L'île de sable
XV
INSURRECTION
Avant de rapporter les événements de cette nuit, mémorable dans la vie des routiers abandonnés sur l'île de Sable par le marquis de la Roche, disons en quelques lignes ce qui s'était passé durant les journées précédentes.
Le lecteur se souvient sans doute que le vicomte Jean de Ganay avait jugé à propos de partager ses gens en deux bandes: l'une qui devait camper sur le bord de la mer, l'autre s'établir près du lac et s'employer plus spécialement à des travaux de défrichement et de colonisation. Cette seconde troupe, composée de dix-neuf hommes seulement depuis la mort de Brise-tout, formait pour ainsi dire l'état-major. Le lieu qu'elle habitait était une sorte de quartier général où l'écuyer avait, fait transporter les munitions et tous les objets qui n'étaient pas d'un usage immédiat et journalier. N'ayant laissé entre les mains du détachement sous les ordres du matelot Pierre qu'un petit nombre d'armes, il pensait être assuré contre une tentative de révolte de la part de ceux qu'il regardait avec raison comme les plus indisciplinables de la troupe. Par malheur, Jean de Ganay avait compté sans son hôte. On a vu dans un chapitre précédent que lors du naufrage de l'Érable, le matelot Pierre avait clandestinement détourné et caché en lieu sûr une caisse d'armes. Dès cette époque, le traître ruminait un complot. Sournois, ambitieux, il aspirait à renverser Jean de Ganay, n'importe par quel moyen, et à le remplacer au commandement. Si Pierre n'avait pas cette vigueur d'esprit et cette force musculaire qui imposent aux masses, il possédait à un haut degré l'art de la dissimulation et de faire rayonner autour de lui les mauvais desseins qu'enfantait son imagination. Les soupçons du vicomte sur ce misérable n'étaient donc que trop fondés. Que si l'on est surpris que Jean de Ganay, devinant, comme c'était le cas, les dispositions hostiles du matelot, lui eût confié une autorité aussi grande que celle dont il l'avait investi nous répliquerons qu'en procédant de cette manière l'écuyer avait pensé qu'il s'attacherait le matelot, et que, d'ailleurs, nul autre que Pierre, sauf le Maléficieux, n'était capable de maîtriser une partie quelconque des bannis. Au surplus, Jean de Ganay, malgré ses appréhensions, n'avait eu jusque-là qu'à se féliciter de la mise en oeuvre du plan qu'il avait adopté, et si l'esprit de Pierre n'eût été une espèce de creuset où les plus détestables passions s'amalgamaient aux plus perfides projets, probablement les routiers auraient insensiblement réussi à jouir d'une existence tolérable. Mais l'envie ne compte qu'avec ses intérêts. Peu importait à Pierre que la moitié de ses compagnons d'infortune mourussent d'une mort affreuse, pourvu qu'il supplantât le vicomte, et se débarrassât, du même coup, de Philippe Francoeur pour qui il éprouvait une haine implacable, surtout depuis que ce dernier, l'ayant surpris dans un état d'ivresse complet, avait averti son seigneur et maître, et attiré sur le débauché une verte semonce! Pierre renferma ses fureurs et ses aspirations. Puis, adroitement, il répandit parmi les siens que les Colons (ainsi on avait désigné les bannis qui habitaient le bord du lac) vivaient dans l'abondance, tandis qu'eux, les Soudards, ils manquaient souvent de nourriture. Pour expliquer cette rumeur, Pierre disait avoir remarqué au camp des Colons une immense quantité de barils et de coffres, provenant de l'Érable, et qui renfermaient tous des viandes salées et des conserves. Ces assertions faites à demi, avec des restrictions habiles, et toujours confidentiellement, trouvèrent des crédules. Passées de bouche en oreille, elles grossirent vite. Bientôt il y eut des Soudards qui affirmèrent que les Colons se gorgeaient des mets les plus délicats et prenaient moult soulas et esbattement. Si absurde que soit un mensonge, il trouve toujours des partisans chez ceux dont il flatte les instincts ou les désirs. Peu à peu les Soudards se prirent d'inimitié contre les Colons. Rassemblés le soir sur le rivage de la mer, ils se plaignaient, blasphémaient et s'excitaient à la révolte. Caliban riait sous cape; l'hypocrite leur prêchait la patience et l'abnégation pour leurs frères plus heureux, sachant bien que c'était jeter de l'huile sur le feu. Quant à leurs marques non équivoques de mécontentement, il n'avait garde de les mentionner au vicomte dans le rapport qu'il lui envoyait quotidiennement. Au contraire, selon lui, les Soudards étaient doux comme des moutons et prêts à tout sacrifier au service du sire de Ganay.
Quoiqu'il ne s'endormît point dans une fausse quiétude et suspectât une partie de la vérité, Jean ne croyait pas qu'une révolte fût possible et encore moins prochaine. Le jour où s'accomplirent les faits que nous nous disposons à consigner ici, il avait condamné à un châtiment corporel un des Soudards pour avoir provoqué, battu et grièvement blessé un Colon. La punition était juste, mais pas au point de vue des Soudards. Le soir, à leur habitude, ils s'attroupèrent et proférèrent des menaces contre les Colons, que le vicomte de Ganay favorisait sans cesse, disaient-ils, à leurs dépens. Cela ne pouvait durer. Il fallait une fin, et si on les poussait à bout, ils prouveraient qu'ils avaient du sang dans les veines. L'orateur de la bande, l'âme damnée de Pierre, un Italien nommé Ludovico Ruggi, mais plus connu sous le sobriquet de Long-croc (sobriquet que lui avait vraisemblablement valu le développement de ses moustaches), monta sur une tonne vide et harangua la foule. Il rappela la condamnation qui avait eu lieu dans la matinée, démontra, en dénaturant les incidents de la querelle entre le Soudard et le Colon, que la peine infligée au premier aurait dû l'être au second, passa en revue plusieurs vieilles sentences rendues par le vicomte contre ses braves compaings au profit des privilégiés, récapitula cent griefs imaginaires, parla de courage, valeur, égalité, et enfin termina en s'écriant qu'au nom de la justice ils étaient tous tenus de demander, d'exiger, d'obtenir une réparation! Ludovico improvisait chaleureusement; son éloquence de tribun savait faire vibrer les cordes sensibles dans un auditoire populaire. Des tonnerres d'applaudissements accueillirent sa péroraison. L'opportunité était belle, Pierre ne la manqua point:
«Oui, dit-il, lorsque Ruggi eut achevé son discours, oui, je commence à m'apercevoir, enfin, qu'on nous traite en lépreux, et que nous ne sommes que les serfs des Colons. Jusqu'ici, j'avais fermé les yeux à la lumière aujourd'hui, me voici forcé de les ouvrir…. Je tremblé en songeant que ma tonne foi a été indignement trompée… et, comme notre cher ami Long-croc, je suis convaincu qu'au nom de la justice, nous sommes tous tenus à demander, exiger et obtenir une prompte et décisive réparation.»
La conclusion du matelot fut reçue par des bravos non moins énergiques, non moins bruyants que celle de Ruggi. Bis repetita placent.
Mais s'il est aisé de discourir, il n'est pas aussi aisé d'agir. Pierre ne l'ignorait point. Quand l'un des mécontents s'écria: «Comment avoir cette réparation?» il se fit un grand silence dans l'assemblée. L'Italien tortilla sa moustache en interrogeant Pierre du regard; celui-ci se pinça le nez d'un air embarrassé, non qu'il ne fût pas préparé à cette question,—Pierre avait à l'avance combiné sa tactique—mais il était poltron, n'aimait pas à se compromettre, et il attendait qu'un autre prît l'initiative, quitte à diriger ensuite tous les fils du complot. Ce qu'il avait prévu arriva. Pendant que Ruggi étirait ses crocs et que lui-même se tourmentait les fosses nasales, un petit homme, grêle et fluet, à la mine de furet, répondit légèrement:
—Sac à papier! c'est donc bien difficile que de changer de camp avec les Colons?
Pour ça, non, dit un voisin; mais le seigneur de Ganay y consentira-t-il?
—That is the question! murmura un Anglais remarquable par son teint lie de vin et ses formes osseuses et décharnées.
—Corne de boeuf! cria un quatrième, quel besoin avons-nous du consentement de celui-ci ou de celui-là! Ne sommes-nous pas les plus forts?
La digue venait d'être rompue. Timides et incertaines d'abord, mais peu après rageuses et menaçantes, des imprécations furent proférées de toutes parts contre le vicomte de Ganay.
Pierre se frotta les mains, l'Italien se travailla les poils en tous sens.
—Corne de boeuf! reprit l'homme qui venait de parler si vingt gaillards comme nous ne sont pas capables de dire «viens ici que je t'envoie» à cette volée d'oisons de là-bas…
—On les étrillera, cria une voix.
—Mais ils ont des armes, dit une autre.
—Des armes… c'est vrai! objectèrent plusieurs.
—Et nous aussi! fut-il dit d'un ton perçant par un individu caché dans la foule.
—Nous…
—Oui! oui! oui…
—Où çà?
Cent demandes, cent interpellations se croiseront à la fois.
—Allez à la grotte de sable! dit la même voix perçante qui avait crié:
Et nous aussi!
La grotte de sable était l'endroit où Pierre avait caché sa caisse d'armes.
On y courut, la caisse fut rapportée en triomphe.
—Et maintenant, vociféra l'Italien, compaings, nous sommes tous déterminés, n'est-ce pas?
—Oui, oui, oui…
—Il faut battre le fer quand il est rouge. Qu'on se partage fraternellement les armes, et en avant!
XVI
COMBAT
Le commandement des rebelles avait été offert au matelot Pierre. Mais celui-ci, trop fin pour assumer une si lourde responsabilité, l'avait refusé. Son sosie, Ruggi, appelé ensuite à la direction générale, s'était empressé d'accepter. Vantard et fanfaron, mais néanmoins brave et amoureux des périls, l'Italien avait toutes les aptitudes requises peur faire un chef d'insurrection.
Pris à l'improviste, les proscrits du camp du lac n'avaient point eu le temps de se mettre sur la défensive.
Ne sachant d'ailleurs à quelle sorte d'ennemis ils avaient affaire, appréhendant que ce ne fussent de ces sauvages Indiens dont ils avaient ouï raconter les horribles expéditions, ils se laissèrent d'abord aller à l'épouvante.
Mais Jean de Ganay connaissait les assaillants; d'une voix puissante, il commanda à ses gens de le suivre et de faire résistance. Chacun s'arma à la hâte, et en quelques minutes les Colons éparpillés sur la rive du fossé qu'ils avaient creusé devant leurs tentes étaient prêts à bien recevoir les agresseurs. On ne distinguait rien encore que des corps se mouvant dans l'ombre. D'intervalles en intervalles des clameurs retentissaient au milieu d'une fusillade nourrie qui partait du bois seulement.
L'ex-lansquenet Grosbec et Philippe Francoeur s'étaient rangés à côté du vicomte de Ganay; près de la porte d'entrée. L'accès du camp devenait donc difficile, car il était protégé par le fossé qui décrivait autour une demi-circonférence dont le lac était la corde.
Avec moins de précipitation, plus de ruse et d'entente, les conjurés auraient eu bon marché de leurs compagnons. Pour cela il eût suffi d'arriver sans bruit jusqu'à l'issue et de se précipiter ensuite dans le camp. Mais la première troupe aperçut un groupe d'hommes qui se promenaient. Caliban, chef de cette troupe, crut que l'un de ces hommes était Jean de Ganay. Comme le but du rebelle était surtout de se débarrasser du vicomte, il ordonna de faire feu. Une fois la première explosion opérée, d'autres se succédèrent alternativement. Ce fut en purs perte. Soit que la nuit les empêchât de viser juste, soit qu'ils fussent inhabiles au maniement des armes à feu, les Soudards n'atteignirent personne.
Jean de Ganay avait ordonné à ses subordonnés fidèles de ne tirer que sur son injonction expresse.
Remarquant que les insurgés ralentissaient leur feu, il jugea le moment favorable pour les engager à rentrer dans l'ordre, en les priant, s'ils avaient des griefs, de les lui signaler pour qu'il avisât à les redresser.
Ce discours fut couvert par des cris sauvages, et une triple détonation vint apprendre aux Colons que les Soudards étaient décidés à tout braver pour assouvir leurs passions.
—Ventre de biche! dit Grosbec en tombant à la renverse, je suis touché.
Jean de Ganay se retourna.
—Les rufians m'ont lesté pour l'éternité…. Adieu, monseigneur! adieu! ventre de biche, autant cette mort qu'une autre, ventre de…
—Un de tué! mâchonna le Maléficieux entre ses dents. Par le trident de
Neptune, je le vengerai, oui bien…..
Un grand bruit, suivi de deux décharges de mousqueterie, l'une au nord, l'autre au sud du camp, coupèrent court au soliloque du matelot.
—Ils ont formé un plan, dit froidement le vicomte. Leur résister n'est pas chose difficile, mais nous devons essayer de nous emparer des chefs. Ce Pierre…
—Pierre, oui, monseigneur, lui seul a pu les exciter et les pousser à une semblable équipée.
—Bien. Prenez cinq hommes avec vous. J'en prendrai également cinq et nous sortirons. Les autres veilleront.
—Restez plutôt, messire. Vous exposez…..
—Point de réplique! allez et faites vite!
Philippe Francoeur s'éloigna à grands pas.
Le vicomte appela. Aussitôt cinq Colons des plus robustes et des mieux armés se trouvèrent réunis près de lui.
—Vous me suivrez, leur dit-il, et quoi qu'il advienne, ne faites usage de vos armes que dans le cas de nécessité absolue. Souvenez-vous que ce ne sont pas des ennemis, mais des frères de malheur, égarés, que nous avons à combattre.
Philippe Francoeur et cinq hommes s'étant joints à eux, ils sortirent en bon ordre du retranchement, et, malgré le feu continuel des Soudards, se portèrent vers le bois.
En ce moment les nuances gris-bleu d'un gros nuage qui s'étendait au-dessus du camp se dégradèrent. Une lueur soudaine éclaira ses franges.
C'était une de ces aurores boréales si communes dans les régions de l'Amérique septentrionale.
Le phénomène s'était annoncé par un brouillard vaporeux voltigeant au nord; quelques secondes après, un arc lumineux se dessina au faîte, puis des cercles concentriques également lumineux se formèrent entre des zones obscures d'où jaillirent des rayons éclatants; ensuite les cercles et les zones s'ébréchèrent, et enfin une éblouissante auréole de feu vint couronner le sommet et inonder la campagne de clartés.
Alors, assaillis et assaillants furent en état de s'observer mutuellement.
Se voyant découvert, le chef des révoltés résolut de jouer le tout pour le tout.
—Rendez-vous et il vous sera lait grâce! cria Jean de Ganay.
—Mort aux privilégiés! répondit Pierre.
De son mousquet, il ajusta le vicomte, le coup partit, le plomb siffla aux oreilles de l'écuyer, mais sans l'effleurer.
Ce fut le signal de l'engagement.
Furieux, les colons, à leur tour, firent feu sans attendre d'ordre. Les soudards répondirent, et des deux côtés plusieurs hommes tombèrent.
Le matelot Pierre, craignant que sa troupe ne fût pas assez forte, prit un sifflet et en tira un son aigu pour rallier les deux détachements qu'il avait chargés d'attaquer le camp en flanc. Philippe Francoeur sentit de quelle importance il était pour sa cause d'empêcher ce mouvement. Avec ses cinq hommes, il se jeta au-devant de l'Italien Ludovico Ruggi et le chargea vigoureusement. L'ayant atteint lui-même sur la lisière du bois, il le saisit à bras le corps et essaya de le faire prisonnier; mais l'Italien était souple autant au moins que le Maléficieux était robuste. Pendant quelques minutes il déjoua tous les efforts du matelot pour le renverser. A la fin, haletant, épuisé, il tomba à terre. Philippe lui mit le genou sur la poitrine.
—Rends-toi; lui dit-il.
—J'étouffe! bégaya Ludovico.
—Ta parole de m'obéir, et je te donne merci.
—Je jure sur les saintes reliques! proféra l'Italien.
Philippe Francoeur ne doutant pas de la loyauté de ce germent retira son genou; mais à l'instant, même, Ruggi, sortant de son habit un long stylet, s'élança sur le matelot et il allait l'assassiner lâchement, lorsqu'une détonation retentit.
L'Italien tourna deux fois sur lui-même et retomba sur le gazon.
—Eh bien, que dites-vous de mon coup d'essai, maître Philippe? nasilla une voix.
—Comment, c'est toi, morveux! repartit le matelot.
—Oui bini, par la fourche de Neptune! reprit Nabot en ricanant. Moi qui vous ai débarrassé de ce fai-chien-là? eh! eh! dites donc que je ne suis bon qu'à plumer des oisons! Savez-vous que le signor Ludovico vous ménageait un vilain quart d'heure!
—Tu es un brave garçonnet.
—Fausse monnaie que les louanges, marmotta le Nabot en rechargeant le pistolet dont il s'était si adroitement servi.
La lutte était toujours acharnée à l'endroit où Philippe avait laissé le vicomte. Il y courut. L'aurore boréale s'éteignait déjà, les ténèbres reprenaient leur empire.
Comme le Maléficieux reparaissait dans la mêlée, il aperçut un individu accroupi derrière un pin qui, le mousquet à l'épaule, la main sur la détente, ajustait Jean de Ganay. S'élancer sur cet individu, rabattre violemment l'arme, fut pour le matelot l'affaire d'une seconde; mais le coup partit, et Philippe Francoeur reçut la balle dans la cuisse.
Exaspérés, les Colons se ruèrent sur les Soudards, qui commencèrent à fuir dans toutes les directions. Un quart d'heure après, ils étaient entièrement dispersés.
La révolte apaisée, le vicomte fit apporter des torches, et on procéda à l'examen des pertes. Heureusement elles n'étaient pas considérables. Trois colons et deux soudards étaient restés sur le champ de bataille; les premiers avaient, en outre, quatre hommes de blessés plus ou moins grièvement; les seconda avaient enlevé les leurs. Les victimes furent transférées au camp, les unes pour y recevoir les soins qu'exigeait leur état, les autres une sépulture commune.
Ces devoirs accomplis, le vicomte posa des sentinelles autour du camp, et avant de se livrer au repos voulut rassurer sa mystérieuse protégée.
Le jour se levait.
Jean trouva le Maléficieux étendu en travers de la porte de la cabane.
—Que faites-vous là? demanda Jean.
—Messire, répliqua simplement le digne matelot, je gardais.
—Mais votre blessure!
