La Grande Place d’Arras.
ARRAS EN FLAMMES
(Lettre de notre envoyé spécial.)
Arras, le 16 octobre 1914.
Qu’elle était charmante, cette Petite Place! c’était
la plus jolie parce qu’elle avait la parure de l’Hôtel
de Ville et j’ai encore toute fraîche à la mémoire la
joie qu’elle m’a causée, ce soir d’octobre, il y a exactement
quatorze ans, quand je l’ai découverte.
Je venais d’être nommé à un nouveau poste de
fonctionnaire et j’arrivais dans ce pays sombre, à
la terre noire, aux lourdes brumes qui, en automne,
se lèvent avec le soleil, feutrent la ville et les champs,
puis s’abaissent, dès le crépuscule, pour noyer les
toits, les murs, les arbres jusqu’à l’heure où sonne
l’Angelus. Alors, comme si elles obéissaient à un mot
d’ordre, les brumes se condensent, se déposent et
c’est aussitôt un égouttement d’une infinie mélancolie
qui nous environne. Il n’y a qu’ici où j’aie goûté
cette sorte de tristesse, si absolue qu’elle vous fait
regagner un peu plus vite votre foyer, mais si douce
qu’elle ne vous écrase pas.
Oui, je me souviens de ce soir d’octobre où j’ai
découvert les places d’Arras! C’est sous la lune que
j’ai connu leur alignement de colonnes, leur dentelle
de pignons, et l’Hôtel de Ville, et le beffroi.
Je les ai tout de suite aimées; mais je les aimais
comme on aime les choses qui vous séduisent sans
vous impressionner, parce qu’elles sont tout près de
vous, parce qu’elles vous accueillent dès vos premiers
pas et vous parlent sans façon, parce qu’il
n’est question, entre elles et vous, que du plaisir de
se trouver ensemble, parce qu’elles sont reposantes,
parce qu’elles sont bourgeoises, parce qu’elles ne vous
dominent pas, parce que leur éternité n’a rien de
solennel.
Oui, je les aimais bien, les places d’Arras! Je me
reproche de ne pas les avoir vénérées. Nous n’avions
pas d’ensemble plus complet et je n’en connaissais
pas de plus intime. Il n’y avait pas de maisons qui
fussent trop belles, pas une qui eût assez de richesses
pour nous arracher de la contemplation générale,—néanmoins
chacune avait sa physionomie. L’écrin
qu’elles formaient n’était pas somptueux comme celui
de Venise, pas opulent comme celui de Bruxelles,
pas cossu comme celui de Bruges: le pays se définissait
là. Les façades n’étaient pas surchargées de
sculptures. Un ou deux motifs au-dessus des arceaux—pour
l’enseigne—une couronne ou une guirlande
pour entourer la lucarne, une fine moulure pour les
frontons, c’était tout. Du moins, chaque unité avait
accepté le pignon, la lucarne, les volutes et ces
colonnes de grès qui cheminaient de l’Hôtel de Ville
à la Grande Place et revenaient, par la rue des
Balances, à la Petite Place. C’était un long voyage
devant les boutiques, devant les ouvertures des caves,
au-dessous des enseignes: Au Mouton blanc, Au
Grenadier français, A la Barre d’or, Aux Trois
Coquelets, A la Herse, Au Bouquet, Aux Neuf
Fillettes, Au Grand Homme… Tout cela parlait à
l’esprit.
Enfin, il y avait l’Hôtel de Ville! c’était le maître
de ce royaume. Il avait une admirable face gothique
et un habit renaissance d’une richesse et d’une fantaisie
qui n’avaient pas d’égales dans les Flandres.
Arrêtons-nous là: il n’existe plus…
Il n’existe plus et l’on n’a même pas le droit de
souhaiter qu’on en conserve les ruines: les siennes
ne sont pas belles. Je les ai devant moi, rouges,
blêmes, grises, noires, blanches, écornées, labourées
ou trouées par les obus, faites de pierres et de briques
rongées par le feu et qui tombent en poussière
dès qu’on y porte la main. C’est un visage de lépreux
qui a remplacé l’adorable visage que nous avons
connu.
