L'île de sable
IX
TERRE
Cinq jours après cet entretien, l'aube apparut à travers les brumes froides et compactes. Une bonne et forte brise chantait dans les agrès de Castor, et la gaieté déridait les fronts des passagers. C'est que déjà bouillonnaient autour du navire ces lignes parallèles de globules argentés qui indiquent la proximité des côtes.
Cependant, tous les dangers n'étaient point évités. Le Castor faisait route entre des montagnes de glaçons qui, à chaque instant, menaçaient de l'écraser sous leur poids. Mais la nouvelle que bientôt on atterrirait, que bientôt on descendrait sur la terre ferme, suffisait pour ranimer les esprits les plus découragés; car il n'est peut-être point donné à l'homme d'éprouver de sensations aussi vives que celles qui l'inonde en remettant le pied sur son élément propre, après en avoir été séparé pendant d'éternelles semaines. Jamais amant ne revoit sa maîtresse avec plus de transport que l'individu ayant accompli une première traversée ne revoit la vieille Cybèle. Fatigues, périls, privations, tout est immédiatement oublié, et les vieux marins eux-mêmes ne sont jamais blasés sur cette jouissance inexprimable. Quand en mer retentit le commandement: Apprêtez les ancres! c'est la joie dans le coeur, l'agilité dans les membres, un refrain sur les lèvres, que tous les matelots s'empressent à cette pénible besogne. Les plus mous sont les plus alertes, les moins robustes, les plus vigoureux: et il faut être témoin de la facilité, du plaisir dont chacun fait preuve pour arrimer les énormes câbles, les chaînes pesantes! il faut être témoin de ce mouvement, de cet harmonieux va-et-vient, de cette entente cordiale qui se manifestent alors dans un navire! il faut entendre ces vibrantes exclamations, ces jeux de mots, ces trépignements d'allégresse!
La terre, même la terre étrangère, sonne aux oreilles comme une musique mélodieuse. Il y a si longtemps qu'on ne l'a aperçue, qu'on ne l'a sentie, foulée!
Contemplez la scène qui se joue déjà sur le pont du Castor: le brouillard enveloppe la barque d'un nuage impénétrable; il y a quinze heures que tous ces malheureux n'ont avalé une bouchée; l'horizon est fermé à leurs regards, et les voici qui chantent, les voici qui sautent, se trémoussent, s'agitent, pleurent, s'embrassent… C'est qu'ils viennent d'apprendre qu'on touche au terme du voyage.
—Par saint Jacques de Compostelle, je te salue, toi, le plus beau jour de ma vie, quoique ta face soit en ce moment aussi rechignée que celle d'un drapier qui a surpris sa femme en péché de tête-à-tête avec un cornette aux chevau-légers, s'écrie un Espagnol, en agitant son bonnet de laine brune.
—Je brûlerai trois chandelles en l'honneur de monsieur mon patron, dit un Breton.
—Et moi, ajoute un Allemand, je fais voeu de ne pas boire un seul pot de bière cette année durant, si nous arrivons à bon port.
—Corne de boeuf, j'imagine, mon gars, que l'abstinence ne sera pas malaisée, répond le maître d'équipage, en le repoussant brusquement. Crois-tu, par hasard, que bière coule là-bas comme flots dans la grande tasse?
—Pas moins vrai, reprit l'enfant de la Germanie, un peu refroidi, que s'il y a du houblon, on peut brasser de la bière, que si on peut la brasser on peut la boire, que si on peut la boire…
—Ohé! qui est-ce qui veut danser une bourrée! braille un Auvergnat.
—Non, un menuet!—Non, un fandango!—Non, une valse!—Non, une courante!—Non, une gavotte!—Non, un tricotté!—Non, une ronde!
La dernière proposition, lancée d'une voix de stentor, au milieu du choc de ces clameurs, réunit tous les suffrages. Aussitôt quatre ou cinq exilés descendirent dans l'entrepont, en rapportèrent des instruments de cuisine, chaudrons, poêles ou écuelles, s'armèrent de chevilles de fer, et revinrent se poster au-dessus du roufle, d'autres se juchèrent sur des tonnes vides, avec des cabillots en guise de baguettes; le reste des proscrits boucla une chaîne autour du grand mât, et une ronde fantastique commença, au charivari assourdissant de cet orchestre improvisé.
Chedotel, que son humeur tracassière et jalouse rendait l'ennemi des distractions d'autrui, voulut s'opposer à la fête des bannis; mais de la Roche intervint, et, bien que le pilote alléguât que ce tohu-bohu embarrassait le service, le marquis ne voulut point qu'il troublât les maigres amusements de ces pauvres gens.
—Le navire file à merveille, dit-il, le vent nous est propice. Qu'ils se divertissent une heure ou deux, il n'y a aucun inconvénient.
—Aucun inconvénient! hum! aucun inconvénient, maugréa le pilote. Ça se connaît en marine comme un Algonquin en mathématiques, et ça veut… hum! Lui aussi il aura à se rappeler maître Chedotel, pilote-locman. Hum! hum! rira bien qui rira le dernier!
Le claquement de langue indispensable à l'expression de tous ses accès de misanthropie termina ce charitable soliloque.
En ce moment, Guyonne, attirée par le vacarme, se montra sur le pont.
Chedotel l'aperçut et alla droit à elle.
—Écoute, lui dit-il, en la prenant par le bras et l'entraînant vers les batayoles.
La jeune fille aurait pu facilement s'arracher à cette étreinte, mais la fausseté de sa position à bord du Castor ne lui permettait pas de faire résistance.
Elle suivit résolument Chedotel.
—Écoute, répéta-t-il, avec une intonation sourde et passionnée, et retiens bien ce que je vais te dire; car dans deux heures ma détermination sera irrévocable.—Je t'aime, tu le sais. Pour un mot d'amour de toi, je coulerais ce vaisseau avec tout ce qu'il contient; pour un baiser de tes lèvres, j'irais chercher le trépas au fond des abîmes béants sous nos yeux, pour ta possession…
La voix du pilote devint frémissante, ses prunelles dardèrent des lueurs fauves comme celles d'un chacal, tous ses muscles frissonnèrent comme les cordes d'un instrument de musique pendant l'orage, et ces paroles jaillirent sèches, embrasées de sa gorge.
—Pour ta possession, reprit-il, pour ta possession, Guyonne, je damnerais mon âme, je sacrifierais l'humanité entière!…. Vois comme je t'aime! tu es en mon pouvoir, et je te respecte; et moi qui ai entre mes mains le sort d'une centaine d'individus, moi devant qui le fier marquis de la Roche plie le genou; moi qui méprise la fureur des hommes, dédaigne la colère des flots, moi qui suis plus maître ici que le roi n'est maître en France, moi, j'implore ta pitié, j'implore ta compassion, Guyonne! je te supplie de consentir à être ma femme, de me donner un mot d'espoir… Tiens, veux-tu que je me prosterne à tes pieds, en présence de tout l'équipage? dis, le veux-tu?
—Non, répondit froidement Guyonne.
—Que faut-il donc que je fasse pour te plaire! s'écria impétueusement le pilote, en essayant d'embrasser la jeune fille par la taille.
—Rien, répliqua-t-elle, en se jetant en arrière.
—Tu ne m'aimes point, n'est-ce pas! reprit Chedotel d'un accent amer.
Guyonne ne fit aucune réponse.
—Et tu ne m'aimeras jamais? dit encore Chedotel, en essuyant la sueur froide qui baignait ses tempes, et tu ne consentiras jamais, toi, vil rebut de la société, écume des clapiers, à être la femme légitime…
—Jamais, dit fermement la soeur d'Yvon.
—Ignores-tu que tu es sous ma dépendance absolue que d'un mot, d'un geste, je puis signer ton arrêt de mort? Jamais! ah! tu railles; allons donc! jamais! est-ce que je ne commande pas souverainement ici!… Jamais, oses-tu dire! ai-je bien entendu? Mais, malheureuse femme, tu es donc bien fatiguée de la vie pour me parler ainsi!… Jamais!… Insensée! tu te sens donc bien forte contre les tourments… Jamais!…
En articulant ces imprécations, le pilote serrait, à les briser, les doigts de Guyonne entre les siens.
Il y eut une pause de quelques secondes dans ce drame solitaire au milieu de tant de monde, dans ce drame dont le bruit de la danse couvrait les vociférations. Un observateur eût pu remarquer alors que le pilote se débattait entre deux passions divergentes, exaltées à leur paroxysme. Enfin, il parut se décider, sa main lâcha celle de Guyonne, et il lui dit avec un sourire démoniaque:
—Vous n'aimez pas le vieux loup de mer, ma belle enfant?
—Je vous hais, riposta la jeune fille, à bout de patience.
—Hum! Vous me haïssez, vous me haïssez! Cette franchise m'est agréable, hum! par le raban, confidence pour confidence, je serai aussi franc que vous, mademoiselle. Distinguez-vous ce point à l'occident?
—Oui, dit simplement Guyonne.
—Çà donc, apprenez, dès cet instant, que là sera votre tombeau, et
Satan vous ait sous sa protection, la jouvencelle!
Ensuite de ce blasphème, Chedotel alla rejoindre le marquis de la Roche qui arpentait la dunette, causa quelques minutes et se mit, on personne, au gouvernail.
Le soleil montant à son zénith avait peu à peu dégagé sa face éblouissante des voiles qui gazaient l'empyrée. Quelques nuages floconneux lutinaient bien encore ça et là sur la cime des vagues écumeuses, mais déjà le dôme céleste dévoilait ses splendeurs éclatantes et dans le lointain se groupaient des masses blanchâtres qui se dessinaient, s'échancraient, se nuançaient, s'estompaient à chaque enjambée du Castor vers elle.
C'était le cap Canceau, les rives de l'Acadie, actuellement la
Nouvelle-Écosse.
X
ARRIVÉE
Chedotel, sans quitter la barre, saisit tout à coup sur l'habitacle un de ces petits télescopes qu'avait récemment inventés l'Allemand Jensen et examina la côte.
—Hum! murmura-t-il, ce diable de Castor connaît son chemin; mais il ne me plaît pas de déposer mon fret de ce côté. Demi-tour sur nous-même. Puis, remettant la lunette à sa place et élevant la voix:
—Range à changer d'amures! cria-t-il d'un ton perçant.
On entendit grincer les chaînes sur les moufles et les palans; les voiles lâchées et dégonflées battirent follement les mâts; le soleil sembla décrire rapidement un arc de cercle à la voûte du ciel, les chaînes grincèrent de nouveau sur les moufles et les palans; les voiles se gonflèrent derechef et la barque reprit son allure première. Seulement elle avait changé de direction, et au lieu de voguer vers le nord, elle marchait en droite ligne vers le sud-ouest.
Les jeux avaient cessé et, depuis quelques minutes, tous les yeux attachés aux rivages lointains en étudiaient, muets et palpitants d'espérance, les contours variés à l'infini. L'évolution du Castor les transporta de surprise; mais attribuant cette manoeuvre à une cause urgente, ils s'abstinrent de tout commentaire et se contentèrent de faire volte-face pour voir le littoral de la Nouvelle-France qui déjà s'évanouissait comme un mirage trompeur.
Cependant, Guillaume de la Roche venait de consulter une des cartes tracées par Cartier et dont la fidélité est vraiment inconcevable. Il fut tout étonné de la route que prenait le pilote.
—Ne procédons-nous pas à la façon des écrevisses? lui dit-il on souriant. Je croyais que nous devions conserver le cap au nord, et voilà que l'aiguille de la boussole est en ce moment arrêtée sur le sud.
—Au nord, répondit Chedotel, hum! oui, notre route est au nord; mais la voie la plus courte n'est pas toujours la meilleure.
—Ni la plus prompte, n'est-ce pas, pilote?
—Hum!
—Néanmoins, je serais bien aise de savoir pourquoi nous revenons sur nos pas. Y aurait-il des récifs, des écueils?
—Hum! des récifs, des écueils, vous l'avez dit, il y en a des récifs, des écueils, la côte en est hérissée.
—C'est la côte de l'Acadie, n'est-il pas vrai?
—Hum! la côte de l'Acadie; non, ce n'est pas la côte de l'Acadie, répondit imperturbablement Chedotel, c'est une île.
—Une île! fit le marquis.
—Une île.
—Vous la nommez?
—Hum! Je ne sache pas qu'on lui ait donné un nom.
—C'est singulier, reprit de la Roche pensif; c'est singulier, mais ni
Jacques Cartier, ni Roberval, n'ont signalé cette île.
—Hum! cela ne doit pas vous émerveiller, cette île est un amas de sables, qui, le plus souvent, sont couverts par les eaux. Les navigateurs que vous citez ont pu passer auprès sans l'observer.
—Voyons donc, dit de la Roche en prenant le télescope.
Mais il était trop tard. A l'exception d'un point presque imperceptible, le gouverneur général du Canada ne distingua rien à l'horizon.
—Approchons-nous de l'autre île dont vous m'avez parlé? s'informa-t-il, après un intervalle.
—Nous la rangerons avant quatre heures de relevée, répliqua Chedotel.
—L'avez-vous parcourue?
—Plusieurs fois.
—Et êtes-vous certain que nos gens pourront y vivre pendant les quelques jours que durera notre éloignement?
—Y vivre! Par la croix du Sauveur, jamais les rufians n'auront été en meilleur campement pour faire chère lie. Les morues, les ralingues essaiment dans les criques, comme abeilles dans une ruche, et les lièvres, les lapins, les perdrix, il n'y a qu'à allonger la main pour en prendre en veux-tu, en voilà.
—Souvenez-vous, pilote, que vous répondez d'eux sur votre tête! dit solennellement de la Roche.
—Sur ma tête, hum! j'estime plus ma tête qu'un million de ces garnements; mais n'importe, j'en réponds.
Soit qu'il n'eût pas compris, soit qu'il n'eût pas entendu, le marquis ne releva pas cette grossièreté. Il redescendit à l'intérieur du Castor, tandis que Chedotel marmottait avec un ricanement sinistre:
—Prends garde qu'ils en trouveront des vivres. L'île est aussi stérile que le pont d'un vaisseau. Ah! monseigneur, vous m'avez rudoyé durant la traversée! Ah! vous m'avez traité comme un manant, moi Chedotel, qui cours les mers depuis trente ans… Ah! ah! monseigneur le gouverneur, vous gouvernerez… les Hurons et les Esquimaux… si vous pouvez… Et cette péronnelle! ah! ah! hum! Si je pouvais être témoin… Tiens, qu'est-ce qu'il veut?
Un roulement de tambour avait arraché cette exclamation au pilote.
A cet appel les déportés s'assemblèrent en ordre, et Guillaume de la
Roche, suivi de son état-major, parut sur le couronnement.
—Serrez les perroquets et le beaupré, cria alors Chedotel, dont l'oeil vigilant ne perdait pas un des mouvements du Castor.
—Tandis que les matelots exécutaient l'ordre du pilote, Guillaume adressa aux condamnés l'allocution suivante:
«Enfants,
»Vous savez que, malgré tous mes soins, la malheur a marqué jusqu'ici notre expédition. Les vivres manquent à bord. Encore quelques jours de mer, et nous serions réduits à la dernière extrémité. J'ai partagé vos misères et vos privations. Comme vous j'ai pâti de la faim, et, sans ma confiance entière dans la bonté de Dieu, peut-être ma serais-je laissé aller à une lâche désespérance. Mais celui qui croit il la miséricorde infinie du Tout-Puissant, celui qui dépose, chaque soir, le fardeau de ses tribulations aux pieds du Rédempteur du monde, celui-là est fort contre l'adversité.
»A présent nous approchons de la terre, non du continent, comme vous avez pu le supposer, mais d'une île fertile, où avec un peu de travail et d'ingéniosité, vous pourvoirez à vos besoins naturels. Car, apprenez-le de suite, le manque de vivres, une impérieuse nécessité me forcent à vous débarquer sur une île voisine. On débarquera avec vous des provisions pour deux jours, divers outils, des effets de literie, des instruments de chasse et de pêche, puis le Castor remettra à la voile pour chercher sur les rives île la Nouvelle-France un endroit convenable à la fondation de l'établissement colonial que j'ai projeté. Dès que je l'aurai trouvé, dans quelques jours, je reviendrai pour vous y transporter.»
A mesure que de la Roche parlait, un sourd grondement, précurseur d'une tempête, s'élevait dans les rangs des proscrits. Un étincelle suffisait pour déterminer l'explosion; cette étincelle jaillit.
—On veut nous abandonner au milieu de l'Océan! cria un individu perdu dans la foule.
—On veut nous abandonner! crièrent en écho vingt bouches, avec un accent de terreur et de menace inqualifiable.
—Oui, nous abandonner! reprit la première voix; nous abandonner sur quelque plage inconnue pour y devenir victimes de la faim et des bêtes fauves.
Un formidable rugissement accueillit cette déclaration; et en moins d'une seconde, comme mus par un choc électrique, tous les condamnés s'étaient pressés tumultueusement sous la dunette, dans l'intention de l'escalader.
Chedotel riait sous cape et continuait de cingler vers le sud-ouest.
De la Roche sentit qu'il lui fallait dépouiller sa morgue habituelle pour conjurer l'insurrection imminente.
«Écoutez, s'écria-t-il, j'ai tout droit sur vous; le supplice des chefs de votre ancienne mutinerie aurait du vous le prouver. Mais je répugne aux exécutions violentes, et je vous pardonne ce mouvement d'insubordination que tout autre, à ma place, réprimerait par des condamnations à mort.»
—Oui, des pendaisons comme celles de Molin, Tronchard et des autres! intervint encore le même individu, d'un ton d'amertume qui réveilla l'irritation assoupie.
«Pour vous montrer, continua le marquis, dont la voix domina instantanément les murmures, pour vous montrer que je n'ai point l'intention de vous délaisser, comme certains esprits soupçonneux le craignent, mon écuyer, le vicomte Jean de Ganay, restera parmi vous et vous commandera en mon absence. Êtes-vous satisfaits?»
—Oui, oui, répliquèrent plusieurs routiers.
«Eh bien donc, poursuivit de la Roche, rentrez dans l'entrepont et faites vos préparatifs.»
Cette promesse comprima aussitôt l'effervescence qui bouillonnait dans toutes les têtes.
—Sire de Ganay, je compte sur vous, dit le marquis en se tournant vers son écuyer. Quatre matelots vous serviront de garde.
—J'obéirai, monseigneur, répondit indifféremment le vicomte.
Le Castor nageait sur le banc Craus, et autour de sa carène s'abattaient des marsouins aux reflets diamantés, des flottants à l'échine grise, des souffleurs aspirant l'eau pour la rejeter on l'air par leurs puissantes narines, et de temps en temps on voyait sortir des ondes le museau effilé d'un loup marin au blanc pelage. Des troupes de goélands voletaient à la tête des mâts ou rasaient les petites vagues glapissantes, et de toutes parts surgissaient des môles de sable qui scintillaient sous les rayons du soleil, comme des incrustations de pierreries sur une plaque d'argent.
Chedotel fit serrer les voiles, à l'exception de la misaine, et dirigea, la sonde à la main, le Castor à travers les battures qui encombrent le passage où il naviguait alors.
Peu après, l'on discerna, à quelques milles au sud, une île couverte de petits arbres qui, à cette distance, produisaient un effet assez agréable.
L'ordre de mettre en panne et de jeter les ancres ne tarda guère à être donné. Puis Guillaume de la Roche, accompagné de ses principaux officiers, descendit dans un canot et se rendit à terre. Le premier, il débarqua, planta une croix et le drapeau de France et Navarre dans le sable du rivage, et prit possession de l'île au nom du roi, son maître.
Le débarquement des proscrits s'effectua de même, à l'aide des chaloupes, car le Castor ne pouvait, sans danger, approcher davantage.
Le soleil se couchait derrière un gros nuage gris de fer qui maculait l'azur du firmament, comme une tache d'encre macule une robe de fête, quand le canot, ramenant. Guillaume de la Roche, vint chercher Jean de Ganay, les quatre matelots chargés de veiller à sa sûreté personnelle, et le faux Yvon, qui lui servait de domestique.
Comme, la dernière, Guyonne allait franchir la lisse pour prendre place dans l'embarcation, Chedotel la saisit par la main et lui dit avec une fureur concentrée:
—Femme, tu l'as voulu! Eh bien! tu seras la proie des misérables qui t'attendent là-bas; Adieu, ajouta-t-il, en lui mordant les doigts jusqu'au sang. N'oublie pas le premier et le dernier baiser de ton amant Chedotel!
Guyonne frissonna d'épouvante sous le regard infernal du pilote, et machinalement sauta dans le canot, qui s'éloigna immédiatement.
Il touchait au rivage, lorsqu'un coup de vent subit, impétueux, siffla dans le gréement du Castor. Un grondement de tonnerre succéda à ce sinistre présage. La barque fit trois embardées successives, roula sur elle-même et recula comme emportée par une puissance irrésistible.
