenadiers à cheval de cette garde consulaire dont les charges héroïques avaient si puissamment contribué au succès de la journée de Marengo, et qui allait bientôt prendre le nom de garde impériale, en même temps que le principal magistrat de la République d'alors deviendrait souverain de la France de Charlemagne; qu'Octave deviendrait Auguste, et que le général Bonaparte deviendrait l'empereur Napoléon. Sur la manche de son habit brillait le galon de maréchal des logis, galon glorieusement terni par l'eau des pluies, la poussière des étapes et la fumée des batailles.
Ce soldat, avec sa haute stature,—droite comme la latte qui avait fourni de si formidables coups de pointe aux Autrichiens, et que, pour l'instant, il avait laissée à l'intérieur de la voiture, en compagnie de son bonnet à poil et de son porte-manteau,—avec son teint hâlé, ses épaules larges, sa poitrine bombée comme une cuirasse et son cou solidement attaché, personnifiait merveilleusement cette superbe cavalerie pour la désignation de laquelle les Allemands créèrent plus tard un mot qui signifie masse de fer.
Une singulière expression de bonté, répandue sur les traits, corrigeait, en l'adoucissant, ce que cette plastique d'athlète avait de menaçant et de terrible. Cette épaisse moustache noire recouvrait un sourire plein d'insouciance et de franchise. Ces yeux, qui étincelaient d'une hardiesse indomptable, se tempéraient d'un reflet de saine et cordiale gaîté. Poing robuste et main loyale. En outre, l'aspect de force n'excluait point l'idée d'intelligence. Il y avait de l'enfant dans ce colosse et du caniche dans ce lion.
Son vis-à-vis, blond, mince, pâle, délicat, distingué, les cheveux légèrement poudrés, les extrémités d'une ténuité aristocratique,—le visage aux lignes correctes et graves, au front sérieux et rêveur, au regard voilé de cette mélancolie quasi fatale des gens prédestinés à mourir d'une mort violente,—était vêtu de l'une de ces lévites à petit collet que le duc d'Orléans avait mises à la mode à son retour d'Angleterre, et qui furent, sous le Directoire et le Consulat, comme une transaction entre le débraillé affecté par les jacobins et les élégances outrées des Muscadins, des Incroyables et de la Jeunesse dorée du club de la rue de Clichy. Son gilet à raies fleuretées s'ouvrait sur le jabot plissé d'une chemise de batiste. Son pantalon collant de casimir gris-perle s'arrêtait par un flot de rubans sur un bas de soie côtelé, que coupait l'échancrure en cœur d'une botte à la Souwaroff. Somme toute, sa toilette et son air étaient ceux d'un de ces émigrés rendus au sol natal par la loi du 6 floréal an X. Cette loi amnistiait les ci-devant nobles passés à l'étranger, à l'exception de ceux qui avaient exercé un commandement dans l'armée de Condé.
Quand notre sous-officier eut achevé sa deuxième assiettée de potage, il entonna d'un trait le coup du médecin. Ensuite, s'essuyant la moustache et faisant allusion au verre qu'il venait de vider:
—Encore un qui aura du temps à attendre pour passer caporal par rang d'ancienneté, sacrodioux!
—Vous dites? demanda son compagnon.
—Je dis sacrodioux! un juron du Midi que j'ai emprunté à Murat.
—Vous avez connu Murat?
—Nous avons été camarades de lit, il y a quelque chose comme douze ans... Non pas que je sois Gascon, par exemple! Ah! mais non! Je suis Lorrain, tout ce qu'il y a de plus Lorrain,—Lorrain comme ce jambonneau, dont je vais, si vous le voulez bien, vous envoyer une tranche... Enfant et volontaire des Vosges...
—Moi aussi, je suis né en Lorraine et dans les Vosges...
—Alors, à votre santé, mon pays!
—A votre santé, mon cher compatriote!
Après avoir bu, le voyageur blond examina, pendant une minute, le sous-officier avec attention. Puis il murmura:
—C'est étrange!
—Quoi donc?
—Votre figure ne m'est pas inconnue, et il me semble que ce n'est pas la première fois que votre voix frappe mon oreille...
L'autre le dévisagea à son tour.
—Ma foi, vous pourriez avoir raison, fit-il. De mon côté, je penche à croire que j'ai déjà eu l'avantage...—Est-ce que vous n'avez pas servi dans les armées de la Nation?
—Je regrette de n'avoir jamais eu cet honneur.
—C'est que, dans ce cas, voyez-vous, nous aurions pu nous rencontrer sur le Rhin, l'Adige ou le Nil: en Italie et en Egypte, avec le général Bonaparte; en Alsace et en Allemagne, avec Hoche et Pichegru, quand j'étais au 5e dragons...
—Vous étiez avec Hoche et Pichegru,—en Alsace,—au 5e dragons?...
—C'est là que j'ai attrapé mon premier atout et gagné mes sardines de brigadier...
—N'avez-vous pas pris part à l'affaire de Dawendorff?
—A l'affaire de Dawendorff?... J'ai failli y laisser ma peau!... Figurez-vous que nous venions de charger en fourrageurs et d'enlever deux canons aux Prussiens qui avaient battu en retraite dans le village, lorsqu'ayant mis pied à terre, au coin d'un bois, pour resserrer la sangle de ma selle, je suis subitement entouré par une demi-douzaine de grands diables à moustaches rousses...
—Des uhlans du régiment de Silésie...
—Justement. Ils me crient; «Ergib dich! Ergib dich!» en allemand: «Rends-toi!» Me rendre! Allons donc! Plutôt la mort! J'essaye de répondre à coups de sabre. Mais une balle tirée à bout portant me traverse l'épaule. Impossible de jouer du bras,—et voilà mes brigands qui s'apprêtent à me larder avec leurs lances... Par bonheur, survient un ennemi...
—Un ennemi?
—Minute! La langue me fourche. Je veux dire: un noble, un ci-devant, un royaliste... Car nous avions en face de nous le petit corps du prince de Condé: de rudes lapins, tout de même, et qui nous donnaient plus de fil à retordre, à deux ou trois mille qu'ils étaient, que tous les mangeurs de choucroute de l'armée austro-prussienne!
—N'était-ce pas un lieutenant aux chasseurs de Bourbon?
—Vous avez deviné... En le voyant arriver, je me croyais perdu, vu que nous ne faisions pas de quartier aux émigrés pris dans le combat... Pour sûr, il allait ordonner aux têtes carrées de m'achever...
—Ah!
—Eh bien, voilà où je me trompais du tout au tout...
—Vraiment?
—Le brave garçon, au contraire, enjoint aux Allemands de me laisser tranquille, et comme ils refusent d'obéir, il se précipite sur eux et exécute—de l'épée—un moulinet qui les oblige à décamper en un clin d'œil. Puis, il descend de son cheval et m'aide à remonter sur le mien, en me disant d'une voix douce comme celle d'une femme:
«—Nous ne faisons la guerre qu'aux idées de la République. Rejoignez vos compagnons, monsieur, et puisse notre sang, qui se mêle aujourd'hui dans une lutte fratricide, se confondre plus tard sous le même drapeau pour la gloire de la patrie!»
Une fois le pied dans l'étrier, le... reste fut bientôt en selle. Je baragouinais un tas de choses pour remercier mon sauveur. Mais lui, me saluant et m'indiquant ma route:
«On sonne le ralliement là-bas. Allez vite vous faire panser. Je vais en faire autant de mon côté, heureux que les blessures dont nous souffrons tous deux nous viennent de la main de l'étranger.»
De fait, nous saignions en duo que c'en était une bénédiction: moi, de ma balle dans l'épaule; lui, d'un coup de lance qu'il avait reçu de l'un de ces uhlans enragés en s'escrimant pour me dégager...
—Oui, au sommet du front, au-dessus de la tempe droite...
Le sous-officier tressauta d'étonnement.
—D'où diable savez-vous cela? demanda-t-il.
Son interlocuteur avança la tête:
—Voici la cicatrice, fit-il.
Le maréchal des logis se dressa sur sa chaise:
—Vous! C'était vous! s'exclama-t-il. Ah! sacrodioux! comme on se retrouve!...
Il suffoquait de surprise. Ses yeux étaient humides d'émotion. Toutes les joies de la reconnaissance resplendissaient sur son mâle visage...
Soudain, il se leva avec impétuosité et courut, les bras ouverts vers l'ancien lieutenant aux chasseurs de Bourbon:
—Sacrodioux! citoyen ci-devant, voulez-vous que je vous embrasse?
—Du meilleur de mon cœur, mon camarade.
Les deux hommes échangèrent une étreinte chaleureuse. Ensuite, carillonnant du couteau sur son verre, le sous-officier appela:
—Holà! la fille, l'aubergiste, la baraque, tout le tremblement!...
Les deux servantes accoururent au tintamarre.
Le militaire commanda:
—Attention, les poulettes! Ouvrons les ouïes à la consigne... Apportez-nous, incontinent, une couple de fioles de derrière les fagots: Thiaucourt ou Pagny, au choix. On ne regarde pas au prix. Seulement, si le vin n'est pas du plus chenu, je flanque le patron en bouteille à sa place... Est-ce compris?... Alors, à gauche, par quatre, Margoton et Jeanneton! Escadron, en avant! Au trot!...
Puis, s'adressant à son vis-à-vis:
—Je veux que nous trinquions ensemble avec la vieille liqueur des vignes de Lorraine.
Le digne soldat débordait d'une allégresse qui faisait trembler la maison.
Cependant sa physionomie se rembrunit tout à coup. Il se prit à examiner le «citoyen ci-devant» avec une soupçonneuse inquiétude.
—Ah çà! j'y songe, dit-il, vous avez émigré?...
—Eh bien? questionna l'autre.
—Eh bien, j'espère que vous n'êtes pas rentré en France avec de mauvaises intentions?
—De mauvaises intentions?
—Dame! il y a comme cela, pour l'instant à Paris, une bande de Vendéens, de Chouans, de partisans de l'ancien régime qui manigancent contre la République et le Premier Consul toute espèce de complots, de traquenards, de machines infernales...
—Rassurez-vous, répondit le gentilhomme d'un ton grave. En profitant du bénéfice de la loi qui m'a rendu au sol natal, j'ai accepté sans arrière-pensée les faits accomplis et l'ordre de choses existant. J'ai pu combattre à ciel ouvert pour une cause qui était celle de la noblesse; je ne conspirerai pas dans l'ombre contre la paix intérieure de mon pays. Ces messieurs de la Vendée ont leur opinion; j'ai la mienne. L'épée de la royauté s'est brisée dans nos mains: je n'en ramasserai point les morceaux pour les façonner en poignards.
Il ajouta avec un fin sourire:
—Croyez-moi, d'ailleurs, ce ne sont pas les Chouans qui menacent le plus l'existence de la République; ce ne sont pas les partisans de l'ancien régime, comme vous dites, qui menacent le plus l'existence du Premier Consul. Celui-ci a tout lieu de redouter autant Ceracchi et Arèna que Saint-Régent et Cadoudal. Quant à la République, si elle doit finir dans un avenir prochain, ce ne sera point au profit du prince exilé à Hartwell.
—Comment, interrogea le maréchal des logis, vous penseriez que le général Bonaparte?...
—Je pense que le général Bonaparte est un grand capitaine et un grand politique. Plus que personne, j'admire ses talents militaires et leurs éclatants résultats,—et si, comme, je n'en doute pas, il sait rendre la France aussi calme, aussi prospère au dedans qu'il a su la faire respectée et honorée au dehors, je me sens tout prêt à l'aimer.
Le sous-officier asséna sur la table, en témoignage de satisfaction, un coup de poing qui fit danser la vaisselle.
—A la bonne heure! s'exclama-t-il. On ne vous en demande pas davantage! Vous voilà désormais caserné dans mon cœur entre le héros d'Arcole, des Pyramides, de Marengo et ma petite sœur Denise!
Denise!
L'émigré tressaillit violemment.
—Vous avez une sœur qui se nomme Denise? s'informa-t-il d'une voix qui s'efforçait de maîtriser son émotion.
—Un joli nom, pas vrai?... Eh bien, je gage que la mignonne est devenue encore plus jolie que son nom, depuis douze ans que je n'ai pas aperçu le bout de son gentil museau!...
La servante rentrait, apportant deux fioles poudreuses:
—Ma mie, lui intima notre militaire, vous donnerez de ma part une bouteille du même à Coliche, le conducteur. Qu'il nous laisse jaser en paix. Aussi bien, je suis son unique voyageur, et nous avons du temps devant nous pour arriver à Epinal...
Il poursuivit en débouchant un flacon:
—C'était déjà un fameux brin de fille que ma Denise, la brunette, quand je quittai les Vosges pour le 5e dragons. Aujourd'hui, elle tire sur vingt-cinq ans. C'est une femme. Faudra songer à la marier.
Le soin qu'il mettait à débarrasser la fiole de son enveloppe de toiles d'araignée et de sa coiffe de cire rouge l'avait empêché de remarquer le trouble qui s'était emparé de son compagnon lorsque celui-ci lui avait entendu prononcer ce nom: Denise,—trouble, du reste, que l'émigré était parvenu à dominer après un effort d'un instant.
Notons ici une particularité qui avait dû échapper à nos convives, mais qu'il importe de faire connaître à nos lecteurs.
La salle à manger de l'hôtel de la Poste était située au rez-de-chaussée et donnait sur la place de Charmes par une large fenêtre, que l'on avait laissée ouverte à cause de la chaleur, et dont, pour empêcher le soleil de pénétrer à l'intérieur, on s'était contenté de fermer les persiennes à claire-voie. Sous cette fenêtre, il y avait un banc de pierre, sur lequel les voisins de maître Antoine Renaudot venaient faire la causette le soir.
Personne ne passait à cette heure sur la place, dont le pavé luisait comme un métal fourbi: les paysans étaient aux champs, les ouvriers à leur besogne et les bourgeois à leur digestion.
A peu près à l'instant où les deux voyageurs s'étaient mis à table, un mendiant portant bâton et besace avait débouché d'une ruelle qui communiquait à la campagne. Ce mendiant, dont le bas du visage se perdait dans une barbe grisonnante et touffue, tandis que le haut disparaissait sous un chapeau de paille grossière dont les bords tenaient à la calotte par des reprises, était, en dépit de la saison, emmitouflé d'une vieille limousine de laine, par les trous de laquelle on apercevait une culotte et une blouse qui n'avaient de valeur que pour la cuve d'une papeterie.
Ce mendiant avait traversé la place d'un pas lourd et traînant, comme un homme harassé de fatigue. Il était venu s'asseoir sur le banc. Sa tête, après avoir dodeliné à droite et à gauche, avait fini par se renverser en arrière et par s'appuyer à la persienne de la fenêtre, tandis que son chapeau,—ramené en avant et jusque sur sa barbe,—l'abritait du soleil, des mouches et de tout regard indiscret. Puis, il avait paru s'assoupir, comme vaincu par la température étouffante et bercé par le bourdonnement des voix des deux causeurs attablés.
III
INTER POCULA ET DAPES
Nonobstant les appréciations de maître Antoine Renaudot, le rôti s'était trouvé cuit à point: il n'en restait guère que la carcasse, entre un buisson d'écrevisses furieusement mis à sac et un plat de truites saumonnées,—les truites roses de la Moselle,—auquel l'appétit des convives avait fait une large brèche. Maintenant les fraises de bois, les merises de la vallée de Fougerolles et les brimbelles nationales,—petites baies âcres, noires et parfumées, qui poussent dans une bruyère assez semblable au buis, sous les sapins,—couvraient la nappe, servies sur des feuilles de vigne, pêle-mêle avec les fruits confits, les gâteaux secs et les fromages piquants qui révélaient le calcul intéressé du soi-disant cordon bleu de Stanislas,—calcul dont deux bouteilles vides et une troisième à moitié pleine dénotaient la savante exactitude. En effet, il était évident que quiconque toucherait à ce complément du repas devrait, quelque sobre qu'il fût, se livrer à une ample consommation de liquide.
Le dessert est l'instant des expansions, des épanchements, des confidences.
Le sous-officier ne s'en montrait point chiche.
C'était un enfant de giberne: le fils d'un trompette et d'une cantinière de Chamboran. Sa mère était morte sous le drapeau en lui donnant une petite sœur. Son père, blessé à Rosbach près du maréchal de Soubise, avait dépouillé l'uniforme pour entrer au service de son ancien major, riche gentilhomme du bailliage de Mirecourt, en Vosges. Chez les serviteurs de ce temps-là, obéissance signifiait dévouement, et non servilité. Aux gages du marquis, son maître, l'ex-houzard avait conservé intacte sa dignité d'homme et de soldat. C'est ainsi qu'il n'avait point voulu que son fieu portât d'autre livrée que la livrée du roi, qui était alors celle de la France.
Elevé militairement dès le berceau, le gars s'était enrôlé en 1790 dans Conti-Cavalerie, dont le dépôt tenait garnison à Pont-à-Mousson. Puis, ce régiment de Conti étant devenu 5e dragons, et ayant échangé sa cornette blanche fleurdelisée contre le guidon tricolore, notre volontaire avait suivi les nouvelles couleurs de la Nation partout où il y avait des horions à «se repasser» et des lauriers à cueillir...
—Du diable, disait-il, si, pendant une douzaine d'années que j'ai traîné mes bottes du Zuyderzée jusqu'au Tibre et des plaines grasses de la Lombardie aux champs sablonneux de Ghiseh, du diable si j'ai seulement pensé à demander une permission de huit jours pour aller embrasser le vieil homme et la sœurette! Avec nos généraux, voyez-vous, pas moyen de s'amuser aux bagatelles de la famille. Tous les six mois, la République nous laissait cinq minutes pour souffler: nous profitions des cinq minutes pour dormir,—et nous soufflions en marchant.
—Pourtant, vous avez reçu des nouvelles du pays? questionna l'émigré avec une inquiétude dont nos lecteurs auront plus tard l'explication.
—Bon! trois lettres, ni plus ni moins: la première à Mayence, la deuxième à Milan et la troisième à Héliopolis. Et quelles lettres! Toujours la rocambole: «Ayant pour but de t'informer que nous sommes en bonne santé, nous désirons que la présente te trouve de même.» Pour ce qui était d'y répondre, il ne fallait pas y songer. Non pas que je sois brouillé avec l'écriture, sacrodioux! On manie, Dieu merci, la plume comme l'espadon. Mais on avait, ma foi, d'autres chats à fouetter, depuis les kaiserlicks de Mélas, d'Alvinzi et de l'archiduc Charles, jusqu'aux Mamelouks de Mourad-Bey!
A la formation de la garde consulaire, le sous-officier était entré d'emblée dans cette troupe d'élite. Sa belle conduite à Marengo lui avait valu un sabre d'honneur.
Oui, mais un pli cacheté de noir l'attendait au quartier du Luxembourg, à son retour de la campagne: le vieux trompette de Chamboran venait de passer de vie à trépas. Et Denise restait désormais seule et désolée à la maison...
Le parti du brave garçon fut pris en un instant:
Savary s'occupait à réorganiser l'ancienne maréchaussée dans les départements. Notre grenadier à cheval sollicita la faveur de servir dans ce corps. Sa requête ayant été mise sous les yeux du Premier Consul avec les pièces à l'appui:
—Je connais cet excellent sujet, avait déclaré Bonaparte. Il est actif, intrépide, intelligent. Avec cela, une poigne de fer et un cœur d'or. C'est un gaillard comme il en faut pour ramener et maintenir l'ordre à l'intérieur du pays. Pour stimuler son zèle, il serait convenable de lui accorder de l'avancement. Vous verrez, citoyen ministre de la guerre, à lui faire échanger ses galons contre une épaulette et à l'envoyer dans les Vosges, où, familier avec la nature des localités et le caractère des individus, il est appelé à rendre de réels services.
Le maréchal-des-logis avait donc été nommé lieutenant dans la gendarmerie nationale à la résidence de Mirecourt. Pour le moment, il rejoignait son poste et avait quitté à Nancy la diligence de Paris à Strasbourg, afin de se rendre à Epinal par la patache.
«—Vous y recevrez les instructions de vos supérieurs, lui avait dit Savary en lui remettant son brevet, et vous vous y entendrez avec les magistrats au sujet de certaines disparitions mystérieuses dont on n'a pas encore découvert les auteurs. Le Premier Consul se montre fort irrité de cet état de choses. Soyez vigilant, adroit, perspicace, énergique. Parvenez à faire la lumière dans cette étrange bouteille à l'encre. Vos épaulettes de capitaine sont au bout de votre succès.»
Le néo-lieutenant conclut:
—Une fois installé dans ma nouvelle position, je fais venir ma sœur près de moi. Elle sera l'allégresse et la maîtresse de mon ménage de garçon. Ensuite, j'espère bien trouver un honnête homme qui l'épouse. D'abord, j'adore les enfants, et je ne serai content que quand j'aurai une nichée de nièces et de neveux pour me tirer la moustache et me grimper aux jambes...