—Ce ne sera rien. Ceux qui m'ont apporté là prétendaient me déposer dans la cambuse, mais…..
Philippe posa le doigt sur ses lèvres en souriant.
—Généreux ami! s'écria le vicomte avec une effusion sincère; oh! je n'oublierai jamais la noblesse de votre coeur!
—Ne pensez pas à moi, messire. Entrez plutôt.
Jean de Ganay poussa la claire-voie, et aussitôt une exclamation vibrante jaillit de ses lèvres.
Guyonne avait disparu!
TROISIÈME PARTIE
OU GUYONNE ET JEAN DE GANAY
I
CINQ ANS APRÈS
Il est environ huit heures du matin. L'air est froid et imprégné d'une moiteur pénétrante. Des vapeurs épaisses, grisâtres, s'élèvent de toutes parts. On ne distingue pas à dix pas devant soi.
Debout sur la glace, deux Individus se livrent à la pêche.
Ils sont hermétiquement enveloppés dans des peaux de loup marin, qui leur encapuchonnent la tête de telle sorte que l'on n'aperçoit que leurs yeux.
La coupe de ces vêtements est aussi grossière que la matière dont ils sont faits. Cependant celui du plus petit des deux individus a une forme moins brute; et soit que la personne qui le porte sache mieux s'habiller que son compagnon, soit que sa conformation ait plus de souplesse, ce costume, quoique singulier, n'a pas mauvaise apparence.
C'est une espèce de blouse descendant jusqu'aux genoux, puis des pantalons à pied qui s'attachent à la ceinture. Des gants de pelleterie emprisonnent les mains.
Près des deux individus, un bon feu, au-dessus duquel rôtissent des poissons; et, à côté du feu, une large planche plate, légèrement recourbée à l'une de ses extrémités, et qui sert probablement aux inconnus de traîneau pour véhiculer les produits de leur pêche.
A cette pêche, ils procèdent de la manière suivante:
Par un trou pratiqué dans la glace avec une pique, ils passent une corde de nerf d'animal que termine un hameçon fait avec un clou. Un morceau de chair tient lieu d'amorce. Quand le poisson mord, ils retirent la corde, et une sole ou une morue va grossir le tas de victimes amoncelées au bord du trou.
Les deux pêcheurs n'articulent pas une parole. Mais, de temps eu temps, le plus grand tousse; l'autre alors lève la tête, et ils se font des signes à la façon des muets.
Cependant le brouillard se dissipe peu à peu. Mais le ciel reste couvert de nuages cotonneux qui roulent lentement du nord au sud. Insensiblement, l'horizon étend ses barrières. La nappe de glace s'allonge, puis elle se frange de bizarres déchiquetures, et enfin aboutit à la mer, de laquelle s'élancent des brumes follettes qui dansent à la cime des vagues.
D'intervalle en intervalle, des bruits se font entendre. Ils ressemblent au fracas lointain du canon ou à des mugissements souterrains.
Les deux pêcheurs ne paraissent pas s'inquiéter de ces sons. Mais, tout à coup, un grognement sourd retentit vers l'ouest: nos inconnus tressaillent, échangent un regard, et fixent leurs yeux dans la direction d'où vient le grognement.
La densité du brouillard les empêche de rien découvrir encore. Toutefois, ils ont interrompu leur occupation. L'un et l'autre ont empoigné une pique et un couteau.
Un second grognement frappe leurs oreilles; il est plus rapproché que le premier. Alors, le plus grand des deux individus prenant son compagnon par la main, lui montre du bout de sa pique un point, noir se dessinant derrière un glaçon. Le point grossit: c'est une masse, c'est un corps animé, un quadrupède, un ours!
Une minute s'écoule. Les pêcheurs guignent d'un oeil l'animal qui s'avance avec lenteur, et, de l'autre, se consultent réciproquement. Leurs bras s'agitent comme dans une discussion. On dirait que le grand vent aller à la rencontre du terrible carnivore, et refuse au petit la permission de l'accompagner. D'autre part, le petit insiste. L'ours avance toujours. Il est parfaitement visible. En marchant, il aspire l'air et pousse des grondements sinistres.
La taille du carnassier est énorme. Son pelage, d'un roux foncé et luisant, est, malgré la longueur des poils, froncé de plis qui annoncent la maigreur. Ses prunelles ardentes, flamboyant comme des escarboucles, sa langue qu'il promène sur ses labiales, sa langue d'un rouge de sang, indiquent qu'il cherche une pâture.
Il vient de flairer la chair, il renifle bruyamment, s'arrête, lève son museau et aperçoit, les pécheurs. Sa queue s'agite, ses muscles frémissent, puis il fait un mouvement comme pour prendre sa course; puis il hésite, reste là le corps démesurément tendu, le nez au vent; puis il projette une patte, la retire, ferme vivement ses paupières, les rouvre plus vivement encore, lance un regard farouche et incertain, se consulte, se dresse à demi sur les pattes de derrière, retombe pesamment, fait un bond et se retient encore.
Alors, le plus grand de nos personnages, ayant triomphé des insistances de son camarade, sa porte en avant. Mais, il a déposé sa pique, enlevé son gant de la main droite, et se dirige vers l'animal, sans autre arme qu'un long coutelas.
L'ours sent un ennemi. Ses indécisions cessent. Il s'assied sur son train de derrière, et, tout en surveillant le pêcheur de sa pupille éclatante, il peigne complaisamment sa robe avec ses griffes acérées comme des pointes d'acier.
Déjà le pêcheur n'est séparé que par une distance de cinq pieds de son formidable adversaire. A son tour, il fait halte. Une demi-minute durant, ainsi que deux athlètes prêts à s'étreindre corps à corps, l'homme et la bête se toisent, s'étudient.
L'autre pêcheur accourt; et, à cet instant, le premier s'élance bravement sur l'ours qui se dresse debout, ouvre ses membres de devant, entre lesquels se précipite le hardi pêcheur. Son bras droit brandit le couteau, et, quoiqu'à demi-étouffé par la patte gauche du plantigrade, qui tâche de lui briser les reins contre sa poitrine, il va le frapper au défaut de l'épaule, quand, d'un coup d'ongle, ce dernier lui déchire la main droite et fait choir le couteau.
La douleur arrache un cri à l'homme, et il roule sur la glace avec le quadrupède.
C'en est fait de l'assaillant, car déjà on entend le cliquetis de ses vertèbres qui se disloquent, et des flots de sang rougissent le théâtre du combat. Mais un secours survient. Le second pêcheur fond sur l'ours, le frappe vigoureusement de sa pique sur le dos. La pique rebondit sans entamer la carapace du roi des régions boréales.
Néanmoins, il abandonne sa proie pour se ruer sur le nouvel agresseur, lorsque grince un craquement lugubre. Puis, en moins d'une seconde, la glace ploie, elle se disjoint, se divise!
L'ours et le cadavre de sa victime disparaissent dans un abîme.
L'irruption des eaux couvre le bruit de ces deux corps qu'elles ont reçu dans leur sein.
Mais, chassé par les flots courroucés, un gigantesque fragment de glace dérive, s'éloigne. Par bonheur, le deuxième inconnu s'est trouvé dessus au moment de la séparation. Espérant que son malheureux ami remontera à la surface du gouffre, il s'accroupit au bord du glaçon et interroge anxieusement le cercueil liquide. Déjà l'onde bouillonne, éructe des myriades de globules, une espérance se glisse au coeur de l'homme! Ses yeux disent au ciel une prière de gratitude, mais ce mouvement de joie fébrile s'évanouit plus vite que l'éclair. Des incommensurables profondeurs de la mer surgit une tête velue!
Plein d'angoisses, le pêcheur saisit sa pique. Un duel s'engage entre l'animal et lui. Mais le premier n'a pas l'avantage. Obligé de se soutenir sur l'eau, il tâche d'ancrer ses ongles dans les parois du glaçon. Elles s'exfolient, cèdent. Le monstre enfonce. Il reparaît, recommence ses tentatives. Un coup de pique sur le crâne le précipite de nouveau au fond des plaines aquatiques. Ruisselant d'eau, de sang, la langue pantelante, les narines fumantes, il ne se décourage pas. Le voici qui s'agite, qui fend ces lames, se cramponne à l'épave naturelle, et cherche à se hisser. La pique du pêcheur bat son crâne comme le bélier bat une muraille. Et vainement! le fer s'émousse contre l'os. Un marteau produit plus d'effet sur l'enclume!
L'ours, échauffé, haletant, exhale des souffles ronflants comme ceux d'un soufflet de forge, et ses yeux ne quittent pas l'ennemi qui le harasse. Enfin, il fléchit, ses jarrets se détendent; l'inconnu, pensant que le monstre va s'engloutir, suspend ses coups pour reprendre haleine. Mais ce n'est qu'un moment de trêve. Son ennemi s'apprête à faire un suprême effort. Il thésaurise un reste d'énergie, ranime une étincelle de vigueur, puis, rivant soudain ses pieds dans la glace concassée, il ramasse son torse et émerge de l'eau! Le pécheur a frémi. Il a brandi son arme et l'a dardée dans la gueule de l'ours, qui lâche prise et retombe dans les flots, avec le vainqueur entraîné par l'impétuosité mal calculée, de son élan!
L'onde tourbillonne, tourbillonne!
Mais l'inconnu est bon nageur; il ne tarde guère à revenir à fleur d'eau. A lui maintenant de s'accrocher au glaçon! Heureusement, les griffes de l'ours y ont creusé des entailles qui permettent aux doigts de s'incruster. Bien que gêné par son vêtement, bien qu'alourdi par le poids de l'eau dont il était trempé, notre personnage, déployant toutes les forces que la nature lui a données, réussit, avec ses poings et ses genoux, à sa replacer sur le glaçon.
Ensuite, brisé de fatigue, il s'affaisse sans connaissance.
Cela se passait le vingt-sixième jour du mois d'avril de l'an de grâce mil six cent trois!
II
CINQ ANS APRÈS. (SUITE)
L'intensité du froid agit comme un réactif sur le pêcheur. Ayant recouvré ses sens, il essaya de se remuer; mais la gelée avait glacé ses vêtements. Ce ne fut qu'avec beaucoup de difficultés qu'il parvint à étirer ses membres, puis à reprendre la position verticale. Une fois la rigidité qui guindait ses mouvements vaincue, il interrogea sa mémoire. L'image du combat avec l'ours lui apparut. Songeant à la triste fin de son compagnon, il poussa un profond soupir et se prit à sangloter. Puis, ses regards se portèrent vers l'horizon. L'Océan l'entourait de toutes parts. Il frissonna. N'avait-il donc si courageusement lutté contre une bête féroce que pour périr de froid et de faim? Tout à coup, une lueur de joie l'illumina:—l'infortuné avait aperçu sur le glaçon-esquif le feu que son camarade et lui avaient, allumé pour faire cuire leur modeste repas. Il s'approcha immédiatement du brasier, le raviva, et, tandis qu'une flamme pétillante s'en échappait, il rabattit, le capuchon qui cachait son visage.
Le lecteur l'a deviné: le pêcheur c'était Guyonne. Mais que la belle jeune fille était changée! Où était cette carnation fraîche et rosée qui eût défié le pinceau de l'Albane? où ces chairs souples et fermes que le printemps de la vie avait pétries? où ces traits si purs, si charmants, qui séduisaient le regard, enchantaient l'imagination? où cette sève de jeunesse dont sa physionomie révélait jadis l'abondance et la force? Tout cela, hélas! avait disparu. C'était bien encore cette chevelure opulente et soyeuse, ce front large et bombé, cette figure d'une grandeur imposante; mais la figure était sèche, le front plissé par des rides précoces, la chevelure sillonnée ça et là par des fils argentés. Quelle maladie physique ou intellectuelle avait donc torturé Guyonne, depuis cinq années? car, si son aspect annonçait les douleurs physiques, il exprimait aussi les angoisses mentales. Dans ses yeux on lisait tout un livre de misères.
Ah! bien des attentes déçues, bien des soucis cuisants avaient stigmatisé la pauvre fille de leur empreinte indélébile!
Cependant le jour avançait. Les brouillards s'étaient complètement dissipés. Avec leur résolution, l'atmosphère s'était adoucie. Il était près de midi, et le soleil déchirant, enfin, les voiles qui l'obscurcissaient, brilla dans toute la splendeur de sa majesté.
Sur le glaçon qui portait les destinée de Guyonne, se trouvait une assez bonne quantité de bois. Elle jeta dans le foyer une partie des combustibles, et quand la chaleur combinée du brasier et de l'astre du jour eut réchauffé son corps, elle fit griller un poisson et le mangea. Restaurée par la nourriture, elle réfléchit ensuite à sa situation. Cette situation était aussi triste, aussi désespérée que possible.
Seule la Providence divine pouvait sauver l'infortunée. Guyonne était pieuse: elle se mit en prière.
Sa prière terminée, elle se releva plus confiante.
Poussé par une légère brise du nord, le glaçon naviguait toujours vers le sud. Guyonne, les yeux attachés dans cette direction, espérait que le vent et la marée le porteraient près d'une île. Une partie de l'après-midi se passa ainsi. Mais, quand le soleil commença à descendre au couchant, la pauvre fille sentit renaître ses terribles appréhensions. Elle avait épuisé sa provision de bois. Le froid reconquérait son empire, et pour ne pas geler sur pied, notre héroïne était obligée de faire et refaire à grands pas le tour de sa glaciale embarcation. A quatre heures, Guyonne exténuée par la fatigue, et saisie par l'inclémence de la température, Guyonne tomba à genoux, tira de son sein un scapulaire qui ne l'avait jamais quittée, le baisa dévotement, et élevant ses mains jointes au ciel, avec un air de douloureuse résignation se prépara à mourir.
A ce moment, son existence entière se refléta comme dans un miroir aux yeux de son esprit. Elle retourna au toit natal, à la chaumière de sa famille, près de Saint-Malo; elle revit sa tendre mère, prêta l'oreille aux légendes qu'elle lui racontait le soir pendant la veillée, entendit la bénédiction que lui avait donnée le vieux Perrin, son beau-père, au jour où elle s'était sacrifiée pour Yvon; puis elle aperçut le Castor, frissonna devant Chedotel, rougit de plaisir en contemplant le visage du vicomte de Ganay, répliqua en balbutiant aux questions du jeune homme, admira sa belle prestance, ses brillantes qualités, nagea au milieu des rêves d'amour que tant de fois elle avait évoqués, et intercéda la grâce du Seigneur pour le salut du bien-aimé.
Le sang lui figeait de plus en plus dans les veines; tout son corps grelottait, et la mort imprimait déjà son sceau sur la pauvre créature. Mais avant de rendre l'âme, talonnée par l'instinct de la conservation, plus impérieux que la volonté même, elle étendit son regard droit devant elle.
Alors, il lui sembla distinguer une ligne blanche qui tranchait sur le vert foncé de l'Océan. D'abord, Guyonne pensa être le jouet d'un vertige. Elle abaissa ses paupières, les releva au bout de quelques secondes. La ligne blanche se dessinait plus ferme, plus sensible. Elle était même pointillée d'ombres noires, et ressemblait à une plaine de neige parsemée d'arbres dépouillés de leur feuillage, vue de loin.
—Sainte-Marie, mère de Dieu, se pourrait-il que vous eussiez exaucé mes voeux! murmura Guyonne d'une voix affaiblie.
Elle essaya de se lever, mais ses jambes refusèrent de la servir.
—Ma patronne! pensa la jeune fille, plus effrayée de sa nouvelle position qu'au moment où elle aspirait presque à exhaler le dernier soupir; ô ma patronne miséricordieuse, prêtez-moi la force nécessaire pour vivre encore, et je jure de consacrer le reste de mes jours au culte de notre miséricordieux Sauveur.
Après cette invocation, elle s'agita en conservant toujours la même posture. Le fluide vital, fouetté par un retour d'énergie et par ses mouvements en tous sens, reprit sa circulation. Guyonne frictionna alors tour à tour ses jambes. Elle parvint à en bouger une, puis l'autre, et enfin à se mettre debout.
Là, ligne blanche s'élargissait. Il n'en fallait pas douter, c'était une île.
Guyonne réitéra ses efforts, peu à peu, l'engourdissement de ses membres se dissipa. Elle s'habitua à faire un pas, deux. Elle marcha, elle courut! Et l'espérance, et le bonheur faillirent la rendre folle de joie!
La marée montait!
Une demi-heure s'écoule! L'île n'est plus qu'à quelques toises de la jeune fille, qui pousse des cris, autant pour s'assurer qu'elle existe, qu'elle a échappé à un affreux trépas, que pour traduire les émotions désordonnées de son coeur! Et subitement, elle se tait, elle examine! Guyonne vient de remarquer une spirale de fumée tournoyant au-dessus d'un monticule de neige; et elle appelle de toute la puissance de ses poumons!
Un être humain sort du monticule. Il chemine avec défiance vers le rivage, et il aperçoit la personne dont les clameurs l'ont attiré. Aussitôt il fait un geste de surprise.
—Sauvez-moi! oh! sauvez-moi! répéta la jeune fille éperdue.
Au son de cette voix, la surprise de l'homme augmente. Il s'éloigne avec rapidité. Guyonne, craignant qu'il ne l'abandonne, se laisse aller à une indicible terreur; car repoussé par le renvoi des vagues, son glaçon double lentement la pointe de l'île, et semble près de regagner la haute mer. Mais ce surcroît d'affliction ne dure pas, l'homme reparaît. Il est monté dans un canot et fait force de rames pour rejoindre l'épave de glace. Il arrive. Guyonne va se trouver mal.
—Yvon! s'écrie l'homme, on la recevant dans ses bras.
Il lui pose sur la bouche le goulot d'une gourde qui contient du genièvre; Guyonne en avale une gorgée.
—Philippe! dit-elle en lui pressant la main.
Le Maléficieux lui frotte les tempes avec le tonique. Elle le remercie des yeux. Il l'enlève sur ses bras et la dépose dans le canot.
En moins d'un quart d'heure, le brave matelot a transféré sa protégea dans une cabane pratiquée sous la neige. Un feu ardent flambe, au centre. La chaleur redonne des forces à la jeune fille. Un pâle sourire vient effleurer ses lèvres décolorées.
—Encore un coup, dit Philippe en lui présentant la gourde.
Guyonne fit un signe négatif.
—Buvez, reprit le matelot avec insistance.
Puis quand elle eut obéi, il lui dit avec timidité;
—Pouvez-vous changer de vêtements?
Guyonne rougit.
—Je vais, ajouta le Maléficieux, aller quérir des aliments. Pendant ce temps-là…
Ne trouvant pas de mots pour achever sa phrase, il sortit.