—Sang et mort! dit Chedotel, l'enfer seconde mes desseins! nous dérapons!—Levez les ancres! s'écria-t-il, et prenez un ris dans la misaine!
—Pourquoi cette manoeuvre? demanda Guillaume de la Roche.
—Voyez-vous ces aigrettes phosphorescentes qui dansent à l'extrémité des cacatois? répondit Chedotel; c'est le feu Saint-Elme[5]. Il faut regagner incontinent la haute mer, si nous ne voulons pas échouer sur un banc ou nous briser contre les rochers à fleur d'eau!
Quarante personnes, y compris Guyonne et Jean de Ganay, restaient sur l'île de Sable.
[Note 5: On sait que le feu Saint-Elme, nommé aussi quelquefois feu Saint-Nicolas, est une sorte de météore lumineux qui précède souvent les tempêtes ou apparaît durant les nuits obscures.]
DEUXIÈME PARTIE
L'ILE DE SABLE
I
L'ILE DE SABLE
L'île de Sable, plaine sauvage et aride, est située par les 43° 86° 42° de latitude et les 60° 17° 15° de longitude, sur la grande route océanique que suivent les navires pour gagner les ports septentrionaux de l'ancien et du nouveau monde. Sa distance des côtes de l'Acadie[6] et du cap Breton est d'environ quatre-vingt-cinq milles. Comme son nom l'indique, des môles de sable, amoncelés par les flots, la composent. Elle s'élève à peine au-dessus du niveau de la mer. Cependant on y remarque quelques hauteurs également formées de sable. La plus connue aujourd'hui est le mont Lutrell, situé à la pointe ouest, côté sud. L'île de Sable a la figure d'un croissant. Sa plus grande longueur, de l'est à l'ouest, ne dépasse pas dix lieues, sa largeur cinq. Placée à l'embouchure du Saint-Laurent, dans l'Atlantique, elle est environnée de bas-fonds et de bancs considérables, comme il en existe ordinairement au confluent des fleuves. Une plage fort large, léchée par la mer à l'heure de la marée montante, laissée à sec à l'heure de la marée descendante, enserre l'île dans toute sa circonférence. Ce serait pour elle, si la nature l'avait faite productive et habitable, une meilleure défense que la plus formidable ceinture de remparts et de bastions; car non-seulement les navires de haut bord ne peuvent en approcher, mais les caboteurs n'y arrivent qu'à l'aide de leurs embarcations. Au centre se trouve un lac[7] qui a cinq milles de circuit. Ses rives seules jouissent d'une sorte de fécondité maladive. On y voit quelques arbustes rabougris, étiques, et ça et là un lambeau de pelouse où croissent des herbages aux nuances pâlottes, aux tiges malingres et décharnées et des plantes saxatiles. C'est une éternelle désolation oubliée par la fatalité au coin de l'Atlantique.
[Note 6: Aujourd'hui Nouvelle-Écosse.]
[Note 7: On lui a donné le nom de lac Wallace.]
«Jamais, dit Charlevoix, dans son Histoire de la Nouvelle-France, terre ne fut moins propre pour être la demeure des hommes.»
De temps immémorial, l'île de Sable a été la terreur des marins employés à la pêche ou à la traite des pelleteries dans les parages de l'Acadie. Bien avant l'expédition de Jacques Cartier, elle était connue et redoutée; par les Basques, les Normands et les Bretons. Aux alentours, la mer roule constamment ses vagues houleuses, et les brouillards impénétrables qui planent sur elle pendant les neuf dixièmes de l'année, rendent son abord d'une difficulté presque insurmontable. Encore aujourd'hui elle apparaît comme un sombre présage à tous ceux qui l'approchent. Les navigateurs, dans leur langage figuré ont donné le nom d'Avenue de l'Enfer (Hell-Avenue) au passage qui la sépare de la Nouvelle-Écosse.
En 1804, le gouvernement anglais, poussé par une sollicitude philanthropique qu'on ne saurait trop louer, y a établi un poste d'hommes, avec mission de la parcourir en tous gens, afin de recueillir les naufragés, et, en 1853, il y a érigé des maisons de secours, approvisionnées de tout ce qui est nécessaire pour assister les infortunés que chaque mois, chaque semaine, nous pourrions dire, le malheur jette sur son rivage.
Le tableau suivant, dû à la plume de miss Dix, est une peinture fidèle de cet horrible désert:
«L'île de Sable, depuis sa découverte, a été l'effroi des marins, durant les brumes et les tempêtes. Je possède une liste de près de deux cents vaisseaux et petits bâtiments, appartenant tous à l'Angleterre ou aux États-Unis, qui s'y sont perdus dans le demi-siècle écoulé. Les gens qui y ont stationné m'ont dit qu'il n'était pas rare, après des brouillards épais ou de gros vents, de trouver des fragments de vaisseaux et des restes de cargaisons dont il n'a plus été entendu parler.
»L'île n'a ni port, ni mouillage sûr. Les navires qui désirent effectuer une communication avec elle,—et il y en a peu qui l'entreprennent volontairement,—jettent l'ancre à trois quarts de mille environ du bord, en prenant position sur le côté septentrional de l'île, quand le vent souffle de l'est, et plus vers le côte sud quand le vent du nord domine.
»Les bas-fonds et les barres s'étendent A plus de soixante milles du côté sud; au nord, les bancs plongent plus brusquement dans les eaux profondes.
»La province de la Nouvelle-Écosse, soutenue par la mère patrie, entretient sur l'île un établissement composé de huit matelots vigoureux, un autre estropié, un bon pilote-côtier et un jeune garçon actif, qui doivent s'empresser de fournir de l'aide aux navires en détresse. Une garde régulière est établie, et les rondes se font une fois toutes les vingt-quatre heures.
»Le surintendant est autorisé à disposer du temps et à diriger tous les travaux sur l'île; lui-même, le second et le troisième commandant y ont leur famille. Sauf les personnes précitées, l'île n'a aucun habitant. Les naufragés peuvent y être retenus plusieurs mois en hiver, et souvent des semaines entières dans les autres saisons, jusqu'à l'arrivée du vaisseau du gouvernement qui est chargé de fournir les provisions et de pourvoir aux besoins des insulaires.
»Les épaves des bâtiments submergés donnent en abondance du bois pour la construction des maisons d'habitation, ateliers, magasins, maisons de refuge et bois de chauffage.
»Il y a quatre maisons d'habitation à un étage et une maison de refuge à l'extrémité sud-ouest de l'île.
»Elle consiste en une chambre décente, ayant un âtre rempli de bois sec, une boîte d'allumettes, un seau, une coupe d'étain, une hache et un sac de biscuits pendus à la muraille. La porte est simplement fermée au loquet. Des inscriptions écrites à la main indiquent les parties de l'île habitées et qu'on peut se procurer de l'eau fraîche en creusant à dix-huit pouces on deux pieds dans le sable.
»Au sud il y a une autre maison de refuge fort bien construite par le surintendant actuel, il y en a une autre plus loin à l'est.
»On y trouve plusieurs bateaux-brisants excellents, mais pas un bon bateau de sauvetage, aucun phare, aucune cloche pour les brouillards. Il y a quelques années, un bateau de sauvetage fut construit sur l'île. Il a un pont convexe et n'est point propre aux avirons, sinon dans une eau parfaitement calme; aussi tous ceux qui ont quelque connaissance des affaires nautiques, et qui l'ont vu, l'ont-ils jugé parfaitement inutile.
»On a songé à établir un phare sur l'île de Sable: cette question a été discutée, mais jusqu'ici on ne l'a point fait. Je ne saurais préciser jusqu'à quel point les cloches pour le brouillard seraient avantageuses, mais je m'imagine que si on en plaçait vers la côte septentrionale elles rendraient de grands services à diverses stations. Je pense que des blocs de pierre pour fixer de lourdes chaînes retenant des bouées, portant un chapiteau et une cloche, pourraient y être jetés comme sur les côtes du Maine et ailleurs.
»J'ajouterai en terminant que trente heures après mon arrivée à l'île de Sable, au mois de juillet, dernier, le Guide, vaisseau anglais, presque neuf, chargé d'une cargaison de farine et autres provisions pour le Labrador, toucha la côte sud pendant une brume et fut complètement perdu—les hommes et la cargaison furent sauvés.
Tout détail ajouté à ceux-là serait superflu. Par l'attention qu'on accorde maintenant à l'île de Sable, le lecteur peut se faire une idée de ce qu'elle devait être en 1598.
Les quelques historiens contemporains de cette époque qui en ont parlé ne trouvent pas sur leur palette de teintes assez noires pour la représenter.
Enfin nous aurons complété cette lugubre ébauche, en ajoutant qu'à l'exception de quelques oiseaux de mer, on ne rencontre aucune espèce de gibier sur l'île de Sable[8].
A présent, retournons aux quarante individus que le marquis de la Roche a laissés dans cette solitude affreuse.
[Note 8: M. Martin Montgomery prétend, dans son Histoire de la Nouvelle-Écosse, qu'on trouve encore des lapins et des lièvres sur l'île de Sable. Mais il est le seul qui fasse cette assertion. Pour moi, je n'ai rencontré aucun gibier dans l'île quand je l'explorai en 1853.]
II
LES QUARANTE
Comme le Castor, après avoir viré de bord, cinglait avec rapidité vers l'est, un cri s'éleva de l'île de Sable!
Cri spontané, terrible, immense; cri de désespoir indicible, qui chassa de leur retraite une nuée de goélands, et domina un instant le roulis des flots irrités!
Ce cri, il était poussé par trente-huit poitrines humaines, il résumait les appréhensions qui déjà tenaillaient trente-huit êtres humains, il exprimait le saisissement de trente-huit vies humaines qui voient disparaître le dernier lien qui les unissait à la société civilisée!
Puis, il y eut des scènes individuelles effrayantes.
Autant d'hommes, autant de rages; autant de voix, autant de clameurs stridentes; autant de bras, autant d'imprécations contre le ciel et le navire qui fuyait!
Le pinceau n'aurait pas assez de couleurs, la plaine pas assez de traits pour reproduire cet horrible tableau!
Qu'elle était écrasante la déception qu'ils venaient d'éprouver! Après de longs jours de souffrances et de privations, dans les entrailles d'un vaisseau où ils étaient entassés comme des nègres à fond de cale, avoir aperçu, la terre, l'avoir saluée avec l'enthousiasme du prisonnier saluant l'heure de sa délivrance, avoir formé mille projets, de félicité future, savouré les voluptés imaginaires de bientôt boire et manger à discrétion,—après tant d'émotions, tomber soudain sur une plage inconnue, stérile suivant toute apparence, au commencement d'une tempête, sans abri contre la pluie, sans vivres pour réparer leurs forces exténuées par un jeûne mortel!—Le stoïcisme incarné aurait-il lui-même résisté à de si rudes assauts?
Essayer de les calmer, de leur faire entendre raison alors, c'eût été jeter de l'huile sur un brasier ardent afin de l'éteindre.
Le vicomte Jean de Ganay, malgré sa jeunesse, avait une trop grande expérience des hommes et, des choses pour exciter encore ces natures sauvages par une tentative précipitée. Croyant d'ailleurs que le Castor n'avait levé l'ancre que dans le but d'éviter le grain et de chercher un mouillage plus sûr, il attendit silencieusement que l'effervescence se fût apaisée d'elle-même.
Les prévisions de l'écuyer par rapport à ses compagnons d'infortune se réalisèrent.
Fatigués de blasphémer et de se tordre inutilement les bras, les mieux résolus finirent par envisager froidement la situation. Jean, alors, accompagné de Guyonne, des quatre matelots qui l'avaient amené et lui servaient d'escorte, Jean jugea qu'il était temps d'agir et s'approcha des groupes.
Dans leur trouble, les routiers n'avaient, point remarqué la présence du vicomte parmi eux. Lorsqu'elle fut connue, l'espérance renaquit dans ces coeurs susceptibles de se livrer instantanément aux sensations les plus divergentes. Jean de Ganay leur apparaissait comme un otage sacré, comme la preuve certaine que le gouverneur de la Nouvelle-France n'avait pas voulu les abandonner à jamais. Envers eux, réprouvés du monde, un haut et puissant seigneur avait droit de perfidie; mais le vicomte était bon gentilhomme; ses armes l'attestaient, et certainement le marquis de la Roche n'aurait pas eu l'audace de jouer un vilain tour à un membre de la très-considérable famille bourguignonne des Ganay.
Ces réflexions, bien naturelles, passèrent des esprits sur les lèvres, et le vicomte trouva bientôt les oreilles prêtes à l'écouter, les mains prêtes à obéir à ses ordres.
La nuit déployait rapidement son manteau de ténèbres; la pluie tombait à flots et le vent arrachait aux lames des masses d'eau saumâtre qu'il rejetait avec force sur le rivage.
—Allons, mes braves, dit l'écuyer aux exilés qui l'entouraient, comme il n'est pas probable que nous ayons des nouvelles du Castor avant demain matin, il faut nous disposer à camper ici. Formez-vous en groupes de dix; mes matelots donneront à chaque groupe des rations de vin et de viande salée que j'ai apportées dans mon canot; puis, en coupant quelques arbustes, les fichant dans le sable, et étendant dessus vos souquenilles de laine, vous vous construirez des tentes passables pour de vaillants routiers plus accoutumés à coucher à l'hôtellerie de la belle étoile que sous des lambris dorés! Vive monseigneur de la Roche, gouverneur de la Nouvelle-France!
—Vive monseigneur de la Roche, gouverneur de la Nouvelle-France! répétèrent unanimement les condamnés; car Jean de Ganay en faisant appel à la valeur de ces bandits les avait pris par leur côté faible. Flatter l'amour-propre des masses, tel est le secret de l'éloquence des grands orateurs populaires.
Les rations de vin et de vivres furent scrupuleusement distribuées, promptement avalées, et chaque groupe se mit en devoir de se confectionner un refuge contre la tempête qui sévissait toujours avec furie.
Enveloppé dans son manteau, Jean de Ganay surveilla les travaux, tandis que ses matelots et Guyonne lui préparaient une tente au centre du petit camp. Vers neuf heures, toute la besogne était terminée, la pluie cessait peu à peu; mais un froid piquant succédait aussi peu à peu, et les pauvres routiers, trempés jusqu'aux os avaient en perspective une nuit fort désagréable, quand un vieux marin qui avait pris part à l'expédition de Roberval, dit tout à coup en s'adressant au vicomte:
—Si monseigneur nous permettait d'allumer du feu?
—Allumez, mon brave, répondit l'écuyer; mais j'ai bien peur que vous ne puissiez en venir à bout. Les deux barils de poudre que j'ai transportés du Castor ici sont avariés, et comme il se pourrait que j'eusse besoin de mes pistolets pour quelque chose de plus nécessaire…
—Qu'à cela ne tienne, monseigneur! J'ai appris des sauvages de l'Acadie le moyen d'allumer du feu sans poudre ni pierre à mousquet.
—Vraiment, voilà qui est curieux! comment faites-vous?
—Rien de plus simple, vous allez voir.
Le matelot s'éloigna, et, guidé par la lune qui sortait par intervalles de dessous un vaste réseau de nuages, parvint à découvrir dans les cavités du rivage quelques varechs secs et deux rameaux de hêtre morts.
Ayant rapporté le tout dans la tente du vicomte, il pratiqua un trou dans le plus gros des morceaux de bois, aiguisa l'autre, et l'introduisant dans le trou qu'il avait fait, frotta les deux rameaux simultanément jusqu'à ce que des étincelles en jaillirent.
A la vue de ces étincelles, la surprise éclata sur les visages des routiers: quelques-uns, croyant à un sortilège, se signèrent dévotement; d'autres crièrent résolument au miracle; d'autres enfin plus fanatiques prononcèrent les mots de nécromancien; terrible inculpation à cette époque de superstitions, où les phénomènes de la physique étaient considérés comme de la magie et ceux qui les produisaient punis par le supplice du bûcher.
Par bonheur pour l'ingénieux matelot, Jean de Ganay ne partageait pas les préjugés du précepte: «Aux ignorants prends garde de montrer ta science: sur dix qui en seront témoins, il y en aura neuf qui la nieront, un qui la réfutera et dix qui la jalouseront.»
A l'exception du vicomte, des trois autres matelots et de Guyonne, les proscrits refusèrent longtemps de se chauffer à ce feu «allumé par l'enfer.» A la fin, pourtant, le froid doublant d'intensité, quelques-uns se hasardèrent, le reste les imita comme les moutons de Panurge; mais, l'écuyer les ayant engagés à prendre des tisons au brasier, afin d'allumer d'autres feux, nul n'osa s'y décider. Ces hommes qui ne craignaient, disaient-ils, ni dieu ni diable, et qui, en vérité, ne se souciaient guère des lois divines et humaines, professaient tous pour le surnaturel une horreur invincible.
A partir de cette soirée, comme nous le verrons dans le cours de ce récit, le matelot Philippe Francoeur, surnommé le Maléficieux, fut pour la troupe entière des bannis, un objet d'aversion, d'effroi et de respect!
III
PREMIÈRE JOURNÉE SUR L'ILE DE SABLE
La nuit s'écoula sans incident digne d'être raconté. Le lendemain matin, de bonne heure, les proscrits debout sur les hauteurs du rivage, cherchaient des yeux un indice du navire qui les avait amenés. Mais, vaine attente! quoique nul brouillard n'étendît son rideau sur la face de l'Océan, quoique le soleil brillât d'une clarté resplendissante, le regard venait mourir intact contre les impénétrables barrières de l'horizon.
—Ventre de biche! dit un ex-lansquenet qui avait servi sous Mayenne et affectait les manières et les expressions favorites du célèbre ligueur, ventre de biche, je crois que nous voici plus prisonniers que perroquets en cage.
—Crois-tu, Grosbec?
—Ventre de biche, c'est ma mélancolique opinion. Pas plus de Castor sur la plaine liquide, comme disait M. Virgilius Maro, que de sous d'or dans la paume de ma main.
—Oui, mais il va venir.
—Qui ça?
—Le Castor donc!
—Compte là-dessus, mon brave Allemand et tire la langue en attendant.
—Ah! j'aperçois…
—Qu'est-ce que tu aperçois?
—Là-bas, au sud!
—Nigaud, c'est une mouette.
—Oui, c'est une mouette, dit sourdement un gros homme, sorte d'hercule à la mine rébarbative, qui jusque-là s'était tenu coi.
—Une mouette, répéta l'ex-lansquenet, et j'ai bien peur… qu'en dis-tu, père François Rivet dit Brise-tout?
—Je dis, moi, répliqua le colosse en frappant du pied contre terre, que tu as raison, Grosbec, nous nous sommes laissés prendre comme rats en souricière, puis bêtement débarquer ici pour y crever de faim. Ah! Molin le diable l'ait en sa chaudière! devinait juste. Vois-tu, me disait-il, on veut se débarrasser de nous, faire de nos carcasses de la chair à poissons ou à corbeaux, ça n'est pas douteux!
—Pour ce qui le regardait, il ne s'est pas trompé, ce pauvre Molin, dit Grosbec d'un air fin; mais ventre de biche, nous n'en sommes pas encore réduits là.
—Pas encore, possible! reprit Brise-tout, d'un ton creux, et demain…
—Demain, dit un autre personnage perdu dans la foule, le Castor nous aura repris à son bord.
—Qui dit cela? demanda Grosbec.
—Le Nabot, répondirent plusieurs voix en ricanant.
—Le Nabot est un imbécile, fit Brise-tout avec impatience.
—Un imbécile! où est celui qui m'a donné son nom? s'écria un bonhomme, haut de trois pieds et demi à peine se faufilant à travers les jambes des spectateurs et s'avançant vers le géant.
—L'imbécile qui t'a donné son nom, c'est moi! repartit Brise-tout.
—Toi! dit le nain, campant fièrement les poings sur les hanches.
—Hélas! oui, mon bel avorton!
Le visage de Nabot blêmit de fureur.
—Tu t'imagines donc que tu es bien fort?
—Par la mordieu! dit Brise-tout en souriant, je suis en tous les cas aussi fort qu'un embryon comme toi!
—Oui-dà!
Un rire général accueillit cette fanfaronnade.
—Tu ne sais peut-être pas, dit Nabot, que si petite qu'elle soit, la cognée abat les plus robustes chênes, que l'espadon tue la baleine?
—Après?
—Après?… gare à toi!
En achevant ces mots, le nain se jetant brusquement à plat ventre saisissait Brise-tout par une jambe, et, avant que celui-ci eût songé à s'opposer à son dessein, le renversait tout de son long sur le sable, à la grande hilarité des assistants.
Le colosse se releva, en mâchant des paroles menaçantes entre ses dents serrées, et voulut chercher son malin adversaire, mais Nabot s'était prudemment éclipsé.
