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L'hôtellerie sanglante

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XI

LA CHAMBRE NUMÉRO 6

La fillette avait disparu dans les ténèbres du corridor,—et le marquis demeurait immobile auprès de la fenêtre, qu'un moment auparavant il se disposait à franchir.

Les dernières paroles de Florence l'avaient, pour ainsi dire, cloué au plancher.

Donc, un de ses semblables allait être égorgé dans un instant, à deux pas, sans grâce ni merci, tandis qu'il s'esquiverait à toutes jambes, lui, un soldat, fils de soldat et descendant de ces preux chevaliers des Armoises dont l'écu portait d'azur à la tour d'argent, avec cette devise: JE SOUTIENS.

Sur sa foi, c'était impossible.

Tout ce qu'il y avait en son âme d'humain, de généreux et de vaillant se révoltait à cette idée.

Laisser s'accomplir—par la fuite—une chose aussi monstrueuse, n'était-ce pas s'en rendre complice? Le sang versé du malheureux tacherait le blason du gentilhomme! Celui-ci en voyait, en sentait sur ses mains, sur son front, sur sa conscience l'éclaboussure sinistre, fumante, ineffaçable!

Le combat durait, chez lui, depuis certainement moins de temps que nous n'en avons mis à le transcrire, quand, tout à coup, M. des Armoises se frappa le front avec une expression de joie.

—Oui, c'est cela, murmura-t-il. Il y a un moyen. Dieu m'inspire.

Par le chemin que Florence lui avait indiqué, on pouvait sortir du logis et se jeter dans le village. Celui-ci n'était-il pas habité? Ce cri: Au feu! ameuterait tous les voisins. Les fenêtres s'ouvriraient. On demanderait:

—Le feu?... Où?...

—Au Coq-en-Pâte...

La foule se précipiterait vers l'auberge...

Gaston enjamba la fenêtre. S'accrochant au rebord de celle-ci, il se préparait à effectuer sa descente, et son pied tâtait déjà le treillage qui devait l'aider dans cette opération, lorsqu'un cri retentit dans le silence de la nuit, un cri désespéré, affreux, suprême. Le gentilhomme se rejeta dans la chambre, qu'il traversa d'un bond pour s'élancer dans le corridor. Florence n'y était plus...


Au bout de ce corridor, un mince filet de lumière filtrait sous une porte...


Un pistolet de chaque main, M. des Armoises se rua contre cette porte qu'il enfonça d'un coup de pied...


Derrière, il y avait une chambre,—le numéro 6,—à peu près pareille au numéro 1, avec une croisée donnant sur le jardin, un lit à baldaquin dont les rideaux étaient fermés et une armoire monumentale, dont les volets, au large ouverts, laissaient apercevoir l'orifice d'un couloir qui trouait la muraille et s'enfonçait dans l'ombre; c'était par cette issue secrète que l'on avait dû s'introduire.

Au milieu de la chambre, entre une chaise renversée et une table encore servie, le colporteur Anthime Jovard était étendu la face contre terre. Son sang formait une mare sur le parquet. Le pauvre diable dormait,—la tête sur la nappe,—quand il avait été frappé entre les deux épaules. Il s'était dressé sur le coup, avait battu l'air de ses bras et était tombé en poussant un cri,—le cri que Gaston avait entendu.

Il venait d'expirer.

Les Arnould l'entouraient.

François et Sébastien, penchés sur lui, étaient en train de le soulever, afin que Marianne pût déboucler plus facilement la ceinture de cuir,—la ceinture aux dix-huit cents francs,—qu'il portait sous ses vêtements. Agnès Chassard les éclairait, une lampe au poing. Joseph essuyait la lame de son couteau après la serviette qui, un instant auparavant, s'étalait à la boutonnière de la victime...

Un calme extraordinaire présidait à cette scène de mort.

Tout le monde était tranquille auprès de ce cadavre. On causait paisiblement du travail accompli et de ce qui restait encore à faire, comme s'il se fût agi de la chose la plus simple. Le programme avait été réglé d'avance, point par point. Les gens qui étaient là n'avaient ni inquiétude ni hâte. Seule, la veuve Arnould maugréait entre ses dents:

—On n'a pas voulu m'écouter... C'était par le numéro 1 qu'il fallait entamer l'ouvrage... Si celui-ci, en braillant, avait pourtant réveillé l'autre.

L'apparition du marquis donna raison à la vieille femme.

A la vue de Gaston, un rauquement sortit de chaque poitrine.

Sébastien, François et Marianne se redressèrent brusquement. Les deux frères avaient dégaîné leurs couteaux. La grande fille brandissait une hachette—et une telle arme n'était point à dédaigner entre ses mains. Elle avait fait ses preuves. Joseph s'était abrité derrière ses frères. Un coquin plein de prudence, cet aîné de la famille. Certes, s'il eût trouvé Anthime Jovard debout, il eût laissé à ses cadets l'honneur d'engager la bataille.

M. des Armoises était de ceux qui, à l'heure décisive, jettent de côté toute émotion débilitante. Il n'était plus question pour lui de prêter assistance à autrui. Le colporteur n'avait plus besoin de défenseur. C'était sa propre existence qui devenait en jeu. Il s'agissait de se tirer de ce guêpier.

Le frisson payé aux premières horreurs de la situation était loin. Le gentilhomme s'était adossé à la muraille,—droit et haut comme une âme sans peur. Sa voix vibra, ferme et libre.

—Le premier qui avance est mort!

Il pointait ses deux pistolets sur le groupe de ses adversaires...

Un éclat de rire répondit à cette menace...

—Hardi, les enfants! commanda la veuve.

Marianne, François et Sébastien, s'élancèrent...

Des Armoises fit feu de ses deux coups à la fois...

Mais personne ne tomba. Et la grande fille ricana dans la fumée:

—As-tu fini, Bibi? J'ai les balles dans ma poche!...

—Ah! misérables! gronda Gaston, en comprenant le stratagème qui lui enlevait toute chance de salut.

Les assaillants arrivaient sur lui...

Il saisit un de ses pistolets par le canon...

La lourde crosse fit sonner le crâne de Sébastien, qui roula—à moitié assommé—sur le plancher...

Par malheur, pour frapper, l'émigré avait fait un pas en avant.

Agnès Chassard se glissa entre lui et le mur: elle avait ramassé, dans un coin, un marteau dont elle se servait d'habitude pour achever la besogne mise en train par ses fils...

Le reste fut rapide comme l'éclair. L'hôtesse leva le bras. Le marteau s'abattit sur la tête du gentilhomme...

En ce moment, Joseph Arnould renversa la lampe...

Quelques minutes se passèrent, pendant lesquelles on entendit un cri s'étouffer dans un râle...

Ensuite, la grande fille dit, apostrophant son aîné d'un ton aigre:

—Rallume la lampe, poltron. L'affaire est dans le sac.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

La lampe rallumée éclaira le corps de Gaston des Armoises couché en travers de celui du colporteur Anthime Jovard. La hachette de Marianne lui avait fendu le front—et le couteau de François s'enfonçait jusqu'au manche dans sa poitrine. Sa nuque, fracassée par le marteau d'Agnès Chassard, baignait dans une boue faite de cervelle et de sang.

Les assassins ne demeurèrent qu'un reste de temps à considérer leur ouvrage. Puis, la bande entière se rua sur ces débris humains comme la meute sur la curée. Chacun voulait avoir sa part de butin.

—A moi les bagues!

—A moi la montre!

—A moi la chaîne, les breloques, la bourse!

Joseph,—agenouillé,—coula ses doigts crochus dans les vêtements de la victime.

—Il est là, fit-il en tâtant.

Une sorte de rugissement sortit à la fois de toutes les gorges oppressées:

—Le portefeuille?

—Je le tiens!

L'aîné des Arnould se remit lestement sur ses pieds.

—Voici l'objet:

Il ajouta en parcourant de l'œil les regards enflammés et les faces livides.

—Ça vous fait de l'effet, pas vrai? A moi aussi, nom d'un million! Dire que cette machinette de maroquin est grosse de toute une fortune!

—Ouvre-lui le ventre un peu, pour voir, demanda la grande fille qui haletait d'impatience.

Joseph tira du portefeuille une liasse de bank-notes qu'il agita triomphalement:

—Savez-vous calculer, chéris? Le paquet est de cinquante chiffons,—et chacun d'eux vaut mille livres!

Il y eut un frémissement et un éblouissement. Agnès Chassard ne parlait pas. Mais sa prunelle lançait l'éclair fiévreux de l'or. Car son rêve lui montrait les précieux «chiffons» se métamorphosant en boisseaux de louis. L'ivresse jaune lui montait au cerveau...

Soudain, sa griffe s'allongea,—prompte et irrésistible.

Et le paquet de billets de banque,—cueilli, pour ainsi dire, entre les doigts de Joseph,—s'engouffra dans la vaste poche de son jupon...

—On vous gardera cela, fit-elle. C'est une somme. Vous êtes trop jeunes!...

Le mouvement et la phrase déterminèrent une violente explosion:

—Doucement! s'écria le fils aîné. Si nous sommes trop jeunes, vous êtes trop soigneuse. Ramasser ce qui ne traîne pas!...

—L'argent est à nous comme à vous, ajouta Marianne.

—Nous l'avons bien gagné, appuya François.

—Partageons, conclut Sébastien, à qui l'énoncé du chiffre avait fait oublier le horion reçu dans la lutte.

—Je représente feu votre père, ergota la veuve sèchement. Nous étions mariés sous le régime de la communauté. Tout ce qui est ici m'appartient...

—Oui, riposta la virago, jusqu'à ce que vous nous ayez rendu nos comptes...

—Nous sommes majeurs, grogna François.

—Partageons! répéta Sébastien.

L'hôtesse fit un geste énergique de refus:

—Partager?... Jamais!... On me couperait plutôt par morceaux!...

Autour d'elle toutes les physionomies étaient sombres. Un murmure de colère s'éleva, grandit et éclata en menaces:

—Maman, ne nous forcez pas à vous manquer de respect!

—Encore une fois, partageons,—ou il y aura du grabuge.

Ses deux cadets et sa fille aînée marchaient sur la vieille femme avec des intentions d'une hostilité non équivoque. Le fils aîné ne bougeait point. Il réfléchissait.

Une nouvelle bataille allait avoir lieu. A qui resterait la victoire? Dans l'ordre des choses logiques, le cas ne présentait pas l'apparence d'un doute: la jeunesse robuste et dépourvue de scrupules de Marianne, de François et de Sébastien devait avoir—promptement—raison de l'obstination d'une sexagénaire.

Cependant, pas une ombre d'inquiétude ne rembrunissait le masque parcheminé de celle-ci. Son regard dur et froid se promenait sans crainte sur ses trois adversaires qui se rapprochaient d'elle...

Quand l'attaque imminente fut près de la toucher, elle n'ébaucha aucun mouvement défensif: elle se contenta de siffler doucement...

Un énorme chien des montagnes montra sa tête léonine à l'orifice du couloir secret. L'hôtesse appela:

—Ici, Turc!...

Le molosse vint, en rampant, se coucher à ses pieds.

—Celui-là n'est point un ingrat, reprit-elle en le caressant de la main. C'est moi qui l'ai élevé. Je ne conseillerais à personne de me molester devant lui...

Comme s'il comprenait la situation, le chien se ramassa pour bondir—l'œil sanglant, le poil hérissé—et sa gueule, qui s'ouvrit pour gronder sourdement, démasqua des crocs formidables...

Sébastien, François et Marianne reculèrent, tandis que Joseph venait décidément se ranger du côté de Turc: la révolte était vaincue et domptée...

—A la bonne heure! grinça la veuve avec un petit rire strident, vous vous souvenez du commandement que vous a appris le catéchisme:—Tes père et mère honoreras, afin que vives longuement...

Elle poursuivit avec un hochement d'épaules plein d'une compassion ironique:

—Vous auriez mieux fait de finir ce que nous avons commencé...

—Comment?

Agnès Chassard poussa du pied les deux cadavres:

—Il s'agirait, d'abord, de nous débarrasser de ceci pour qu'on puisse éponger et récurer le plancher... La propreté avant tout... Et puis, l'enfant attend son tour...

—L'enfant?...

La vieille femme étendit l'index vers le lit:

—Hé! oui: l'enfant,—l'enfant du colporteur, derrière les courtines, et que vous avez oublié avec toutes vos chicanes et toutes vos bisbilles...

On se regarda avec surprise, et des exclamations partirent de toutes les bouches:

—La mère a raison...

—En voilà un, opina Joseph, qui doit avoir le sommeil furieusement chevillé sur les yeux!...

—Pourquoi ça? questionna Marianne.

—Dame! pour n'avoir pas donné signe de vie pendant tout ce hourvari!

—Bah! repartit la virago qui jouait avec sa hachette, si le mioche est réveillé, on va le rendormir...

—Dépêchons! ordonna l'hôtesse. L'aube est matinale en juillet,—et il n'y a rien de fait tant qu'il reste quelque chose à faire....

—Vous, dit la grande fille à ses frères, occupez-vous de serrer les clients en lieu sûr... Moi, je me charge de l'innocent....

Elle se dirigea vers le lit, dont elle saisit les rideaux de la main gauche:

—Ne t'impatiente pas, petiot!... Maman, éclairez-moi... Nous allons fabriquer un ange...

La veuve s'avança en élevant la lampe. Les trois fils allongeaient le cou pour voir,—plus curieux et plus féroces que le chien Turc, qui ne se dérangeait pas de laper le sang dont ruisselait le parquet.

Les rideaux,—brusquement tirés,—glissèrent avec bruit sur leur tringle. La hachette tournoya en l'air. Mais le bras de Marianne retomba inerte,—et, l'arme, lâchée subitement, alla se heurter à la muraille, qu'elle entailla, avant de rebondir à terre...

En même temps, ses quatre complices poussaient un même cri de stupeur...

Leur dernière victime leur échappait:

Le lit était vide...

L'enfant avait disparu!

XII

AU PAVILLON DU GARDE

Une semaine s'était écoulée depuis les scènes de boucherie auxquelles les exigences de notre récit nous ont forcé de faire assister le lecteur.

Transportons-nous à ce qu'on appelait dans le pays: le Pavillon du Garde—du feu garde Marc-Michel Hattier en son vivant, surveillant des eaux, bois, chasses et pêches, dépendant du domaine seigneurial des Armoises.

Trois quarts de lieue—environ—séparaient ce domaine du village de Vittel. Le chemin—aujourd'hui vicinal—qui les reliait l'un à l'autre, passait devant le pavillon et côtoyait un vaste parc, auquel s'adossait celui-ci, et dont les opulents ombrages allaient rejoignant le château. Ce dernier confinait pareillement à un hameau d'une douzaine de feux, qui portait le même nom que lui.

Après la mort de l'ex-trompette de Chamboran, sa fille n'avait point cessé—nous vous dirons plus tard comment et pourquoi,—d'occuper le logis paternel, construction de briques, élevée d'un étage, d'un extérieur avenant et d'un aménagement confortable malgré son exiguïté. Au rez-de-chaussée, le poêle et la cuisine; au premier, la chambre du défunt, dont Denise avait fait la sienne, et le cabinet qui servait de «casernement» à Philippe avant son départ pour l'armée; sous les combles, une mansarde où couchait une servante.

Je crois avoir déjà indiqué qu'en Lorraine, dans les habitations bourgeoises et rustiques, le poêle s'entend de la pièce principale, salle à manger et salon à la fois,—voire dortoir ou atelier, dans les familles nombreuses ou dans les ménages d'ouvriers,—où l'on se tient de préférence où l'on prend ses repas et où l'on reçoit les visiteurs.

Il pouvait être sept heures du soir; le jour ne baissait pas encore, mais le soleil, voilé par les chaudes vapeurs du couchant, jetait obliquement ses rayons plus vermeils. Il y avait des rubis dans le ciel, et le large paysage qui s'étalait au-dessous des fenêtres du poêle se teignait de nuances pourprées.

D'un côté, la route s'appuyait à la muraille—brodée de mousse—qui décrivait les contours capricieux du parc. Par delà sa marge poudreuse, des champs de blé immenses, tondus par la moisson, des cultures, des carrés de prairie,—mouchetés de bouquets de peupliers,—se perdaient à l'horizon, sur la limite extrême duquel rougeoyaient comme des braises ardentes les vitres des maisonnettes basses du hameau. De l'autre,—en deçà du mur,—une véritable forêt groupait ses arbres touffus aux essences variées, avec un art qui eût fourni à l'abbé Delille l'occasion de cueillir à pleines corbeilles les alexandrins descriptifs.

Que si le vent d'hiver avait troué les mailles serrées de ce rideau de feuillage, vous auriez vu apparaître, à travers les branches dépouillées, un coin de la façade blanche du château des Armoises,—du château morne, muet, aveugle, dont les persiennes closes et les perrons déserts attestaient l'absence du maître et le mélancolique abandon.

Mais l'été s'épanouissait. Partout, se développait une végétation harmonieuse et puissante.

On n'apercevait, sous l'épais couvert, que les étangs endormis dans la fraîcheur des gazons et les pelouses arrondies en pastilles d'un vert-clair, éclatant et lustré. Par-dessus le dôme des massifs, l'on ne découvrait guère que la pointe des tourelles en poivrières des Armoises, avec leur toit d'ardoises bleuâtres et leurs girouettes découpées dans le zinc en sujets de chasse ou en pièces de blason.

Il y avait, cependant, quelque chose de plus beau que toute cette nature en fête: c'était la jeune fille assise, dans le cadre fleuri de l'une des croisées, devant son tambour de dentelière, et mêlant d'un doigt habile les fils de ses bobines et ses fuseaux.

Denise Hattier comptait vingt-six ans bien sonnés. Certes, elle avait été gaie aux jours fortunés de l'enfance. Dans ce moment même où nous la présentons à nos lecteurs, elle n'avait pas encore désappris à sourire, et son sourire était d'une douceur angélique. Mais je ne sais quoi, dans les lignes fières et charmantes de son visage, parlait de fatigue et de douleur. Il y avait un rêve sous ce front penché. La vierge avait perdu le repos des heures d'ignorance. Autour de ses grands yeux, des larmes avaient coulé,—de ces larmes amères et suaves qu'arrache la première angoisse d'amour...

Une auréole de bonheur paisible avait entouré la jeunesse de Denise. Son père et son frère l'adoraient. Elle était au milieu de cette petite famille comme une reine chérie, comme une idole vénérée.

La tendresse sans bornes du vieux garde l'avait mise sur un piédestal d'où elle dominait de trop haut ce qu'il lui eût été permis de choisir. Son cœur, qui cherchait où se prendre, n'avait découvert au-dessous de soi que des hommages timides et des respects embarrassés. Les galants de Vittel l'admiraient, en effet, d'en bas, et les trois gars du Coq-en-Pâte n'avaient point, à cette époque, arrêté sur elle une idée qui se tournât si vite en féroce convoitise...

Puis, avec la tourmente révolutionnaire, le jeune marquis Gaston était arrivé aux Armoises. Et nous avons raconté comment la fillette l'avait aimé,—aimé jusqu'à faillir,—aimé d'autant plus que c'était un amour coupable, désintéressé, sans espoir, et qu'elle avait essayé de résister plus énergiquement à ses atteintes...

Pauvre Denise! Elle avait bien pleuré depuis! Et, pour pleurer, elle avait dû cruellement souffrir; car son âme se dressait contre le malheur aussi vaillante que l'âme d'un homme...

Nous avons dit que la belle dentelière s'était installée auprès d'une fenêtre ouverte. Parmi les épingles et les échevaux épars sur un tabouret placé à ses côtés, il y avait deux lettres décachetées et froissées comme si on les avait lues et relues souvent. L'une, dont l'adresse accusait une écriture fine, menue, déliée, élégante, portait le timbre de Strasbourg; l'autre, à la suscription couverte de caractères lourds, épais, vacillants, mal formés, était timbrée de Valincourt, commune rurale des environs de Chaumont.

Le regard de Denise cherchait ces lettres à chaque instant; il allait alternativement de celle-ci à celle-là; et, chaque fois qu'il les interrogeait, inquiet, anxieux, désolé, vous auriez remarqué que la sœur de notre ami Philippe pâlissait davantage, malgré les rouges lueurs qui ruisselaient du couchant.

Florence Arnould, debout à quelques pas, la contemplait en silence...

Par suite de quelles circonstances la Benjamine n'avait-elle pas mis à exécution son projet de quitter l'hôtellerie sanglante dont nous l'avons entendue entretenir la dernière victime des assassins de Vittel? C'est ce que vous apprendrez tout à l'heure. Toutefois, il convient d'expliquer sa présence au logis de Denise Hattier.

Lorsque feu Jean-Baptiste Arnould s'était rendu acquéreur du domaine des Armoises, le vieux houzard avait manifesté l'intention de quitter sur-le-champ le pavillon du garde. Mais l'aubergiste l'en avait empêché en lui tenant à peu près ce langage:

—Pourquoi vous en aller, compère? Si vous désertez votre poste, qui veillera sur les propriétés de nos anciens seigneurs, jusqu'au jour où ceux-ci reviendront de l'exil?

Le rusé campagnard avait, pour tenir ce langage, plus d'une raison dont la principale était qu'il se conciliait ainsi l'estime et la considération du pays, très sympathique au vieux garde.

Lors du décès de Michel Hattier, sa fille Denise avait offert au chef de la famille Arnould de lui prendre en location le pavillon paternel—ce pavillon où la première partie de sa vie avait coulé paisible, sans désirs ni regrets, et où elle venait de fermer les paupières du vieux soldat, mort sans rien savoir de la faute dont elle avait connu l'ivresse et dont elle connaissait le remords.

Mais à sa proposition l'hôtelier avait répondu, en affectant des airs de bourru bienfaisant:

—Restez chez vous, mignonne, et gardez votre argent. Que le retour de nos seigneurs vous retrouve dans la maison où ils avaient placé votre père. Le ciel me préserve de tirer un écu de l'enfant d'un ancien camarade, de la sœur d'un brave serviteur de la nation, d'une orpheline qui n'a que son travail pour subsister!...

