← Retour

L'Illustration, No. 3738, 24 Octobre 1914

16px
100%

AUTRE VISION DU FRONT DE BATAILLE

par Pierre Loti


Où donc cela se passait-il?… Une des particularités de cette guerre, c’est que, malgré mon habitude des cartes, et malgré l’excellence détaillée de celles que j’emporte en route, je ne sais jamais où je suis… Enfin, cela se passait bien quelque part. Même je suis sûr, hélas! que cela se passait en France. Et j’aurais tant préféré que cela se passât en Allemagne, puisque c’était tout près et sous le feu des lignes ennemies!

Depuis le matin, j’avais voyagé en auto, traversant je ne sais combien de villes, grandes ou petites. Je me rappelle cette scène, dans un village où j’avais fait halte, et qui n’avait certes jamais vu tant d’autobus, tant de soldats, tant de chevaux. On y amenait une cinquantaine de prisonniers allemands, pas rasés, pas tondus, bien vilains; je ne dirai pas qu’ils avaient l’air sauvage, ce serait les flatter, car la plupart des sauvages, les vrais dans la grande brousse, ne manquent ni de distinction ni de grâce; non, l’air qu’ils avaient, c’était l’air goujat, la laideur lourde, bête et incurable. Une belle fille plutôt équivoque, avec des plumets sur la tête, qui s’était postée pour les voir passer, les dévisageait avec une déception mal dissimulée: «Alors, dit-elle, c’est ces cocos-là, que leur sale kaiser nous propose, pour nous embellir la race?… Ah! ben vrai!…» Et, pour donner plus de vigueur à sa phrase inachevée, elle cracha par terre.

Ensuite, pendant une heure ou deux, des campagnes désertes, de grands bois jaunis, des forêts effeuillées, qui, sous le ciel triste, n’en finissaient plus. Il faisait froid, un de ces froids âpres, pénétrants, que l’on ne connaît guère dans mon Sud-Ouest français, et qui donnait l’impression des pays du Nord. De loin en loin, un village, où les barbares avaient passé, nous montrait ses ruines noircies par le feu; mais personne n’y habitait plus. Çà et là, au bord du chemin, des petites sépultures gisaient, solitaires ou groupées, tertres tout fraîchement remués, avec un peu de feuillage jeté dessus, et une croix faite de deux bâtons: des soldats, dont personne ne saurait plus le nom, étaient tombés là, épuisés, pour y achever leur agonie sans secours… Nous les apercevions à peine, dans notre course rapide, que nous accélérions de plus en plus, à cause de la nuit, déjà hâtive en cette fin d’octobre. A mesure que s’avançait la journée, un brouillard presque hivernal s’épaississait comme un voile mortuaire. Un silence plus morne qu’ailleurs tombait sur toute cette région, dont les barbares avaient été chassés, mais qui se souvenait encore de tant de tueries, de fureurs, de hurlements et de feu.

Au milieu d’une forêt, près d’un hameau qui n’avait plus que des pans de murs calcinés, il y avait côte à côte deux de ces tombes, près desquelles je m’arrêtai; c’est qu’une petite fille d’une douzaine d’années, là toute seule, y arrangeait d’humides bouquets, quelques pauvres chrysanthèmes de son jardinet dévasté, et puis des fleurs des champs, scabieuses d’arrière-saison cueillies dans les funèbres entours:

—Tu les connaissais, ma petite, ceux qui sont là couchés?

—Oh! non, monsieur. Mais je sais que c’étaient des Français… J’ai vu quand on les a enterrés… Monsieur, c’étaient des jeunes, ils n’avaient pas encore leurs moustaches tout à fait poussées.

Rien d’écrit, sur ces croix que l’hiver va coucher sur le sol et qui seront bientôt émiettées dans l’herbe. Qui étaient-ils? Fils de paysans, ou de bourgeois, ou de châtelains? Qui les pleure? Mère en grands voiles de crêpe élégants, ou mère en modeste deuil de paysanne? En tout cas, ceux et celles qui les aimaient achèveront de vivre sans jamais savoir qu’ils se seront décomposés là, au bord d’une route solitaire de l’extrême Nord,—ni que cette gentille petite, au logis détruit, est venue leur offrir des fleurettes, un soir d’automne, pendant qu’un grand froid descendait, avec la nuit, sur la forêt enveloppante…

Plus loin, dans certain village où s’est établi le commandant d’une armée, un officier monte avec moi pour me guider vers un point déterminé de l’immense front de bataille.