Les murmures, suspendus par cette plaisanterie, recommencèrent avec plus d'aigreur. Brise-tout, autant, pour faire oublier sa déconvenue que par goût naturel, se constitua le porte-voix de ces murmures.
Il avait plus d'une toise, mesurée des talons au sommet de l'os occipital, et à cette stature extraordinaire il joignait un développement d'épaules presque fabuleux. L'aspect de Brise-tout était fort étrange. Son crâne énorme, carré, hérissé de cheveux ardents, écrasait un cou grêle, long, mais auquel des muscles saillants donnaient l'élasticité et la vigueur d'une barre d'acier. Grâce à la souplesse de ses muscles, Brise-tout pouvait tourner la tête en arrière sans que le reste de son corps opérât un mouvement. Cette faculté était fort utile à notre homme, lorsqu'il avait maille à partir avec quelque rufian de sa trempe, ce qui lui arrivait souvent, attendu que son caractère était en harmonie avec son physique. On pouvait rencontrer visage aussi laid, mais pas plus affreusement laid que le sien. Forcez-vous l'imagination et concevez un masque où, entre deux bourrelets de chair sanguinolente, clignotent deux petits yeux percés en trous de vrille, pointillez le reste de la face d'une barbe rousse, courte, drue, véritable brosse de cardeur, qui se partage de temps à autre, pour découvrir des mâchoires qui feraient honneur à un hippopotame, supposez que tous nous naquîmes sans nez, et vous aurez le portrait humain de François Rivet, dit Brise-tout. Le buste et les membres étaient à l'avenant du faciès. Un thorax monstrueux surplombait deux jambes osseuses et décharnées, dont il semblait avoir escroqué le modèle à une cigogne, et pour compléter ce type, bizarre caprice de la nature, nous dirons que ses bras, gros comme des couleuvrines, ne descendaient guère ait dessous des hanches, ce qui diminuait considérablement la vanité de leur propriétaire et maître. Mélange étonnant de force incroyable et de faiblesse puérile, Brise-tout n'était dangereux pour un adversaire que lorsqu'il pouvait l'étreindre entre ses mains larges, épatées, capables de tordre un fer à cheval ou de réduire en poudre les plus durs cailloux. Mais il éprouvait à se baisser une difficulté insurmontable, comme si les articulations de ses cuisses à son torse eussent été nouées par un calus, et ce vice de conformation, en paralysant toute agilité de sa part, affaiblissait dans l'esprit de ceux qui le connaissaient l'effroi que ne manquait jamais d'inspirer son extérieur.
—Puisque nous sommes abandonnés, beugla-t-il avec l'accent de rogomme qui lui était propre, je suis d'avis qu'on se partage toutes les munitions, et que chacun ensuite s'arrange à sa guise pour vivre ici ou s'en tirer.
—C'est juste, c'est juste, mille tonnerres! répondirent plusieurs routiers en dirigeant vers la tente de Jean de Ganay des oeillades envieuses. Pas de privilège, pas de chef, partageons!
—Oui, partagez, bande de fai-chiens, dit un matelot qui parut tout à coup au milieu des mutins.
—Le Maléficieux! firent les routiers en s'écartant sur le passage du matelot.
—Le Maléficieux, soit! tas de clampins et d'huîtres que vous êtes! Par le trident de Neptune, qu'est-ce que vous avez encore à rouler dans vos caboches? Êtes-vous si novices qu'il faille vous enseigner la manoeuvre à coups de barre de guindeau?
—Qu'est-ce qu'il baragouine donc? dit Brise-tout, en cassant entre ses doigts un galet rond, en manière de passe-temps.
—Je baragouine que vous êtes plus bêtes que des marsouins, toi le premier, descendant de Goliath le Camus, continua le Maléficieux. Quoi! vous marronnez parce que le Castor n'est pas encore revenu! Mais, busons, est-ce que vous ignorez qu'une risée chasse quelquefois un vaisseau à cent lieues de sa route ordinaire? Et si je vous disais, moi qui, depuis vingt ans, traîne mon cuir sur les mers, si je vous disais que je ne crois pas que le Castor puisse être ici avant demain! Là, ouvrez vos gueules comme des sabords, et écarquillez vos yeux comme des écubiers! Non, il ne sera pas ici avant demain, en admettant même que le vent lui soit favorable, ce qui n'est pas très-probable, puisque la brise souille de terre. Comprenez-vous, dindons? Mais voici le sire de Ganay qui sort de sa tente, je vous engage à filer doux, si vous tenez à votre peau, gibier de potence! Allons, silence dans les rangs, mille caronades! Vous souvenez-vous pas de la danse Molin, Tronchard, Pepoli et compagnie, hein!
Cette interrogation, empreinte d'une railleuse ironie, eût été plus que suffisante pour imposer silence aux mutineries, en supposant qu'elles eussent pu dégénérer en révolte. Aussi quand le vicomte de Ganay arriva au milieu des groupes, trouva-t-il les routiers généralement disposés à l'écouter.
L'écuyer avait profondément réfléchi pendant la nuit. Il en était venu à conclure que, tout de suite il devait s'imposer avec énergie aux esprits inquiets et agitateurs des gens confiés à sa direction, s'il voulait les maîtriser. En conséquence, après s'être assuré que ses quatre matelots lui seraient dévoués jusqu'à la mort, il se résolut à explorer l'île, puis à établir son campement dans un endroit convenable.
Il divisa donc ses hommes en quatre bandes de dix, qu'il plaça chacune sous l'autorité d'un matelot.
Une demi-douzaine de paires de pistolets, autant de haches, telles étaient les seules armes et instruments que possédassent les bannis. Ces armes furent partagées entre les chefs des troupes; ensuite on convint d'un cri de ralliement, soit en cas de danger, soit pour se réunir; on décida que, vers deux heures de l'après-midi, les diverses bandes rebrousseraient chemin pour regagner le point de départ, et l'on se mit en route, trois escouades du moins, car la quatrième avait ordre de demeurer en place pour recevoir le Castor, si, par hasard, ce navire réapparaissait, durant l'absence des explorateurs.
Une bande se dirigea vers l'est, l'autre vers l'ouest, la troisième s'achemina entre elles deux, c'est-à-dire vers le centre présumé de l'île.
Cette troisième bande était commandée par Jean de Ganay en personne, avec le Maléficieux pour lieutenant. Parmi ceux qui la composaient, on remarquait notre connaissance Guyonne, Brise-tout, le Nabot, Grosbec.
La journée était luxuriante de charmes. Rien ne pouvait égaler la pureté du ciel semblable à une coupole de saphir au milieu de laquelle on aurait enchâssé une étincelante escarboucle. Les sables de la grève brillants de mille feux sous les rayons de l'astre céleste, paraissaient former autour de l'île un collier de perles et de rubis, il n'était pas jusqu'aux maigres buissons et arbustes qu'on apercevait dans le lointain, qui ne donnassent à cette plage désolée un certain air de gaieté décevante, qui d'abord dissipa les sinistres appréhensions des déportés.
—Ventre de biche! dit Grosbec, en s'adressant à Brise-tout, m'est avis que nous avions tort de nous désoler; nous sommes on pays de Cocagne. Pourvu que les demoiselles sauvages ne se montrent pas trop rébarbatives sur le chapitre des moeurs… A propos de ces dames, où diable se cachent-elles? je n'ai pas encore ou l'avantage d'entrevoir la cotte d'une de ces charmantes!
—Les sauvages! il ne manque plus que cela! maugréa Brise-tout.
—Monsieur Grosbec, veillez à votre pif, dit à cet instant Nabot.
—A mon pif! répliqua l'ex-lansquenet, en portant la main à son nez qu'il avait, démesurément prononcé.
—Eh! sans doute, les Indiens sont très-friands de cet organe; demandez plutôt au Maléficieux.
—Tais-toi, vermine, répliqua François Rivet en tirant l'oreille du nain.
—Aïe! cria celui-ci. Pensez-vous que je sois sourd?
—Attrape, ver de terre, dit Grosbec. Ventre de biche! quelle fameuse odeur on respire céans!
—Excusez! une odeur de marée corrompue, dit le nain.
—De verveine, bêta.
—Ça dépend des nez.
—Des… quoi!
—Des nez! ventre de biche! riposta Nabot, en contrefaisant l'accent gascon de Grosbec.
Ce mauvais calembour eut un succès fou, et souleva de perçants éclats de rire.
—Silence! intervint le Maléficieux. Ce n'est ni l'heure ni le lieu de jouer comme des écoliers en goguette. Voyons, qu'est-ce que cela?
La troupe marchait alors sur une lande marécageuse, à travers des bouquets de coudriers et de pruches rabougris. Au cri du matelot, Jean de Ganay s'arrêta et fût imité de ses hommes, dont les yeux se portèrent anxieusement vers un point que Philippe Francoeur indiquait du bout du doigt. Là, parmi les branchages de quelques genévriers, se montrait un corps blanchâtre qui paissait le gazon avec la plus grande tranquillité du monde. Jean de Ganay arma un pistolet, ajusta et fit feu; mais sans résultat, car on vit aussitôt l'animal s'enfuir en bondissant. Interrompue par cet incident, la marche fut aussitôt reprise. A midi les bannis atteignirent un lac et une halte fut ordonnée. Nulle trace humaine n'avait été remarquée, et l'île dans les parties que Jean de Ganay avait visitées n'était pas seulement déserte, mais dépourvue de tout ce qui est indispensable à la subsistance de notre espèce. Cependant, la vue du lac ranima son espoir, les rives en étaient fleuries, et leur sol pouvait être propre à la culture. Désireux de poursuivre ses observations, l'écuyer longea le bord de ce lac, tandis que ses compagnons se reposaient ou faisaient la guerre aux habitants des eaux. Il arriva ainsi à un bois de bouleaux; l'ayant franchi, il se trouva tout à coup devant une hutte de branchages, grossièrement construite. Au bruit de ses pas, un individu couvert de peaux, qui se tenait accroupi au seuil de la cabane, poussa un cri aigu et plongea dans le lac. Jean ignorait ce que c'est que la crainte; mais une sage prudence lui conseilla de ne pas s'aventurer davantage, ces bruyères pouvant être hantées par une tribu sauvage. Il se détermina même à ne point faire part immédiatement de sa découverte aux routiers, pour ne pas augmenter leur mécontentement. Étant revenu près d'eux, il partagea un modeste repas de poisson qu'ils avaient préparé, puis les ramena, assez peu favorablement impressionnés, au cantonnement de la veille.
Déjà les deux autres troupes étaient de retour. Leur rapport fut unanime: l'île ne produisait que du sable.
On fit l'appel général des proscrite, il en manquait un: le numéro 40,
Guyonne!
IV
BRISE-TOUT
Seul, Jean de Ganay conçut quelques inquiétudes de l'absence du numéro 40. Le reste de la bande était naturellement trop égoïste et trop habitué aux vicissitudes du sort pour s'en soucier. Au surplus, le faux Yvon, loin d'inspirer de l'affection aux routiers, s'était attiré leur jalousie, à cause de l'intérêt que n'avait cessé de lui porter le vicomte. Dans tous les lieux, dans toutes les positions, les hommes voient avec déplaisir un de leurs semblables plus favorisé qu'eux; mais c'est surtout dans le coeur des malheureux que l'envie a établi le siège de son empire. Quant à l'écuyer, deux raisons lui faisaient regretter la disparition de Guyonne: d'abord l'attachement dont il se sentait pris pour le prétendu jeune homme, puis la crainte que cette disparition dût être attribuée au personnage qu'il avait aperçu sur le bord du lac. Cependant, il dissimula ses appréhensions et tâcha de se montrer plus gai que d'ordinaire, afin de rassurer les proscrits. La troupe restée au campement avait employé la journée à construire des tentes aussi confortables que possible. Les débris d'un navire naufragé lui avaient servi à cet effet, et, lorsque les explorateurs revinrent, ces tentes étaient assez avancées pour leur faire espérer qu'ils passeraient une nuit meilleure que la première. Chacun des détachements avait apporté quelques comestibles de son expédition: ceux-ci du poisson, ceux-là des coquillages. Le souper fut préparé et on l'expédia gaillardement, car, avant de commencer son repas, le Maléficieux avait fait remarquer que le vent ayant tourné au sud-est, il était présumable que le Castor reparaîtrait à l'aube suivante.
—Si ta prévision s'accomplit, matelot, dit Grosbec, je jure de te faire roi… des ribauds.
—Et moi, dit le Nabot, je demande que le très-illustre Brise-tout soit nommé pape des fous.
—Bien trouvé! s'écrièrent les convives qui suspendirent leur bruyante mastication pour arrêter un regard moqueur sur le visage hideux du colosse.
Omelette! dit celui-ci sans perdre une bouchée. Il me le payera!
—En monnaie de singe! riposta le nain, faisant la nique à Brise-tout.
—Gare à toi, lui dit Grosbec bas à l'oreille. Quand l'éléphant est fatigué de jouer avec un roquet, il l'écrase.
—Peuh! siffla le petit homme, mon ami Brise-tout a le caractère aussi délicatement conformé que la face. Nul danger qu'il prenne jamais mes douceurs pour de l'absinthe; pas vrai, fils de Vénus la laide?
—Satané diablotin! dit Philippe Francoeur en tapotant sûr la joue de
Nabot avec le manche de son couteau.
—Oui, diablotin que je réduirai à l'état d'angelot, grommela le colosse.
—Peste! la réduction ne serait pas des plus à dédaigner. Moi qui n'ai jamais valu un liard, je ne me verrais pas sans plaisir métamorphosé… Ohé! qu'y a-t-il? Un seau d'eau! maître Polyphème se trouve mal! Vite! vite! ne voyez-vous pas qu'il tire la langue comme un balancier de potence?
Nabot disait vrai; Brise-tout, dont la colère ne pouvait dompter une effroyable voracité, venait d'avaler une arête et faisait des efforts inouïs pour se délivrer de l'os engagé dans sa gorge. Il gesticulait, se démenait, suait, pleurait, écumait, mais vainement. L'arête, loin de céder à ses tentatives pour l'expectorer, s'enfonçait de plus en plus dans les chairs.
Je laisse à penser si grande était l'hilarité des spectateurs.
—Une paire de pinces, pour aider notre Hercule, dit l'un.
—Non, ne lui dérobez pas le mérite d'accomplir seul et, sans secours ce treizième travail, reprit l'ex-lansquenet.
—Sacramente! ajouta l'Allemand, il va éclater, si vous ne le déboutonnez.
—Pauvre chéri, continua le Nabot, riant jusqu'aux larmes, ne te décourage pas. De la valeur! encore un grognement! plus fort! là… bien… comme ça!
—Il vaincra!—il ne vaincra pas!—Je te dis qu'il vaincra!—Je te dis que non.—Gageons…—Ah! il étouffe!
—Pour Dieu, mon amour, ne casse pas cette arête au moins; je la retiens, je la conserverai comme une relique… pour m'en faire un cure-dents!
Et les rires de redoubler!
Pourtant la chose n'était pas risible, tant s'en faut, et François Rivet ne riait pas, lui! Son visage contracté par la douleur, livide, marbré de taches couperosées; sa bouche béante, inondée de salive et de sang; ses yeux grands ouverts dont les prunelles avaient fui sous les paupières; ses poignets crispés; son corps agité par des mouvements spasmodiques offraient un horrible tableau, tandis que les sons caverneux qui s'éraillaient en s'échappant de sa poitrine auraient glacé d'effroi toute autre assistance que celle qui l'entourait.
—Quelle tête! dit l'incorrigible nain. Décidément, Narcisse et Antinous n'ont plus qu'à tirer leur révérence! Y a-t-il un peintre parmi nous?—Pourquoi le signor Titiano est-il mort? ajouta un Piémontais.—Ah! mais, poursuivit Nabot, la charité chrétienne nous commande de prier pour les agonisants; prions donc, car notre infortuné compagnon râle son dernier soupir?—De profundis clamavi… bredouilla Grosbec.—Mourir d'une arête, lamentable destin!—Regretté Brise-tout, je composerai une élégie sur son trépas.—Je chanterai son stoïcisme dans la souffrance.—Je prononcerai son oraison funèbre, avec accompagnement de guimbarde et de crécelle.
—Voici ton épitaphe, tendre chérubin, dit Nabot. Écoute, et juge avant de te sacrifier aux jours gras des vers de terre:
Passant, sous cet amas de sable amoncelé,
Gît la pourriture d'un goinfre ensorcelé,
François Rivet, surnommé Brise-tout,
Passé maître dans l'art de faire atout,
Qui, faute d'une arête[9],
Creva par une arête!
[Note 9: Pour comprendre ce mauvais jeu de mots il est bon de se rappeler qu'avant le dix-septième siècle «arête» s'employait souvent pour exprimer un temps d'arrêt.]
Toute plate que fût cette bouffonnerie, elle acheva de porter à son comble la bonne humeur des routiers qui battirent des mains avec frénésie, car rien ne sourit tant au vulgaire que ce qui peut abaisser un être supérieur.
Mais c'en était trop. Aiguillonnée par une douleur atroce, la victime de ces lazzi, à bout de patience, fondit soudainement sur ses bourreaux, comme un taureau qu'ont exaspéré les mille coups de lance des picadors, saisit d'une main Grosbec et de l'autre Nabot, qui se trouvèrent sur son passage, les souleva du sol, les tint un moment en l'air, et l'oeil injecté de sang, la bave aux lèvres, il allait les broyer l'un contre l'autre, quand une cuisson insupportable le contraignit à lâcher prise. Brise-tout se retourna en lâchant un cri strangulé. Derrière lui se tenait le Maléficieux, qui, armé d'un tison ardent, avait jugé à propos d'en appliquer l'extrémité sur la joue du géant, pour sauver les imprudents tombés au pouvoir de sa rage. La folie commençait à gagner François Rivet. Il ne voyait plus, il n'entendait plus. Les veines de ses tempes étaient gonflées outre mesure. Une fièvre délirante bourdonnait dans son cerveau. Incapable de calcul, de réflexion, guidé par un instinct d'animal courroucé, il se jeta sur le nouvel ennemi qui osait braver sa furie. Mais Philippe Francoeur était, agile comme un écureuil. Il abandonne son brandon; d'un bond tourne Brise-tout, et se précipite ensuite après lui, lui saute sur les épaules, l'étreint vigoureusement par le cou, et secondé par quelques autres routiers qui s'étaient joints à lui, le renverse à terre. Là, s'engagea une lutte terrible, lutte de l'ours acculé par une meute de chiens! mais, à la fin, succombant sous le nombre des assaillants, Brise-tout essaya un dernier effort pour se redresser, et au moment où tous ses muscles étaient distendus, toutes ses facultés physiques en jeu, un beuglement terrible jaillit de son larynx, avec des flots de sang. L'arête s'était dégagée dans cette convulsion suprême, et François Rivet saluait à sa manière le terme de son supplice. Néanmoins, il aurait pu se guérir d'un mal pour en gagner un cent fois pire, car ses adversaires, irrités à leur tour par les horions qu'il leur avait distribués, n'étaient aucunement disposés à l'abandonner; mais l'arrivée de Jean de Ganay sous la tente fut le signal de sa délivrance.
Le vacarme avait attiré le vicomte qui se promenait solitairement sur la grève. Il se hâta de pacifier les combattants et se retira, après avoir reçu du Maléficieux la promesse que l'ordre ne serait plus troublé.
Depuis longtemps déjà la nuit couvrait de son aile l'île de Sable. Cependant les bannis ne se sentaient nulle envie de dormir. La scène précédente, en excitant leurs sens, en avait, banni le sommeil. On raviva le feu, chacun prit place autour du foyer, à l'exception de Brise-tout, qui s'obstina à grogner dans un coin, et, cédant aux sollicitations de ses camarades qui le suppliaient de leur raconter une histoire, le matelot Philippe Francoeur s'exprima en ces termes:
V
LÉGENDE
«Or bien, ouvrez vos écoutilles, mes gars, car je m'en vais vous filer un câble de longueur. Pour ne pas nous, couler dans la chose des phrases, il y en a sans doute quelques-uns parmi vous qui ont louvoyé dans la rue du Possédé, à Saint-Malo; une rue étroite, tortueuse, sombre comme la cale du Castor, vous savez! Par Neptune, elle est la bien nommée, la rue du Possédé! Rien qu'à voir ses maisons délabrées, vermoulues, on se sent prêt à recommander son âme à Dieu! Quelle puanteur! quel avant-goût de l'enfer! aussi n'est-elle hantée encore aujourd'hui que par les suppôts du démon. C'est donc là que pour l'instant, nous allons jeter l'ancre. N'ayez pas peur du diable qui l'a tenue sur les fonds de baptême, il ne viendra pas vous chercher ici; pas si serviable le vieux cornu!