Puis, comme la jeune fille insistait, mue par un sentiment de fierté naturelle:

—Mon Dieu, avait ajouté Jean-Baptiste Arnould avec une bonhomie parfaitement jouée, si vous tenez absolument à vous acquitter envers moi, voici ma petite Florence. Elle est trop mièvre et trop chétive pour que je la laisse aller aux champs ou vaquer à la dure besogne de l'auberge. Apprenez-lui votre métier de dentelière et ce que vous a enseigné la chère dame du château, et si, un jour, elle devient aussi adroite que vous de ses doigts et aussi instruite dans les livres, les écritures et le calcul, eh bien, m'est avis que c'est moi qui vous redevrai quelque chose.

La Benjamine avait alors sept ou huit ans. C'était une douce enfant, sérieuse et aimante. Ses parents ne l'avaient pas habituée aux caresses. Dès qu'elle se trouva en contact avec la fille du garde-chasse, elle l'appela maman et lui voua une affection sans bornes.

Mère, Denise l'était en effet. Denise était mère jusqu'au délire. Certes, elle avait aimé Gaston; mais son âme était pleine de la pauvre et frêle créature dont elle n'était arrivée à dérober la naissance à la réprobation du monde et des siens qu'au prix d'un effort surhumain et par un concours d'événements, pour ainsi dire, providentiels...

Certes, elle regrettait Gaston; mais elle se fût consolée,—oui, consolée,—et du départ de celui-ci, et de la séparation prolongée et sans terme, si elle eût eu à ses côtés le berceau de son enfant...

Et ce berceau, il lui avait fallu le cacher à tous les regards, l'emporter au loin,—le déposer en des mains étrangères.

Florence confiée à ses soins fut un prétexte à donner cours aux effusions qui l'étouffaient. Il lui sembla que la fillette était destinée à suppléer à l'absence du chérubin dont elle n'entrevoyait le sourire qu'à des intervalles éloignés et qu'elle ne pouvait embrasser que trop rarement au gré de ses vœux et en prenant des précautions infinies...

Puis encore les années s'envolèrent à tire-d'aile et l'aubergiste du Coq-en-Pâte trépassa à son tour.

Celui-ci, par une sorte de pudeur qui avait survécu à son infamie, avait étendu un voile entre les yeux de sa plus jeune fille et les terribles mystères de l'hôtellerie sanglante. La Benjamine ne savait rien, dans l'origine, des sinistres besognes qui se brassaient dans cette demeure souillée. Jean-Baptiste Arnould avait été un bon chrétien avant que la fièvre de l'or ne le changeât en un grand coupable,—et le vice, transformant sa croyance en superstition, lui laissait l'espoir de fléchir la justice céleste sans renoncer à ses meurtrières pratiques. Il se disait:

—Ma petite Florence est blanche de tout méfait, elle négociera mon pardon avec le grand juge de là-haut.

Sa veuve avait continué son commerce et sa politique. La Benjamine n'avait point cessé de fréquenter le pavillon du garde. L'hypocrite coupe-gorge de Vittel se débarrassait ainsi d'un témoin importun. Les trois frères et la sœur aînée,—complices et successeurs de leur père,—répétaient souvent en manière de raillerie:

—La Benjamine a de la vertu pour quatre. Quoi qu'il arrive, nous sommes sûrs de ne pas aller en enfer. Nous aurons beau être plus noirs que le diable, elle nous conservera à chacun une place à ses côtés dans le paradis.

Et, en vérité, si un ange avait eu le pouvoir de mettre sa pureté comme un manteau sur la faute d'autrui, la fillette eût racheté les crimes de sa famille.

Hélas! une nuit, le hasard lui avait révélé l'effroyable secret. Ceux auxquels l'attachaient les liens les plus sacrés, à qui elle devait le respect, l'obéissance et la tendresse,—ceux-là étaient des assassins,—cyniques, endurcis, féroces!

Cette affreuse découverte accabla Florence. Sa mélancolie douce, qui n'avait derrière elle ni crainte, ni remords, devint morne et comme égarée. Mais sa prière se fit plus humble et plus ardente: n'avait-elle pas à demander à Dieu,—à deux genoux,—de détourner sa colère de la tête des misérables égorgeurs du Coq-en-Pâte?

Ceux-ci, tout entiers à leurs sinistres agissements, ne s'étaient point aperçus de ce changement chez leur sœur. Denise Hattier non plus. Ceux qui souffrent sont presque aveugles: leurs propres peines les absorbent.

Ces peines, dans un moment d'expansion, la fille du garde les avait confiées à son ancienne élève, maintenant son amie...

Florence connaissait le secret de Denise...

Mais Denise ignorait celui de la Benjamine.

XIII

FLORENCE ET DENISE

Rentrons au pavillon du garde.

Denise Hattier avait cessé de travailler. Machinalement, sa main s'était étendue vers les deux lettres dont nous avons parlé tout à l'heure. Son œil interrogea alternativement la date de l'une et de l'autre. Puis elle murmura:

—Huit jours! Il y a huit jours qu'ils devraient être ici! Mon Gaston! Mon cher petit Georges!... Et, depuis ce temps, pas de nouvelles. Pas un mot qui m'explique ce retard singulier. Est-ce que cela ne t'inquiéterait pas, toi, Florence?...

Et, sans attendre une réponse, elle ajouta en frissonnant:

—Un malheur arrive si vite! Les routes ne sont pas sûres. Ce pays est maudit...

Elle s'interrompit brusquement pour demander:

—Crois-tu aux rêves, petite?...

—Aux rêves?...

Denise continua:

—Les gens qui ont toute leur raison affirment que songes sont mensonges... Moi, je crains pour ma pauvre tête... Si tu savais ce que j'ai vu, cette nuit, dans mon sommeil ou dans ma fièvre!...

Elle voila ses yeux de ses mains, comme pour échapper à une vision menaçante:

—Il était là, poursuivit-elle d'une voix âpre et saccadée, couché sur le carreau qu'il baignait de son sang. Tout un monde d'êtres hideux, dont je ne pouvais distinguer les traits, s'agitait autour de lui. Sa vie était sortie par ses blessures béantes; mais sur ses lèvres se jouait le sourire des preux et des martyrs, et ce sourire me disait:

«—Je t'ai aimée jusqu'à la mort, et c'est victime du devoir que je suis tombé sous les coups de la trahison et du crime...»

Puis, soudain, son regard éteint se ralluma,—cherchant un objet invisible,—et sa bouche rendit un long cri de détresse:

«—Notre enfant! Sauve notre enfant!»

Notre enfant, comment se trouvait-il mêlé à cette scène horrible? Je l'ignore; mais Gaston, les assassins, la chambre du meurtre, tout cela avait disparu... J'étais dans la campagne déserte, par la nuit noire et l'orage déchaîné. Je fuyais, emportant mon fils entre mes bras. On me poursuivait. J'entendais derrière moi une course furieuse. Des prunelles fauves luisaient dans l'ombre. Des obstacles sans nombre se dressaient sur ma route,—et moi, j'allais, j'allais toujours, serrant mon fardeau, mon trésor contre ma poitrine haletante...

Tout à coup, au moment où l'haleine de la meute acharnée qui me donnait la chasse effleurait, brûlait mon épaule, la terre manqua sous mes pieds, je me sentis rouler dans un abîme sans fond,—et cet appel suprême s'étrangla dans ma gorge:

«—Seigneur, ayez pitié de nous!»

A ce point extrême de son récit, la fille du garde se renversa sur son siège au paroxysme de la terreur...

La Benjamine se précipita à ses genoux et lui saisit les mains, qu'elle couvrit de baisers...

Elle balbutiait, éperdue:

—Denise!... Ma Denise chérie!...

La sœur de Philippe Hattier se ranima sous ces caresses.

—Quand je me réveillai, acheva-t-elle, l'aube blanchissait ma fenêtre, l'angélus sonnait au clocher de Vittel, et je me mis machinalement à réciter les paroles latines de ma prière du matin...

La physionomie de la jeune femme exprimait toujours un invincible effroi; mais sa poitrine s'apaisait par degrés, et les tressaillements convulsifs qui l'agitaient naguère faisaient trève.

—J'étais folle cette nuit sans doute, reprit-elle au bout d'un instant, et je le suis encore, ce soir, de t'alarmer ainsi, ma bonne et dévouée Florence. Mais que veux-tu? mon cerveau malade travaille, travaille à déchiffrer cette énigme!... Gaston qui m'écrit de Strasbourg qu'il arrivera aux Armoises presque en même temps que sa lettre! Ce métayer de Valincourt, qui me mande qu'il a confié mon petit Georges, pour me le ramener dans le plus bref délai, à un homme sûr, un de ses amis, un colporteur...

—Un colporteur!...

—Et je les attends tous les deux, je les attends avec angoisse... Une semaine entière s'est passée... Si un accident... Si un crime...

Denise sentit Florence frémir à ses genoux:

—Eh bien, non! c'est impossible, poursuivit-elle avec impétuosité, Gaston est un cœur loyal, honnête et vaillant; l'enfant est une innocente créature; pourquoi le ciel leur voudrait-il du mal?... Je vais les revoir, n'est-ce pas?...

La Benjamine eut un gémissement étouffé. Elle se releva et se détourna pour cacher sa figure morne et navrée. La fille du garde la considéra avec étonnement.

—C'est étrange! murmura-t-elle. J'ai peur, et tu ne me rassures pas; je me désole, et tu ne me consoles pas; je souffre, et tu ne me dis pas d'espérer...

Elle se leva à son tour, et, faisant un pas vers Florence, qui recula d'un pas:

—Est-ce que tu sais quelque chose?...

Les lèvres de la Benjamine tressaillirent. Mais cette seule protestation jaillit entre ses dents serrées:

—Sur mon salut, je ne sais rien.

La fille du garde retomba sur sa chaise en murmurant:

—C'est vrai. Tu ne peux rien savoir. Pardonne-moi, je deviens insensée...

Ce n'était plus qu'une pauvre femme brisée. Ses yeux dardaient leur élan interrogateur dans la vide ou retombaient allanguis et se mouillaient de larmes. Florence demeurait absorbée dans une sombre méditation.

Soudain, une rumeur vague arriva, par bouffées,—qui venait du hameau. Denise prêta l'oreille. Quelqu'un courait sur la route,—entre le château et le pavillon. La fille du garde se pencha hors de la fenêtre:

—C'est Gervaise, fit-elle avec surprise. Pourquoi donc se presse-t-elle si fort, et que se passe-t-il aux Armoises?

La rumeur lointaine s'enfla: on distinguait des voix qui se croisaient joyeusement et des exclamations répétées. Gervaise—la petite servante de Denise—que celle-ci avait envoyée en commission au hameau, fit son entrée comme une bombe...

Son fichu de travers, sa cornette dérangée de son chignon et battant des ailes sur son cou, ses cotillons couverts de poussière témoignaient d'une course rapide.

—Qu'est-ce donc? questionna sa maîtresse.

La villageoise, écarlate et essoufflée, se laissa choir sur un escabeau. Ensuite, après avoir repris haleine à pleins poumons:

—Ah! notre demoiselle, en voilà une histoire!...

—Une histoire?...

La servante s'essuya le front avec son tablier:

—Et une fameuse encore, pardi! Tout le monde est en révolution! C'est vous qui allez être joliment estomaquée!...

—Que signifie?...

—Après une si longue absence!... Moi, je ne l'aurais pas reconnu... Par exemple, étant trop jeune pour l'avoir vu dans les temps... Mais les gens des Armoises l'ont remis tout de suite. On lui fait la conduite. Il vient. J'ai voulu être la première à annoncer la bonne nouvelle, et j'ai pris mes jambes à mon cou...

Denise Hattier appuya sa main sur son cœur, qui battait, oh! qui battait!...

—Mon Dieu, murmura-t-elle, m'auriez-vous exaucée?... Je crains de me tromper?... Si c'était une fausse joie?

Puis, allant à Gervaise et s'efforçant de dominer son émotion, elle demanda d'une voix qui tâchait d'être calme:

—Voyons, quel est celui qui vient et de qui parles-tu, mon enfant?...

—Hé! Jésus-Maria! notre maîtresse, de qui est-ce que je parlerais si ce n'était de notre maître?...

—Notre maître?...

—Il est de retour. Le voici. Entendez-vous? On crie: Vivat!...

Le bruit se rapprochait: des pas nombreux retentissaient dans le chemin avec des clameurs enthousiastes.

Denise joignit ses mains et leva les yeux vers le ciel avec un mouvement de reconnaissance passionnée. Ensuite elle se tourna vers la Benjamine:

—Florence, comprends-tu? fit-elle. C'est lui! c'est Gaston! Oh! comme je ris de mes frayeurs! Gaston! mon Gaston adoré!

Les mots tremblaient encore dans sa bouche; mais c'était l'effet du bonheur,—un effet si foudroyant et si intense, qu'il l'empêcha de remarquer l'agitation de sa compagne. Celle-ci s'était adossée au mur pour ne pas tomber. Son sein, soulevé, bondissait; on entendait sa respiration pénible et précipitée; la sueur perlait sous ses cheveux,—et des phrases sans suite râlaient hors de ses lèvres contractées par l'épouvante.

Denise n'apercevait rien de tout cela...

Tout entière à sa joie comme elle l'avait été à sa douleur, elle marchait vers la porte en répétant:

—Gaston! c'est Gaston! Il ira me chercher mon Georges! Le nom du Seigneur soit béni! Gaston! mon maître! mon mari!...


De bruyants hurrahs éclatèrent de l'autre côté de la porte qui allait donner passage au voyageur si impatiemment attendu. Mais lorsque, cette porte s'ouvrit, Denise recula,—stupéfaite.


Au lieu du marquis des Armoises, ce fut le lieutenant Philippe Hattier que les dernières lueurs du crépuscule éclairèrent debout sur le seuil.

XIV

FRÈRE ET SŒUR

Le lieutenant,—car il portait l'uniforme et les insignes de son nouveau corps et de son nouveau grade,—demeura un instant immobile dans la baie lumineuse qui encadrait sa mâle prestance et sa figure martiale. La joie l'étouffait. Elle le tenait à la gorge et l'empêchait de parler. Mais ses regards humides saluaient avec éloquence le logis paternel et dévoraient la jeune fille de caresses ardentes et muettes.

Denise, elle aussi, s'était arrêtée dans son élan. Elle restait sans voix et sans mouvement. Ses yeux,—agrandis par la surprise,—interrogeaient avidement le visage du nouvel arrivant. Celui-ci, à la fin, ouvrit les bras en s'écriant:

—Ah çà! petite sœur, est-ce que tu ne me reconnais pas? C'est moi, Philippe Hattier, ton frère! Sacrodioux! viens donc m'embrasser!...

On ne peut dire que Denise réfléchissait; car tout en elle était désordre; mais, dans le chaos de son intelligence, ce nom se fit jour brusquement: Philippe! Philippe, le premier souvenir de son enfance heureuse,—celui dont le vieux garde se plaignait en s'écriant par manière de plaisanterie:

—Je suis jaloux de ce brigand-là; la petiote l'aime mieux que tout au monde.

Philippe, le cher souvenir qu'elle revoyait penché sur son berceau, remplaçant par ses soins ceux de la mère défunte; le joyeux compagnon qui, la portait sur son dos, quand elle savait à peine marcher, et qui, dans leurs jeux, se pliait à toutes ses volontés, à toutes ses fantaisies, à tous ses caprices; le doux ami dont les histoires et les chansons l'endormaient, le soir, dans l'alcôve, lorsque le père courait les bois pour son service...

Tous ces tableaux du passé se succédèrent dans l'esprit de Denise avec une rapidité vertigineuse. Ce fut l'affaire, non pas d'une minute,—mais de quelques secondes. La sœur était déjà pendue au cou du frère.

Les grandes joies rendent faibles, comme les grandes peines: le rude soldat des armées du Rhin, d'Egypte et d'Italie chancela sous les baisers de la jeune fille.

La Gervaise pleurait à verse,—attendrie par ce spectacle.

Se glissant le long de la muraille, la Benjamine avait gagné la porte.

Les paysans qui avaient escorté Philippe criaient à tue-tête au dehors:

—Vive le lieutenant Hattier!

Sans lâcher Denise, qu'il avait enlevée comme une plume et qu'il tenait serrée contre sa poitrine, l'officier se tourna de leur côté:

—Mes camarades, déclara-t-il avec une rondeur militaire, vous n'ignorez point, je suppose, qu'il n'est si excellente compagnie qui ne se quitte, comme disait le feu roi Dagobert à ses chiens en les menant noyer... Nous avons fait, la sœur et moi, pas mal d'économies de mamours et de racontaines depuis un régiment d'années que je suis absent du pays: c'est l'instant ou jamais de casser la tire-lire.

Maintenant que me voici fixé dans le canton, on aura le temps de se retrouver, de trinquer ensemble et de refaire connaissance... La retraite sonne; c'est l'heure de réintégrer la chambrée,—et que personne de vous ne manque à l'appel de sa ménagère!...

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Il se faisait tard. La lampe allumée sur la table éclairait les reliefs d'un copieux souper. Car, chez le lieutenant Philippe, l'appétit n'abdiquait jamais ses droits imprescriptibles et sacrés. On avait envoyé la Gervaise se coucher. Le frère et la sœur étaient seuls. Ils causaient. Dieu sait ce qu'ils avaient à échanger d'explications et de confidences! On avait «cassé la tire-lire» aux souvenirs, et toute la monnaie du passé—piécettes d'argent et pièces de cuivre—avaient ruisselé à gros bouillons sur la nappe.

Ensuite, touchant—incidemment—deux mots de ce qu'il venait faire dans les Vosges:

—J'aurais pu, ma chère petite sœur, continua le lieutenant te causer, huit jours plus tôt, la surprise que tu as éprouvée ce soir,—et ce n'est pas l'envie qui m'en a manqué, va. Mais, figure-toi,—le surlendemain de mon arrivée à Epinal et comme j'étais en train de rendre les visites réglementaires aux autorités de l'endroit,—une satanée aventure comme il faut venir dans ce pays, pour en rencontrer la pareille... Bref j'ai été retenu le reste de la semaine au chef-lieu. A preuve que, durant ce temps, nous avons ruminé,—le citoyen directeur du jury d'accusation et moi,—une certaine manigance à pincer les coquins, dans laquelle nous aurons besoin de ton office.

Et, comme le regard de Denise témoignait de son étonnement:

—Pour l'instant, silence dans les rangs! avait poursuivi le lieutenant, en mettant le doigt sur ses lèvres. La consigne est Prudence, Patience et Discrétion... Mais, quand on m'en aura relevé, je t'expliquerai, chérie, ce qu'on attend de toi. Il s'agit d'une bonne action. M'est avis que tu ne te plaindras pas qu'on t'ait choisie pour l'accomplir.

Il avait été—pareillement—question de la Benjamine et de sa famille.

—Ah! oui, les gens du Coq-en-Pâte! avait maugréé Philippe. Ils ne me reviennent que tout juste. Autant que je me rappelle, et s'ils n'ont point changé, l'aubergiste et sa femme étaient deux ladres-verts qui auraient tondu un œuf...

—Jean-Baptiste Arnould est mort, mon frère...

—Paix à ses cendres. Quant à l'aîné de ses garçons, j'ai idée qu'il crèvera dans la peau d'un sournois de première qualité, si on ne l'écorche pas tout vivant. Du moins, il me faisait cet effet-là lorsque nous fréquentions l'école...

—Comme leur père, les enfants du défunt hôtelier nous ont grandement obligés.

—Je le sais, tu me l'as dit, je te crois. Ils ont droit à mes sympathies, à mon estime, à ma reconnaissance, et je ne les leur marchanderai pas. Pour ce qui est de ta Florence, puisqu'elle t'aime autant que tu l'assures, ma foi, je me sens disposé à lui rendre la réciproque.

Denise, dont le beau front rêvait, balbutia machinalement:

—Elle est bonne et charmante...

Son interlocuteur haussa les épaules:

—Bonne? Comme c'est difficile! Tu l'as élevée; elle te ressemble!...

Puis, envoyant un baiser à sa sœur:

—Par exemple, charmante, il faudrait qu'elle le fût bigrement pour l'être autant que ma Denise!...

L'arrivée inattendue du lieutenant avait opéré dans le cœur de Denise la diversion de l'imprévu.

Elle en avait balayé—d'un revers—les préoccupations poignantes...

Elle s'empressait auprès de ce frère bien-aimé: en le servant, en l'entourant de soins, de prévenances et de caresses, en l'instruisant de ce qu'il avait intérêt à apprendre, et, en se passionnant, plus tard, à ses récits, Denise avait fini par perdre le sentiment des alarmes particulières qui la mordaient au cœur. Le bruit de ses paroles et de celles de Philippe, le mouvement qu'elle était forcée de se donner, l'inattendu de la situation avaient endormi ses tourments,—et elle s'était abstraite des appréhensions dont elle entretenait la Benjamine deux ou trois heures auparavant.

Mais ces appréhensions étaient revenues avec le temps, comme un vol de corbeaux que l'on cherche en vain à chasser de l'endroit où gît leur proie. Elles avaient repris possession de sa pauvre tête endolorie. Georges? Gaston? où étaient-ils? Que faisaient-ils? Comment n'était-ce pas eux qui s'en revenaient frapper à la porte du logis où la mère, où l'amante se désespérait à les attendre?...

Ces points d'interrogation étincelaient dans la nuit des pensées de Denise, comme le Mane Thecel Pharès—menaçant et vengeur—sur la muraille du palais du satrape babylonien.

Pour se soustraire à cette vision mentale, la jeune fille avait fermé ses paupières, et, le coude sur la nappe, elle avait abaissé son front dans sa main. Son frère s'aperçut de cette réaction.

—Est-ce que tu souffres, mon enfant? demanda-t-il avec sollicitude.

—Je me sens accablée... La surprise... la joie... la fatigue...

—C'est vrai; je fais marcher mon moulin à paroles, sans seulement songer que le marchand de sable a l'habitude de passer à la campagne comme à la ville. Nous voici quasi à demain: il est temps d'aller se coucher. J'imagine que mon lit est toujours à sa place dans le cabinet où je campais quand j'étais mioche...

Denise fit un signe affirmatif.

—Alors, en avant du côté de la chapelle blanche. Par exemple, qu'on n'oublie pas de m'éveiller avant midi, si d'aventure je m'attardais à me dorloter entre les draps...

Le lieutenant s'était levé. Il était en train d'allumer un bougeoir à la lampe que lui tendait sa sœur.

—Hé! oui, poursuivit-il, pour faire ma visite aux Armoises...

—Aux Armoises?

—Ne faut-il pas que j'aille saluer le marquis Gaston, notre nouveau maître, puisque le vieux seigneur est mort je ne sais où, là-bas, à l'étranger?