Il ajouta après une pause:
—Entre nous, il paraît que ma Denise a le droit de faire un peu la difficile. Eduquée comme une demoiselle par la feue dame du château, elle a déjà, à ce qu'on assure, rabroué plus d'un prétendant... Mais quoi! moi aussi, j'aurais pu continuer à poursuivre un quine à la loterie du canon...
Puis philosophiquement:
—Bah! tout le monde n'a pas la chance—et le mérite—de Murat, de Junot, de Lefèvre et d'Augereau. D'ailleurs, je ne suis ni ambitieux, ni orgueilleux, ni envieux, et je me répète, dans mon bon sens, que déjouer les complots des fripons, traquer les voleurs et les assassins, écraser le criminel sur son crime, c'est toujours défendre la patrie et contribuer, sinon à sa gloire, du moins à sa sécurité et à son bonheur.
Après cette péroraison, le narrateur se versa un verre de ce vin de Thiaucourt,—clairet, léger, de couleur pelure d'oignon,—qui ne souffre pas le transport et dont la chaleur et le bouquet veulent être humés sur place.
Son vis-à-vis l'avait écouté dans un silence qui recouvrait une anxiété secrète.
—Mon cher compatriote, reprit-il avec hésitation, vous n'avez oublié qu'un point dans tout ceci...
—Lequel?
—C'est de m'apprendre votre nom, si, toutefois, il n'y a pas, de ma part, indiscrétion à vous le demander...
L'autre éclata de rire:
—Mon nom?... Tiens, c'est vrai, suis-je bête?... Je ne vous ai pas dit mon nom...
Il souleva son bonnet de police:
—Mon digne père,—que Dieu ait son âme!—s'appelait Marc-Michel Hattier. En son vivant, il portait la casaque verte, le baudrier et la plaque de garde-chasse au domaine des Armoises, dans le district de Mirecourt, un peu au-dessus de Vittel. Moi, je m'appelle Philippe Hattier, pour vous obliger, citoyen, si jamais j'en étais capable.
L'émigré passa sa main sur son front, où perlait une légère sueur. Ensuite, avec l'air, le ton, le geste d'un homme qui prend une résolution suprême:
—Confiance pour confiance, fit-il brièvement. J'avais deviné votre nom. Voici le mien, en échange: je suis Charles-Louis-Gaston, fils et héritier du défunt marquis des Armoises...
Vous auriez juré qu'en prononçant cette phrase le marquis Charles-Louis-Gaston des Armoises allait au-devant d'un danger...
Vous auriez juré qu'il s'attendait à déterminer, chez celui à qui il s'adressait, l'explosion d'un courroux soudain et terrible...
Il n'en fut rien:
La physionomie de son interlocuteur ne dénonça guère qu'une stupéfaction intense,—mais dépourvue de toute apparence d'hostilité.
—Comment! s'exclama Philippe Hattier, vous seriez le fils du ci-devant marquis! L'héritier de ce brave seigneur! Ce petit Charles-Louis-Gaston qu'on faisait élever à Paris tandis que je grandissais à l'ombre du château!...
L'émigré appuya:
—Et qui n'ai habité ce château que pendant six mois,—il y a dix ans,—sous la Terreur,—alors que je me cachai dans les Vosges, avant de passer en Allemagne...
Ces mots renfermaient-ils un sens particulier? On l'aurait supposé à la façon dont ils étaient accentués. En parlant, le gentilhomme observait son compagnon du coin de l'œil et cherchait—évidemment—à saisir, à leur reflet sur le visage, quelles idées pouvaient germer dans le cerveau du militaire, quels sentiments devaient agiter son cœur.
—Il demeure calme, pensait-il, que signifie...? Denise aurait-elle gardé notre secret?... Son frère ignorerait-il mon séjour aux Armoises et ce qui en est résulté?
De fait, les traits de Philippe Hattier dénotaient seulement une sorte d'extase. L'honnête soldat restait là, les bras ballants, la prunelle fixe, la bouche béante. On l'entendait murmurer:
—Ah çà! voyons! est-ce que je rêve? Ma cervelle bat la chamade. On dirait qu'un boulet de trente-si m'a tapé sur la coloquinte...
Il se frotta les paupières à pleines mains et étudia, déchiffra, analysa la figure de l'émigré, qui l'épiait avec une tranquillité feinte.
—Oui, poursuivit-il à part lui, voilà le front hautain, hardi de notre ancien seigneur. Voilà le regard doux et bon de la châtelaine. Le rejeton rappelle le vieil arbre. J'aurais dû le reconnaître plus tôt...
Il se découvrit avec respect. Une larme sillonnait le hâle de sa joue:
—Je vous salue, monsieur le marquis des Armoises, dit-il d'une voix lente et grave. Le Ciel vous bénisse et vous aide! Pour moi, je le remercie du fond de l'âme de m'avoir fait retrouver dans le même individu mon généreux adversaire de Dawendorff et le fils des bienfaiteurs de ma famille...
Il ajouta avec une rondeur brusque et gaie:
—Comme ça, sacrodioux! je ne serai pas obligé de me couper en deux pour me dévouer,—cœur et sang,—à mon sauveur et à mon maître...
Il n'y avait pas à s'y méprendre: la joie de cette simple et franche nature était sans mélange comme sans réserve.
Un soupir de soulagement souleva la poitrine de l'émigré, et cette action de grâces s'étouffa sur ses lèvres:
—Dieu soit loué! Il ne sait rien! J'arriverai à temps!...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Dans la cuisine, maître Renaudot et Coliche achevaient de vider la fine bouteille qu'ils devaient à la générosité de Philippe Hattier. Les maritornes jacassaient. L'une d'elles, qui, en tournant autour des deux convives, avait ramassé çà et là les bribes de la conversation, confiait ce secret à sa compagne:
—Le maigriot est un marquis. Pourtant c'est lui qui mange le moins. C'est cocasse tout de même, la Micheline: un seigneur, ça devrait avoir plus d'appétit que le pauvre monde, puisque ça possède davantage les moyens de le satisfaire.
La Micheline haussa les épaules, pinça le bec et répondit:
—Une grenouille écorchée, ce marquis! Le militaire, à la bonne heure! Un paroissien qui est bâti comme les tours Saint-Nicolas,—tout pierres de taille et bois de charpente,—et susceptible de flanquer de fameuses raclées à une femme!
L'aubergiste, de son côté, déclarait au conducteur:
—J'avais flairé le personnage de qualité... On a du nez, Dieu merci... Vous comprenez: quand on a coudoyé—sous des lambris princiers—la fine fleur de la noblesse...
Coliche opina du bonnet. Ensuite il lampa la dernière goutte de son verre, et claquant de la langue:
—Pour du chenu, c'est du chenu. Un vrai gilet de velours sur l'estomac. N'empêche que voici l'instant de démarrer. J'm'en vas quérir mes poulets d'Inde...
Dans l'écurie, autour des «poulets d'Inde» que l'on venait de bouchonner, on s'occupait pareillement de l'émigré et de son compagnon.
—C'est un pays ensorcelé, affirmait l'un des palefreniers. Pas un voyageur n'en revient. Censément comme si le diable trouait le terrain d'un coup de griffe et vous les happait par la jambe pour les tirer dans sa marmite...
Un second appuya:
—L'enfer bout là-dessous, mes enfants, comme sous Bains, Bourbonne et Plombières. Ces sources d'eau salée, est-ce que c'est catholique? On prétend qu'elles guérissent un tas de maladies; moi, m'est avis que leur méchant goût d'amertume résulte des chrétiens qui se sont laissés choir dedans et qui s'y sont fondus jusqu'aux boutons de guêtres...
Le gars faisait allusion aux sources d'eaux minérales de Contrexéville et de Vittel, qui attirent aujourd'hui dans ces deux localités, voisines l'une de l'autre, toute une affluence de buveurs.
Celui qui avait parlé le premier reprit:
—Le muscadin de ce matin paraît calé. Sa valise pèse lourd. Gageons qu'elle contient autre chose qu'une paire de chemises de rechange...
—En ce cas, fit un troisième, sa peau vaut moins cher que la nôtre. Le diable est un malin fini. Il ne s'attaque qu'aux gens riches...
—Oui, mais il y a des pistolets dans les poches du manteau bouclé sur la valise...
Ces phrases se croisèrent:
—Le marchand de bœufs de Haguenau, qui a passé par ici en floréal, en avait, lui aussi, des pistolets...
—Et toute la justice d'Epinal n'a jamais pu savoir ce qu'il était devenu...
—D'ailleurs, le patron a prévenu le muscadin...
—S'il s'entête, tant pis pour lui!...
—Après tout, ça le regarde.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sur le banc, au bas de la fenêtre de la salle à manger, le mendiant dormait toujours.
A table, on en était au coup de l'étrier.
Le gentilhomme semblait maintenant tout rasséréné et tout à l'aise.
—Mon camarade, disait-il, j'espère vous revoir aux Armoises, où je vous précéderai demain. Nos pères s'estimaient et s'aimaient. Voulez-vous que nous fassions de même?
—Si je le veux! s'exclama Philippe Hattier avec l'expansion de la reconnaissance; mais sacrodioux! rien ne saurait me faire plus d'honneur et de plaisir. Désormais, monsieur le marquis, c'est entre nous à la vie, à la mort...
Depuis qu'il savait parler au fils de son ancien maître, le militaire avait cessé d'employer la formule républicaine de citoyen.
L'émigré reprit:
—C'est convenu, je compte sur vous et je vous attends au château.
—Et vous ne m'y attendrez pas longtemps, je vous en signe mon billet. Pas de danger que je m'emberlificote dans les feux de file à Epinal. L'histoire de recevoir la consigne de mes chefs et de présenter mes salamalecs aux gros bonnets du tribunal,—et je pique des deux embrasser ma Denise... A propos, vous savez, elle habite toujours la maisonnette du vieux,—la petite maison du garde,—sur la lisière du parc, au bas de la côte... Ah! mais, surtout, ne la prévenez pas de mon retour, hein, la chère fille!... Je serai si heureux de son étonnement et de sa joie, quand elle me verra descendre de cheval, au seuil du modeste logis, avec mon nouvel uniforme et mes épaulettes de lieutenant!...
Le marquis avait tiré de son gousset une montre de famille enrichie de diamants.
—Il est près de deux heures, fit-il. Je partirai à quatre; à huit, je serai à Mirecourt, et, à onze, à Vittel, où je coucherai.
Son interlocuteur s'informa:
—Vous ne pousserez donc pas d'une traite jusqu'aux Armoises? De Vittel, c'est l'affaire de trois coups d'éperon...
Gaston secoua la tête avec mélancolie.
—Vous oubliez, dit-il, qu'il n'y a personne aux Armoises pour me faire accueil, et que le château lui-même ne m'appartient plus...
—Comment?
—N'a-t-il pas été vendu à titre de bien national?...
—Alors, il faut le racheter! s'écria Philippe chaleureusement, et si mon boursicot de soldat...
Le gentilhomme l'interrompit pour demander:
—Eh bien! et la dot de Denise?
—Bah! Denise prendra patience... Je ferai des économies sur mes appointements d'officier... Et puis elle est assez gentille, assez sage et assez instruite pour qu'on l'épouse pour ses beaux yeux...
Une vive émotion se peignit sur la figure de l'émigré:
—Qui ne serait fier, prononça-t-il, de donner son nom à la sœur d'un brave garçon tel que vous?... Mais point n'est besoin de sacrifices: je rapporte de quoi racheter le château.
—Vraiment?
Un léger bruit se fit entendre du côté de la fenêtre. C'était le dormeur, qui, sans rouvrir les paupières, venait de changer de position.
Son œil et son oreille gauches étaient maintenant collés à la persienne.
Le marquis poursuivit, sans prendre garde à ce qui se passait au dehors:
—J'ai écrit d'Allemagne aux acquéreurs des Armoises. Ils consentent à me réintégrer en possession de l'héritage paternel, moyennant une somme de cinquante mille livres une fois payée...
Il frappa sur la poche de sa lévite:
—Cinquante mille livres que j'ai ici en portefeuille...
—Cinquante mille livres?... En assignats?...
—Oh! que non pas en excellents billets de caisse—au porteur—de l'Exchange-Office de Londres.
Philippe fit le salut militaire:
—Mes compliments, citoyen Crésus.
Il ajouta, après une pause:
—Mais pardon, tout à l'heure, en parlant des Armoises, n'avez-vous pas dit l'héritage?
—Eh bien?
—Est-ce que, comme moi, par hasard, vous seriez devenu orphelin?
—Mon père et ma mère sont morts sur la terre d'exil, répondit Gaston tristement, et je rentre en France, désormais seul de mon nom et de ma famille.
Le soldat eut un geste de respectueuse commisération:
—Excusez-moi, murmura-t-il, d'avoir réveillé cette douleur. Vos parents étaient de dignes gens. S'il y a un paradis là-haut, j'imagine que le bon Dieu leur y aura donné un billet de logement.
A l'extérieur bruissaient les sonnailles du collier des chevaux. On attelait. L'aubergiste entra et annonça:
—On va partir. Le conducteur réclame le citoyen militaire...
Philippe Hattier se leva:
—Une dernière santé à notre bonne rencontre!
Le gentilhomme toucha de son verre le verre du soldat.
—A bientôt, n'est-ce pas? fit-il.
Ensuite, s'adressant à l'hôtelier:
—Combien vous devons-nous, gros major des casseroles?
—Une demi-pistole pour chacun, citoyen.
—Ceci me regarde, dit l'émigré, qui jeta un double louis sur la table.
Le troupier voulut regimber:
—Ah! mais non! Pas de ça, Lisette! Chacun son écot, sacrodioux!
—Ne suis-je pas le maître? interrogea Gaston en souriant.
—C'est vrai. J'obtempère. Ce sera mon tour de régaler la prochaine fois.
Coliche cria du dehors:
—En voiture, citoyen voyageur, en voiture!
—On y va! fit Philippe en sortant. C'est égal, si je m'attendais!... Pour une journée à surprises!... De plus en plus fort, comme chez Nicolet!...
Au son de la pièce d'or sur la table, le mendiant avait tressailli. Ce mouvement le fit remarquer des garçons d'écurie occupés autour de la patache. L'un de ceux-ci s'écria:
—Qui est-ce qui s'est permis de déposer ce paquet de guenilles à notre porte? Allons! houp! décampons, et plus vite que ça, espèce de nid à vermine! Va roupiller dans le ruisseau! Tu salirais le tas d'ordures!...
Le dormeur ainsi apostrophé et secoué ne répondit que par un grognement sourd. Son corps, sous la poussée, s'affala de son long sur le banc. Des ronflements continus sortaient de dessous son chapeau de paille. Le palefrenier fit mine de le houspiller. L'émigré,—qui avait ouvert la persienne afin de voir son compagnon monter en voiture,—l'arrêta en intimant:
—Pardieu! laissez reposer ce pauvre hère tranquille! Je veux qu'à son réveil il puisse croire au proverbe: Le bien vient en dormant...
Sa main versa une poignée de monnaie sur la limousine du mendiant. Ce dernier n'avait pas bougé. Il continuait à ronfler avec une persistance énergique.
Cependant Philippe Hattier avait repris sa place dans le véhicule. Il échangea par la portière un signe avec le gentilhomme. Puis le conducteur enveloppa ses «poulets d'Inde» dans un vigoureux coup de fouet en lançant un Hue! éclatant. L'attelage fit feu des fers sur le pavé. La pesante machine s'ébranla. Elle traversa la place, s'engagea dans ce qu'on appelle le faubourg d'Epinal, tourna le coin de ce faubourg qui se relie à la campagne, et disparut dans les tourbillons de poussière que ses roues soulevaient derrière elle.
IV
CONTRÉE MAUDITE
Lorsque le roulement de la patache se fut évanoui au lointain, Gaston des Armoises revint s'asseoir près de la table qu'Antoine Renaudot était en train de desservir.
Quelque chose comme une ombre flottait sur les traits du jeune gentilhomme.
—C'est singulier! murmurait-il, il me semble que c'est la dernière fois que je me trouve en contact avec cette vaillante et généreuse nature. Il me semble que ce compagnon d'un instant emporte, en s'éloignant, la moitié de moi-même... Un malheur plane sur nos têtes... Laquelle menace-t-il? Je ne sais; mais, tout à l'heure, quand j'ai voulu répondre au geste que le frère de Denise m'adressait du seuil au départ, pourquoi est-ce ce seul mot: Adieu! qui est venu de mon cœur à mes lèvres?... Qui de nous deux est condamné à mourir sans revoir l'autre?
Il passa sa main sur son front comme pour chasser de son cerveau ce pressentiment funèbre. Ensuite se tournant vers l'hôtelier:
—Ça, causons, s'il vous plaît, mon maître.
Le Vatel vosgien s'approcha avec une révérence cérémonieuse et demanda, non sans un soupçon d'inquiétude:
—Est-ce que Votre Seigneurie aurait quelque lacune, quelque hérésie, quelque lapsus à reprendre dans l'ordonnance ou le menu de l'impromptu culinaire que j'ai mis tous mes soins à élaborer à son intention?
—Non pas, sur ma foi, mon cher hôte. Ce véritable festin de Gamache m'a paru en tous points orthodoxe et parfait...—Mais, d'abord, qui vous a appris?...
—Que c'est avec M. le marquis des Armoises que j'ai l'insigne faveur de converser en ce moment?... Eh! mon Dieu, ma pénétration naturelle aiguisée par la fréquentation des cours... Et puis, les pécores qui vous servaient ont des oreilles pour tout entendre et une langue pour répéter tout ce qu'elles ont entendu...
—C'est bien. Laissons cela. Il s'agit des moyens que vous allez me fournir de continuer mon voyage...
—Les moyens?...
—Sans doute: n'êtes-vous pas maître de poste?
Antoine Renaudot se rengorgea:
—Breveté et patenté par tous les différents gouvernements sous lesquels nous avons l'avantage de vivre depuis tantôt un quart de siècle.
—En ce cas, vous devez avoir des chevaux et des voitures à la disposition de ceux des voyageurs qui satisfont aux prescriptions de la loi. Voici un passeport en règle, et j'offre de payer ce qu'il faudra...
La physionomie de l'aubergiste s'était rembrunie peu à peu. Elle exprimait maintenant une angoisse réelle. De grosses gouttes de sueur sillonnaient sa face devenue couleur de tomate, et ses doigts, qu'agitait un tremblement saccadé, tortillaient fièvreusement son bonnet de coton:
—Certes, balbutia-t-il, dans une autre occasion, mon écurie, mes équipages, tout ici serait aux ordres de Votre Seigneurie... Mais dans les circonstances présentes, je ne me pardonnerais jamais d'avoir aidé à la perte de mon prochain... Si M. le marquis consentait seulement à modifier son itinéraire...
—Modifier mon itinéraire?...
—Je veux dire: s'il se décidait à changer de direction...
L'émigré regarda fixement son interlocuteur:
—Etes-vous devenu fou, mon cher? questionna-t-il, et puis-je me rendre ailleurs que là où mes affaires m'appellent?
—A Vittel?
—A Vittel.
—Ce soir?
—Ce soir.
Antoine Renaudot joignit les mains, et renvoyant son apostrophe au gentilhomme:
—Vittel!... Ce soir!... C'est de la démence!... Ah çà! vous ne savez donc pas ce qui se passe?...
—Ce qui se passe? Je le saurai quand il vous aura plu de me l'apprendre...
L'hôtelier se livra à une pantomime dont le désordre trahissait une sorte de vertige:
—Est-il possible? s'exclama-t-il. Quand les gazettes s'en occupent depuis un temps immémorial! Quand on s'en entretient dans tout le département, dans toute la province, dans toute la France! Quand il en a été question jusqu'à Paris, dans les bureaux du citoyen ministre de la police.—jusqu'aux Tuileries, dans le cabinet du premier consul Bonaparte!...
—D'accord, repartit l'émigré, dont l'impatience et l'humeur allaient croissant. Mais je n'arrive pas de Paris; je n'arrive pas des Tuileries; j'arrive d'Allemagne par la malle de Strasbourg qui m'a déposé à Nancy...
Il poursuivit en battant la table des doigts et en martelant le plancher sous le talon de sa botte:
—Pour Dieu, assez de réticences et de charades. Allons, voyons, expliquez-vous sans ambages et sans rébus. Sinon, je finirai par croire que la fumée de vos fourneaux a fait s'évaporer en vous ce qui vous restait de cervelle...
Maître Antoine Renaudot demeura un instant abasourdi sur le mot. Puis, leva les bras au ciel comme pour le prendre à témoin de cette foudroyante insinuation. Puis encore, il se résolut à parler...