Quoique bien faible, et souffrant cruellement de tous les membres, la jeune fille s'empressa de remplacer par un habillement de fourrures que le Maléficieux avait étalé près d'elle, son accoutrement hérissé de frimas et de glace. Mais elle fut incapable de se chausser; et, se sentant froid aux pieds, elle eut l'imprudence de les approcher près du foyer. Philippe Francoeur étant rentré sur ces entrefaites, remarqua à la lueur des charbons que l'épiderme des jambes de Guyonne était marbré de taches livides.
—Insensée! s'écria-t-il, en l'emportant loin du feu, ne savez-vous pas à quoi vous vous exposez!
Et sans dire un mot de plus; il ramassa une poignée de neige et se mit à frictionner rudement les parties attaquées par la gelée.
Quant il pensa avoir suffisamment rétabli la sécrétion dans les canaux sanguins, il prépara en un coin de la cabane un lit de branchages secs, recouverts de peaux de mouton, et y coucha la jeune fille qui ne tarda à s'endormir.
La nuit était tout à fait venue.
Le matelot s'agenouilla près de la couche de Guyonne, la considéra avec la tendre sollicitude d'une mère pour son enfant. A la vue des ravages que cinq années avaient faits sur la physionomie de la jeune fille, le rude marin éprouva une de ces tristesses navrantes qui courbent parfois les natures les plus insensibles. Deux grosses larmes jaillirent de ses yeux.
—Pauvre enfant! dit-il, on essuyant ses pleurs avec le revers de sa main calleuse; pauvre enfant! que lui est-il advenu depuis cette nuit fatale?…
Guyonne s'agita, ses lèvres s'entr'ouvrirent:
—Jean! murmura-t-elle.
Et sa main alla se placer dans celle du matelot qui la pressa doucement dans les siennes.
—Monseigneur de Ganay! pensa-t-il; comme il sera content de la revoir! car sa disparition… Malheureux jeune homme! il l'aime autant qu'elle l'adore, c'est sûr… oui bien, par le trident de Neptune! Demain, au point du jour, j'irai… Oui. Mais d'où venait-elle? Oh! j'ai hâte de savoir…
Le sommeil surprit notre brave matelot au milieu des milliers de conjectures enfantées par l'étrange circonstance qui lui avait fait retrouver Guyonne.
III
LE MUET
Philippe Francoeur s'éveilla le premier. Il n'était pas encore jour. Des ténèbres profondes, à peine combattues par les lueurs ternes de quelques tisons agonisants, régnaient dans la cabane. Le matelot écouta un instant, en se soutenant sur le coude. La cadence régulière d'une respiration lui apprit que Guyonne dormait profondément. Il s'occupa aussitôt à ranimer le feu. Ensuite, il plaça sur les cendres chaudes un vase de terre cuite, dont la rude fabrication accusait un ouvrier peu exercé au pétrissage de la glaise, fit fondre dans le vase de la graisse, y versa des graines de maïs, puis de l'eau, boucha le tout avec un couvercle, et s'asseyant sur un billot de bois, surveilla la cuisson du déjeuner.
La flamme éclairait la cabane, et se livrait dans son intérieur à des jeux de lumière et d'ombre vraiment fantastiques. Cet intérieur était de la plus grande pauvreté. Quatre poteaux fichés en terre, reliés entre eux par des claies d'osier plâtrées de boue; un toit presque plat, percé au centre pour donner issue à la fumée, en formaient la bâtisse. Le long d'un des pans de la muraille s'étendait le lit sur lequel était couchée Guyonne. Vis-à-vis s'étalaient quelques grossiers ustensiles de ménage, de pêche, de chasse et de labour. A deux perches croisées sous le toit pendaient des chapelets de harengs, morues, sardines; des bottes d'herbages potagers et des guenilles sans nom. La porte, faite d'écorces, était placés au sud.
Alors que les clartés brillantes de la flamme commençaient à pâlir sous les feux de l'aurore, la jeune fille ouvrit les yeux.
Philippe, qui la guettait, s'approcha, d'elle sur-le-champ.
—Je suis bien, lui dit Guyonne, en devinant qu'il allait s'informer de sa santé.
—Et vos membres?
—Un peu courbaturés, répliqua-t-elle. Mais je puis marcher, et… monseigneur…
—Noble vicomte, il est cruellement changé! dit Philippe d'un ton ému.
—Ah! il vit! s'écria Guyonne avec transport.
—Il vit, oui. Mais le chagrin, les privations… Ah! il s'est passé de tristes événements depuis cette nuit… Et vous?
Guyonne ne répondait pas. Elle priait mentalement.
Le matelot, craignant de troubler la pieuse hymne que la jeune fille élevait de son coeur vers le trône de l'Éternel, le matelot sortit discrètement.
Quand il rentra, au bout d'un quart d'heure, Guyonne était levée.
—Nous allons déjeuner, dit gaiement Philippe; et ensuite, si vous vous sentez assez forte, nous démarrerons pour aller au camp. Le vicomte sera bien heureux.
Philippe acheva sa phrase par un coup d'oeil significatif à Guyonne qui rougit.
Le matelot connaissait parfaitement, avons-nous dit, le sexe du faux Yvon; mais un sentiment de délicatesse exquis l'empêchait de montrer, même en cette circonstance, à la jeune fille, qu'il avait cette connaissance. De son côté, Guyonne ne doutait pas que pour Philippe Francoeur son secret n'existât plus, mais sa pudeur l'empêchait aussi de féminiser sa personne. Il semblait qu'une convention tacite guidât ces deux êtres, si nobles, si purs, si dignes d'être unis par les liens d'une tendresse filiale et paternelle. Quand les âmes sont naturellement belles, elles font preuve dans leurs relations d'une suavité de manières d'autant plus grande qu'elles ont été moins dégrossies par l'éducation. L'amour ou la sympathie font éclore en elles des fleurs d'un parfum pénétrant. Elles inventent des cajoleries, des mignardises dont s'étonnent les gens des sphères raffinées. C'est que ces âmes ne se prodiguent pas; c'est qu'elles meurent fréquemment vierges de toute affection; c'est que rarement elles rencontrent l'âme soeur qui seule peut enfanter et développer aux rayons de ses tendresses la plante exotique dont le germe est caché sous les rugosités de leurs plis.
Cependant le Maléficieux avait servi le déjeuner sur un banc de bois.
Ce déjeuner était frugal: de la soupe au maïs et du poisson boucané rôti sur les charbons. Mais la faim l'assaisonnait, et les convives y firent honneur.
Quand ils eurent fini, Philippe dit à Guyonne:
—Comme ça, on est capable de naviguer jusqu'au camp?
—Oh! oui; partons, repartit-elle avec empressement.
—Un moment, un moment! Avant de mettre à la voile, il faut se lester, oui bien, par le trident de Neptune! Allons, buvez une gorgée!
Guyonne fit un signe de refus.
—Buvez, buvez! insista le matelot. Nous avons douze bons noeuds à filer, et une goutte de cette liqueur…
—Non, je vous remercie.
—Ça ne vous fera pas de mal, au contraire, oui bien… C'est une distillation de notre invention, voyez-vous, mon gars! Un tout petit coup!
Plutôt pour ne pas désobliger le matelot que par goût, la jeune fille accepta. Elle se contenta de mouiller ses lèvres à la gourde que lui tendait Philippe et la lui rendit. Le Maléficieux ingurgita trois ou quatre lampées, fit claquer sa langue contre son palais, la promena sur ses lèvres, et prenant dans un coin de la cabane deux bâtons ferrés:
—Levons l'ancre, dit-il en présentant à Guyonne un des bâtons.
Il ouvrit la porte, et un flot d'éblouissante lumière envahit la hutte.
—Marchez devant, dit Philippe à Guyonne. Je m'en vais matelasser l'huis de la cambuse…
—Comment!.
—Par tribord, vous ne savez donc pas tous les tours de diable que nous jouent ces damnés Soudards? Ah! s'ils dénichaient la pêcherie des Colons…
En disant cela, il amoncelait de la neige devant la porte de la cabane. Après quoi, il monta sur le faîte, calfeutra le trou avec un glaçon et le recouvrit aussi de neige amassée par le vent.
Dès qu'il eut terminé, Philippe rejoignit la jeune fille, qui contemplait tristement la mer.
—Qu'avez-vous, mon enfant? lui demanda-t-il en remarquant qu'elle avait les yeux gonflés de larmes.
—Oh! bon Philippe, je souffre! répondit Guyonne d'une voix brisée.
—Venez, reprit le matelot avec un accent sympathique qui la toucha au coeur; venez! vous me conterez vos peines chemin faisant; ça vous soulagera.
Elle s'arracha à sa pénible rêverie et le suivit.
Le ciel était clair et d'un bleu de turquoise. Dans le miroir de l'Atlantique le soleil réfléchissait ses paillettes d'or. Une brise légère fredonnait à travers les rameaux des arbres chenus. C'était la mise en scène d'une de ces belles journées d'avril, grosses des promesses du printemps. Le cadre n'appartenait plus à l'hiver, le tableau le représentait encore, mais ses teintes glaciales allaient se dégradant comme dans un diorama; l'imagination voyait déjà les tapis verts de la végétation se substituer à la nappe de neige déployée sur la terre.
Les deux piétons marchaient en silence, comme absorbés par leurs propres réflexions.
Le chemin qu'ils parcouraient était d'ailleurs difficile, coupé de fondrières et de monticules formés par le tassement des glaces. Mais lorsqu'ils se furent un peu éloignés du rivage de la mer, la route devint plus praticable. Philippe Francoeur dit alors à Guyonne, en hochant la tête:
—Voilà cinq ans!
—Cinq ans! répéta-t-elle comme un écho.
—Ah! ce maudit Chedotel!
La jeune fille pâlit.
—Si jamais je jette sur lui mon grappin…
—Probablement le Castor aura fait naufrage.
—Naufrage! non, répliqua Philippe d'un ton sombre. J'ai là quelque chose qui me dit… Mais suffit. Par la fourche de Neptune, la carcasse du Maléficieux est encore solide, oui bien!
—Mon Dieu! quelle existence pour monseigneur le vicomte! murmura la jeune fille.
—Une existence qui l'a blanchi et courbé comme un vieillard, dit amèrement Philippe. Vaillant jeune homme il a tout supporté, la faim, la soif, le froid, le dénûment et sans se plaindre, sans gémir! Il nous encourageait; il… Pauvre jeune homme!
Le vieux marin essuya une larme avec la manche de son habit.
—Et vous? dit-il brusquement pour faire trêve a ses cuisants souvenirs.
—Moi! dit Guyonne du ton d'une personne interrompue au milieu d'une profonde préoccupation.
—N'avez-vous point disparu dans la nuit de la révolte des Soudards?
—Cette nuit-là même!
—Et comment?
—Vous vous souvenez, dit Guyonne, que j'étais malade?
—Oui bien, vous aviez la fièvre… une suite de…
—La chute que j'avais faite et dans laquelle je m'étais cassé la jambe.
—C'est vrai, je me le rappelle, comme d'hier.
—Monseigneur avait eu la bonté de me venir visiter, continua Guyonne en baissant les yeux.
Le matelot sourit d'un air fin.
—Et puis, poursuivit-elle, vous êtes entré en criant: aux armes! et j'ai entendu des coups de mousquet.
—Les brigands, ils voulaient nous égorger!
—Tandis que j'écoutais, sans pouvoir me bouger, le Muet…
—Le Muet, qu'est-ce que c'est que ça?
—L'homme qui m'avait sauvé la vie.
—Ah bien! cette espèce de singe qui a tué Brise-tout?
—Je ne sais, dit Guyonne, mais…
—Par le trident de Neptune, il vous lui a planté un couteau pleine poitrine à ce diable de Camus, comme l'appelait Nabot, à telle enseigne que les routiers voulaient lui faire danser la danse des pendus, et sans monseigneur de Ganay… Mais vous disiez?
—Le Muet entra dans la cabane où j'étais couchée. En m'apercevant, le pauvre homme se jeta à genoux, riant et pleurant tour à tour comme un fou, me faisant des signes et…
—Et?
—Et baisant mes mains!
—Ah! le fripon! s'écria Philippe.
—Et, reprit-elle vivement, il modéra ses accès de démence, prêta l'oreille, entre-bailla la porte, lança un regard au dehors, revint près de moi, m'enroula dans les couvertures du lit, me plaça sur son épaule…
—Oui-dà, fit le Maléficieux s'arrêtant court.
—Me plaça sur son épaule et se mit à courir.
—J'y avais songé, dit Philippe en se frappant le front.
—Il m'était impossible de résister. Une torpeur accablante paralysait tous mes mouvements. A peine avais-je la conscience de ce qui m'arrivait. Le Muet marcha jusqu'au bord de la mer. Là, il me déposa dans un canot, et se mit à ramer en poussant un cri bizarre que je lui avais déjà entendu articuler quand il avait été heureux à la chasse ou à la pêche.
—Mais qu'était-ce donc que cet homme? s'enquit Philippe.
—C'était mon père! répliqua Guyonne avec émotion.
—Votre père!
—Ah! je n'en puis douter. Il avait sur la poitrine un signe que j'ai vu un jour…
Elle se mit à fondre en larmes.
—Comment! dit le Maléficieux quand elle se fut un peu calmée.
Guyonne reprit d'une voix entrecoupée de sanglots:
—Il avait fait naufrage; on le croyait mort. Ma mère se remaria; mais il paraît qu'il avait réussi à aborder sur l'île de Sable, où l'absence de tout compagnon le rendit sans doute muet et idiot à la longue.
—C'est bien étrange… bien étrange… Qu'est-il devenu?
—Il est mort!
—Mort!
—Oui, hélas! Mais laissez-moi vous finir mon récit.
Soit que ma fièvre se fût augmentée, soit que la fatigue l'emportât sur ma résolution de rester éveillée, pour voir où il me conduisait, je m'endormis. Lorsque je m'éveillai, il était à côté de moi, semblant attendre ce moment pour m'offrir à boire. Mon corps était étendu sur le gazon et un arbre touffu nous abritait contre la chaleur du jour. Recueillant mes souvenirs, je pensai que le pauvre insensé nous avait transportés dans une autre partie de l'île de Sable. Pour m'en assurer, je lui fis des signes qu'il ne comprit pas ou feignait de ne pas comprendre.
—Il était fou, dit le matelot.
—Oui, hélas! il avait perdu la raison. Il construisit promptement une cabane avec des branchages. C'est dans cette cabane que nous avons passé cinq années!
—Mais où étiez-vous?
—Je ne sais. Dès que ma santé me fut revenue, un matin, je profitai de son départ pour essayer une reconnaissance, et bientôt je dus me convaincre que nous avions quitté l'île de Sable. Le point où nous nous trouvions était un îlot, ayant au plus une lieue de circonférence. Cette découverte me plongea dans une stupéfaction affreuse. Je cherchai le canot qui nous avait amenés. Mais sans doute il l'avait submergé, car je n'en aperçus aucun vestige.
Guyonne se tut, et Philippe Francoeur la considéra avec une surprise profonde.
Au bout d'un instant, elle reprit;
—Oh! si vous saviez, Philippe, comme il fut toujours bon et dévoué pour moi, quoiqu'il ne me reconnût pas, lui! J'étais son idole. Quand il me voyait triste, il se couchait à mes pieds et pleurait; quand parfois j'étais gaie, il avait des accès de joie… Pauvre malheureux, il a péri pour moi! Sa mort a encore été un sacrifice pour me sauver… Durant les cinq années que j'ai coulées avec lui sur cet îlot, il n'a jamais manifesté d'humeur… Il ne voulait pas me voir travailler. A peine me permettait-il de l'accompagner à la pêche ou à là chasse! Pauvre Muet, pauvre père bien-aimé! car c'était mon père, j'en suis sûre, voyez-vous! Cette marque sur sa poitrine, je me la rappelais bien. Le bon Dieu veuille avoir son âme! Lorsque je faisais mes dévotions, il s'agenouillait près de moi et semblait aussi adresser une invocation au ciel.
—Quelle étrange aventure! dit le matelot. Et votre subsistance? ajouta-t-il.
—Oh! il y pourvoyait abondamment. L'îlot est plein de gibier. Le Muet était d'une adresse extraordinaire. Il s'était fabriqué un arc et rarement ses flèches manquaient le but.
—Mais l'hiver?
—Nous vivions de poisson fumé. Avec des peaux de veau marin je faisais mes vêtements. Quant aux siens, il les façonnait lui-même sans vouloir que j'y misse les mains.
—Refusait-il de vous ramener à l'île de Sable?
—Bien souvent, vous le comprenez, je témoignai ce désir. Mais alors il sanglotait, et ses larmes me tombaient sur le coeur…
—Quelle horrible situation! dit le matelot avec attendrissement;.
—Oh! j'ai bien souffert, allez! répliqua Guyonne. Cependant, si grandes qu'aient été mes souffrances, durant ces longs jours de misère et d'abattement, elles n'ont pas égalé celles que j'ai ressenties, quand je l'ai vu disparaître sous les flots.
—Il s'est noyé!
—Hier nous étions allés à la pêche sur un banc de glace qui s'était fixé à la rive sud de l'îlot. Pendant que nous pêchions, un ours énorme arriva près de nous. Mon père se précipita au-devant de l'animal, qui l'enlaça dans ses pattes et le broyait dans cet embrassement, lorsque je volai à son secours. A ce moment, la glace se rompit et l'infortuné s'enfonça dans le gouffre avec le monstre.
—Mais vous?
—Par hasard, je me trouvais sur le glaçon détaché, répondit Guyonne avec des larmes dans la voix. L'ours revint sur l'eau, il suivit le glaçon à la nage et essaya de grimper dessus; je le tuai avec une pique, mais je tombai moi-même dans la mer. Ce fut avec beaucoup de difficultés que je réussis à rattraper ma planche de sauvetage…
—Pauvre chère enfant! s'écria Philippe en attirant la jeune fille sur sa poitrine.
IV
PHILIPPE ET GUYONNE
Oubliant son rôle, Guyonne se jeta au cou du matelot et l'embrassa tendrement.
—Chère enfant! reprit Philippe avec effusion. Oh! je suis aussi heureux de vous avoir retrouvée que si vous étiez ma propre fille. Cependant, dites-moi, par quel hasard avez-vous été comprise dans la catégorie des déportés?
La jeune fille raconta son histoire.
—Oh! c'est beau, trop beau! s'écriait le Maléficieux en écoutant le récit de cet admirable dévouement.