—Le marquis Gaston? répéta Denise ébahie, dont la main se prit à trembler si fort, qu'elle fut obligée de reposer la lampe sur la table.

—Parbleu! il est ici, n'est-ce pas?

—Ici?

—Depuis huit jours, hein, ma chérie? Mais pourquoi diable personne ne m'a-t-il parlé de lui au hameau? Pourquoi le château, qui a retrouvé son propriétaire légitime, demeure-t-il ainsi noir, clos, muet, maussade? Quand je suis passé devant, ce soir, on aurait dit d'un catafalque.....

La jeune fille répéta:

—Le marquis?... Ici?... Depuis huit jours?

—Certainement.

—Vous saviez que M. des Armoises devait arriver?...

—Je le savais.

—Mais qui donc vous avait appris?...

—Qui? Hé! lui-même, sacrodioux! Sans besoin d'intermédiaire.

La figure de Denise exprima une stupéfaction sans bornes.

—Vous avez rencontré le fils de nos seigneurs?...

—En chair et en os. Bien portant. Et pas fier. Ah! mais non: c'est un aristocrate, mais aussi c'est un citoyen...

—Vous lui avez parlé?...

—Nous avons bavardé comme une paire d'amis.

Les yeux de la jeune fille s'ouvrirent tout grands. Elle demanda avec une avidité fébrile:

—Où?... Quand?..... Par quel miracle?...

Philippe eut un bon gros rire franc:

—Un miracle? Comme tu y vas? Il n'y a pas de miracle à faire route ensemble dans la même patache,—la patache de Nancy à Epinal,—quand l'un vient de Paris et l'autre de Strasbourg,—et à déjeuner de compagnie, à l'hôtel de la Poste, à Charmes, une fois qu'on s'est reconnu...

—Vous connaissiez le marquis Gaston?

—Je le connaissais sans le connaître...

Et, comme la figure de son interlocutrice réclamait énergiquement le mot de l'énigme:

—Tiens, vois-tu, ajouta le lieutenant, j'aurai plus tôt fini de tout te raconter...

Il entama l'histoire de sa rencontre avec le gentilhomme: le déjeuner à table d'hôte,—la reconnaissance fortuite de l'ex-cavalier au 5e dragons et de l'officier aux chasseurs de Bourbon, du fils du garde-chasse et de l'héritier des Armoises,—le choc des verres, l'étreinte des mains, l'échange spontané des sympathies, les confidences mutuelles, les expansions réciproques et la promesse qu'on s'était faite de se retrouver avant peu.

Tandis qu'il discourait, vous auriez lu sur le visage de sa sœur l'anxiété, l'angoisse que nous vous avons signalées jadis chez l'émigré pendant une certaine partie de son entretien dans la salle à manger de maître Renaudot, avec le même Philippe Hattier.

Quand celui-ci eut terminé, un soupir de soulagement—identique à celui qu'avait rendu Gaston—souleva le sein agité de Denise, et cette phrase de gratitude, que nous avons surprise dans la bouche du marquis, vint expirer sur ses lèvres:

—Dieu soit loué! Il a gardé notre secret, et mon frère ne sait rien!

Philippe conclut:

—C'est un cœur d'or, ce ci-devant. Tu as pu l'approcher durant son séjour au château, il y a une dizaine d'années,—et je m'étonne, à ce propos, qu'il ne m'ait pas parlé de toi... Après cela, tu étais si jeunette et les temps étaient si mauvais... Il ne t'aura peut-être pas remarquée...

Une ardente rougeur envahit les joues de Denise. Son frère continua avec un accent sérieux:

—Songe que, sans lui, il y a longtemps que je dormirais, là-bas, dans la plaine de Dawendorf, et que vous auriez eu à pleurer,—le père et toi,—le pauvre diable de soldat tombé sous la lance des uhlans... Il n'y a plus de seigneurs, c'est vrai: mais il y aura toujours des créanciers et des débiteurs. Je dois la vie au citoyen marquis. Tu m'aideras à m'acquitter, n'est-ce pas? Sacrodioux! la République n'a pas encore décrété la banqueroute pour les dettes de cette nature!...

Puis, revenant à son ton de jovialité habituelle:

—Aussi, dès demain matin, me présenterai-je au château—en grande tenue—avec mon uniforme neuf, mes aiguillettes, mon sabre et tout le harnachement.

La jeune fille secoua la tête:

—Le marquis Gaston n'est pas au château.

—Pas encore arrivé? Allons donc! Impossible! Les bidets du papa Renaudot ne sont pas féroces, c'est acquis; mais mettre huit jours pleins pour avaler un méchant picotin d'une demi-douzaine de lieues...

Denise appuya:

—M. des Armoises n'a point paru dans le pays.

Le lieutenant se prit à réfléchir.

—Oh! oh! murmura-t-il, voilà qui est bizarre!...

Sa physionomie se rembrunit:

—Il est constant que les brigands qui exploitent le département viennent de recommencer leurs opérations...

La jeune fille pâlit affreusement. Philippe tortilla sa moustache, fronça le sourcil et frappa du pied.

—Tonnerre! si ces misérables m'avaient assassiné mon sauveur!...

Denise poussa un gémissement. Elle chancela et fut obligée de se retenir pour ne pas tomber. Mais son frère n'eut pas le temps de remarquer cette nouvelle crise.

Le galop d'un cheval sonna sur les cailloux de la route et s'arrêta devant le pavillon.

Puis, une voix forte s'éleva, au dehors:

—Holà! hé! la maison! Le cordon, s'il vous plaît?

Le lieutenant courut à la porte et l'ouvrit.

Un brigadier de gendarmerie était en train d'attacher sa monture à la persienne de l'une des fenêtres. A l'aspect de l'officier, le cavalier porta la main à son chapeau:

—Pardon, excuse, mon supérieur, si je m'immisce dans vos lares à cette heure avancée, inopportune et sublunaire; mais il y a urgence pressée, impérative et conséquente...

Il fit un pas en avant et prit, pour se présenter, la position du soldat sans armes.

—Le brigadier Jolibois, dit Riche-en-Bec, de la résidence de Mirecourt, qui vous court après depuis deux jours,—consécutivement parlant,—histoire de vous être propice, obligatoire et délectable...

Philippe demanda en souriant:

—Est-ce pour affaire de service que le brigadier Jolibois me court après depuis deux jours?

—Mon lieutenant, c'est par rapport à un pékin...

—Un pékin?

—Un civil, un bourgeois, un philistin, si vous voulez,—je ne tiens pas à l'étiquette,—lequel prétend avoir à vous coller dans le tuyau une communication majeure, confidentielle et sous enveloppe, avec un cachet de cire rouge, et un tas de paperasses noires de pattes de mouche...

—Et où est-il, ce particulier?

—Je l'ai trimbalé en croupe de Charmes à Epinal et d'Epinal ici. Pour l'instant, il est là, derrière mon Bucéphale, en passe d'astiquer son paquetage,—à cette fin de paraître devant vous muni de tous ses avantages inhérents, facultatifs et corollaires...

Et, pivotant sur ses talons, le brigadier démasqua un individu occupé à épousseter à coups de mouchoir ses bas chinés, ses souliers à boucles d'argent, sa culotte de nankin et son habit merd'oie à larges boutons de métal.

—Eh! mais je ne me trompe pas! fit Philippe avec étonnement. C'est maître Antoine Renaudot, notre hôte de la Poste à Charmes. Nous parlions de vous tout à l'heure.

—C'est toujours comme ça, déclara Jolibois. Toutes les fois qu'on parle du loup, on en aperçoit l'appendice.


L'ancien maître-queux de Stanislas se mettait en quatre pour brosser son chapeau, rabobeliner son jabot et rajuster sa coiffure, sur les ailes de pigeon de laquelle la poussière du chemin se superposait en couche serrée à un nuage de poudre à la maréchale.

—Soyez le bienvenu, continua Hattier. Entrez et prenez un siège. Vous paraissez singulièrement fatigué.

—C'est-à-dire que je suis éreinté, défaillant, fourbu, poussif!...

—Eh bien, reposez-vous d'abord, vous vous rafraîchirez ensuite, et plus tard, vous nous apprendrez quel bon vent vous amène au pavillon du garde...

L'hôtelier eut un gros soupir:

—Ce n'est pas un bon vent hélas! c'est la jument du brigadier...

Philippe reprit:

—Je suppose que ce n'est pas sans un motif sérieux que maître Antoine Renaudot court ainsi la pretentaine,—la nuit,—en croupe d'un de mes cavaliers.

—Ce motif, le voici, citoyen officier.

Et l'hôtelier tira de la poche de son habit et tendit au frère de Denise le pli volumineux que nous avons vu l'émigré lui remettre—avec des instructions spéciales—au commencement de ce récit.

Le lieutenant interrogea:

—De quelle part vient ce paquet et que renferme-t-il?

—Ce qu'il renferme, je l'ignore, n'ayant pas eu l'indiscrétion... On connaît les usages du monde, Dieu merci... Et puis le papier de l'enveloppe est trop épais certainement pour qu'on puisse lire à travers...—Quant à la personne qui a investi votre serviteur des fonctions délicates de courrier de cabinet...

—Eh bien?

—Elle n'est autre que votre compagnon de la semaine passée dans la diligence de Nancy...

—Hein?...

—Le voyageur de qualité avec lequel vous avez eu l'avantage de prendre place à ma table—moyennant une demi-pistole.

—M. des Armoises?

—Vous l'avez nommé.

Denise, qui affaissée sur sa chaise, entendait sans écouter, se redressa avec cette exclamation:

—M. des Armoises? Il vit? Vous savez où il est en ce moment?

L'ex-Vatel des cuisines ducales s'inclina devant la jeune fille en homme qui s'est frotté aux patriciennes des cours.

—Hé! si je le savais, ma chère demoiselle, et si j'avais revu ce généreux seigneur depuis l'instant où il est sorti de ma maison, croyez que je n'aurais point entrepris des pérégrinations pénibles... pour une partie notable de mon individu, dans le but de déposer moi-même,—ainsi qu'il me l'avait recommandé et que je le lui avais promis, ce paquet entre les mains du lieutenant Hattier, votre frère.

Et l'aubergiste se mit à raconter par le menu à ses auditeurs attentifs ce que nous connaissons déjà: sa conversation avec l'émigré au sujet des disparitions dont le pays était le théâtre; l'obstination de Gaston, malgré tous les avertissements, à continuer son voyage; les papiers scellés dans l'enveloppe; le dépôt confié à lui, Renaudot, lequel s'était engagé à le remettre, sans intermédiaire, à son adresse, si le dépositaire n'était venu ou ne le lui avait fait redemander avant huit jours; enfin, le départ du marquis sur le bidet de poste, dans la direction de Vittel. Instruit à l'école des gens du bel air qui peuplaient les châteaux du bon roi Leczinski, maître Antoine avait terminé dans un style dont la majestueuse recherche faisait concurrence à celui du brigadier Riche-en-Bec:

—La huitaine étant écoulée et n'ayant pas eu la faveur de recevoir à nouveau la visite du sieur des Armoises, ou un bout de lettre qui m'informât de ce qu'il était devenu, je me suis mis en campagne pour m'acquitter de ma mission. De Mirecourt, où je comptais tout d'abord vous trouver, l'autorité m'a envoyé à Epinal et, ensuite, d'Epinal ici, en compagnie du brigadier, dont j'ai eu la mauvaise idée d'accepter la proposition de monter en selle derrière lui...

Ce souvenir arracha une nouvelle grimace à l'orateur, qui poursuivit, pourtant, en se frictionnant le bas des reins:

—Nonobstant les regrets cuisants que m'a laissés cette façon insolite de pérégriner, je ne me repens pas d'avoir fait le trajet. Entre gentilshommes on n'a qu'une parole, sarpejeu! Je ne suis pas gentilhomme, c'est vrai; mais j'en ai tellement fréquenté,—dans l'exercice de mon art et dans les résidences princières,—qu'ils ont quasi déteint sur moi pour la noblesse des sentiments et la conduite chevaleresque...

Philippe Hattier tenait le pli,—que sa sœur couvait d'un regard étincelant.

—C'est drôle! murmura-t-il. Je sens un frémissement qui me passe le long du corps comme si j'allais charger sur un carré de Kaiserlicks. J'ai presque peur d'ouvrir ce paquet.

Il posa les papiers sur la table.

—Nous verrons cela tout à l'heure. Pour le moment, maître Renaudot, et vous, brigadier Jolibois, vous allez boire un coup et manger un morceau.

—S'il vous plaît, se hâta de répondre l'aubergiste qui frissonnait à la seule pensée d'être obligé de s'asseoir, je préférerais me coucher—incontinent et sur le ventre.

Le lieutenant consulta Denise de l'œil et se gratta l'oreille avec embarras:

—Diable! c'est que nous n'avons pas de lit à vous offrir...

Puis, se frappant le front:

—Ah! mais j'y songe, le meunier Aubry, du hameau des Armoises ici à côté, avait mis une chambre à ma disposition. Jolibois va vous y conduire. Vous y dormirez à votre aise, et nous causerons, à votre lever, quand je saurai de quoi il retourne.


Quelques minutes plus tard, l'hôtelier et le gendarme cheminaient par devers le moulin: le second, campé en centaure sur son poulet d'Inde qu'il maintenait au pas. Le premier, trottinant contre la botte du cavalier, geignant à chaque enjambée et ne cessant de se frotter entre les pans de son habit. Sur quoi, Riche-en-Bec émettait cette opinion:

—Faudrait voir à bassiner ça avec une chandelle des six. Affaire de suif et d'habitude. C'est souverain pour les accrocs, édulcorant et lénitif.

XV

L'ÉPREUVE

A l'heure précise où le lieutenant Philippe Hattier faisait au pavillon du garde une entrée quasi triomphale, la famille Arnould réunie—à l'exception de la Benjamine—procédait au repas du soir autour d'une table dressée dans le verger qui attenait à la cour intérieure et au jardin du Coq-en-Pâte.

Ce verger—que nous n'avons entrevu qu'à la clarté intermittente d'une lune coupée de nuages et quand pesait sur lui l'horreur d'une nuit d'orage et de crime,—était, en temps normal, un endroit gai comme une idylle et plein d'ombre et de fraîcheur, de grands arbres et de chants d'oiseaux.

Qui aurait jamais soupçonné, au pied de ces cerisiers, de ces pommiers, de ces pruniers, couverts de fleurs ou de fruits, et sous les hautes herbes émaillées de pâquerettes, cette nécropole qui, plus tard, fouillée par la pioche des terrassiers, devait vomir aux yeux des magistrats épouvantés une couche d'ossements occupant un espace de plus de cent mètres carrés!

Le paysage inconscient ne révélait rien de ces sombres, mystères,—et les convives, tranquillement attablés dans ce nid de verdure, n'avaient point l'air de se douter que sous leurs bancs, le sol se doublait d'un cimetière.

A la campagne, l'été, l'on soupe volontiers en plein vent: celui-ci dans son jardinet, dans son pré, dans son clos; cet autre, tout simplement devant sa porte. Les aubergistes du Coq-en-Pâte se conformaient à l'usage, voilà tout. Nous constaterons, cependant, que ce n'était point leur habitude. Mais, ce soir-là, après avoir causé longuement avec sa mère, Joseph avait dit à Marianne:

—Il fait beau. Nous n'avons pas de voyageurs. On mettra le couvert sous les arbres.

Et, sur son indication formelle, le couvert avait été mis non loin de la fosse,—invisible pour qui en ignorait l'existence,—où reposaient les corps de Gaston des Armoises et du colporteur Anthime Jovard.

Une place restait vide à un bout de la table. C'était celle de la Benjamine. En servant la soupe, la fille aînée avait demandé:

—Où est-elle donc, cette mijaurée? Est-ce qu'elle se croit trop princesse pour chiquer les vivres avec nous? Gageons qu'elle est encore en train de musarder chez sa sucrée de Denise Hattier?

A quoi Joseph avait répliqué:

—Occupe-toi de ce qui te regarde. La minette viendra quand il faudra qu'elle vienne. Pour le moment, elle est à ses affaires—et aux nôtres.

La soupe disparue, on avait attaqué vigoureusement les pommes de terre au lard et le porc sous toutes les formes,—arrosés de vin de pays—qui font le menu quotidien de nos paysans en Lorraine. Agnès Chassard, en effet, ne nourrissait point sa maisonnée de volailles, de gibier et de viandes de boucherie. Ces chatteries débilitent l'estomac et coûtent les yeux de la tête. Ceci n'empêchait pas les couteaux, les fourchettes et les mâchoires de fonctionner avec une égale ardeur; tant un excellent appétit est l'indice d'une conscience pure.

En mangeant, on causait. On signifie Marianne, François et Sébastien. L'hôtesse, qui mangeait peu et buvait moins,—sobriété donne santé au corps et à la bourse,—les regardait et les écoutait, selon son habitude, immobile et muette comme une pierre. Joseph avait l'air de ruminer quelque chose,—le nez dans son verre et dans son assiette.

La grande fille disait:

—Il ne s'est pas envolé, bien sûr. Pour s'envoler, il faut des ailes. Or, nous n'avions pas eu le temps d'en fabriquer un chérubin pour le paradis du bon Dieu...

—Où prends-tu qu'il soit besoin d'ailes pour descendre d'un premier étage? repartit brusquement Sébastien. Le treillage est là pour aider, et l'on s'est servi du treillage, j'en mettrais la main au feu. Sans compter que j'ai relevé sur le sable humide de la cour des traces de pas qui se dirigeaient vers la remise....

—Eh bien? Après? Il y serait resté dans la remise!...

—Savoir! Il y a une porte qui donne sur la ruelle...

—Hé! cette porte était fermée à double tour et j'en avais la clef dans ma poche!...

—Toujours est-il, déclara François, que j'ai battu la campagne à dix lieues à la ronde, et pendant huit jours d'affilée, pour rentrer bredouille ce soir. Buissons, fossés, ravins, j'ai fouillé jusqu'aux taupinières: bernique! Pas plus de mioche que sur le bout de mon doigt!...

—Pourtant, opina Sébastien, un enfant de dix ans, ça ne se cache pas dans un trou de souris...

Marianne réfléchit un instant. Puis elle murmura:

—C'est louche. Méfiance. Ça se gâte.

Les deux cadets répétèrent à l'unisson:

—Ça se gâte.

Marianne frappa sur la table pour commander l'attention:

—Ecoutez, reprit-elle, nous sommes riches...

—Très riches, appuya François.

—L'or vaut cher en temps de papier, fit observer judicieusement Sébastien.

Agnès Chassard desserra les lèvres:

—On n'est jamais trop riche, dit-elle sentencieusement.

La grande fille haussa les épaules:

—Parlez pour vous, maman. Nous sommes plus modestes. On se contentera de ce qu'il y a... Mais revenons à nos moutons: la poire est mûre, partageons-la, fermons boutique et décampons. Liberté, libertas. Chacun ira où il voudra et disposera de sa tranche ainsi qu'il l'entendra.

—Elle a raison, opina François.

—C'est mon avis, corrobora Sébastien.

Joseph ne souffla mot,—occupé qu'il était à nettoyer un os de jambonneau.

Marianne interrogea:

—Est-ce aussi votre idée, la mère?

Le veuve branla la tête:

—Je suis vieille. A mon âge, on n'aime guère à voyager. Quand on est accoutumée, depuis des années, à son train-train dans une maison...

La grande fille fronça le sourcil:

—Ce qui veut dire?...

L'hôtesse la regarda en face:

—Ce qui veut dire que je mourrai où j'ai vécu.

Marianne but un maître coup de vin; son œil s'enflamma de dépit,—et, reposant son verre avec fracas:

—Tout ça, c'est des bêtises ou des menteries. Vous radotez, si vous ne vous fichez pas de nous. La vérité vraie, c'est que vous tenez à demeurer ici seule avec votre argent...

Notre argent, rectifia François.

—Oui, notre argent, poursuivit la virago avec impétuosité. Nous avons besogné autant que vous pour l'amasser,—et notre peau et notre cou ne sont pas moins exposés que les vôtres...

Sébastien montra sur son front la place—meurtrie et bleuie—où l'avait frappé la crosse du pistolet de Gaston des Armoises:

—A preuve que je porte la signature d'un des derniers clients que nous avons réglés...

La grande fille, dont la colère croissait, continua:

—A peine bâclons-nous une affaire, que tout ce qu'elle rapporte s'engouffre dans vos poches. Escamoté, caché, enfoui, disparu! Ni vu ni connu, je t'embrouille! A quoi nous sert de travailler, de réussir, de tromper le monde, d'esquiver la justice et de braver la guillotine? Nous ne profitons de rien. Nous trimons comme des mercenaires. Nous sommes vos associés, et vous nous traitez comme des domestiques; nous sommes des hommes—car ce n'est pas seulement l'habit qui fait le mâle—et vous nous menez comme des marmots. Restez, si bon vous semble, à couver le magot jusqu'à ce que les gendarmes viennent vous cueillir dessus; nous, nous voulons déménager, jouer des coudes dans un autre air, jouir des plaisirs de la vie, faire danser le branle aux écus... Et il n'en manque pas, des écus! L'héritage du père, les cinquante mille livres du ci-devant, les dix-huit cents livres du colporteur, sans compter le résultat des opérations précédentes! Où tout cela a-t-il passé? Voyons, répondez, accouchez! On n'a pas l'intention de vous frustrer de votre part; mais il nous faut la nôtre—ou le diable m'emporte!...

Les jumeaux approuvaient de l'attitude et du geste. Leur aîné ne bougeait pas. Agnès Chassard gardait le silence. Marianne s'exaspérait en parlant.

—Tenez, la mère, gronda-t-elle, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de ne pas vous obstiner à confisquer plus longtemps ce qui nous appartient. Certes, nous sommes des enfants très soumis, très respectueux et très tendres; mais songez que vous nous avez appris à ne pas faire plus de cas de l'existence d'un chrétien que de celle d'un lapin ou d'un poulet qu'on saigne...

Pas un muscle ne remua du masque de la veuve. Elle se contenta de caresser du pied son gros chien Turc, qui sommeillait sous la table. Le molosse poussa un grognement.

—Oh! ricana la virago, ne dérangez pas Turc: il ne nous fait plus peur.

Elle ajouta, en échangeant un regard avec ses frères:

—Il ne nous mangera pas tous les trois, et on ne craint pas, ce soir, de réveiller les voisins.