Il parla fort longuement même...
Nous ferons grâce de sa faconde à nos lecteurs, et substituant notre prose à la sienne, nous en extrairons brièvement ce qui les intéresse d'une façon directe pour l'intelligence de ce récit.
Dix-huit ans avant que s'ouvre le drame dont le prologue s'achève sous vos yeux, des disparitions mystérieuses avaient commencé à mettre en émoi ce morceau de l'ancien duché de Lorraine que l'on pourrait découper en équerre dans le département actuel des Vosges, et dont les pointes seraient figurées par les trois petites villes de Neufchâteau, de Mirecourt et de Bains. Le gros bourg de Vittel forme le point central de cette équerre, qui ne mesure guère plus d'une douzaine de lieues.
La première de ces disparitions remontait à 1790. De cette époque à 1795, le chiffre s'en était rapidement élevé jusqu'à onze,—à la grande stupéfaction et à la plus grande épouvante des populations d'alentour. Les prévotés et les bailliages environnants s'étaient émus et remués; la lieutenance criminelle de Nancy avait ordonné d'informer; les magistrats et la maréchaussée avaient rivalisé de zèle pour retrouver quelque trace des victimes ou quelque piste des coupables. Soins perdus, vains efforts, ardeur inutile: aucune lumière ne s'était faite sur la nature de ceux-ci, ni sur le sort de celles-là.
La révolution était survenue. L'attention publique—violemment détournée des faits, des passions, des intérêts locaux—s'était reportée tout entière sur les événements politiques qui se précipitaient à Paris comme des coups de tonnerre dans un ciel que l'orage embrase d'éclairs. Et les Vosges, dont le patriotisme, plus prompt que celui du reste de la France, fournissait à la République naissante le contingent d'hommes et d'argent dont elle avait besoin pour repousser l'invasion; les Vosges, disons nous, avaient presque oublié les étranges accidents dont une parcelle de leur territoire avait été le théâtre, quand une nouvelle série de ces mêmes accidents était venue de rechef jeter la stupeur et l'effroi dans ces localités paisibles, honnêtes, primitives, que leur éloignement de la capitale avait su préserver des excès de la Terreur. Non seulement les disparitions avaient brusquement recommencé, mais elles s'étaient multipliées dans des proportions formidables,—sans cesser pour cela de se circonscrire dans l'espace restreint que nous avons indiqué.
Ceux qui en étaient les auteurs exploitaient—évidemment—avec une audace et une habileté sans pareilles le désarroi qui régnait dans le pays à une époque où tout avait croulé du vieil édifice administratif et judiciaire, et où rien n'était encore reconstruit de nouveau. Les anciennes «justices» provinciales et seigneuriales ayant sombré avec la ci-devant royauté, il n'y avait plus alors ombre de tribunaux que pour condamner les suspects, et tous les citoyens vraiment dignes de ce nom s'étant élancés aux frontières, aucune force publique n'existait plus à l'intérieur.
La garde nationale était restée seule chargée de tout ce qui constitue la police dite municipale ou active, dans ses multiples attributions.
Le Directoire entreprit de réorganiser la police à Paris et la force armée dans les départements.
Mais, dans la capitale, cette police se borna à protéger la personne des Directeurs et à surveiller les conspirateurs de toute sorte qui pullulaient alors sous les sobriquets et les déguisements les plus variés;—et, en province, l'action de la force armée fut entièrement absorbée par les grandes associations de malfaiteurs,—Chauffeurs, Faux-Saulniers, Compagnons de Jéhu, Masques de Suie,—qui faisaient la guerre à l'Etat non moins qu'aux particuliers.
Pendant ce temps, les disparitions continuaient dans les Vosges. Malheur à qui se hasardait dans le malo sitio, dont nous avons spécifié l'étendue et les limites! Quiconque touchait du pied ce sol maudit était à jamais perdu pour le monde. Une chausse-trappe s'ouvrait sous ses pas, au fond de laquelle il s'abîmait sans laisser un indice qui pût faire soupçonner ce qu'il était devenu à sa famille, à ses amis, à la justice. L'alarme rayonnait à vingt lieues à la ronde.
Les gens que leurs affaires obligeaient à traverser ce canton ensorcelé,—comme nous avons entendu dire,—ou à se rendre dans une des localités qui en dépendaient, ne s'y aventuraient qu'en troupe, armés jusqu'aux dents, et,—ajoute un récit contemporain,—après avoir eu soin de faire leur testament.
Dans ce canton, dans ces localités même, c'était un épeurement fou. Etait-on sûr les uns des autres? On allait travailler aux champs, le fusil sur l'épaule. On se barricadait, le soir, avec un luxe inouï de précautions. On s'invitait, parents, voisins, non point à dîner,—on ne mangeait plus,—mais à coucher... pour ne pas dormir. On n'éteignait plus les lumières et l'on attendait le jour, le pistolet au poing, dans les plus affreux cauchemars.
De la plaine, cette panique,—incroyable dans un pays de force et d'intrépidité proverbiales,—avait gagné la montagne. Les marcaires, les fromagers, les bûcherons, les charbonniers des chaumes, qui, depuis un temps immémorial, laissaient, la nuit, leur porte ouverte, remplacèrent leurs loquets de bois par des verrous, tandis qu'à Nancy, le capitaliste X...,—ne voyant plus partout que meurtriers et spectres,—mourait de frayeur en divaguant.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le dix-huit brumaire eut lieu. Après avoir remplacé Barras au Luxembourg, Bonaparte remplaça le roi aux Tuileries. Ce fut à lui que François de Neufchâteau,—ancien lieutenant-général du bailliage de Mirecourt et subdélégué de l'intendant de Lorraine en 1785,—s'adressa pour faire cesser un mal à la naissance duquel il avait assisté, et aux progrès duquel, malgré sa haute valeur et son activité, il n'avait pu porter remède, alors qu'il avait été ministre de l'intérieur, en 1797, et directeur, après Carnot, en 1798.
La tranquillité de la France était non moins chère que sa gloire au héros de Rivoli, des Pyramides et de Marengo. Bonaparte fit appeler Fouché et Savary, et leur enjoignit de s'inquiéter de ce qui se passait dans les Vosges.
Qu'il fût officiellement ou non à la tête de la police, Fouché donnait à cette importante administration,—restaurée par Dubois,—une impulsion qui vibre encore et dont il ne serait pas difficile aujourd'hui de constater les traces.
Savary, alors chargé du portefeuille de la guerre, s'occupait de la création d'une gendarmerie nationale. Fouché était un œil de lynx; Savary était un bras de fer. Qui, mieux que ces deux hommes, était capable d'éclaircir «le mystère des disparitions» et d'en mettre les auteurs à la raison?
Cependant, la perspicacité de l'un et l'énergie de l'autre parurent, dès l'abord, échouer à la tâche. En vain, aiguillonnés par de pressantes instructions, les parquets, d'institution récente, d'Epinal, de Neufchâteau et de Mirecourt se livrèrent-ils aux plus minutieuses investigations en tous endroits et sur toutes personnes qui offraient une prise aux soupçons...
En vain, dans toute l'étendue du département et des départements limitrophes, des visites domiciliaires réitérées, des perquisitions opérées avec un soin particulier eurent-elles lieu chez tous les individus suspects, mal famés ou d'allures douteuses; en vain les antécédents de ceux-ci furent-ils scrupuleusement épluchés; en vain leurs faits et gestes devinrent-ils l'objet de la plus étroite surveillance...
En vain, dans le périmètre de la contrée incriminée, l'autorité ne laissa-t-elle pas un bois, une vigne, un bouquet d'arbres, un buisson, une broussaille, une touffe d'herbe sans les avoir explorés, scrutés, fouillés! Pas un cours d'eau, un puits, un fossé, une citerne sans les avoir sondés! Pas une pierre des chemins sans l'avoir déplacée! Pas une motte de terre sans l'avoir retournée!...
Ce travail d'inquisition n'aboutit qu'à une déconvenue...
Et la vaste oubliette, ouverte on ne savait où par des mains inconnues, sut conserver également et son secret et ses cadavres!
—Pourtant, conclut Antoine Renaudot, il faut bien qu'ils se trouvent ici ou là, ces corps!... Que diable! on n'escamote pas comme cela une centaine de malheureux, pendant près d'une vingtaine d'années, sans qu'il en reste quelque chose!... Eh bien, non; les robes noires y ont perdu leur latin et les chapeaux bordés en jettent leur langue aux chiens: on n'a pas seulement découvert un os de pilon ou de carcasse!...
Gaston des Armoises l'avait écouté avec une attention silencieuse et soutenue. Lorsque le narrateur eut terminé, l'émigré, le coude sur la nappe et le menton dans la paume de la main, mit plusieurs minutes à réfléchir. On l'entendit murmurer:
—J'ai promis. On m'attend. Je tiendrai ma promesse.
Ensuite, élevant la voix:
—Maître, demanda-t-il, avez-vous un bidet quelconque à me vendre?
—Un bidet?
—Avec le harnachement. Une bête capable de fournir l'étape sans broncher. N'est-ce pas de huit à dix lieues qu'il y a de Charmes à Vittel?
—Comment! s'écria Renaudot, après tous les renseignements que j'ai eu l'honneur de lui donner, monsieur le marquis persisterait dans sa funeste résolution?
—Mon hôte, répondit le gentilhomme avec calme, je crois qu'il y a du vrai dans ce que vous venez de me conter,—en le dégageant, toutefois, des exagérations et des fantasmagories de la peur; mais j'ai engagé ma parole, et je mourrais pour épargner à une personne qui m'est chère la douleur de douter de moi... D'ailleurs, je suis jeune et adroit; je ne manque ni de courage, ni de prudence; j'ai des armes. Vous m'avez prévenu. Cela suffit...
Puis, avec un accent, un geste et un regard qui ne souffraient point de réplique:
—Je m'en rapporte volontiers à votre conscience pour le choix et le prix du cheval. Qu'il soit sellé dans une heure. Vous veillerez, je vous prie, à ce qu'on n'oublie pas de boucler avec soin ma valise sur la croupe et de placer mes pistolets dans les fontes.
Antoine Renaudot, dominé, gagna la porte à reculons. Comme il allait en franchir le seuil:
—Veuillez, poursuivit l'émigré, m'envoyer ce qu'il faut pour écrire, et revenez m'avertir quand tout sera prêt pour mon départ.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En entendant la recommandation soulignée par le voyageur à l'hôtelier, de lui amener sa monture dans une heure, le dormeur du banc—sous la fenêtre—s'était brusquement mis sur son séant.
Il s'était détiré les bras avec paresse, et un bâillement formidable était sorti des profondeurs de son chapeau, en même temps qu'un rapide regard qui faisait le tour de la place.
Celle-ci demeurait déserte. Juillet sévissait avec rage. A peine un filet d'ombre, mince comme une ligne tracée à l'encre de Chine, ourlait-il la base des maisons. Garçons d'écurie et filles d'auberge, tout le monde faisait la sieste à l'hôtel de la Poste.
Le mendiant reprit d'un pas traînard le chemin par où il était venu. Particularité bizarre: il négligea de ramasser la poignée de pièces de monnaie dont M. des Armoises avait arrosé sa limousine, lesquelles pièces lorsqu'il se leva, roulèrent avec bruit sur le pavé...
Et quand, par une ruelle étroite qui serpentait entre des murailles de jardins, il eut débouché dans la campagne, ses allures se modifièrent sans transition: sa taille se redressa, son pas se raffermit, et ce fut en quatre enjambées qu'il gagna un bouquet de bois qui formait un cône de verdure au milieu des champs de blé.
Le ciel, chauffé à blanc, avait un éclat implacable; la terre brûlait; les blés flambaient; les moissonneurs, courbés sur la besogne, disparaissaient au milieu des épis, muets, la chemise mouillée et la nuque rôtie.
Arrivé près du bouquet de bois, le mendiant s'arrêta. Il regarda en avant, il écouta en arrière. Rien ne vivait à l'horizon dans la chaleur et le soleil.
Notre homme se coula—avec précaution—sous le couvert.
Il y avait là, au fond du taillis, dans un enchevêtrement de branches et de broussailles qui l'enveloppaient, une voiture attelée d'un cheval. La voiture était une légère carriole d'osier à deux roues, avec capote et tablier de cuir. Le cheval—un petit bidet à longs crins, vigoureux et plein de feu—piaffait du sabot avec impatience, tout en rongeant les jeunes pousses qui se trouvaient à sa portée. Le mendiant le caressa de la main:
—Tout beau, Cabri! tout beau, mon fils! Nous allons jouer du jarret. Le temps de faire un bout de toilette!...
Comme s'il comprenait, Cabri remua la tête de haut en bas, sans hennir.
Son maître pensa mezza voce:
—Comme c'est éduqué! Pas de danger qu'il donne l'éveil aux imbéciles qui travaillent aux environs. Nous sommes ici depuis le matin, sans parler, pas vrai, ma biquette?
Il tira de dessous ses haillons une fort belle grosse montre en or.
—Nous avons trois quarts d'heure d'avance, murmura-t-il. Heureusement, je connais les rosses de maître Antoine Renaudot. Si la gendarmerie en montait de pareilles pour donner la chasse aux brigands qui chagrinent la République, ce ne serait pas les brigands qui seraient attrapés.
Il se glissa sous la capote du véhicule...
Dix minutes se passèrent.
Puis, Cabri, enlevé par un commandement à voix basse et par une secousse des rênes, fit son trou dans le taillis, et la carriole se trouva hors du fourré...
Quelques instants plus tard, elle filait—comme une flèche—sur la route de Mirecourt...
Un homme était assis dedans, qui avait l'air d'un paysan cossu, et qui sifflotait la fanfare à la mode: La victoire est à nous, en faisant claquer joyeusement son fouet.
Comme quatre heures sonnaient à l'église de Charmes, maître Antoine Renaudot entra dans la salle à manger où il avait laissé, en train d'écrire, le marquis Gaston des Armoises.
—Votre Seigneurie est sellée, annonça-t-il avec une gravité teintée de mélancolie.
L'émigré posa la plume et dit:
—J'ai fini. Faites-moi donner des ciseaux, une bougie et de la cire.
—Tout de suite.
Ces objets apportés, Gaston se servit des ciseaux pour façonner une large enveloppe dans une feuille de papier.
Il plaça dans cette enveloppe un pli assez volumineux, scella le tout d'un cachet sur lequel il apposa le chaton d'une bague à ses armes, traça rapidement quelques mots en guise d'adresse, et, tendant à l'hôtelier cette manière de paquet:
—Ceci, fit-il, est un dépôt que je confie à votre honnêteté. Si, d'ici à huit jours, vous ne m'avez pas revu, si vous n'avez reçu aucune nouvelle de moi, vous remettrez vous-même,—vous-même, n'est-ce pas?—ces papiers entre les mains de celui dont j'ai écrit le nom sur l'enveloppe.—Me le promettez-vous?—Je compte sur cette promesse comme sur un engagement pris devant Dieu.
L'aubergiste ne put répondre que par un geste affirmatif. L'émotion lui coupait la parole. Il s'inclina et prit le pli d'une main tremblante.
L'adresse de celui-ci portait:
«Au citoyen
»Philippe Hattier, lieutenant de gendarmerie, à la résidence
de Mirecourt.»
V
REVUE RÉTROSPECTIVE
Il était neuf heures environ.
La nuit tombait rapidement.
Gaston des Armoises avait dépassé Mirecourt. Il courait maintenant entre Remoncourt et Haréville, au galop d'un assez vigoureux bidet de poste.
Le chemin qu'il brûlait sous les fers de la bête ne différait pas essentiellement, en l'an de grâce 1803, de la route départementale actuelle. C'est une ligne à peu près droite qui s'allonge dans un vallon au fond duquel coule obscurément je ne sais quel modeste affluent du Madon. Le Madon, affluent lui-même de la Moselle, est un paisible filet d'eau qui a l'honneur de caresser la partie basse de Mirecourt,—sous-préfecture déjà célèbre au commencement de ce siècle par ses fabriques de broderies et de violons, également de pacotille.
De chaque côté de cette route s'étagent des vignes dont les produits ont un degré de parenté avec les crus renommés de Suresnes et d'Argenteuil.
Ces vignes,—s'élevant graduellement en plis légers qui forment comme les parois du vallon,—rejoignent de grands bois de chênes et de hêtres, au tronc sombre et moussu, entre lesquels blanchissent les pousses sveltes de quelques bouleaux. Cà et là, un quartier de roc montre sa tête chauve au milieu des feuilles, et la cime d'un sapin troue d'une note aiguë et sévère ce dôme de verdure aux tons clairs. On est encore dans les grasses gaîtés de la plaine; mais l'on pressent les sauvages et mélancoliques majestés de la montagne.
En juillet, le crépuscule du soir est, d'ordinaire, l'instant où la nature respire. Il n'en était pas ainsi en ce jour. Le coucher du soleil n'avait en rien rafraîchi ni allégé l'air embrasé et lourd. Le temps s'était brouillé. Aucune étoile ne s'allumait dans le ciel, devenu subitement couleur d'encre. De courtes rafales d'un vent tiède courbaient les échalas des vignes et agitaient les branches des arbres. L'eau tranquille de la petite rivière noircissait par places. Tout annonçait l'orage proche.
Le marquis éperonnait furieusement son cheval. Non point qu'il redoutât de se trouver enveloppé dans la mêlée de la pluie, des éclairs et de la foudre. Mais il lui tardait d'arriver. Un vague souci chevauchait en croupe derrière lui. Ce souci, qui se traduisait par une sorte de hâte fiévreuse, provenait-il des appréhensions qui avaient étreint le cœur et troublé le cerveau du jeune homme, au moment où celui-ci avait pris congé de son compagnon Philippe Hattier? Résultait-il des racontars—médiocrement rassurants—de maître Antoine Renaudot? C'est ce que Gaston eût été fort empêché de préciser. Toujours est-il qu'il souffrait...
Il devinait, en outre, qu'un malaise identique pesait sur le pays qu'il était en train de traverser...
Pas un seul voyageur,—piéton ou voiturier,—ne l'avait croisé sur la route. Encore que l'Angelus vînt à peine de tinter au clocher des paroisses qui se perdaient dans la poussière soulevée par la rapidité de sa course, pas un bouquet jaseur de commères, pas une bande grouillante d'enfants, pas un groupe de travailleurs heureux de se reposer de la journée finie, ne se montraient au seuil des maisons. Pas une lumière ne brillait à travers les fentes des volets clos au crochet et à la barre. Tout était morne, obscur, muet. Chaque village avait l'aspect d'un cimetière.
Si, par aventure, une porte entr'ouverte avec précaution se remuait sur le passage du gentilhomme, celui-ci pouvait voir luire, dans l'ombre de l'entre-bâillement, le canon d'une carabine, les dents aiguisées d'une fourche ou les prunelles flamboyantes d'un dogue de garde détaché de sa niche. Puis, l'huis se refermait brusquement; on entendait un formidable attirail de serrurerie jouer dans les pênes, les gâches et les cadenas,—et faute de pouvoir hurler à une lune absente, les chiens poursuivaient d'aboiements rageurs ou plaintifs le cheval et le cavalier.
Ce dernier se pressait vraiment comme un courrier chargé d'un message de l'Etat.
Tandis qu'il dévorait l'espace, tout son passé se déroulait en tableaux nets et prompts dans son imagination surexcitée par l'ivresse de la précipitation.
Ne dit-on pas que le condamné à mort voit jusqu'aux moindres détails de son existence tout entière se refléter dans la minute suprême qu'il met à gravir les degrés de l'échafaud?
Gaston se rappelait les années calmes et joyeuses de son enfance et de sa première jeunesse, dans le petit hôtel du Marais qui servait de pied-à-terre aux seigneurs des Armoises, lorsque ceux-ci venaient à Paris faire leur cour au souverain. Il se rappelait ses parents,—deux figures comme on en admire sur le vélin de ces pastels dont le temps enfume le verre et écaille ou brunit l'or du cadre: son père, un vieillard d'austère et martiale physionomie, dont les cheveux, nattés à la houzarde, tombaient en tresses blanches sur la pelisse brune, chamarrée de brandebourgs d'argent et étoilée des ordres du roi; sa mère, une fille d'Alsace au sang riche et aux yeux bleus, au sein puissant; gonflant à faire craquer le satin de ses atours; au front un peu carré qu'entourait à merveille l'opulente abondance d'une chevelure poudrée.
Il se rappelait sa double éducation d'homme et de gentilhomme: le digne abbé, son précepteur, dont les patientes leçons l'avaient initié au monde des sciences et des lettres, et le prévôt d'Académie qui lui avait enseigné tout ce qu'un cavalier accompli ne peut se passer de savoir,—tirer l'épée, courir les bagues et faire la révérence aux dames.