—Mais, sainte Vierge, je n'ai fait que mon devoir, répondit Guyonne avec une charmante candeur. Vous ne savez pas combien mon beau-père aime son fils! Si on le lui avait arraché, il serait mort de chagrin; oh! c'est sûr. Et, d'ailleurs, ce pauvre Yvon, est-ce qu'il était capable d'endurer les fatigues et les privations de la vie coloniale? Moi au contraire, j'étais naturellement forte; mon départ ne devait causer qu'une affliction temporaire au vieux Perrin. Vous voyez donc bien que ma conduite est toute simple. A ma place, est-ce que vous n'en eussiez pas fait autant, vous, Philippe?
—Moi, moi! dit le Maléficieux en la couvrant de caresses, moi, je ne sais trop. Ainsi… Enfin, ça n'empêche… je ne croyais pas qu'il y eût tant de vertu sous une cotte, oui bien, par la fourche de Neptune. Mais monseigneur de Ganay sait-il tout cela?
—Oh! s'écria la jeune fille avec un geste suppliant, je vous en prie,
Philippe, qu'il l'ignore toujours!
—Qu'il l'ignore! et pourquoi, mon enfant?
—Pourquoi? dit-elle en fixant sur le Maléficieux ses beaux yeux mouillés de pleurs.
—L'action que vous avez accomplie n'est-elle pas héroïque, comme dirait feu notre ami Grosbec.
—Mais, j'ai fait un mensonge à monseigneur; c'est un gros péché!
Philippe sourit.
—Que ne commet-on souvent de pareils péchés, noble fille! il y aurait moins de croquants sous la calotte du ciel; oui bien… Au surplus, Guyonne, ajouta-t-il d'un air fin, vous n'êtes peut-être pas ce que vous croyez être!
—Hein? fit la jeune fille surprise.
—Bien, bien; je m'entends. Le Maléficieux a bon oeil, bon nez, bonnes oreilles.
La soeur d'Yvon envoya au matelot un regard plein de curiosité.
—Ah! dit-il joyeusement, je vous ai mis la puce à l'oreille, demoiselle Guyonne! Hé! hé! nous redevenons fille à ce qu'il paraît. Par les flèches de Cupidon, comme ces grands yeux-là me mitraillent! Si madame ma mère m'avait seulement conçu et mis au monde vingt-cinq ans plus tard, hé! hé!
—Méchant! vous n'auriez pas été ici, et la pauvre Guyonne eût succombé, répliqua-t-elle en partageant la gaieté de son compagnon.
—C'est ma foi vrai, dit Philippe, émerveillé de cette observation qui lui parut très-profonde.
Après ces mots, ils marchèrent pendant quelque temps en silence. Guyonne était femme malgré tout; et les demi-confidence du Maléficieux lui avait mis la puce à l'oreille, suivant l'expression de ce dernier. Se rappelant son entretien avec le vicomte de Ganay, un instant avant la révolte qui avait favorisé son enlèvement, elle soupçonnait un mystère. Mais quel était ce mystère? Voilà ce que se demandait intérieurement la jeune fille, voilà ce qu'elle brûlait de demander à Philippe, voilà ce qu'elle n'osait faire, ce qu'elle ne pouvait résoudre. Le matelot la lorgnait malicieusement en dessous; mais soit qu'il ne voulût pas parler, soit qu'il craignît d'en avoir trop dit, il se taisait.
Tous deux côtoyaient alors le bord de la mer. Une chaîne de collines de glace entassées sur le rivage les empêchait de découvrir l'Atlantique. Parvenus à un coude, ils furent tout à coup arrêtés comme dans une impasse. En cet endroit, les flots avaient empilé des môles de congélations qui obstruaient la voie. Il était indispensable de franchir cette barricade, car elle s'étageait au milieu de l'unique sentier qui conduisît au camp. Essayer de tourner l'obstacle eût été périlleux, vu l'épaisseur des couches de neige dont la terre était encore cotonnée.
—Diable! exclama le Maléficieux, en mesurant de l'oeil l'obstacle au pied duquel ils venaient d'arriver; diable! voici une citadelle qui ne semble pas des plus aisées à emporter! Bon signe, toutefois, bon signe! Par la bouche de Neptune, j'aime mieux voir ces rochers de glaces qu'une gelée blanche! Ça, au moins, ça indique que monsieur l'hiver fait la grimace à monsieur le printemps qui lui répond par une nique. Allons, Yvon, donnez-moi la main et à l'assaut!
—Oh! dit Guyonne, merci, je monterai bien toute seule.
—En avant donc!
Ils commencèrent à gravir, en s'aidant de leurs piques, de leurs mains et de leurs genoux. Mais l'ascension était plus difficultueuse encore que le matelot n'avait supposé. Les blocs de glace avaient été précipités pêle-mêle les uns sur les autres; et tantôt ils projetaient une arête aiguë, tranchante, tantôt offraient un angle rentrant, tantôt une surface plane et lisse de cinquante au soixante pieds carrés. S'élever sur ces concrétions monstrueuses était un projet téméraire autant que dangereux. Four le réaliser, il fallait plus que de l'audace,—du sang-froid;—plus que de la force, un coup d'oeil sur,—Guyonne fut bien obligée d'avoir parfois recours à son compagnon, et celui-ci, quoiqu'il lui répugnât d'en appeler à l'assistance de la jeune fille, fut également obligé de réclamer ses services en plus d'une occasion. Enfin ils atteignirent une espèce d'anfractuosité située presque au sommet de cette Alpe factice. Là ils s'arrêtèrent afin de reprendre haleine. Pour être au faîte, ils n'avaient plus qu'à escalader un énorme glaçon dressé perpendiculairement sur le flanc. Mais, tandis que le Maléficieux empruntait philosophiquement une dose de vigueur à sa gourde, la glace manqua sous les pieds des deux voyageurs, et ils tombèrent dans une fondrière.
Un cri de joie jaillit de la poitrine de Guyonne. Mais Philippe, quoique surpris par la soudaineté de l'éboulement, ne perdit pas la tête. Dans sa chute, il se raccrocha au bord de l'excavation; et, grâce à ses gants de peau, il put se soutenir assez pour calculer la largeur de l'orifice. Remarquant qu'il était étroit comme le tuyau d'une cheminée, il s'arc-bouta à la paroi opposée, tira son couteau, le ficha entre deux glaçons, mit le pied sur le manche et sortit, du puits.
Une minute à peine lui avait suffit pour opérer son sauvetage.
Restait Guyonne.
Philippe aussitôt se couche à plat ventre, passe la tête dans la gueule de la fosse et aperçoit la jeune fille. Elle est à plus de dix pieds au-dessous de lui. Mais elle est debout, elle lui parle; le matelot respire.
—Les deux bâtons ferrés sont près de vous, n'est-ce pas? dit-il.
—Les voici.
—Plantez-en un à la hauteur de vos hanches; vous enfoncerez l'autre à la hauteur de votre tête, vous monterez sur le premier, en vous servant du second comme d'un point d'appui pour vos mains. Là, je vous tendrai ma ceinture, pour vous aider à vous établir à califourchon sur la deuxième pique, d'où il sera possible de vous haler, en me donnant les mains.
Guyonne se hâta de mettre ce plan à exécution.
Il eut tout le succès désirable. La jeune fille fut enfin dans les bras de son ami.
—Chère enfant, vous n'êtes pas blessée, au moins!
—Non, non, mon brave Philippe.
—Mais du sang! s'écria le matelot palpitant d'inquiétude.
—Oh! ce n'est rien, une légère écorchure que je me suis faite à la joue.
Philippe examina la blessure; elle était effectivement insignifiante.
—Sainte patronne, comment nous tirer d'ici? demanda Guyonne.
Le matelot réfléchit pendant une minute.
—Il n'y à qu'un moyen, dit-il ensuite. Je vais m'adosser à ce glaçon et vous faire la courte échelle.
—Et vous, Philippe?
—Moi! Oh! rassurez-vous. Est-ce que je n'ai pas le pied marin? est-ce qu'il y a un chat capable de passer là où le Maléficieux ne passerait pas?
—Dame! dit Guyonne en souriant, c'est qu'un chat serait fort embarrassé pour…
—Ta! ta! ta! L'escalier est prêt; houp!
Il s'était planté debout contre le monolithe de glace, le buste droit, la jambe gauche un peu avancée et un peu ployée, les bras collés aux mains, et les mains croisées, la paume tournée vers la face.
Guyonne, saisissant Philippe par la manche de son habit, posa un pied sur le genou du matelot, l'autre dans l'étrier formé par ses doigts, puis s'exhaussa sur ses épaules, sur sa tête, et finalement s'assit à la crête du glaçon.
—Et la descente! demanda le Maléficieux.
—Oh! fort aisée.
—Heureusement! pensa Philippe.
—Mais, pour l'amour du ciel, comment ferez-vous? dit Guyonne.
—Par le diable, je ferai comme… hum! hum! hum!… Ah! j'y suis…
En achevant ce monologue, le Maléficieux retira de sa poche une corde à noeuds.
—Mort de vie, dit-il, j'avais oublié ma garcette. Attrapez! et amarrez-la quelque part.
Il lança le bout de la corde à Guyonne qui l'attacha à un bloc de glace.
Philippe se suspendit au câble et grimpa avec l'agilité d'un écureuil.
—Ouf! souffla-t-il en rejoignant sa compagne! Si la route de l'enfer est aussi raboteuse que celle-ci, je plains ma pauvre âme!
—Oh! ne blasphémez pas, mon cher ami. C'est mal que de plaisanter des choses sacrées, dit Guyonne avec un accent de doux reproche.
—Vous avez raison, répliqua Philippe. Mais que voulez-vous, nous autres loups de mer, nous avons toujours le petit mot pour rire, oui bien! Voyons, maintenant laissons-nous couler!
Le versant méridional de la montagne de glace était en pente assez unie.
Nos héros furent promptement au bas.
—Mille sabords! s'écria Philippe d'un ton moitié colère, moitié lamentable.
—Qu'y a-t-il!
—Par la fourche de Neptune, ma gourde est demeurée dans le trou. Pas plus de chance qu'un vaisseau qui a perdu son gouvernail! Une gourds toute pleine! J'ai envie d'aller la chercher.
—La chercher!
—Elle était toute pleine, répéta piteusement le matelot en dévorant des yeux le monticule.
—Mais Philippe, vous ne commettrez pas cette folie!
—Au fait, dit-il en se ravisant, elle n'est qu'égarée. Après la fonte des neiges, je pourrai la ravoir, oui bien! Alarchotis! C'est une fameuse gourde, tout de même. Je ne l'aurais pas échangée pour dix angelots d'argent.
—Je crois bien, riposta Guyonne en riant. De quelle utilité vous seraient dix angelots d'argent, voire même d'or.
—Elle à de l'esprit comme un démon! marmotta Philippe.
Puis il ajouta à voix haute;
—Nous approchons, Yvon. A présent, reprenez le nom de votre frère.
Personne autre que monseigneur de Ganay, vous et moi, ne doit savoir…
Vous comprenez, mon enfant?
—Oh oui! exclama Guyonne en le remerciant du regard.
—Avant d'outrer au camp, vous vous arrêterez, afin que j'aille prévenir le vicomte.
—Mais, dit la jeune fille, êtes-vous tous réunis?
—Tous réunis, jour de Dieu! Non, hélas! Ce misérable Pierre a été pour nous un brandon de discorde et un agent de malheur. Ce fut à son instigation que les soudards s'insurgèrent pour la première fois, il y a cinq ans. Depuis lors, ni la communauté de misères, ni les tentatives de M. de Ganay n'ont pu les amener à de meilleurs sentiments. Je m'imagine que ce scélérat de Pierre les a ensorcelés. A vingt reprises nous avons été contraints de les repousser par la force des armes; à vingt reprises ils ont tenté de nous surprendre, à la faveur de la nuit, et de nous massacrer. Cependant, Dieu sait si le vicomte a été indulgent pour ces bandits. Sans lui, ils auraient tous crevé de faim. Tout a été inutile. Présentement, ce qui reste de cette clique est disséminé sur l'île, et subsiste par le pillage de nos biens. Mais ce Pierre, ce Pierre!… Ah! si jamais je lui mets la main au collet…
Un geste menaçant compléta la phrase de Maléficieux, dont les traits contractés annonçaient une colère sourde et terrible.
—Mais j'aperçois le quartier-général, reprit-il après quelques minutes.
Yvon, cachez-vous derrière ces pins je cours avertir monseigneur de
Ganay.
Ayant affectueusement pressé la main de Guyonne, Philippe Francoeur s'éloigna à grands pas.
V
FRAGMENTS DE JOURNAL
Nous sommes dans une petite chambre quadrangulaire.
Cette chambre a une apparence plus que rustique. Ses murailles sont tendues de pelleteries bariolées, au milieu desquelles se mêlent le manteau chatoyant du renard argenté, la toison bouclée de la brebis, le poil ras et luisant du phoque, et la blanche robe de l'hermine. Une simple toile jaunie par l'usage dérobe le plafond. Sur le plancher, en guise de tapis, s'étend une mosaïque de peaux. Le mobilier est rare; quelques escabeaux de bois, deux valises, un bahut grossièrement fabriqué et une lourde table le composent. Une large cheminée en cailloux non crépis embrasse tout un côté de la pièce. Le côté parallèle est occupé par un lit recouvert de pelleteries comme les murailles, et le plancher. Au milieu de l'un des deux autres côtés, on voit une fenêtre carrelée de parchemins en place de vitres, et une porte basse vis-à-vis.
Des armes sont pendues ça et là ou réunies en faisceaux.
Un homme est assis près de la table; il a les jambes croisées l'une sur l'autre, le coude gauche appuyé sur la cuisse et la tête soutenue dans la paume de sa main. Devant lui gisent divers papiers et un cahier qu'il feuillette avec distraction. Cet homme est entièrement vêtu de fourrure. Une épée à la coque ornée d'un ruban flétri est passée à sa ceinture. Il porte longs cheveux et longue barbe; barbe et cheveux sont bruns, soyeux et abondants. Sa physionomie a une beauté typique. Visage bronzé par le hâle; traits réguliers, fins, traits de race; expression fière, mais empreinte de mélancolie; oeil vif, hardi, et cependant voilé par une douleur lente et continue; taille mince, hardie dans son jet, quoique un peu voûtée par l'habitude de la concentration; tel est le portrait de cet homme à qui l'on donnerait de trente-cinq à quarante ans.
—Avec quelle rapidité fuit le temps, murmurait-il on tournant une à une les pages du manuscrit, couvertes d'une écriture cursive, serrée. Bientôt cinq années!—cinq années d'afflictions!—Pourtant, il me semble que c'est hier seulement que nous avons débarqué. Vivons-nous donc plus d'espérance que de souvenir? Bon ou mauvais, le passé s'escompte toujours à la banque de l'avenir, et, rarement, le présent est un billet qui, pour nous, a de la valeur. Chose indéchiffrable que la vie humaine! Pour éveil, nous avons un rêve. Que vaste est donc la distance qui sépare notre petitesse de la grandeur divine! Ne pas même posséder la maîtrise de sa volonté!
Il s'arrêta et regarda la flamme de la lampe qui brûlait sur la table; car, bien qu'il fît grand jour, les carreaux de parchemin tamisaient à l'intérieur trop peu de clarté pour qu'il fût possible de lire sans le secours d'une lumière.
Après un instant de muette contemplation, ses yeux se reposèrent sur le manuscrit.
Isle de Sable, 29 octobre 1598.
«Seigneur, Seigneur! ne vous lasserez-vous pas de frapper votre humble serviteur! Voyez, mon corps est abattu, mon âme endolorie; je marche, à l'abîme du désespoir.
»Quelles émotions m'agitent! je sens et je ne sens pas. Les pensées montent à mon cerveau comme les bulles montent à la surface de l'eau bouillante. Tout me frappe; tout me navre. Je voudrais pouvoir pleurer; les larmes me soulageraient; mais mes yeux sont secs et brûlants. Je n'ai pas même la faiblesse de la douleur. Les peines m'épuisent, et j'ignore où est mon mal. C'est bien étrange! A ma chère France, à ma bien-aimée Laure, pourtant je songe moins. Les privations de toute espèce me trouvent indifférent, mais je souffre! Mystère, me permettras-tu de déchirer ton voile? D'où vient cette agitation; d'où viennent ces troubles, dis? J'attends avec impatience le retour du marquis de la Roche, et je ne sais pourquoi je crains de le voir arriver. Cotte île, elle me plaît, toute stérile qu'elle est. Y demeurer avec une femme tendre et vertueuse, entouré de vassaux honnêtes et laborieux, me paraîtrait un bonheur! Une femme, ai-je dit… Qu'est-elle devenue, elle qui était parmi nous? Comment, dans quel but s'était-elle glissée au sein de cette troupe de malfaiteurs? Elle avait l'air bon; sa conduite était, exemplaire; son courage, son énergie, surpassaient l'imagination, et puis quelle mâle beauté sur son visage! Oh! la vie de cette femme devait celer un bien profond secret! Sans doute quelque sublime dévouement l'avait poussée… Mais, ne suis-je, pas; insensé! Cette, femme avait peut-être un amant parmi les déportés! Oh! non, non, bannissons cette monstrueuse, présomption! Elle, un amant! elle, une femme, dépravée! cela, n'est pas, mon coeur me le dit, ma raison me le prouve! Est-ce ainsi que j'honore la mémoire de celle qui, au péril des siens, sauva les jours de monseigneur de la Roche et les miens? Ma reconnaissance se traduirait par une insulte! Ah! pardonne, noble inconnue, pardonne, si tu es morte; ignore, si tu respires encore. Dieu! comme, elle était belle! Quel port de reine! Quelle dignité dans la maintien! Quelle angélique douceur sur sa figure! Non, cet ange n'avait pas reçu sa naissance dans la cahute d'un serf; je me refuse à le croire. C'est un manoir qu'elle eut pour berceau; ce sont de hauts et puissants seigneurs qu'elle eut pour parents… Encore cette pensée! elle m'obsède sans cesse! je la chasse sous une forme, elle me reparaît sous une autre. Je ferme les yeux elle se réfléchit comme dans un miroir; je les rouvre, elle est devant moi je me promène, elle me suit; je travaille, elle se mêle à mes labeurs; je me couche, elle est sous mon chevet; je m'endors, elle voltige au-dessus de ma tête. On dit que la Providence divine nous envoie souvent des avertissements pour nous instruire; en serait-ce un? A quoi bon m'en occuper? A quoi bon m'user à la recherche d'une chose désormais inutile? Plus de deux mois ne se sont-ils pas écoulés depuis sa disparition? N'ai-je pas fait battre l'île en tous sens, fouiller tous les taillis, dans l'espoir de la retrouver? Le lac n'a-t-il pas été sondé par Philippe?… Pauvre jeune fille, elle est morte! peut-être de mort horrible! Qui sait? peut-être que, durant la nuit de la rébellion, un de ces misérables… Oh! je frémis à cette seule appréhension. Quoi! il se serait rencontré un être à face humaine assez lâche, assez féroce pour profiter de l'état de malaise de cette pauvre enfant!… Mon Dieu, les hommes sont donc bien méchants, puisqu'ils peuvent même supposer la possibilité de pareils crimes!… Des ténèbres épaisses m'environnent. Ces papiers recueillis à bord de l'Érable… ce portrait dont la ressemblance avec elle est si frappante… ce portrait, je viens de l'examiner de nouveau attentivement. Plus je le compare, plus mes soupçons prennent consistance. C'est sa fille; quelque chose me le crie au fond des entrailles. Ai-je le droit de me mentir à moi-même? Et ne me rappelé-je, pas les dernières paroles échangées, entre elle et moi? Quand je lui ai demandé s'il était vrai qu'elle se nommât Yvon, n'a-t-elle pas balbutié; puis n'a-t-elle pas avoué son sexe?… Quel dédale! je m'y perds… Ne jamais la revoir! n'être pas certain de connaître la vérité! Seigneur, aidez-moi à effacer toutes ces impressions qui m'ardent comme autant de fers rouges! Rétablissez la paix dans mon âme, et que je puisse renoncer à des mondanités condamnables, pour remplir mes devoirs envers vous et envers tous ces pauvres gens que vous m'avez donné mission de former à l'adoration de votre nom et à l'obéissance à vos saintes lois!»