Elle était déjà debout, et ses doigts se crispaient sur le manche du long couteau à découper.

François et Sébastien s'étaient levés comme elle.

Joseph persistait à ne prendre aucune part au débat, qui menaçait de se vider d'une façon sanglante.

Et au dessus de ce drame de famille, un ciel d'été suspendait aux profondeurs de son azur des milliers d'étoiles, qui brillaient à travers la voûte de feuillage des arbres fruitiers mouchetés de cerises vermeilles et de prunes, de poires, de pommes en train de mûrir.


Agnès Chassard n'avait cependant rien perdu de son calme et de sa raideur. Ses traits restaient si complètement immobiles, que vous eussiez dit un visage taillé dans le marbre. Ses yeux étaient fixés sur Marianne et sur les deux jumeaux; mais ils n'exprimaient rien—pas même l'ombre d'une inquiétude.

—Mes enfants, chacun son goût, prononça-t-elle d'un ton tranchant. Le vôtre est de changer les écus en plaisirs; moi, je les fourre dans un trou. Où est ce trou? C'est mon affaire. Retournez la baraque de la cave au grenier et le jardin, et le verger: vous ne trouverez pas plus ma cachette que vous n'avez trouvé ce bambin, qui vous donne tant de tintoin,—à toi, François, et à toi, Sébastien,—que vous en avez oublié, depuis huit jours, de vous disputer à propos de la belle Denise... Oh! mais n'ayez aucun souci; je réponds du contenu intact; ce n'est pas moi qui l'entamerai pour des colifichets ou des bamboches,—et je n'espère pas l'emporter au cimetière.

Seulement, réfléchissez, à votre tour, que, s'il m'arrivait un malheur,—aujourd'hui, demain ou plus tard,—comme vous ignorez absolument l'endroit où j'ai serré mes pauvres économies, il vous serait assez difficile de vous les partager et de les fricasser ensuite à la sauce de vos fantaisies. Ma fille Marianne, qui raisonne comme un homme de loi, l'a dit justement tout à l'heure: je représente une somme. Ce n'est pas le Pérou, tant s'en faut. Quand on est jeune, on met, comme cela, des lunettes qui vous ont des verres grossissants pour regarder ce qu'on désire. Mais, enfin, lorsque j'aurai rejoint mon défunt, votre brave père, il vous reviendra à chacun de quoi ne pas mourir de faim, si toutefois vous êtes sages.

Pour l'instant, je n'ai pas besoin de Turc—une bonne bête, nonobstant, qui vous étranglerait comme un matou quiconque aurait ici de mauvaises intentions. Mon secret me garde et me défend. Je vaux de l'argent. Cela conserve. Vous avez trop de jugement pour ne pas comprendre, pas vrai? Là-dessus, rasseyez-vous, achevons de souper et allons nous coucher. Vous m'avez fait parler longtemps; ça n'est pas dans mes habitudes, et j'ai envie de me reposer.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Marianne et ses deux frères avaient repris leur place—vaincus par la logique du discours d'Agnès Chassard. On «achevait de souper» en silence. Tout à coup la grande fille apostropha Joseph:

—Qu'est-ce que tu dis de ça, toi, sournois?

L'aîné des Arnould allongea le cou du côté de la maison. Il écouta un pas qui allait se rapprochant. Puis, déposant sur son assiette l'os de jambonneau devenu net, blanc et poli comme de l'ivoire:

—Je dis que voici la Benjamine. Ouvrez l'œil et l'oreille. Vous allez savoir où est passé le compagnon du colporteur.

Ceci fut lancé raide et sec.

Florence revenait, en effet, du pavillon du garde, d'où nous l'avons vue s'esquiver à l'arrivée de Philippe Hattier.

Après avoir traversé—tout étonnée de n'y rencontrer personne—le rez-de-chaussée du Coq-en-Pâte, ainsi que la cour et le jardin qui faisaient suite, elle se préparait à entrer de ce dernier dans le verger, quand, soudain, elle s'était arrêtée tout d'une pièce.

—Hé! dépêche-toi, la mignonnette! lui cria le frère aîné, d'un ton de joyeuse humeur. Nous sommes à la fraîche,—par ici,—sous les arbres.

La fillette fit un mouvement pour obéir à cet appel. Mais son corps se raidit contre sa volonté. Une idée la clouait au sol. Et ses pieds demeuraient attachés invinciblement à la place où elle était parvenue,—près du petit mur à hauteur d'appui qui séparait le jardin du verger...

Joseph, cependant, continua:

—Avance donc, sapristi! Est-ce que tu as la berlue? Nous avons déjà commencé. On est en train de ne pas t'attendre...

La fillette fit signe qu'elle ne pouvait pas. Joseph se leva et vint à elle:

—Eh bien! qu'est-ce que c'est que ça, ma mie?... Tu auras trop couru pour revenir des Armoises... Allons, voyons, on va t'aider...

Il la prit par le bras et fit mine de la conduire. Mais elle, se dégageant d'un geste plein d'horreur:

—Laissez-moi! Ne me touchez pas! Vous me faites mal!

Tout l'effroi que peut éprouver une créature humaine était sur son visage. Son interlocuteur n'eut pas l'air d'avoir entendu:

—A la soupe! morbleu! à la soupe! poursuivit-il avec rondeur.

Il ajouta, en riant d'un gros rire:

—Est-ce qu'il va falloir que je te porte à table?

Et il essaya de l'entourer de ses bras. Florence se rejeta violemment en arrière. Ses mains tendues repoussèrent avec énergie l'étreinte du frère aîné. Des phrases entrecoupées sortirent de sa bouche qu'un tic douloureux contractait:

—Je ne peux pas, non, je ne peux pas!... J'ai peur!... J'ai peur des morts qui sont là-bas, sous l'herbe!

Puis subitement, avec une voix et un regard d'une résolution que, jusqu'alors, on n'eût point soupçonnée en elle:

—Encore une fois, laissez-moi! Je ne veux pas! Me comprenez-vous? Je ne veux pas!...

Joseph avait un masque d'étonnement naïf:

—A ton aise, ma poule, à ton aise!... On ne force personne, Dieu merci... Sans doute tu auras fait la dînette au pavillon du garde avec ta petite mère...

—Oui... Vous avez raison... Je n'ai pas faim...

—Que ne le disais-tu tout de suite! Ne te gêne pas, mon enfant... Si tu n'as pas envie de souper, tu peux aller te mettre au lit.

Il s'avança pour l'embrasser. Mais elle se recula vivement. L'aîné des Arnould ne parut pas remarquer l'expression de dégoût avec laquelle elle se dérobait à cette caresse, et se frottant le menton de la paume de la main:

—Voilà, fit-il avec bonhomie, quand on ne se fait pas la barbe tous les jours, on effarouche les demoiselles. Ce sera pour une autre fois, quand je me serai rasé le matin...

Florence s'éloigna par le jardin...

Joseph attendit qu'elle fût à quelque distance. Ensuite, avec une négligence apparente.

—Hé! bichette, tu ne nous apprends pas ce qu'il y a de nouveau aux Armoises...

La Benjamine s'arrêta:

—Philippe Hattier est de retour, dit-elle.

—Vraiment? L'ancien dragon? Le beau sous-officier des grenadiers à cheval?

La jeune fille se retourna, et, secouant la tête:

—Le frère de Denise n'est plus ce que vous croyez.

—Vraiment? Il a changé de corps? Il a monté en grade?

—Il est lieutenant de gendarmerie à la résidence de Mirecourt.

—Tant mieux. J'en suis content. Nous sommes de vieux camarades.

Puis, avec un désintéressement affecté, le madré compère ajouta:

—Alors, ce n'est pas seulement pour voir sa sœur qu'il est venu dans le pays?

—Non, répondit Florence gravement, c'est encore pour aider la justice à rechercher, à découvrir et à punir les malfaiteurs.

Et, sans élever la voix, mais avec un accent profond que soulignait un geste prophétique:

—Que ceux qui ont commis de mauvaises actions ou qui auraient dessein d'en commettre, prennent garde!

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Joseph Arnould avait rejoint François, Sébastien et Marianne, qui, s'étant rapprochés à la faveur de l'ombre et du couvert, n'avaient point perdu un détail de la scène que nous venons de raconter. Agnès Chassard n'avait pas quitté la table. On se réinstalla silencieusement autour de celle-ci. Les convives ne semblaient plus avoir envie de manger. L'aîné de la famille questionna:

—Eh bien! avez-vous saisi, vous autres?

Les autres étaient rentrés chacun dans sa pensée. Un travail lent s'effectuait sous la coupole de leur crâne. Tous trois avaient le sourcil froncé et l'œil sur la nappe—la nappe que la grande fille déchiquetait rageusement de la pointe de son couteau. Joseph reprit, non sans un soupçon d'ironie:

—Ce n'est pas bien malin, pourtant. La Benjamine sait tout ce qu'il ne faut pas qu'elle sache. C'est elle qui a fait disparaître l'enfant en question; c'est elle qui a dévalé de la fenêtre dans la cour, en le tenant entre ses bras; c'est elle qui l'a emporté dehors, en traversant la remise et en se servant, pour ouvrir la porte de la ruelle,—la fameuse porte que Marianne avait fermée à double tour,—d'une vieille clef égarée, voici tantôt six mois, et dont, pendant qu'elle dormait, j'ai constaté hier la présence dans sa poche... Règle générale, mes enfants: ce qu'on égare n'est pas perdu pour tout le monde.

—La gueuse! grinça la virago.

—Il y a beau jeu, du reste, que la mère se doutait que la curieuse avait fourré le nez dans nos affaires.

La veuve affirma du bonnet. Le fils aîné continua:

—Et, pour m'en assurer, j'ai manigancé la petite épreuve de ce soir. Car vous ne vous imaginez pas que c'est pour le plaisir de humer le frais que j'ai insinué à maman de nous faire souper en plein air. L'épreuve a réussi. Vous êtes témoins que la minette a refusé de s'asseoir à table auprès de nous...

Et, comme les figures ébahies de ses auditeurs l'interrogeaient avidement:

—Vous ne devinez pas, fanfans?... Qu'est-ce qu'il y a ici,—dans le verger,—sous la table?

La grande fille et les deux jumeaux répétèrent l'un après l'autre:

—Ici?—Dans le verger?—Sous la table?

Joseph, après une pause, dit en clignant de l'œil:

—Comme vous le chantiez dans vos querelles, un peu plus haut qu'il n'est prudent, il y a les clients que nous avons réglés.

Sébastien, François et Marianne se levèrent d'un même jet,—frissonnants...

Leur frère eut un bon petit rire bienveillant et doucet:

—Voilà, reprit-il tranquillement, la mignonne a fait comme vous... Elle a eu peur, la pauvre enfant... Elle a eu peur de voir les morts sortir de terre sous ses pieds...

Marianne, Sébastien et François s'étaient écartés de la table avec des regards inquiets. Joseph les considéra avec une pitié sereine:

—Une jeunesse de son âge, ça a le droit de croire aux revenants... Mais nous qui sommes des mâles,—y compris la grande sœur,—nous savons bien qu'il n'y a que les asperges qui sortent de terre en cette saison... Allons, reboutez-vous à vos places: nous n'avons pas fini de causer.

Joseph vida avec réflexion son verre plein jusqu'au bord. Ensuite, il reprit le fil de son discours:

—Florence nous tient. C'est clair. Pour la première fois de sa vie, elle vient de dire: «Je ne veux pas.» Elle nous tient et elle nous menace. Philippe Hattier, que le gouvernement a envoyé dans le pays exprès pour nous, est dans sa manche. Avez-vous entendu de quel ton, avez-vous remarqué de quelle façon de Madame J'ordonne elle m'a jeté cet avertissement: «Prenez garde!» Conclusion: il ne s'agit plus de nous chamailler pour de l'argent, ni pour une femme: il s'agit de sauver notre boule,—laquelle me paraît danser furieusement sur nos épaules...

—La Benjamine parlera, déclara l'un des deux jumeaux.

—Oui, murmura Marianne, à moins qu'on ne lui coupe le sifflet...

Joseph lui décocha un baiser du bout des doigts.

—Tu es un homme, toi, ma fille. Mais ne badinons pas avec les choses sérieuses. Il est plus difficile de se débarrasser de la Florence que de supprimer un voyageur qui arrive, le soir, sans être aperçu d'âme qui vive, dans un logis d'où il est censé repartir le lendemain.

—Alors nous sommes perdus! s'écria Sébastien: il ne nous reste plus qu'à nous sauver.

Joseph, paisible, souriant et narquois, chargeait avec méthode sa pipe de racine de buis au fourneau doublé de fer blanc.

—Bigre de bigre, comme vous y allez! ricana-t-il. Mais pensez-y donc, étourdis: fuir, c'est donner l'éveil, c'est s'avouer coupable, c'est atteler vous-mêmes la charrette qui doit vous mener à l'échafaud...

—Que faire? demanda-t-on avec découragement.

—Ecoutez votre frère, dit la veuve froidement. Joseph est un garçon d'expérience et de bon conseil. Je suis sûre qu'il a dans son sac de quoi nous tirer d'embarras.

—Et vous ne vous trompez pas, maman. Mon idée est qu'il ne faut pas jeter le manche après la cognée, quand ce manche tient lui-même dans une main solide. Attendons les événements et faisons tête au danger puisque nous savons d'où il vient.

Il n'y eut aucune espèce de protestation. François et Sébastien, malgré leurs efforts, ne réussissaient point à dompter leur effroi. L'orateur battit le briquet, alluma sa pipe et plaça sur le fourneau de celle-ci le couvercle en façon de dôme qui s'y reliait par une chaînette de cuivre.

—Il n'est jamais mauvais d'avoir peur, reprit-il, quand la peur n'empêche pas d'agir.

Il mit ses coudes sur la table:

—Suivez bien mon raisonnement...

XVI

RUBRIQUES SCÉLÉRATES

Tous les fronts se penchèrent, sauf celui de la veuve. Elle connaissait probablement ce qui allait être dit. Chez elle, d'ailleurs, tout demeurait en dedans. Joseph commença:

—De deux choses l'une:

Ou Florence, après avoir fait sortir le chérubin par la remise et la ruelle, l'aura laissé aller à la grâce de Dieu, et dans ce cas, je soutiens mordicus qu'il n'aura pas pu pousser bien loin. Il ne connaissait pas le terrain; la nuit était noire comme un four; la rivière coule à deux pas...

Si l'innocent a eu le malheur de tomber dans le Petit-Vair grossi par l'orage, j'imagine que de Madon en Meurthe et de Meurthe en Moselle, il doit naviguer vers le Rhin, de l'autre côté des ponts de Metz...

Une supposition, maintenant, que la Benjamine l'ait caché quelque part ou confié à quelqu'un...

Où et à qui? je vous le demande. Dans le voisinage, c'est certain. Elle non plus ne saurait s'être encourue bien loin, puisqu'elle avait regagné son lit, où elle faisait semblant de dormir, quand je suis venu la regarder après l'ouvrage...

Mais, s'il était dans le voisinage, on aurait aperçu le mioche; on en aurait jasé à bouche que veux-tu; le juge de paix Thouvenel, qui est malin comme un vieux singe, aurait fait des pieds et des mains pour reconnaître qui il était, d'où il venait, et par suite de quelles circonstances on l'avait trouvé et recueilli. Le petit homme n'est pas muet. C'est la justice qui se serait chargée de nous apporter de ses nouvelles. Rien de tout cela n'est advenu. Aucun enfant étranger n'a paru dans le village. Que diable! Vittel n'est pas grand comme Paris, et la langue des commères ne s'y rouillera jamais faute de s'exercer!...

Celui que nous cherchons n'est pas davantage chez Denise Hattier. Où Florence aurait-elle pris le temps de l'emporter jusqu'aux Armoises? Elle était recouchée avant nous. D'ailleurs, j'ai fait bavarder la Gervaise. Il n'est point de meilleurs espions que les domestiques. Depuis huit jours, nulle personne autre que les visiteurs ordinaires n'a été remarquée au pavillon du garde. On paraissait pourtant y attendre quelqu'un: le lieutenant Philippe sans doute. On vous a dit que ce soir il y est arrivé.

Depuis huit jours encore, je surveille la Benjamine. Elle n'a pas quitté la maison. Elle n'est pas allée une seule fois chez son amie. C'est la mère qui, d'après mon conseil, l'y a envoyée ce matin. Il faut qu'elle soit persuadée que nous ne nous défions pas d'elle.

Quand elle-même cessera de se défier à son tour, on verra. Il y a toujours des moyens d'arracher aux gens leur secret. La patience est un foret qui débouche toutes les bouteilles. Pour ce qui est de nous dénoncer, Florence ne nous dénoncera pas. Si elle l'avait voulu, ce serait déjà fait. Elle ne nous a pas en haute estime, c'est clair, ni en grande tendresse non plus; mais nous sommes sa famille: elle n'enverra pas sa famille à l'échafaud. C'est une fille qui a des scrupules, des principes et de la religion. Elle se taira, j'en réponds. Et puis, avec le temps, on s'assurera de son silence. Nous sommes tous mortels. Il y a la maladie, les accidents, l'imprévu,—un tas d'histoires...

La petite sœur ne paraît pas bien forte de la poitrine. Elle tousse quelquefois. Je penche à croire qu'il conviendrait de lui faire prendre des tisanes...

—Des tisanes que je sucrerai moi-même, fit Marianne en clignant de l'œil.

Autour de la table les figures n'exprimaient déjà plus l'épouvante, mais l'étonnement que cause à un public d'amateurs un tour de passe-passe habilement exécuté. Tout le monde avait compris à demi-mot.

Joseph continua avec bonhomie:

—Je vous le répète, attendons. L'automne consomme beaucoup de jeune filles. Attendons l'automne et le hasard. Ce qui me taquine, pour le moment, ce n'est pas Florence, ni l'enfant du colporteur: c'est...

—C'est?... interrogea-t-on avec curiosité.

—C'est le retour de Philippe Hattier.

L'aîné des Arnould regarda sournoisement ses deux cadets:

—D'abord, j'imagine que sa présence va furieusement vous gêner dans vos projets sur la Denise. Moi, elle ne m'offusque en rien. Mes intentions sont pures. Qu'est-ce que je rêve, en effet? Une jolie ménagère pour me bourrer ma pipe et recevoir, le dimanche, l'étrenne de ma barbe...

—Tu ne la tiens pas, encore! grommela François.

—Oui, qui vivra verra, ajouta Sébastien.

—C'est tout vu, répliqua Joseph paisiblement. Vous êtes deux garçons d'esprit. J'ai confiance que nous nous entendrons plus tard... Pour l'instant, allons au plus pressé... L'heure brûle: Philippe Hattier n'est pas revenu dans le pays pour des prunes... A l'hôtel de la Poste, à Charmes,—où je les écoutais en feignant de sommeiller, sur le banc, au-dessous de la fenêtre,—le lieutenant a renoué connaissance avec le ci-devant marquis, et ils ont dévidé ensemble un peloton de protestations d'amitié long comme du château au pavillon du garde... Les Hattier ont été, de tout temps, dévoués à leurs maîtres... Le fils de l'ex-chamboran voudra savoir ce qu'est devenu celui de ses anciens seigneurs,—et, une fois sur la piste, gare! Il marchera droit son chemin comme le sanglier dans le fourré. S'il fonce sur nous, prenons garde!...

—Il suffit d'un coup de fusil pour abattre le sanglier, murmura Agnès Chassard.

—J'y avais pensé, la maman. Mais une arme à feu fait du bruit. Et puis, j'ai besoin du gendarme,—ne fût-ce que pour lui demander sa sœur en mariage...

Sébastien et François martelèrent la table du poing. Joseph répondit à ce mouvement:

—Que voulez-vous? C'est mon dada. Le château ne peut pas rester sans châtelaine.

Il frappa sur l'ongle de son pouce le fourneau de sa pipe éteinte, pour en faire tomber la cendre:

—Et puis encore, voyez-vous, en y réfléchissant mûrement, je me suis convaincu de cette vérité: que le lieutenant a trop la mine d'un brave garçon pour avoir dans l'esprit les finesses nécessaires au succès de son entreprise... Il s'agit de l'endormir avant qu'il parte en guerre. Pour cela fiez-vous à moi. Je me charge de la chose.

—Tout seul? questionna Marianne.

—Tout seul. Vous me gêneriez. Est-ce convenu?

La grande fille regarda sa mère et ses deux frères. Ensuite elle déclara d'un ton décidé:

—Ça sera convenu quand tu nous auras montré de quoi il retourne. Si tu perds, nous payons comme toi. Par ainsi nous avons le droit de voir l'atout.

—Oui, certes, appuyèrent François et Sébastien.

Agnès Chassard hocha le front d'une façon approbative.

—Les enfants ont raison, fit-elle.

Joseph Arnould posa sa pipe sur la table.

—Approchez-vous alors, dit-il. Pour entendre ce que je vais vous expliquer, il faut que nos têtes à tous soient dans le même bonnet.

Chacun mit les coudes sur la nappe. L'auditoire était tout oreilles. L'explication dura un gros quart d'heure. L'orateur conclut en ces termes:

—Quand je me mêle de quelque chose, ce n'est pas pour éplucher des noix. Je réponds de la réussite. Après quoi nous pourrons vaquer tranquillement à nos petites affaires de famille. Moi, d'abord, je prétends m'occuper de ma noce...

Les deux cadets poussèrent un sourd rugissement.

—Et du partage aussi, n'est-ce pas? interrogea la virago.

—Et du partage aussi, bichette. Pas vrai, maman? Allons, voyons, dites oui, tout simplement. Une bonne parole ne coûte rien, que diable!

La veuve fit un signe évasif. Puis, se levant brusquement:

—Il est tard. Le serein va tomber. Rentrons la vaisselle.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

On regagna la maison en emportant la desserte. Marianne, François et Sébastien marchaient devant. La grande fille dit à voix basse:

—La satanée sorcière n'a rien voulu promettre. Espionnons-la sans en avoir l'air. Quand une fois nous saurons où est le trésor...

—Part à trois, firent les deux cadets.

—Part à trois, répéta l'androgyne avec résolution. Aussi bien, notre frère Joseph est trop gourmand. On verra à lui servir un joli petit plat de mort subite...

Et chacun d'eux redisait in petto:

—Part à moi seul, quand je me serai débarrassé des autres.


De son côté, l'aîné des Arnould ruminait en bourrant une nouvelle pipe:

—L'essentiel est de savoir où est enfoui le magot...