»Donc, il y a, ma foi, quarante-quatre ans, la rue du Possédé était la terreur des Malouins, braves gens, dévotieux, payant régulièrement la dîme et ne manquant jamais au retour de leurs courses en mer d'offrir un gros cierge de cire jaune à Notre-Dame de Bon-Secours. Mais Lucifer est un rusé compère. Ne vous avait-il pas ensorcelé l'âme d'un pauvre pêcheur de la rue du Possédé!
»Bon, par la fourche de Neptune! voilà que le pêcheur: devient amoureux, amoureux, oui, mes gars, et de la plus jolie fillette de Saint-Malo, encore! mais elle était fière comme une duchesse, la Louison, oui bien, par la fourche de Neptune! et Jacques avait beau faire, beau faire, il ne parvenait pas à mouiller dans le coeur de sa belle. Ça le rendait triste et sombre comme une tempête si bien qu'il finit par s'enfermer dans sa cambuse de la rue du Possédé, et que bientôt dans le voisinage, on répéta qu'il allait chaque samedi au sabat, oui bien, par la, fourche de Neptune!
»Pendant tout ça, la Louison s'était laissé courtiser par le fils d'un mégissier, fort riche et si beau garçon que c'était plaisir de les regarder danger ensemble le dimanche après vêpres, oui bien, par la fourche de Neptune!
»Il avait été convenu qu'ils se marieraient après Pâques! mais les vieilles gens, quand on leur parlait du mariage, secouaient la tête, en disant:
—Les pauvres enfants! les pauvres enfants! Ah! c'est bien à craindre que le Jacot leur jette un sort!
»Et qu'ils avaient raison, les vieux! car, voyez-vous, mes gars, ceux qui ont navigué sur l'Océan ont une expérience qui manque aux jeunesses! oui bien! par la fourche de Neptune!
»Le fait est qu'en reluquant le Jacot, il n'y avait pas moyen de se méprendre sur ses desseins. Il était un jour blanc comme une voile neuve; un autre, vert comme les feuilles d'un sapin; un autre, plus rouge que sang, et toujours, toujours, ses yeux brillaient comme des charbons.
»D'aucuns disaient que souvent sa bouche déferlait des flots de soufre et de bitume; d'aucuns rapportaient que la nuit le tonnerre grondait au-dessus de sa maison, même lorsque le ciel était pur et serein; d'aucuns l'avaient vu faire le signe de la croix de la main gauche, si bien que peu à peu la rue du Possédé fut abandonné et qu'il y demeura seul, en compagnie des damnés, oui bien, par la fourche de Jupiter!
»Voilà que le dimanche de Quasimodo, la veille du jour où le fils du mégissier devait épouser sa fiancée, il lui proposa de venir se promener avec lui dans sa chaloupe.
»Le temps était superbe. Pour son malheur la Louison accepta. Ils partirent à deux heures, gais et joyeux dans une petite barque toute pavoisée de rubans. Mais au moment où ils quittaient la grève, on aperçut dans le lointain un canot noir qui tirait des bordées et semblait guetter le départ des jeunes gens! Aussitôt tous ceux qui se trouvaient sur le rivage eurent la chair de poule.
»Ce canot noir, c'était celui de Jacques!
»La Louison, qui le distingua la première, sentit le froid de la mort courir dans ses veines.
—Retournons, revenons à terre, dit-elle à son amoureux.
—Revenir à terre, pourquoi! répondit-il..
—Je tremble!
—Mais…
—Voyez! dit-elle, en lui montrant du bout du doigt l'esquif, de la coque duquel sortait une lumière si vive qu'elle faisait pâlir les rayons du soleil…»
—Comment, sacramente? le canot brûlait au milieu de la mer! interrompit l'Allemand.
—Brûlait, répliqua le Maléficieux, qui est-ce qui t'a dit qu'il brûlait, à toi?
—Puisqu'il était en feu!
—Ah! novice, est-ce que le feu de l'enfer brûle les démons?
—Brute de Tudesque, dit Grosbec en haussant les épaules, ça n'a jamais rien vu. Continue ton histoire, matelot.
«… Oui bien, par la fourche de Neptune! reprit
Philippe Francoeur, des flammes ardentes sortaient en tourbillonnant du canot noir, et au milieu se tenait Jacques, mais grand, grand, comme le grand mât d'un navire de guerre, et sa bouche vomissait des torrents de fumée.
»Tous les gens, sur la plage, le voyaient, à l'exception du fils du mégissier, qui, loin d'écouter les prières de la Louison, se mit à ramer justement dans la direction du canot noir.
»Celui-ci s'éloigna vers le nord, et le bateau du fils du mégissier suivit. Le canot noir ayant viré de bord, l'autre vira de bord aussi. On aurait dit que le premier était d'aimant et le second d'acier, et fidèlement ils exécutaient les mêmes évolutions!
»Cependant le bateau se rapprochait petit à petit du canot noir, et, après une heure de manoeuvres dans la baie, ils tournèrent brusquement vers le septentrion et cinglèrent de ce côté.
»Alors, ils se touchaient presque! Le ciel s'était tout à coup chargé de nuages; la mer courroucée hurlait sur les rochers, et des bandes de griffons, plus gros que des vautours, battaient l'air de leurs ailes, avec des criaillements lugubres.
»Les deux bateaux apparaissaient encore, mais comme un brasier allumé aux confins de l'horizon. Puis, soudain, un coup de tonnerre effroyable retentit et l'on ne vit rien… que la mer blanche d'écume qui se tordait le long du rivage!
»Les gens de Saint-Malo coururent à l'église et prièrent la bonne Vierge de sauver Louison et le fils du mégissier. La journée se passa sans qu'on eût de leurs nouvelles. Mais, vers minuit, au plus fort de la tempête, des mariniers remarquèrent, à la lueur des éclairs, un canot qui entrait dans le port.
»Il était monté par deux personnes, un homme et une femme.
»En débarquant, l'homme jeta son bras autour du cou de la femme et lui dit:
»—Tu me jures, sur le salut de ton âme, d'être à moi?
»—Oui, à toi, rien qu'à toi, toujours à toi! répliqua la femme.
»L'inconnu, alors, pencha la tête et embrassa la femme. Elle poussa un cri, et les mariniers virent un cercle flamboyant à la place où l'homme avait mis ses lèvres.
»Épouvantés, les mariniers s'enfuirent!
»Le lendemain, on racontait dans Saint-Malo, qu'englouti avec son canot, pendant l'orage, le fils du mégissier avait péri, et que la Louison avait été sauvée par Jacques, le possédé.
»Il y en eut qui crurent à ce récit, d'autres considérèrent le fait comme un tour de sorcellerie, oui bien, par la fourche de Neptune!
»Ce qui est certain, c'est qu'un mois après ces événements, la Louison épousait Jacques, que le pauvre pêcheur devenait un riche pilote, et recevait du roi la commission pour aller avec deux vaisseaux reconnaître les environs du banc de Terre-Neuve, oui bien, par la fourche de Neptune!»
—Pas possible! dit l'Allemand.
—C'était donc Jacques Cartier, ajouta Grosbec.
—C'était Jacques, je n'en sais pas davantage, mon gars, repartit le Maléficieux d'un air capable. Mon grand-père, de qui je tiens l'histoire, ne m'en a pas dit davantage.
—Mais, sapristi! de quelle manière mourut-il, ton Jacques? demanda la Nabot qui, ramassé en pelote, les coudes appuyés sur les genoux, la visage dans la paume des mains, avait écouté silencieusement la légende du matelot.
—De quelle manière mourut-il, oui, de quelle manière mourut-il? appuya l'ex-lansquenet.
Tous les yeux se braquèrent sur Philippe Francoeur.
—Ah! voilà! dit-il avec la complaisance d'un conteur qui a captivé l'attention de son auditoire; voilà ce qu'on n'a jamais su, qu'on ne saura jamais, oui bien, par la fourche de Neptune!
Chacun des routiers fit un geste de désappointement.
«Pourtant, reprit le Maléficieux, semblant recueillir ses souvenirs, voici ce qu'assurait mon grand-père, qui avait beaucoup connu Jacques:
»Certain soir, le pêcheur ayant rencontré Louison, la supplia de consentir à être sa femme.
»—Je céderai à tes désirs, quand tu pourras me donner cent sous d'or, lui répondit-elle.
»Cent sous d'or! c'était plus que Jacques ne pouvait amasser en vingt années de travail. Il rentra chez lui, désespéré et décidé à s'occire. Mais, à l'instant où il se passait au cou la corde qui devait le délivrer d'une vie insupportable, un petit homme, vêtu de noir, entra brusquement dans sa chambre.
»—Que fais-tu là? lui dit-il.
»Jacques ne répondit pas. L'aspect de cet homme l'avait terrifié.
»—Tu voulais te pendre, imbécile, continua l'étranger. Bien plutôt brûle cette corde et épouse celle que tu aimes.
»—Épouser Louison!
»—Tiens, sans doute! est-ce que ça ne te gréerait plus?
»—Oh! si, mais…
»—Mais, il te faut cent sous d'or, n'est-ce pas? je t'en donnerai mille.
»—Vous!
»—Pourquoi non?
»La mine du petit homme n'était guère propre à inspirer la confiance; car, à travers les nombreux sabords de son habit noir, on voyait sa peau crasseuse et velue, puis il sentait mauvais… que c'était une infection! oui bien, par la fourche de Neptune!
»—Bon, lui dit-il en ricanant, suis-moi.
»Jacques ne tenait plus à la vie. Il s'approcha de l'inconnu.
»—Où irons-nous? dit-il.
»—Grimpe sur mes épaules.
»—Je suis trop lourd, je vous écraserais.
»—Grimpe toujours.
»Il obéit. Le petit homme ricana de nouveau et dit:
»—Y es-tu?
»—Oui, répondit le pêcheur, tout tremblant, car en croisant ses bras sur la gorge de l'inconnu, il lui avait semblé qu'il les appliquait sur un fer rouge. Jacques voulut sauter à terre; il ne le put: ses doigts étaient rivés l'un contre l'autre et ses cuisses soudées aux hanches du petit homme, qui aussitôt blasphéma le nom du bon Dieu, s'éleva au plafond, lequel s'ouvrit pour lui livrer passage, et en moins d'une seconde transporta le pauvre pêcheur en haut d'une falaise, éloignée de plus de vingt lieues de Saint-Malo, oui bien, par la fourche de Neptune!
»Là, une foule de monstres de toutes couleurs grouillaient autour d'une marmite dans laquelle cuisaient les membres d'un être humain.
»Le petit homme déposa Jacques près de la marmite et lui dit:
»—Regarde.
»Le malheureux, quoique à demi mort d'effroi, regarda et reconnut la tête du fils du mégissier son rival, que l'eau en bouillonnant avait fait monter à la surface.
»—Horreur! s'écria-t-il.
»—Tu boiras de ce bouillon, mon bijou, lui dit cette affreuse vieille, toute ridée, qui écumait la marmite.
»—Non, non! jamais!
»Les monstres éclatèrent en vociférations et commencèrent une ronde satanique autour du feu.
»Une sueur glacée inondait les membres de Jacques, et, chose étrange, le sang courait dans ses veines, chaud comme du plomb fondu.
»—J'ai soif, balbutia-t-il.
»Les imprécations des monstres redoublèrent.
»—Voici du bouillon; bois! lui dit la vieille.
»Il recula en arrière! et un instant après s'écria:
»—A boire! oh! donnez-moi à boire!
»—Le bouillon est prêt; bois! répéta la vieille.
»Jacques perdit la tête. Ses lèvres ardentes calcinaient ses dents, et sa salive s'était transformée en vitriol.
»—Je veux boire, donnez-moi à boire!
»—Tiens, bois, mon amour! lui dit la vieille, en lui présentant une cuillère remplie de l'infâme breuvage; bois, et tu épouseras la belle Louison.
»Jacques ne sachant plus ce qu'il faisait, prit la cuillère, l'éleva à sa bouche, et saisi par un remords de conscience, la lança loin de lui. Mais, hélas! il était trop tard; une goutte de bouillon tombée sur sa langue scellait pour l'éternité son pacte avec les démons… oui bien, par la fourche de Neptune!
»Incontinent, les monstres s'approchèrent de Jacques, l'accolèrent à tour de rôle sur les deux joues, et disparurent au milieu d'un épouvantable vacarme.
»Jacques se trouva seul sur la falaise, avec le petit homme.
»—Et maintenant, que désires-tu? lui dit le diable, car c'était le diable, oui bien, par la fourche de Neptune!
»—Épouser Louison, répondit le pêcheur, qui déjà n'éprouvait plus aucune crainte pour Satan.
»—Tu l'épouseras. Ensuite?
»—Être riche.
»—Tu le seras. Ensuite?.
»—Faire parler de moi dans le monde entier, jusqu'à la fin des siècles.
»Le roi des ténèbres grimaça son ricanement moqueur.
»—Il sera fait à ta volonté. Ensuite?
»—Rien.
»—Tu n'es pas ambitieux, en vérité! rarement créature n'a coûté moins cher que la tienne. Mais, comme les bons comptes font les bons amis, auparavant signe ce papier.
»—Qu'est-ce?
»—Une misère! la vente de ton âme à l'amour, à la fortune, à la gloire.
Signe, le temps presse.
»Jacques eut un frisson. Deux tableaux se déroulèrent devant ses yeux: ici, son ange gardien et sa mère le conjurant de ne pas abandonner la route de la vertu; là, la volupté lui faisant des agaceries, appuyée au bras du luxe et de la renommée…
»Jacques signa!
»—Monte encore en croupe sur moi, lui dit le diable.
»Et l'enlevant comme une plume, ils traversèrent la Manche, l'Océan, et arrivèrent au-dessus d'un pays sauvage, couvert de neiges et de glaces, habité par des hommes qui ne ressemblaient pas plus aux autres hommes qu'un loup de terre ne ressemble à un loup de mer. Quand ils furent arrivés, le diable dit à Jacques:
»—Sais-tu ce que c'est que cette contrée?
»—Non.
»—C'est une contrée où je n'exerce pas encore mon empire, et où, grâce à toi, dans deux cents ans, j'étendrai; ma puissance. Tu connais ta route. Retournons chez toi, car il ne fait pas encore bon pour moi ici, et quand tu voudras, tu t'immortaliseras. Fouille sous le noyer de ton jardin et tu y découvriras les mille sous d'or que je t'ai promis. A toi donc amour, gloire, opulence; à moi ton âme!
»La peur reprit Jacques. Il fit un violent soubresaut pour se séparer de
Satan et se trouva seul dans sa maison de la rue du Possédé.
»Il était grand jour; oui bien, par la fourche de Neptune!
»Satan ne l'avait pas trompé. Ayant creusé à la racine du noyer de son jardin, Jacques déterra une cassette qui renfermait mille louis d'or.
»Je vous ai dit comment il épousa la Louison, comment il partit pour explorer le banc de Terre-Neuve. A présent, il ne me reste plus qu'à vous dire qu'après avoir retrouvé le pays dont le diable lui avait enseigné le chemin et amassé des trésors innombrables, il entreprenait son huitième voyage à la Nouvelle-France lorsque Satan lui apparut pendant une tempête.
»A son aspect Jacques pâlit.
»—Ai-je tenu ma parole? dit le capitaine des ténèbres.
»—Oui.
»—Et tu as été heureux?
»Jacques secoua sa tête blanchie par l'âge, ce qui voulait dire non.
»Le diable sourit de son sourire écoeurant.
»—Tant pis, dit-il. A moi ton âme, l'heure est venue!
»Une flamme scintilla à l'extrémité des perroquets; une lame, haute comme une montagne, s'abattit sur l'avant du vaisseau. Cinq minutes après, il avait sombré avec tous ceux qui le montaient[10]!»
[Note 10: Qui a pu donner naissance à cette légende? je l'ignore. Est-elle populaire en Bretagne? je l'ignore également. Mais je l'ai entendu raconter à bord de la Belle-Poule, par un ancien matelot qu'on nommait communément «le Malouin.» J'étais très-jeune à cette époque et peut-être aussi ignorant de l'histoire de la France que de celle du Canada. Ce qui me frappa dans la légende fut donc simplement son caractère merveilleux. Lorsque, plus tard, l'étude de la découverte de l'Amérique me l'eut remise en mémoire, j'aurais beaucoup donné pour savoir où le «Malouin» l'avait apprise; mais le légendaire était mort et toutes mes recherches furent stériles.
Il me semble néanmoins qu'elle dut d'abord avoir pour héros un autre pilote que Jacques Cartier; car celui-ci étant né le 31 décembre 1494, avait quarante ans lorsqu'il explora les côtés de l'Acadie, par conséquent ce n'était plus un jeune homme. La légende pourrait donc lui être postérieure, comme la découverte qui lui est attribuée, et s'appliquer à un autre personnage.]
—Et Jacques?… s'écria le Nabot.
—Jacques! sais pas, oui bien, par la fourche de Neptune! répondit Philippe Francoeur. Sur ce, bonne nuit, mes gars! ne faites pas de mauvais rêves, et Dieu nous préserve du diable! oui bien…
Le Maléficieux n'acheva point sa, locution sacramentelle, dont un glorieux ronflement remplaça la finale.
Il était endormi.
VI
LE NAUFRAGE
Le lendemain et les jours suivants, il tomba une pluie fine et incessante qui obligea les bannis à demeurer dans le voisinage de leur campement. Jean de Ganay aurait préféré que le temps lui permît d'achever la reconnaissance de l'île; mais, dans l'impossibilité de le faire, il voulut que les routiers employassent leurs loisirs à quelques travaux utiles. Si rien ne prouvait que le Castor ne reviendrait pas bientôt les chercher, rien non plus ne prouvait le contraire. Qui sait? des semaines pouvaient s'écouler avant son retour. Il était donc important de s'arranger à tout événement. D'ailleurs, Jean savait que l'oisiveté est mauvaise conseillère. Affairés, ses hommes réfléchiraient moins à l'incertitude de leur sort et s'habitueraient peu à peu aux labeurs de la vie coloniale.
Il commença par faire élever une sorte de retranchement autour des tentes. De gros pieux, aiguisés par le bout, durcis au feu, et entrelacés de branchages flexibles, servirent à cet effet.
L'écuyer aurait voulu creuser un fossé de circonvallation pour plus de sûreté. Mais tous ses efforts restèrent infructueux. Le terrain sur lequel il opérait était sablonneux, et chaque coup de vent remplissait de gravier les ouvertures qu'on y faisait.
Plusieurs fois, Jean conçut le projet d'aller se fixer plus loin, sur les bords du lac; chaque fois, quelque crainte l'arrêta.
Pour guider la marche du Castor dans le cas où il approcherait de l'île, il planta sur la hauteur la plus dominante de la partie occidentale un mât auquel flottait une pièce d'étoffe rouge, et établit à son pied une sorte de poste qui devait rester nuit et jour en observation. Quatre hommes, se relevant successivement à chaque heure, composèrent ce poste, qui eut, en outre, pour chef un des quatre matelots. De plus, un autre poste fut maintenu à la porte du camp et Jean de Ganay en confia alternativement le commandement à celui des routiers qui s'était le mieux comporté.
Ces dispositions étaient sages autant qu'habiles. Elles accoutumaient à la discipline militaire les routiers, les invitaient à se bien conduire pour obtenir la faveur attachée à la bonne tenue, et mettaient la troupe à l'abri de toute surprise, si, par hasard, l'île était habitée par des sauvages ou par des bêtes fauves.
Les proscrits s'occupèrent jusqu'au dimanche. Pendant cet intervalle, ils se nourrirent de poissons qu'ils capturèrent de la manière suivante: Pratiquant des trous profonds sur le rivage, pendant la marée basse et les entourant de claies d'osiers, ils attendaient que le reflux les eût couverts d'eau; puis, quand la mer s'était retirée, ils se rendaient à leurs pièges qu'ils trouvaient ordinairement remplis de morues, harengs, soles, crabes et autres poissons abondant sur les côtes de l'Acadie.
Jean de Ganay tua aussi plusieurs oiseaux de mer, qui, préparés par le Maléficieux, inventeur du mode de filets que nous venons de décrire, ne parurent pas un mets des moins succulents à tous ceux qui y goûtèrent.
En général les routiers ne manifestèrent pas des dispositions trop rebelles. Soit qu'ils comprissent qu'une mutinerie n'améliorerait en rien leur position, soit que les quatre matelots leur inspirassent une terreur salutaire, ils obéirent strictement aux ordres du vicomte de Ganay.
Le dimanche se montra plus clair que les cinq jours précédents, sans que le soleil se levât à l'horizon. Des nuages aux teintes grises ouataient le ciel, et un vent impétueux soufflait du sud-est.