Le jeune homme n'avait pas parcouru ces lignes sans faire de fréquentes pauses pour méditer.
—Mon Dieu! s'écria-t-il en achevant, les heures, les jours, les semaines, les mois, les saisons, les années, se sont écoulés, et ni le temps, qui ronge tout, ni les maladies physiques, qui affaiblissent le corps, ni les maladies morales, qui oblitèrent la sensibilité, n'ont pu user ces empreintes laissées sur mon esprit et sur mon coeur. Le Tout-Puissant n'a pas eu pitié de moi!
Il baissa tristement la tête et souleva avec son pouce quelques feuilles du journal.
2 janvier 1599.
«Comme la journée d'hier m'a doucement ému! J'étais bien loin de m'attendre à cette délicieuse surprise. Brave Philippe! quel coeur sous sa rude enveloppe de matelot! C'est lui, sans nul doute, qui a décidé les colons à me souhaiter une heureuse année! Oh! j'aurais été bien heureux, si tous ils étaient venus! La certitude que j'avais des ennemis ici, où tous nous devrions être unis comme des frères, a répandu un léger nuage sur cette fête de famille. Fasse notre divin Rédempteur que les soudards,—ces brebis égarées plutôt par la lassitude que par la malignité,—ne persévèrent pas dans leur endurcissement! Combien il eût été agréable de remercier tous ensemble le ciel qui a daigné jusqu'ici pourvoir à notre subsistance, et de le supplier de nous continuer ses bienfaits! Que c'eût été dignement et délicieusement saluer l'aube d'une nouvelle année!—Il était huit heures quand mes chers colons sont arrivés, parés de leurs meilleurs vêtements. Philippe marchait en tête. L'honnête matelot a essayé de me débiter un compliment; mais l'éloquence ne répondant pas à son intention, il s'est jeté à mes genoux, et a baisé ma main, en s'écriant les larmes aux yeux:—Excusez, monseigneur, j'aurais voulu… j'aurais désiré… enfin, pour vous dire la chose en deux mots, les camarades et moi nous vous souhaitons toutes les prospérités…—Bien, bien, Philippe, ai-je répondu, en voyant qu'il ne pouvait continuer. Et m'adressant à la troupe, qui criait à tue-tête: Vive, vive! monseigneur de Ganay! j'ai fait un petit discours qui a touché ces bonnes gens. Ensuite, nous avons élevé nos coeurs à Dieu!—Le dîner a été gai, plus copieux que d'ordinaire, et au dessert j'ai fait distribuer le reste de la dernière barrique d'eau-de-vie qui nous restât! Étaient-ils joyeux mes sujets! En un instant, ils oublièrent les incertitudes de leur situation, les rigueurs de cet horrible hiver qui soumet la mer elle-même à son empire! Ils oublièrent que si, demain, la pêche manquait nous mourrions de faim! Ah! si je pouvais oublier, moi! hélas!»
6 février.
«C'est horrible! deux de nos hommes ont été gelés ce matin en allant à la chasse. On me dit que les soudards sont en proie à la famine. Je vais leur envoyer un peu de poisson. Pourquoi, mon Dieu! refusent-ils de suivre mes conseils.»
11 février.
«Dieu tout-puissant, éloignerez-vous de moi ce calice d'amertume! Il a fallu nous défendre contre le meurtre conduit par le pillage; il a fallu verser le sang de nos frères!—L'esprit malin s'est-il emparé de ces malheureux? Dans la matinée, ils sont arrivés, armés jusqu'aux dents; et, sans la valeur de nos colons, nous serions tombés sous les coups de ces forcenés. La lutte a duré deux heures. Il tombait une neige abondante! Nous fûmes obligés de faire usage de nos mousquets. Six hommes ont été tués; deux colons et quatre soudards. Cette leçon profitera-t-elle aux derniers? J'en doute. A moins que leur chef, ce Pierre, ne périsse, ils reviendront tôt ou tard à la charge. Par malheur, nous n'avons plus que quelques onces de poudre et j'ai tout lieu de craindre qu'ils n'en possèdent encore une grande quantité. Si j'en croyais le Maléficieux, nous marcherions sur les baraques des soudards et les forcerions à nous livrer leurs armes. Mais ce plan me répugne. Il ne pourrait s'effectuer que par des moyens violents; je préfère attendre encore. Dieu aidant, les infidèles rentreront au bercail. Seulement je vais enjoindre à mes gens de tâcher de s'emparer de Pierre. Si je réussis à le prendre, l'ordre régnera promptement et nous pourrons en sûreté entreprendre au printemps prochain la culture des terres.»
1 mars.
«La colère divine pèse sur nous de tout son poids. Mon Dieu, que votre sainte volonté soit faite, sur la terre comme au ciel! Mais, je vous en supplie, épargnez ces pauvres malheureux… Le scorbut sévit au camp!»
2 mars.
«Un routier, le nommé Ludovic Bernard, est mort du scorbut, ce matin, à dix heures. Deux autres sont affectés de cette horrible maladie. Un soudard a déserté pour venir se joindre à nous. J'ai donné des ordres pour qu'il fût bien reçu. Espérons que son exemple trouvera des imitateurs.»
—Le misérable! dit le lecteur en se levant avec agitation; il avait été dépêché par ses complices pour m'assassiner. Sans la prudence de Philippe qui découvrit le complot, c'en était fait de moi.
Il fit quelques tours dans l'appartement, revint s'asseoir et ouvrit le cahier au hasard.
7 avril.
«Le froid est toujours excessif et nous avons faim… Ah! que c'est hideux, la faim! Des visages rechignés, des esprits irritables; des hommes qui sanglotent ou blasphèment, voilà, pour mon entourage. A l'exception de Francoeur, dont la fermeté et l'abnégation sont à toute épreuve, je ne vois que prostration et haine à mes côtés! Moi-même, je sens fléchir mon énergie. J'ai faim… La pêche ayant soudain fait défaut, nous avons mangé des peaux de lapin bouillies; puis nous avons creusé dans la neige pour extirper quelques racines, et, au moment où j'écris, cette dernière ressource manque… Mon Dieu! j'apprends qu'ils veulent déterrer les cadavres des deux hommes gelés en mars, pour assouvir le besoin qui les presse… Seigneur, Seigneur, faites que cette profanation n'ait pas lieu!»
8 avril.
«J'ai la fièvre, ma tête brûle, une sueur froide trempe mon corps… Mes cheveux se hérissent sur ma tête… La plume tremble dans ma main! Infortunés, ils ont réalisé leur dessein. Ces corps morts, ces corps livides, ils les ont retirés de dessous les glaces… je n'ose achever…»
9 avril.
«Dieu tout-puissant, fais-moi mourir… la faim me dévore… Il y a du feu dans mon estomac… Oh! si je pouvais mourir…»
—Oui, dit le jeune homme, je souhaitais de mourir alors! Mais c'était moins à cause des épouvantables tiraillements d'entrailles que j'endurais, qu'à cause des sinistres projets que le jeûne enfantait dans mon cerveau! J'en frissonne… Il me prenait des fureurs de cannibale! Loin de me répugner, la chair humaine m'attirait invinciblement. Je me souviens que je me suis levé de mon lit, j'ai saisi mon poignard, et si, dans ce moment, un homme se fût présenté, je l'aurais égorgé pour sucer son sang, déchirer ses membres avec mes dents… Horreur…
Il cacha son visage dans ses mains et demeura plongé dans une préoccupation interrompue, d'intervalle en intervalle, par des tressaillements spasmodiques.
Un bruit venu du dehors arracha le rêveur à ses amères réflexions. Il courut à la fenêtre, et s'apercevant que le bruit avait été produit par la chute d'une avalanche de neige tombée du toit de la maison où il se tenait, il retourna à son siège.
Agitée par un courant d'air, la page du manuscrit se balançait à droite et à gauche.
Le jeune homme, du bout du doigt, la coucha sur le verso, et son visage s'égaya à la vue de la date suivante:
1 mai 1599.
«Enfin le printemps a fondu les frimas de l'hiver. Souriante est la nature; mon âme nage dans une suave ivresse. Ah! qui saurait méconnaître la bonté de Dieu à la vue des magnificences déployées autour de nous! Ce soleil chaud et vivificateur qui baigne l'or fluide de ses rayons dans la mer; ce ciel sans tache, qui éblouit par la pureté de son azur, et puis ce monde qui s'anime à nos pieds, à nos côtés, sur nos têtes! ah! comme tout cela est donc ravissant! Voyez, l'herbe pousse ses émeraudes; les fleurettes allongent leurs corolles de toutes couleurs; les arbres ouvrent leurs bourgeons aux caresses de la brise! Entendez! ce sont les oiselets; ils disent les timidités, les impatiences, les jalousies et les voluptés de l'amour, et leur langage vous ravit en extase! Chantez, chantez encore petits oiseaux! vos romances endorment mes peines, comme autrefois la ballade de ma nourrice endormait mon enfance… Tout le monde est radieux au camp. Une ardeur, nouvelle comme l'ardeur de la création, anime mes gens. Ils réparent leurs maisonnettes endommagées par l'hiver, plantent des pieux autour de l'enceinte, et me construisent un petit castel, comme dit Philippe. Oh! j'aime ce retour à l'espérance. Il est de bon augure. L'homme qui a pris une détermination, fût-elle fausse, est toujours plus fort que celui qui languit dans l'indécision. Et mes colons sont bien résolus à mettre cette année en culture le peu de terres arables qui entourent le lac. Le Maléficieux a eu l'heureuse idée d'enfouir dans le sable une barrique, de graines de diverses espèces; de plus, il a eu le courage de n'y point toucher durant l'horrible disette que nous avons traversée; nous les sèmerons, et, de cette façon, s'il plaît au Seigneur, on pourra, dès cette année, obtenir une récolte qui permettra d'attendre… Attendre! La Providence guidera-t-elle un navire jusqu'à ces rives? Le Castor n'a-t-il pas sombré? Monseigneur de la Roche vit-il encore? Ces questions se heurtent continuellement dans mon esprit. Mais aujourd'hui, je veux leur imposer silence. Elles empoisonneraient encore la béatitude dont m'inonde le premier soupir du renouveau. Nos destinées sont entre les mains du Très-Haut. Je me confie humblement à lui. Avec la foi, la certitude de revivre dans un monde meilleur, la créature humaine n'est jamais malheureuse.
»Il n'y a que les impies et les athées qui maudissent la lumière, car le
Seigneur a dit:
»Celui qui conteste avec le Tout-Puissant lui apprendra-t-il quelque chose? Que celui qui dispute avec Dieu réponde à ceci.»
«P.-S.—Philippe vient de tuer deux renards argentés que des glaçons en dérive avaient amenés sur l'île. Serions-nous donc si près de la terre ferme?»
29 septembre.
«Quelles angoisses rongent ma pauvre âme saignante.» le doute m'accable.
O mon pieu!
»N'y a-t-il pas un temps de guerre limité à l'homme sur la terre? et ses jours ne sont-ils pas comme les jours d'un mercenaire?
»Comme le serviteur soupire après l'ombre, et comme l'ouvrier attend son salaire.
»Ainsi il m'a été donné pour mon partage des mois qui ne m'apportent rien et il m'a été assigné des nuits de travail.
»Si je suis couché, je dis; Quand me lèverai-je? et quand, est-ce que la nuit aura achevé sa mesure? et je suis plein d'inquiétudes jusqu'au point du jour.
»Mes jours ont passé plus légèrement que la navette d'un tisserand et ils se consument sans espérance.»
3 octobre.
«Déjà l'automne a rougi les feuilles des arbres et des buissons. Les chantres ailés fuient vers les climats plus doux, et nous, hélas! nous ne pouvons même attacher une espérance au jour de demain. Seigneur, arrêtez la malédiction sur mes lèvres! Cette île doit-elle nous servir de cercueil jusqu'au dernier!
»Les déceptions me brisent? Cependant ne jouissons-nous pas du bien-être matériel? Nos prévisions sur la récolte se sont vérifiées. Notre grenier est comble. La faim ne nous armera pas cet hiver les uns contre les autres. Les colons s'améliorent. Une discipline salutaire et des exhortations quotidiennes ont dompté ces natures sauvages. Maintenant je devrais m'applaudir de mon oeuvre, car j'ai fait le bien autant qu'il était en mon pouvoir. Ils écoutent ma voix, ces hommes farouches! ils prient avec ferveur et si la Providence nous ramène dans la patrie, ils feront des citoyens probes et pieux. Pourquoi, dis-je, cette agitation qui me mine? D'où vient qu'à certaines heures ma poitrine se resserre, des larmes brûlantes jaillissent de mes yeux? pourquoi suis-je à charge à moi-même?
»Ce matin, dans une promenade solitaire, j'ai poussé jusqu'à, la hutte en ruines qu'elle a habitée avec le naufragé. M'étant assis sur une poutre, j'ai longuement rêvé d'elle. Qui était-elle? Où, comment a-t-elle péri?
La nuit répand ses ombres sur cette vie éteinte, et jamais une lueur n'en éclaira le fil perdu! Mon Dieu, si pourtant mes pressentiments ne m'avaient pas trompé!»
Comme le jeune homme finissait cette phrase, on frappa doucement à la porte. Il se hâta de fermer le cahier et le cacha au fond d'un coffret de palissandre.
—Entrez, dit-il ensuite.
VI
LA SURPRISE
La porte s'ouvrit et Philippe Francoeur parut.
—Ah! c'est toi, mon vieil ami, dit le jeune homme se levant et allant serrer la main du matelot. Mais qu'as-tu donc? tu es tout essoufflé…
—Oh! monseigneur, monseigneur, répondit Philippe d'une voix entrecoupée, je savais bien, je savais bien…
—Que savais-tu?
—Ah! le vieux Francoeur est plus matois qu'il n'en a l'air, allez!
—De quoi s'agit-il?
—Ça m'étouffe, oui bien…
—Assieds-toi, et remets-toi de ton émotion.
—Mon… émotion, vous avez dit le mot, car je suis diantrement ému. Le moyen de ne pas l'être aussi!
—Raconte-moi ça, dit le vicomte de Ganay en frappant amicalement sur l'épaule du Maléficieux.
—Mais au moins, monseigneur, vous me promettez…
—Tout ce que tu voudras.
—C'est que, voyez-vous, dit Philippe dont les yeux pétillaient de joie, voyez-vous, cette nouvelle est si extraordinaire…
—Aurais-tu découvert un banc de harengs?
—Oh! que nenni.
—Seigneur! un navire…
—Non, non, répondit Philippe en hochant la tête. L'heure de notre délivrance n'a pas encore sonné.
Une lueur brillante qui avait illuminé le front du vicomte de Ganay s'éteignit.
—Alors parle, mon dévoué serviteur, dit-il.
—Je crains que cette nouvelle…
—Serait-elle mauvaise? s'écria Jean en fronçant les sourcils.
—Au contraire.
—Explique-toi donc.
—Si j'étais sûr que… Enfin, je n'y puis plus tenir; oui bien, par la fourche de Neptune. Elle est retrouvée!
Le matelot jeta cette dernière phrase avec une vivacité si grande qu'on eût cru que les paroles lui brûlaient le gosier.
—Retrouvée! qui? fit le vicomte en pâlissant.
—Oh! s'écria Philippe, pardon, j'ai été trop brusque! Je savais qu'on vous apprenant cela tout à coup… Excusez-moi, j'ignore ce que c'est que les ménagements.
—Mais qui, elle? répétait le vicomte d'une voix strangulée.
—Monseigneur, monseigneur, ne m'en veuillez, pas, reprit Philippe, effrayé de l'agitation de son chef.
—Qui, elle… pour la troisième fois?
—Yvon! dit le matelot, d'un ton si bas que Jean pensa avoir mal entendu.
—Yvon!… cette jeune fille… retrouvée!…
—Oui, monseigneur!
—Tu l'as retrouvée!
—Oui, monseigneur.
—Ah! mais tu ne me, leurres pas Philippe, n'est-ce pas, mon ami? dit le vicomte pressant fébrilement dans ses mains les doigts du matelot.
—Vous leurrer, jour de Dieu! moi vous leurrer, monseigneur!
—Mais où est-elle, Philippe? Vite! courons!
Puis, soudain, le visage du jeune homme blêmit, ses muscles frissonnèrent. Il s'appuya à la table, pour ne pas tomber. L'immensité de son bonheur venait de sauter sous la mine d'une simple réflexion. Il fit un mouvement ouvrit la bouche pour parler et les sons expirèrent sur ses lèvres.
Philippe fut épouvante par cette révolution qui s'opérait dans le vicomte.
—Donne-moi de l'eau, articula Jean avec une extrême difficulté.
Il avala quelques gouttes et s'humecta les tempes. Peu à peu il parut se calmer, et quoiqu'un volcan couvât dans son coeur, il dit assez tranquillement au matelot:
—Et où l'as-tu retrouvée?
—A la Pêcherie, sur le bord de la mer.
—Noyée? balbutia le vicomte avec un douloureux effort.
—Noyée! non, monseigneur, mais sur le point de périr de froid!
—Elle vit! tu dis qu'elle vit! exclama le vicomte d'un ton passionné.