Il battit le briquet. L'amadou s'enflamma:

—Dire, continua Joseph en le secouant pour l'allumer davantage, dire qu'il suffirait de l'étincelle qui vient de jaillir de cette pierre pour griller la baraque et tout le bataclan,—mêmement les chrétiens qui seraient dedans avec...

Il s'arrêta pour tirer une ou deux lampées de fumée. Ensuite, il ajouta en se grattant l'oreille:


—Cette nuit-là, par exemple, faudrait être dehors...

Agnès Chassard, qui venait la dernière, se parlait à elle-même en phrases entrecoupées:

—Je les userai tous... Jamais, non, jamais on ne saura... On m'arracherait plutôt le cœur de la poitrine...

Elle se tut. Quelque chose comme un sourire qui ressemblait à un dard de vipère frétillait au coin de ses lèvres décolorées. Elle pensa:

—Sucrer la tisane de la Benjamine... C'est une idée... Mais pourquoi ne pas saler de la même façon le pot-au-feu pour tout le monde?...

XVII

CONFESSION

Au pavillon du garde, Philippe Hattier venait de se rasseoir devant la table sur laquelle il avait déposé la lettre du marquis des Armoises. La lumière de la lampe éclairait en plein sa loyale figure brusquement rembrunie: il ne souffrait point, cependant; mais, par ce pressentiment que l'on a quelquefois des malheurs possibles, il sentait qu'il allait souffrir.

Lui-même l'avait dit: il hésitait à toucher les papiers apportés par maître Antoine Renaudot. Ce quelque chose d'inconnu qui était là l'effrayait vaguement. A la fin, il se décida et rompit le cachet du pli volumineux. Puis, comme si le secret que contenait celui-ci intéressait sa sœur, il regarda Denise.

La jeune fille, debout de l'autre côté de la table, attendait,—plus blanche que le papier qu'il tenait du bout de ses doigts tremblants...

Le lieutenant parcourut rapidement les premières lignes de la missive.

Ensuite, il poussa un grand cri et chancela sur sa chaise.

Denise fit un mouvement pour s'élancer vers lui.

Mais un geste impérieux la cloua à sa place. Philippe s'était frotté les yeux d'un énergique revers de main et s'était replongé, tête baissée, dans sa lecture.

Philippe était arrivé, d'un bond, au cœur des révélations du marquis. Il en reprenait chaque phrase, l'une après l'autre; il en pesait chaque mot un par un, et la stupéfaction, le doute, la colère se traduisaient par le gonflement des veines de ses tempes, bleuies comme par une congestion cérébrale, par le claquement de sa langue sèche contre son palais et par le mouvement de son pied droit qui fouillait le plancher du talon et de l'éperon...

Quand il eut achevé sa lecture, il se dressa avec raideur et fit vers la jeune fille un pas automatique. Son bras s'allongea lentement, aussi lourd que s'il eût été de marbre. Il présenta le papier à sa sœur, et sa voix,—rauque,—demanda:

—Est-ce vrai?

Denise baissa le front...

—Est-ce vrai? Est-ce vrai? répéta le soldat,—menaçant, exaspéré, terrible...

La jeune fille demeura muette.

Mutisme trop éloquent, hélas!...

De livide qu'il était, le visage de Philippe devint pourpre. Un éclair de fureur s'alluma dans ses yeux comme au fond d'une nuit sombre. Son poing crispé se leva sur la coupable, et sa bouche rugit:

—Malheureuse!...

Denise tomba à genoux,—frémissante, écrasée...

Mais le lieutenant ne frappa point. Son bras s'affaissa, inerte, le long de son corps. Ses jambes semblèrent près de se dérober sous lui. Il recula et regagna son siège en vacillant comme un homme ivre...

—Sacrodioux! murmura-t-il en s'affalant dessus, je crois que j'aurais mieux aimé douze balles françaises en pleine poitrine.

Puis, avec une amertume stridente:

—Monsieur le marquis des Armoises, vous m'aviez sauvé la vie. J'ai épargné votre maîtresse. Nous sommes quittes.

Il y eut un silence effrayant: Denise pleurait; l'officier se labourait la chair de sa main droite passée sous son uniforme dégrafé.

Après un instant, il reprit avec effort:

—Ainsi, cet émigré était votre amant?

La jeune fille sanglota:

—Frère, il m'avait promis que je serais sa femme.

Philippe froissa les papiers sur la table:

—Oui, je sais, il le dit du moins dans cette lettre, où il m'avoue son crime et votre faute...

Denise redressa la tête:

—Celui que j'ai aimé ne peut mentir, déclara-t-elle à travers ses larmes; qui le forçait à promettre, à revenir, à avouer?...

Il y eut un moment de silence, fait d'accablement chez la sœur et de réflexion chez le frère.

Ensuite, ce dernier se parla à lui-même du ton de l'homme qui cherche à se persuader:

—Certes, celui-là qui a exposé sa peau pour sauver celle d'un pauvre diable comme moi ne saurait être un traître, un parjure, un infâme... Eh bien, soit, je veux croire que M. des Armoises est revenu ici pour réparer le mal... Mais le moyen, maintenant, de lui rappeler sa promesse, de le sommer de la tenir et de l'y contraindre au besoin?... Il a disparu, et notre honte nous reste!...

Puis avec une explosion soudaine:

—Oh! comment notre père ne t'a-t-il pas tuée!...

—Notre père a tout ignoré; il est mort en me bénissant.

Philippe eut un soupir de soulagement.

Denise était toujours à genoux.

—Relevez-vous, commanda-t-il.

Elle essaya et ne put y parvenir, tellement les larmes l'aveuglaient et tant sa faiblesse était grande.

En détournant les yeux, il lui tendit les deux mains pour l'aider.

La malheureuse se précipita sur ses mains, malgré le mouvement qu'il fit pour les retirer; elle les serra, les étreignit, les couvrit de ses pleurs qui coulaient,—chauds et abondants,—comme le sang d'une blessure. Le lieutenant sentit ses paupières battre et devenir humides. Il s'efforça de se dégager:

—Mon frère, oh! mon frère, interrogea Denise avec un accent déchirant, ne serai-je donc jamais pardonnée!...

Il se fit un troisième silence,—un de ces silences où la vie est décuplée pour la douleur comme pour la joie...

Puis d'une voix étranglée et à peine distincte:

—Relève-toi, réitéra Philippe. Relève-toi. Tes sanglots me font mal.

Elle obéit, haletante. Il la fit asseoir d'un geste calme et doux. Ensuite, avec une grandeur paternelle:

—Aussi bien, je vous aime trop pour avoir la force de punir. Mais pour pardonner, j'ai besoin de connaître ce qui plaide en votre faveur. J'ai ici l'aveu du coupable: je veux avoir la confession de sa complice. Parlez. Ce n'est plus un juge qui vous écoute. C'est un frère qui a hâte de savoir quels droits vous restent encore à sa tendresse et à l'estime des honnêtes gens.


Denise commença, sans rien omettre et sans rien déguiser, le récit de cet éternel roman de la jeunesse et de l'amour dont la conclusion est toujours la même. Elle peignit en traits simples et touchants cette surprise du cœur où l'amour-propre entra peut-être pour quelque chose chez une fille des champs, flattée de voir à ses pieds le fils de ses maîtres, rendu plus intéressant encore par le prestige du malheur et de la persécution. Elle dit tout, jusqu'à la naissance du triste fruit de cet amour si brusquement interrompu par la proscription.

Ici, Philippe Hattier,—qui avait écouté, sans rien manifester des sentiments qu'elle soulevait en lui, cette longue et lamentable histoire,—interrompit vivement sa sœur:

—Et l'enfant? interrogea-t-il...

—L'enfant?...

—J'imagine que le bon Dieu t'a fait la grâce de te le reprendre...?

—Me le reprendre?...

—Tu étais déjà bien assez punie: il n'a pas vécu, n'est-ce pas?

La jeune femme murmura en ouvrant de grands yeux pleins d'une douloureuse surprise:

—Pas vécu?... Mon enfant?... Je ne comprends pas...

—Hé! oui, continua Philippe, tu t'étonnes, tu te révoltes de m'entendre parler ainsi? Tu ne peux t'expliquer ma joie en face de la mort de ce pauvre être, dont le seul crime a été de se présenter dans ce monde sans un laisser-passer délivré par la loi. Une mère qui perd son enfant, si petit qu'il soit, c'est terrible. Mais songes-y donc: cet enfant, c'était comme l'aveu—en chair et en os—d'une erreur que les gens ne pardonnent jamais... Son berceau, tu pouvais encore le cacher au fond de quelque endroit ignoré. Mais, une fois devenu grand, ce fils avait le droit de savoir qui était sa mère, de la chercher, de la trouver, de lui demander compte du mystère de sa naissance... Alors, c'était ton déshonneur, celui de notre père, le mien, publiquement affiché à tous les coins de rue. Quel scandale à Vittel, aux Armoises, partout! Quel vacarme des langues déchaînées! Quels coups de griffes et de dents sur toi, sur moi, sur le vieux qui dort là-bas au cimetière! Si une chose pareille arrivait, j'arracherais mes épaulettes, je donnerais ma démission, je quitterais le pays, et j'irais me faire tuer dans quelque coin où l'on se bat!


Denise l'écoutait sans protester. Elle ne bougeait pas; mais on voyait, en quelque sorte, le déchirement intérieur de sa poitrine,—et les deux larmes qui tremblaient au bord de sa paupière devaient être du feu liquide.


A la fin, elle parut prendre une grande résolution. Elle se leva, alla à la fenêtre ouverte, tira de la poche de son tablier l'une des deux lettres qu'elle relisait devant Florence Arnould au commencement de la soirée,—celle dont l'adresse était d'une grosse écriture et qui portait le timbre de Valincourt par Chaumont,—la déchira en petits morceaux, et sema au vent ces morceaux qui s'éparpillèrent à travers le parc.

—Que fais-tu? questionna son frère.

—Rien: un papier sans importance...

Ensuite, elle revint vers le lieutenant.

Ses deux mains frémissantes s'appuyèrent sur les épaules de celui-ci, et, d'une voix beaucoup plus ferme qu'on eût pu le penser à voir l'espèce d'agonie empreinte sur sa figure:

—Rassurez-vous, Philippe, dit-elle, vous pouvez marcher la tête haute. L'enfant n'est plus et notre bien-aimé père ne sera point dérangé dans le repos éternel.

Hattier respira bruyamment.

—Mieux vaut, murmura-t-il, un ange de plus au paradis qu'un enfant sans nom sur la terre.

Il prit sur la table la missive du marquis, l'alluma à la lampe et la jeta dans le foyer où elle acheva de se consumer. Puis il reprit:

—C'est ta fortune qui flambe, ma pauvre Denise.

—Ma fortune?

—M. des Armoises t'instituait là-dedans légataire universelle de tout ce qu'il possède.

La jeune femme eut un geste d'insouciance. Philippe continua:

—On se serait demandé le motif d'une pareille libéralité,—et, de suppositions en suppositions... Restons pauvres pour rester honorés... Désormais, ton secret n'appartient plus qu'à nous.

Elle essaya de s'accrocher à une illusion, à une espérance, comme le malheureux qui se noie cherche à se retenir à la branche qui pend au-dessus du courant...

—Pourtant, s'informa-t-elle, si Gaston revenait?

L'officier secoua la tête:

—Sois forte, ma Denise, dit-il. Tu es fille et sœur de soldat. Le marquis ne reviendra pas.

—Et pourquoi cela, mon Dieu?

—Parce que ce coin de terre lorraine est plein d'embûches et d'abîmes; parce que les scélérats auxquels je viens donner la chasse ont recommencé leurs prouesses; parce qu'il n'y a enfin qu'une dizaine de lieues de Charmes à Vittel, et que l'on ne met pas huit jours pour faire dix lieues.

Ces paroles entraient comme un glaive dans le cœur de Denise.

Le lieutenant reprit:

—Le marquis m'a écrit ceci: «Si votre sœur ou vous ne m'avez pas revu avant que ces papiers vous soient remis par notre hôte de la Poste, à qui je les confie, c'est que j'aurai rencontré le malheur sur ma route.» Or, je connais assez l'homme et le gentilhomme, pour ne point douter un instant que, s'il n'est pas arrivé avant moi aux Armoises, c'est qu'il aura été frappé en chemin par le malheur qu'il redoutait...

—Mon frère!...

—Et ce malheur n'est autre que le couteau ou la balle de ces misérables qui, jusqu'à présent, ont échappé à toutes les recherches...

—Vous croiriez?...

—J'en suis sûr: le marquis Gaston aura été assassiné. Où et par qui? C'est ce que j'ignore, mais ce que je découvrirai, quand je devrais laisser mes os dans ce pourchas!...

Il ajouta en baissant la voix:

—D'ailleurs, nous tenons une piste...

—Une piste?

—Une piste qui nous conduira à la tanière où se tiennent ces loups et ces renards...

—Oh! mon rêve! murmura la jeune fille, devant les yeux de laquelle repassait, effrayante, la vision dont nous l'avons entendue entretenir la Benjamine.

Philippe poursuivit:

—C'est l'histoire de la bouteille à l'encre... Mais nous y verrons clair, à la fin, M. de Bernécourt et moi: M. de Bernécourt, le directeur du jury d'accusation au parquet d'Epinal... Une rude débrouillard, sacrodioux!...

—Ah!... balbutia Denise, qui écoutait à peine.

—Ce n'est pas la première fois, continua le lieutenant, que Dieu se sera servi de la main d'un innocent pour confondre et punir le crime... Par exemple, il faut attendre,—attendre que Dieu ait rendu à cet innocent la raison avec la santé.

La jeune fille toucha son front du doigt:

—Excusez-moi, fit-elle. Ma pauvre tête est lasse,—et je ne saisis pas...

—Je le crois, parbleu! bien, que tu ne saisis pas!... Je ne m'explique qu'à moitié... Dame! quand on a promis de se taire...

Denise répéta machinalement.

—Se taire?

—L'affaire n'a chance de réussir qu'à ce prix. J'ai peut-être déjà trop bavardé. Ne raconte-t-on pas que les brigands en question ont des oreilles dans tous les murs?...

Puis, se penchant vers sa sœur, le lieutenant conclut confidentiellement:

—Qu'il te suffise de savoir que, quand on s'est demandé,—là-bas, au parquet,—où l'on transporterait l'innocent dont il s'agit, pour le cacher à tous les yeux jusqu'au moment où il conviendra de l'exhiber, et à quels soins on le confierait pour achever de le rétablir, j'ai offert cette maison et je l'ai proposée au citoyen Bernécourt. Celui-ci a accepté,—et, sitôt qu'on pourra voiturer sans danger le pauvre cher petit malade...

Il s'interrompit brusquement:

—Sacrodioux! c'est le jour qui se lève!... Nous avons jasé toute la nuit!... Il est vrai que nous avions tant de choses à nous dire!...

Ses sourcils se froncèrent; il tordit sa moustache et grommela entre ses dents:

—Tant de choses dont j'étais si loin de me douter que nous avions à causer!...

L'aube blanchissait, en effet, la cime des massifs du parc. Le hameau des Armoises s'éveillait au lointain. On entendait les coqs chanter dans le poulailler et les bœufs mugir dans l'étable...

Philippe reprit avec sollicitude:

—Tu dois être brisée, mon enfant... Ces souvenirs évoqués, ces émotions, cette longue veille... Va prendre quelques heures de repos...

—Et vous, mon frère? interrogea la jeune fille.

—Oh! moi et la fatigue, nous sommes deux camarades de lit, depuis que je porte le harnais... Je vais aller fumer une pipe dans le parc et me débarbouiller les idées dans la rosée du matin... Ensuite, je me mettrai en campagne...

Le lieutenant embrassa tendrement sa sœur; puis, étendant le bras, il prononça avec un geste et un accent solennels:

—Et sois tranquille, va, ma Denise, ton Gaston sera vengé. Les scélérats qui t'ont faite veuve n'ont qu'à bien se tenir. Que je perde mon nom, mon grade, l'honneur, la vie, si la main de fer que voici ne s'abat pas sur leur collet pour les jeter sous le couperet du bourreau.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Cette dernière partie de leur conversation avait eu, sinon un témoin, du moins un auditeur, dont,—tout entiers au débat qui les passionnait d'une si différente façon,—le frère et la sœur n'avaient pu soupçonner la présence.

Comme le brigadier Jolibois et maître Antoine Renaudot venaient de quitter le pavillon du garde, un homme avait débouché d'un fourré situé derrière ce pavillon. Se coulant dans la zone d'ombre que projetait celui-ci, cet homme en avait fait le tour. Le gazon, sur lequel il marchait avec la précaution des gens habitués aux expéditions nocturnes, étouffait le bruit de ses pas...

Parvenu silencieusement à celle des croisées du poêle qui était demeurée ouverte, ce personnage mystérieux s'était couché à plat ventre au-dessous de la baie lumineuse, et, par un mouvement lent et continu à peine perceptible à l'oreille la plus exercée, il s'était, pour ainsi dire, incrusté dans l'épais revêtement de lierre qui formait saillie le long de la muraille.

Tapi dans cette cachette, il n'avait pas perdu une seule des paroles échangées à l'intérieur de la chambre.

Lorsque Denise Hattier était venue à la fenêtre déchirer la lettre que nous savons, notre écouteur avait retenu son souffle. Puis, quelques bribes de cette lettre s'étant échouées à sa portée, il avait étendu le bras pour les ramasser avec soin. Puis encore, le jour commençant à poindre, il avait opéré sa retraite en rampant...

Le mur du parc avait—non loin du pavillon—une petite porte qui donnait sur la campagne.

Une clef grinça dans la serrure. La porte roula sur ses gonds. Une sorte de mendiant sortit, la figure cachée par le collet relevé d'une vieille limousine sur lequel retombait l'auvent d'un misérable chapeau de paille.

Ce mendiant, nous l'avons déjà rencontré,—sur le banc de l'hôtel de la Poste,—à Charmes...

Son regard rapide interrogea les alentours. Ensuite, il joua du jarret et coupa à travers champs dans la direction de Vittel...

XVIII

ENNEMIS EN PRÉSENCE

En cette même journée dont nous venons de voir surgir l'aurore,—vers les neuf heures du matin,—le citoyen Thouvenel, juge de paix de Vittel, conversait, dans son cabinet, avec un de ses administrés, lorsqu'on lui annonça le lieutenant Hattier.

L'air et l'allure, également paisibles, de celui-ci ne trahissaient rien de ce qui s'était passé dans sa vie depuis la veille au soir. La douleur et l'étonnement étaient deux sensations qu'une existence remplie d'incidents héroïques et multipliés semblait avoir détruites chez les soldats de cette époque, si fertile en expéditions lointaines, en événements extraordinaires et en faits d'armes fabuleux.

Dès le petit jour, Philippe avait eu, chez le meunier Aubry, une assez longue conférence avec Antoine Renaudot. A la suite de cette conférence, l'ex-employé aux cuisines de Stanislas s'était mis sur-le-champ en route pour Epinal dans la carriole du moulin. Il y allait informer M. de Bernécourt du passage de M. des Armoises à Charmes, de l'obstination de ce dernier à se rendre à Vittel, de son départ sur un bidet de poste,—avec l'instant précis de ce départ et le signalement exact de ce bidet; enfin de la mission dont il avait chargé son hôte pour l'officier de gendarmerie. Maître Renaudot devait ajouter que, l'émigré n'ayant point reparu, il avait fidèlement remis entre les mains du destinataire les papiers confiés à ses soins.

Le lieutenant avait, en outre, enjoint au brigadier Jolibois de venir, avec leurs chevaux, le rejoindre, à midi, devant la maison du juge de paix. Puis il avait quitté le pavillon du garde sans réveiller Denise, impatient qu'il était de se lancer à la recherche de ce que Gaston était devenu et des assassins sous les coups desquels l'infortuné gentilhomme avait dû succomber.

Pour commencer, il était nécessaire d'avertir le juge de paix Thouvenel de ce nouveau méfait commis dans son canton.

Constatons, à ce propos, que les attributions conférées aux juges de paix par le Code de brumaire an IV étaient beaucoup plus importantes que celles que la loi leur octroie aujourd'hui. Ces attributions les assimilaient alors, pour ainsi dire, aux plus autorisés de nos magistrats instructeurs.

Le citoyen Thouvenel était un gros papa à la physionomie ouverte, réjouie, épicurienne et rubiconde, qui abritait sous des façons de «bon vivant» et sous une faconde légèrement bruyante un fonds solide d'observation, d'esprit pratique, d'activité et de caractère. Originaire du pays, où, depuis près d'un siècle, ses ascendants avaient exercé des fonctions publiques, il connaissait la famille Hattier de longue date.

Aussi reçut-il notre nouvel officier avec toutes sortes de témoignages d'affection et de plaisir, et lui adressa-t-il les plus chaleureux compliments sur son avancement mérité. Comme bouquet de ces effusions cordiales:

—Vous dînez avec nous, n'est-ce pas, lieutenant? Je veux que nous vidions une fine bouteille à votre heureux retour et à votre épaulette si vaillamment gagnée. Nous boirons à votre digne père et à votre charmante sœur, à vos exploits passés, à vos succès à venir; car j'espère qu'avec votre aide, nous allons nous débarrasser de ces fieffés gredins qui, depuis des années, nous mettent sur les dents, moi, vos prédécesseurs, les parquets d'Epinal et de Mirecourt, et jusqu'à la cour de Nancy...

Puis, sans attendre une réponse:

—Dominique! holà! Dominique!...

Un petit domestique, semi-citadin, semi-campagnard, accourut à cet appel...

—Dominique, prévenez ma femme que le citoyen Philippe Hattier nous fait le plaisir de s'asseoir à notre table. Qu'on ajoute un couvert et qu'on ne ménage pas les meilleurs coins du cellier. Il s'agit de fêter un enfant du pays.

En Lorraine, l'on dîne de onze heures à midi: c'est, dans les habitudes et les maisons bourgeoises, le principal et le meilleur repas de la journée.