Dès le matin, Jean de Ganay réunit autour de lui ses compagnons et leur fit un touchant discours pour les exhorter à la patience. Ensuite, il leur lut quelques passages de la Bible. Ces hommes l'écoutèrent avec recueillement. Plusieurs même se sentirent émus jusqu'aux larmes en entendant les consolantes maximes des saintes Écritures. La parole de Dieu, si souvent stérile pour les heureux de la terre, ne manque jamais d'attendrir et de relever tout à la fois ceux qui souffrent. Telle qu'une douce rosée, elle tombe goutte à goutte sur le coeur, l'épanouit et l'inonde de parfums. Ces deux livres éternellement vieux sont éternellement nouveaux: La Bible et l'Imitation de Jésus-Christ. Le premier, grand, noble et fort, élève de tout l'espace qu'il y a entre le ciel et la terre. Le second, doux, aimant, humanise, pour ainsi dire, l'humanité en la divisant.
A celui-ci les tendresses infinies, les conseils séduisants, les sollicitudes maternelles, les pensées virginales; à celui-là les hautes conceptions, les préceptes sévères, les larges inspirations, la poésie grandiose!
Monument colossal et inébranlable, la Bible effraye les natures timides, par la profondeur de ses observations et l'austérité de ses règles de foi. Haut justicier de l'Éternel, elle frappe plus impitoyablement le crime qu'elle ne récompense la vertu. Au coupable, elle dit: Tu seras condamné! au sage: Continue à faire ton devoir!—Rien ne l'arrête, rien ne la surprend, rien ne la fléchit. Sans passions pour les hommes ou pour les choses elle raconte avec la roideur de la vérité; elle fouille dans les arcanes du coeur avec la dureté du chirurgien; elle burine ses pages philosophiques sur des tablettes d'airain; et toujours, soit qu'elle se fasse historiographe, psychologiste ou mentor, soit qu'elle prenne la trompette du prophète, qu'elle parle du présent et du passé; soit qu'elle interpelle les masses ou les individus, les grands ou les petits; soit qu'elle discute, critique, expose; soit qu'elle s'adresse aux sentiments ou aux sens, toujours elle plane dans les régions du sublime.
Pour comprendre la Bible, il faut être homme; pour l'expliquer, il faudrait être Dieu!
Après les pieuses instructions, Jean conseilla à ses subordonnés de ne pas trop s'éloigner des tentes, car la tempête menaçait, et comme ils n'avaient pas encore une connaissance exacte de l'île, il était à craindre qu'ils ne s'égarassent dans le cours d'une excursion.
Mais il n'aurait pas besoin de faire ces recommandations; les routiers, fatigués par leurs travaux antérieurs, se sentirent bien moins disposés à courir la campagne qu'à se reposer sur leurs lits de ramilles de pin, soit en dormant, soit en devisant entre eux.
Quelques-uns, cependant, se dirigèrent vers le Poste du Mât (c'est ainsi qu'on avait nommé le corps de garde dont nous avons parlé), où le Maléficieux était de service, afin de lui faire conter des histoires.
Vers trois heures de l'après-midi, le vent, qui n'avait cessé de balayer l'air avec force, redoubla de violence.
—Par la fourche de Neptune! s'écria tout à coup Philippe Francoeur, s'interrompant à l'endroit le plus dramatique de son récit, monsieur Borée voudrait-il nous prendre à son bord pour nous transporter sur l'autre rive de l'Atlantique? Ça ne serait pas là une mauvaise manoeuvre! Comme il s'époumone, le vieux, là haut, hum!
—Quelles rafales! quelles rafales! dit un des assistants.
—Elles sont bien capables de renverser nos tentes, ajouta un autre.
—Et nous avec! continua un troisième.
—Allons donc! dit Grosbec, avec sa suffisance ordinaire; ventre de biche! est-ce que vous avez jamais vu le vent abattre un homme comme une branche de peuplier? C'est bon dans les contes de fée.
—Ah! oui-dà, tu crois ça toi, beau lansquenet, dit le Maléficieux, en guignant Grosbec d'un air narquois; tu crois ça? Et si je te disais que moi, qui te parle, j'ai vu, ce qui s'appelle vu…
Un sifflement aigu, suivi d'un craquement et d'une irruption d'air dans la cabane, coupa la parole au matelot.
La tourmente, dans ses folles colères, venait d'enlever le toit du corps de garde. Et presqu'au même moment, le routier qui était de faction au pied du grand mât cria:
—Un navire! j'aperçois un navire!
La surprise et la joie répondirent bruyamment à cette exclamation. Tous les hommes qui se trouvaient dans la salle du corps de garde se précipitèrent au dehors.
Le château de poupe d'un navire apparaissait, en effet, vers l'ouest. Mais la position de ce bâtiment quel qu'il fût, était évidemment affreuse. Trois coups de canon et, un drapeau noir arboré à l'extrémité d'une vergue annoncèrent presque aussitôt la détresse de ceux qui le montaient.
—Par la fourche de Neptune, on dirait que c'est l'Érable, oui bien! dit Philippe Francoeur.
Le bruit des trois coups de canon avait résonné jusque sous les tentes occupées par les routiers. Sommeil, conversations, chants, contes furent sur-le-champ interrompus et tout le monde courut à la côte.
La tempête écumait de fureur. De grands nuages cuivres se pourchassaient au ciel avec une effrayante rapidité. Quelques rares éclairs échancraient la zone méridionale de leurs langues barbelées. Le vent, impétueux par moment, se taisait une minute, abandonnant l'atmosphère à un silence mortel, l'eau à ses propres convulsions; puis, haletant, courroucé, s'élançait comme la foudre, tourbillonnait en colonnes immenses, mêlant, confondant, anéantissant, élevant des montagnes de sable, soulevant les vagues, les écrasant les unes contre les autres ou les transportant à des distances considérables.
Jean de Ganay arriva l'un des premiers vers les ruines du poste.
—Qu'y a-t-il?
—Un navire était en vue tout à l'heure, répondit le Maléficieux. La hauteur de la mer nous le cache maintenant, mais il ne tardera pas à se montrer.
—Est-ce le Castor? demanda le vicomte, en ajustant à son oeil un petit télescope qu'il tenait à la main.
—Je ne crois pas, messire, et bien plutôt je pense que c'est l'Érable.
—L'Érable! ce serait, Dieu me pardonne, une excellente aubaine!
La satisfaction de l'écuyer rayonnait sur tous ses traits, et certes il fallait qu'elle fût bien grande pour qu'il se permît une pareille exclamation, lui, le sévère huguenot.
—Oui, ça doit être l'Érable, par la fourche de Neptune, reprit le matelot. N'a-t-il pas sa préceinte rouge!
—Rouge, bordée de bleu, je m'en souviens parfaitement, répliqua Jean de
Ganay.
—Rouge, bordée de bleu! c'est lui alors; vous pouvez en être certain, comme je m'appelle Philippe Francoeur, surnommé le Maléficieux.
—A genoux! et remercions le Seigneur, maître de toutes choses, car nous allons être sauvés, dit Jean.
—Sauvés! pas si vite, messire.
—Que voulez-vous dire!
—Je dis qu'il faut, tout de suite, faire signe à ce navire d'éviter… si cela lui est encore possible. Autrement…
—Le matelot leva les yeux au ciel.
—Autrement, il est perdu! s'écria le vicomte.
—Perdu, je vous le garantis.
—Mais comment établir des signaux?
—C'est tout simple, messire.
Fermant la main droite, Philippe Francoeur siffla entre ses doigts serrés, et une demi-minute après les trois autres matelots, ses compagnons, se rapprochaient de lui.
Ils conférèrent brièvement ensemble, puis l'un d'eux grimpa au mât voisin, y attacha deux perches en croix, aux bouts desquelles étaient fixés des lambeaux d'étoffe de nuances diverses, ainsi que de longues ficelles tombant jusqu'à terre, et sa besogne finie, il redescendit.
Pendant ce temps, le vaisseau avait reparu à la cime des ondes.
Jean de Ganay l'aperçut en entier.
C'était vraiment l'Érable! mais dans quel triste état! Ses mâts brisés, ses roufles enfoncés, son bastingage en pièces, sa poulaine fracassée parlaient d'une longue et terrible lutte avec les éléments. Des essaims d'hommes encombraient le pont. Et parmi ces hommes il y en avait qui dansaient des rondes infernales, d'autres qui pleuraient comme des femmes; d'autres qui, prosternés, les mains jointes, semblaient implorer les secours de la Providence; d'autres qui, armés de larges pots, paraissaient boire l'ivresse à longs traits, d'autres qui riaient d'un rire farouche; d'autres qui se battaient et d'autres qui cherchaient vainement à pacifier tous ces malheureux.
Le vicomte, effrayé par ce spectacle, s'imagina voir une embarcation de damnés. Son visage pâlit; ses yeux se remplirent de larmes.
—Tenez! dit-il, en passant la lunette à Philippe Francoeur.
Celui-ci examina longuement, mais son visage conserva l'immobilité. Se penchant ensuite à l'oreille du vicomte:
—Pas un mot, messire, lui dit-il en posant le doigt sur ses lèvres. Ils se seront sans doute révoltés à bord de l'Érable et soûlés; mais si le Dieu des ivrognes veut qu'ils abordent ici, nous saurons leur rafraîchir la tête, pourvu que les nôtres ne se doutent de rien.
—Quelqu'un dirige-t-il le vaisseau? dit le Bourguignon.
—Je ne distingue personne. Pourtant il doit y avoir un pilote au gouvernail, car la barque ne roule pas trop. Je vais ordonner un signal.
Mais, comme il achevait ces paroles, une saute de vent, brusque autant que formidable, cassa en deux le mât au sommet duquel Philippe Francoeur avait établi son appareil de télégraphie.
—Point de chance, par le trident de Neptune! s'écria-t-il en frappant du pied.
—Quel branle-bas, ventre de biche! ajouta Grosbec.
—Ce n'est que la parade, attendons le bouquet, glapit la voix perçante du Nabot.
—Silence donc! commanda le Maléficieux que ces colloques importunaient.
L'Érable rangeait la côte de plus en plus près.
La nuit commençait à se faire, et pourtant on apercevait distinctement sa coque désemparée, tantôt au faîte d'une vague monstrueuse qui la portait, sur l'ouverture d'un abîme, à une autre vague; tantôt ensevelie dans une gorge profonde, pressée par des paquets de mer acharnés à sa destruction.
—Mille écoutilles, ils touchent la barre; c'en est fait d'eux! dit le matelot.
—Ne peut-on les secourir! hasarda la vicomte avec une douloureuse appréhension.
—Levez les lofs! levez les lofs! cria le Maléficieux disposant ses mains devant ses lèvres, en manière de porte-voix.
Du navire on ne l'entendit pas; on ne pouvait l'entendre.
Une lame d'eau gigantesque s'était abattue sur l'avant par bâbord, et presque au même instant un craquement lugubre disait que le vaisseau avait donné sur un écueil.
Un cri immense lutta de sauvage énergie avec les cris de la tempête: à la surface des eaux se montrèrent des malheureux que l'Océan s'amusa à déchirer contre les rochers, et les ténèbres couvrirent de leurs voiles les râlements de l'Érable à l'agonie.
VII
LES ÉPAVES
L'aurore, en sortant, belle et radieuse, son globe d'or des ondes de l'Atlantique, illumina sur l'île de Sable un spectacle plus désolant encore que celui dont le crépuscule avait, la veille, vu et éclairé toutes les péripéties et l'horrible dénoûment.
L'air était frais et parfumé de pénétrantes exhalaisons. Au-dessus des terres et des eaux pas le moindre nuage follet, pas la plus légère brume. Le ciel bleu comme l'iris, diaphane comme un miroir, s'arc-boutait, dôme incommensurable sur la mer, dont la transparente limpidité réfléchissait sa splendeur et son éclat. Les arbustes, froissés par la tempête précédente, se redressaient aux premiers baisers du soleil; leurs feuilles humides de rosée scintillaient comme des émeraudes; et quelques petits oiseaux cachés dans les broussailles saluaient mélodieusement de leurs gazouillis la promesse d'un beau jour. Quelle différence entre le lever de ce jour et le coucher de celui auquel il succédait! Hier soir, les éléments faisaient rage contre eux-mêmes, comme s'ils eussent voulu se replonger dans un chaos informe; ce matin, ils se sourient de leur sourire harmonieux, rivalisent d'attraits, de coquetteries, se pressent amoureusement dans les bras les uns des autres, comme de jeunes mariés qui s'éveillent, pour la première fois, dans la couche nuptiale.
Mais il reste de leur colère passée des traces sinistres pour l'humanité—traces d'autant plus lugubres que le temps est plus beau, que la nature s'est parée de ses plus gais atours; car beauté et gaieté endolorissent davantage le coeur de l'homme quand le chagrin y a distillé quelques gouttes de son poison.
Considérez la plage de l'île de Sable près du camp des déportés! Les tentes sont abattues ou dispersées; une montagne de gravier s'élève là où se creusait une ravine: Une ravine laboure profondément l'endroit qu'exhaussait une montagne; le sol est sillonné de cicatrices béantes; des arbres tordus, fendus, comme par la foudre, découronnés ou déracinés, montrent partout leurs plaies.
Mais un tableau bien autrement affreux, bien autrement éloquent, rappelle sur la grève l'orage du dimanche.
Ce sont, au milieu d'innombrables débris d'un navire, des monceaux de cadavres humains. Tous, sauf quelques rares exceptions, portent le même uniforme que les routiers qui sont dans l'île, et la plupart sont cruellement mutilés. A l'un, il semblerait qu'on eût fait subir la peine de la décollation; à l'autre, qu'on lui eût coupé les membres; à un troisième, qu'on lui eût lacéré le corps avec des cailloux pointus; à tous, qu'on les eût défigurés à plaisir.
Ils s'étalent pêle-mêle, parmi les caisses, les barriques, les madriers, les fragments de vergues ou d'espars; et, à mesure que la mer se retire, elle laisse sur les galets de nouvelles victimes de son courroux. Ces cadavres, ces caisses, ces barriques, est-il besoin de le dire, viennent de l'Érable dont on distingue parfaitement la coque, échouée entre des rochers à cent brasses du littoral environ. C'est tout ce qui reste du pauvre navire, naguère si fringant sous sa svelte mâture. Nul être vivant n'a échappé à la catastrophe qui l'engloutit, nul ne pourra raconter le drame qui précéda et prépara sans doute ses derniers moments; car inutilement les compagnons de Jean de Ganay ont passé la nuit sur pied, allumé des feux le long de la côte pour secourir et guider les naufragés, la violence du flux et du reflux s'est opposée à tout sauvetage. Puis, quand, vers une heure du matin, l'Océan a, de lassitude, endormi ses fureurs, quand sa surface a nivelé ses houleuses inégalités, vomies par la marée, les épaves, hommes et choses, de l'Érable, ont été traînées jusqu'au rivage de l'île de Sable.
Infortunés! mourir si loin de leur pays, à la fleur de l'âge! et de quelle mort!
Mais, du moins, ils auront une sépulture chrétienne, car les nouveaux insulaires ont déjà ouvert une grande fosse dans les entrailles de la terre, et, les larmes aux yeux, la prière aux lèvres, ils y déposent pieusement ceux qui devaient à jamais partager leur bonne ou mauvaise fortune.
Navrantes obsèques que celles-là! On sanglote, on tâche de reconnaître un ami dans un corps froid, inerte, livide, déchiré, et, en même temps, on lui enlève son misérable vêtement de condamné. Ne faut-il pas tout prévoir? Ce vêtement en haillons, ce vêtement qui suinte et sent le cadavre, ce vêtement il pourra être utile, indispensable à une vie d'homme.
Jean de Ganay préside aux funérailles. Son visage est pâle, ses yeux rouges et secs. Il ne pleure pas, le bon jeune homme. Mais quels efforts il fait pour arrêter les larmes brûlant sous sa paupière! Sensibilité serait faiblesse dans la circonstance; il le sait et il impose silence aux émotions qui brisent son âme.
—Allons, amis, dit-il, hâtons-nous d'accomplir ce funèbre devoir, et profitons du jusan pour mettre en sûreté tous les objets que nous a apportés la marée haute.
—Philippe!
Le Maléficieux s'approcha respectueusement.
—A-t-on retrouvé le corps du capitaine on de quelqu'un de ses officiers!
—Non, messire, répondit le matelot, en branlant la tête.
—Pensez-vous qu'ils aient échappé au naufrage?
—Échappé au naufrage, messire! s'écria Philippe avec une surprise qui équivalait à la plus énergique négation.
Il est singulier pourtant, murmura le vicomte, que les flots de la mer aient rejeté les restes de la plupart des routiers qui étaient à bord de l'Érable, sans en rendre un seul de l'équipage; c'est singulier! c'est singulier!
—N'accusons pas ceux qui ne sont plus, dit le Maléficieux, à mi-voix; mais j'ai vu ce que j'ai vu. Tantôt, si je ne me trompe, nous aurons basse mer; alors, si vous le voulez, messire, nous éclaircirons ce mystère.
—Comment cela?
Le matelot indiqua du doigt la ligne rouge que l'Érable traçait à la surface de l'Atlantique.
—Eh bien? dit Jean.
—Avec un radeau, je me charge d'aller là; et, si les murs ne parlent pas, peut-être les planches parleront-elles.
—Je comprends, répliqua l'écuyer songeur.
L'inhumation étant terminée, les bannis se mirent à genoux sur le bord de la fosse, et l'ex-mousquetaire entonna les prières des morts: le reste de la bande donna les répons, sans remarquer que le vicomte ne s'était point prosterné, à son exemple.
Après cet office funéraire, solennel par cela même qu'il était simple, que les oraisons partaient du coeur et non pas seulement de la bouche; solennel par cela même qu'il avait lieu à la face du ciel et non sous les lambris dorés des basiliques, on planta temporairement une croix de bois en tête du charnier, et l'on transféra au camp tous les débris du bâtiment amoncelés sur la plage.
Ce travail fut surveillé par les quatre matelots, et un poste, composé d'hommes sûrs, eut mission de faire bonne garde autour des divers objets.
Le vicomte avait jugé avec raison ces précaution nécessaires pour empêcher le gaspillage d'effets précieux, quelle que fût leur nature, et prévenir des querelles et des pertes de temps. Les condamnés étaient sous l'empire d'une sombre mélancolie; mais peu à peu leur naturel jovial et léger reprit le dessus. Après tout, ils allaient tirer parti du naufrage de l'Érable, et comme l'égoïsme domine les autres sentiments de l'homme, insensiblement des plaisanteries et des éclats de rire déridèrent les fronts moroses.
Nabot et Brise-tout, son plastron, ouvrirent le feu.
Ce dernier, debout devant une tonne énorme, assise sur son fond, essayait de l'étreindre dans ses bras pour l'emporter, mais la tonne plus lourde qu'il n'était fort, défiait ses tentatives et le géant jurait, piétinait et se démenait autour avec une colère vraiment comique.
Ohé, maître Grosbec, cria le Nabot, auriez-vous pas d'aventure une grue?
—Une grue! et pourquoi faire, répliqua l'ex-lansquenet occupé à tirer une longue pièce de bois. Ventre de biche! si grue j'avais en main, bien vite grue j'aurais au pot et grue sous la dent.
—Ouais! dit le nain en ricanant, c'est un pied de chèvre que je te demande, monsieur le marquis du ventre creux.
—Un pied de chèvre! pied de diable même je rongerais, riposta l'autre.
—Mange donc un morceau du tien et gardes-en pour demain, mon vertueux affamé. Mais alors, pour l'amour de la très-sainte engeance titanesque, viens ça, brave soudard, en aide à un pauvret; qui se meurt à la peine.
—Qu'y a-t-il? dit Grosbec, en tournant les yeux du côté du Nabot.
—Vois, repartit effrontément celui-ci, mon affectueux ami, François Rivet, mâle de belle allure et de hautes espérances, qui se tue pour ne rien faire.
Brise-tout leva la tête et chercha infructueusement à croiser ses gros bras courts sur sa poitrine.
—Serait-ce une nouvelle arête qui te raclerait la gorge, doux François de mon coeur? dit le Nabot d'un ton comique.
—Une arête! bougonna le colosse, dont ce souvenir hérissa les cheveux et la barbe; une arête, je t'en fabriquerai une quelque jour, qui te fera passer le goût du pain, marmouset.
—Pour cela, ce sera pas malaisé, aimable Brise-tout. Onc, mon palais ne se souilla au contact de ce grossier aliment. D'ailleurs, ça ne te guérirait pas de ton arête.
—Encore!
—Et moi je puis t'en guérir, comme de l'autre; tu sais, je fus ton généreux Esculape.
—Voilà pour tes honoraires, vilain museau de singe, clama François Rivet, en ramassant une poignée de galets et la lançant au malin enfant qui se renversa sur le sable pour éviter l'atteinte des projectiles.
—Ce n'est pas digne de votre noblesse ça, mon gentilhomme de la monstruosité, dit-il sans quitter la position horizontale. Puis s'accroupissant sur les talons:
—Je vous fais un pari, M. Rivet: je gage ma portion de dîner contre la vôtre que je mènerai à vingt pas du lieu où elle est cette tonne que vous ne parvenez pas à bouger de place.