—Elle est à quelques pas d'ici.
—Oh! merci, mon Dieu! dit Jean en levant au ciel ses yeux rayonnants de gratitude.
Le matelot narra brièvement au vicomte l'histoire de Guyonne, depuis sa disparition du camp jusqu'au moment où elle avait été si miraculeusement sauvée. Jean écouta ce récit avec une attention muette et pour ainsi dire suspendu aux lèvres du conteur.
—Viens, viens, dit-il aussitôt que Philippe eut cessé de parler. Allons la chercher. Car tu ne sais pas qui elle est, cette jeune fille… Tu ne sais pas qu'elle appartient, à la noble famille… Mais le saisissement, me rend fou! Hâte-toi… dépêchons!
—Pardon, monseigneur, dit le matelot sans bouger.
—Non, marche! je grille d'impatience, s'écria le vicomte, tout frémissant de cette impétuosité égoïste dont une félicité imprévue anime notre sang.
—Monseigneur, écoutez-moi, je vous en conjure, objecta Philippe en arrêtant l'écuyer par un regard. Avant tout il faut prendre nos précautions. Soyons circonspects. Le retour de Guyonne pourrait nous être funeste à tous, si son sexe était connu. Du sang-froid donc.
Cette sage admonestation réprima la fougue du jeune homme.
—Tu as raison, mon cher Philippe, et je suis mi insensé, dit-il, en tendant la main au Maléficieux.
—Oh! je comprends cet empressement, répondit Francoeur, avec un sourire que lui permettaient son âge et les nombreux services qu'il avait rendus au vicomte de Ganay. Vous resterez ici, continua-t-il, votre rang et votre dignité le commandent. Moi je retournerai près d'Yvon et vous l'amènerai. Soyez sur la porte du castel quand nous arriverons; et, en présence des colons qui savent déjà la bonne nouvelle, accueillez-le de façon à ne pas exciter les soupçons. Vous excuserez votre vieux matelot. Il est bien hardi de vous donner des conseils.
—Donne toujours, mon bon Philippe. Tout t'est permis, à toi.
—Ensuite, reprit le marin en se grattant le front, ensuite, monseigneur… ma foi, vous savez ce que vous avez à faire.
—Oui, oui, oui. Vole la quérir!
—C'est Yvon, rien qu'Yvon, le N° 40, n'oubliez pas, monseigneur, dit
Philippe en s'éloignant.
Dès qu'il fut parti, Jean de Ganay ouvrit son coffret de palissandre, en tira le portrait dont nous avons parlé dans les chapitres précédents et le contempla avec adoration. Puis il le baisa respectueusement, le replaça dans le coffret qu'il ferma et sortit.
Les colons au nombre de dix étaient attroupés devant l'habitation du chef. Ils causaient à haute voix de la miraculeuse trouvaille qu'avait faite le Maléficieux. L'apparition du vicomte mit fin à leurs conversations.
Tous les regards se tournèrent vers lui comme pour l'interroger. A son tour, il raconta en peu de mots les aventures d'Yvon. Et quand Philippe revint suivi de la jeune fille, toutes les curiosités étaient satisfaites. Les routiers se précipitèrent au-devant de leur faux compagnon, rivalisant d'avidité pour lui serrer la main ou lui adresser une parole d'amitié. Car tous aimaient Guyonne qui en maintes occasions les avait tour à tour plus ou moins obligés.
Nabot lui sauta au cou et la baisa bruyamment sur les deux joues en disant:
—Tiens, mon bijou, tu es si beau et si bon, que si tu eusses porté cornettes et jupons au lieu de haut-de-chausses, je t'aurais offert mon coeur.
L'assemblée se mit à rire, et Guyonne rougit vivement. Les roses de son teint s'empourprèrent bien davantage quand elle aperçut le vicomte Jean. Philippe, qui lui donnait le bras, craignant que son émotion ne la trahît, lui dit à l'oreille:
—De la fermeté!
Elle s'avança timidement. Le vicomte la félicita, avec assez de calme, sur sa miraculeuse délivrance. Elle répondit par un bégayement inintelligible. Et Jean de Ganay, pour mettre fin à une scène qui devenait embarrassante, lui dit:
—Yvon, entrez et chauffez-vous. Le froid pourrait nuire à votre santé qui paraît avoir déjà tant souffert.
Le matelot entraîna sa protégée dans la chambre du vicomte qui, quelques minutes après, se trouvait seul en tête-à-tête avec elle.
VII
DEMANDES ET RÉPONSES
Assise près du feu, Guyonne avait les yeux baissés. Ce qu'elle éprouvait alors, nous ne pourrions le peindre. C'était un mélange indéfinissable de timidité, de crainte, de honte et d'amour. Son coeur battait à rompre sa poitrine. Des pensées confuses se heurtaient dans sa tête, et mille sensations différentes l'oppressaient.
Jean de Ganay n'était ni moins ému, ni moins gêné. Debout, près de la table, il affectait de mettre de l'ordre dans ses papiers pour se donner une contenance. Mais le tremblement de sa main, les regards indécis qu'il jetait tantôt sur la jeune fille, tantôt à droite, tantôt à gauche trahissaient la perturbation à laquelle il était en proie.
Un quart d'heure s'écoula ainsi. Le silence Ses deux jeunes gens n'était interrompu que parlé pétillement du bois dans le foyer. Dix fois le vicomte ouvrit la bouche pour parler, dix fois il manqua de force.
Enfin, se faisant violence, il vint s'asseoir près de notre héroïne, qui, succombant au poids de ses impressions, fondit en larmes et plongea son visage dans ses mains. Cet incident agit sur l'écuyer comme un réactif. Il apaisa les palpitations désordonnées de son coeur et interpella doucement Guyonne:
—Mademoiselle…
—Oh! pardon, monseigneur! pardon de vous avoir abusé, sanglota la jeune fille, tombant à ses pieds.
—Relevez-vous, relevez-vous, dit-il vivement, et détournant la tête pour dérober les pleurs qui mouillaient ses yeux.
—Non, monseigneur, c'est la seule posture qui convienne à une misérable pécheresse comme moi, répliqua-t-elle avec exaltation. J'ai gravement offensé notre Père qui est aux cieux, et vous, monseigneur. Mais croyez à ma parole; si mon frère Yvon était parti, son père serait mort de chagrin. Pour pénitence, monseigneur, imposez-moi les plus durs travaux… Oh! je serai trop heureuse de vous être utile à quelque chose…
—Noble fille! S'écria le vicomte en la forçant de se rasseoir, séchez ces larmes. Le trait que vous avez accompli est digne des plus beaux éloges sur la terre et d'une récompense éternelle dans l'autre monde. Ne Courbez pas le front, Guyonne, car vous êtes l'honneur de votre sexe. Qui, moi, j'oserais blâmer un semblable dévouement, j'oserais le traiter de faute! non, non! bien plutôt je proclamerais à la face du globe que vous êtes la plus vertueuse et la plus héroïque des femmes.
—Quoi, monseigneur, vous ne me repoussez pas? vous m'absolvez? dit
Guyonne, en saisissant la main du jeune homme qu'elle baisa malgré lui.
—Je vous admire! murmura-t-il d'un accent enthousiaste.
Alors seulement Guyonne osa lever ses yeux humides sur Jean de Ganay, qui à son tour, par une impulsion irréfléchie, lui prit la main et la porta à ses lèvres.
Par cette action, le vicomte de Ganay montait jusqu'à lui Guyonne la poissonnière. Cependant celle-ci fut plus charmée que surprise, car, avec la pénétration que les femmes conservent, même dans les positions compliquées, elle pressentait l'amour du jeune homme pour elle.
—Vous vous nommez Guyonne? demanda-t-il, après un moment de silencieuse rêverie.
—Oui, monseigneur.
—D'où êtes-vous?
—Du hameau de la Roche.
—Du hameau de la Roche! ce n'est pas cela, dit pensivement l'écuyer.
Guyonne n'entendit pas ces paroles, et le vicomte reprit:
—Que fait votre père?
—Il était pêcheur, monseigneur.
—Pêcheur! mais ne m'avez-vous pas dit jadis qu'il était cabotier?
—Il est vrai.
—Remplirait-il ces deux professions?
—Non, monseigneur; mon père, à moi, était cabotier; il fit naufrage, on le crut mort et ma mère se, remaria à un pêcheur de la seigneurie de la Roche, le vieux Perrin, qui ainsi est mon beau-père.
—Ah! exclama le vicomte avec une satisfaction marquée. Mais vous avez un frère?
—Yvon, monseigneur. Il est enfant du second lit, et coûta la vie à notre mère.
—Et votre mère, vous l'appeliez?
—Marguerite, monseigneur.
—Marguerite! s'écria le jeune homme qui bondit aussitôt, courut à la table, déplia une lettre, la lut avidement et revint en demandant:
—Votre père ne se nommait-il pas Siméon?
—Siméon, oui, monseigneur, répondit Guyonne avec un profond étonnement.
—Surnommé Leroux, n'est-ce pas?
—Mais oui.
—Il était originaire de la Normandie… et fut s'établir dans un petit village près de Nantes, à Chantenay, où il épousa votre mère…
—Oui, oui, répliqua Guyonne à ces questions faites avec une rapidité fiévreuse. Mais comment savez-vous, monseigneur?
Il résidait dans ce village lors de votre naissance?
—Oui, monseigneur, car je suis venue au monde en 1573.
—Oh! quel rayon de lumière! fit le vicomte en lisant à haute voix les mots suivants sur la lettre qu'il tenait toujours à la main:
«Ce fut le cinq février mil cinq cent soixante-treize, vers quatre heures du matin, que je donnai le jour au fruit de cet amour malheureux et réprouvé par la justice de Dieu et des hommes. C'était un enfant du sexe féminin. Le chapelain du château la baptisa sous le nom de Guyonne: puis, sans égard pour les prières de la mère qui demandait à voir sa fille, on l'enleva…»
La poissonnière entendit la lecture de ce passage avec une stupéfaction qui touchait presque à l'hébétement. Depuis la veille, elle avait reçu tant de commotions, qu'elle se demandait si elle n'était pas le jouet d'un affreux cauchemar. Des incidents qui autrefois lui avaient paru sans importance, des souvenirs oubliés, se représentaient en foule dans sa mémoire, se classaient, et formaient comme un fil conducteur dont elle entrevoyait le point de départ, quoiqu'elle ne le distinguât pas encore nettement.
Aussi quand le vicomte, s'interrompant, lui dit:
—Votre enfance, Guyonne, ne vous rappelle-t-elle rien? elle répondit d'un ton assuré:
—Mon enfance me rappelle des choses étranges.
Jean rapprocha son escabeau de celui de la jeune fille.
—J'étais bien petite, poursuivit-elle, quand nous demeurions à Chantenay, aux portes de Nantes. Pourtant j'ai souvenance que chaque dimanche, une belle dame, richement vêtue, venait à notre maison après la grand'messe.
—De haute taille? dit le vicomte.
—Oui, monseigneur, elle avait la taille élevée et majestueuse. Lorsque mon père était au logis, elle se contentait de me donner des bonbons ou des joujous; mais si j'étais seule ou avec ma mère, alors elle me prenait sur ses genoux, et me mangeait de caresses. Aussi je l'aimais bien! Elle était si bonne pour nous!
Guyonne cessa de parler, deux larmes roulaient sous ses longues paupières.
—Vous rappelez-vous le nom de cette dame? dit le vicomte.
—Son nom? repartit Guyonne; non, je ne me le rappelle plus. Ma mère l'appelait toujours madame la comtesse…
—Est-ce là tout? demanda encore l'écuyer.
—Tout?… oh! attendez! Un soir que mon père était à la mer, une vieille femme entra chez nous. Elle dit quelques mots à ma mère qui poussa un grand cri. Ensuite on me mit à la hâte mes plus beaux atours; la vieille femme, ma mère et moi, nous montâmes dans une voiture qui attendait à la porte. Je m'endormis. En m'éveillant, je me trouvai dans une vaste chambre; couchée sur un lit. La belle dame que j'avais vue à la maison était étendue à côté de moi. Elle était livide de pâleur, et cependant une tendresse infinie allumait son oeil quand elle l'attachait sur moi. Agenouillées au pied du lit, ma mère et la vieille femme gémissaient et pleuraient. La dame m'embrassa en soupirant, puis elle dit à ma mère:
—Marguerite, tu me promets de l'élever comme ton enfant?
—Oh! elle l'est! elle l'est! s'écria ma pauvre mère.
—Tu en auras bien soin, n'est-ce pas, ma bonne? continua la dame d'une voix si faible qu'on l'entendait à peine.
—Elle sera ma fille! dit ma mère en me pressant sur son sein.
—Merci, Marguerite. Je compte sur ta parole. Adieu! je puis maintenant mourir on paix. Adieu donc, Marguerite!!! Priez pour moi, quand je ne serai plus.
Un prêtre entra dans la chambre et ma mère m'emporta dans ses bras. La même voiture nous ramena à la maison. Je m'endormis de nouveau durant le trajet. Quand, le lendemain, j'interrogeai ma mère sur la scène dont j'avais été témoin, elle me répondit que j'avais rêvé. Nous quittâmes le pays peu de jours après. Ma mère était triste et habillée de noir. Arrivés au village de la Roche, mon père s'embarqua pour aller faire le trafic sur la côte de la Nouvelle-France, mais il ne reparut plus. Nous étions sans ressources. Un pêcheur eut pitié de notre détresse. L'année suivante, il offrit sa main à ma mère. Elle accepta, et je devins la belle-fille d'Yvon Perrin.
—Connaissez-vous cette figure? dit Jean de Ganay, en montrant tout à coup à Guyonne le portrait dont nous avons précédemment parlé.
Guyonne prit le cadre des mains du vicomte et alla le contempler à la lueur de la lampe.
Mon Dieu! s'écria-t-elle, c'est elle!
—Cette dame, n'est-ce pas?
—Oui, oui; je ne saurais me tromper. Voici bien sa physionomie gracieuse et sévère en même temps; ses magnifiques cheveux bouclés avec lesquels je jouais, et la robe de taffetas brune, et la fraise de dentelle, et le chaperon de velours bleu qu'elle portait habituellement… O monseigneur, c'est elle! j'en ferais le serment!
Les doutes du vicomte s'évanouissaient. Son visage rayonnant reflétait la joie qui débordait de son coeur. Toutefois il voulut une assurance entière; car quoique la lumière l'éclairât de toute part, comme les gens à qui l'on a fait l'opération de la cataracte, il aimait à se faire répéter qu'il voyait clair. C'est pourquoi il posa cette interrogation:
—Et votre mère ne vous a pas révélé le secret…
—Quel secret, monseigneur?
—Elle ne vous a donc rien dit?
—Rien.
—A l'heure de sa mort? insista le vicomte, dont le regard plus encore que les paroles questionnaient Guyonne.
—A l'heure de sa mort, dit-elle avec mélancolie, la pauvre femme me passa au cou un scapulaire, en me recommandant de ne le jamais quitter, et en ajoutant d'un ton qui résonnera toujours à mes oreilles: «Souviens-toi, mon enfant, que c'est là tout l'héritage que t'a laissé ta mère infortunée.»
—Voyons! s'écria Jean.
La jeune fille, rougissante, tira de son corsage deux petits morceaux d'étoffe cousus ensemble et pendus à son cou par un cordon de cuir.
—Pouvez-vous me le confier? dit Jean en examinant l'objet.
—J'ai juré à ma mère de ne jamais m'en séparer, répliqua la jeune fille.
—Pour quelques instants?..
—Je voudrais pouvoir ne pas vous refuser, monseigneur, dit Guyonne d'un accent triste. Mais j'ai promis à ma mère,—à une mourante…
—Si votre avenir, si votre bonheur dépendaient de cette infraction?
—Je ne la commettrais pas volontiers.
—Et, si j'ordonnais! fit le vicomte d'une voix plutôt suppliante qu'impérative.
—Mon devoir, monseigneur, répondit péniblement la jeune fille, est de vous obéir. J'obéirais!
—Alors, reprit le vicomte, non sans hésiter, Guyonne, je vous ordonne de me remettre ce scapulaire, et je m'engage à vous le rendre aujourd'hui même.
Elle tendit, avec une douloureuse résignation, l'objet au vicomte.
Celui-ci le serra sous son habit et dit en balbutiant:
—Encore un mot, Guyonne: n'avez-vous pas une tache de rousseur, ayant la forme d'un papillon, au dessous du coeur?
—Oui, monseigneur, dit bien bas la jeune fille dont les joues s'étaient colorées de l'incarnat du coquelicot.
Aussitôt Jean de Ganay appela:
—Philippe!
Le Maléficieux entra et s'approcha du vicomte.
—Yvon est fatigué, dit Jean. Montre-lui sa chambre.
Francoeur fit signe à Guyonne qui sortit avec lui toute bouleversée de la scène qui s'était passée entre l'écuyer et elle.
Dès que la porte fut fermée, Jean de Ganay trancha les fils qui liaient les deux pièces du scapulaire.
Sur l'une d'elles on voyait brodé avec de la soie rouge un G et sur l'autre un P.
VIII
GUYONNE ET JEAN
L'amour, présente deux traits fort distincts: ou il jaillit spontanément, volontairement; ou bien il croît lentement, involontairement. Dans le premier cas, il résulte, le plus souvent, d'une prédisposition de l'individu qui en reçoit le germe et d'un rayon de la physionomie ou de l'esprit de l'individu qui le transmet. Dans le second cas, l'amour tire son éclosion d'une liaison suivie entre le subjectif et l'objectif; il est le fruit d'une sorte d'étude, toujours d'une appréciation raisonnée. Celui-ci caresse ordinairement les sentiments; celui-là irrite les sens. C'est assez dire que l'un ressemble à ces fleurs éphémère, resplendissantes de couleurs, saturées de parfums le matin, mais flétries et desséchées le soir; et que l'autre apparaît comme une plante frêle, presque imperceptible à l'heure de sa naissance, et que les jours et les mois développent tout doucement jusqu'à ce qu'elle arrive à un épanouissement complet. Alors, à son tour, elle brille de mille éclats; elle embaume de ses senteurs, et loin de se faner après une révolution du soleil, elle conserve sa fraîcheur, ses magnificences. L'été en drape les tissus, en fond les nuances; l'automne en distille les arômes, en enrichit les saveurs; l'hiver prépare, comme à regret, son linceul de neige.