Il se rappelait ses débuts sous les lambris étincelants de Versailles et dans les bucoliques galantes de Trianon: Louis XVI, bourgeois couronné à l'œil placide, paterne et doux; le petit Dauphin, avec ses boucles blondes, son large cordon de moire bleue et son Saint-Esprit de diamants,—et l'altière beauté de Marie-Antoinette parmi les gazes et les linons de son déguisement de bergère.
Hélas! l'ouragan révolutionnaire avait soufflé sur tous ces vivants chers et augustes et en avait fait des fantômes!...
Eh bien, c'était pourtant sur l'un des épisodes de cette époque tourmentée que s'arrêtait le plus volontiers la pensée de notre voyageur.
Lorsque le séjour de Paris était devenu dangereux pour les personnes attachées au parti de la cour, le vieux M. des Armoises,—qui avait repris un commandement sous M. de Bouillé,—avait enjoint à sa femme et à son fils de se retirer dans ses propriétés de Lorraine et d'y attendre les événements. Ces événements, dans l'esprit du marquis, ne pouvaient manquer d'avoir promptement une solution favorable à la monarchie. L'Europe et la noblesse coalisées auraient à bref délai raison de la nouvelle jacquerie. La marquise et Gaston étaient donc arrivés au château des Armoises,—que le jeune homme ne connaissait que de nom,—et ils y étaient demeurés près d'un an, sinon cachés, du moins à l'écart et à l'abri de l'action sanglante de la Terreur.
Ajoutons que nulle part cette action ne se montra moins cruelle. C'est ainsi que, dans les Vosges, elle ne compta qu'une seule victime: un hobereau,—parent du fameux Coster Saint-Victor,—guillotiné à Mirecourt pour fait de correspondance avec le duc de Brunswick et le prince de Cobourg.
M. des Armoises avait, du reste, confié sa femme et son fils à l'attachement inaltérable de son ancien soldat Marc-Michel Hattier, père de notre Philippe.
Au physique, Marc-Michel Hattier était un homme d'apparence robuste et de visage durement accentué. Au moral, c'était une de ces honnêtes natures qui savent conserver au fond d'un cœur vaillant le souvenir des services rendus.
Son dévouement ne faillit pas à la famille de son maître, à cette époque si fertile en passions déchaînées, en noires ingratitudes et en lâches trahisons. Pour mieux protéger la marquise et Gaston, l'ex-trompette de Chamboran affecta les dehors d'un civisme farouche et se fit nommer président du club des Jacobins de Vittel, gros bourg dont dépendent les Armoises. Le jour où il revint d'une séance de ce club, coiffé du bonnet rouge et ceinturé des couleurs nationales,—insignes de ses fonctions:
—Pardonnez-moi cette mascarade, dit-il à madame des Armoises. Elle était nécessaire à votre sûreté. L'écharpe tricolore cachera sur ma poitrine la plaque de garde-chasse aux armes de mon seigneur; mais tant qu'un souffle de vie battra sous cette plaque, pas un de ces braillards de Paris ou de ce canton ne touchera à un cheveu de ma chère maîtresse et de mon jeune maître, à une pierre de leur château, à un arbre de leurs forêts, à une gerbe de leurs moissons.
La marquise lui tendit la main avec émotion:
—Hattier, lui déclara-t-elle gravement, vous étiez digne d'être des nôtres.
—Ah! madame, répondit le vieux houzard en mettant le genou en terre pour baiser cette main, vous me récompensez comme si j'avais fait autre chose que mon devoir.
La garde-chasse avait une fille dont la naissance avait coûté la vie à la brave et accorte vivandière de son régiment.
Conçue et portée à travers les fatigues de la guerre, Denise s'était sans doute ressentie de ces circonstances.
Grande, mince, frêle et brune, elle possédait une force nerveuse incroyable, une organisation supérieure, une imagination d'une ardeur peu commune, que dérobaient à l'appréciation du vulgaire son apparence maladive et ses instincts de timidité sauvage.
L'expression générale de sa physionomie était un mélange de sensibilité exquise et de résolution exaltée. Sa joue pâle s'encadrait de grosses grappes de cheveux, fins, longs, abondants, qui couronnaient d'un diadème d'un noir bleuâtre un front coupé comme celui de la Junon antique. Ce front pensait. C'était le front d'une femme, si la taille de Denise était celle d'une fillette et son sourire celui d'un enfant. La nuance de ses yeux, tour à tour pleins d'ombre et de soleil, eût embarrassé un peintre.
Le même heurt de contrastes se retrouvait dans les habitudes et dans le caractère de la sœur de Philippe Hattier. Son père lui laissait une liberté complète, dont elle usait tout naturellement, sans savoir qu'il pût en être autrement. Quand elle ne passait pas des journées entières penchée sur son tambour de dentelière,—la faiblesse de sa complexion lui avait fait choisir cette profession où les doigts seuls travaillent,—on la voyait bondir, joyeuse et vive comme un faon, à travers les taillis du bois, ou errer, rêveuse et mélancolique, par les sentiers de la prairie.
Séduite par sa gentillesse et cédant à ce besoin impérieux qu'éprouvent les mères séparées de leurs enfants de s'occuper des enfants des autres,—vous vous rappelez que Gaston était élevé à Paris,—madame des Armoises, pendant ses séjours successifs au château, s'était amusée à donner elle-même à Denise un peu de l'éducation qu'on réservait alors pour les filles de qualité. La fillette n'était donc plus une paysanne.
Mais ce n'était pas, grâce au ciel, une paysanne demoiselle,—une paysanne pervertie, encore moins.
Jamais elle n'avait fait la révérence aux gentillâtres du pays pour se faire prendre le menton et se faire appeler mignonne, ainsi que cela se pratique, depuis l'antiquité la plus reculée, sur les planches de nos théâtres. Jamais elle n'avait dansé sur la fougère ni sous la coudrette. Jamais elle n'avait encouragé Tircis, ni sollicité Mondor.
Nous jugerions presque qu'elle ignorait qu'elle était belle.
Pourtant, sa mise avait une rustique coquetterie qui la sacrait reine de la mode à quatre lieues à la ronde,—et, quand elle mettait sa coiffe de dentelle, à longues barbes flottantes, pour aller à la grand'messe de Vittel, tous les garçons de la paroisse n'avaient pas assez d'yeux pour l'admirer.
Un matin, son père lui amena un étranger d'élégante tournure.
—Fillette, prononça solennellement Michel Hattier, voici notre jeune maître, le fils de nos bienfaiteurs, M. le chevalier des Armoises. Il faut le respecter et l'aimer comme je le respecte et comme je l'aime.
Denise détacha son regard de son ouvrage et le leva curieusement sur Gaston. Son cœur battit bien fort sous la fine toile de sa guimpe; un rouge brûlant remplaça la pâleur de sa joue; par la fenêtre ouverte le ciel lui sembla plus clair, les arbres plus verts, la campagne plus riante.
Le gentilhomme retourna fréquemment à la maison du garde, d'où celui-ci,—toujours sur le qui-vive,—était absent le plus souvent.
Gaston avait vingt ans. A Versailles et à Paris,—où les dames se montraient aussi compatissantes que jolies,—on l'avait surnommé l'Insensible, à cause de son indifférence à l'endroit des œillades incendiaires des dames qui composaient l'escadron volant de la reine et en face des agaceries significatives des nymphes sans préjugés qui formaient le bataillon léger de l'Opéra. En vérité, je vous le dis, ce n'était pas plus un héros de Duclos ou de Louvet, courant de la brune à la blonde et moissonnant les bonnes fortunes, que Denise n'était une ingénue de M. Marmontel, raisonnant sur Dieu, la nature et le reste.
Ils s'aimèrent.
Madame des Armoises et Michel Hattier étaient occupés d'autre chose.
Les nouvelles de la capitale arrivaient, à chaque courrier, plus sombres et plus inquiétantes,—et les braconniers, les maraudeurs du pays commençaient à traiter les biens seigneuriaux en propriétés nationales.
Gaston et Denise se voyaient tous les jours. C'étaient des heures enchantées.
Puis, soudain, une lettre du vieux marquis tomba, comme un coup de foudre, au château. M. des Armoises s'était installé à Coblentz. Il mandait sa femme et son fils près de lui et leur indiquait les moyens de le rejoindre. Une lieutenance attendait Gaston dans le petit corps d'émigrés que M. de Condé venait de recruter. Il fallait partir sur-le-champ.
—Je reviendrai, promit dans les caresses et les sanglots de l'adieu le jeune gentilhomme à sa maîtresse éplorée,—je reviendrai, et notre enfant aura un père...
Denise secoua la tête en signe de doute. Et quand Gaston se fut arraché de ses bras, ses genoux fléchirent; elle s'affaissa sur elle-même en levant vers le ciel ses yeux noyés de larmes, et elle songea à mourir...
Mourir!...
Elle n'en avait pas le droit. N'allait-elle pas devenir mère?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
A l'armée royale, le lieutenant des Armoises s'était bravement battu, mais bien plutôt par devoir que par conviction. Esprit juste, clairvoyant, calme, mathématique, il ne se faisait aucun scrupule de reconnaître in petto que, dans le grand duel politique et social de la Monarchie et du Peuple, la Force, non plus que le Droit, ne se trouvait pas tout à fait du côté pour lequel il avait mis flamberge au vent. Obligé d'admettre pour légitimes, dans sa logique et sa bonne foi, une partie des revendications de la Révolution, il ne s'était pas fait un seul instant illusion sur le triomphe, au moins momentané, de celle-ci, et sur les changements importants que ce résultat entraînerait dans le fond et la forme de l'Etat. Résultats et changements, le jeune gentilhomme accepta tout sans révolte et sans rancune; car, dépourvu d'ambition, progressiste (s'il nous est permis d'antidater cette expression) et sincèrement patriote dans le sens élevé du mot, il était prêt à sacrifier à la pacification et au bonheur de son pays sa fortune, ses affections, voire même ses principes.
Il n'en fut pas ainsi du vieux marquis: la ruine de son parti et de ses espérances le tua. Il mourut à Londres, où il s'était réfugié devant les victoires des héroïques va-nu-pieds de la République. La marquise le suivit de près au cimetière. Leur fils leur ferma les yeux. Ce pieux office accompli, Gaston, orphelin, isolé, sans parents autres que des amis d'émigration dont il ne partageait ni les goûts ni les idées, Gaston fut pris du spleen, ce nuage noir formé des brumes de la Tamise et chargé des larmes d'Young et de ses lugubres imitateurs...
Il songea à revenir en France...
Une attraction invincible le rappelait, du reste, de l'autre côté du détroit. Le gentilhomme aimait toujours Denise. Et il se souvenait d'avoir fait une promesse...
Certes, du vivant de son père, notre émigré n'eût jamais osé concevoir la pensée de réparer une de ces fautes que les gens de sa caste considéraient comme la plus légère peccadille, du moment qu'elle avait «une vilaine» pour victime. Mais il restait seul sur la terre et maître absolu de ses actions. Puis, loyal avant tout, scrupuleux à l'excès, esclave de la foi jurée et doué de cette rare qualité de substituer dans la règle de sa conduite sa conscience à l'opinion, il s'était fermement décidé à vivre désormais aussi obscur qu'heureux, sur un coin du sol natal, entre sa femme et son enfant.
Cet enfant,—dont la naissance avait pu être dérobée à Michel Hattier,—devait toucher maintenant à sa dixième année...
Gaston brûlait de l'embrasser.
Depuis son départ, le gentilhomme n'avait jamais cessé de correspondre avec la fille du garde-chasse.
Par elle il avait appris,—presque en même temps—le décès de l'ex-trompette de Chamboran et la vente du fief des Armoises à titre de bien national. Michel Hattier, le fidèle serviteur, avait succombé sous le coup d'une apoplexie quasi foudroyante. Quant au château et à ses dépendances, la loi les avait adjugés, pour une poignée d'assignats, à un aubergiste de Vittel, appelé Jean-Baptiste Arnould. Ce dernier n'ayant survécu que sept ans à cette acquisition, sa veuve et ses enfants—deux filles et trois fils—manifestèrent l'intention de rétrocéder les Armoises à qui leur offrirait un bénéfice raisonnable.
Rien n'était plus commun alors. La Bande noire, qui plus tard racheta, pour les dépecer, les domaines et les donjons vendus nationalement, n'avait pas encore commencé ses opérations destructives,—et les acquéreurs de fraîche date de ces propriétés—de luxe plutôt que de rapport—avaient fini par s'en montrer singulièrement embarrassés. Quoi de surprenant qu'ils songeassent à échanger contre des espèces sonnantes des conquêtes révolutionnaires qu'un revirement de circonstances pouvait les obliger de restituer gratis à l'Etat ou à leurs possesseurs légitimes?
Gaston des Armoises était riche,—feu son père ayant eu, avant de franchir le Rhin, la précaution de réaliser les biens considérables, situés en Alsace, qu'il tenait du chef de la marquise.
Informé par Denise, notre émigré s'aboucha avec la succession Arnould. Nous connaissons le résultat de ces négociations. L'aubergiste défunt avait eu les Armoises pour un paquet de chiffons de papier: il fut convenu—par lettres—que ses héritiers les rendraient au fils de l'ancien propriétaire contre cinquante mille livres en valeurs ayant cours sur une banque étrangère,—les finances de la République n'inspirant qu'une médiocre confiance.
Nous avons dit que la loi du 6 floréal an X amnistiait les nobles demeurés en dehors du territoire français en ne frappant d'exception que ceux qui avaient exercé un commandement dans l'armée de Condé. Pour que le marquis profitât du bénéfice de cette loi, il lui fallut donc établir que son grade dans cette armée avait été essentiellement subalterne. Ces formalités prirent du temps. Ce ne fut guère que dans le courant de thermidor an XII que le gentilhomme, dûment autorisé, put rentrer en France par l'Allemagne.
De Strasbourg, il avait écrit à sa chère Denise, afin de lui annoncer son arrivée pour le lendemain. Vous l'avez vu s'arrêter quelques heures à l'hôtel de la Poste, à Charmes; vous avez assisté à sa rencontre avec Philippe Hattier, et vous comprenez,—maintenant,—son trouble et ses appréhensions en face d'un frère qui avait le droit de lui demander un compte sévère, si, par hasard, la jeune fille avait fait à ce brave soldat l'aveu de sa chute et de sa honte.
Nous le retrouvons sur la route de Vittel.
Le spectre du passé, que nous venons d'évoquer, tournoyait devant ses yeux aveuglés par les ténèbres. Notre cavalier pressait sa course, comme s'il eût voulu fuir sa propre crainte. Malgré lui, parfois, il tendait l'oreille dans le silence qui l'entourait,—et, alors, les battements de son cœur faisaient comme un grand bruit qui semblait l'épouvanter.
Il était brave pourtant. Ses compagnons de guerre auraient rendu ce témoignage que jamais plus vaillante main n'avait tenu l'épée. Mais que peut une lame,—si finement trempée, si solidement emmanchée qu'elle soit,—contre certains pressentiments?
De brusques rafales rasaient la terre; de larges gouttes de pluie commençaient à tomber; le tonnerre grondait en se rapprochant.
Gaston allait toujours.
Chose étrange: à mesure qu'il avançait, sa mélancolie redoublait...
Le chemin gravissait un mamelon. Un éclair déchira la nuit. Dans sa lumière bleuâtre et éphémère, un troupeau de bâtisses moutonna,—au bas de la côte,—accroupi autour d'un clocher...
C'était Vittel!...
Involontairement, le marquis pesa sur les rênes. Le cheval s'arrêta. Le gentilhomme se découvrit pour passer sa main sur son front, d'où ruisselait la sueur. Un nom, prononcé ex imo corde, glissa entre ses lèvres:—Denise...
—Si près d'elle! murmura-t-il.
Un instant, l'idée lui vint de traverser le village à fond de train, de pousser droit aux Armoises et d'aller frapper au volet d'un pavillon bien connu. Mais une sorte de raffinement sentimental l'arrêta. Il pensa:
—Il est tard. Tout est clos chez elle. Elle s'est endormie en songeant à moi. Elle sait que j'arriverai demain. L'attente est encore une joie. Laissons-lui savourer cette joie jusqu'au matin.
N'avait-il pas, lui, d'ailleurs, une affaire d'importance à traiter à Vittel?
Ne lui fallait-il pas faire halte au Coq-en-Pâte,—l'auberge des héritiers Arnould,—pour en finir avec ces possesseurs actuels du domaine qu'il était convenu de racheter? N'était-il pas urgent enfin qu'il se débarrassât entre leurs mains,—en échange d'un contrat de vente qu'ils devaient avoir préparé,—d'une somme qui pouvait attirer le danger sur celui qui en était porteur, dans un pays aussi mal famé?
Le résultat de ces réflexions fut que M. des Armoises s'engagea, au pas de sa monture, dans les rues obscures du bourg.
L'orage était alors dans toute sa violence: il pleuvait à torrents, les éclairs se succédaient presque sans interruption, et la foudre tonnait à coups furieux, précipités, continus.
Le gentilhomme fut assez longtemps avant de réussir à s'orienter dans cette averse.
A la fin,—après avoir franchi un pont, tourné un coude et dépassé une petite place,—il se trouva en face d'une assez vaste construction, dont le principal corps de logis s'exhaussait sur un perron de quelques marches.
Ce bâtiment était une hôtellerie. On entendait l'enseigne invisible qui se balançait au vent en grinçant sur ses gonds dans le fracas de la tempête. Une lueur se montrait derrière les rideaux fermés du rez-de-chaussée.
Gaston ne courait aucun risque de se tromper: il savait que le Coq-en-Pâte formait la seule auberge de la localité.
Notre cavalier mit donc pied à terre. Il attacha son cheval à un barreau de la rampe de fer du perron et monta prestement les degrés de celui-ci...
VI
AU COQ-EN-PATE
C'était toujours la même nuit, et loin de faire marcher le temps, nous sommes obligés de rétrograder de deux ou trois heures environ, pour introduire le lecteur dans cette auberge du Coq-en Pâte dont le nom est déjà tombé plus d'une fois sous notre plume et dont nous n'avons pas encore franchi le seuil.
Si les lois de la physionomie sont exactes chez les individus,—en ce sens que celle-ci dévoile le plus souvent à l'examen d'un esprit supérieur non seulement le caractère de ces individus, mais aussi la fatalité qui préside à leur existence,—ces lois sont applicables, jusqu'à un certain point, aux choses et, surtout, aux endroits. Oui, il y a des lieux comme des figures prophétiques,—loca scelerata, disaient les anciens,—des lieux scélérats, dont l'aspect inspire une terreur involontaire, inexplicable, à l'égal du masque d'un Cartouche, d'un Lacenaire ou d'un Troppmann.
Oui, il se rencontre des endroits que des signes mystérieux vouent aux actions coupables, sinistres, monstrueuses, comme ces malfaiteurs que les lignes de leur crâne ou de leur visage désignent invinciblement pour le bagne ou pour l'échafaud.
Ce sceau n'est visible qu'à la loupe de l'observation. Il frappe bien davantage l'imagination que le regard. Mais il existe réellement,—et, si la société se procurait une reproduction fidèle et minutieuse du théâtre des grands forfaits,—que celui-ci s'appelle le bouge de la rue des Hebdomadiers, à Rodez, ou le salon de l'hôtel Praslin, aux Champs-Elysées,—la science d'un Gall ou d'un Lavater découvrirait sûrement en lui des marques non équivoques de sa sanglante prédestination.
Ces marques étaient empreintes à l'état d'hiéroglyphes, si je puis m'exprimer ainsi, dans toutes les parties de la maison Arnould,—en dépit de l'enseigne engageante sur la plaque de tôle de laquelle un Raphaël,—en bâtiments—du cru avait peinturluré un superbe Grault (coq gallus, en patois vosgien) dressant les dentelures cramoisies de sa crête au-dessus d'une sorte de bastion de croûte ferme et rutilante.
Un œil investigateur et soupçonneux les eût devinées,—vagues, intangibles et latentes,—dans la cuisine où nous entrons.
Le nez d'un limier eût flairé des passées de fauves et de carnassiers sur ce carreau de briques soigneusement récuré à la pilasse (poudre de grès) et si clair qu'on se fût fait la barbe dedans comme dans un miroir. La perspicacité, aiguisée en intuition, eût pressenti je ne sais quoi d'anormal et de menaçant dans cet intérieur régulier, net et brillant de propreté: la mé (huche à pétrir le pain) chargée de miches, en face de la crédence supportant les plats, les assiettes, les soupières de faïence à bouquets, à ramages, à devises, à emblèmes,—la cheminée monumentale, au manteau en forme d'auvent, vis-à-vis de la porte ouvrant sur le perron,—et, tout autour, sur la muraille qu'il tapissait de l'éclat des cuivres jaunes comme l'or et de l'étain luisant comme l'argent, un véritable arsenal culinaire: lèchefrites, écumoires, daubières et saucières!...