Pour effacer ce soufflet, pour essuyer cette souillure,
il faudra reconstruire, mais avec un tel respect
du passé, avec une telle ferveur que la fantaisie
nouvelle n’y aura pas accès. Et il faudra, aussi, refaire
les places telles qu’elles étaient il y a quinze
jours, telles qu’elles étaient encore le 6 octobre à
8 heures ½. Jusque-là, il ne s’était pas trouvé un
criminel pour porter la main sur elles. Maintenant,
l’acte est accompli: la Grande Place est endommagée,
la Petite Place est en partie détruite!
Les infamies de Louvain, de Senlis, de Reims, se
sont renouvelées ici et avec une telle précision, avec
un tel entêtement, avec une telle abominable intelligence
dans la destruction imbécile qu’il faut trembler
pour tous les trésors d’art qui sont à la portée
de cette horde. Il faut trembler pour Lille, pour
Gand, pour Bruges; il faut trembler pour les précieux
témoins de notre génie humain que menacent
des êtres à face humaine.
Tous les témoins que j’ai interrogés sur le bombardement
s’accordent à dire que la matinée du
6 octobre était une matinée de veille de catastrophe.
La couche de nuages était si épaisse et si uniforme
qu’on y voyait à peine à 8 heures, mais il
n’y avait pas de brume. Les magasins étaient fermés;
la ville, plus d’à moitié évacuée, semblait ne pas
parvenir à secouer son sommeil. Les portes des maisons
particulières ne s’ouvraient pas quand on frappait;
les orifices des caves étaient aveuglés avec des
sacs de terre, des pierres ou des plaques de fonte; et,
malgré tout, malgré les affiches qui énonçaient les
précautions à prendre contre les obus, il y avait
encore des gens qui ne pouvaient croire qu’on tirerait
sur leur cité. La garnison était, en grande partie,
hors des murs: pourquoi aurait-on redouté de voir
anéantir la ville? De plus, notre artillerie ne tirait
pas.
Or, un peu après 8 heures ½, soudain le premier
obus tomba aux environs de la gare et tua un enfant;
on portait le corps du pauvre petit dans un café
voisin quand le second projectile ronfla; celui-ci
frappa une épicerie de la place du Théâtre.
Hôtel de l’Univers, un lieutenant qui se trouvait
au pied de l’escalier prononça sans émoi, à l’instant
où se produisit un fracas épouvantable au premier
étage:
—Bast! Il ne faut pas vingt-quatre heures pour
s’habituer à cette musique.
Cet obus-là était tombé dans la chambre même
que l’officier venait de quitter!
A partir de ce moment, la canonnade ne cessa
plus.
Des caves où ils étaient descendus, les habitants
ne se rendaient pas compte de la direction du tir et
des dégâts qu’il causait à la ville; mais, le soir, les
hommes qui se risquèrent à remonter apprirent que
le quartier de l’Hôtel de Ville était à peu près
anéanti et que l’Hôtel de Ville lui-même était touché.
Pendant la nuit, le bombardement se ralentit et,
à l’aube, les Artésiens, déjà, croyaient être au bout
de leurs angoisses quand ils entendirent la parole
nette et impérative de notre 75. Au bout d’une heure,
ils perçurent un bruit qu’ils ne connaissaient pas
encore: c’était bien un ronflement d’obus, seulement
la vibration était moins vive, plus molle, plus indécise,
et l’éclatement était celui d’une poche de liquide
qui crève. Plus notre 75 parlait, plus ces nouveaux
obus tombaient sur la ville.
C’étaient les bombes incendiaires que les Allemands—dépités
de ne pas repérer nos positions—envoyaient
sur la malheureuse cité.
Ce jour-là, le soleil se coucha sans qu’on pût s’en
douter: le coin Sud de la Petite Place, la rue Saint-Géry,
les rues voisines, le quartier de la gare, le
coin Nord de la Grande Place et différents points
de l’agglomération étaient en flammes.
Dominant le brasier, le beffroi apparaissait comme
une formidable torche; à ses pieds, l’Hôtel de Ville
flambait…
Gaston Chérau..
Nous publierons la semaine prochaine la suite de
la lettre de M. Gaston Chérau.
Façade gothique de l’Hôtel de Ville sur la Petite Place d’Arras, avant et après l’incendie.
Avant.
Après.