Le juge de paix continua, en mêlant, selon sa coutume, les termes de la procédure aux formules de la gastronomie:

—Ventregoi! cher ami, vous tombez à merveille. Nous avons au rôle aujourd'hui un excellent potage avec de bons légumes cueillis dans mon jardin, des croûtons rissolés dans du beurre fait chez moi, et un bœuf de la tranche au petit os, pas trop cuit, cantonné de persil et garni de condiments adhérents à la pièce: moutarde, câpres, cornichons et autres menus appétits... Ajoutons une volaille farcie, du poisson, quelques plats sucrés... J'oubliais un buisson d'écrevisses de la Meuse... Et quelles écrevisses! De petits homards! Le tout arrosé d'un chambertin que M. de Choiseul appelait le lait de sa vieillesse.


Or, tout en se complaisant, avec une loquacité joyeuse dans l'énumération des mets de choix dont il se proposait de régaler son convive, le juge de paix, au lieu de regarder ce dernier, n'avait cessé d'examiner du coin de l'œil le paysan avec lequel il était en train de causer, lorsqu'on lui avait annoncé Philippe.

Celui-ci, en entrant, n'avait point pris garde à ce visiteur. Pendant les politesses échangées, l'individu avait, du reste, fait retraite jusque dans un angle du cabinet. Appuyé à la muraille, le chapeau sous le bras, les mains dans les poches, il attendait sans doute l'instant de prendre congé sans déranger les deux interlocuteurs.

On aurait dit que le regard du magistrat cherchait à étudier sur la figure de «son administré» l'impression produite par l'arrivée de l'officier.

Mais la figure comme la pose du campagnard dénotait l'insouciance la plus absolue.

C'était un homme de taille moyenne, bâti en force, et qui avait la mine d'un fermier à l'aise. Impossible de rencontrer une face plus débonnaire et plus insignifiante.

—Excusez-moi, citoyen juge, fit-il au bout d'un moment, mais on m'attend chez nous,—et, si vous n'avez plus besoin que de ma pataraphe au bas de vos écritures...

—Précisément: le temps de vous lire votre déclaration et de vous faire signer...

Le magistrat se tourna vers l'officier:

—Vous permettez, n'est-ce pas?... Affaire importante et pressée... Un nouveau coup de ces brigands dont je vous parlais tout à l'heure...

Philippe dit avec gravité:

—C'est justement de ces brigands que je viens vous entretenir.

—Bon! nous nous en occuperons entre la poire et le fromage.

Le citoyen Thouvenel continua avec une indignation comique:

—Ventregoi! il serait curieux que ces coquins empêchassent les honnêtes gens de se restaurer décemment. Aussi, lorsque nous les tiendrons, comme nous les ferons guillotiner!...

Ce disant, ses petits yeux fins se reposèrent, comme par hasard, sur le campagnard adossé au mur.

Celui-ci se frottait le menton d'un air indifférent et endormi.

Le lieutenant reprit avec une nuance d'impatience dans la voix:

—La chose exige qu'on se hâte. J'ai déjà trop tardé peut-être...

—Trop tardé?... Ah ça! depuis quand êtes-vous de retour?...

—Je suis arrivé hier soir aux Armoises...

—Et vous voilà dès ce matin en fonctions, comme cela, au débotté de Paris! Recevez tous mes compliments. Vous n'y allez pas de jambes mortes!

—Je me suis reposé près de huit jours au chef-lieu.

Philippe tira un pli de sa poche:

—J'y ai vu le citoyen directeur du jury d'accusation, lequel m'a remis pour vous ces instructions, dont je vous serai obligé de prendre connaissance sur-le-champ...

—Volontiers.

Après avoir décacheté et parcouru rapidement le message qu'on lui tendait.

—A merveille, fit le magistrat avec gaieté; voici qu'en vertu des pouvoirs que vous confèrent les présentes, vous devenez quasi mon général en chef. Par ainsi, commandez, mon cher Hattier, commandez. Je suis heureux et fier de servir sous vos ordres.

Puis, désignant le campagnard, toujours engourdi dans son coin:

—Par exemple, souffrez que j'expédie ce brave garçon et que je vide la question du pauvre marquis des Armoises...

Le lieutenant bondit sur le mot:

—Le marquis des Armoises?...

—Ce jeune M. Gaston, qui avait émigré en Allemagne à la suite de son père et qui, à ce qu'il paraît, est rentré récemment en France,—pour son malheur...

—Vous sauriez quelque chose du marquis des Armoises?

—Hélas! tout ce que j'en sais, c'est que ce gentilhomme aurait été vu, au début de la semaine passée...

—A l'hôtel de la Poste, à Charmes, n'est-ce pas?...

—A l'hôtel de la Poste à Charmes, c'est cela. Or, comme il n'a pas reparu...

—Il y a eu crime, c'est certain. Eh bien, citoyen Thouvenel, c'est cette disparition étrange que je venais vous annoncer; c'est ce crime—probable—que je venais vous dénoncer...

—Est-il possible?...

—J'en avais été instruit, hier soir, chez ma sœur, aux Armoises...

—Moi, je les connaissais depuis ce matin et j'étais en train d'en prévenir mon supérieur immédiat, le citoyen Pommier, directeur du jury d'accusation de Mirecourt, qui, lui-même, ne peut manquer d'en aviser le parquet d'Epinal dans le plus bref délai.

Philippe eut un mouvement de satisfaction.

—Voilà qui est bien, s'exclama-t-il, et, puisque la besogne est faite à laquelle j'accourais vous prier de procéder sans retard, je vais pouvoir me mettre en chasse...

Ensuite, se frappant le front:

—Mais qui diable a pu vous apprendre?...

—Qui? Hé! parbleu! les personnes que notre émigré avait averties de son retour; qui l'ont attendu vainement; qui, ne le voyant pas arriver, se sont inquiétées, tout naturellement, ont battu le pays, pris des renseignements, fureté à droite et à gauche, et qui, devant l'inutilité de leurs recherches, ont fini par faire leur déclaration à la justice...

—Et ces personnes sont?...

—La veuve et les enfants de l'ancien acquéreur, les propriétaires actuels du domaine des Armoises, qui étaient en marché avec le jeune marquis pour revendre ce domaine...

—Vous les nommez?

Comme le juge de paix allait répondre, le paysan quitta sa place. Il vint à l'officier, et, lui touchant le coude:

—Pardi! il n'y a point de mystère là-dedans. Leur nom est le nom de mon père: Jean-Baptiste Arnould, en son vivant aubergiste à Vittel—à l'enseigne du Coq-en-Pâte—et dont ma mère, mes sœurs, mes frères et moi nous continuons le commerce.

Philippe n'était point un limier d'instinct...

Et la figure du fils aîné d'Agnès Chassard,—celle, du moins qu'il s'était arrangée pour la circonstance,—respirait une innocence lourde, épaisse, impénétrable, sur laquelle tout soupçon devait s'émousser ainsi qu'une pointe d'aiguille sur un masque d'airain...

Pourtant, à son aspect, le lieutenant sentit se hérisser en lui toutes sortes de répulsions et de défiances...

Et ce fut avec un visage et d'un ton également rudes qu'il demanda au paysan:

—C'est donc vous qui avez acheté le château et les biens de nos maîtres?

Cet abord d'une hostilité évidente n'alluma rien dans la fixité paisible de la prunelle de Joseph Arnould.

—Moi ou un autre, qu'est-ce que ça fait, répliqua-t-il placidement, puisqu'ils étaient à vendre?...

Il ajouta en regardant son adversaire en face:

—M'est avis, citoyen Hattier, que vous ne deviez point l'ignorer, et que feu votre père ou votre sœur Denise aurait pu vous apprendre que cette acquisition n'avait causé ni tort ni dommage à personne.

Cette riposte adroite rappelait au lieutenant le service rendu au garde-chasse et à sa fille par le défunt aubergiste et par ses héritiers.

—C'est vrai, fit-il, non sans quelque embarras; tant de choses me sont passées par la tête depuis douze heures, que je l'avais oublié: c'est à votre famille que je dois d'avoir retrouvé ma sœur dans le logis où nous sommes nés, où ma mère a vécu et où mon père est mort...

Le paysan haussa les épaules.

—Pas besoin de me remercier. Les gens sont faits pour s'entr'aider, et les amis ne sont pas des Turcs, Dieu merci. L'ex-houzard et la demoiselle tenaient à rester au pavillon: ils y sont restés, voilà tout. Ça ne nous a rendus ni plus riches, ni plus pauvres. L'ex-houzard était le plus honnête homme du monde, et la demoiselle est une sainte. Notre Florence, qu'elle a censément élevée, l'appelle sa petite maman; et j'ai souvent pensé qu'un prince était seul digne d'avoir une pareille ménagère... Maintenant, si vous croyez me redevoir quelque chose, donnez-moi votre main, mon officier: nous serons quittes.

Philippe Hattier avait au plus haut point le culte de la mémoire de son père et l'adoration de sa sœur. La façon à la fois brusque et respectueuse dont l'aubergiste du Coq-en-Pâte parlait du vieillard et de la jeune fille lui alla droit au cœur...

Les natures vives et généreuses sont sujettes aux plus soudains revirements...

Les préventions du lieutenant se dissipaient à vue d'œil...

Il en était à se reprocher d'avoir pu un instant soupçonner l'aîné des Arnould...

Celui-ci reprit:

—Jadis, quand on était sur les bancs de l'école, on se tutoyait gros comme le bras... Mais à présent qu'on est devenu un personnage, avec grade, épaulettes et tout ce qui s'ensuit...

Philippe lui tendit la main:

—Vous êtes toujours mon camarade, Joseph, dit-il.

Le paysan serra énergiquement la main qu'on lui offrait:

—A la bonne heure! Ça fait plaisir! Quand on ne s'est pas revu depuis chez le magister!...

Un contentement supérieurement joué animait sa physionomie atone:

—Ah çà! poursuivit-il, vous ne m'aviez donc pas reconnu en entrant? Moi, je vous ai remis tout de suite... Il est vrai que ma sœur Florence nous avait prévenus de votre arrivée.

Puis, s'interrompant pour rire:

—Hé! savez-vous, mon lieutenant, à votre mine rébarbative en m'interrogeant tout à l'heure, est-ce que je n'ai pas cru un moment que vous alliez m'accuser d'avoir assassiné le gentilhomme?...


Le fils aîné d'Agnès Chassard était élève de sa mère. En dehors des mystères de l'hôtellerie sanglante, il se transformait instantanément et absolument par l'unique effort de sa volonté. Le lynx de la police le plus habile à filer le crime dans une ville d'un million d'âmes, n'eût jamais deviné ce qui se cachait sous cette métamorphose constante et complète, sans solution de continuité, sans invraisemblance, résultat de la réunion de l'étude et de la nature. En cet instant, par exemple, son air, sa pose, son accent étaient tels, que l'officier de gendarmerie,—qui n'était pas une pensionnaire, cependant,—faillit rougir de s'être laissé deviner.


Le juge de paix intervint:

—Le citoyen Arnould, fit-il, est intimement persuadé que M. des Armoises a été assassiné. C'est aussi mon avis. Il est constant que cette disparition inexplicable ne saurait être le résultat d'un accident,—on connaîtrait où et comment cet accident a eu lieu,—et qu'elle rentre tout à fait dans la catégorie de ces crimes locaux, si je puis m'exprimer ainsi, dont cette contrée semble avoir le triste monopole, et dont les auteurs ont réussi jusqu'à présent à se dérober à notre action...

L'aubergiste ébaucha un geste de menace:

—Si je les tenais!... Des malandrins qui nous ruinent!... Plus un voyageur sur les routes!... Les draps de lit du Coq-en-Pâte sont des mois sans étrenner!...

Il larmoya entre ses dents:

—Ecoutez donc, un château, un parc, tout un domaine qui vont nous demeurer sur les bras sans nous rapporter un rouge liard!...

Le magistrat continua:

—Les misérables avaient paru depuis quelque temps faire trêve à leurs sinistres agissements... Voici qu'ils se sont réveillés.

—Eh bien, déclara nettement Joseph Arnould, il faut les rendormir en leur coupant le cou. Morte la bête, mort le venin. Voilà mon opinion, citoyen juge de paix. Excusez si je me mêle de la conversation. Mais ça me regarde un peu, que diable!...

Comment! défunt mon père n'achète les Armoises que pour les rendre plus tard à leurs propriétaires,—moyennant finances, s'entend..... On se fait un scrupule de déranger un meuble des appartements du château, de distraire un arpent du parc. Le jeune seigneur nous écrit. Bon. Nous convenons du prix par lettres, à l'amiable. Le contrat de vente est dressé,—un contrat pour les frais duquel Me Grandidier, le notaire, va me réclamer des honoraires qu'on ne trouve pas sous le pied d'un cheval. On n'attend plus que l'acquéreur pour signer. Va te promener! l'acquéreur a été escofié en chemin...

Et on ne guillotinerait pas les mauvais garnements qui nous ont fait rater une si belle affaire! Allons donc! Ce n'est pas possible! A quoi serviraient, en ce cas, les juges, les gendarmes, le bourreau et le bon Dieu?...


En vérité, ce qui faisait la force de ce monstrueux coquin, c'est qu'il savait se montrer tel qu'il devait être. Un gredin d'un ordre inférieur eût commis la faute de verser un torrent de larmes grossières sur le sort de sa victime. Le fils aîné d'Agnès Chassard se bornait à déplorer la «disparition» du marquis des Armoises au point de vue des intérêts des aubergistes du Coq-en-Pâte.

Dans la chasse aux criminels, le législateur a dit à la justice hésitante: Cherche à qui le crime profite.

Ici, Joseph Arnould établissait, sans en avoir l'air, que, loin de lui profiter, le crime lui avait nui.

En manière de péroraison, il frappa familièrement sur l'épaule du lieutenant:

—Heureusement, voici un lapin qui n'a pas d'engelures aux pattes. Il mettra le grappin sur les brigands qui m'ont fait perdre cinquante mille livres, et l'héritier de nos maîtres sera vengé.

—Vous l'avez dit, Joseph Arnould, prononça gravement le frère de Denise, Gaston des Armoises sera vengé. J'en ai déjà pris l'engagement avec d'autres. Or, avec moi, chose promise, chose faite. C'est comme si les assassins étaient bouclés sur la bascule et avaient le cou dans la lunette et la tête sous le couteau.

Le villageois ne sourcilla point.

—Bravo, Philippe! s'écria-t-il. S'il faut un coup de main pour tirer la ficelle, comptez sur moi: je suis votre homme.

Puis s'adressant au juge de paix:

—Maintenant, citoyen Thouvenel, s'il vous convenait de me donner vos paperasses à patarapher... Nous allons vers midi clochant et l'appétit vient en causant...

—Vous êtes libre de vous retirer, mon voisin. Vos déclarations vont être transmises à qui de droit. Sans doute serez-vous appelé à les renouveler pendant l'enquête à laquelle on va procéder et, plus tard, devant le jury...

—On renouvellera tout ce qu'il faudra, mon magistrat... L'intérêt de la vérité et de la justice avant tout... Ce n'est que pour cela que je suis venu vous trouver...

Le paysan ajouta, en se tournant vers l'officier:

—Dame, j'ignorais, moi, Hattier, que vous eussiez eu vent de la chose...

Et, lorsqu'il eut signé les papiers que Thouvenel lui plaça sous les yeux:

—Sans adieu, n'est-ce pas, lieutenant? Souvenez-vous qu'on vous désire bigrement au Coq-en-Pâte, que trois commères y ont envie de vous embrasser sur les deux joues, et que trois vrais amis y seront enchantés de casser une croûte avec vous.

Ce disant, le fils aîné d'Agnès Chassard tira au juge de paix une révérence campagnarde, salua l'officier du sourire et de la main, et opéra sa sortie d'un pas tranquille et lourd, avec le même air d'imperturbable bonhomie.

XIX

OU LE JUGE DE PAIX THOUVENEL, LE LIEUTENANT PHILIPPE HATTIER ET LE CITOYEN JOSEPH ARNOULD PRENNENT LA PAROLE CHACUN A LEUR TOUR

Quand le bruit de ses gros souliers se fut perdu au dehors, le magistrat interpella le frère de Denise:

—Gageons, mon cher Hattier, que vous avez eu la même idée que moi...

—Quelle idée, citoyen Thouvenel?

—L'idée que le particulier qui vient de se retirer pourrait bien être l'un des bandits que nous cherchons...

—Ma foi, pour être franc, je vous avouerai qu'un moment...

—Vous y avez songé. Moi aussi, ventregoi! Mais la réflexion m'a répondu: C'est absurde. Les gens du Coq-en-Pâte ont les meilleurs antécédents. Loin d'essayer de les entraver, ils se sont associés dans une large mesure à toutes les investigations opérées jusqu'à ce jour pour découvrir les auteurs des faits inexplicables qui ont mis le pays en émoi. Comme les autres, leur auberge a été l'objet des plus minutieuses perquisitions, et ces perquisitions n'ont abouti à aucun résultat qui fût de nature à les incriminer. D'ailleurs, en supposant que les Arnould fussent pour quelque chose dans cet événement, il faudrait admettre pareillement leur participation aux crimes nombreux et identiques qui ont précédé celui-ci. Dans ce cas, que serait devenu le fruit de ces sanglantes rapines? On n'a jamais remarqué, chez les aubergistes du Coq-en-Pâte, que des dépenses, des actes et des habitudes conformes à leur position. Or Joseph ne laisserait point dormir des capitaux improductifs. N'oublions pas que c'est lui qui m'a donné l'éveil au sujet de la disparition de M. des Armoises. Vous m'objecterez qu'on peut se mettre en avant précisément dans le but de dépister les soupçons. A ceci je répliquerai que mon métier est de déchiffrer les physionomies... Eh bien, je n'ai pas discontinué un instant d'étudier, de sonder, de scruter, de fouiller celle de notre individu, pendant qu'il me faisait sa déclaration et durant la conversation que nous avons eue tout à l'heure... Son assurance, son calme ne se sont pas démentis une minute... Voilà pourquoi, ami Philippe, j'ai renoncé à une idée qui m'avait coupé l'appétit, et pourquoi je m'en vais, en me mettant à table, faire réparation d'honneur au digne citoyen que nous avons si injustement accusé. Ventregoi! puisque vous refusez de vous associer à cette réparation, vous m'obligez à m'en acquitter pour nous deux.


Comme le magistrat terminait cette démonstration, des talons éperonnés sonnèrent sur le palier, et la porte entr'ouverte laissa passer la pointe du nez, de la moustache et du tricorne de Jolibois, dit Riche-en-Bec.

—Impérativement et sans vous commander, annonça le brigadier, les chevaux sont en bas, lieutenant, oùsque le petit domestique du citoyen Thouvenel les garde d'une façon obligeante, conservatrice et ostensible.

—C'est bien, fit l'officier, nous partons.

Puis au juge de paix:

—Désormais, il paraît constant que M. des Armoises n'est pas arrivé à Vittel. C'est donc entre ce bourg et Charmes qu'il aura été attaqué...

—Entre Vittel et Mirecourt, rectifia le magistrat. Il appert, en effet, des renseignements fournis par la famille Arnould, que le marquis se serait arrêté dans cette dernière localité, où il aurait fait donner l'avoine à sa monture...

—Entre Vittel et Mirecourt, soit. Maintenant, citoyen juge de paix, prêtez-moi, s'il vous plaît, un brin d'attention. Aussi bien, je ne vous ai pas encore vidé mon sac...

Maître Thouvenel eut un soupir en se remémorant «la soupe grasse» qui, en ce moment, aurait dû fumer sur la nappe blanche de la table servie:

—Eh! videz-le, compère, videz-le, votre sac. J'écoute,—j'écoute, en regrettant, par exemple, de ne pouvoir le faire la bouche pleine...


Le lieutenant s'assit en face du magistrat. Celui-ci était tout oreilles. La conférence dura environ vingt minutes. Quand elle fut finie, Thouvenel hasarda cette question:

—Et si vous ne réussissiez pas de prime abord?...

—Eh bien, je suis patient et têtu: j'attendrai...

—Quoi donc?

—Le concours de cette justice divine qui se manifeste toujours, alors que la justice humaine est en défaut.

Le juge de paix prit les mains du frère de Denise et les serra avec chaleur:

—Vous avez la foi du chrétien et la vaillance du soldat. Vous réussirez, j'en suis sûr. Ce faisant, vous aurez grandement mérité de l'autorité, du pays, de la société tout entière.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Pendant ce temps, le fils aîné d'Agnès Chassard remontait vers le Coq-en-Pâte avec la figure béate d'un homme qui a bien commencé sa journée. En marchant,—les mains dans les poches,—il pensait, à bâtons rompus:

—Je vous les ai roulés tous deux comme une couple de lièvres en plaine. Les finauds des finauds pourtant! Mais le fil blanc qui cousait leurs malices était plus gros que de la ficelle... Donc, j'ai conquis le lieutenant et enfoncé le juge. C'est certain. J'en mettrais mes dix doigts au feu. Je l'ai lu au dedans d'eux-mêmes...

Maintenant, c'est une fière idée que j'ai eue, d'aller, cette nuit, humer le serein autour du pavillon du garde...

Fiez-vous donc aux saintes nitouches! Cette Denise si orgueilleuse et si indifférente... Comment aurais-je pu supposer qu'en supprimant le ci-devant, je me débarrassais d'un rival? Sa veuve ne m'en convient pas moins. Elle me grise la tête, d'abord. Et puis, si, par hasard, le marquis ne s'était pas contenté de l'instituer sa légataire universelle par cet écrit que Philippe a eu la sottise de brûler?... S'il avait déposé quelque part, en sa faveur, un testament libellé dans les règles?... Le fils du seigneur des Armoises n'avait pas que les cinquante mille livres qui sont tombées de son portefeuille dans les oubliettes de maman. Denise hériterait du reste. Or, comme je serai le mari de Denise... Oui, je le serai, car il faudra bien qu'elle y vienne...

Sur l'une des bribes de papier que j'ai recueillies dans le parc,—lorsque la belle les a eu éparpillées par la fenêtre,—j'ai déchiffré ce nom: Anthime Jovard... Anthime Jovard, c'est le camarade de lit actuel du galant émigré... Le bambin qui l'accompagnait lui avait été confié, si j'ai bonne mémoire de ce qu'il babilla à Florence et à Marianne,—par des métayers des environs de Chaumont, pour le ramener à sa mère,—à sa mère qui l'avait fait élever loin d'elle, clandestinement... La fille du garde-chasse a menti à son frère. Son enfant n'est pas mort. Cet enfant a disparu, escamoté par la Benjamine; mais Denise ne sait rien de cette disparition,—et, avec de l'audace et de l'adresse...