Mais il s'en fallait de beaucoup que les gens qui entouraient, qui fréquentaient le Coq-en-Pâte, fussent doués de seconde vue. L'excellente réputation des propriétaires de l'auberge éloignait de celle-ci toute supposition malsonnante.
Jean-Baptiste Arnould, qui l'avait achalandée, et sa moitié, Agnès Chassard, avaient bûché dur, comme on dit, pour amasser ce qu'ils possédaient. Sa veuve et ses enfants agissaient de même pour conserver, pour augmenter. S'ils étaient riches,—et ils devaient l'être, eu égard à leur esprit d'ordre, d'économie et à leur âpreté au gain et à la besogne,—ils avaient su dissimuler leur aisance avec assez de sagesse pour n'éveiller ni l'attention, ni la jalousie de leurs voisins.
Leur façon d'être et de vivre ne sortait point des limites de leur condition. Par tradition, la mère affectait de se plaindre,—car c'est surtout au village que le proverbe est retourné et qu'il vaut mieux exciter la pitié que l'envie,—et ne cessait, à tout propos, de mettre en avant ses cinq enfants, la perte de son homme et les arias causés par cet événement et par cette nombreuse famille.
Elle tenait cette règle de conduite du défunt. Ce dernier, il est vrai, avait trouvé le moyen d'acheter les Armoises. Mais on savait que les Armoises avaient été données pour un morceau de pain. Le bruit courait, d'ailleurs, que c'était avec les propres fonds du vieux marquis que cette acquisition avait été faite en sous-main par l'hôtelier, lequel, en cette circonstance, n'avait été que le prête-nom et le fidéi commissaire de l'émigré, en vue d'une restitution immédiate, à l'expiration de la crise.
Avons-nous besoin d'ajouter que c'était Jean-Baptiste lui-même qui avait répandu cette rumeur, qu'il avait eu le soin d'accréditer en laissant dans le statu quo le domaine et le château, sans y rien toucher ni changer,—ce qui avait fini par faire prendre le rusé compère et ses héritiers pour les plus dignes et les plus méritants qui fussent au monde?
Les Arnould n'étaient ni vaniteux, ni ambitieux, ni processifs. Jamais ils n'avaient fait tort d'un rouge liard à qui que ce fût, ni emprunté un petit écu à personne. On se demandait bien par quel miracle,—autre qu'en graissant la patte aux agents du recrutement,—les trois gars avaient pu échapper à la réquisition dans un moment où tous les Français en état de porter le mousquet avaient dû rejoindre les armées de la République; mais on se le demandait à voix basse, car François, Joseph et Sébastien avaient la poigne solide et prompte. On les craignait,—et eût on remarqué en eux, chez eux, autour d'eux, quelque chose de louche ou de suspect, on se fût bien gardé d'en souffler un seul mot.
Les annales des tribunaux n'offrent que trop d'exemples de ce mutisme particulier aux campagnards. Le campagnard est casanier, égoïste et craintif. La justice, avec son appareil et le trouble qu'elle apporte, d'ordinaire, dans les habitudes de quiconque a affaire à elle, lui cause une peur insurmontable. Qu'un crime ou un délit se produisent près de lui, il aimera mieux fermer les yeux et se boucher les oreilles que d'avertir les magistrats ou de prêter aide à leur action.
Ce désir de ne pas «se compromettre» l'absorbe tout entier, lorsqu'il se complique d'un sentiment de frayeur individuelle. N'avons-nous pas assisté fort souvent à des scènes de cour d'assises où des paysans, appelés à figurer comme témoins et redoutant la vengeance de l'accusé, de ses parents ou de ses proches, refusaient obstinément de répondre aux questions qui leur étaient adressées, alors même qu'il s'agissait de leurs intérêts les plus chers ou qu'on les menaçait des rigueurs de la loi?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ces explications—nécessaires—données, revenons à la cuisine de l'auberge du Coq-en-Pâte.
Dans la journée, la lumière y pénétrait à flots par deux larges fenêtres et se réfléchissait joyeusement dans les panneaux polis des vieux bahuts de chêne. Mais, au moment où nous y pénétrons, la vaste pièce était à peine éclairée par une lampe placée sur une table, au milieu, et par deux bûches de hêtre qui charbonnaient dans l'âtre.
Toute la famille Arnould s'y trouvait réunie,—à l'exception de Joseph, le fils aîné.
Sous la toiture de la cheminée et si près du feu que la pointe de ses galoches de lisière roussissait à la braise, Agnès Chassard était assise sur une escabelle à trois pieds.
La veuve avait près de soixante ans.
Une chevelure abondante et d'un blanc de neige sortait de dessous ses coiffes de crêpe et se séparait en deux masses égales sur son front sillonné par une multitude de rides profondes. Ses yeux étaient noirs, vifs, durs et tranchants. Son nez se recourbait en bec de faucon, et sa bouche, affaissée dans les mille plis que creuse la vieillesse, gardait une inconcevable expression d'énergie. On devinait sa haute taille à la longueur de son torse, et quoiqu'elle eût vécu courbée sur toute espèce de besognes, son port restait droit et fier.
Au dire des anciens du village, l'hôtelière avait été, jadis, d'une beauté si mâle et si robuste, que galants et richards s'en étaient venus à l'envi papillonner derrière ses cotillons.
Mais richards et galants avaient perdu leurs peines.
Fille de misérables journaliers, obligés, pour subsister, de glaner et de halleboter (grappiller après la vendange) dans le champ ou la vigne d'autrui,—mariée pauvre à un homme pauvre, après une enfance, une jeunesse abreuvées de toutes les souffrances, de toutes les humiliations qu'engendre l'indigence, la Chassard, à ce qu'il paraît, avait considéré l'honnêteté conjugale dans ce qu'elle a de plus scrupuleux, de plus absolu et de plus complet, comme un moyen certain d'obtenir ce qui lui manquait: l'argent, avec la considération et le bien-être qui en dérivent. Peut-être aussi cette honnêteté lui avait-elle servi à cacher autre chose?
Toujours est-il que la patronne du Coq-en-Pâte n'avait jamais été soupçonnée du moindre coup d'aiguille dans le contrat.
Vêtue d'un casaquin et d'une jupe d'épluche de couleur foncée,—car elle n'avait pas quitté le deuil depuis la perte de son conjoint,—elle tricotait silencieusement. Ses traits avaient une expression soucieuse et sévère. La réverbération de la braise marquait dessus—brutalement—les contrastes d'ombre et de lumière.
La fille aînée, Marianne, cousait près de la table, sur un coin de laquelle ses deux frères jouaient aux cartes.
Grande, taillée en pleine chair et ressemblant à sa mère, Marianne rappelait, dans leur ensemble de qualités et de défauts, ces androgynes aux bras charnus, aux jambes musculeuses, aux reins cambrés, au poitrail ample et volumineusement garni, que les sculpteurs prennent si volontiers pour modèles de leurs statues de la Liberté, et que souvent la République,—contemporaine de notre récit,—convia à personnifier cette déesse «aux puissantes mamelles» sur les tréteaux et sur les chars de ses fêtes nationales. Avec son chignon roux, tordu à grosses poignées sur sa nuque brunie par le soleil, et son profil masculin à la gravité de lignes interrompue par le renflement d'une lèvre moqueuse et sensuelle, elle possédait la séduction de la vigueur surabondante. Le sang est riche en Lorraine, et l'on n'y dédaigne point cette sorte de virago. L'outil à gagner les écus doit, sous peine de casser, avoir un manche solide: Marianne Arnould était solidement emmanchée.
Ses yeux, d'un jaune clair, pénétrants et hardis, avaient, depuis longtemps, incendié les coureurs de dot des environs. Plus d'une fois, ceux-ci, le soir, étaient venus lui donner l'aubade sous les croisées,—histoire de demander l'entrée de la maison. Plus d'une fois, la nuit, ils avaient planté devant la porte de l'auberge ce mai,—enguirlandé de rubans,—qui indique qu'il y a là une fille à marier, et qui invite cette fille à faire son choix librement. Notre Bradamante rustique avait une façon à elle de rembarrer les prétendants:
—Quand un garçon me conviendra, je n'irai pas par trente-six chemins pour le lui dire... En attendant, rengaînez-moi vos musiques et vos compliments... Quant à ce qui est de votre mai, gare que je ne le déracine pour vous le casser sur les épaules!...
Marianne avait parfait sa vingt-deuxième année.
Sa sœur Florence touchait à peine à sa seizième. Elle se tenait debout contre l'une des fenêtres, le visage appuyé aux carreaux, et semblait écouter l'orage qui commençait au dehors. D'épaisses boucles blondes s'échappaient de dessous sa cornette et descendaient presque jusqu'à la ceinture de sa cote de rayage bleu, dans les plis de laquelle se perdait son corps frêle et délicat.
J'ai dit que les fils cadets,—Sébastien et François,—faisaient un piquet sous la lampe. Deux gars du genre du lieutenant Philippe Hattier et du marquis Gaston des Armoises. Jumeaux, on les eût pris l'un pour l'autre, tant ils avaient la même carrure, les mêmes manières et la même voix.
Leur figure ronde, plate et hâlée, avec son nez camus, son front bombé et sa bouche à pipe, s'encadrait dans une paire de favoris en côtelettes, qui rejoignait le menton, et dans une forêt de cheveux, coupés ras sur le devant, longs sur les joues et pendant derrière la tête à la mode du temps.
Habillés d'une façon exactement pareille,—veste, culotte et guêtres de chasse en coutil, sans gilet ni cravate à cause de la chaleur,—chaussés de souliers de cuir de couleur naturelle, la chemise rattachée au col par une épingle d'or figurant le cerceau, et les oreilles garnies de boucles de même métal et de même forme,—comme en portaient alors les muscadins de village,—ils n'effraient, au premier abord, rien de ce qui sort un homme de la foule. Toutefois, s'ils ne louchaient point, leurs yeux n'étaient pas tout à fait ensemble, pour emprunter un de ses termes à la peinture. Ce défaut, quoique léger, donnait à leur regard une expression qui n'était pas trop catholique. Etant acquis que le regard est le miroir de la conscience, celle de Sébastien et de François Arnould ne devait être droite et tranquille que tout juste.
Par intervalles, Agnès Chassard s'interrompait de son tricot pour jeter le coup d'œil de la ménagère,—et aussi une pincée de sel ou de poivre, un brin de thym, un clou de girofle, une feuille de laurier,—dans une couple de marmites qui ronronnaient sur la braise, à ses pieds, en exhalant une appétissante odeur de fricot; et quand elle se penchait à l'intérieur de la cheminée, une demi-douzaine de quartiers de lard balançaient au-dessus de sa tête, des deux côtés de la crémaillère, leur couenne recouverte de suie.
Marianne reprisait du linge en fredonnant un vieux noël.
Sébastien et François s'absorbaient dans leur cent de piquet, en se servant, pour annoncer leur jeu, du jargon usité à l'époque:
—Trente-neuf au point.
—C'est bon.
—Tierce au philosophe.
—Ça ne vaut rien; j'ai une quatrième au réquisitionnaire.
La révolution avait en effet détrôné les rois,—même aux cartes,—et remplacé Alexandre, César, David et Charlemagne par quatre philosophes: Voltaire, Rousseau, La Fontaine et Molière. Elle avait également substitué aux valets des réquisitionnaires républicains.
Bref, figurez-vous un tableau de Chardin: La veillée de famille après le repas du soir.
Rien de plus calme de ton,—de plus anodin, de plus rassurant et de plus patriarcal.
A droite et à gauche de la cheminée, il y avait une porte—de physionomie et de calibre différents. Au-dessus des battants vitrés de celle de droite, on lisait cette inscription:
SALLE DES CITOYENS VOYAGEURS
Celle de gauche,—étroite, basse et cintrée, donnait accès dans un corridor qui aboutissait à une cour. Cette cour,—dans laquelle nous aurons l'occasion de revenir en suivant le fil de ce récit,—formait un carré long, bordé sur une face par le bâtiment d'habitation et sur les trois autres par les écuries, les remises et le mur à hauteur d'appui d'un jardin assez vaste et assez ombragé, qui confinait lui-même à un verger et à un bouquet de bois appartenant pareillement aux héritiers Arnould. Jardin, verger et bois côtoyaient le chemin qui contournait le village au nord et rejoignait la route de Neufchâteau, en coupant à travers champs,—un peu au-dessus de l'endroit où se trouve aujourd'hui le modeste Casino de l'exploitation de la Source. Cette route—il convient dénoter ce détail—fait la fourche avec celle de Mirecourt aux abords de Contrexéville...
Cependant, la veillée continuait: Sébastien venait d'attaquer de la vertu de trèfle, que son partenaire avait prise avec la loi de cette couleur,—les as étant devenus des lois comme les dames des vertus,—et Marianne entamait le couplet:
| Où s'en vont ces gais bergers |
| Ensemble côte à côte?... |
Soudain des pas précipités retentirent dans le corridor...
La veuve se souleva sur son escabelle; Marianne lâcha son aiguille et cessa sa chanson, les joueurs laissèrent là leurs cartes,—et la fillette qui s'appuyait à la croisée se retourna, démasquant une figure charmante, sur laquelle il y avait la pureté d'un ange mêlée à de précoces tristesses.
Tous les yeux se fixèrent sur la petite porte.
Celle-ci s'ouvrit brusquement.
Il n'y eut qu'une voix:
—C'est Joseph!
L'aîné de la famille Arnould entra dans la cuisine:
—Bonsoir, tout le monde, fit-il. J'ai rapiqué par la traverse et par les derrières du village afin de devancer l'orage. Il va faire un charivari à ne pas flanquer un gabelou dehors. Nous sommes rentrés par la cour,—le cheval, la voiture et moi.
Puis s'adressant à François et à Sébastien:
—Faudrait se dépêcher de dételer. On bouchonnera Cabri avec soin et on lui donnera sa ration en double. La brave bête ne l'a pas volée... Pour ce qui est de la carriole, on lui fera un bout de toilette. En l'apercevant demain, à sa place, sous la remise, personne ne doit se douter que la gourmande a avalé ses vingt lieues dans la journée. Vous comprenez?
—Pardi!
—Alors, ne lantiponnons pas. Notre besogne n'est point finie. Nous avons autre chose à faire avant de mettre notre bonnet de nuit sur l'oreiller.
Les jumeaux sortirent aussitôt par la porte du corridor. Joseph se tourna vers les deux sœurs:
—Quant à vous, les jeunesses, vous allez monter me préparer la plus belle chambre de la maison!... Frottez, essuyez, époussetez à tour de bras! Des draps blancs dans le lit, des fleurs dans les vases, des bougies dans les chandeliers, comme s'il s'agissait de recevoir le citoyen maire de Mirecourt ou le premier consul Bonaparte!...
—Est-ce que nous aurons un voyageur, ce soir? questionna vivement Marianne.
—Peut-être oui, peut-être non. J'en ignore. Qui vivra verra... En attendant, apporte-moi de quoi me nettoyer le canon de fusil: croûte et goutte, histoire de patienter jusqu'au moment de souper...
La grande fille s'empressa de placer sur la table une miche de pain de seigle, une bouteille et un verre. L'aîné des Arnould tira son eustache et se tailla à même un fort chanteau. Ensuite interpellant Florence:
—Allons, petiote, verse-moi! M'est avis que j'ai la pépie. Quand, depuis le matin, on n'a eu, pour se rafraîchir, que des giboulées de poussière...
Mais la fillette ne bougea pas. Elle demeurait au milieu de la pièce, raide, immobile et comme pétrifiée par un effroi subit. Une sorte d'horreur foudroyante avait bouleversé ses traits. Sa joue était pâle; il y avait de l'égarement dans son regard; ses lèvres frémissantes murmuraient à part elle:
—Un voyageur!... Encore un!... Oh! mon Dieu!...
Joseph, frappé de ce changement instantané, s'écria d'un ton doucereux:
—Qu'est-ce qu'il te prend donc, ma mignonne?...
—A moi?
—Parbleu! je n'ai pas la berlue: te voilà blanche comme un linge; ton corps grelotte la fièvre, et tes yeux battent la campagne... On dirait que tu vas passer... Ah çà! est-ce que tu deviens malade?...
—Malade?... Non, mon frère... Seulement...
—Seulement...? Explique-toi!... Tu m'ébaubis, que diable!...
—J'ai peur, balbutia la fillette.
Le paysan la considéra avec stupéfaction:
—Peur de quoi? Avec nous? Es-tu folle, la Benjamine?
La Benjamine—comme on l'appelait, par amitié, dans la famille—rendit cette plainte:
—Je souffre!...
—Où cela?...
—Je ne sais pas... Partout... J'ai ici un poids qui me charge, et là, un étau qui me serre...
Elle désignait son front et sa poitrine...
Joseph interrogea Marianne de l'œil pour lui demander ce que signifiait ce phénomène. La grande fille haussa les épaules:
—Bah! des giries! s'exclama-t-elle. Mademoiselle a ses nerfs!... Des nerfs!... Comme si nous avions le moyen de faire les grimaces des bourgeoises de la ville!...
Elle continua en allumant un bout de chandelle à la lampe:
—Tu ferais mieux, la câline, de t'en venir avec moi rapproprier le numéro 1...
Florence secoua la tête comme pour chasser loin d'elle les terreurs qui l'assaillaient:
—Oui, ma sœur, oui, j'y vais, prononça-t-elle d'une voix qui tâchait de se raffermir.
—A la bonne heure! reprit Joseph. Faut pas s'écouter, sacrebleu! Travail dompte maladie... Va aider Marianne, mon enfant, d'autant plus que l'ouvrage presse... Quand vous aurez fini, nous mangerons un morceau; la maman va mettre la table...
La Benjamine fit un signe négatif...
—Le cœur ne t'en dit pas? questionna le paysan. Tu as tort. Mieux vaut recourir à la miche qu'au médecin... Enfin, sufficit! A ton aise... Tu iras te reposer, si c'est dans tes idées...
Il ajouta entre ses dents:
—Ça fera joliment notre affaire!...
La grande fille avait tiré d'un bahut une paire de draps dont la fraîcheur embaumait le thym et la lavande; elle la jeta sur son bras robuste, et, décochant à son frère une œillade bizarre:
—C'est tout ce que nous avons de plus cossu, de plus moelleux et de plus fin. Si celui qui s'étendra dedans ne dort pas tout son soûl jusqu'au jugement dernier!...
Puis, apostrophant sa cadette:
—Eh bien, y sommes-nous, citoyenne Laisse-tout-faire-aux-autres?
L'enfant fit un effort. Le désordre de sa physionomie s'effaça à demi sous la tension d'une volonté énergique. Elle posa ses deux mains sur son cœur défaillant et suivit d'un pas d'automate Marianne, qui s'en allait chantant le seizième ou le dix-septième couplet de son noël:
| Courons tous à la crèche |
| Entendre un beau sermon. |
| C'est le Sauveur qui prêche |
| Pour notre guérison... |
Joseph s'était remis à boire et à manger.
—C'est l'âge, pensait-il tout haut entre une bouchée et une rasade. La coquinette se forme. Quand ces petites filles deviennent femmes, elles ont, comme cela, des malaises que le mariage seul peut soigner.
Agnès Chassard avait assisté à cette scène sans se départir un instant de son attitude absorbée et silencieuse; mais ses oreilles attentives n'avaient pas perdu une syllabe du dialogue échangé,—et, de ses paupières baissées sur son tricot, elle avait fait jaillir à propos plus d'un éclair sournois qui avait saisi jusqu'aux moindres mouvements des personnages.
Lorsque les deux sœurs eurent disparu par la Salle des Voyageurs, elle quitta son escabeau, s'approcha de son fils, et, répondant à la réflexion de celui-ci:
—Tu te trompes, Arnould, dit-elle. Ce n'est pas l'âge. Il y a autre chose.
En Lorraine, l'aîné de la famille est toujours qualifié du nom patronymique.
Arnould, qui allait vider son verre, s'arrêta de surprise.
—Qu'est-ce qu'il y a, alors, maman? Vous parlez comme une charade du Messager boiteux de Strasbourg. Si je vous comprends, je veux bien que cette lampée de pichenet me serve de poison ou de tisane.
—Tu comprendras plus tard, répliqua la veuve d'un ton bref. Pour le quart d'heure, il ne s'agit pas de la Benjamine. Je me dévorais le sang,—dans mon coin,—à t'attendre...
Elle lui mit sur l'épaule ses doigts secs et noueux, et, le fixant entre les sourcils:
—Et notre homme? interrogea-t-elle.
—Notre homme est arrivé, repartit Joseph tranquillement.