—Faquin manqué! nasilla Grosbec, en abaissant ses regards sur la tonne à Nabot.
—Eh bien! vous allez voir, dit Nabot, et rira bien qui rira le dernier, savants docteurs.
Il bondit agilement sur ses petites jambes fuselées et courut à la tonne qui le dépassait d'une demi-toise en élévation.
La mer l'avait juchée, pour ainsi dire, au faîte d'un môle de sable, derrière lequel la côte fuyait en pente douce. Nabot incrusta d'abord dans le gravier, au pied de la barrique, une planche mince provenant de l'Érable; puis, armé d'un long bâton, il mina le sol mouvant sous le tonneau. Le résultat de cette opération ne se fit pas longtemps attendre. Bientôt la futaille péchant à sa base, pencha, vacilla une seconde, s'abattit transversalement avec un clapotis sourd sur l'éclisse et roula sur le plan incliné devant elle. L'élan une fois imprimé l'énorme cylindre poursuivit rapidement sa course au delà du but déterminé par les termes du pari, tandis que l'ex-lansquenet se mordait les lèvres, en cherchant une pointe pour la tremper dans le venin de son dépit et la décocher au vainqueur, et tandis que Brise-tout s'écriait avec une stupéfaction naïve:
—Ventremahom! si l'âme de Lucifer n'est pas logée dans le corps de ce gringalet-là, je veux que mon bon ange gardien m'abandonne sur-le-champ!
VIII
L'ÉRABLE
Par un bonheur inespéré, une grande quantité d'outils de charpentier et de forgeron se trouvaient au nombre des objets arrachés au naufrage de l'Érable. L'inventaire de ces objets amena aussi la découverte de plusieurs armes et de quelques barils renfermant des semences et graines de diverses espèces.
Le Maléficieux se mit aussitôt en devoir de construire un radeau, avec lequel il se proposait de conduire Jean de Ganay vers la carcasse du navire échoué. L'esquif terminé, tant bien que mal, tous deux le poussèrent à flots; et le vicomte ayant chargé les trois autres matelots de veiller pendant son absence, Philippe Francoeur et lui montèrent sur l'embarcation et se dirigèrent à l'aviron du côté de l'épave.
En dix minutes le vicomte et le Maléficieux y arrivèrent.
Ce fut avec un profond serrement de coeur que Jean s'approcha du vaisseau où il avait vu embarquer et périr tant de braves gens parmi lesquels, au moment du départ, on comptait plusieurs rejetons des plus illustres familles de France. Mais quand après avoir attaché leur radeau à la joue de tribord de l'Érable, ils commencèrent à se hisser sur le pont, l'écuyer était si vivement ému qu'il fut obligé de recourir à l'aide du matelot pour effectuer son ascension.
Philippe Francoeur lui-même, tout endurci qu'il fût par une longue vie de périls, avait les larmes aux yeux en posant le pied sur le gaillard d'avant.
—Pauvres diables! murmura-t-il; ils ont payé bien cher leur révolte!
—Que dites-vous? demanda le vicomte.
—Hélas! messire; les soupçons que j'avais conçus hier soir se confirment. Il y a eu une émeute à bord et c'est à elle probablement qu'il faut attribuer la perte de l'Érable. Voyez!
En prononçant ce mot, le Maléficieux étendit la main et indiqua du doigt à Jean de Ganay le cadavre d'un homme lié à des boulons de fer, sous l'accastillage.
—Le capitaine! s'écria Jean reconnaissant l'uniforme que portait le cadavre.
—Oui, dit Philippe d'une voix émue en se découvrant. Les misérables, ils l'auront assassiné!
—Pauvre capitaine! reprit le vicomte. Mais, grand Dieu! que s'est-il donc passé ici?
—On s'est insurgé, répliqua le matelot. Les rebelles auront été les plus forts, ils auront tué les officiers, garrotté le commandant et abandonné le vaisseau à la merci de l'Océan.
—Transportons ce corps sur l'île, dit Jean. Nous lui donnerons la sépulture.
—Pardon, messire, objecta respectueusement Philippe Francoeur; nous n'avons guère de temps à dépenser. L'Érable est tout disloqué. Le retour de la marée achèvera de le mettre en pièces. Il vaudrait mieux s'emparer des effets précieux qui peuvent se trouver dans les cabanes, non encore submergées.
L'avis était bon à suivre; aussi, l'écuyer y répondit-il par un signe de tête affirmatif. Laissant donc la malheureuse victime du drame probable, ils entrèrent dans le château d'arrière. Partout régnait un affreux désordre. Quoique la mer eût balayé et lavé en grande partie le traces de la révolte, on sentait immédiatement qu'elle avait dû être affreuse. Des débris de vaisselles, d'armes, de poteries; des tonnes défoncées à coups de hache; des lambeaux de vêtements; des fragments de meubles, disaient assez que les mutins, après avoir massacré l'équipage, s'étaient livrés à une dégoûtante débauche et que la mort les avait surpris au sein de l'orgie.
—Insensés! dit Jean de Ganay d'un ton douloureux: ils ont cruellement expié leurs forfaits. Puisse le Seigneur qui les a punis sur cette terre leur pardonner là-haut!
—Ne les plaignez pas, messire, repartit le matelot brusquement; ils n'ont eu que ce qu'ils méritaient.
—Les Saintes Écritures nous apprennent qu'il faut pardonner à ceux qui ne sont plus, dit le vicomte avec une pieuse sévérité. Qui de nous peut répondre qu'il restera innocent devant Dieu? Mais dites-moi, comment se fait-il qu'à l'exception du capitaine nous ne trouvions aucun vestige des officiers qui étaient à bord?
—Ils les auront ou enfermés dans la cale ou jetés à la mer.
A cet instant un frémissement courut dans la charpente du navire qui oscilla sur lui-même.
—Hâtons-nous, messire! s'écria le Maléficieux.
—Hâtons-nous?
—Oui, l'épave de l'Érable menace de se démembrer entièrement.
—Partons alors, car je ne vois rien ici…
—Dans la chambre du capitaine, peut-être…
—Vous avez raison.
Jean pénétra à travers des amas de lambris dans une petite pièce et, d'un coup d'oeil, s'assura qu'elle ne renfermait qu'une malle défoncée. Il allait s'éloigner, quand le matelot qui avait fouillé la malle le rappela en lui disant qu'elle était à double boîte. Et, plongeant la main dans la caisse, il retira un coffret qu'il remit au vicomte. Le vicomte le prit, l'examina avec une sorte de satisfaction curieuse et dit à Philippe:
—Sans doute l'entrepont est entièrement submergé?
—Entièrement, messire, jusqu'à la lisse de gabari.
—Alors regagnons le rivage et emportons le corps du capitaine. Je veux qu'on lui rende les honneurs funèbres.
Philippe Francoeur poussait à l'excès le sentiment de l'obéissance à ses chefs. Bien qu'il ne goûtât pas l'idée d'ensevelir le capitaine, autre part que dans la tombe qui se fermait sur le squelette de l'Érable, il s'abstint de toute observation; et, saisissant un tronçon de sabre, il coupa les liens qui fixaient le cadavre aux oeuvres mortes. Ensuite il s'agenouilla, le chargea sur ses épaules, et dit au vicomte qui l'avait regardé faire, les bras croisés, la tête mélancoliquement inclinée sur la poitrine:
—Maintenant, si vous daignez m'en croire, messire, nous ne resterons pas une minute de plus ici. Entendez-vous ces craquements dans l'intérieur du navire?
Le conseil arrivait à point. Ébranlée par les terribles secousses qu'elle avait reçues, et incapable d'une plus longue résistance, la carène de l'Érable se disjoignait au retour de la marée, et déjà les eaux s'engouffraient avec fracas dans les ouvertures béantes qu'elle offrait à leur irruption.
D'un bond, Jean de Ganay fut sur le radeau. Malgré le poids de son fardeau, le Maléficieux voulut aussi sauter, mais soit qu'il eût mal calculé la distance, soit que sa charge fût trop lourde, il tomba à la mer.
Le vicomte poussa un cri.
—Larguez l'amarre! pour l'amour du ciel, larguez l'amarre, messire! lui dit le matelot en reparaissant à la surface.
L'écuyer obéit machinalement, et presque aussitôt la, carcasse du bâtiment naufragé se morcela en une multitude de fragments qui devinrent le jouet des flots.
Philippe Francoeur n'avait pas lâché le corps du capitaine. D'une main, il le traînait avec lui; de l'autre, il nageait vigoureusement vers le radeau. Quand il l'eut atteint, se cramponnant à l'une des pièces de bois qui étaient entrées dans sa structure, il essaya de s'y placer à califourchon, avec son faix, mais cela était au-dessus de ses forces.
—Abandonnez ce cadavre, lui dit Jean de Ganay.
Le matelot laissa aller la masse inerte, qui surnagea quelques secondes et disparut dans l'abîme sans fond.
Telle qu'une fournaise ardente allumée aux confins de l'horizon, le soleil embrasait de teintes rouges les plaines de l'île de Sable, lorsque Jean de Ganay et le Maléficieux rejoignirent leurs compagnons, qui les attendaient impatiemment le long du rivage.
IX
LE COFFRET
Pendant ce temps, les routiers n'étaient pas restés inactifs. Dirigés par les trois matelots, ils avaient réparé leurs tentes et construit pour le vicomte de Ganay une sorte de pavillon, grossier, il est vrai, mais fort confortable, vu la dureté des circonstances. Jean trouva dans son coeur quelques bonnes paroles pour les remercier de cette attention, à laquelle il ne s'attendait pas.
Après le souper en commun, notre héros se retira dans sa nouvelle demeure, suivi du Maléficieux, qu'il considérait dès lors plutôt comme un ami que comme un vassal.
L'infortune a cela de bon qu'elle rapproche les caractères les plus opposés, égalise les conditions les plus diverses et nivelle les classes les plus distinctes. Autant la richesse et le bonheur creusent de démarcations entre les individus, autant la misère et le malheur tendent à combler l'abîme qui les sépare. «La douleur, a dit l'abbé Constant, est la fatigue de l'humanité au progrès.» Cette idée profonde et juste appuie celles que nous venons d'exprimer.—Pour que l'humanité marche rapidement dans la voie de la perfection, il faut détruire les préjugés séculaires, éteindre ce tison de haines allumé par la division des castes, réunir dans un ensemble harmonieux toutes tes fractions éparses d'une société, équilibrer ses forces; et, pour cela, il faut aussi que les membres de cette société souffrent, que les mieux partagés aient besoin de ceux qu'on nomme les déshérités! Rarement, ceux-ci peuvent s'élever d'un coup, mais toujours ceux-là peuvent descendre. Comme d'ordinaire les facultés morales sont plus développées chez les premiers que chez les derniers, leur sensibilité est plus grande. Quand ils pâtissent d'un mal, ils pâtissent doublement, en comparaison des autres. C'est pourquoi ils les appellent ou vont à eux car nous cherchons toujours à nous décharger du poids de nos afflictions sur ceux qui nous semblent plus forts que nous et même à les étayer avec l'indifférence d'autrui…
Brisé de lassitude, Philippe Francoeur, aussitôt entré dans le pavillon, s'étendit en un coin et s'endormit. Le vicomte était abattu; mais son esprit, travaillé par la variété des émotions qu'il avait éprouvées depuis deux jours, ne lui permit pas de livrer immédiatement son corps au repos.
Le Maléficieux bourdonnait toujours son sommeil sonore et régulier. En s'arrêtant pour contempler son visage calme et ouvert, qui reflétait une âme tranquille, Jean aperçut la cassette qu'il avait rapportée de l'Érable et déposée sous la tente, à son arrivée. Autant par curiosité que pour faire diversion à sa mélancolie, il prit cette cassette, s'approcha d'une torche et se mit à l'examiner. C'est une simple boîte de palissandre, incrustée d'argent et portant, ciselées en relief, sur une plaque, deux initiales entrelacées.
—Ce coffret appartenait au capitaine de l'Érable, M. de Pentoêk murmura l'écuyer à la vue du chiffre que surmontait une couronne de comte. Il est bien léger! Que peut-il contenir? ajouta-t-il en soupesant l'objet dans sa main; des papiers, sans doute. Peut-être y trouverais-je des renseignements sur les premiers actes du drame…
D'un autre côté, s'il renfermait des choses privées… je les brûlerai ou je conserverai le tout pour le rendre à sa famille, si jamais…
Un long soupir termina la phrase du jeune homme; il reprit, après quelques minutes de recueillement:
—Oui, mon devoir est d'ouvrir ce coffret; l'honneur et la délicatesse ne sauraient s'en offenser.
Mais l'ouverture de la cassette n'était pas affaire aisée; le vicomte y perdait son temps et ses peines, quand le bruit qu'il faisait en essayant de forcer la serrure éveilla Philippe Francoeur. Saisissant du premier coup d'oeil l'intention du vicomte, il lui dit:
—Pardon, messire, mais si vous voulez me confier cette boîte, je crois savoir le secret pour l'ouvrir.
—Vous, Philippe! et comment cela? fit le jeune homme en souriant.
—Oh! je me connais en serrurerie, messire. Mon père était arquebusier, et, quand j'étais jeune,—un bon temps que celui-là!—il m'exerçait au métier.
—Alors, essayez, mais je crains bien que vous n'en veniez pas à bout, dit Jean de Ganay, en lui tendant la cassette.
Le Maléficieux la prit, l'examina attentivement, la tourna dans ses doigts pendant près d'un quart d'heure, et déjà l'écuyer riait de ses vains efforts, lorsque, tout à coup, Philippe s'écria avec joie:
—Ah! j'y suis!
—Vraiment! exclama Jean de Ganay, d'un ton à demi incrédule.
—Tenez, messire, répliqua triomphalement Francoeur.
—Voyons, dit le premier, en s'approchant du matelot qui, ayant, à force de fureter, fini par apercevoir un petit bouton presque imperceptible au milieu des incrustations du coffret, le pressait avec le pouce.
—Eh bien? demanda Jean.
—Eh bien, j'y suis, messire. Voici votre cassette ouverte.
Au même moment, le couvert, mû par un ressort intérieur, se souleva brusquement.
—Donne! dit le vicomte d'une voix émue.
François lui rendit la boîte et s'éloigna discrètement à quelques pas.
Jean de Ganay courut à la table et regarda dans le coffret. D'abord, il ne trouva que des papiers jaunis qu'il retira. C'étaient des parchemins, puis des lettres qu'on avait dû lire et relire bien des fois, à en juger par l'usé des plis et les taches dont elles étaient maculées. Le vicomte se demanda s'il les lirait à son tour. Il hésitait. Mais l'adresse de l'une d'elles attira son attention, en lui rappelant le nom de la famille des de la Roche, dans laquelle il devait entrer. Mettant alors de côté ses scrupules, il ouvrit la lettre, la parcourut en entier avec une avidité fiévreuse, puis dévora de même toutes les autres. Dans son maintien, dans les exclamations qui lui échappaient, de moment en moment, on pouvait voir que le jeune homme était surpris jusqu'à la stupéfaction.
Après avoir fini, il se promena rapidement dans la chambre; ensuite, il revint au coffret, y plongea la main, comme pour chercher d'autres papiers, et ramena un médaillon richement monté en or et en pierreries. Ce médaillon contenait un portrait. A peine Jean l'eut-il aperçu qu'il poussa un cri.
—Comme elle est belle!
—Et un moment après, il ajouta avec émotion:
—Pauvre Guyonne de la Roche! si noble, si charmante, si malheureuse!
C'était, en effet, une belle et noble femme qu'il avait sous les yeux. De grande prestance, elle avait cet air digne et imposant particulier aux vieilles familles. Ses traits étaient fins, mais nettement dessinés. Ses cheveux noirs, ses yeux bleus et l'expression mélancolique de sa bouche imprimaient à sa physionomie un caractère sympathique. Vêtue à la mode du temps de Charles IX, elle portait une robe de taffetas montante, avec fraise de dentelle, et chaperon de velours. Tout en elle respirait l'élégance alliée à la simplicité, la douleur à la résignation.
Sous le portrait était gravé le millésime 1573.
Jean de Ganay la contempla longuement. Il semblait qu'il ne pût se rassasier de ce tableau. Parfois, il se frappait le front, et paraissait chercher à rassembler des souvenirs fugitifs ou indécis et murmurait:
—C'est singulier!… je connais quelqu'un qui ressemble à s'y méprendre à cette personne… Ce n'est pas la mère de Laure de Kerskoên; non, elle était plus grêle, plus délicate. Qui est-ce donc? Pourtant, j'ai vu cette tête quelque part, et il n'y a pas longtemps… Mais où…? où…?
Reprenant le portrait, il le considéra encore avec un redoublement de fixité, enfouit sa tête dans ses mains pour réfléchir, et, par mégarde, laissa échapper le médaillon.
Philippe, qui l'observait silencieusement, se précipita pour ramasser l'objet, sur lequel, en le présentant au vicomte, il jeta un coup d'oeil qui lui arracha une exclamation.
—N'est-ce pas qu'elle est bien belle? dit celui-ci, répondant à ses propres pensées.
—Belle, messire! mais on dirait que c'est Yvon, répondit le matelot.
—Yvon! cet exilé!… Ah! j'y suis, repartit Jean de Ganay, comme un homme qui vient de retrouver le fil d'une idée vainement et longtemps cherchée.
—N'est-ce pas, messire?
—Oui, en effet, il y a de la ressemblance… une ressemblance frappante… C'est vraiment extraordinaire! Plus je le regarde et plus j'en suis saisi… On dirait que cette dame fut sa mère, et si ce jeune homme était une fille…
—Eh! pourquoi pas, messire? dit le matelot d'un air fin.
—Que dites-vous, Philippe?
—Eh! messire j'ai le flair bon, et je gagerais dix ans de ma vie contre rien que notre Yvon ferait meilleure figure sous une cornette que sous un casque.
—Ah! bah! folie, rêve, de mon imagination! s'écria le vicomte en faisant signe à Philippe de se coucher.
Celui-ci s'étendit sur son lit, où il ne tarda pas à se rendormir.
Jean de Ganay aurait bien voulu l'imiter; mais, malgré lui, il était en proie à mille préoccupations, et il ne put fermer l'oeil pendant, le reste de la nuit.
X
MYSTÉRIEUX
Deux nuits d'insomnie, jointes aux incessantes fatigues morales et physiques essuyées depuis son débarquement sur l'île de Sable, avaient considérablement abattu le vicomte de Ganay. Le sommeil réclamait impérieusement ses droits. Néanmoins, depuis la lecture des papiers trouvés dans le coffret, l'esprit du jeune homme était agité d'une idée si brûlante, que, repoussant les désirs de la nature, il éveilla dès l'aurore Maléficieux et lui dit:
—Philippe, je crois qu'il nous faut recommencer nos explorations. Le retour du Castor est incertain. Quoique le naufrage de l'Érable nous ait fourni quelques provisions, il serait imprudent de les consommer avant de nous être assurés que nous pourrons nous en procurer de nouvelles! Le littoral de la mer n'est point propre à la culture. Comme moi, vous avez sans doute remarqué que les bords du lac, où nous nous sommes déjà rendus, paraissent fertiles. Il serait donc urgent, à mon avis, d'y retourner au plus tôt et d'essayer d'en labourer une partie. Qu'en pensez-vous?
Le matelot réfléchit quelques instants et il répliqua:
—Votre opinion, messire, me paraît judicieuse. Autant que j'aie pu voir, le gibier n'abonde pas sur l'île, quoi qu'en ait dit ce satané…
Arrêté par un regard sévère de l'écuyer, il se reprit:
—Je veux dire le pilote Chedotel. Tenez, messire, je ne sais pas si je me trompe, mais ce diable de marin…
Un nouveau regard expressif lui coupa la parole.
—Passons! dit brièvement le vicomte.
—Enfin, continua Philippe Francoeur avec obstination, ce Chedotel, voyez-vous, messire, il m'avait toujours fait l'effet d'un loup-cervier, oui bien, par… Pour revenir à l'affaire en question, je l'envisage, comme vous, messire. Il y a plus de corbeaux que de bécasses ici, et plus de grains de sable que de lièvres. La pêche ne donnera pas longtemps.
—Alors, il faut se mettre à l'oeuvre au plus vite.
—Au plus vite, messire. Dans ce pays, c'est comme dans la
Nouvelle-France, la saison n'attend pas.
—Voici mon projet, dit Jean. Nous laisserons ici dix hommes; ils seront chargés de terminer les tentes, de préparer la nourriture et de veiller au camp. Avec les autres, j'irai commencer les travaux.
—Mais des instruments? objecta Philippe.
—Des instruments, c'est vrai! répondit le vicomte en se frappant le front, des instruments! nous n'en avons pas… à moins…
Un éclair d'espérance illumina son visage.
—Appelez Pierre!