—Hé! dis donc, Saint-Longin, est-ce que tu as envie de nous faire droguer longtemps?

C'était Marianne Arnould qui apostrophait son aîné. Celui-ci était arrivé devant le perron de l'auberge. Pendant qu'il montait ce perron et que, dans la cuisine, il s'asseyait au repas de midi, la virago continua:

—Daigneras-tu nous apprendre où tu as couru la prétentaine toute la matinée, après avoir couru le guilledou toute la nuit?

—Je suis allé rendre visite à un voisin...

—A un voisin?...

—Oui, le citoyen Thouvenel, ici, à côté.

—Le juge de paix?

—Le juge de paix.

—Et que lui voulais-tu, à ce vieux sapajou qui se fait un dieu de son ventre?

—Oh! la moindre des petites choses: le prévenir, tout simplement, que nous étions inquiets,—très inquiets,—excessivement inquiets...

—Nous?... Au sujet de quoi?...

—Au sujet du ci-devant marquis des Armoises, de qui, depuis la semaine passée, nous n'avons pas eu de nouvelles...

—Hein?...

Joseph désigna du coin de l'œil la Benjamine qui mangeait silencieusement:

—J'ai ajouté, poursuivit-il, que ça n'était pas naturel; que j'avais pris des renseignements, et que le gentilhomme égaré avait été aperçu à Charmes, à Mirecourt, et trimant par les routes, dans la direction de Vittel, à dada sur un bidet de poste...

—Tu as dit cela?

—Enfin, j'ai insinué au voisin qu'il serait peut-être urgent d'ordonner des recherches...

François regarda Sébastien:

—Est-ce qu'il rêve? demanda-t-il.

—Je croirais plutôt qu'il est fou, murmura l'autre avec stupeur.

—Comment! s'écria Marianne avec colère, c'est pour dire tout cela au citoyen Thouvenel que tu t'es rendu chez lui dès huit heures du matin?...

—Dame! ma poule, si je ne lui avais pas dit tout cela dès huit heures du matin, il est certain que Philippe Hattier le lui aurait dit entre neuf et dix.

—Philippe Hattier?...

—Le gendarme débarquait, tout chaud et tout bouillant, pour lui dégoiser son chapelet, comme je finissais de défiler le mien...

—Tu as rencontré Philippe Hattier?

—Pourquoi pas? Nous avons causotté ensemble d'un sujet qui paraît l'intéresser énormément: du pauvre M. des Armoises et des loups-garous qui se sont mis à la traverse de son voyage...

—Ah!

—Un beau cavalier, Philippe Hattier! Ce serait dommage, en vérité, qu'on le détériorât... plus tard. Du reste, vous en jugerez. La vue n'en coûte rien...

Florence leva la tête de dessus son assiette:

—Le frère de Denise viendra ici? demanda-t-elle.

—Il me l'a formellement promis, mon cœur.

La Benjamine balbutia:

—Il viendra ici, et vous n'avez pas peur?...

—De quoi?... De ne pas le recevoir comme il convient, ma chatte?... Sois tranquille, on se distinguera: plats friands, vin cacheté et liqueurs à discrétion...

Agnès Chassard se renfrogna:

—Encore des dépenses inutiles! Comme si ce n'était pas assez de dévorer son saint-frusquin soi-même, sans le faire entamer par des étrangers!...

—La mère, répliqua Joseph sérieusement, les dépenses que je conseille ne sont jamais inutiles.

Il poursuivit en clignant de la prunelle, suivant son tic habituel:

—Un parti qui n'est pas à dédaigner, ce gendarme. Lieutenant à trente ans, en passe de devenir capitaine. Appointements copieux, considération à l'avenant, protection du Premier Consul... Le militaire est désintéressé. Je parierais que celui-ci prendrait sans dot une jeune personne qui lui taperait dans la boussole...

Il se leva de table, et s'essuyant la bouche avec sa manche:

—Tope là! Affaire bâclée. On fera les deux noces ensemble.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

DEUXIÈME PARTIE

LES ATRIDES DE VILLAGE

———

I

LA GRAND'MESSE

A dire de statistique, Vittel compte un chiffre rond de treize cent quarante-cinq habitants. Les Guides Conty, Joanne et autres ne mentionneraient pas même son nom, si ce gros bourg—perdu sur les marches grasses et plates des Vosges et de la Haute-Marne—ne s'était avisé, depuis une vingtaine d'années, de devenir une buvette d'eaux minérales.

A l'époque où nous y transportons notre récit, la nouvelle et récente organisation de la France en départements venait d'en faire ce qu'il est demeuré depuis: un modeste chef-lieu de l'arrondissement de Mirecourt.

C'était un beau dimanche ensoleillé et gai,—le surlendemain de la visite de notre officier au juge de paix.

Dès le matin, les cloches avaient carillonné à toutes volées. Elles pouvaient le faire sans craindre d'être fondues pour fournir des canons à la République: la République avait des canons à revendre,—ayant raflé ceux de l'ennemi,—et la paix, signée par le premier consul Bonaparte avec l'Eglise comme avec l'Europe, permettait aux cloches de sonner autre chose que le tocsin.

Le concordat venant de rouvrir les portes des édifices consacrés au culte, la population du bourg assistait chaque dimanche à l'office divin avec un empressement recueilli.

Parmi les fidèles qui, ce jour-là, encombraient la nef campagnarde, vous auriez retrouvé la plupart des personnages de notre drame.

Au banc-d'œuvre, dans le chœur roman, le citoyen Thouvenel, avec les membres de la municipalité, et, à côté de ceux-ci, à la place d'honneur qui leur avait été spontanément offerte, le lieutenant Hattier et sa sœur.

Ç'avait été tout un frémissement dans la foule, lorsque la fille du garde-chasse, qui, d'ordinaire, s'agenouillait devant une messe basse en compagnie de Florence Arnould, avait, sur le deuxième coup de bourdon de la grand'messe, monté les degrés de l'église, appuyée au bras de Philippe.

Jamais elle n'avait paru plus charmante aux yeux émerveillés de «la jeunesse» de l'endroit.

Elle ne possédait pas, pourtant, cette éclatante santé,—vermillonnée et rebondie,—qui ravigote si violemment les galants de village.

Elle était pâle, au contraire, oh! mais pâle comme une Mater dolorosa! et ses vêtements de deuil et sa chevelure foncée faisaient un cadre d'ébène à l'ivoire mat de son visage, d'où le sang semblait s'être retiré, et où se reflétait, ainsi qu'en un miroir, une tristesse calme et tout imprégnée d'angéliques résignations... Ses paupières, caves et rougies, dénonçaient qu'elle avait pleuré,—beaucoup pleuré... On pensait:

—C'est l'émotion d'avoir vu revenir son frère!...

Le fils de l'ancien chamboran n'obtenait pas moins de succès dans une autre portion de l'assistance.

Avec son uniforme flambant neuf,—habit bleu de roi à retroussis, parements et revers écarlate,—un revers ouvert en chevron sur une veste de peau de daim pareille à la culotte collante; avec ses épaulettes d'argent, ses aiguillettes s'enroulant autour de son bras musculeux et choquant leurs ferrets sur sa poitrine puissante; son tricorne planté en colonne, son sabre à fourreau de fer et à poignée d'acier, ce sympathique soldat constituait la personnification même de ces héroïques armées dans les rangs desquelles l'honneur de la nation s'était réfugié aux jours sanglants de la Révolution.

Aussi, coups d'œil et coups de chapeau pleuvaient-ils sur lui de toutes parts. Le lieutenant répondait aux saluts des hommes et aux admirations des femmes avec cette expression de satisfaction franche que donne la gloire bravement gagnée. Par moments, cependant, cette expression s'effaçait sous un rapide nuage de préoccupations.

D'abord, l'état de prostration dont sa sœur n'était sortie que pour vaquer à ses devoirs religieux, causait à notre ami de sérieuses inquiétudes.

Puis, il avait fait buisson creux,—la veille et l'avant-veille,—dans ses recherches.

A partir de Mirecourt, impossible de relever une trace de Gaston des Armoises.

En vain, notre coureur de piste avait-il interrogé la route pouce par pouce et, maison par maison, les habitants des villages espacés le long de cette route. En vain avait-il battu les vignes, les champs, les bois environnants. Bois, champs et vignes ne lui avaient fourni aucun indice. La route était restée muette. Et les paysans avaient opposé à ses questions une fin de non-recevoir absolue ou toute sorte de phrases évasives. Ceux-ci n'avaient pas «aperçu le bout du nez» du voyageur dont il était question. L'orage grondait. Ils s'étaient couchés avec les poules,—les portes et les vitres closes. Ceux-là avaient hoché la tête, fait semblant de réfléchir et répliqué en rechignant:

—Pardine! on comprend ben ce que parler veut dire. Vous nous demandez si nous avons entendu un cheval galoper sur le chemin...

—Oui, eh bien?...

—Peut-être oui... Peut-être non... C'est possible, comme ça ne l'est pas...

Nul moyen d'en tirer davantage; la franc-maçonnerie du silence organisée par la peur! Songez si le bouillant gendarme avait juré tous les sacrodioux de Murat!

Toutefois son mécontentement intérieur n'empêchait point les dames de le remarquer. Sa moustache touffue donnait des distractions aux fillettes. Les bourgeoises lorgnaient en tapinois sa martiale figure. Quant aux commères de seconde catégorie, Catinette la blanchisseuse,—qui avait été fréquentée, pour le mauvais motif, par le brigadier Jolibois et par plusieurs de ses subalternes,—avait résumé leur opinion en ces termes:

—Il y a des jolis cœurs dans la gendarmerie; celui-ci est le coq.

Seule, Marianne Arnould n'était pas de l'avis général:

—Ce traîneur de sabre, pensait-elle, ne me chausse que tout juste. C'est trop crânement établi. Faudrait une fameuse poigne pour vous le faire tourner.


De son côté, quand les éperons du lieutenant avaient sonné sur les dalles de l'église, François Arnould avait poussé du coude son frère Sébastien et lui avait dit à voix basse:

—Un mâtin qu'il ne ferait pas bon caresser à rebrousse poil!...

—Va bien, avait riposté l'autre. C'est l'affaire de notre aîné: qu'il s'arrange pour le museler.

Mais leur aîné ne s'occupait guère du lieutenant Hattier.

Denise venait de s'asseoir.

Son doux visage apparaissait, suppliant et pieux,—et sa prunelle éteinte se rallumait à l'ardeur de sa prière.

Joseph regardait Denise. Auprès de lui, la Benjamine s'humiliait, s'absorbait dans une fervente oraison. Car ils étaient tous là, les gens du Coq-en-Pâte, tenant fort décemment leur rang dans leurs stalles de bois noirci. Tous,—excepté Agnès Chassard.

Celle-ci se plaignait assez bruyamment de ne pouvoir «faire sa religion» à son aise,—obligée qu'elle était de garder le logis pour attendre les voyageurs,—et elle entendait que ses enfants pratiquassent. Cela donne un excellent vernis à une famille. Puis, la veuve profitait du temps que la sienne passait aux offices dominicaux pour descendre à sa cachette et se mirer dans son trésor.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

—Pour les pauvres, s'il vous plaît?

C'était Denise qui quêtait: le curé Brossard l'avait priée de se charger de cette besogne de charité.

Elle allait de banc en banc, tendant aux fidèles la bourse de velours, au fond de laquelle son frère Philippe avait, dès l'abord, déposé un beau louis de vingt-quatre livres, et s'efforçant de sourire à ceux qui lui remettaient leur offrande.

Lorsque l'aumônière fut présentée à Joseph, celui-ci tira de la poche de son gilet un écu de six francs, évidemment préparé pour des largesses préméditées,—car cet écu était fort promptement empapilloté de papier... Puis, se penchant vers la fille du garde-chasse, il répéta tout haut après elle:

—Pour les pauvres.

Ensuite, si bas que Denise seule put l'entendre:

Pour vous. Dans votre intérêt. Lisez.

Et d'un coup d'œil significatif, il désignait le papier qui enveloppait son offrande...

La place de l'aîné des Arnould s'adossait à l'un des gros piliers ronds qui séparent les trois nefs de l'église, et la chaire,—en Lorraine, la prêche,—la couvrait d'ombre en partie. Personne ne surprit le mouvement des lèvres de l'hôtelier. Personne ne remarqua la surprise qui se peignit sur la figure de Denise...

Cependant, le suisse,—qui la précédait,—s'était remis en marche et frappait le pavé en cadence de sa canne et de sa hallebarde...

La quêteuse le suivit et continua sa promenade...

Le résultat de la collecte fut abondant et lucratif. Pour le verser, ce résultat, entre les mains de l'abbé Brossard, la jeune fille entra à la sacristie et s'y trouva seule un moment: le prêtre officiait à l'autel et le suisse était allé reprendre son poste dans le chœur. Elle se demanda alors—non sans quelque appréhension—ce que l'aubergiste avait voulu dire. Parmi les pièces de monnaie qui remplissaient la bourse jusqu'aux bords, celle donnée par Joseph Arnould était facile à reconnaître à son enveloppe.

Le regard de Denise s'attacha sur cette enveloppe comme s'il eût obéi à une irrésistible fascination. Ses doigts—conduits par la curiosité—déplièrent brusquement le papier. Ses yeux avides dévorèrent les deux ou trois lignes qui le rayaient...

—Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! redit la pauvre fille...

Et le secours d'un tabouret,—qui se trouva à sa portée,—l'empêcha seule de tomber à la renverse...


Voici ce qu'elle venait de lire:


«On sait votre secret,—mais on le gardera.

»On a des nouvelles de Valincourt,—et l'on vous en portera.

»On profitera—demain—du moment où votre frère s'absentera du pavillon du garde pour se promener dans le parc derrière ce pavillon.»

II

FORUM RUSTIQUE

Cependant, à l'issue de la messe, la population vitteloise était descendue, selon son usage, de l'église située à la pointe du bourg vers la place qui s'étend sur les deux rives du Petit-Vair.

Cette place, dont aucune figure géométrique ne saurait définir nettement les contours, est encore aujourd'hui à peu près ce qu'elle était en l'an XII de la République,—avec cette différence, que la modeste Maison commune, à l'auvent en saillie et au pignon si cher à nos aïeux, y a été remplacée par un Hôtel-de-Ville en façon de halle, non moins banal que prétentieux, et que, dans l'angle où s'ouvrent maintenant les bureaux du Comptoir d'escompte, bruissait alors un cabaret à l'enseigne du Grand-Vainqueur.

Ce Grand-Vainqueur, qu'un tableau de deux pieds carrés,—accroché au-dessus de la porte en compagnie du bouquet de houx traditionnel,—représentait campé sur un superbe cheval blanc, l'épée au poing, vêtu d'un habit galonné et coiffé d'un chapeau à plumes, avait été, au temps de la ci-devant monarchie, le «bon roi» Stanislas Leckzinski,—bienfaiteur de la province pour S. M. Louis XV, son gendre,—puis, après la Fédération, l'illustre citoyen marquis de Lafayette, commandant supérieur des gardes nationales.

C'était, pour le moment, le premier consul Bonaparte.

Le Grand-Vainqueur a disparu au début du second empire.

En 1803, l'espace vide et irrégulier qui s'allongeait devant le cabaret, formait la place proprement dite. Elle n'avait pas d'autre étiquette.

Des ruelles torses y dégorgent comme des goulots, et le Petit-Vair la coupe d'une ravine à pic au fond de laquelle ses eaux glauques dorment sous un rideau de moisissures aquatiques. Plusieurs ponts relient, à présent, les deux lèvres de cette entaille. La route des Armoises y aboutissait par une pente assez raide et s'y abouchait avec celles de Neufchâteau et de Mirecourt.

Pendant la semaine, vous n'auriez certainement rencontré sur ce terrain vague et négativement entretenu que des poules picorant à l'aventure et des enfants, des oies, des porcs et des canards se vautrant dans la boue ou s'ébrouant dans la poussière.

Le dimanche, par exemple, à la sortie de la messe, le bourg entier y affluait.

Il était rare que, ce jour-là, la place de Vittel n'eût pas ses attractions de passage: marchand d'orviétan débitant ses poudres, ses onguents et ses élixirs du haut d'un carrosse; charlatan extirpant les canines, les incisives et les molaires avec accompagnement de clarinette; hercule du nord, jongleur indien, prince caraïbe, avaleur de sabres, ou,—mieux encore,—chanteur costumé en marquis et rossignolant l'ariette à la mode ou le vaudeville satirique.

Or, le jour où nous y transportons le lecteur, un de ces Ellevious nomades venait justement de s'installer sur l'agora vitteloise.

Juché sur une chaise au dossier de laquelle était vissé un vaste parapluie de cotonnade rouge, il s'ingéniait à frotter à tour de bras les cordes d'un stradivarius d'occasion...

Hélas! il raclait dans le vide! Ni la ritournelle de son crincrin, ni le tire-l'œil de son riflard, ni les broderies de son splendide habit tabac d'Espagne, ni les dentelles de son jabot, ni sa frisure en coup de vent, ni le choix galant et sentimental des morceaux de son répertoire n'avaient le pouvoir de lui amener des auditeurs. Personne ne s'occupait de lui.

Personne ne s'occupait davantage du pitre à crinière d'étoupes, à carmagnole orange, à culotte de nankin, à bas chinés moulant une jambe d'échassier, qui, debout et grimaçant près de la chaise de son maître, accompagnait ce dernier sur un violon de fantaisie fabriqué d'un boyau tendu sur une vessie et caressé, en guise d'archet, par une trique.

Ni les roulades du chanteur, ni les contorsions du paillasse n'attiraient le moindre public.

Ce public était ailleurs.

Il faisait cortège à un couple qui traversait la place en venant de l'église: à Philippe Hattier donnant le bras à sa sœur. C'était à qui s'approcherait du lieutenant, à qui lui toucherait la main, à qui échangerait quelques paroles avec lui...

On entourait notre officier, on le complimentait, on l'acclamait...

Chacun l'invitait à partager un cruchon de bière et une douzaine d'échaudés; chacun lui offrait sa maison pour se reposer et se rafraîchir; chacun tentait de le retenir à dîner, goûter ou souper...

Quant à la partie féminine de la population de Vittel, elle jalousait Denise d'avoir un pareil cavalier...

Hélas! la pauvre Denise, ne pensait guère à faire la fière. La lecture du billet de Joseph Arnould avait porté le dernier coup à son cœur meurtri, à sa tête affaiblie par tant de chocs...

Son secret ne lui appartenait plus. Quelqu'un venait de lui parler de Valincourt. De Valincourt, d'où,—si elle en croyait la lettre des métayers à qui il était confié,—son fils était parti depuis près de quinze jours, sous la conduite du colporteur Anthime Jovard. Qu'était-il advenu de l'enfant et de son compagnon? C'est ce qu'elle se demandait avec une persistance qui atteignait à la folie.

Afin d'avoir une certitude, elle avait profité du premier moment où son frère s'était absenté des Armoises, pour écrire aux parents nourriciers du petit Georges. Mais les nouvelles qu'elle attendait mettaient du temps à arriver. Et voilà qu'un étranger proposait de lui en donner le lendemain. Quelles pouvaient être ces nouvelles? Quelles étaient les intentions de cet homme? Par quel moyen avait-il surpris le secret qu'il prétendait connaître? De quelle façon en userait-il?...

La raison de Denise achevait de s'y perdre...

Dans tous les cas, encore qu'il protestât de sa discrétion, la fille du garde-chasse devinait un ennemi dans l'hôtelier du Coq-en-Pâte...

Aussi, quand celui-ci,—accompagné de François et de Sébastien,—fit son entrée dans la masse pour parvenir jusqu'à Philippe et lui adresser la parole, une terreur immense, indicible, poignante, s'abattit sur la malheureuse. Elle se sentit défaillir. Elle porta une main à sa gorge, et, de l'autre, pour ne pas tomber, se retint à l'épaule du lieutenant...

Celui-ci, tout occupé à rendre politesses pour politesses à ses compatriotes, ne s'était point aperçu de l'état de la jeune femme. A ce mouvement de détresse, il se retourna vivement et questionna effrayé:

—Qu'est-ce donc et qu'as-tu, ma chérie?

—Oui, qu'avez-vous donc, citoyenne? répéta Joseph Arnould avec sollicitude. Vous ne paraissez pas à votre aise...

Denise ne répondit pas. Elle chancela. Un soupir mourut sur ses lèvres. Elle tournoya sur elle-même et se renversa en arrière. Philippe la reçut dans ses bras...

Des cris s'élevèrent de toutes parts.

Le tumulte était à son comble. On se poussait, on se bousculait, on formait, autour de la jeune fille évanouie, un cercle qui allait se rétrécissant de plus en plus, et qui menaçait de l'étouffer contre son frère. Celui-ci l'enleva comme une plume.

—Allons, écartez-vous, sacrodioux! commanda-t-il d'un ton qui ne souffrait pas de réplique.

On se rangea. Il put passer. Mais la foule le suivit, grondant ses commentaires, jusqu'au banc sur lequel il déposa Denise devant la porte du cabaret du Grand-Vainqueur.

Le citoyen Huguenin, médecin de l'endroit, causait, au bout du pont, avec le juge de paix Thouvenel et Me Grandidier, le notaire. Ce fut Florence Arnould qui, haletante, effarée, éperdue, l'informa de ce qui se passait. Il accourut et examina la malade:

—Ce ne sera rien, déclara-t-il. Une syncope pure et simple, déterminée par la chaleur...

A ce moment, Marianne Arnould apportait un verre d'eau sur une assiette.

Le docteur reprit:

—C'est de l'air qu'il lui faut avant tout. Voyons, les enfants, circulez. Il s'agit de dégager la porte.

Philippe, agenouillé aux pieds de sa sœur, ajouta d'un ton suppliant:

—Mes amis, je vous en prie.

On obéit: le cercle se désagrégea, pour aller stationner plus loin en grappes attentives et babillardes.

Denise était revenue à elle. Sa tête reposait sur l'épaule de Florence assise à son côté. Son frère, debout, la regardait avec une tendresse mêlée d'inquiétude:

—Sacrodioux! murmurait-il en s'épongeant le front à tour de bras, pour une souleur, c'est une souleur. J'en tremble encore des quatre membres.

Denise lui tendit la main:

—Philippe, mon bon Philippe!...

Le brave garçon continua:

—Aussi bien, c'est ma faute... Tu étais si souffrante... J'aurais dû te forcer de rester à la maison.

Le juge de paix et le notaire étaient accourus avec le médecin.