—Tu l'as vu?
—Je l'ai vu.
—Ah!
Ce monosyllabe sortit de la bouche d'Agnès Chassard, rauque comme le rugissement du fauve qui abat sa griffe sur une proie.
Son interlocuteur continua sans perdre un coup de dent:
—La correspondance de Nancy l'a descendu à Charmes, ce matin. Un joli garçon, tout de même, avec des airs de demoiselle, et, nonobstant, un je ne sais quoi qui indique qu'il n'est pas manchot. Il a déjeuné à la Poste, en société...
—En société?
—Oui, une société dont j'estime qu'il sera bon de recauser... Pour le moment, allons au plus pressé: j'étais sur le banc de pierre,—au bas de la fenêtre de la salle à manger; je faisais semblant de dormir: de cet endroit-là, on entend tout—et on voit le reste...
—Personne ne t'a reconnu au moins? demanda la veuve vivement.
—Avec ma fausse barbe, mes haillons de mendiant et mon chapeau en éteignoir sur ma figure machurée? Allons donc! pas si malins les gens de Charmes!... J'avais caché Cabri et la carriole dans un petit bois, en dehors de la ville... Par exemple, si le gibier tombe dans nos panneaux, ce ne sera certes pas la faute à notre collègue Renaudot...
—Comment?
—La vieille brute s'est-elle assez battu les flancs pour retenir son voyageur? Lui en a-t-elle assez conté de toutes les couleurs? Des histoires, des rengaînes, des bourdes! N'allez pas, n'allez pas, dans la Forêt-Noire! comme roucoule la femme du juge de paix sur son clavecin... Heureusement, le ci-devant a un grain d'amour dans l'aileron,—et, comme il ne dure point d'embrasser sa chère et tendre...
Agnès Chassard n'écoutait plus. Elle interrompit le paysan d'un geste impérieux:
—Et l'argent? s'informa-t-elle, en se penchant comme si elle voulait lire d'avance dans la pensée de son interlocuteur, la réponse que celui-ci allait lui faire.
—L'argent est arrivé aussi. Le galant l'a sur lui. Dans un portefeuille placé dans la poche gauche de son habit.
—Les cinquante mille livres!
—Les cinquante mille livres.
La haute taille de l'hôtelière se redressa. Une flamme d'avidité sauvage éclaira les rides qui se croisaient, comme un réseau, sur son masque. Ses narines se gonflèrent, et ce fut d'une voix tremblante que cette nouvelle question siffla entre ses lèvres:
—En assignats?
—Vous plaisantez. Pas de mauvaise farce. Comme la chose a été convenue: en billets de caisse au porteur.
La veuve eut une grimace de mécontentement.
—N'ayez crainte, ni défiance, poursuivit Joseph en riant. Les billets valent mieux que de l'or. La Banque d'Angleterre est sûre. Si toutes les chambres de la baraque étaient tapissées de chiffons estampillés de sa pataraphe, je ne céderais pas le Coq-en-Pâte pour le palais des trois consuls de la république, à Paris.
Agnès Chassard secoua sa tête à cheveux blancs.
—N'empêche, grogna-t-elle, qu'en écus de six francs, ça irait jusqu'au bout du village!...
—Oui, oui, je vous comprends, maman, continua le paysan avec une bonhomie narquoise. Pour ce qui est de vous, vous préféreriez les écus de six livres. On est plus longtemps à les compter, pas vrai? Moi, je préfère le papier-monnaie. Une supposition qu'il faudrait décamper, c'est pas embarrassant pour jouer des guibolles. Et puis, c'est plus commode à faire circuler...
La veuve poussa un grand soupir:
—L'argent qui circule s'use, déclara-t-elle sentencieusement.
—D'accord; mais celui qui ne circule pas ne fait pas de petits.
Ayant riposté par cet axiome à l'aphorisme maternel, l'aîné des Arnould se versa ce qui restait de la bouteille. Il y eut un instant de silence. Ensuite la vieille murmura:
—Ce sera notre dernière affaire.
Joseph la menaça amicalement du doigt:
—Tenez, la mère, je vous connais comme si je vous avais fabriquée, quoique ce soit précisément le contraire... Lorsque vous aurez ajouté une marmite pleine de quibus aux neuf ou dix que vous avez déjà enfouies, je ne sais où, dans la cave, vous voudrez aller jusqu'à la douzaine; et, après la douzaine, jusqu'au quarteron,—ainsi de suite, usque ad vitam æternam, comme dit M. le curé dans ses sermons.
—Ne parlons pas de ça! prononça brusquement l'hôtelière. Vous serez bien heureux de trouver après moi le fruit de mes économies...
—Bah! vous vivrez cent ans! Bâtie à chaux et à sable! Censément comme par les Romains!...
Agnès Chassard rompit les chiens:
—Quand l'homme viendra-t-il? demanda-t-elle.
—Ce soir.
—Ce soir?
Joseph consulta sa montre:
—J'ai à peine une heure d'avance sur lui, et voilà pas mal de minutes que nous jabotons tous les deux...
La veuve insista.
—Tu es certain qu'il passera la nuit ici?
Le paysan fit rubis sur l'ongle:
—Comme je suis certain qu'il n'y a plus une seule goutte de liquide dans ma chopine.
—Il n'ira pas jusqu'aux Armoises?
—Je l'ai entendu décider qu'il ne rendrait visite à sa belle que demain. D'ailleurs, l'orage le rabattra chez nous. Songez que son méchant bidet de poste a présentement plus que son comptant de fatigue. Du diable s'il ne crève pas avant d'aller plus loin!... Or, comme le cher seigneur ne connaît âme qui vive dans la localité, qu'il a besoin au Coq-en-Pâte, et que le Coq-en-Pâte est la meilleure auberge de Vittel, par l'excellente raison qu'il n'y en a pas d'autre...
Un éclair illumina la cuisine. La vieille se signa dévotement, et, remarquant que son fils négligeait de l'imiter:
—Païen, grommela-t-elle, tu as donc envie que le tonnerre tombe sur la maison de ton père!
Puis, étendant le bras, elle ajouta:
—Ecoute!...
—Quoi?
—On a marché dehors...
—Maman, les oreilles vous cornent: c'est le tambour des Suisses (la foudre) qui bat son roulement, et l'averse qui cogne aux vitres...
La veuve courba son front sur le visage de son fils aîné:
—Et moi, reprit-elle à voix basse, je te dis qu'on monte le perron.
Arnould haussa les épaules:
—Hé! répliqua-t-il, les fers de son cheval auraient sonné sur le pavé de la rue... A moins qu'il n'ait pris la précaution de les emmaillotter d'une couverture, comme j'ai fait des pieds de Cabri et des roues de la carriole, pour ne pas éveiller l'attention des voisins... Mais ce n'est guère supposable...—Quand on parle du loup comme ça, on croit l'entendre...
—Je ne crois jamais entendre que ce que j'entends, dit Agnès Chassard. Il y a quelqu'un à la porte. On cherche le marteau pour frapper...
Elle n'avait pas achevé, qu'un coup vigoureux ébranlait l'huis...
En même temps, un organe vibrant appelait:
—Holà! la maison! bonnes gens! l'aubergiste!...
La mère et le fils se regardèrent tout pantois. Joseph murmura:
—Ce n'est pas son timbre!...
Le timbre continua:
—Ouvrez-nous vite, saperlotte! Il pleut des hallebardes! Vous n'êtes pas couchés. J'aperçois de la clarté...
Le paysan se leva et prit la lampe sur la table...
—Où vas-tu? interrogea la veuve...
—Je vais voir qui est là, pardieu!... Si celui qui nous attendons survenait en ce moment!... Il faut se débarrasser des témoins importuns...
Il marcha vers la porte, en tira les verrous et en tourna la clef dans la serrure. Le pène joua. Les battants massifs s'entr'ouvrirent...
Derrière,—sur le perron, ruisselant de l'ondée furieuse,—il y avait un homme qui portait un enfant...
VII
DEUX PERSONNES QU'ON N'ATTENDAIT PAS
L'homme était de large encolure. Il avait l'extérieur et le costume de ces colporteurs qui parcourent les campagnes en débitant aux ménagères toutes sortes de menues marchandises: fil de Paris, aiguilles anglaises, ciseaux, couteaux, petits miroirs, toiles de Gérardmer et mouchoirs de Chollet, contenues dans une balle attachée sur leur dos. Son visage plein et coloré respirait la franchise et l'honnêteté.
L'enfant semblait s'être assoupi de lassitude entre ses bras. Cet enfant,—un garçonnet d'apparence frêle et de traits délicats,—approchait d'une dizaine d'années. L'homme comptait la cinquantaine.
D'un coup d'épaule irrésistible, il poussa le battant de la porte que Joseph Arnould s'efforçait vainement de retenir entr'ouverte, et il entra,—comme une trombe,—dans la cuisine, où il déposa son fardeau sur une chaise. Ensuite, se secouant dans ses vêtements mouillés et faisant allusion aux éclairs, à la pluie et au tonnerre qui redoublaient au dehors:
—Pardon, excuse, la compagnie, si je pénètre ici comme un déluge; mais le Père éternel ne se contente pas de tousser en allumant sa pipe; il crache que c'en est une malédiction!...
Certaines notes—traînantes ou chantantes—de sa voix trahissaient son origine franc-comtoise. Il poursuivit, en ôtant son chapeau à la militaire, dont la corne dégorgea presque autant d'eau qu'une gargouille de cathédrale un jour d'orage:
—Ma foi de Dieu, s'il ne ferait pas plus sec prendre un bain au fin fond de la Saône que de baguenauder sur le pavé de la République, par ce chien de temps bon tout au plus pour les canards, les barbillons et les grenouilles!...
Puis, jetant un regard de sollicitude sur son petit compagnon:
—Ce que j'en dis, ce n'est pas pour moi, ajouta-t-il. Dans le métier, on est bronzé aux intempéries des saisons. C'est pour ce pauvre cher innocent, qui est capable d'en attraper une maladie.
Pendant qu'il discourait, François et Sébastien, Florence et Marianne Arnould étaient revenus de leur besogne,—celles-ci par la Salle des Voyageurs, ceux-là par le couloir qui menait à la cour,—et examinaient avec surprise les nouveaux arrivants. Agnès Chassard avait repris son escabelle au coin du feu. Le froncement de ses sourcils dénotait une irritation sourde. Un vif désappointement se lisait pareillement sur les traits de l'aîné de la famille. Il fit un pas vers le colporteur et s'écria d'un ton rogue:
—L'ami, vous ne vous gênez guère!... S'introduire chez des particuliers comme sous la halle ou sur le jeu de quilles!... Qu'est-ce qu'il y a pour votre service?...
—Ce qu'il y a pour mon service?...
—Oui. Parlez vite. Nous sommes pressés...
L'autre ne se démonta point.
—Bon, répliqua-t-il tranquillement, si c'est comme ça que vous recevez les pratiques...
—Les pratiques?...
—Est-ce que je ne suis pas à l'auberge?
—Après?
—Ce n'est pas la première fois que je traverse le pays. Est-ce que je n'ai pas déchiffré dans le barbouillage de votre enseigne: Au Coq-en-Pâte, Arnould loge à pied et à cheval?...
—Eh bien?...
—Eh bien, logez-moi, saperlotte! Je n'ai pas de cheval, c'est vrai; mais, en revanche, j'ai un mioche...
La belle humeur avec laquelle son interlocuteur soutenait le choc exaspéra le paysan:
—L'homme, cherchez ailleurs, reprit-il brusquement. Toutes nos chambres sont occupées et le garde-manger est vide...
—Qu'à cela ne tienne! Je ne suis pas difficile. Une place dans le grenier à foin, avec un chiffon de pain et une bouteille pour moi,—et une tasse de lait pour le petiot...
Joseph frappa du pied:
—Je vous dis que nous ne pouvons ni vous nourrir, ni vous coucher.
—Là, là! Ne nous fâchons pas, patron. On n'a point l'intention de se perpétuer chez vous, malgré vous. Mais, voyons, aurez-vous le cœur de refuser un gîte et un morceau à un chrétien qui a doublé l'étape aujourd'hui, sur ses jambes, et à un malheureux enfant que j'ai promis de ramener à sa mère, et qui est susceptible de trépasser de peur, de froid et de fatigue, si vous nous obligez à continuer notre route par cette tempête...
Puis, interrompant sa supplique par un accès d'hilarité:
—Ah çà! mais suis-je bête? Peut-être vous imaginez-vous que je n'ai ni papiers, ni ressources. Dame! il y a,—à ce qu'on prétend,—tant de malfaiteurs et de vagabonds dans la contrée!...
Il ouvrit un étui de fer blanc, qu'il portait pendu à son cou,—étui semblable à celui dans lequel les soldats renferment leur congé:
—Primo, d'abord, voici mon passe-port, visé, timbré, légalisé pas plus tard que ce matin, par le citoyen administrateur du district de Neufchâteau,—d'où il ressort que le nommé Anthime Jovard, ici présent, marchand ambulant, né et domicilié à Morteau (Doubs), âgé de cinquante-trois ans et patenté dans sa commune, a le droit de circuler librement sur tous les points du territoire,—avec le signalement dudit, pour lui servir au vis-à-vis des autorités respectives...
Ensuite, déboutonnant sa houppelande et frappant sur une large ceinture de cuir qui lui serrait le ventre:
—On a beau voyager par la voiture de Saint-Crépin et ne pas être requinqué comme un propriétaire, on a de quoi payer le vivre et le logement.
Il déboucla sa ceinture et la jeta sur la table.
Cette façon de sacoche rendit, en heurtant le bois, une vibration métallique.
Anthime Jovard ajouta joyeusement:
—On n'a pas toutes ses aises, mais on gagne sa vie... Je suis parti de la maison, voilà, quatre mois approchant, ma balle pleine de bimbeloterie: j'y reviens, aujourd'hui, le baluchon vidé, mais le boursicot rempli... Hé! hé! compère, savez-vous que je ne donnerais point ce qu'il y a là-dedans pour une pièce de dix-huit cents livres?
Joseph Arnould ébaucha un geste d'impatience et de menace:
—Mais encore!... commença-t-il.
Il n'acheva point. Un signe impérieux d'Agnès Chassard l'appela près de celle-ci. Un colloque animé s'engagea—à voix basse—entre la mère et le fils.
Le colporteur s'était retourné du côté du garçonnet, qui s'agitait—tout en sommeillant—sur sa chaise:
—Sois tranquille, mon chérubin, lui disait-il avec tendresse, tout à l'heure tu reposeras entre deux draps bien chauds,—dans un bon lit de plumes, bassiné avec du sucre,—et je te ferai prendre une rôtie au vin qui te mettra sur l'estomac un fameux gilet de flanelle!...
Florence et Marianne s'étaient avancées jusque tout auprès du «chérubin» et le considéraient, celle-ci avec curiosité, celle-là avec intérêt:
—Sainte Vierge! s'écria la fillette, est-il mignon, propre et gentil! Cette peau blanche! ces cheveux d'or! ces petits pieds et ces petites mains! On croirait voir le Jésus de cire du Bethléem de la Noël!...
On nomme Bethléem, en Lorraine, la représentation par des poupées de la naissance du Sauveur.
—C'est un enfant de la ville, opina la grande fille. Ça n'a pas de couleurs pour deux liards et c'est maigre comme un carême.
Sous l'auvent de la cheminée, la veuve marmottait à l'oreille de son aîné:
—Dix-huit cents francs!... En numéraire!... Une somme trouvée!...
Joseph hocha le front.
—Une misère auprès du magot que nous empocherons cette nuit!...
L'hôtelière insista.
—Ce sont les petits ruisseaux qui font les grosses rivières...
Son interlocuteur se gratta l'oreille:
—Oui, grommela-t-il, mais on a vu des gens se noyer dans les petits ruisseaux...
Il ajouta après réflexion:
—Et puis l'autre qui va venir... Si les dix-huit cents livres allaient nous faire manquer les cinquante mille francs... Maman, maman, soyons prudents...
La vieille repartit sèchement:
—Ce qu'il y a plus prudent, vois-tu, fieu, c'est l'audace.
Florence s'était agenouillée devant l'enfant:
—Comme il dort! murmurait-elle, et comme il a l'air harassé!
—Vous arrivez de Neufchâteau? demandait Marianne au colporteur.
—Oui, citoyenne. Sur la semelle de nos souliers. J'avais bien de l'argent pour louer une voiture; mais personne n'a consenti à nous conduire, à cause de tous ces méchants bruits de voyageurs envoyés ad patres par une association de coquins invisibles...
En ce moment, l'aîné des Arnould reprenait:
—La mère, souvenez-vous du proverbe: Qui trop embrasse mal étreint...
Agnès Chassard eut un mouvement significatif.
—A proverbe proverbe et demi, répliqua-t-elle: Quand il y en a pour un, il y en a pour deux. N'es-tu plus un homme, Joseph?
Marianne continuait à questionner le colporteur:
—Est-ce que l'enfant vous appartient, citoyen?
—Non, citoyenne. C'est un métayer de mes amis—de la banlieue de Chaumont—qui m'a prié de m'en charger et de le conduire dans sa famille...
Anthime Jovard était jovial et loquace. Il poursuivit complaisamment:
—Le gars est censément un fruit clandestin de l'amour... Sa maman l'avait confié, dès la naissance, à mon fermier pour cacher un péché de jeunesse... Aujourd'hui, elle le redemande, et sachant qu'en retournant chez moi je devais passer près de l'endroit qu'elle habite...
Les trois frères causaient—mystérieusement—dans un coin.
—Il y aura double besogne, faisait François en rechignant.
—Oui, mais il y aura double profit, ripostait Sébastien vivement.
—D'ailleurs, déclara Joseph, c'est la volonté de la mère.
Il quitta ses cadets et vint au colporteur,—la main tendue et la mine souriante:
—Mon camarade, entama-t-il avec rondeur, il ne faudrait pas m'en vouloir de la réception désobligeante... C'est vous qui l'avez dit: nous vivons dans un temps où tant de scélérats se dérobent à la justice, qu'on se défie de tout un chacun et qu'on montre les dents aux gens qu'on ne connaît pas... Mais une fois que l'on sait à qui on a affaire...
Anthime Jovard secoua cordialement la main qu'on lui offrait:
—Vous êtes tout excusé, patron, répondit-il. Il ne s'agit que de s'entendre. C'est moi qui aurais dû commencer par vous exhiber mes paperasses...
Joseph continua:
—On va vous donner une chambre et vous y servir à souper...
—A la bonne heure! Voilà qui est parler! s'écria le colporteur avec une satisfaction bruyante. De fait, je ne serais pas fâché de toucher quatre mots à un plat de fricassée et huit à un vin sans baptême...
—Marianne, commanda le paysan, va quérir à la cave une bouteille de première qualité...
Il appuya:
—De première qualité, tu as compris?
Anthime Jovard opina:
—De première qualité. C'est cela. On ne renaude pas sur ce qui est bon, dès l'instant qu'on y met le prix,—ayant le nez aussi près de la bouche qu'un chanoine.
Joseph s'adressa à Florence:
—Toi, coquinette, conduis le citoyen au numéro 6,—tu sais, au fond du corridor...
La fillette était demeurée à genoux devant le garçonnet. Elle tournait le dos à son frère. Sans quoi, celui-ci aurait surpris à nouveau sur les traits de la Benjamine la même expression de douleur et de stupeur qu'il y avait remarquée une demi-heure auparavant.
Le paysan éleva la voix:
—Eh bien, minette, est-ce que tu dors? Notre hôte attend. Il doit lui tarder de se coucher...
Agnès Chassard intervint:
—Laisse-la moi. Elle m'aidera avec sa sœur à préparer le souper. François conduira le voyageur, tandis que Sébastien descendra à la cave.
Anthime Jovard reprit sa ceinture sur la table et se la reboucla aux reins. Ensuite, enlevant de la chaise l'enfant, toujours enseveli dans un profond sommeil:
—Allons faire dodo, trésor! Tu n'auras pas besoin qu'on te berce, hein? Ni moi non plus, pareillement, lorsque j'aurai chiqué les vivres.
—Faudra-t-il vous éveiller demain matin? s'informa François en allumant une lumière.
—Pas la peine de vous déranger; j'ai l'habitude de me lever sitôt que l'aube tape aux carreaux.
—Alors, quand voudrez, citoyen?
—Marchez devant, je vous emboîte.
Avant de sortir derrière son guide, le digne colporteur se retourna:
—Bonsoir, la compagnie, fit-il affectueusement. A demain. On tuera le ver en réglant son compte.
—Ton compte sera réglé plus tôt que tu penses, murmura l'aîné des Arnould à l'oreille d'Agnès Chassard.
VIII
LA PERSONNE QUE L'ON ATTENDAIT
Revenons à Gaston des Armoises.