Pierre était un des trois matelots qui avaient été préposés à la garde des caisses laissées par la mer sur la grève après l'engloutissement de l'Érable et transportées depuis, comme nous l'avons dit, au camp des bannis.
Il accourut.
C'était un homme de moyenne taille, à la mine basse et sournoise,—un de ces êtres qui durent inspirer à Shakespeare son type de Caliban, surnom dont on l'avait affublé.
—Que renferment les coffres? demanda Jean de Ganay.
—Des farines et des graines avariées.
—Il y a aussi des instruments?
—Oui, messire, les outils du charpentier.
—Est-ce tout?
—Des pelles et des pioches!
—Ah! exclama l'écuyer, comme s'il eût été soulagé d'un grand poids.
Une caisse contenait des armes, deux barils de poudre. Mais Caliban s'était bien gardé de faire part de cette circonstance au vicomte. Il avait même enfoui, de ses propres mains, et durant la nuit précédente, à l'insu de tous ses compagnons, la caisse d'armes et un des barils de poudre.
Caliban avait ses desseins.
—C'est bien, lui dit l'écuyer; tu peux sortir.
Le matelot salua humblement et se retira en jetant à la dérobée au vicomte un regard plein d'une jalousie haineuse.
—Le ciel exauce mes voeux, oh! béni soit-il! murmura dévotieusement de
Ganay quand Caliban fut parti.
—Philippe!
Le Maléficieux qui, par respect, s'était tenu à l'écart, se rapprocha.
—Vous demeurerez ici, et en mon absence, vous commanderez. Mieux que tout autre vous êtes capable de remplir ce devoir. Si la Providence permettait que le Castor revînt, vous me feriez prévenir immédiatement. Je compte sur Votre dévouement.
Francoeur s'inclina.
—Peut-être, poursuivit Jean, ne retournerai-je que dans quelques jours. Chaque matin, envoyez-moi un courrier avec un rapport de la situation! je vous transmettrai mes ordres par lui.
Bien qu'il lui en coûtât de ne pas accompagner dans cette entreprise le seigneur de Ganay, pour lequel il avait conçu une sorte de vénération, Philippe Francoeur répondit:
—Oui, messire.
—Et, ajouta encore le Bourguignon, en désignant au matelot le coffret dont il avait extrait les papiers, sans en enlever le portrait, et vous aurez soin de cette cassette. Je vous la confie.
Il n'en dit pas davantage; mais le ton de ses paroles, le geste qui les accentua, équivalaient, à une injonction.
—Elle ne me quittera ni le jour, ni la nuit, répondit le Maléficieux, en se découvrant.
—Merci, Philippe, s'écria le vicomte, tendant au matelot, une main que celui-ci n'osa d'abord toucher, mais qu'il serra avec chaleur, et en se mettant à genoux, quand de Ganay lui eut dit:
—Quoi, Philippe, refuserez-vous de me donner un signe d'amitié?
Les préparatifs de l'expédition furent promptement terminés. Ceux des routiers qui étaient malades ou peu robustes furent laissés au camp, et les autres, munis de vivres, instruments aratoires, haches et cognées, se mirent gaiement en marche.
Un mousquet sur l'épaule, le vicomte Jean de Ganay s'avançait en tête de la colonne.
Dans les rangs, on chantait, on riait, on causait. L'infatigable Nabot tarabustait son bon ami Brise-tout, qui jurait, tempêtait, menaçait. L'ex-lansquenet essayait d'adapter à un air impossible une tentative de bardit, non moins impossible; enfin, malgré la tristesse du temps nébuleux et humide, la troupe paraissait presque satisfaite de son sort.
Seul, Jean de Ganay ne partageait point la loquacité générale. Il réfléchissait. Le vicomte semblait s'être rattaché à la vie. Dans ses yeux animés, on lisait je ne sais quoi de mystérieux comme le titre de certains livres. Sans doute, Jean n'était pas un esprit vulgaire. Si singulière, si critique que fût sa situation au milieu de cette bande de routiers dissolus et forcenés quand la passion les enflammait, il n'avait point encore faibli. Mais pourtant, il eût été naturel que le découragement amollît son énergie et couvrît son front. Pourquoi donc alors, une anxiété fiévreuse empourprait-elle ses joues? pourquoi ce feu dans ses prunelles? pourquoi ces regards pénétrants de côté et d'autre, ces pas tantôt lents, tantôt précipités? pourquoi ces mouvements brusques, cette incertitude? Quelles émotions le peignaient! qu'attendait-il? que désirait-il? que redoutait-il?
XI
DÉCOUVERTS
Tout à coup, l'ex-lansquenet s'interrompit au beau milieu d'une gamme chromatique du plus bel effet, et courant de la queue à la tête de la colonne:
—Pardon, monseigneur, dit-il en abordant Jean de Ganay.
—Qu'y a-t-il? demanda un peu brusquement le vicomte, fâché d'être troublé dans sa rêverie.
—Regardez, s'il vous plaît, messire, répondit Grosbec; là, dans la direction de mon doigt…
La troupe s'était arrêtée et faisait silence.
—Je ne vois rien, repartit l'écuyer.
—Il vient de se cacher derrière ce gros buisson; mais il ne tardera pas à reparaître… Tenez, voyez-vous, maintenant?…
—Bien, dit Jean, lui ordonnant de se taire, par un geste de la main gauche, tandis que de la droite, il apprêtait son mousquet.
On distinguait parfaitement, à cinquante pas de distance, un animal qui paissait le gazon.
L'écuyer l'ajusta et fit feu. Le quadrupède bondit sur les quatre pattes, en poussant un bêlement et retomba sur le tapis de mousse. Il était mort.
—Un mouton! c'est un mouton, s'écria triomphalement un des routiers, qui aussitôt après s'était élancé pour saisir le gibier que venait d'abattre Jean de Ganay.
Le routier ne se trompait pas; c'était un mouton et un mouton de magnifique espèce.
On comprend le cri de joie que souleva cette découverte. Jamais dépouilles opimes rapportées par un conquérant ne furent plus fêtées que le cadavre du pauvre membre de la race ovine.
Évidemment il ne devait pas être, il n'était pas seul. L'un prétendit avoir remarqué des traces de nombreux troupeaux; l'autre assura qu'il en avait vu plusieurs fuyant à travers les broussailles, mais que, craignant de leurrer ses compagnons d'une fausse espérance, il n'avait osé en parler. Enfin, ce fut un déluge de paroles au milieu desquelles se heurtaient les assertions les plus saugrenues, les hypothèses les plus incroyables.
Jean de Ganay ne savait trop que penser, quoique son contentement égalât, s'il ne surpassait, l'allégresse bruyante de ses subordonnés. Une crainte atroce cessait de mordre son esprit;—puisque l'île renfermait des moutons, ils ne risquaient plus de mourir de faim.
—Ventre et corne, faut allumer du feu et manger la bête! s'écria
Brise-tout, en caressant de la langue sa barbe rousse.
—Un moment! riposta Nabot, sautant sur le dos du colosse; un moment, mon ami, monsieur Galimâfré; il nous faut est fort bon, mais je vous ai gagne votre ration de déjeuner et par conséquent…
Le nain ne put achever sa phrase, Brise-tout, usant de la facilité qu'il avait de faire jouer sa tête sur son cou comme un pivot, avait tourné son épouvantable visage en arrière, et empoigné l'épaule du malheureux imprudent entre ses mâchoires. Celui-ci lâcha un cri aigu: il aurait culbuté à la renverse, si Brise-tout, le tenant toujours avec les dents par l'omoplate, ne l'eût apporté devant lui, comme il eût fait d'un fétu de paille, et, nonobstant les efforts du petit homme pour se débarrasser de la douloureuse étreinte, nonobstant les coups de poings qu'il lui assénait, balance une demi-minute en l'air et finalement déposé à califourchon sur le dos du mouton.
Cet incident causa une hilarité générale, qui gagna même le vicomte Jean de Ganay, malgré la gravité que lui commandait son rang. Une fois délivré des serres de son terrible ennemi, pour échapper aux huées dont, à son tour, il était devenu l'objet, Nabot courut digérer son dépit et les brûlures de sa morsure derrière le cercle des routiers.
—En avant! dit l'écuyer. Que l'un de vous se charge de cet animal. Nous le dépècerons et le ferons rôtir sur le bord du lac.
Puis il rechargea son mousquet, et la petite troupe reprit sa marche.
Le soleil se dégageait des humides vapeurs qui avaient voilé ses rayons, quand on arriva au terme du voyage. Toutes chargées des perles du matin, les rives du lac reflétaient entre les brins d'herbes des millions de diamants, éclairées qu'elles étaient par les premiers feux de l'astre du jour. Vraiment, ce site, surtout après qu'on avait parcouru les landes arides qui le précédaient, portait un cachet féerique; c'était comme l'oasis au sein du désert.
Diaphanes et ridées par le souffle d'une brise capricieuse, les eaux du lac miraient la tremblante image des oseraies qui lui formaient une ceinture d'émeraudes. Des poissons, aux écailles étincelantes sautillaient à travers les larges feuilles de nénuphar pour happer les moucherons dont les essaims, semblables à des atomes, tournoyaient au-dessus des ondes. L'air était imprégné de senteurs parfumées, et pour ajouter aux charmes du paysage, tandis que des hirondelles, au svelte corsage, à la noire envergure, se croisant en tous sens, rasaient la vague de leurs ailes légères, abrités dans les buissons circonvoisins, quelques oiseaux chanteurs disaient leur romance d'amour.
Cette puissance hâtive de végétation qui, en cinq ou six jours, dans l'Amérique septentrionale, brode la mantille des campagnes, tisse le parasol des arbres, avait tellement transformé ces lieux que Jean de Ganay se refusait presque à les reconnaître.
Après quelques instants de repos, le vicomte, ayant donné l'ordre de préparer le déjeuner, manda près de lui Grosbec.
—Tu vas m'accompagner, lui dit-il. Munis-toi d'une hache.
—Oui, monseigneur, répondit l'ex-lansquenet.
Puis, ils longèrent les bords du lac, du côté de la hutte que Jean de Ganay avait aperçue lors de sa première excursion. Ils ne tardèrent point à atteindre le fourré au delà duquel elle s'élevait. L'écuyer, avant d'aller plus loin, renouvela l'amorce de son arme, et enjoignant à Grosbec d'être sur ses gardes, s'avança d'un pas discret à travers le bois.
—Oh! exclama soudain l'ex-lansquenet, découvrant la cabane. Qu'est-ce?
—Chut! fit son guide, en redoublant de précautions.
Le zéphyr caressait la cime des arbres avec un doux frémissement, un ruisseau mêlait sa voix argentine au murmure de l'air. Aucun autre bruit ne se faisait entendre.
Une main sur la garde de son épée, l'autre à la platine de son mousqueton, le vicomte arriva jusqu'à la porte de la hutte. Cette porte était grande ouverte; de Ganay entra bravement. Nulle fenêtre n'éclairait l'intérieur du réduit. D'abord, l'écuyer se trouva enveloppé dans des ombres épaisses; mais, peu à peu, ses yeux s'accoutumant à l'obscurité perçurent les objets qui l'entouraient. C'étaient, pour la plupart, de grossiers instruments de pêche, des vaisseaux de bois, des ferrures rouillées pendues à la muraille d'argile, et, au centre de la cabane qui semblait fuir sous terre, quatre pierres noircies, sur lesquelles, par une ouverture pratiquée dans le toit, filtrait un rayon de soleil, composaient le foyer.
Jean de Ganay s'abandonnait à la surprise, lorsque le son d'une respiration agitée l'avertit qu'il n'était pas seul dans la cabane. Attachant ses regards vers l'endroit d'où partait ce son, il discerna une personne étendue sur un lit d branchages.
—Sois vigilant, dit-il à Grosbec qui était resté à la porte.
Ensuite il s'approcha du lit en toussant fortement. L'individu endormi s'éveilla.
—Je souffre! dit-il d'une voix faible.
—Qui êtes-vous? interrogea le vicomte.
—Ah! monseigneur de Ganay! s'écria l'autre, essayant de se mettre sur son séant.
—Serait-ce vous, Yvon?
—Oui, monseigneur! O ciel! quel bonheur! ma sainte patronne a donc exaucé mes ardentes prières!
—Mais, comment?… Que faites-vous ici?
—Monseigneur! oh, que je suis heureuse…, disait Guyonne, folle de joie et oubliant son rôle.
—Enfin!…
La jeune fille couvrait de baisers la main de l'écuyer.
—Enfin? reprit-il, quand elle se fut un peu calmée.
—Oui, monseigneur… Que Dieu est bon de m'avoir accordé la faveur!…
—Parlez, Yvon, dit Jean de Ganay, d'un ton un peu sévère.
Puis il ajouta plus doucement:
—Que vous est-il survenu?
—Messire, répondit Guyonne, au retour de l'excursion dans l'île, étant demeurée en arrière, j'ai voulu accélérer la marche pour vous rejoindre. Mais en courant, mon pied glissa, je tombai et me cassai la jambe.
—Vous vous êtes cassé la jambe? s'écria Jean avec une vive sympathie.
—Hélas! messire! répondit naïvement Guyonne, j'avais sans doute offensé le Seigneur. Que sa sainte volonté soit faite!
Mais cette cabane!…
—Je passai la nuit sur le lieu de ma chute, incapable de faire un mouvement, et je me résignais à mourir de douleur et de faim, quand le matin je vis venir un être étrange, qui me parut un démon. Croyant que c'était la mort, je me résignais à demander pardon à Dieu de mes péchés; mais lui, dès qu'il m'aperçut, il se cacha, puis revint lentement, se cacha de nouveau, revint une troisième fois, avançant de plus en plus. Ce manège dissipa mes appréhensions. Je lui parlai, il ne répondit pas; je fis des signes alors, et peu à peu il approcha tout à fait.
—C'était un sauvage? s'enquit anxieusement le vicomte.
—Non, monseigneur; c'est un Français.
—Un Français!
—Oui, il est complètement muet et idiot, le pauvre homme! Je crois qu'il aura fait naufrage, il y a bien des années, et aura réussi à gagner cette île où l'instinct de la conservation lui a enseigné les moyens de pourvoir à son existence.
—Et vous… Yvon?
—Oh! messire, votre bonté pour un pauvre serf est trop grande! Il m'a transporté dans sa cabane et nourri…
—Mais votre fracture?
—Ma jambe me fait encore horriblement souffrir, répliqua la jeune fille.
—Est-elle remise, au moins?
—Oui, messire. Il me l'a remise lui-même. Ça n'a pas été sans peine, mais j'ai tant prié le bon Dieu de me conserver la vie et la santé, pour vous la consacrer, messire, qu'il a daigné m'accorder les secours de sa toute-puissance.
—Où est cet homme?
—Il est sorti pour pêcher, messire.
—Rentrera-t-il bientôt?
—Je ne saurais le dire. Mais votre vue le ferait…
—Fuir, ajouta le vicomte, observant qu'Yvon n'osait achever.
—Je le crains, monseigneur.
Jean de Ganay réfléchit durant quelques secondes.
—Il vous est impossible de marcher?
—Impossible, messire.
—Attendez jusqu'à ce soir, je reviendrai vous chercher pour vous transférer au camp.
Après avoir encore échangé quelques paroles avec le faux Yvon, Jean de Ganay sortit de la hutte, et retourna vers ses compagnons, en commandant à Grosbec de ne rien révéler de cette aventure.
XII
MORT DE BRISE-TOUT
Comme le vicomte de Ganay et l'ex-lansquenet Grosbec approchaient du lieu où ils avaient laissé les routiers, ils remarquèrent qu'une grande agitation régnait parmi ces derniers. Rassemblés en cercle au pied d'un chêne, les déportés semblaient discuter chaudement. Ils trépignaient, criaient à haute voix, tendaient la presse, se remuaient en tous sens, et, de loin, avaient l'air de gens prêts à se battre.
Le premier, Grosbec distingua cette scène extraordinaire; il appela sur elle l'attention de son chef:
—Messire! dit-il.
Jean de Ganay, dont les pensées s'égaraient dans le royaume de l'idéal, tressaillit et leva la tête.
—Messire, reprit son interlocuteur, je crois qu'il se passe quelque chose d'insolite là-bas.
Et son doigt s'étendit dans la direction du campement.
Le jeune seigneur regarda dans cette direction.
—Une querelle, sans doute, dit-il ensuite. Avançons!
Ils doublèrent silencieusement le pas et bientôt atteignirent les premiers rangs de la ceinture formée par les bannis.
L'esprit de ceux-ci était si puissamment tendu vers d'autres objets qu'ils continuèrent leurs clameurs et leurs gestes sans s'occuper de la présence du vicomte. Au milieu d'eux la foule était étroitement annelée. Jean de Ganay fut dans la nécessité de sommer ses subordonnés de se séparer pour avoir connaissance de ce qui les réunissait ainsi.
Son ordre demeura d'abord sans effet; mais Grosbec l'ayant réitéré d'un ton impérieux, les turbulents cédèrent et Jean put pénétrer sur le théâtre même de l'action.
Un drame des plus tragiques paraissait sur le point de s'y dénouer, tandis que les spectateurs hurlaient diaboliquement autour de deux individus dont l'aspect était aussi différent que l'emploi dans lequel ils figuraient.
L'un de ces personnages n'était autre que notre vieille connaissance, le géant François Rivet, surnommé Brise-tout. Mais le deuxième était un étranger, singulièrement accoutré, d'un habillement composé de diverses peaux cousues ensemble par des plantes ligamenteuses. Il portait ce costume comme un manteau: sa tête, ses jambes et ses bras étaient nus. Rien de bizarre comme la physionomie de cet individu. Une épaisse chevelure ébouriffée couvrait son crâne et descendait, en touffes longues et incultes, sur ses épaules tannées par le haie. Elle servait de cadre à un visage maigrelet, rechigné, qui avait un caractère enfantin, quoique la vieillesse en eût déjà marqué les traits de son sceau indélébile. Les membres de cet être étaient secs, démesurément longs, et velus comme ceux d'une bête fauve. Cependant, sa face était veuve de tout poil. On discernait facilement que cette glabréité n'était pas due à des moyens artificiels, mais à la nature.
La position de l'inconnu était celle d'un condamné à mort.
Il avait les mains liées derrière le dos et à son cou s'enroulait un cordeau, grossièrement fabriqué, dont un bout, jeté par-dessus une branche basse du chêne, était tenu par deux robustes routiers, qui attendaient sans doute un signal pour tirer la corde et étrangler la victime placée à l'autre extrémité.
Soit qu'il n'eût pas le sentiment du supplice auquel on le destinait, soit qu'il méprisât les tortures, le malheureux ne faisait aucun mouvement pour essayer d'échapper à ses bourreaux et promenait sur eux des regards indifférents. Devant lui, le corps de Brise-tout. La, poitrine du colosse était toute découverte, et au-dessous du sein gauche on voyait une large blessure de laquelle sortait un sang noir et épais. François Rivet n'avait pas encore exhalé le dernier soupir, mais l'heure suprême approchait pour lui. Sa respiration était inégale et sifflante; une pâleur verdâtre envahissait peu à peu sa figure et ses prunelles s'éclipsaient sous la paupière dans ses grands yeux écarquillés.
Au moment où le vicomte se présenta, Brise-tout, comme une lampe qui se ranime avant de s'éteindre, se souleva sur un coude et traînant vers les assistants une menace hideuse, il râla plutôt qu'il n'articula les mots suivants:
—Corne de boeuf! accrochez-le haut et court, compaings; mais hâtez-vous, si vous voulez que je voie la dernière danse du maudit avant de descendre chez monsieur Satan!
—N'oublie pas de lui présenter mes respects, ami Piffard, dit Nabot qui trouvait, à son habitude, matière à plaisanter, même dans une circonstance aussi grave.
François Rivet essaya de prononcer quelques autres paroles; mais il fut pris d'une convulsion soudaine; sa bouche rejeta des caillots de sang, en grimaçant un rire sardonique, ses dents s'entre-choquèrent bruyamment, ses bras qu'il tenait douloureusement croisés contre sa poitrine se détendirent et il expira.
—Un phénomène animal de trépassé! De Profundis! glapit la voix aigrelette du nain.
—Silence! s'écria le vicomte tristement impressionné.
Cette scène s'était accomplie en bien moins de temps que nous n'avons mis pour la raconter et sa dernière phase avait été si rapide que les routiers avaient presque oublié l'étranger qui, la corde au cou, considérait tout cela d'un air impassible. Mais, dès que François Rivet eut rendu le dernier souffle, les cris «A la hart! à la hart, le meurtrier!» grondèrent de tous côtés.
—Oui, pendons l'assassin, pendons l'assassin! répéta Nabot du milieu de la foule où il s'était réfugié.
Déjà les deux exécuteurs improvisés, pour témoigner de leur bonne volonté, tiraient le cordon fatal qui devait lancer une vie humaine dans l'éternité, quand l'écuyer, mettant son épée au vent, d'un coup trancha le lien. L'inconnu retomba à terre, en poussant un cri strangulé.