Encore une heure de route, très vite, à travers des solitudes. Cependant nous dépassons un de ces longs convois d’autobus, jadis parisiens, qui depuis la guerre sont devenus des boucheries à roulettes. Aux places où s’asseyaient bourgeois et bourgeoises, des moitiés de bœufs se balancent, toutes saignantes, pendues à des crocs. Si on ne savait qu’il y a des centaines de mille hommes à nourrir là-bas dans les champs, on se demanderait pourquoi charroyer tout ça, au milieu de ce désert où nous courons à toute vitesse.

Le jour baisse beaucoup, et on commence à entendre le grondement continu d’un orage qui semble se déchaîner à fleur de terre. Or, ce tonnerre-là, depuis des semaines, il gronde sans interruption sur toute une ligne sinueuse qui va de l’Est à l’Ouest de la France, et où chaque jour, hélas! s’amoncellent des morts.

Nous voici arrivés, dit l’officier qui me guide. Si je ne connaissais déjà les aspects nouveaux que les Allemands ont donnés aux fronts de bataille, je croirais, malgré la canonnade, qu’il se trompe, car, à première vue, on n’aperçoit ni armée, ni soldats; nous sommes dans un lieu sinistre, sur un vaste plateau où la terre grisâtre est pelée, déchiquetée, avec çà et là des arbres plus ou moins brisés comme par quelque cataclysme de foudre et de grêlons; aucun vestige humain, pas même les ruines d’un village; rien qui précise telle ou telle époque de l’histoire, ni même de la géologie. Et, comme on aperçoit au loin d’immenses horizons de forêts, qui vont de tous côtés se perdre dans les brumes presque noires du crépuscule, on pourrait aussi bien se croire ramené aux périodes primitives du monde.

«Nous voici arrivés»—cela veut dire qu’il est temps de cacher notre auto sous des arbres, pour ne pas lui attirer un arrosage d’obus et risquer de faire tuer nos chauffeurs—car il y a, dans la forêt embrumée d’en face, beaucoup de vilains yeux qui nous guettent, et de merveilleuses jumelles qui leur font la vue aussi perçante que celle des grands Rapaces. Donc, pour arriver sur la ligne de feu, notre devoir est de continuer à pied.

Quel étrange sol! Il est criblé de ces trous que font les obus et qui ressemblent à de gigantesques entonnoirs, et puis il est égratigné, piqué, il est semé de balles pointues, de douilles de cuivre, de débris de casques à pointe et d’autres saletés barbares. Mais cette région qui semblait déserte, au contraire elle est très peuplée!—Seulement c’est par des troglodytes sans doute, car les habitations, disséminées sous bois et invisibles d’abord, sont des espèces de cavernes, de taupinières, à demi recouvertes de branches et de feuillages; jadis, à l’île de Pâques, j’avais vu de telles architectures… Et, dans ce vaste décor de forêt sans âge, ces demeures humaines complètent l’impression, que l’on avait déjà, d’un recul au fond des temps.

En vérité, cela revenait de droit aux Prussiens, de nous faire rétrograder ainsi. La guerre qui était autrefois une chose élégante, où l’on paradait au soleil, avec de beaux uniformes et des musiques, la guerre, ils l’ont rendue sournoise et laide, ils la font comme des animaux fouisseurs. Et il nous a fallu les imiter, bien entendu.

Cependant, des têtes apparaissent çà et là, sortent des terriers pour voir qui arrive. Et elles n’ont rien de préhistorique, non plus que les képis qui les coiffent: figures de soldats de chez nous, l’air bien portant et de belle humeur, l’air amusé de vivre là comme des lapins. Un sergent s’avance, aussi terreux qu’une taupe qui n’aurait pas eu le temps de faire sa toilette, mais il a une jolie expression jeune et gaie.—«Prenez donc deux ou trois hommes avec vous, lui dis-je, pour aller dévaliser mon auto qui est là-bas derrière ces arbres; vous y trouverez un millier de paquets de cigarettes et des journaux à images, que des Parisiens et des Parisiennes vous envoient, pour vous aider à passer le temps dans les tranchées.»—Quel dommage que je ne puisse pas rapporter, en remerciement aux aimables donateurs, tous les sourires de satisfaction avec lesquels sont accueillis leurs cadeaux!

Un ou deux kilomètres encore à faire à pied, pour arriver à la ligne de feu… Un vent glacé souffle des forêts d’en face, de plus en plus noyées dans des brumes noires, des forêts hostiles où gronde ce semblant d’orage. Il fait lugubre, au crépuscule, sur ce plateau des pauvres taupinières, et j’admire qu’ils puissent être si gais, nos chers soldats, au milieu de ces ambiances désolées.

(A suivre.)

Pierre Loti.

———— *** ————

Chargement de la publicité...