Comme celui-ci gravissait les marches du perron du Coq-en-Pâte, il y avait à peine dix minutes que le colporteur Anthime Jovard venait d'en quitter la cuisine pour prendre possession de sa chambre.
Le gentilhomme se sentait rasséréné et ragaillardi.
L'auberge, c'était, en effet, un bon feu pour sécher ses habits trempés de pluie; c'était aussi la chaleur d'un vin généreux pour se réconforter le cœur, et quelque chose,—ne fût-ce qu'une modeste omelette,—pour apaiser l'aiguillon renaissant de l'appétit; c'était, enfin, le port au milieu de l'orage, le but au bout de la course, le retour à la réalité et au présent après les imaginations enfantées par la nuit et la fantasmagorie des souvenirs du passé.
Le marquis frappa.
—Qui est là? demanda de l'intérieur une voix de femme.
—Un voyageur pressé de se mettre à couvert.
La porte tourna sur ses gonds, et Gaston se trouva en présence de Marianne.
—N'est-ce pas ici, s'informa-t-il, l'hôtellerie du Coq-en-Pâte?
—Si fait bien, citoyen, répondit la grande fille de sa voix la plus douce et avec son sourire le plus engageant et sa révérence la plus gracieuse. Donnez-vous la peine d'entrer.
L'émigré entra.
Il n'y avait plus dans la cuisine qu'Agnès Chassard et les deux sœurs. Les trois frères avaient disparu. La veuve tricotait près de l'âtre, où maintenant quelques charbons seuls brûlaient. Florence était assise dans l'angle de la cheminée. Dès le seuil, notre gentilhomme crut voir les grands yeux bleus de la fillette s'attacher sur lui avec une expression de tristesse et d'intérêt étranges. Mais que lui importait? La physionomie de l'endroit lui paraissait débonnaire,—et Marianne s'empressait d'une façon si accorte pour le débarrasser de son chapeau et de son manteau!...
La vieille s'était levée:
—Il est si tard, dit-elle, que nous allions nous coucher... Une mauvaise nuit, n'est-il pas vrai?... Le citoyen vient de loin?...
—J'arrive de Charmes, ma chère dame...
—A pied?... Trinité sainte!... Une fière trotte!...
—Non pas, heureusement; ma monture est restée dehors, où je vous serais obligé de ne pas la laisser...
—Ma fille aînée va la conduire à l'écurie... Prenez un siège, citoyen... Florence, une brassée de sarments sur le feu; ne vois-tu pas que le voyageur grelotte?...
—Mademoiselle, fit Gaston à Marianne qui sortait, je vous recommande ma valise et mes armes...
Ensuite, s'adressant à l'hôtelière:
—C'est vous qui êtes la maîtresse de céans et la citoyenne veuve Arnould?...
—Pour vous servir, mon cavalier: Agnès Chassard, veuve de Jean-Baptiste Arnould,—mon pauvre mari, décédé voici déjà pas mal de temps,—et mère de ces deux jeunesses, sans compter trois garçons majeurs qui m'ont coûté à éduquer aussi gros qu'eux d'argent sonnant et trébuchant...
—Moi, poursuivit le gentilhomme, je suis le marquis des Armoises...
La vieille joignit les mains:
—Le marquis des Armoises!... Le marquis Gaston!... Celui qui a passé une saison au château, pendant que les sans-culottes faisaient la chasse aux nobles pour les guillotiner! Jésus-Maria! est-il possible?
Elle s'avança brusquement vers l'émigré et le dévisagea avec une attention attendrie:
—Oui, c'est bien lui. Je le reconnais. Il ressemble au défunt seigneur et à la regrettée madame...
Des larmes mouillaient sa voix rude, et l'émotion transfigurait ses traits revêches.
—Béni soit le ciel, reprit-elle, qui m'a permis de voir,—avant d'aller rejoindre l'époux que je pleure encore,—le fils de nos anciens maîtres revenir sous le toit de ses pères!—Marianne, Florence, entendez-vous?—C'est le jeune marquis des Armoises!...—Çà, qu'on éclaire la salle et qu'on rallume le feu! Il s'agit de traiter d'une manière convenable l'hôte que le bon Dieu nous envoie...
—Ma brave femme, fit Gaston, votre accueil me touche plus que je ne saurais dire. Pourtant, votre étonnement a lieu de me surprendre. N'attendiez-vous pas ma visite?...
—Oh! que si, monsieur le marquis, et il y a belle lurette que votre chambre est prête,—la chambre nº 1—la plus présentable de la maison... Seulement, vous comprenez, on ne vous attendait point à cette heure et par ce déluge...—Marianne, j'espère que le cheval de M. le marquis a tout ce qu'il lui faut. Descends à la cave maintenant. La Benjamine m'aidera à préparer la table...—Un peu de patience, monseigneur, et nous vous restaurerons du mieux que nous pourrons... Ah! c'est un jour heureux pour nous que celui-ci! Recevoir dans notre humble logis celui que nous n'avons jamais cessé de considérer comme le légitime propriétaire des Armoises!...
Les paysans sont des comédiens supérieurs. L'acteur le plus expert en l'art de se grimer et de simuler par le ton, le masque, l'attitude et la mimique, les différentes passions du héros qu'il est chargé d'interpréter, ne leur irait pas à la cheville. Et ce talent n'est point, chez eux, le résultat du soin, de l'étude, de l'application: c'est un don de naissance...
Sur les planches, Agnès Chassard eût abusé tout un public de critiques,—tant les témoignages de respectueuse affection et les effusions de joie dont elle accablait celui qu'elle appelait obséquieusement monsigneur, semblaient sincères et réels!...
Le sarment pétillait joyeusement...
Notre cavalier avait pris une chaise et regardait fumer la semelle de ses bottes...
L'hôtesse allait et venait,—ordonnant et gesticulant:
—Allons, vite, Florence! La nappe, le couvert, les assiettes dans la salle!... Monsieur le marquis fera un bien modeste souper: des œufs, un poulet froid, du jambon et une salade...
Pendant qu'elle discourait de la sorte, l'émigré cherchait quelqu'un de l'œil:
—Ah çà! demanda-t-il à la fin, je n'aperçois pas vos fils, la mère. Est-ce qu'ils seraient absents? Mes lettres avaient dû les prévenir pourtant...
—Si les gars avaient pu penser que Votre Seigneurie arriverait ce soir, ils ne seraient pas partis, ce matin, à la ville,—histoire d'acheter un tas de choses dont on manquait à la maison pour héberger un visiteur de votre nom et de votre rang... Oh! mais ils reviendront cette nuit, j'imagine: un peu tard, par exemple, parce que, voyez-vous, les marchés, le billard, un petit coup par ci, par là, avec Pierre et avec Paul... Les hommes, c'est si bavard et si musard!... Ils ont le passe-partout pour rentrer,—et, demain, dès le patron-minette, vous les verrez à votre chevet, prêts à saluer leur jeune maître et à lui protester, comme je le fais pour eux, de leur attachement et de leur obéissance...
—Je tiens, appuya Gaston, à terminer de suite l'affaire qui me ramène,—ayant hâte de me réinstaller aux Armoises...
—Monsieur le marquis les retrouvera dans l'état qu'il les a laissées. Pas un meuble n'a été bougé dans les appartements du château; pas un arbre, pas un caillou dérangés dans toute l'étendue du domaine. Mon défunt ne l'eût point souffert. Ni moi ni les enfants non plus... Nous ne nous considérions que comme dépositaires et nous avions dans nos idées qu'un jour luirait où l'héritier rachèterait les biens de ses pères,—ces biens que nous n'avions acquis que pour les préserver d'être dépecés par morceaux et de s'en aller à droite, à gauche... Pour ce qui est du reste, on a ponctuellement suivi les instructions contenues dans la correspondance de monseigneur: le contrat de vente est dressé; il n'y a plus qu'à le signer,—après la somme versée, s'entend.
Le gentilhomme sourit de ce dernier trait si naïvement nature:
—Soyez tranquille, fit-il. La somme sera versée. J'apporte les cinquante mille livres.
La veuve se détourna brusquement pour cacher la flamme subite que cette phrase alluma sur sa joue bise et sous sa paupière qui battit, éblouie par le rayonnement du chiffre...
En ce moment, Marianne s'approcha...
La grande fille tenait un plateau qui supportait un verre fraîchement rincé et une bouteille poudreuse...
Elle salua gaillardement et dit sans embarras:
—Si monsieur le marquis désire se rafraîchir?...
Gaston ouvrait la bouche pour répondre: Ce n'est pas de refus, lorsque son regard tomba par hasard sur Florence. Après s'en être allée,—suivant l'injonction de sa mère,—tout disposer pour le repas du gentilhomme dans la Salle des Voyageurs, l'enfant était venue se rasseoir dans son coin. Maintenant, elle s'était levée à demi, et sa figure charmante semblait sortir de l'ombre. Ses grands yeux brillaient et parlaient. Son doigt étendu montrait la bouteille—plus impérieux qu'un cri—et commandait: Ne buvez pas!
M. des Armoises s'étonna en lui-même, mais il conserva tout son calme.
—Merci, la belle fille, fit-il. Ce n'est pas dans mes habitudes.
Les traits pâles de la Benjamine s'éclairèrent d'un sourire.
Agnès Chassard s'était retournée. D'abord, elle avait froncé le sourcil. Elle se remit ensuite et reprit:
—Monseigneur n'en goûtera que mieux notre cave en mangeant.
Le gentilhomme glissa une œillade du côté de la fillette. Celle-ci remua rapidement la tête. Ce signe renouvelait—en la soulignant—la recommandation précédente...
Gaston, de plus en plus surpris, obéit instinctivement à cet ordre muet...
—Ma bonne dame, déclara-t-il, je ne saurais, pour le moment, faire honneur à votre cuisine.
—Comment?...
—J'ai déjeuné à Charmes d'une telle façon, que l'appétit me fait absolument défaut. Mais je ne demande pas mieux que de me rattraper demain; que diable! nous sommes gens de revue...
Le front de la veuve se rembrunit:
—Eh quoi! questionna-t-elle, monsieur le marquis ne prendra même pas une tasse de bouillon? Un consommé comme je défie les premiers hôtels de Paris d'en servir à leurs pratiques!...
L'émigré consulta Florence à la dérobée. Le regard, le geste de l'enfant répétaient: Non! non! non! plus énergiquement que jamais. Gaston garda sa figure ouverte et sa contenance tranquille, mais ce fut d'un ton net et décidé qu'il répliqua:
—N'insistez pas. Je n'ai besoin de rien. Il me tarde plus de me mettre au lit qu'à table.
La veuve se mordit les lèvres et murmura:
—Si c'est la volonté de Votre Seigneurie, on lui indiquera sa chambre.
M. des Armoises se leva:
—Tout de suite, s'il vous plaît: je tombe de sommeil.
Le gentilhomme ne mentait qu'à demi: il était à moitié fourbu,—et la fatigue qu'accusaient le clignotement involontaire de ses paupières et la vacillante lourdeur de sa démarche, l'emportait encore, chez lui, sur l'appétit qu'il dissimulait, afin d'obtempérer à la recommandation silencieuse de la fillette.
La constatation de cet état apparent d'affaissement arracha à Agnès Chassard un soupir de soulagement. Elle échangea avec Marianne un coup d'œil d'intelligence. Puis elle poursuivit:
—Comme il vous conviendra. Ma fille aînée va se charger des pistolets et du bagage. Moi, j'éclairerai M. le marquis...—Eh bien, Florence, paresseuse, est-ce que tu t'es assoupie, là-bas, dans ton coin?... Prends une bougie dans le bahut et allume-la à la lampe...
La Benjamine s'empressa... Elle s'empressa même trop... Car, en approchant la bougie de la lampe, elle renversa celle-ci, laquelle s'éteignit dans sa chute, et la pièce se trouva soudainement plongée dans une obscurité profonde.
—Maladroite! s'exclama la mère, tu ne pouvais donc pas prendre garde!... Un bel ouvrage, en vérité!... Gageons qu'elle dort tout debout!
Marianne renchérit aigrement:
—Ça ne sait faire œuvre de ses dix doigts!... Propre à rien, quoi!... Dirait-on pas que c'est sorti de la cuisse d'un munitionnaire général ou d'un ex-membre des Cinq-Cents!...
Gaston allait parler pour excuser la fillette, quand une main toucha sa main et quand une voix,—celle de Florence,—chuchota à son oreille:
—Ne vous couchez pas, soufflez votre lumière et attendez-moi.
Le jeune homme voulut hasarder une question. La main s'appuya sur ses lèvres et la voix supplia,—faible comme un souffle:
—Je vous en prie, au nom de Denise!...
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quelques minutes plus tard, la veuve avait installé M. des Armoises au numéro 1, et l'émigré l'entendait dire,—en redescendant,—d'un ton joyeux à ses filles:
—Au dodo, au dodo, à présent, les minettes! Vos frères rentreront quand bon leur semblera. Nous n'allons faire qu'un somme jusqu'à demain matin.
Une heure—environ—s'écoula.
L'hôtellerie était devenue sombre et muette du haut en bas. Pourtant, on aurait eu tort de croire que tout le monde y eût la nuque sur l'oreiller. Dans la soupente qui se superposait à la cuisine, les lits des trois gars étaient vides. Vide aussi celui de la mère,—vide celui de la sœur aînée,—dans le poêle (chambre commune) qui confinait à la Salle des Voyageurs.
Dans ce poêle, la couchette de Florence seule était occupée. La fillette paraissait dormir, la tête noyée dans ses cheveux blonds. Ses couvertures,—soigneusement tirées et bordées,—lui montaient jusqu'aux épaules.
On n'entendait que le tic-tac du coucou de la salle.
Bientôt l'horloge rustique sonna minuit.
Florence ouvrit les yeux au bruit et se souleva sur son coude. D'abord, elle sembla écouter. Rien ne vivait dans le logis. Elle jeta, ensuite, un rapide regard sur les lits de la veuve et de Marianne et n'eut point l'air surpris outre mesure de l'absence de celle-ci. Elle se glissa, alors, hors de sa couchette...
Sous ses couvertures, elle avait conservé un jupon...
La porte du poêle, doucement sollicitée, vira—sans crier—sur ses gonds.
Florence traversa avec précaution la Salle des Voyageurs...
Dans la cuisine, il y avait,—comme nous l'avons précisé,—un corridor qui aboutissait à une cour...
Vers le milieu de ce corridor, dans un enfoncement obscur, se cachait une petite porte,—cintrée, basse, étroite, presque invisible, tant elle avait la teinte grise de la muraille,—laquelle était celle d'un cellier, au dire des gens de l'auberge.
La Benjamine pénétra dans ce corridor et s'arrêta devant cette porte. D'ordinaire, celle-ci était close, et sa forte serrure défiait toute tentative. Mais, cette nuit-là, Florence savait la trouver ouverte. Elle la poussa donc avec résolution et s'engagea dans un couloir où l'air avait des saveurs humides. Des bruits de voix se mêlaient au loin. Le sol devenait glissant sous les pieds nus de la fillette.
Malgré les ténèbres, elle marchait droit devant elle, sans tâtonner et comme fait l'aveugle d'une route souvent parcourue.
Si une lumière quelconque eût éclairé ses pas, on eût pu voir que le chemin qu'elle suivait était un boyau étranglé, taillé en pleine terre, et dont les parois suintaient une sorte de transpiration brillante. Ce couloir était long d'une trentaine de mètres. A son extrémité se dressait une autre porte, derrière les solides battants de laquelle un bruyant cliquetis de verres et de fourchettes accompagnait une discussion animée, entrecoupée d'éclats de rire et de jurons...
Florence retint sa respiration.
Elle se baissa et mit l'œil à la serrure de cette porte...
IX
SOUPER DE FAMILLE
Figurez-vous une cave spacieuse, sans futailles pleines ni vides. Sur le sol, çà et là, des caisses défoncées, des malles ouvertes, des valises éventrées et des amas de nippes, de vêtements de toute espèce,—depuis la blaude (blouse) du roulier et la peau de bique du marchand de bœufs, jusqu'au carrick du citadin et au spencer de l'élégant. Au milieu, une table sur la nappe de laquelle se confondaient les reliefs d'un plantureux repas. Quatre chandeliers de cuivre étaient aux quatre coins de cette table. Alentour, s'asseyaient Agnès Chassard, ses trois fils et sa fille aînée. A l'extrémité la plus éloignée de la porte, on entrevoyait comme l'ébauche d'un escalier dont on pouvait compter les cinq ou six premières marches. La septième disparaissait dans l'ombre. Il y en avait peut-être d'autres. On ne les apercevait point.
Joseph, François et Sébastien Arnould avaient chacun à la ceinture un large couteau de boucher. Trois pioches, qui paraissaient avoir servi récemment,—car des parcelles de terre fraîchement remuée adhéraient à leurs dents aiguës,—étaient appuyées dans un angle, derrière eux, au-dessous d'un râtelier qui supportait plusieurs fusils de chasse et plusieurs paires de pistolets.
On avait vidé nombre de bouteilles.
La face de Sébastien et de François, voire celle de la belle Marianne,—laquelle avait les goûts comme la force d'un homme,—s'empourprait d'un commencement d'ivresse.
Leur aîné,—qui avait levé le coude pour le moins aussi souvent qu'eux,—conservait tout son sang-froid. Quant à Agnès Chassard, elle ne buvait que de l'eau. Boire son vin quand on peut le vendre est une folie ruineuse.
—Maman, disait Joseph, je vous signe mon billet que vous avez été superbe: je vous écoutais dans la salle, vin quand on collé contre le rideau de la vitre...
—On ne se défie pas du chien qui lèche, répondit la veuve sentencieusement.
Elle poursuivit avec un reste d'inquiétude:
—Un instant, j'ai bien cru que le freluquet avait eu vent de quelque chose... Refuser de boire et de manger... Pour sûr, ça n'est pas naturel...
—Bah! repartit François, votre marquis de quinze onces a éteint sa bougie. Il doit ronfler comme un sabot. On le pincera au lit comme un lièvre au gîte...
—D'ailleurs, appuya Sébastien d'un ton décidé, il est seul et nous sommes trois. S'il faut se bûcher, on se bûchera. Que diable! on est venu à bout de plus solides!...
Marianne le regarda de travers:
—Depuis quand ne sommes-nous que trois lorsqu'il s'agit de travailler? On ne renâcle pas sur l'ouvrage, Dieu merci. De vous tous qui êtes ici, lequel pourrait se vanter d'assommer un chrétien,—d'un coup de hachette ou de merlin,—aussi proprement que je l'ai fait, la dernière fois, de ce gros brasseur de Strasbourg, qui, sans moi, vous aurait donné un joli peloton de fil à retordre?...
Sébastien allait répliquer...
—On te connaît, ma mie, fit-il paternellement, et, quand tu seras pour te marier, je conseillerai à ton futur de numéroter ses os d'avance, s'il a envie de te contrarier.
La veuve hocha le front,—obsédée par une idée fixe:
—L'homme se défendra... Prenez garde! Il est seul, je ne dis pas non: mais il vous a deux compagnons qui ne se feront pas faute d'aboyer...
—Quels compagnons? fut-il demandé à la ronde.
—Ses pistolets, prononça gravement la vieille femme.
Marianne éclata de rire:
—Aboyer, c'est possible... On en sera quitte pour persuader aux voisins que c'est Joseph, François ou Sébastien qui a déchargé son fusil... Pour ce qui est de mordre, c'est une autre histoire...
—Comment?...
—Puisqu'en les enlevant des fontes, quand j'ai mis le cheval à l'écurie, j'en ai escamoté les balles!...
Il y eut un vivat général. Joseph envoya un baiser à la grande fille:
—Tu es un amour, coquinette! De la poigne et de la rubrique!...
Puis, frappant sur la table:
—Buvons!... La mère, passez la cruche à l'eau-de-vie!...
L'hôtesse étouffa un soupir. L'eau-de-vie coûte encore plus cher que le vin. Mais quoi! faut donner du cœur aux ouvriers, lorsqu'on veut que la besogne soit convenablement faite. On trinqua. Les cerveaux continuèrent à s'échauffer. François leva son verre:
—Aux cinquante mille livres que nous allons empocher!...
Agnès Chassard rectifia:
—Cinquante mille et dix-huit cents, cela fait cinquante-un mille huit cents livres.
—Tiens! c'est vrai! s'exclama le gars. Moi qui oubliais le boursicot du colporteur!...
—En voilà un, fit Sébastien, qui n'a pas boudé sur la boisson et sur la nourriture. Si la drogue produit son effet...
—La drogue a produit son effet, affirma Marianne. J'ai regardé par le trou de la serrure. Le citoyen Jovard dort, la tête dans le plat. On l'embrochera comme un poulet.
—Et l'enfant? questionna Joseph.