—Que pas un de vous ne touche à cet homme! dit Jean de Ganay avec un geste irrésistible.
Et, remarquant que, malgré son commandement, le matelot Pierre manifestait des dispositions récalcitrantes, il marcha sur lui, l'épée haute, et lui dit résolument:
—Encore un mot, et tu es mort.
Rien n'est plus propre, on le sait, à intimider les masses que l'audace jointe a la spontanéité: aussi les déportés frissonnèrent-ils sous le regard intrépide du vicomte. Certain de leur obéissance, celui-ci ordonna à l'un de ses voisins de délier la victime. Son ordre fut exécuté sur-le-champ. Et, l'inconnu aux vêtements de peaux se releva lestement, bondit à travers la cohue de spectateurs qui l'environnait, et, avant qu'on eût même songé à s'opposer à son dessein, se précipita dans le lac.
Là, il plongea et disparut à tous les yeux.
Revenu de sa surprise, Jean de Ganay s'imagina aisément que cet individu était le propriétaire de la hutte, qui avait prodigué ses bons offices à Yvon. Mais restait un mystère à éclaircir: celui de la mort de Brise-tout.
L'écuyer interrogea ses gens. Il apprit qu'après son départ, François Rivet, étant allé explorer la partie sud-est de l'île, avait aperçu un homme qui pêchait. Supposant que c'était un sauvage, le géant s'élança sur lui avec l'intention de le faire prisonnier. Une lutte s'en serait suivie, pendant laquelle l'attaqué aurait frappé son adversaire avec un instrument tranchant. Se sentant blessé, Brise-tout appela au secours, mais sans lâcher prise. Quelques compagnons qui vaguaient près de là accoururent. Ils s'emparèrent de l'étranger, le garrottèrent, le conduisirent au camp, et se préparaient à le pendre pour venger leur camarade et se conformer à ses désirs, lorsque l'arrivée soudaine du vicomte les en empêcha.
Ce récit avait un caractère de vraisemblance assez plausible. Jean de Ganay s'en contenta pour le moment, il fit creuser une fosse et inhumer le malheureux Brise-tout, dont la fin prématurée souleva peu de regrets.
En guise d'oraison funèbre, le Nabot récita sur la tombe du défunt, avec une légère variante, le sixain qu'il avait composé quelques jours auparavant:
Passant, sous cet amas de sable amoncelé,
Gît la pourriture d'un goinfre ensorcelé
François Rivet, surnommé Brise-tout
Passé maître dans l'art de faire atout,
Qui, faute de soudure
Creva d'une blessure.
XIII
PERPLEXITÉ
La fin de l'été de l'année mil cinq cent quatre-vingt-dix-huit approche. Depuis trois mois bientôt le Castor a débarqué sa cargaison humaine sur l'île de Sable; depuis ce temps, chaque jour les malheureux abandonnés se sont bercés de l'espoir de voir poindre à l'horizon le navire qui les a amenés, et chaque jour cet espoir a été déçu. L'anxiété plombe leurs fronts, le découragement amollit leurs bras, des colères sourdes grondent dans leur tête. Cependant, sur le rivage de la mer et sur le bord du lac, des tentes, puis des cabanes se sont élevées, l'existence des proscrits s'est régularisée, ils jouissent d'un certain bien-être. Ceux-ci tuent du gibier, ceux-là capturent du poisson; tous travaillent plus ou moins; les provisions ne manquent point. Outre une assez grande quantité de viandes salées et fort peu avariées qu'ils ont recueillies du naufrage de l'Érable, ils trouvent encore sur le lieu de leur exil bon nombre de moutons, chèvres et autres herbivores domestiques, qui ont été probablement laissés par des colons qui l'ont précédemment habité[11]. Mais les causes d'afflictions abondent: pour la plupart, l'ignorance absolue de la situation de l'île qu'ils occupent, l'obligation de se livrer à des labeurs auxquels ils n'ont point été accoutumés, la sévérité de la discipline à laquelle les soumet le vicomte, la monotonie des relations, sont des motifs de cuisants soucis; pour quelques-unes, pour les meilleurs natures, la stérilité du sol, l'isolement, l'incertitude, sont des sujets de dégoût; chez tous, déjà, la perspective d'un hiver dans ces régions sauvages suscite de terribles appréhensions.
[Note 11: Ce fait est historique.]
Le vicomte Jean de Ganay lui-même est en proie au doute et à la crainte. Son fidèle matelot, Philippe Francoeur, cherche, vainement à le rassurer. L'écuyer triomphe difficilement de ses chagrins. Mille angoisses lui déchirent l'âme. Le souvenir de sa chère Bourgogne, de sa famille, de ses amis, des gais romans dont son imagination de jeune homme avait brodé les fleurs, planent souvent devant son esprit. Néanmoins il pense rarement à la reine de ses premières amours, à Laure de Kerskoên, et, quand l'image de la charmante châtelaine lui sourit encore, il s'impatiente et se dérobe à ce sourire. Les nuits du vicomte sont pleines d'insomnies, ses veilles pleines de conjectures. L'abattement des gens laissés à son commandement, leur mauvais vouloir, leurs instincts turbulents ne lui ont pas échappé. Il a conçu des soupçons sur la loyauté du matelot Pierre ou Caliban. Cet homme lui, apparaît comme un scélérat capable de tout. Mais, jusqu'ici, rien n'est venu justifier sa méfiance, et il n'ose l'exprimer, de peur de s'attirer la haine des partisans du matelot, car ce dernier, tout en protestant de sa fidélité au chef, s'est formé une sorte de parti qu'il dirige à son gré. Ce parti est composé de tous les plus mutins de la bande, de ceux qui opposent des murmures ou la résistance de l'inertie aux ordres de l'écuyer, qui délibèrent parfois en conciliabule secret et contrarient les projets d'amélioration conçus par Jean de Ganay.
Voulant se mettre à l'abri des intentions malveillantes qu'il leur présumait, l'écuyer les avait renvoyés avec Caliban au poste de la côte, et avait rappelé le Maléficieux près de lui au camp du lac. Les premiers, pensait-il, ennemis de la culture, proféreraient s'adonner exclusivement à la pêche et à la chasse, tandis que ceux qui demeuraient avec lui défricheraient la terre. Par ce moyen, aussitôt la récolte achevée, les deux troupes feraient l'échange de leurs divers produits, et pourraient vivre commodément. Ce plan, au premier abord, paraîtra assez sage. Mais en y réfléchissant, on s'apercevra qu'il ne pouvait produire que des résultats désastreux. Et, on effet, il créait la jalousie, la rivalité entre des gens aigris par le malheur, et, de plus, il habituait les amis de Caliban à méconnaître le contrôle du vicomte pour ne plus admettre que celui du matelot. Or, si ce dernier était réellement animé de sentiments bas et envieux, sans doute il profiterait de son ascendant temporaire pour indisposer ses subordonnés contre leur chef réel et peut-être même s'emparer du pouvoir. S'il avait eu plus d'expérience des hommes et des choses, Jean de Ganay n'aurait pas agi aussi imprudemment. Il est hors de question que la jalousie peut commettre les plus noirs forfaits pour satisfaire ses appétits. Ne pourrait-on pas en dire autant de l'ambition, si le code social de l'hypocrisie n'avait légalisé l'une et condamné l'autre? Mais, comme nous ne nous sommes pas proposé la tâche de réformer les passions et les lois, abandonnons le thème aux philosophes et retournons à l'île de Sable.
Il était huit heures de relevée; la chaleur, durant tout le jour, avait été suffoquante. A ce moment, le soleil, penché à l'occident, semblait plaquer d'or les eaux du lac. Une brise caressante gazouillait dans les rameaux des arbustes; et, couchés à l'ombre, les routiers jouaient aux dés ou respiraient la fraîcheur du soir.
Après s'être promené pendant quelques minutes à travers les groupes, le vicomte s'approcha d'une hutte au seuil de laquelle le Maléficieux échiffait un lambeau de voile pour faire du fil et confectionner des rets.
—Eh bien! fit l'écuyer d'un ton mystérieux.
Philippe Francoeur jeta un coup d'oeil autour de lui avant de répondre.
—Y a-t-il du mieux? poursuivit Jean de Ganay.
—Du mieux! non, messire; non, la fièvre augmente, hélas! et tenez, ça me fend le coeur rien que d'y songer…
—Chut! fit l'écuyer portant le doigt sur ses lèvres à la vue d'un routier qui rôdait près de la cabane.
Le matelot comprit ce geste, et apostrophant le routier:
—Ohé, Poitevin, va donc lever la nasse que j'ai posée ce matin au bas du lac, tu sais?… Elle doit être bellement grosse de fretins, oui bien, par la fourche de Neptune!
—Cuides-tu, vieux loup de mer? repartit l'autre.
—Par tous les diables, j'en suis aussi sûr que si je l'entendais déjà chanter dans la poêle, mon gars! s'écria Philippe.
—Jarnidieu! alors j'y cours… mais j'en aurai ma part?
—Oui bien, par la fourche de Neptune!
Quand l'importun se fut éloigné, Philippe Francoeur dit à voix basse au vicomte:
—Pourtant, il y a de l'espoir… beaucoup d'espoir… je me connais un peu en choses médicales, messire…
—Le délire a-t-il cessé?
—Je le crois. Voyez vous-même. Je veillerai tandis que vous y serez.
Le vicomte poussa une claire-voie d'osier qui servait de porte à la hutte et entra. L'intérieur était nu, mais d'une propreté remarquable. Filtrant par une ouverture pratiquée A hauteur d'homme et tamisée par un rideau de toile fixé devant cette ouverture, le soleil répandait dans la cabane une clarté douce et rosée. Vis-à-vis de la fenêtre, sur un lit de bruyères, gisait une personne. Elle semblait profondément endormie, quoique sa respiration fût saccadée. Un drap grossier, mais d'une grande propreté, était jeté sur elle.
Le vicomte avança d'un pas imperceptible, en retenant son baleine.
Longtemps, il considéra silencieusement la malade.
Est-il nécessaire de dire que c'était Guyonne?
On l'avait transférée au camp. La fièvre et le délire s'étaient emparés d'elle, le soir même de son arrivée, et ne l'avaient point quittée depuis lors.
Le premier, Philippe Francoeur, qui s'était chargé de la soigner, avait découvert le sexe du faux Yvon. Informé de cette découverte, Jean de Ganay en recommanda le secret au Maléficieux. Celui-ci n'avait pas besoin de la recommandation; il savait trop bien à quels désordres pourrait donner lieu une telle révélation. Rude, mais affectueux; enjoué, mais moral, il eut pour la jeune fille des trésors de tendresse inexprimables. Une mère ne se montrerait pas plus empressée au chevet de son enfant alité que ne le fut le vieux marin près du grabat de Guyonne. Il poussa la délicatesse jusqu'à lui laisser ignorer qu'il savait ce qu'elle était. Mais le jour, la nuit, à toute heure, il faisait sentinelle; et aucun des routiers ne soupçonnait le mystère.
Les souffrances avaient cruellement ravagé les traits de la pauvre enfant. Une pâleur morbide remplaçait les roses de son teint; ses joues étaient creusées, ses pommettes enflammées et ses lèvres sèches et écaillées de pellicules jaunâtres. Cependant, sa beauté n'avait pas disparu; le caractère s'en était seulement altéré. La langueur lui avait, enlevé ce qu'elle avait de trop mâle pour y substituer la féminéité propre aux femmes.
Ainsi, vue dans cette cabane, à la lueur affaiblie du soleil couchant,
Guyonne représentait une admirable incarnation de la douleur physique.
Dans son sommeil, elle murmurait des paroles incohérentes, au milieu desquelles le prénom du vicomte revenait fréquemment, accompagné de soupirs.
Jean lui prie le bras, interrogea son pouls; il battait vite, mais les pulsations n'étaient pas désordonnées. Cet examen parut d'un bon augure à l'écuyer, car un rayon de joie traversa ses yeux. Tirant ensuite de son sein le portrait qu'il avait trouvé dans le coffret dont nous avons parlé, il commença à en étudier attentivement les détails, on contemplant tour à tour la physionomie de la grande dame et celle de l'exilée.
—C'est bien cela, pensait-il tout haut; la ressemblance est complète; rien n'y manque, pas même le grain de rousseur au-dessous de l'oreille droite.. Quelle énigme! Oh! il faut que je la questionne, que je lui dise que…
La jeune fille s'agita sur sa couche, et le vicomte resserra promptement le médaillon.
XIV
INTRIGUE
Ça mouvement ayant dérangé le drap qui couvrait Guyonne, ses bras, ses épaules et jusqu'à la naissance de sa gorge apparurent dans une éblouissante blancheur dont la matité faisait songer involontairement à l'albâtre. Jean de Ganay baissa les regards, son visage s'empourpra et un indicible frissonnement courut dans ses artères.
—A boire! murmura Guyonne d'une voix dolente.
Le vicomte jeta autour de lui un regard rapide.
—A boire! répéta la jeune fille, en dessillant pour la première fois ses paupières.
D'abord, elle ne reconnut pas l'écuyer qui, dans un coin de la cabane, emplissait d'eau une écuelle de bois; mais remarquant le désordre de sa toilette, elle ramena le drap traître à sa pudeur.
Le jeune homme revint près du lit, apportant l'unique boisson qu'il pût donner à la pauvre malade.
En s'approchant, il tremblait de tous ses membres; un vif incarnat colorait ses joues, et la sueur perlait son front. Il avait l'air d'aller commettre une mauvaise action.
Guyonne, à sa vue, poussa un cri; ensuite, honteuse, confuse, elle ferma les yeux sang oser prononcer une parole.
—Buvez! lui dit, bien bas, Jean de Ganay, plus timide, plus effrayé peut-être que sa protégée.
Et, comme elle hésitait, ou plutôt ne comprenait pas cette prière, il ajouta, en s'agenouillant devant la couche et portant l'écuelle aux lèvres de la jeune fille:
—Buvez! cette eau apaisera la soif qui vous dévore. Que ne puis-je vous offrir quelque chose de plus!…
—Merci, monseigneur, votre bonté est pour moi trop grande, bégaya le faux Yvon, d'un accent profondément ému.
—Vous avez été bien malade!
—Bien malade? dit-elle avec surprise.
—Oh! oui, répliqua naïvement l'écuyer; bien malade… tellement que nous appréhendions… Mais votre santé…
—Oh! messire, ma santé s'est améliorée… grandement.
—Souffrez-vous toujours de cette fracture! demanda le vicomte.
Guyonne ne répondit pas sur-le-champ; et observant qu'elle cherchait à remuer sa jambe, afin sans doute de s'assurer si la guérison avançait, Jean de Ganay reprit:
—Non, non, ne bougez pas, les mouvements pourraient vous nuire; restez…
Après ces mots, il y eut entre les jeunes gens un silence de plusieurs minutes. Ils évitaient de se regarder, et il semblait qu'ils craignissent de se communiquer leurs pensées.
Le soleil s'inclinait de plus en plus à l'horizon. Insensible et les ténèbres envahissaient l'intérieur de la cabane, dont une douce brise rafraîchissait l'atmosphère, en soulevant avec un frou-frou continuel le rideau de la petite fenêtre.
L'heure était mystérieuse, parfumée d'arômes et de poésie; le coeur se dilatait joyeusement à ces tièdes haleines du soir; on se sentait noyé dans une énervante langueur.
Jean de Ganay conservait la même position. Prosterné devant Guyonne, de sa main gauche il tenait le bras de la malade, et, accoudé sur le lit, cachait son visage dans sa main droite; les battements de son coeur répondaient à l'unisson aux battements du coeur de la jeune fille; de leurs poitrines gonflées s'échappaient des souffles brûlants.
Le mal de Guyonne était-il contagieux? avait-il gagné Jean? et maintenant tous deux avaient-ils la fièvre?
Tout à coup, le vicomte attira passionnément la main de Guyonne et se pencha comme pour y déposer un baiser, puis repoussant soudain la pensée qui l'entraînait, il se leva brusquement, avant d'avoir accompli cet acte, et se mit à parcourir la cabane en tous sens.
N'eût été l'obscurité, Guyonne aurait pu remarquer que les traits de l'amant de Laure de Kerskoên étaient décomposés et que des larmes ardentes jaillissaient de ses paupières.
De son côté Jean de Ganay se serait aperçu que le faux Yvon pleurait.
Un quart d'heure s'écoula sans qu'ils échangeassent une parole. Des mondes d'idées tourbillonnaient dans l'esprit du vicomte; Guyonne attendait dans une fébrile impatience la fin de cette scène. Involontairement elle laissa échapper un sanglot. A cette expansion de douleur, l'écuyer tressaillit. Il s'arrêta, fit sur lui-même un violent effort, et ensuite, d'un pas tranquille et ferme, vint s'asseoir près de la malade.
Le silence recommença; mais il fut de courte durée. Bientôt Jean de Ganay, qui paraissait en proie à une lutte intérieure, triompha de ses hésitations et, d'une voix presque solennelle, il demanda à la jeune fille:
—Ne m'avez-vous pas dit que vous étiez fils d'un pêcheur, vassal du soigneur de la Roche?
—Oui, messire murmura d'un ton inintelligible Guyonne, intimidée par le début de cet interrogatoire.
—Son fils! reprit le vicomte sans déguiser le mécontentement que lui causait la réponse.
Guyonne ne répliqua point. Elle avait peur; elle pressentait que son secret n'existait plus pour le vicomte! Et quand celui-ci répéta pour la troisième fois: «Son filas!» incapable de dissimuler plus longtemps, elle s'écria en joignant les mains:
—Oh! messire, pardonnez, pardonnez à une pauvre fille!… Je vous dirai tout… toute la vérité…
Accablée par cette confession, elle poussa un long soupir et se tut.
La nuit était complète; on ne distinguait plus les objets dans la cabane.
Jean de Ganay étonné, effrayé de ne plus entendre la voix de son interlocutrice, appela:
—Yvon! Yvon!
Son appel n'obtint pas de réplique. Tremblant à son tour, le jeune homme porta vivement la main sur le visage de Guyonne: il était froid comme le marbre.
—Grand Dieu! exclama-t-il; ma brutalité aurait-elle hâté la mort de cette malheureuse enfant?
Puis il ajouta eu courant vers la porte:
—Philippe! Philippe! un flambeau… une torche!…
Mais, à cet instant, le Maléficieux entrait brusquement dans la cabane en criant:
—Aux armes, messire! aux armes! Nos hommes sont révoltés…
Une décharge de mousqueterie, accompagnée de vociférations épouvantables, vint aussitôt confirmer l'assertion de Philippe Francoeur.
Oubliant tout, le vicomte bondit, plutôt qu'il ne s'élança au dehors.
Il avait mis son épée au vent, et tandis que sa main droite brandissait la lame étincelante dans l'obscurité, sa main gauche armait un pistolet.
Derrière lui, mais ayant de la peine à le suivre, tant les allures du jeune homme étaient précipitées, courait Philippe Francoeur. De son côté, le matelot était bien armé de toutes pièces pour ainsi dire. A sa ceinture pendait une hache d'abordage à deux tranchants; un mousquet était jeté sur son épaule, et, tandis qu'attaché par la dragonne un sabre se balançait à l'un de ses poignets, serrée à la hampe par les doigts, une pique hérissait son acier luisant à dix pas devant lui.
Les ténèbres couvraient la terre. Au ciel, d'un bleu sombre, quelques rares étoiles, oubliées sur un azur terne scintillaient en décrivant des fractions de corde. Des nuages gris de fer, cotonneux, estompaient la voûte céleste vers l'occident. La brise était toujours tiède et fraîche, mais de temps en temps un coup de vent bref, piquant, lui succédait. Rien n'annonçait un prochain orage; rien n'annonçait que la nuit serait sereine et tranquille. Dans la plus grande partie des régions américaines, du nord au sud, les variations atmosphériques sont si soudaines, si inopinées, qu'elles déjouent souvent les calculs des météorologistes les plus expérimentés.
Devant le lac, se déployait une pelouse d'un quart de mille de rayon à peu près. Les tentes des proscrits en occupaient une partie, leurs essais de culture et des bruyères une autre: un cordon de bois feuillu servait de rideau à la clairière.
Quand le vicomte et le matelot sortirent de la hutte, tout était plongé dans l'ombre; mais ça et là on voyait se profiler des masses et des silhouettes plus opaques que l'opacité des ténèbres, et des étincelles éblouissantes trouaient la profondeur de la nuit.
Mille cris étranges déchiraient le calme; et puis des détonations intermittentes précédées d'éclairs, venaient ajouter à l'horreur de tous ces mystères.
—Mort! mort! mort au tyran! mort au vicomte Jean de Ganay! hurlaient des voix lointaines.
—Secours! secours! saint Denis! Montjoie! aux armes! aux armes! clamaient d'autres voix: plus proches.