—Vous sentez-vous mieux, mon enfant? demanda le premier avec sollicitude.

La malade le remercia du geste; puis, au citoyen Huguenin:

—Docteur, je suis faible,—bien faible...

—Je crois, opina le notaire, que la chère demoiselle agirait sagement en se coulant entre deux draps...

—C'est mon avis, appuya le médecin; mais le moyen de retourner chez elle, à pied, dans cet état de lassitude et d'abattement?...

—S'il vous plaît, proposa, en approchant, l'aîné des Arnould, qui, jusque-là, s'était tenu à l'écart avec ses deux cadets et Marianne, s'il vous plaît, on attellera Cabri, notre bidet, à la carriole et on voiturera doucement la citoyenne aux Armoises, où la Benjamine l'accompagnera, pour la soigner, si besoin est...

—C'est cela, s'exclama François, et c'est moi qui les conduirai...

—Pourquoi toi plutôt que moi? se récria Sébastien. En voilà une façon d'arranger les affaires!

—Ne nous disputons point, interompit Joseph, c'est Marianne qui se chargera de convoyer les deux poulettes. Nous trois, nous demeurerons ici pour trinquer avec le lieutenant,—si, toutefois, celui-ci accepte.

—De grand cœur, mon camarade, fit joyeusement Philippe. J'aurais mauvaise grâce à refuser, quand vous venez d'ajouter un nouveau service sur la pancarte de ce que je vous dois...

—Bah! ça ne vaut pas la peine qu'on en parle. Trop heureux de vous obliger. Vous nous rendrez la pareille à l'occasion...

Et s'adressant à la grande fille:

—Tu as entendu, n'est-ce pas? poursuivit l'aubergiste. Va mettre le cheval à la voiture, et amène-les ici le plus vite possible.

La virago avait écouté tout ce qui précède avec distraction...

Aux derniers mots de son aîné, une lueur s'alluma sous ses paupières somnolentes,—une de ces lueurs jaunes et électriques comme en a la prunelle du chat qui aperçoit enfin la souris qu'il guette.

Sans répondre, elle s'éloigna rapidement dans la direction du Coq-en-Pâte. En marchant, elle réfléchissait. Son pas se ralentissait peu à peu:

—Cabri n'a pas eu, ce matin, son picotin, murmura-t-elle.

Et elle pensait que rien ne coûterait à la bête affamée et indisciplinée pour revenir à l'écurie, si, par hasard, la nourriture lui manquait, qu'elle était habituée à recevoir de sa main...

Nous avons indiqué que le Petit-Vair prend la place en écharpe. En traversant le pont qui l'enjambe, Marianne Arnould mesura d'un regard furtif la hauteur de la berge et la profondeur du courant. Puis, elle se dit en doublant le pas:

—Toutes les deux! Allons! C'est le diable qui me les livre!

III

CABRI

Il était approchant midi.

Denise et la Benjamine venaient de partir pour les Armoises, installées sur le siège de derrière d'un léger char-à-bancs dont Marianne occupait le devant, les guides et le fouet au poing, modérant ou activant, selon que le besoin était, l'ardeur à tous crins de Cabri,—le bidet que nous avons vu brûler d'un pas alerte la route de Charmes à Vittel, au commencement de ce récit.

Cheval, véhicule et jeunes filles avaient disparu au tournant de la montée que gravissait, pour sortir du bourg, le chemin du hameau et du château.

Sous la banne du Grand-Vainqueur, les tables étaient encombrées de buveurs.

Ici encore, Philippe Hattier ne cessait de confisquer l'attention à son profit.

Assis au milieu d'un groupe composé des trois frères Arnould, du juge de paix, du notaire, du médecin et de quelques autres notables, il avait entrepris—sur la prière de ces derniers—de raconter cette bataille de Marengo où son général Bonaparte avait achevé de «pulvériser» les habits blancs.

Il en était à énumérer les résultats de la victoire: les quatre mille cinq cents impériaux tués, les six mille prisonniers, les douze drapeaux enlevés, les trente pièces d'artillerie conquises...

Dans la chaleur de son débit et sous l'empire de ce triomphe oratoire, vous auriez juré qu'il avait oublié ceux qui lui tenaient tant au cœur: sa sœur Denise et le marquis Gaston. Il n'en était rien cependant. En effet, quelqu'un ayant demandé:

—Que diable le brigadier Jolibois peut-il avoir de si pressé qui le talonne, pour traverser la place ainsi trottin-trottant?

Le lieutenant interrompit immédiatement sa narration pour se lever et pour héler.

—Holà! hé! camarade, si c'est moi que vous cherchez, par ici! me voilà!

Le gendarme débouchait par la route de Mirecourt et allait prendre celle des Armoises. A l'appel de l'officier, il fit volter sa monture et la dirigea vers le cabaret. Puis, sans quitter la selle et la main au chapeau:

—Superlativement parlant, enchanté de vous rencontrer, mon lieutenant, dans le but officiel, instantané et péremptoire de vous intercaler la missive épistolaire, ci-incluse dans ma botte aux lettres, à votre adresse et sans retard...

Il tira de sa botte à l'écuyère une dépêche qu'il présenta à Philippe:

—De l'autorité judiciaire—dont on sollicite la réponse incontinente, verbale ou autre—administrativement parlant...

Le lieutenant fit sauter le cachet de l'enveloppe et prit rapidement connaissance de ce qu'elle contenait. Ensuite, se tournant vers ses compagnons de table:

—Compères, le service avant tout. Nous reprendrons, un de ces jours, la suite de mes racontaines, si tant est que vous y preniez goût. Pour le moment, j'ai besoin de me recorder avec le citoyen Thouvenel.

Celui-ci s'avança aussitôt:

—A votre disposition, mon cher Hattier.

Tous deux sortirent du cabaret et se promenèrent sur la place en causant à voix basse. Sébastien et François Arnould s'interrogeaient réciproquement d'un regard où perçait une vague inquiétude. Leur aîné interpella tranquillement Jolibois:

—Le brigadier ne refusera peut-être pas de se rafraîchir?

Riche-en-Bec dandina sur sa selle.

—Il est notoire, répondit-il, authentique et présupposable que je ne serais point fâché de me gargariser le canon de fusil avec un breuvage vinicole, modéré et facultatif, au choix du bourgeois qui régale.

Joseph remplit un verre, s'approcha du cavalier, et, d'un air d'intelligence:

—Vous venez pour la grande affaire, hein?

—Quelle affaire, nonobstant, citoyen aubergiste?

—L'affaire du marquis des Armoises sans doute... A-t-on appris ce qu'il est devenu, ou a-t-on découvert la trace des bandits qui l'ont mis à mal?...

Le gendarme secoua la tête:

—Je ne le présume point en mon for intérieur, vu que dans ce tralala majeur, inattendu et solennel, toutes les brigades du canton seraient sur pied—et ibidem, toute la jugerie: présidents, substituts, greffiers, jusqu'au dernier des cracheurs d'encre, gratte-papier et porte-plume...

—Eh bien?....

—Eh bien, mes hommes sont paisiblement à la caserne, à jouir des plaisirs inhérents au repos férié, dominical et hebdomadaire: jeu de drogue, cent de piquet, épouses légitimes et boissons variées,—sans compter, bouchonner Coco, astiquer le fourniment et veiller au maintien de l'ordre public...

—Vraiment?

—Pour ce qui est des citoyens de Bernécourt et Pommier, je les ai laissés tous les deux,—celui-ci, ce matin à Mirecourt, et celui-là, hier soir à Epinal,—en train de paperasser dans leur cabinet, où j'ai tous les jours le plaisir quotidien et réglementaire de leur communiquer le rapport de ce qui s'est passé dans mes juridiction, circonscription et dépendances...

Riche-en-Bec reprit haleine comme un plongeur qui sort de l'eau. Puis, élevant son verre:

—Ceci n'est pas tant histoire de me rincer la cornemuse que pour avoir l'honneur de vous saluer, bourgeois...

—A votre santé, brigadier. Voulez-vous redoubler? Que diable! on ne voyage pas sur une jambe...

—Tout de même: le liquide n'est pas intempestif pendant ces sacrées canicules de thermidor,—autrement dit juillet,—vieux style...

Il redoubla. L'aîné des Arnould poursuivit:

—Ainsi, vous pensez, camarade?...

—Je pense qu'on empoignera les brigands,—tôt ou tard,—dans un avenir subséquent, postérieur et indubitable... Mais, pour le présent actuel, ce n'est pas de cet atout-là qu'il retourne...

—Ah!

—Il est question, tout simplement, d'extirper de l'hospice du chef-lieu et de rapatrier dans son pays local, indigène et natif, un malade, impotent, aliéné ou infirme dans une voiture fermée, hermétique et sous bonne garde, à cette fin d'éviter qu'il s'échappe en chemin pour se livrer à des lubies fantasques et répréhensibles...

Le brigadier allait—probablement—en dévider plus long...

Mais, soudain, se redressant et rassemblant les rênes:

—Minute! attention! veille au grain! Voici mon supérieur qui rapplique de ce côté. Ouvrons l'œil et prenons l'attitude hiérarchique, subordonnée et militaire.

Philippe s'en revenait, en effet, vers Jolibois, dit Riche-en-Bec. Il semblait réfléchir en marchant. Mais rien ne trahissait à l'extérieur la nature de ses réflexions.

Joseph Arnould s'en fut se rasseoir près de ses frères.

—Ce n'était qu'une fausse alerte, leur murmura-t-il à l'oreille. Mais tenez-vous ferme, pour Dieu! Avez-vous donc envie de vous faire arrêter sur la mine?


Après avoir quitté le lieutenant, le citoyen Thouvenel avait appelé le médecin d'un signe et paraissait continuer avec ce dernier la conversation entamée avec le frère de Denise.

La place se repeuplait peu à peu. Avant que l'Angelus de midi ne sonnât le coup du dîner, l'on avait encore le loisir de tailler une bavette, de débattre un marché, d'échanger les nouvelles, d'ébaucher une partie et de lamper une rasade. On affluait au jeu de quilles. Déjà s'échangeait entre les parieurs le défi sacramentel: Deux sous pas deux! abréviation de la phrase: Gageons deux sous que tu n'abattras pas deux quilles! Et le chanteur et son pître vociféraient à qui mieux mieux leurs refrains populaires.

Hélas! il était fatalement décidé qu'en ce jour bourré d'incidents, ces deux artistes perdraient et leur temps et leur peine!...

Comme l'on finissait par s'amasser autour de leurs pasquinades, une grande clameur de détresse tomba au milieu de l'attroupement, du sommet de la côte qu'escaladait la route de Vittel aux Armoises...

Cette clameur était poussée par ceux des habitants qui regagnaient les maisons étagées le long de cette côte...

Elle fut répétée presque instantanément par tout ce qui circulait sur la place...

Philippe Hattier, devant le cabaret, le coude appuyé sur le garrot de la monture de Jolibois, donnait au brigadier des instructions que celui-ci écoutait, penché vers son chef...

Tous deux levèrent la tête au bruit...

Un cri d'angoisse terrible jaillit de la poitrine du lieutenant.

Cabri, le bidet des aubergistes du Coq-en-Pâte, descendait comme un tourbillon la rampe en pente courbe qui,—nous l'avons indiqué,—aboutissait au pont et, partant, à la rivière.

L'animal dévorait l'espace,—les yeux en flammes, les naseaux grand ouverts, la crinière hérissée...

Derrière lui, la frêle voiture qu'il emportait dans son élan vertigineux rebondissait comme un volant sur les inégalités du terrain.

Dans cette voiture, il y avait deux jeunes filles enlacées: Denise et Florence! Marianne n'était plus sur le siège du devant. La Benjamine, expirante d'effroi, se tenait pelotonnée contre son amie,—comme, dans un péril suprême, un enfant s'accroche à sa mère. Son visage se cachait dans le sein de la sœur de Philippe. Celle-ci l'enveloppait de ses bras. Le front haut, l'œil intrépide, une légère rougeur aux joues, elle regardait—sans faiblir—l'endroit où toutes les douleurs de la vie devaient infailliblement finir pour elle...

Cet endroit, c'était le Petit-Vair coulant au bas de sa berge en arête vive. Pour s'emmancher dans le pont étroit, la route,—qui déclinait de la côte, en passant à trente ou quarante mètres du seuil du Grand-Vainqueur, s'infléchissait d'une façon assez prononcée...

Or, Cabri, affolé, piquait droit devant lui...

Et devant lui, nous le répétons, la rivière s'encaissait dans la ravine profonde. Cheval, voiture et jeunes filles couraient vers ce véritable gouffre. Que si, d'aventure, l'animal faisait un coude pour enfiler le pont, le danger ne devenait pas moindre. A chaque bout de ce pont—qui avait juste en largeur la voie d'une charrette ordinaire,—se dressaient deux énormes bornes qui en rétrécissaient encore l'abord. Le véhicule se briserait sûrement contre l'une ou l'autre de ces masses de pierre. Ou bien il accrocherait,—comme on dit,—et verserait par-dessus le parapet...

Partout, c'était la mort certaine!...

Il y a des cascades d'événements si rapides que la plume n'en peut rendre la prestigieuse soudaineté: il ne fallut pas dix secondes pour accomplir ce que nous aurons peine,—moi, à tracer en un quart d'heure,—vous, à lire en deux minutes...


Sur la place, la foule s'était écartée avec précipitation pour ne pas être trouée et broyée par cette trombe roulante. Les femmes se voilaient le visage de leurs mains pour ne pas voir la catastrophe imminente. Les hommes entrecroisaient des exclamations éperdues. Mais personne ne bougeait...

Et c'eût été, du reste, une folie de se jeter en travers de ce malheur qui volait comme la tempête...

A leur table, François et Sébastien Arnould semblaient pétrifiés par l'épouvante. Joseph s'était levé. Sa gorge laissa échapper un râle rauque. Il fit mine de se précipiter. Un regard du lieutenant le cloua au sol...

Dans les fontes de la selle du brigadier Jolibois il y avait des pistolets. Philippe Hattier en saisit un et s'assura—d'un coup d'œil—qu'il était chargé et amorcé. Ensuite, d'un geste, il balaya les groupes qui papillonnaient entre lui et le char à bancs...

Celui-ci arrivait en face du cabaret,—lancé comme un quartier de roc qui tomberait du haut d'une montagne.

La fille du garde-chasse avait fermé les yeux. Non point qu'elle eût peur de voir le vide dans lequel elle allait s'abîmer. Mais elle redoutait d'apercevoir son frère,—son frère qu'elle savait là,—son frère qu'elle connaissait capable de se faire écraser sous les roues de la voiture pour l'arracher au sort affreux auquel elle s'était résignée. Ses lèvres, qui avaient terminé leur prière, murmuraient maintenant deux noms:

—Georges!... Gaston!...

Le cheval et la voiture arrivaient à la berge.

Soudain un éclair s'alluma dans la main du lieutenant.

Un coup de feu retentit.

Cabri manqua des quatre fers et s'abattit foudroyé.


On était accouru de toutes parts. On avait enlevé les jeunes filles du véhicule disloqué par la violence du temps d'arrêt. On achevait de dételer le bidet qu'une balle dans la tête avait tué raide.

L'officier, qui avait jeté son arme, serrait sa sœur entre ses bras.

Florence, assise sur la chaise du chanteur en plein vent,—que celui-ci s'était empressé d'approcher,—recevait les soins du docteur Huguenin. Les trois frères s'agitaient bruyamment autour d'elle.

Comme le lieutenant pressait Denise sur sa poitrine et la couvrait de baisers frénétiques, celle-ci demanda:

—Et Florence?...

—Elle est saine et sauve. Rassure-toi. La pauvre enfant a eu plus de peur que de mal.


En faisant cette réponse, Philippe cherchait du regard la fillette, que, dans son égoïsme fraternel, il avait presque totalement oubliée. La Benjamine semblait endormie. Dans le choc qui l'avait renversée, ainsi que sa compagne, au fond de la voiture, sa coiffe de mousseline s'était détachée,—et ses cheveux d'or ruisselaient de ses tempes sur ses épaules et de ses épaules le long de son buste aux contours gracieux, chastes et juvéniles.

Jusqu'alors, le lieutenant n'avait accordé qu'une attention restreinte à la petite amie de sa sœur. A cette heure, avec les lignes pures de son corps brisées par la faiblesse et ses deux blanches mains pendant sur ses genoux, elle lui paraissait aussi belle que Denise, dans un style tout différent.

Comme il l'examinait avec un intérêt étrange et dont il ne se rendait pas bien compte à lui-même, Florence ouvrit ses grands yeux, bleus comme l'azur profond du ciel d'été qui s'étendait au-dessus de cette scène. Ces yeux se ranimèrent pour faire le tour de l'assistance et s'arrêtèrent sur l'officier,—sollicités par ce magnétisme invincible qui force souvent à correspondre les regards comme les cœurs. Et sa voix faible balbutia:

—Merci!

—La crise est passée, dit le docteur.

Denise avait quitté son frère pour se suspendre au cou de sa compagne.

Cependant, le citoyen Thouvenel questionnait Florence et Denise sur les causes de l'accident. Les deux jeunes filles répondirent alternativement:

—Je ne sais pas...

—Nous n'avons rien vu...

—J'étais en train de sommeiller...

—Nous venions de tourner le dos au cheval, pour éviter d'avoir le soleil en face...

—Du diable, s'exclama Joseph, si je m'explique cette algarade de Cabri!... C'est vrai qu'il était un peu lunatique, ombrageux et rétif... Mais de là à s'emporter comme une soupe au lait...

—Avec cela, fit Sébastien, que Marianne est la prudence même...

—Et qu'elle manie une voiture mieux qu'un conducteur de patache, corrobora François avec conviction.

—Mais où donc est-elle, Marianne? interrogea le juge de paix. Qu'est-elle devenue, et pourquoi ne se trouvait-elle pas sur le char à bancs avec ses deux compagnes de route?...

Le brigadier Jolibois se chargea de satisfaire à la demande du magistrat. Du haut de sa monture, le gendarme dominait la foule des curieux.

—Tenez, annonça-t-il en étendant la main, voici qu'on la ramène, la citoyenne Arnould, et dans un état lamentable,—consécutivement parlant.

L'attention générale se porta aussitôt sur le point qu'indiquait Riche-en-Bec.

Marianne descendait la côte dans un groupe de paysans...

Ses vêtements et son visage étaient couverts de poussière et de sang. Une balafre d'un rouge vif entaillait son front blême. Elle marchait avec peine, et deux de ceux qui l'accompagnaient étaient obligés de la soutenir sous les bras...

Lorsque, de loin, au milieu du cercle que formait le populaire autour des principaux personnages de notre drame, elle aperçut sa jeune sœur et la fille du garde-chasse unies dans une étreinte d'amitié passionnée, elle fit un brusque haut-le-corps; ses paupières battirent, son sourcil se fronça, ses traits se contractèrent, ses dents grincèrent sous ses lèvres convulsivement serrées, et sa physionomie revêtit un effrayant caractère de colère sombre et haineuse...

Mais c'était une Mélusine aux visages multiples. Quand elle eut pénétré à l'intérieur du cercle, tout en elle ne respirait plus que la joie sans bornes de retrouver vivantes celles dont elle croyait les cadavres gisant mutilés au fond du Petit-Vair. Et ses premières paroles furent un énergique élan de reconnaissance envers cette Providence à qui elle devait le salut inespéré de sa chère Florence et de sa non moins chère citoyenne Hattier.

Le docteur ayant voulu la panser:

—Est-ce que c'est la peine? fit-elle. La Benjamine et la Denise n'ont rien de cassé, grâce à Dieu: eh bien, me voilà toute guérie. Une potée d'eau fraîche pour me débarbouiller, des compresses d'eau de sel sur mes égratignures, et demain je pourrai vaquer à mon ouvrage...

Puis, comme on l'assaillait de questions de tous côtés, elle avait expliqué d'une façon brève,—mais claire, nette et souverainement naturelle,—comment les choses s'étaient passées.

En abordant le plateau, qui, du sommet de la montée, s'étendait jusqu'au château, Cabri avait paru inquiet et tourmenté. La grande fille avait alors sauté à bas du véhicule pour s'assurer si quelque partie du harnais n'était point ajustée de manière à le molester...

Mais au moment où, sans défiance, elle lui visitait la ganache, l'animal,—pris d'une sorte de vertige dont elle ne pouvait deviner la cause,—l'avait, d'un furieux coup de tête, envoyée rouler à dix pas...

Le heurt du mors lui avait ouvert le front. Elle était restée sur la route, étourdie et comme assommée. Des gens des Armoises, qui s'en retournaient au hameau, étaient venus la ramasser...

Ces paysans, qui avaient tout vu,—à distance,—complétèrent le récit de la virago: une fois débarrassé de celle-ci, le cheval avait fait brusquement demi-tour. Le soleil, la chaleur Pavaient-ils rendu fou?... Ou avait-il été piqué par un insecte?... Toujours est-il qu'il était reparti,—comme une flèche,—dans la direction de Vittel...

Quand on eut appris à Marianne à quelle extrémité il avait fallu avoir recours pour l'arrêter au moment où il allait précipiter dans le courant le char-à-bancs et les jeunes filles:

—Pauvre Cabri! dit-elle, il a failli causer un grand malheur; mais c'est égal, c'était un brave serviteur.

—Hélas! citoyenne, répliqua Philippe, il n'a pas dépendu de moi de vous le conserver. C'est la nécessité qui a conduit ma balle. Le malheureux bidet, d'ailleurs, n'est déjà pas si à plaindre,—ayant eu une mort de soldat...

Le «brave serviteur» reposait sur la berge,—la tête dans une mare de sang...

L'androgyne s'en fut s'agenouiller auprès de ce corps encore chaud. Elle lui souleva la tête par les naseaux et sembla s'absorber dans un examen attentif de l'endroit frappé par le projectile. Mais il n'y avait pas que de la pitié dans cet examen minutieux...

Une inquiétude réelle s'y dissimulait sous l'abri des paupières rabattues et s'y trahissait dans le tremblement de la main.

Lorsque la grande fille se releva, vous vous seriez imaginé que sa bouche,—qui remuait imperceptiblement—adressait un adieu au malheureux bidet...

Il n'en était rien, cependant. Marianne se posait une question. Elle se demandait—intérieurement—avec surprise, avec stupeur:

—L'épingle n'y est plus. Qui a donc enlevé l'épingle?...

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