—L'enfant dort pareillement, tout habillé, sur le lit, dont on a tiré les rideaux.
La virago ajouta avec un geste féroce:
—Je me charge de l'écraser comme une mouche, il ne s'agit que d'appuyer le pouce. L'innocent passera par-dessus le marché.
L'alcool incendiait cette Bradamante campagnarde. Ses cheveux roux se tordaient en serpenteaux autour de son visage. Sa nature sauvage se dévoilait à nu.
De libations en libations on finissait par divaguer.
—Vive la joie! s'écriait François. Ce qu'on peut avoir de bonnes choses pour cinquante mille francs, c'est énorme.
François se versa une ample rasade:
—Quand on est riche, reprit-il, on peut s'attaquer à toute femme,—depuis la dernière des Manons jusqu'à la fière Denise Hattier.
Sébastien dressa l'oreille:
—Qui parle de Denise Hattier? questionna-t-il.
François posa son verre bruyamment:
—C'est moi. Après?
L'autre fronça le sourcil:
—Qu'est-ce que tu lui veux, à cette fille?
—Je la veux.
—Toi?
—Pourquoi pas? Elle est belle, et elle me convient.
Sébastien frappa la table de son poing fermé:
—Tonnerre du ciel! si c'était vrai!
Son frère lui lança un regard de défi:
Sébastien se leva:
—Il y aurait bataille, mon gars...
François se leva pareillement:
—Bataille, soit! qui cherche trouve...
Marianne intervint:
—Ne vous chamaillez pas si fort! fit-elle avec une ironie sournoise. Denise Hattier est une fille sage. Vous n'êtes pas chaussure à son pied.
—C'est ce que nous verrons, grogna François sans se rasseoir.
—C'est tout vu, répliqua Sébastien de même.
—Qui pourrait m'empêcher d'agir comme il me plaît?
—Quelqu'un qui est le fils de ton père.
—Sang du Christ!...
—Misère d'enfer!
Le premier saisit une bouteille. Le second souleva son escabeau. Marianne eut un méchant sourire.
—Assommez-vous. Ça m'est égal. Que la Denise ait celui-ci ou celui-là, elle n'en mourra pas moins dans la peau d'une mijaurée et d'une pimbêche...
Quand le nom de la fille de l'ancien garde des Armoises avait été prononcé, Joseph Arnould avait cessé de songer. Il était devenu tout pâle, et une flamme étrange avait jailli de sa prunelle...
Au moment où la querelle atteignait à son paroxysme, il se leva à son tour...
—Mes camarades, prononça-t-il d'un ton bref, je m'en vais vous mettre d'accord. La Denise vous plaît: moi, je l'aime. J'ai décidé qu'elle serait ma femme.
Les deux autres se révoltèrent bruyamment:
—Ta femme!... Tu as décidé!...
Joseph souligna ses paroles:
—Je ne plaisante jamais. C'est mon choix et mon droit. Ne suis-je pas votre aîné?
—Bah! éclata François, il n'y a pas de choix qui tienne! Je me moque de ton droit! A toi, à moi la paille de fer!...
—Et je te fais serment, ajouta Sébastien, que, tant que je vivrai, du diable si tu toucheras à un cheveu de la Denise!...
Les deux cadets avaient mis le couteau au poing.
Joseph recula jusqu'au râtelier d'armes et décrocha prestement une paire de pistolets.
—Si vous levez le bras, je vous brûle, fit-il avec une résolution froide.
Agnès Chassard, qui, pendant ces colères et ces provocations, était restée plongée dans ses réflexions, le coude appuyé sur la nappe et le menton rivé à la paume de la main, redressa brusquement sa haute taille, et, desserrant ses lèvres minces, demanda d'une voix dure et sèche:
—Qui donc, alors, s'occupera des deux hommes qui sont là-haut?
Les trois frères voulurent répondre.
Elle leur imposa silence d'un geste impérieux:
—La paix! Asseyez-vous et ne buvez plus. Vous aurez besoin, tout à l'heure, de votre tête et de vos forces.
Les adversaires obéirent en rechignant. La veuve les couvrit d'un regard de pitié. Un sourire sarcastique creusa ses rides.
—Se disputer pour une fille! poursuivit-elle. Ah çà! n'êtes-vous plus mes fils? Avoir une maîtresse ou une femme, autant courtiser la misère ou épouser la ruine. La maîtresse gruge, la femme mange; sans compter les enfants, qui convoitent votre héritage...
François et Sébastien essayèrent de protester. Elle leur ferma la bouche:
—J'ai parlé. Tout est dit. Il sera temps de faire des sottises quand je ne serai plus là pour vous en empêcher.
Les deux cadets gardaient une mine farouche. Joseph eut l'air de prendre son parti:
—La mère a raison, reprit-il. Nous recauserons de tout ceci à l'occasion. D'ailleurs, j'ai à vous apprendre une nouvelle qui forcera probablement messieurs mes frères à mettre de l'eau dans leur vin...
—Hein?... Une nouvelle?... Quelle nouvelle?
—Denise Hattier va désormais avoir près d'elle un porte-respect auquel je ne conseille point de se frotter les galants qui auraient de mauvaises intentions...
—Un porte-respect?
—Philippe, son frère, est de retour.
Il y eut une triple exclamation:
—Philippe Hattier!...
—Le soldat!...
—Le dragon!...
—Le fils de l'ancien Chamboran a fait son chemin à l'armée, continua Joseph. Il est officier,—lieutenant...
—Ah!...
—Lieutenant dans la gendarmerie, à la résidence de Mirecourt...
—Eh bien?
—Eh bien, vous doutez-vous seulement de ce qu'il vient faire au pays?
On prêta attention. Joseph poursuivit lentement:
—Il vient rechercher, découvrir et livrer aux gens de justice les compagnons qui font métier de supprimer les voyageurs...
—Oh!...
L'aîné des Arnould appuya:
—Il arrive de Paris exprès. C'est le gouvernement qui l'envoie. Il paraît que l'on va recommencer l'enquête... Pour l'instant, le lieutenant est en route pour Epinal, où il s'abouchera avec le jury d'instruction... Je l'ai toisé. C'est un mâle. Il a le nez d'un chien de chasse et les crocs d'un chien de garde. Si le nez nous évente, les crocs nous happeront...
François et Sébastien se regardèrent en frissonnant. Ils avaient un peu de sueur aux tempes. Agnès Chassard semblait n'avoir rien entendu. Ses traits étaient si complètement immobiles que vous eussiez dit un visage taillé dans le granit. Marianne considérait ses frères:
—Ils tremblent! grogna-t-elle avec une grimace de dédain. Comment donc sont bâtis les hommes? Jour de Dieu! je ne suis qu'une femme, mais si le diable m'asticotait, je ne donnerais pas deux liards de sa peau!...
Elle s'adressa à Joseph:
—Si ton chien de chasse fourre son nez dans nos affaires, on lui jettera une boulette,—et si ton chien de garde me montre ses crocs, je te réponds qu'après les avoir mesurés aux miens, il m'en restera plus long qu'à lui dans la mâchoire...
Puis, se tournant vers la veuve:
—Qu'est-ce que vous en pensez, la mère?
—Je pense, repartit l'hôtesse froidement, je pense que la nuit s'avance, que nous perdons un temps précieux à bavarder, et que l'argent nous échappera si nous attendons que l'aube se lève.
La grande fille saisit la cruche d'eau-de-vie:
—Le coup de l'étrier, alors, et vivement!...
Ensuite, se penchant à l'oreille de la vieille, et désignant de l'œil François et Sébastien:
—Vous savez bien que, pour faire quelque chose de ceux-là, il faut qu'ils soient tout à fait ivres.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Florence n'avait point quitté la place. Elle était à demi-nue; le froid du caveau lui perçait les os; elle souffrait horriblement. Mais elle voulait voir et entendre. Elle s'était collée au battant de la porte. Celle-ci était épaisse, c'est vrai. Mais nous savons que ceux qui conversaient derrière ne se gênaient nullement pour parler haut et franc. Ils croyaient la fillette endormie dans son lit. Et puis, le secret de leur retrait souterrain n'était connu de personne. Qui donc eût pu les épier, les écouter et les surprendre?...
Aux derniers mots prononcés par sa sœur, la Benjamine s'arracha à son poste d'observation. Elle fit quelques pas en chancelant et s'appuya à la muraille. Ses lèvres murmurèrent une prière muette. Cette prière lui rendit la force et le courage. Une résolution virile s'alluma dans ses yeux. Elle regagna à reculons le couloir par où elle était venue, traversa de nouveau la cuisine solitaire et se retrouva dans la Salle des Voyageurs...
Un escalier montait de cette salle au premier étage de l'hôtellerie et aboutissait à un corridor sur lequel ouvraient les six chambres qui composaient la partie du Coq-en-Pâte réservée à ses visiteurs. La chambre numéro 1 formait l'une des extrémités de ce corridor; la chambre numéro 6 le terminait à l'autre. La première avait vue sur la cour; la fenêtre de la seconde sur le jardin...
Florence vint frapper doucement à la porte du numéro 1.
X
LA CHAMBRE NUMÉRO 1
C'était une chambre plus longue que large,—d'une propreté minutieuse,—avec une croisée faisant face à la porte, une vaste armoire de chêne adossée à la muraille et un lit au-dessus duquel un ciel de serge verte découpait les dents de ses festons.
Ce lit paraissait excellent. Haut sur pieds, gréé d'un véritable luxe de matelas et recouvert d'une courtepointe à ramages, il se reliait à son ciel par quatre colonnes années. Le reste de l'ameublement se composait de deux chaises de paille, d'un vieux fauteuil en velours d'Utrecht et d'une petite table, drapée d'un napperon, qui supportait une cuvette, un pot à eau et une couple de serviettes.
Une fois seul dans ce retrait, Gaston des Armoises avait commencé par laisser s'écouler le temps nécessaire à une personne pour se coucher, après avoir vaqué à sa toilette de nuit. Puis, il avait soufflé sa bougie. Puis encore, il s'était jeté dans le fauteuil,—il s'était recueilli,—il avait attendu.....
Attendu quoi? La solution du problème. Car il y avait problème, et les suppositions les plus contradictoires se succédaient, à ce sujet, dans l'esprit du gentilhomme...
Que signifiait la pantomime mystérieuse de Florence? Pourquoi cette défense répétée de toucher au vin, au souper?
Le marquis en était à se demander si les signaux redoublés de la Benjamine ne constituaient pas une sorte d'espiéglerie de jeune fille, si celle-ci jouissait bien de la plénitude de son bon sens, ou si ses yeux, à lui, n'avaient point été le jouet d'une illusion, d'un mirage...
Mais non: l'expression du visage de l'enfant excluait—de beaucoup—toute idée de plaisanterie.
Ensuite Florence avait été claire et précise en son mutisme.
Enfin si, d'aventure, son œil halluciné avait trompé le gentilhomme, il ne pouvait—certainement—en être ainsi de son oreille. La Benjamine avait parlé. Elle avait parlé au nom de Denise. Quel hasard lui avait appris le lien secret qui existait entre le marquis des Armoises et la sœur de Philippe Hattier?
L'émigré en perdait la tête.
Dans sa préoccupation Gaston se dirigea instinctivement vers la croisée, qu'il ouvrit avec précaution...
L'orage était à bout, et les dernières nuées couraient au ciel éclairci. Sous la fenêtre s'étendaient la cour, dont nous avons donné la topographie, et, par delà cette cour, le verger et le bouquet de bois que nous avons mentionnés. Ceux-ci s'étageaient sur un terrain en pente dont le bouquet de bois formait le point culminant. Gaston n'eut pas le temps de remarquer que, de ce côté, le Coq-en-Pâte, faisant faubourg, s'isolait de toute espèce d'habitations. Quelque chose qui remuait sous les grands arbres accapara son attention...
Comme il cherchait à démêler ce que ce pouvait être, la lune démasqua son disque des nuages,—et la silhouette de trois hommes se détacha d'une façon nette sur l'horizon éclairé subitement.
Ces trois hommes, se baissant et se relevant alternativement, avaient l'air de fouiller le sol, à coups redoublés, du fer d'un instrument—aigu ou tranchant—qu'ils manœuvraient en cadence.
La besogne semblait rude. Les travailleurs l'interrompaient par intervalles pour se reposer un instant, appuyés sur le manche de leur outil, ou pour essuyer d'un revers de main la sueur qui ruisselait de leur front. Puis, ils se remettaient à piocher,—et la terre du trou qu'ils creusaient s'amoncelait peu à peu en un monticule allongé qui avait la forme d'une bière.
A la fin, l'ouvrage parut terminé, et les trois ouvriers s'en revinrent par le verger et le jardin, vers les bâtiments de l'hôtellerie.
Quand ils furent arrivés dans la cour:
—Tiens! fit l'un avec étonnement, est-ce que l'hirondelle de Coblentz (un des nombreux sobriquets dont on baptisait les émigrés) aurait eu envie de s'envoler?
—Pourquoi cela? interrogea l'autre.
—Sa fenêtre est entre-bâillée...
—Es-tu bête? repartit le second. La nuit est touffe (lourde) en diable, et Sa Délicatesse aura eu peur d'avoir trop chaud...
—Satanés bavards! grommela le troisième, vous ne mettrez donc pas une muselière à vos becs! Les vraies oreilles des murailles, ce sont les croisées entr'ouvertes.
Gaston s'effaça habilement derrière le rideau de la sienne. Il n'avait pas perdu un mot du dialogue.
—Bah! reprit celui qui avait parlé le premier, il n'y a plus de clarté chez lui depuis approchant vingt minutes.
—Est-ce fait? demanda, de l'intérieur de la maison une voix que M. des Armoises reconnut pour celle de la sœur aînée.
—C'est fait, répondit le trio à l'unisson.
La grande fille poursuivit:
—Est-ce qu'ils tiendront dedans tous les deux?
—Dame! en se serrant un brin!...
—Rentrez, alors fit Marianne, Florence dort, le souper est prêt, et la mère s'impatiente en bas.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Chacune de ces paroles avait enfoncé dans le cœur du gentilhomme une certitude menaçante. Ces trois hommes c'étaient ce Joseph, ce François et ce Sébastien Arnould dont on lui avait caché la présence au logis. C'était de lui qu'ils s'entretenaient. C'était une fosse enfin qu'ils venaient de creuser, là-bas, sous le couvert, une fosse qui attendait deux cadavres! Quelle devait être la seconde victime?
L'ancien officier des chasseurs de Condé avait maintes fois bravé la mort avec insouciance, avec folie...
Cependant il demeurait glacé de terreur et d'horreur...
Et le temps s'écoulait. Minuit était passé. Une heure du matin sonna,—au lointain,—dans le silence. La vibration de la cloche réveilla le marquis de son épeurement. On lui avait laissé ses pistolets; il les prit et marcha vers la porte pour la verrouiller...
En ce moment, on frappa doucement. Gaston arma son pistolet...
—Monsieur le marquis, dit-on tout bas, c'est moi,—moi qui vous ai fait signe... Sainte-Marie! dormiriez-vous malgré mon avertissement?...
Des Armoises s'empressa d'ouvrir. Florence entra. La pauvre enfant défaillait. La vue de l'arme qu'il avait au poing et son attitude résolue lui apprirent que l'émigré était déjà au courant de la situation...
—Quoi! balbutia-t-elle, vous savez?...
—Je sais, répondit le gentilhomme, je sais qu'on en veut à ma vie, et que ceux-là mêmes qui se préparent à m'assassiner lâchement sont les maîtres de cette maison.
Les deux mains de la Benjamine voilèrent son front rouge de honte...
—Pardieu! continua Gaston, on ne s'imagine pas, j'espère, qu'on aura bon marché de moi... Trois bandits ne me font pas peur... Je me défendrai, je me barricaderai, je soutiendrai un siège... Les voisins entendront, on me viendra en aide, et, si je ne puis échapper au guet-apens infâme, la justice, du moins, se chargera de me venger...
La fillette secoua la tête:
—N'espérez pas! murmura-t-elle. Vos armes seront inutiles, rien ne transpirera au dehors, et cette chambre est pleine de pièges... Vos ennemis, d'ailleurs, sont plus nombreux que vous ne croyez,—et ce ne sont pas mes frères qu'il faut craindre le plus...
L'émigré eut un rire amer:
—Ah! les femmes sont de la partie... Elles ne se contentent pas de jouer leur exécrable comédie... C'est bien: le bourreau ou moi, nous les traiterons comme des hommes...
Florence s'affaissa sur une chaise:
—Ayez pitié! s'écria-t-elle avec des larmes dans la voix. Cette famille est la mienne,—et je suis innocente!...
Pendant quelques secondes elle demeura comme écrasée sous le poids d'une détresse navrante. Puis, se redressant vivement et parlant par saccades:
—Plus un mot!... Ils vont venir... Je ne veux pas qu'ils vous tuent... Denise en mourrait de douleur...
—Denise!...
—Songez à elle! Songez qu'elle vous a aimé plus que l'honneur! Songez que vous avez promis de donner un nom à son fils...
—Est-il possible! Vous sauriez?...
—Denise m'a estimée assez pour me confier la moitié de ses secrets: j'ai deviné le reste... Ecoutez-moi maintenant: il s'agit de fuir...
—Fuir!...
—Sans attendre une minute, sans m'adresser une question, sans regarder derrière vous...
Elle allongea le doigt vers la fenêtre:
—Cette fenêtre est peu élevée. Grâce au treillage qui tapisse la muraille, vous atteindrez facilement le sol. Traversez la cour et les remises. Celles-ci communiquent avec la campagne par une petite porte dont voici la clé. Une fois dehors, personne n'osera vous poursuivre...
—Mais vous, qu'allez-vous devenir?...
—Moi?...
—Ces misérables ne vous pardonneront pas de m'avoir dérobé à leurs desseins sinistres...
—N'ayez souci. Je n'ai rien à craindre aujourd'hui, et, demain, je quitterai cette maison pour aller chercher un asile où je puisse pleurer et prier...—Mais partez, partez à l'instant!... Si vous saviez ce que j'ai entendu tout à l'heure!... Ce n'est pas vous seulement qu'il faut sauver, c'est Denise—notre chère Denise!...
—Elle!...
—Un danger terrible la menace...
—Un danger!... Mon Dieu!... Expliquez-moi...
—Le temps me manque... Ne m'interrogez pas... Hâtez-vous...
—Pas avant que vous m'ayez dit...
La Benjamine garda un instant le silence. Son sein soulevé bondissait. L'œil de Gaston se fixait sur elle avec angoisse et dévorait d'avance sa réponse. Le jeune homme répéta:
—Parlez, je le veux... Parlez, ou je reste!
La bouche de Florence s'ouvrit malgré elle.
—Eh bien, ils ont juré qu'elle serait leur proie...
—Denise, leur proie?... Ils ont juré?... Qui cela?...
—Ceux qui vont venir à cette chambre...
La voix du marquis siffla dans sa gorge:
—Les assassins!...
L'enfant baissa la tête. Puis avec un geste qui ne souffrait aucune réplique:
—Allez vite, à présent. Votre vie ne vous appartient plus. Denise a besoin d'un bras qui la protège et la défende...
M. des Armoises s'élança vers la fenêtre...
—Souvenez-vous, ajouta Florence d'un ton grave, que rien de ce qui s'est passé ici, cette nuit, rien de ce que vous avez appris ne devra sortir de vos lèvres...
Gaston s'arrêta.
—Me taire!... Vous n'y songez pas!... La loi réclame les coupables...
La Benjamine tomba à genoux et sanglota:
—La loi! c'est ma mère qu'elle frappera! c'est ma sœur! ce sont mes frères!...
La volonté de l'émigré se courba devant ce désespoir:
—Soit, je me tairai, fit-il.
La fillette leva vers lui ses yeux mouillés qui suppliaient:
—Vous me le promettez?...
—Sur ma foi de gentilhomme... Mais que ces gens quittent le pays et que jamais un nouveau crime...
Florence se redressa. Les larmes se séchaient sous sa paupière en feu:
—Soyez tranquille, prononça-t-elle avec un visage énergique, si quelque nouveau crime ensanglantait ce logis, c'est moi-même qui irais dénoncer les coupables à la justice.
Elle regagna la porte, qui était restée entr'ouverte, et, du seuil, prêtant l'oreille:
—Il me semble que je les entends... Seigneur Jésus! arriverai-je jusqu'à la chambre de votre malheureux compagnon?
—Mon compagnon?... C'est vrai: je l'avais oublié... Celui-là va aussi s'échapper, n'est-ce pas?...
—Celui-là est perdu sans ressources.
—Perdu? Vous ne l'avez donc pas averti comme moi?...
—Cela ne m'a pas été possible. Il a bu, il a mangé. Le narcotique a agi. Que Dieu ait pitié de son âme!