—Oh! qu'il est bon, qu'il est délectable cet amour qui mollement s'insinue dans nos sens, qu'il fait de bien! Comme il apprend à connaître les choses pures et délicates! Principe du dévouement, créateur de l'abnégation, lien de la société, ennemi de tout ce qui est mauvais, serviteur de l'harmonie, flambeau des intelligences, source de félicités ineffables, il baptise les grandes actions, éclaire l'ignorance, polit les moeurs, aplanit les inégalités des caractères, inspire l'artiste, civilise le sauvage, convie la nature entière à un saint embrassement!
N'est-ce pas à ce pur amour, dis-moi, poète, que tu as emprunté l'étincelle qui luit à ton front, anime, tes chants, active la chaleur de ton enthousiasme?
Vous qui aimez sincèrement, répondez: votre amour ne parle-t-il pas d'unité? L'unité, n'est-ce point la loi qui nous régit, le but où, nous tendons? n'est-ce point le beau? n'est-ce point Dieu? Dieu! voilà le verbe éternel, la solution de toute proposition. Dieu! c'est l'inconnu, le mystère. C'est la personnification, de toute conception comme de tout enfantement. C'est le mot d'ordre des penseurs et des crétins. Marche! marche! nous crie la voix d'en haut; et nous marchons sans jamais rétrograder, laissant des monceaux, de cadavres pour jalonner notre passage dans l'incommensurable carrière dont la point de départ et le terme fuient nôtre oeil. La cohorte humaine avance, guidée par la flamme de l'amour, comme les Hébreux par la colonne de feu. Plus l'amour nous éclaire, plus nos progrès sont rapides. N'ayant pas d'idée de la synthèse, ne percevant que la forme, l'antiquité cheminait à tâtons sur cette route. Il lui manquait un centre de ralliement, le beau unique, Dieu, comme il lui manquait une lumière unique, l'amour entre les sexes aussi bien que l'amour entre les arts, bref, la cohésion de toutes les forces isolées pour travailler à la perfectibilité de l'ensemble… Les anciens n'aimaient pas, ils s'aimaient. Chez eux, la femme était un souffre-plaisir, rien de plus. De là, distinction, désunion, partant idolâtrie. En plaçant la femme à la hauteur de l'homme, le christianisme a engendré l'amour, par conséquent la foi indivisible.
Bénissons donc le sentiment qui attire les êtres vers un pôle commun, et, tout en méprisant ces caprices vagues, inconstants comme les météores, faussement décorés du nom d'amour, admirons les grandes passions qui enflammèrent le coeur des génies des siècles passés et présents. Eh! sans l'amour, posséderions-nous ces inimitables toiles de Raphaël, ces poèmes sublimes du Tasse, ces profondes études politiques de Machiavel, et ces sonnets de Pétrarque, frais et perlés comme la rosée du matin, et ces milliers de chefs-d'oeuvre, qui font la gloire et le bonheur de nous tous? Oui, aimons bien, et quand nous pouvons aimer un être digne de nous, par ses qualités; quand nous sommes assurés que nous l'aimons de toute notre puissance, de tous nos instincts, de toutes nos volontés, unissons nos destinées aux siennes, soyons attachés à lui comme la tige est attachée à la fleur! Mais s'il ne peut répondre à notre amour sans blesser les lois divines…
Telles furent, ou à peu près, les pensées du vicomte Jean de Ganay, pendant les premiers jours qui suivirent son entrevue avec Guyonne la poissonnière.
Durant ces jours, il sut, toutefois, refouler les émotions de son coeur, et observer vis-à-vis de la jeune fille une retenue qui accrut dans l'esprit de celle-ci l'agitation à laquelle elle était livrée depuis son retour dans l'île de Sable. Elle aimait l'écuyer, elle se savait aimée de lui; elle était certaine qu'un voile planait sur sa naissance; aussi vivait-elle dans une inquiétude plus poignante encore que les afflictions qu'elle avait précédemment endurées.
Cependant, elle n'osait parler; elle craignait autant qu'elle désirait la présence de son amant. Ce ne fut donc pas sans un trouble inexprimable qu'elle s'entendit un matin apostropher par lui:
—Yvon, voulez-vous m'accompagner?
Guyonne trembla de tout son corps et répondit en suivant le vicomte.
Avril fermait les yeux, mai héritait du souffle de son devancier.
Au moment où les deux jeunes gens quittaient le castel, l'aube souriait à l'horizon, et l'éclat de ses teintes réfléchies sur le ciel bleu prêtait à l'orient des reflets graduels, lesquels, partant d'un orbe éblouissant, allaient s'amollissant, se mariant insensiblement, et, passant du pourpre vif à l'écarlate, de l'écarlate au rosé, du rosé à l'orange, de l'orange au blanchâtre, finissaient par se noyer dans un océan d'azur. C'était la promesse mensongère d'une belle journée. Le lever de l'aurore ressemblait à la grimace d'une femme acariâtre, heureuse de jouer un mauvais tour à ses adorateurs.
Néanmoins, la matinée était rehaussée de tous les agréments, de tous les arômes d'une matinée de printemps. Si les bois n'avaient pas encore fait leur toilette, ils s'apprêtaient à la revêtir. Les sucs nourriciers de la végétation verdissaient le sol, rougissaient les pousses des arbres. De partout s'élevaient ces murmures mélodieux qu'exhale la création après un sommeil annuel. Le chardonneret saluait l'apparition du soleil, le ruisseau gazouillait dans les taillis, l'insecte bruissait sous l'herbe, la mouche bourdonnait dans l'air, et c'était la zéphyr qui chantait des hymnes mystérieux et pleins de poésie.
Guyonne et Jean longeaient un sentier serpentant sur les bords du lac. Le jeune homme marchait devant. Il allait tantôt vite, sans bouger la tête, et tantôt se tournant soudain pour jeter un long regard à sa compagne. Ces allures saccadées étaient la traduction fidèle des incertitudes auxquelles l'écuyer était en proie. La jeune fille, quoiqu'elle tînt constamment les yeux baissés, imitait comme par intuition les mouvements de son guide. Elle hâtait le pas quand il le hâtait, s'arrêtait quand il s'arrêtait. Elle aussi était vivement préoccupée. Son coeur lui disait qu'elle touchait à l'époque la plus importante de son existence, et elle éprouvait ces affres à la fois douloureuses et voluptueuses dont nous sommes presque toujours assaillis à la veille d'un événement qui doit décider de notre avenir. On voudrait reculer et accélérer l'heure du dénoûment; on est poltron et téméraire; on souffre et on se complaît dans cette souffrance.
Au bout d'un quart d'heure, le vicomte de Ganay ouvrit la bouche.
—Guyonne! dit-il d'une voix si timide que l'instinct de la jeune fille plutôt que son oreille entendit ce nom.
Elle se rapprocha.
—J'ai, poursuivit l'écuyer, de graves révélations à vous faire.
Et il jeta un coup d'oeil sur Guyonne, qui s'inclina sans cesser de marcher.
—Ces révélations, continua Jean, j'aurais peut-être dû vous les faire le jour où le bon Philippe vous ramena au camp; mais elles sont d'une importance telle que pour vous initier au secret qu'elles renferment, la certitude de n'être entendu que de Dieu et de vous m'était nécessaire. Il a fallu attendre que le temps me permit de vous conduire en un lieu sûr, à l'abri des indiscrets. Ce lieu est éloigné de deux lieues d'ici environ. Avant de vous y introduire, promettez-moi, mademoiselle, de me pardonner la triste condition à laquelle les circonstances m'ont forcé de vous asservir, même depuis' que je sais…
—Oh! monseigneur, s'écria-t-elle d'un ton ému, bien plutôt que de pardonner, laissez-moi bénir le généreux et noble maître…
—Arrêtez! interrompit-il en fléchissant le genou, entre vous et moi il n'y a d'autre, maître que l'Éternel!
Puis, remarquant que la jeune fille le considérait d'un air interdit, il ajouta rapidement:
—Venez, Guyonne, oh! venez vite!
Ils reprirent leur course sans mot dire et ne s'arrêtèrent que sur le rivage de la mer.
Là, au flanc d'une falaise, la nature avait creusé une grotte d'où la vue pouvait embrasser l'Océan et une partie de l'île de Sable. Au fond de la grotte s'étendait un banc tapissé de mousse.
—Entrez, dit le vicomte en montrant le réduit à Guyonne.
Elle voulut, par déférence, lui céder le pas, mais il dit d'un ton solennel:
—Mademoiselle la comtesse de Pentoêk veut-elle me faire l'honneur…
Son geste acheva l'invitation.
Guyonne pénétra dans la grotte et, à la prière du gentilhomme, s'assit sur le banc de gazon.
Alors, Jean, vicomte de Ganay, seigneur de Pouilly, Gevrolles et autres fiefs du duché de Bourgogne; écuyer de monseigneur le marquis de la Roche, gouverneur de la colonie de l'île de Sable, se découvrit, tira de son sein un papier cacheté, et, mettant un genou à terre, présenta, avec ces mots, le papier à la jeune fille:
—Noble damoiselle Marie-Antoinette-Guyonne, comtesse de Pentoêk, souffrez que le plus humble de vos serviteurs vous offre votre extrait baptistaire.
Plus profondément étonnée encore par l'acte du vicomte que par la vue des sceaux armoriés qui ornaient le pli, Guyonne ne fit pas un mouvement.
—Prenez, reprit l'écuyer d'une voix douce; ce papier contient la preuve de l'illustre origine de laquelle vous descendez.
Et comme la jeune fille surprise jusqu'à l'effroi par cette déclaration soudaine dont la portée même lui échappait, demeurait toujours dans une immobilité voisine de la prostration, Jean de Ganay lui prit la main et la baisa respectueusement en y déposant le parchemin.
—Monseigneur, balbutia, Guyonne je ne comprends pas.
—Écoutez-moi, dit vivement le jeune homme, écoutez-moi, noble fille, vous ne me devez plus le titre de monseigneur. Pour vous, je ne suis qu'un simple écuyer, et vous, damoiselle Guyonne, vous comptez parmi vos ancêtres les plus illustres et les plus valeureux seigneurs de la Normandie et de la Bretagne. Damoiselle Guyonne, celle que vous aviez coutume de nommer votre mère ne l'était pas; celui que vous aviez coutume de nommer votre père ne l'était pas non plus. Votre mère, Guyonne, s'appelait Élisabeth-Guyonne de la Roche; elle était soeur du marquis Guillaume de la Roche-Gommard, et d'Adélaïde de la Roche, mère de Laure de Kerskoên. Vous appartenez donc, damoiselle Guyonne, aux de la Roche par les femmes, et monseigneur Guillaume de la Roche est votre oncle maternel.
—Sainte Vierge! se peut-il? n'est-ce pas un rêve? s'écria-t-elle, tandis que le vicomte continuait:
—Votre père, damoiselle Guyonne, fut un vaillant capitaine,
Georges-Arthur-Maxime de Pentoêk, comte de Saint-Lô.
—Mais comment? c'est une erreur! vous vous trompez, monseigneur…, disait la jeune fille bouleversée.
—Descellez ce parchemin et vous reconnaîtrez la vérité.
—Non, non, Jésus, mon doux Sauveur, je n'oserais jamais.
—Eh bien! si vous m'autorisez, noble damoiselle, dit Jean de Ganay en reprenant le pli que Guyonne tenait dans sa main entr'ouverte.
—Ah! quittez cette posture, monseigneur, murmura-t-elle.
Et sa prière fut énoncée avec une amabilité charmante, mais qui équivalait à un ordre.
La jeune fille avait retrouvé son tact féminin, et avec cette promptitude qu'ont les femmes à se mettre subitement au niveau des circonstances, elle savait déjà être gracieuse et impérative dans ses paroles.
L'écuyer se leva et resta debout la tête nue.
Dans cette position, il faisait face à Guyonne, et son corps, placé devant l'entrée de la grotte, empêchait de voir au dehors.
—Daignez vous asseoir, lui dit-elle en l'invitant avec la main à prendre place auprès d'elle.
Jean, joyeux, allait obéir, quand une explosion retentit à quelques pas.
Le vicomte lâcha un cri et tomba baigné dans son sang.
IX
AMOUR
Au cri du jeune homme, comme un lugubre écho, répondirent deux autres cris: l'un déchirant, plein d'angoisses; l'autre, terrible, plein de menaces. Guyonne avait poussé le premier, Philippe Francoeur, le second. Débouchant d'un bouquet de sapins, ce dernier se précipita vers une dune de sable derrière laquelle un homme se tenait tapi. Le Maléficieux était pourpre de fureur sa main brandissait un long coutelas. Il fondit sur l'homme et l'assaillit avec rage. Une lutte s'engagea, lutte courte et fatale. Bientôt le matelot eut désarmé son adversaire, qui se défendait avec la crosse d'un mousquet; puis il le terrassa et lui plongea son couteau dans le coeur.
Ce combat avait été rapide comme l'éclair. Après s'être assuré que l'ennemi n'existait plus, Philippe s'avança vers la grotte. Il trouva Guyonne accroupie près du vicomte de Ganay, blessé à l'épaule par une balle. La jeune fille, tout en pleurs, avait déchiré le vêtement du vicomte et s'efforçait d'étancher le sang qui jaillissait à flots d'une plaie béante.
Durant cette opération, le jeune homme lui souriait doucement; il semblait heureux de l'accident qui, mieux qu'un aveu, lui apprenait l'amour de Guyonne pour lui.
—Oh! Philippe, s'écria-t-elle en apercevant le matelot, c'est le ciel qui vous envoie! venez, venez vite, monseigneur se meurt, aidez-moi à le secourir!
—Monseigneur!… répéta Philippe d'un ton douloureux.
—N'ayez pas d'inquiétudes, mes chers amis, dit dolemment le vicomte, ce ne sera rien; aucune des parties nobles n'a été attaquée. Tâchez seulement d'arrêter l'effusion du sang, car je m'affaiblis.
—Mon Dieu! mon Dieu! sauvez sa vie et prenez la mienne! sanglotait la pauvre Guyonne.
—Voyons, dit Philippe, en se baissant, je me connais aux entailles, moi, oui bien!
Et se tournant vers Guyonne:
—Vous, mon enfant, lui dit-il, allez chercher de l'eau à la source la plus voisine; pendant ce temps j'examinerai la blessure.
La jeune fille ne se le fit pas répéter. Et tandis que Francoeur procédait à son examen avec toute l'habileté d'un praticien consommé, Jean de Ganay lui dit:
—Mais comment…
—Pierre, monseigneur! encore, mais, pour la dernière fois, ce Pierre!
—Lui, ce misérable!…
—Il a reçu sa punition, monseigneur; je lui ai servi de valet des hautes-oeuvres! Allons, voilà qui est bien; cette blessure n'est qu'une avarie. Huit jours de repos serviront, à la réparer. L'os de l'épaule a été froissé, mais il n'y a rien de rompu dans les agrès… Oui bien, je lui ai rendu le bon service d'en débarrasser la colonie. Je savais qu'il rôdait dû ce côté; un de nos gens disait l'avoir aperçu; aussi, quand je vous ai vu sortir, je me suis permis de vous suivre de loin. Ça n'était pas la consigne, mais enfin, monseigneur, ça me faisait tic tac dans l'entrepont, et coûte que coûte, je fis voile après vous. Punissez-moi, monseigneur, je l'ai mérité…
—Bon Philippe! murmura le vicomte en lui tendant la main.
—Donc, reprit le matelot, j'arrive au coin du petit bois, à quelques toises d'ici, et, bête comme un novice, au lieu de monter mon quart, je m'amuse à rêvasser sur l'herbe…
—Voici de l'eau, interrompit Guyonne en apportant sa casquette de peau remplie d'eau fraîche. Mais comment va monseigneur, dites-moi, Philippe? ce ne sera pas sérieux, n'est-ce pas? Oh! bonne sainte Vierge, comme le sang coule!…
—Ne craignez rien, mon enfant, répondit le Maléficieux. Par bonheur, le maladroit a manqué son coup; nous en serons quitte pour une écorchure.
Assisté de la jeune fille, il lava la plaie avec soin, y appliqua une compresse d'eau froide, banda le tout tant bien que mal, en continuant son histoire, et quand il eut fini, il présenta une gourde au vicomte.
—Buvez un petit coup, monseigneur; rien de meilleur pour ranimer les forces. Cette outre, c'est mon vade mecum, comme disait mon pauvre ami, feu Grosbec. Heureusement que je l'ai retrouvée, car je l'avais perdue dans les glaces. Une fameuse gourde, oui bien, par la fourche de Neptune! je ne la donnerais pas pour dix angelots d'or… Bon, mon tonique a fait son effet; qu'est-ce que je vous disais? ses couleurs reviennent, n'est-ce pas, l'enfant?
Pour toute réponse, Guyonne se pendit à son cou et l'embrassa.
—Ça fait toujours du bien, quoiqu'on ait cinquante ans sur les épaules, des baisers comme ça, dit-il gaiement.
Ensuite, il prit le vicomte dans ses bras, le coucha sur le banc de gazon et parut se consulter. De temps en temps, il regardait le ciel et grommelait des paroles de contrariété. Ni Guyonne ni Jean ne l'écoutaient. L'un, alangui par une perte de sang assez abondante, demeurait plongé dans cette sorte de voluptueuse torpeur, suite ordinaire d'une hémorrhagie; l'autre, agenouillée près du vicomte, lui formait un oreiller avec son bras et le contemplait avec cette expression d'amour divin que Raphaël a mise dans la tête de sa Marie.
—Mille écoutilles! s'écria tout à coup le matelot, en frappant du pied; il ne manquait plus que ça! la pluie!
Cette exclamation éveilla Guyonne.
—Il pleut, répéta-t-elle.
—Oui bien, il pleut par la fourche… Bast! n'importe! vous, ma chère enfant, vous resterez ici avec monseigneur, et moi j'irai chercher quelques-uns de nos gens pour le transporter au camp.
—Oh non, pas vous, Philippe, mais moi, dit vivement la jeune fille. Il est préférable que vous demeuriez avec monseigneur. Si on attentait encore à sa vie, pensez donc! je ne pourrais le défendre aussi bien que vous.
—Quant à une nouvelle attaque, elle n'est pas à redouter, cependant comme vous avez le pied plus leste que le mien…
—Eh bien! reprit-elle, venez soutenir la tête de monseigneur, et avant deux heures je serai de retour!
Elle s'inclina pour retirer son bras, et le jeune homme profitant de ce moment, prit le cou de Guyonne avec sa main gauche, lui abaissa la tête et la baisa au front…
Une brûlante rougeur protesta pour la pudeur de la jeune fille, mais une sensation de plaisir indicible avait gagné la cause de l'amant.
—C'est convenu, partez! dit Philippe qui avait fait semblant de ne pas remarquer cette petite scène intime.
Guyonne s'éloigna, non sans avoir multiplié ses recommandations au matelot, et laissé pour adieu à l'idole de son coeur un long regard. Son absence fut aussi courte que possible. Elle revint suivie de quatre colons qui portaient un large brancard couvert de peaux, car il pleuvait à torrents. Vers le soir, Jean de Ganay reposait dans son lit au castel du camp; Guyonne veillait à ses côtés. A dater de ce jour, le cours des relations entre les deux jeunes gens changea complètement. La maladie de Jean de Ganay fut le trait d'union qui acheva de marier leurs belles âmes. L'un par l'autre, ils comprirent combien ils étaient bons, vertueux et nobles. N'eût été l'accident arrivé au vicomte, bien des mois peut-être se seraient écoulés avant que Guyonne osât se familiariser avec l'idée d'être aimée par Jean de Ganay, et que celui-ci connût la suavité des sentiments qui animaient la jeune fille. Mais les heures qu'ils coulèrent en tête-à-tête, sans être distraits par les influences extérieures, les petits soins qu'exigeait l'état du blessé, les épanchements de l'esprit achevèrent d'embraser ces deux êtres si bien faits l'un pour l'autre.
La jeune fille était si lasse de son rôle d'homme, qu'elle inventait mille mignardises charmantes pour rappeler son sexe. Une pensionnaire n'aurait pas été plus chaste qu'elle, une amante pas plus tendre, une mère plus empressée. On eût dit que les trois qualités de la femme étaient réunies en elle, la pudeur, l'amour, le dévoilement; trinité sacrée dont l'auréole brillait à son front et enflammait le vicomte d'une douce ivresse. Elle lui apparaissait comme un ange descendu du ciel pour le guider au bonheur. Et il était si heureux qu'il craignait presque de voir approcher sa guérison. Que faire, en effet, lorsque sa Santé serait rétablie? Découvrirait-il à ses compagnons le sexe du faux Yvon? l'épouserait-il à la face de Dieu! ou bien continuerait-il de se comporter comme au temps où il ignorait tout? Le dilemme était affreux. Jean ne pouvait opter ni pour une décision, ni pour une autre. La seule chance de salut qui lui restât, c'était la prompte arrivée d'un vaisseau qui les délivrerait tous. Mais devait-il s'arrêter à cette illusion? Depuis cinq ans qu'il la ravivait et qu'elle s'éteignait, n'avait-il pas appris à la considérer sous son vrai jour? Pauvre Jean, ces soucis empoisonnaient la source à laquelle il buvait à longs traits. Souvent, en contemplant Guyonne vaincue par la fatigue et endormie sur un escabeau à son chevet, le jeune homme gémissait et des larmes gonflaient ses paupières; souvent au milieu d'une de ces conversations muettes dont les amants savent si bien la langue, il soupirait tristement. Mais Guyonne devinait immédiatement la cause de ce soupir, et pour chasser de l'esprit de son bien-aimé des réflexions pénibles, la jeune fille souriait. De même que le soleil dissipe les nuages, ce sourire dissipait les chagrins du vicomte. Leur tendresse était profonde comme la cause qui l'avait fait naître, pure comme l'aile de la colombe. Ils s'aimaient en enfants, suçant le miel de ce premier amour avec ardeur, et luttant de sacrifices pour se cacher leurs tourments. Car Guyonne ne souffrait pas moins que Jean de Ganay de sa position équivoque, et l'avenir l'épouvantait! Mais c'était à ces heures de doute et d'amertume qu'elle recueillait les trésors de son affection pour les verser sur le vicomte; c'était à ces heures surtout, qu'elle le berçait de chastes caresses, qu'elle lui chantait les divines mélodies de l'amour, et endormait son esprit endolori dans les bras roses de l'Espérance. Elle réussissait facilement, si facilement qu'elle-même finissait par le suivre dans ses rêves de félicité. Nous aimons tant à tromper nos ennuis, il y a tant de ressource dans un jeune amour! Guyonne, parvenue à trente ans sans avoir été aimée, et rencontrant tout à coup l'amour qu'elle désirait, ressemblait au voyageur altéré qui trouve un fruit au milieu du désert. D'abord il craint d'y toucher; s'il était venimeux, se dit-il? Puis il avance la main, la retire, l'avance encore, saisit le fruit, le flaire, y porte la dent; le rejette, le reprend et enfin le dévore avidement, tout en redoutant qu'il ne contienne des sucs mortels.
Le jour où Jean de Ganay sortit de son lit fut un beau jour. Les huit colons qui restaient vinrent le féliciter, et lui apporter les plus beaux produits de leur chasse ou de leur pêche.
La maladie, les privations, les révoltes avaient réduit à quatre le nombre des soudards. Cependant, ils ne s'étaient pas ralliés aux colons et vivaient toujours misérablement sur un coin de l'île.
Le soir, le vicomte s'étant, après un repas partagé avec ses compagnons, rendu dans sa chambre, dit à Guyonne, de sa voix touchante et sympathique:
—Maintenant, mon amie, je vais vous rendre l'héritage de vos parents. Voici, ajouta-t-il en ouvrant le coffret, le portrait de votre mère, la noble Élisabeth-Guyonne de la Roche, et voilà la correspondance de vos malheureux parents.
La jeune fille baisa tendrement le souvenir que lui présentait le vicomte, et celui-ci reprit:
—Vous me pardonnerez, j'ose l'espérer, d'avoir violé le secret de ces lettres en apprenant comment elles sont tombées en ma possession.
Ayant raconté ce qui lui était arrivé à bord de l'épave de l'Érable,
Jean continua:
—Quand j'eus forcé la cassette, le portrait qui y était renfermé me frappa vivement. Je savais bien avoir vu quelque part sa ressemblance. Mais sans Philippe qui m'éclaira, je n'aurais pas songé tout de suite à ma bien-aimée.
Guyonne lui pressa la main pour le remercier.
—Alors j'eus l'indiscrétion de lire cette correspondance de deux amants infortunés ici-bas, qui jouissent, sans doute, dans l'autre monde, du bonheur qu'ils n'ont pu obtenir dans celui-ci… Oui, ils se sont bien aimés, eux aussi, votre père et votre mère, ma Guyonne! Oh! j'ai pleuré en parcourant ces pages éloquentes, écrites avec les larmes de la douleur… Votre père, Georges-Arthur-Maxime de Pentoêk, avait de bonne heure embrassé la carrière maritime. A vingt ans on le considérait comme un des officiers les plus distingués dans sa profession. Venu en congé à Nantes, vers 1571, il y fit la connaissance de votre mère, Guyonne de la Roche. Ils étaient beaux tous deux, ils s'éprirent l'un de l'autre. Mais une vieille rancune divisait la famille des de la Roche et celle des Pentoêk. Au mot de mariage avec un Pentoêk, le vieux marquis de la Roche fronça les sourcils, et votre mère fut convaincue que jamais elle n'aurait l'acquiescement de son père. Les obstacles enflammèrent la passion des deux jeunes gens. Ils se jurèrent fidélité éternelle. Un prêtre compatissant consentit à les unir en secret. L'hymen eut lieu dans la cabane d'un paysan. Une seule personne fut mise dans la confidence. Cette personne, ma Guyonne, ce fut Marguerite, votre mère adoptive. Elle était soeur de lait de Guyonne de la Roche. Elle aida sa maîtresse à cacher une grossesse qui ne tarda guère à se déclarer. Puis, à votre naissance, elle vous recueillit et vous éleva comme son enfant. Pendant ce temps, votre père était allé à Brest. C'est là qu'il apprit que sa femme adorée lui avait donné une fille. Oh! vous lirez la lettre qu'il écrivit alors à votre mère, Guyonne! Comme il l'aimait, comme il savait alléger ses peines! Mon Dieu! je voudrais pouvoir vous aimer comme cela…
—Bon ami, poursuivez, je vous prie, dit la jeune fille tout en larmes.
—Hélas! ce que j'ai à vous narrer maintenant est bien navrant. La Navarre, où servait Maxime de Pentoêk, reçut l'ordre d'aller aux Indes. Quatre années s'écoulèrent sans qu'on en entendît parler. Puis la nouvelle se répandit qu'il avait fait naufrage. Ce fut le coup de mort pour votre mère…
Jean de Ganay fit une pause, pour ne pas troubler la douleur de la jeune fille qui éclatait en sanglots; et quand elle se fut un peu calmée, il termina ainsi cette mélancolique histoire:
—Votre père, cependant, n'avait pas péri. Le navire qui le portait ayant sombré sur les côtes des Indes orientales, il y resta jusqu'à ce qu'il pût revenir en France, où il comptait retrouver une épouse chérie et un petit ange pour le consoler de ses malheurs passés. Jugez de son désespoir lorsqu'il rentra à Nantes!… Il demanda Catherine. On ne savait ce qu'elle était devenue…
—Mon ami, murmura Guyonne, d'une voix brisée et en tombant à genoux, prions Dieu pour ceux qui ne sont plus!
X
RETOUR DU CASTOR
Une semaine après, le vicomte Jean de Ganay était complètement rétabli. Par une belle après-midi, il proposa à Guyonne une partie de pêche. La jeune fille s'empressa d'accepter. S'étant munis de lignes, ils montèrent dans un grand canot fait avec les débris de l'Érable et partirent accompagnés du Maléficieux, qui devait remplir l'office de rameur.
Les deux jeunes gens s'assirent à la poupe de l'embarcation, et Philippe, se doutant bien qu'ils songeraient plus à s'entretenir de leur amour qu'à faire la guerre aux habitants des eaux, se plaça de façon à leur tourner le dos. Pour les moins gêner par sa présence, le brave matelot se mit à entonner une vieille chanson guerrière.
Aussi préoccupé de leur avenir qu'ils l'étaient eux-mêmes de leur mutuelle tendresse, Francoeur ne prit garde, ni au temps qui fuyait avec la rapidité de l'aigle, ni à un cercle de petits nuages qui cernait l'orbe du soleil couchant.
Subjugués par les effluves de ce fluide magnétique que l'amour communique et reçoit en même temps par la présence des amants, Guyonne et Jean rêvaient bien plus encore qu'ils ne causaient. Mais cette rêverie était le langage harmonieux de leurs coeurs. Ils lisaient plus aisément leurs pensées que si elles eussent été écrites, ils se comprenaient mieux que s'ils eussent parlé. Le véritable amour est si immatériel que tout effort, tout mouvement physique, pour se promener, lui répugne. C'est une fleur délicate qu'on ne reconnaît qu'à son parfum, à ses couleurs naturelles; une mélodie du soir qu'on savoure silencieusement, et dont on détruirait le charme en la voulant analyser. On peut encore comparer cette sensibilité exquise de tout notre être, quand, aimant sincèrement, nous sommes près de l'objet aimé, à la disposition dans laquelle nous nous trouvons, lorsqu'un soir d'automne, à la tombée du crépuscule, plongé dans un fauteuil, devant un bon feu, nous évoquons les gracieuses images de l'imagination. Elles accourent, nous les voyons, nous les sentons, nous respirons leur haleine, nous devisons avec elles, et nous n'appartenons plus à ce monde. Baigné dans un fleuve de délices, nous désirons nous y noyer, et nous craignons de remuer la tête, nous craignons de bouger, tant nous avons peur d'effaroucher les fantômes de notre somnolence…….
Tout à coup, Philippe Francoeur suspendit son chant et se dressa debout dans le canot.
Guyonne et Jean tressaillirent.
—Qu'y a-t-il? demanda ce dernier.
Les regards attachés à l'occident, le matelot ne répondit pas.
En ce moment, un nuage noir, aux franges rouges comme le feu, cachait le soleil.
—Le cap au nord-ouest, monseigneur! le cap au nord-ouest! s'écria
Philippe, sans essayer de déguiser son émoi.
Jean de Ganay imprima au gouvernail fixé derrière lui un mouvement si brusque que la planchette se brisa. Au même instant, un mugissement sourd et lointain se fit entendre.
Le matelot se jeta sur ses avirons.
Deux rafales successives sifflèrent dans l'air.
—Mon Dieu! fit Guyonne en se serrant contre le vicomte, qui l'entoura de ses bras, par cet instinct qui nous rapproche tous pour lutter contre le danger, même lorsque la lutte est impossible.
Le ciel se marbrait de taches sombres, la mer grossissait, de lourds goélands voletaient au-dessus de l'embarcation.
—Faut-il te venir en aide, Philippe? dit l'écuyer.
Le Maléficieux n'entendit pas, une nouvelle bouffée de vent poussait contre le canot des montagnes d'eau.
—Cramponnez-vous au banc! s'écria Francoeur.
Par bonheur les lames passèrent à côté.
Dégagé de son voile, le soleil jetait un dernier regard sur l'Océan courroucé.
—Un navire! j'aperçois un navire! clama Guyonne. En effet un vaisseau était en vue.
—Ah! nous sommes sauvés! Il se dirige vers l'île de Sable, dit le vicomte, qui oubliait déjà le péril auquel ils étaient exposés.
Philippe demeura silencieux, tous ses efforts tendaient à maintenir l'esquif en équilibre.
Rapidement la nuit arriva. L'Atlantique hurlait comme une bête fauve, et mêlait sa voix formidable aux glapissements du vent.
On n'osait ouvrir la bouche, on n'osait se mouvoir sur le canot.
Soudain, comme la chaloupe arrivait à la cime d'une vague, une masse sombre se profila près d'elle.
—Au secours! vociféra Jean de Ganay, reconnaissant le navire qu'ils avaient distingué deux heures auparavant.
Enlacée à son amant, Guyonne leva la tête, et poussa un cri d'indicible effroi!
Un rayon de lune lui avait montré la figure sardonique du pilote
Alexis Chedotel, accoudé à la lisse de tribord du navire……………
Le lendemain matin, il y avait grande allégresse sur l'île de Sable. Une barque de cent tonneaux se balançait coquettement à un demi-mille de la côte.
Chedotel la commandait.
Un lustre auparavant, après avoir déposé quarante individus sur l'île de Sable, prétextant des tempêtes qui le chassaient vers l'Europe, le pilote avait ramené Guillaume de la Roche en France. «Ce dernier n'y eut pas plus tôt mis le pied, dit l'historien du Canada, qu'il se trouva enveloppé dans une foule de difficultés au milieu desquelles le duc de Mercoeur, qui commandait la Bretagne, le garda prisonnier pendant quelque temps. Ce ne fut qu'au bout de cinq ans qu'il put raconter au roi, qui se trouvait à Rouen, ce qui lui était arrivé dans son voyage. Le monarque, touché du sort des malheureux abandonnés dans l'île de Sable, ordonna au pilote qui les y avait conduits d'aller les chercher. Celui-ci n'en trouva, plus que douze…
»A leur retour, Henri IV voulut les voir habillés comme on les avait trouvés. Leur barbe et leurs cheveux qu'ils avaient laissé croître pendaient en désordre sur leurs poitrines et sur leurs épaules; leur figure avait déjà pris un air fauve et sauvage, qui les faisait plutôt ressembler à des Indiens qu'à des hommes civilisés. Le roi leur fit distribuer à chacun cinquante écus et leur permit de retourner dans leur famille, sans pouvoir être recherchés de la justice pour leurs anciennes offenses.»
Ainsi finit le drame de l'île de Sable, un des plus remarquables des annales du Canada.
CONCLUSION
—Et Jean de Ganay! Jean de Ganay! le brave Jean de Ganay! s'écrie ma lectrice en froissant ce livre de désappointement.
—Et Guyonne! la divine, l'incomparable Guyonne! réclame mon lecteur avec une impatience bourrue.
—Qu'est devenu ce bon Maléficieux? mon Dieu! je voudrais pourtant bien le savoir, demande une voix enfantine.
Ne pouvant résister à cette trinité charmante qui le presse, dût-il commettre une indiscrétion pour satisfaire son auditoire, le conteur répond:
Philippe Francoeur, Guyonne de Kerskoên et Jean de Ganay, après avoir affronté mille morts, abordèrent sur les côtes de l'Acadie. Ils furent reçus par quelques familles qui s'y étaient fixées. Les deux amants se marièrent. Durant une année, ils jouirent d'un bonheur sans mélange. Mais au bout de ce temps, Guyonne mourut en donnant le jour à un garçon.
—Pardonnez-moi, mon ami, dit-elle à son époux avant de rendre l'âme; je vous avais celé le voeu que j'avais fait, le jour où j'allais périr de froid sur un glaçon, de consacrer au culte de Jésus le reste de mes jours, s'il les épargnait. A ce voeu vous savez que j'ai manqué. Le Seigneur n'a pas voulu bénir notre union; que sa sainte volonté soit faite! Puisse l'exemple de sa mère rappeler sans cesse au pauvre enfant qui vient de naître qu'il faut observer religieusement ses serments si l'on veut être heureux dans ce monde et dans l'autre!
Brisé de douleur, Jean de Ganay répondit par une explosion de sanglots.
P. S.—Mais Laure de Kerskoên? s'exclame un curieux impitoyable.
—La chronique rapporte qu'elle fut enlevée et épousée par Bertrand de
Mercoeur.
—Furent-ils heureux?
FIN
TABLE
PROLOGUE
EN BRETAGNE
I. Les Routiers.
II. Laure de Kerskoên.
III. Le Manoir.
IV. L'Oncle et la nièce.
V. Le Ménestrel.
VI. L'Attaque.
VII. Bertrand.
VIII. L'Évasion.
IX. Avant le départ.
PREMIÈRE PARTIE
EN MER
I. Guyonne la poissonnière.
II. L'Embarquement.
III. Le Castor.
IV. Le Complot.
V. Révolte à bord.
VI. Exécution.
VII. L'Amour d'une poissonnière et l'amour d'un pilote.
VIII. Disette.
IX. Terre.
X. Arrivée.
DEUXIÈME PARTIE
L'ILE DE SABLE
I. L'Ile de Sable.
II. Les Quarante.
III. Première journée sur l'île de Sable.
IV. Brise-tout.
V. La Légende.
VI. Le Naufrage.
VII. Les Épaves.
VIII. L'Érable.
IX. Le Coffret.
X. Mystérieux.
XI. Découverte.
XII. Mort de Brise-Tout.
XIII. Perplexité.
XIV. Intrigue.
XV. Insurrection.
XVI. Combat.
TROISIÈME PARTIE
GUYONNE ET JEAN DE GANAY
I. Cinq ans après.
II. Cinq ans après. (Suite).
III. Le Muet.
IV. Philippe et Guyonne.
V. Fragments de journal.
VI. La Surprise.
VII. Demandes et réponses.
VIII. Guyonne et Jean.
IX. Amour.
X. Retour du Castor.
CONCLUSION.
________________________________ ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY.