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L'illustre corsaire: tragicomedie

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The Project Gutenberg eBook of L'illustre corsaire: tragicomedie

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Title: L'illustre corsaire: tragicomedie

Author: Jean de Mairet

Release date: November 16, 2008 [eBook #27282]

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
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Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRE CORSAIRE: TRAGICOMEDIE ***

L'ILLUSTRE
CORSAIRE,
TRAGICOMEDIE
DE MAIRET.

A PARIS,

Chez AUGUSTIN COURBÉ, Imprimeur
& Libraire de Monseigneur Frere du Roy, dans
la petite Salle du Palais, à la Palme.

M. DC. XXXX.

Avec Privilege de sa Majesté.

A MADAME,
MADAME
LA
DUCHESSE
D'ESGUILLON.

MADAME,

Il est constant que je vous ay des obligations infinies, & constant aussi que vostre Merite est infiniment au dessus de tous les Eloges que luy pourroit donner une plume comme la mienne; l'une & l'autre de ces veritez connuës, vous doit faire croire aisément, que dans la liberté que je prends de vous adresser cette Epistre, je recherche bien moins la gloire de vous loüer, que je n'évite la honte d'estre blasmé d'ingratitude; quoy qu'à dire vray, si j'en avois à recevoir le reproche, je l'attendrois plustost de la bouche de mes ennemis, que de celle de vostre Grandeur, tant pource que sa Vertu ne fut jamais solicitée par ces lasches motifs d'interest, ou de vanité, qui font agir la plus-part de ceux qui sont en puissance d'obliger, que pource qu'il luy souvient rarement des graces qu'elle a conferées, soit que la quantité ne luy permette pas d'en tenir compte, ou soit par un talent de memoire tout particulier, laquelle ne luy manque jamais aux moindres occasions de faire du bien, & qui semble s'évanouïr immediatement apres le bienfait. Pleust à Dieu, MADAME, que les puissances de mon esprit fussent d'aussi grande estenduë que celles de ma volonté; il y a long-temps que des preuves extraordinaires de tous les deux ensemble, vous auroient pour le moins asseurée que de toutes les qualitez qui regardent les bonnes mœurs, je n'en ay point de plus entiere, ny qui revienne davantage à la naturelle disposition de mon ame, que celle de la Reconnoissance. Mais il est vray que malgré les continuelles solicitations de mon Zele & de mon devoir, j'ay tousjours esté retenu par la crainte de vous les tesmoigner de mauvaise grace; estimant qu'en matiere de remercimens & de loüanges, un silence respectueux sied beaucoup mieux, qu'un Panegyrique imparfait, & qu'une action de graces qui n'est pas bien proportionnée à la grandeur de son sujet. J'ay conceu neantmoins, & disposé le dessein d'une occupation d'esprit, aussi considerable pour la noblesse de sa matiere, que pour la longueur de son travail; C'est là que ma Muse s'efforcera de tout son pouvoir de reconnoistre comme elle doit, la generosité de ceux qui l'ont obligée, & que par une raisonnable difference des Bien-faicteurs & des Bien-faits, elle aura soin de relever avec ordre & mesure, le merite des uns & des autres: Jugez, MADAME, si le rang que vous tenez en son estime, ne luy doit pas estre une regle, comme à vous une asseurance, de celuy qu'elle vous donnera dans son Ouvrage; En attendant treuvez bon, s'il vous plaist, qu'elle vous presente cettui-cy, qui fut assez heureux pour paroistre à Ruel avec une particuliere approbation de son Eminence; Je mets plustost cette circonstance pour luy donner quelque recommandation aupres de vostre Esprit, que pour satisfaire à la vanité du mien: Il est vray que si quelque chose me pouvoit rendre vain jusques à l'excez, ce seroit infailliblement l'estime d'un si grand Homme, qui m'en peut honnorer quelque jour en consequence de la vostre; mais c'est un bien où je n'oserois jamais pretendre, puis qu'il faudroit necessairement le meriter, il me suffira donc de ceux que l'on peut acquerir à force de les souhaiter & de les demander ardamment; C'est en ce rang que je mets l'honneur de vostre bien-veillance, & la permission de me dire avec respect,

MADAME,

De vostre Grandeur,

Le tres-humble, tres-obeïssant & tres-obligé serviteur,

MAIRET.

ADVERTISSEMENT.

Comme ç'a tousjours esté mon opinion en suite de celle du Philosophe, que l'Invention est la plus noble & la plus excellente qualité du vray Poëte, je me suis pour le moins efforcé de m'en servir utilement en toutes les Pieces que j'ay données au Theatre; de là vient que je ne feray jamais difficulté de changer ny de multiplier les plus notables Incidents d'un Sujet connu, pourveu que cette ingenieuse liberté ne serve pas seulement beaucoup à l'Embellissement ou à la Merveille, mais encore à la Vray-semblance du Poëme, à laquelle je fay profession de m'attacher sur toutes choses, & plustost mesme qu'à la Verité; estimant apres le premier Maistre de l'Art, que le vray-semblable appartient proprement au Poëte, & le veritable à l'Historien. C'est ainsi qu'avec une hardiesse qui passe au delà de l'Histoire, j'introduis Octavie dans la Tragedie de Marc Antoine, & que par une autre qui va mesme contre l'Histoire, je fais mourir Massinisse sur le corps de Sophonisbe, ayant voulu redresser & embellir le naturel de ce Heros par une action qu'il ne fit pas à la verité, mais qu'il devroit avoir faite. En un mot, cette premiere partie du bon Poëte m'est tellement recommandable, que je n'ay jamais traité de Sujet si riche & si remply de luy-mesme, où ma Muse n'ayt adjousté, bien ou mal, beaucoup du sien. Je me suis mesme tant hazardé, que d'en produire quelques-uns qui sont purement du travail de mon Imagination; & si l'on prend la peine de bien considerer ce dernier, on trouvera je m'asseure que l'Invention en est tout à fait extraordinaire, & qu'à force d'Art & de soin je n'ay pas trop mal appuyé jusques aux moindres Incidents, qui font le Vray-semblable & le Merveilleux de cét Ouvrage. Au reste je ne doute point que les extravagances de Tenare, & les choses que les autres disent à cause de luy, ne desplaisent d'abord à ceux qui ne distinguent point la naïfveté d'avec la bassesse; mais ils considereront, s'il leur plaist, que c'est un Personnage qui contrefait le ridicule, & dont la grace consiste plustost en celle de l'habillement & de l'action, qu'en la beauté des Vers ny des Sentimens. Enfin c'est un Sujet grave & serieux, dont je me suis proposé de conduire les Advantures à leur fin, par des moyens Comiques & plaisans, sans m'esloigner jamais des regles de la Fable ny de la Scene, ou du Theatre & du Roman, pour m'accommoder aux termes & à l'intelligence du Peuple nostre bon Amy.

A MADAME LA DUCHESSE D'ESGUILLON

Sonnet.

Vous qui par les attraits d'une extréme beauté
Rangez les plus grands Cœurs à vostre obeïssance,
Et qui par les effets d'une extréme bonté
Forcez les plus ingrats à la reconnoissance.

Miracle de Vertu, d'Honneur, de Pieté,
Qui joignez le Merite à l'heur de la Naissance,
La Moderation à la Prosperité,
Et par les seuls Bien-faits monstrez vostre Puissance,

C'est par vostre Faveur que l'Invincible ARMAND,
D'un regard tout ensemble, & propice, & charmant,
A relevé l'Espoir de ma bonne Fortune.

Ainsi quelque tempeste où la jette le Sort,
Son Illustre PILOTE est si cher à NEPTUNE,
Que luy-mesme aura soin de la conduire au Port.

MAIRET.

Privilege du Roy.

Louis par la grace de Dieu Roy de France & de Navarre, A nos amez & feaux Conseillers les Gens tenans nos Cours de Parlement, Maistres des Requestes ordinaires de nostre Hostel, Baillifs, Seneschaux, Prevosts, leurs Lieutenans, & tous autres de nos Justiciers & Officiers qu'il appartiendra, Salut. Nostre bien amé Augustin Courbé, Libraire à Paris, nous a fait remonstrer qu'il desireroit imprimer, Une Tragicomedie intitulée, L'Illustre Corsaire, composée par le Sieur de Mairet, s'il avoit sur ce nos Lettres necessaires, lesquelles il nous a tres-humblement supplié de luy accorder: A ces causes, nous avons permis & permettons à l'exposant d'imprimer, vendre & debiter en tous lieux de nostre obeïssance la Tragicomedie, en telles marges, en tels caracteres, & autant de fois qu'il voudra, durant l'espace de sept ans entiers & accomplis, à compter du jour qu'elle sera achevée d'imprimer pour la premiere fois; & faisons tres-expresses defenses à toutes personnes de quelque qualité & condition qu'elles soient, de l'imprimer, faire imprimer, vendre ny distribuer en aucun endroit de ce Royaume, durant ledit temps, sous pretexte d'augmentation, correction, changement de tiltre, ou autrement, en quelque sorte & maniere que ce soit, à peine de quinze cens livres d'amende, payables sans deport par chacun des contrevenans, & applicables un tiers à nous, un tiers à l'Hostel-Dieu de Paris, & l'autre tiers à l'exposant, de confiscation des exemplaires contrefaits, & de tous despens, dommages & interests; à condition qu'il en sera mis deux exemplaires en nostre Bibliotheque publique, & une en celle de nostre tres-cher & feal le Sieur Seguier, Chancelier de France, avant que l'exposer en vente, à peine de nullité des presentes: du contenu desquelles nous vous mandons que vous fassiez jouïr plainement & paisiblement l'exposant, & ceux qui auront droict d'iceluy, sans qu'il leur soit fait aucun trouble ny empeschement. Voulons aussi qu'en mettant au commencement ou à la fin du livre un bref extraict des presentes, elles soient tenuës pour deüement signifiées, & que foy y soit adjoustée, & aux copies d'icelles collationnées par l'un de nos amez & feaux Conseillers & Secretaires, comme à l'original. Mandons aussi au premier nostre Huissier ou Sergent sur ce requis, de faire pour l'execution des présentes tous exploits necessaires, sans demander autre permission: Car tel est nostre plaisir, nonobstant opposions ou appellations quelconques, & sans prejudice d'icelles, clameur de Haro, chartre Normande, & autres Lettres à ce contraires. Donné à Paris le vingt-troisiesme de Febvrier, l'an de grace mil six cens trente-neuf, & de notre regne le vingt-neufiesme. Signé, Par le Roy en son Conseil, CONRART.

Les exemplaires ont esté fournis, ainsi qu'il est porté par le Privilege.

Achevé d'imprimer le 10. jour de Febvrier 1640.

LES ACTEURS.

LEPANTE,Prince de Sicile, & Amant d'Ismenie.
EVANDRE,Medecin.
DORANTE,Prince de Provence, & frere d'Ismenie.
LYPAS,Roy de Ligurie.
ARGANT,} Corsaires.
TENARE,
ERPHORE,Confident de Lypas.
ISMENIE.
ARMILLE,Dame d'honneur d'Ismenie.
FELICE,} Filles d'honneur d'Ismenie.
CELIE,

La Scene est à Marseille.

L'ILLUSTRE
CORSAIRE,
TRAGICOMEDIE

ACTE I

SCENE PREMIERE.

LEPANTE, EVANDRE.

EVANDRE.

O! merveille incroyable, ô! bien inesperé,
Quoy c'est vous que tant d'yeux ont si long-temps pleuré?
Vous mon Roy dont l'absence, ou la mort pretenduë
A de vostre maison l'esperance perduë,
Et de qui le retour va purger nos païs
Des monstres estrangers qui les ont envahis:
O! Ciel que ta sagesse en miracles feconde
Conduit heureusement les fortunes du monde!

LEPANTE.

Evandre, mettez fin à vostre estonnement,
Et me dites pourquoi, depuis quand, & comment
On a creu si long-temps qu'Ismenie estoit morte?

EVANDRE.

Sire, cette advanture arriva de la sorte:
Mais quelque authorité que vous ayez sur moy,
Comme mon bien-faicteur, mon Seigneur & mon Roy,
Vous ne sçauriez jamais cet estrange mystere
N'estoit que vostre honneur vous oblige a le taire:

Je ne vous diray point le trouble qui suivit
La nuict pleine d'horreur que le sort vous ravit,
Ny le dueil de la Cour, ny celuy de la ville
Apres qu'à vous treuver tout soin fut inutile,
Certes quand la Provence eust ses Princes perdus,
On n'eust pas plus de cris dans Marseille entendus,
Les plaintes de vos gens, & de vos domestiques
Ne se distinguoient pas d'avecques les publiques,
Tout chacun affligé d'une extreme douleur
Plaignoit également cet extreme malheur:
Mais pour comble d'ennuis cette jeune Princesse
Receut vostre disgrace avec tant de tristesse,
Qu'à la fin son esprit si grand & si bien fait,
Apres s'estre égaré, se perdit tout à fait,
Jamais dans ces transports n'ayant dit autre chose
Sinon, Lepante est mort, & nous en sommes cause.
Le feu Prince Iolas à qui m'avoit donné
Vostre pere & mon Roy le vaillant Prytané,
A travers la noirceur de sa melancolie
Descouvre le premier sa naissante folie,
S'advise incontinent de m'envoyer querir
Pour voir si par mon art je la pourrois guerir:
Mais ayant peu d'espoir du salut de sa fille,
Pour couvrir en tout cas l'honneur de sa famille,
Il fait courre le bruit qu'elle est au monument,
Ce que l'on croit par tout d'autant plus aysement
Que pour faciliter cette fourbe funeste
J'asseure en Medecin qu'elle est morte de peste:
Car comme chacun sçait, c'est un mal que souvent
Apporte dans nos ports le traficq du Levant,
Et dont cette Cité populeuse & marchande
Reçoit quasi tousjours une perte assez grande;
Que le Prince à dessein avoit choisi la nuit
Pour la faire inhumer & sans pompe & sans bruit.

LEPANTE.

Donc personne que vous ne sçavoit l'artifice?

EVANDRE.

Non, Seigneur, hors Zerbin, ma femme, & la nourrice,
L'entreprise entre nous se mesnagea si bien
Que tous ses autres gens n'en découvrirent rien;
J'avois dans la Provence une terre assez belle,
J'abandonne la Cour, je fais maison nouvelle,
Et par l'ordre du Pere y meine avecque moy
Sa fille, la nourrice, & son homme de foy:
Là pour sa guerison mes soins continuerent
Tant qu'au bout de deux ans ses maux diminuerent,
J'en advertis le Prince, il accourt promptement,
Et remarquant en elle un peu d'amendement
Vint plus souvent depuis dans nostre solitude
Sans suitte, & sous couleur d'y vacquer à l'estude;
Car d'un soin curieux les Astres observant,
On sçait assez par tout qu'il y fut tres-sçavant,
Enfin, apres neuf ans, cette fille cherie
Retourne avec son pere absolument guerie,
Et r'entre dans Marseille avec un appareil,
Comme en resjoüissance, en beauté nompareil;
Mais le pauvre Seigneur d'une fin naturelle
Quitta bien-tost apres sa dépoüille mortelle;
Ma femme, la Nourrice, & Zerbin en six mois,
Pour me laisser tout seul, le suivirent tous trois.

LEPANTE.

Et le peuple indiscret sçait-il cette advanture?
Ou s'il croit que les morts quittent la sepulture?

EVANDRE.

Nullement.

LEPANTE.

Que fit donc ce Prince ingenieux?

EVANDRE.

Par un nouveau mensonge il excuse le vieux,
Dit qu'il avoit connu, par le moyen des Astres,
Qu'elle estoit reservée à d'estranges desastres,
Si durant tout le temps qu'il jugeoit malheureux
Par les mauvais aspects d'un Astre dangereux
Cette jeune beauté n'évitoit sa disgrace
Dans l'estat inconnu d'une fortune basse,
Mesme quand Ismenie eut ses premiers beaux jours;
(Car ses debilitez n'ont pas duré tousjours.)

LEPANTE.

Non.

EVANDRE.

Non, deux ans ou plus elles furent égales;
Mais depuis son esprit eut de bons intervales,
Quand, dis-je elle voulut qu'on luy rendist raison
D'une si solitaire & longue prison,
Chacun separément luy dit la mesme chose,
Et par cette responce elle eut la bouche close;
Puis d'un ressouvenir qui la fit souspirer:
C'est trop tard, ce dit-elle, & se prit à pleurer;
Mais à ce que je voy vous en faites de mesme.

LEPANTE.

Ah! divine Beauté, que mon audace extreme
Nous a portez tous deux à d'extrémes malheurs,
Et que tu dois haïr la cause de tes pleurs.

EVANDRE.

Sire, laissant à part ce secret que j'ignore,
Tout mort que l'on vous croit, elle vous ayme encore.

LEPANTE.

Helas! fidelle Evandre, il est bien mal-aysé
Que son juste courroux soit si-tost apaisé,
C'est trop peu de dix ans à remettre une offence
Qui veut un siecle entier d'austere penitence.

EVANDRE.

Croyez qu'elle vous garde un reste d'amitié.

LEPANTE.

Dites que mon destin excite sa pitié;
N'importe, à tout hasard, il faut que je la voye;
Mais j'attens de vous seul cette derniere joye.

EVANDRE.

Et bien allons au Temple, elle y pourra venir.

LEPANTE.

Non, ce n'est pas assez, je veux l'entretenir.

EVANDRE.

Escrivez-luy plustost, & j'ose vous promettre
Que de ma propre main elle aura vostre lettre.

LEPANTE.

Quand je luy serois cher (ce que je ne croy pas)
Sans doute estant promise au puissant Roy Lypas,
Pour derniere faveur elle me feroit dire
Qu'elle plaint mon destin, mais que je me retire;
Ou si de luy parler j'ay l'adresse & le temps,
Je puis venir à bout de ce que je pretens,
A quoy la vive voix agira d'autre sorte
Que le simple entretien d'une escriture morte,
Trouvez donc les moyens de me la faire voir.

EVANDRE.

Sire, je le feray si j'en ay le pouvoir;
Car, comme vous sçavez, la chose est difficile,
Et l'on vit en Provence autrement qu'en Sicile.

SCENE II.

ARGANT, TENARE, cherchans Lepante.

TENARE.

C'est luy-mesme advançons.

EVANDRE.

Mais voicy deux Marchands
Qui viennent droit à nous à grands pas aprochants.

LEPANTE.

Ce sont deux de mes Chefs, d'entre tous nos Corsaires
Les plus honnestes gens, & les plus necessaires,
Tous deux mes vrays amis, & qui nés mes subjets
Sçavent seuls ma fortune, & mes hardis projets.
Et bien Argant?

ARGANT.

J'ay fait les choses ordonnées,
Et les commissions que vos m'aviez données.

LEPANTE

A t'on pris le signal qui vous doit advertir,
Et la lettre?

ARGANT.

Oüy, Seigneur, je n'ay plus qu'à partir.

LEPANTE.

Partez donc, employez les rames & les voiles;
Et dés que le Soleil fera place aux Estoiles
Faites venir la flotte, & si j'en ay besoin
Nos feux vous l'apprendront, ou vous serez bien loin.

EVANDRE.

Eh! Dieux, voulez-vous donc mettre la ville en cendre?

LEPANTE.

Non, non, ne craignez rien, cher & fidelle Evandre,
C'est un signal donné pour me mettre en estat
D'empescher au besoin un injuste attentat,
C'est un frain que j'apporte à la supercherie
Dont me pourroit user le Roy de Ligurie.

EVANDRE.

De faict craignant pour vous cet indigne rival,
J'ay creu que vous servir estoit vous faire mal,
Et difficilement pourriez-vous m'y contraindre,
Si vos precautions ne m'empeschoient de craindre;
Je ne voy qu'un mestier, encor bas & honteux
Qui nous puisse estre propre à contenter vos vœux.

LEPANTE.

Quoy, servir, mendier, se trainer dans la fange,
Dites, je suis à tout.

TENARE.

Que l'Amour est estrange,

EVANDRE.

Il faut faire le fou.

LEPANTE.

Ce mestier ne vaut rien.

TENARE.

Non, trop de gens le sont, & trop peu le font bien.

EVANDRE.

Connoissant vostre cœur, je n'ay point fait de doute
Qu'il ne vous dégoustast.

LEPANTE.

La suitte m'en dégouste
Tenare esloignez-vous: Cette indiscretion
Luy seroit un tableau de son affliction,
Et luy representer sa foiblesse passée,
N'est-ce pas à ses yeux la traiter d'insensée?

EVANDRE.

Dieux! elle ne croit pas l'avoir jamais esté,
Son frere seulement ne s'en est point douté;
Et si je n'avois sceu que la chose vous touche,
Elle seroit encore à sortir de ma bouche:
Non, non, à cela prés faites ce que j'ay dit,
Par cette invention, mon art & mon credit
Vous feront seurement aprocher Ismenie.

LEPANTE.

Et si quelqu'un des miens me tenoit compagnie?

EVANDRE.

Tout comme il vous plaira, soyez un ou deux fous,
Je vous introduiray.

LEPANTE.

Tenare aprochez-vous.

TENARE.

Seigneur que vous plaist-il?

LEPANTE.

Il faut, mon cher Tenare,
Que vostre belle humeur aujourd'huy se declare.

TENARE.

Sire, c'est trop d'honneur & de gloire pour moy
D'adjuster mon humeur à celle de mon Roy.

LEPANTE.

A ce geste niais, ce ris & ce visage,
Jugez s'il sçaura faire un second personnage?

EVANDRE.

Je croy que ce mestier luy sera fort aisé;
Car naturellement je l'y voy disposé.

TENARE.

(Evandre est Medecin.)

Avec les qualitez que le vostre demande
La disposition y seroit bien plus grande.

EVANDRE.

Grand mercy: cet esprit qui n'est pas des plus sots,

TENARE.

Fort bien.

EVANDRE.

A mon advis dira quelques bon mots:
Mais raillerie à part, il est bon, ce me semble
De concerter icy nostre jeu tous ensemble.

TENARE.

Quoy n'est-on pas d'accord que nous ferons les fous?

EVANDRE.

Oüy, mais il faut sçavoir le naturel de tous.

LEPANTE.

Le mien est serieux, triste, & melancolique.

EVANDRE.

Et le sien?

LEPANTE.

Il est propre à quoy que l'on l'aplique

TENARE.

Oüy, je suis propre à tout, c'est un bon-heur que j'ay.

EVANDRE.

Vous ferez donc le triste, & luy fera le gay.

LEPANTE.

Sur tout que nostre jeu, si la chose est possible,
Soit en particulier, la presse m'est nuisible.

EVANDRE.

Si Madame n'est seule, asseurez-vous au moins
Que vostre Comedie aura peu de tesmoins;
Osté le Roy Lypas, qui rarement la quite,
La Cour est dans sa chambre extremement petite.

LEPANTE.

Et Dorante?

EVANDRE.

Il chassoit, on l'attend aujourd'huy.

LEPANTE.

L'intelligence est grande entre Lypas & lui?

EVANDRE.

Vrayment je ne croy pas, il montre bon visage;
Mais il fait à regret ce triste mariage.

LEPANTE.

Pourquoy le fait-il donc?

EVANDRE.

Il est vray qu'aysément
Il pouvoit l'empescher en son commencement;
Mais la chose depuis, par son peu de conduite,
A pris un cours trop long, & de trop grande suite:
Car sans difficulté c'est un Prince loyal,
Un naturel sans fard, un courage Royal,
Bon, juste, liberal, en un mot heroïque;
Mais qui ne passe point pour un grand Politique;
Ce n'est pas un esprit extremement adroit,
Prevoyant, entendu, ny tel qu'il le faudroit
Pour se débarrasser d'une semblable affaire.

LEPANTE.

Je dirois nettement que je n'en veux rien faire.

EVANDRE.

Il le diroit en vain, puisque la loy du sort
Abandonne le foible à la mercy du fort;
Il craint que ce Tyran, injuste sur tous autres,
N'usurpe ses Estats, comme il a fait les vostres.

LEPANTE.

Bien, bien, il les rendra, le temps en est venu:
Mais ne pensez-vous pas que je sois reconnu,
Evandre?

EVANDRE.

Non, Seigneur, vous ne le sçauriez estre,
Puis qu'Evandre lui-mesme a pû vous méconnestre;
Quand vous fustes perdu vous n'aviez que vingt ans,
Et le changement d'air, la fatigue & le temps
Vous ont changé depuis avec tout l'advantage
Qui peut faire admirer un Heros de vostre âge:
Vous-vous verrez tantost dans mon Estude peint
En ce premier éclat de jeunesse & de teint:
Mais que vous avez bien une façon plus mâle,
Et qui sent beaucoup mieux sa personne Royale.

TENARE.

Il est vray que dix ans font un grand changement.

LEPANTE.

Et puis l'opinion y fait estrangement,
On me croit mort par tout, & sur cette creance
Je puis voir Ismenie avec toute assurance,
A qui je veux pourtant, si tantost je le puis,
Donner juste sujet d'apprendre qui je suis.

EVANDRE.

Venez donc dans ma chambre afin de vous instruire,
En attendant de moy le temps de vous produire.

LEPANTE.

Et comment ferez-vous?

EVANDRE.

Laissez-m'en le soucy,
Une Dame d'honneur que nous avons icy,
A qui le Roy Lypas donne & promet sans cesse,
Luy rendra cet office auprés de la Princesse,
Je veux qu'elle vous serve en cette occasion,
Et qu'elle contribuë à sa confusion.

SCENE III.

ISMENIE, CELIE.

ISMENIE.

Page, dites au Roy qu'il m'excuse de grace,
Que tantost, s'il luy plaist, au retour de la chasse,
Il ne tiendra qu'à luy de m'en venir parler;
Mais qu'à mon grand regret je n'y sçaurois aller.
Au moins pour tout le jour me voila déchargée
Du pesant entretien dont il m'eust affligée.

CELIE.

Oüy, mais le conviant de venir à ce soir,
C'est jusques à minuit qu'il nous le faudra voir.

ISMENIE.

Il sera bien grossier s'il ne prend ma responce
Plustost pour un refus que pour une semonce.

CELIE.

Il sera ce qu'il est jusques au dernier point,
Mesme le cœur me dit qu'il ne chassera point,
Je croy que vostre Altesse est trop infortunée
Pour avoir en sa vie une bonne journée.

ISMENIE.

Qu'il est bien vray, Celie, & que depuis dix ans
J'ay donné peu de treve à mes regrets cuisans;
Que j'ay souffert de maux, & que l'on m'en prepare
En me sacrifiant à ce Prince barbare,
Insuportable en tout, comme en tout imparfait,
Et pour qui le bon sens n'a jamais esté fait:
A quoy de mes malheurs l'aveugle connoissance
Que vous donna vostre art au poinct de ma naissance,
Sçavant Prince Yolas? à quoy tant de soucy,
Si vos precautions ont si mal reussy?
Pour destourner de moy ces fieres destinées
On devoit arrester le cours de mes années,
Et confirmant le bruit que l'on en fit courir
Dés mon troisiesme lustre il me falloit mourir,
Mon terme eut esté court, mais pour le moins ma vie
Eust ignoré les maux dont elle est poursuivie
Ma mort eust prevenu ce que tousjours depuis
J'ay souffert de remors, de craintes & d'ennuis,
Et l'on verroit encor plein d'honneur & de gloire
Ce Phœnix des Amans, si cher à ma memoire,
Au moins n'eut-il pas eu cette funeste amour
Qui me priva de joye en le privant du jour:
Dieux! au respect du bien que ce malheur nous oste
La satisfaction fut pire que la faute;
Vous fustes, cher Lepante, ô cruel souvenir!
Trop prompt à m'offencer, & trop à vous punir,
Vostre indiscretion en toute chose égale
Me fut en tous les deux également fatale:
Pourquoy m'offenciez-vous? ou pourquoy l'ayant fait
Punissiez-vous sur moy vostre propre forfait?
Il valoit mieux laisser vostre audace impunie
Que d'en punir Lepante aux despens d'Ismenie,
Ce que la passion, indiscrette de soy,
Vous fit mal à propos entreprendre sur moy;
Ce baiser malheureux pris contre ma defence,
A toute extremité n'estoit pas une offence,
Qu'un long bannissement ou des yeux ou du cœur
N'eut encore punie avec trop de rigueur:
Helas! mon indulgence en fut cause en partie,
Mille fois, mais trop tard, je m'en suis repentie,
Mon indiscretion vous fit estre indiscret,
Et j'en devrois mourir de honte & de regret;
Ma faute est à la vostre à peu prés comparable,
Mais la mort a rendu la vostre irreparable,
Mon dueil inconsolable, & mes justes remors
Ne vous osteront pas du triste rang des morts.

CELIE.

Madame, à faire ainsi, vostre melancolie
N'aura jamais de fin.

ISMENIE.

Non, discrette Celie,
Non certes, que la mort ne nous ait reünis.

CELIE.

Bien donc, que vos regrets ne soient jamais finis,
Plustost que par la mort le destin les finisse:
Mais voicy ma Compagne.

ISMENIE à Felice.

Et bien, chere Felice,
Partira-t'il bien tost?

FELICE.

Madame le voicy,
Il marche sur mes pas.

ISMENIE.

Que vient-il faire icy?

FELICE.

Vous fascher.

CELIE.

Justement.

ISMENIE.

Mais encor je vous prie.

FELICE.

Parlons bas, le voicy.

ISMENIE.

Fust-il en Ligurie.

SCENE IV.

LE ROY LYPAS, ISMENIE, FELICE, CELIE.

LYPAS.

Madame, j'estois prest à monter à cheval
Quand un penser douteux que vous-vous treuviez mal,
M'a fait venir tout seul en diligence extréme
Pour en estre asseuré de vostre bouche mesme.

ISMENIE.

Vray'ment je doy beaucoup à vos soins obligeans,
Il est vray que tantost j'avois dit à mes gens
Qu'on ne me verroit point avec mon mal de teste;
Mais, Sire, il ne faut pas que cela vous arreste,
Allez vous divertir.

LYPAS.

L'Amant est bien brutal
Qui peut se recréer quand son Amante est mal.

FELICE.

O! la belle sentence.

CELIE.

Et bien dite.

LYPAS.

Oüy, Madame,
Le corps prend trop de part aux souffrances de l'ame,
Tant que vous serez mal, je fay serment aux Dieux
De ne vous quitter point.

ISMENIE.

Je me sens desja mieux,
Et vostre Majesté se donnant moins de peine,
J'auray bien-tost perdu ce reste de migraine.

LYPAS.

Venez donc à la chasse, ou je n'en croiray rien.

ISMENIE.

Vrayment je ne sçaurois.

LYPAS.

Mes oyseaux volent bien,
Mes Chiens chassent des mieux.

ISMENIE.

Cette chasse est commune,

LYPAS.

N'importe elle est plaisante.

CELIE.

O! Dieux qu'il importune.

ISMENIE.

En fin plaisante ou non, vous m'en dispenserez,
J'iray quelqu'autre jour que vous rechasserez.

LYPAS.

Pour le moins, du balcon de vostre galerie,
Voyez passer ma meute & ma fauconnerie.

ISMENIE.

Et bien je le feray pour vous rendre content.

FELICE.

Ma sœur qu'il est fascheux, qu'il est persecutant.

CELIE.

Il l'est bien tellement, qu'en l'humeur où nous sommes,
Il nous feroit haïr tout le reste des hommes.

SCENE V

EVANDRE, ARMILLE.

ARMILLE.

En effect, il est vray que vous avez raison,
Et que de sa gayeté dépend sa guerison,
Tant qu'elle sera triste, elle sera mal saine;
Et ce sang eschauffé qui cause sa migraine
Luy fait mal recevoir les caresses du Roy:
Car n'estoit ce chagrin, je ne sçay pas pourquoy
Elle auroit à degoust l'hymen & la personne
Qui luy met sur la teste une double Couronne,
Si bien que par raison d'Estat & de santé
Il faut rendre la joye à son cœur attristé;
Je vay donc de ce pas luy faire prendre envie
De voir ceux que j'ay veus, & dont je suis ravie;
Car enfin je les treuve extremement plaisans,
Pourveu qu'ils ne soient pas de ces fols mal-faisans,
De qui l'extravagance est par fois dangereuse.

EVANDRE.

La leur estant vrayment de nature amoureuse,
Il est à presumer qu'il n'ont rien de meschant,
Outre que je le croy sur la foy du Marchand,
Homme de probité, de moyens & d'estime,
Depuis trente ans, ou plus, mon hoste & mon intime.

ARMILLE.

Et le prix, à propos, vous l'a-t'il fait sçavoir?

EVANDRE.

Travaillez seulement à les luy faire voir,
S'ils plaisent, le marché sera facile à faire.

ARMILLE.

J'y vay donc aporter tout le soin necessaire:
Mais venez-y vous-mesme afin de nous ayder
Dans le commun dessein de la persuader.

EVANDRE.

Allons, je le veux bien. La dupe est embarquée
Pour montrer son credit, par où je l'ay piquée,
Elle s'en va produire un rival trop expert
Pour le contentement de celuy qu'elle sert.

Fin du premier Acte.

ACTE II.

SCENE PREMIERE.

ISMENIE, EVANDRE, ARMILLE.

ARMILLE.

Voila le personnage, & bien que vous en semble?

ISMENIE.

Je le treuve naïf, & plaisant tout ensemble,
Puis qu'il m'a fait passer un quart d'heure d'ennuy,
Que si l'autre en son genre est aussi bon que luy,
C'est un couple d'Esprits de diverse nature
Qui font de leur folie une belle peinture;
Car l'autre, dites-vous, estant plus serieux
Ce meslange d'humeurs doit estre gracieux.

EVANDRE.

Je croy que le dernier vous plaira davantage;
Car dés qu'il se verra dans ce bel equipage
Il ne tranchera plus que de principauté.

ARMILLE.

Comment, quel equipage, où l'a-t'il emprunté?

ISMENIE.

Quoy, vous oubliez donc que par vostre priere
Je luy viens d'envoyer un habit de mon frere,
Et qu'il n'a point voulu parestre devant moy
A moins d'estre couvert & receu comme un Roy?

ARMILLE.

Madame, excusez-moy, la chose est si plaisante
Que j'en auray long-temps la memoire presente;
Mais j'ay creu par ces mots, d'Equipage & de Beau,
Qu'on luy dressoit encor quelque appareil nouveau.

ISMENIE.

Non, il n'a qu'un habit, & son suivant un autre,
Pour leur contentement autant que pour le vostre.

ARMILLE.

Croyez que vostre Altesse en aura du plaisir,
Pourveu qu'elle le traite au gré de son desir;
Car comme il se croit Prince, il faut qu'elle luy rende,
Et reçoive de luy les honneurs qu'il demande,
Et l'engage sur tout, apres quelques discours
A luy faire un narré de ses belles amours.

EVANDRE.

Oüy, c'est d'où sa folie a pris son origine,
Son Maistre m'en asseure, & je me l'imagine.

ISMENIE.

Bien, il sera traité de toutes les façons,
Et suivant son humeur, & suivant vos leçons.

EVANDRE.

Ainsi vous en aurez un passe-temps extréme.

ISMENIE.

Allez donc le haster, & l'amenez vous-mesme.

EVANDRE.

Ouy, Madame, j'y cours. Tout va bien jusqu'icy.

ISMENIE.

Mais, Armille, vostre homme a si bien reüssy
Que nos filles enfin, qui se donnent carriere,
Pour mieux le gouverner ont demeuré derriere.

ARMILLE.

Et luy-mesme se plaist à les entretenir:
Les voicy toutesfois, je les entends venir.

SCENE II.

ISMENIE, ARMILLE, FELICE.

ISMENIE à Felice.

Nous verrons à la fin que Felice & Celie
Prendront avec Tenare un grain de sa folie.

FELICE.

Si par trop de plaisir on prend le mal des fous,
Vostre Altesse a raison d'aprehender pour nous,
Qui fort bien à mon gré nous sommes diverties,
Tant de ses questions, & de ses reparties,
Comme de ses recits pleins de naïfveté,
D'amours & de combats qui n'ont jamais esté;
Au reste il a treuvé ma Compagne si belle
Que je croy tout de bon qu'il est amoureux d'elle;
Elle qui d'autre part y treuve son plaisir
Picque tant qu'elle peut son folastre desir,
Par tant de complaisance, & tant d'affeterie,
Qu'à moins d'estre hypocondre, il faut que l'on en rie;
Vous allez voir entrer cet Amoureux badin
Avec tous les soucis & les choux du jardin,
Qu'en forme d'une aigrette elle a mis sur sa tocque.

ISMENIE.

Elle l'ayme donc bien?

FELICE.

Vostre Altesse se mocque:
Mais je croy, sur ma foy, qu'elle l'ayme en effait
Plus que le Courtisan des vostres le mieux fait:
Les voicy, je vous prie observons leur entrée.

SCENE III.

CELIE, TENARE bouffonnement vestu.

ISMENIE.

Ah! Dieux, les beaux soucis.

TENARE.

C'est une main sacrée,
Une divine main plus blanche que le lis
Qui me les a donnez, attachez & cueillis.

ISMENIE.

Ce sont donc des faveurs?

TENARE.

Cela pourroit bien estre.

ISMENIE.

De grace dites-nous, ou nous faites connestre
Le bien-heureux objet dont les charmans appas,
Vous ont pû rendre sien?

TENARE.

Cela ne se dit pas.

ISMENIE.

Du moins promettez-moy que si je vous la nomme
Vous l'advoürez par signe;

TENARE.

Oüy, foy de Gentil-homme.

ISMENIE.

Allons donc au conseil, mais nous trois seulement;
Celie, entretenez vostre nouvel Amant.

TENARE.

Je n'ay pas entrepris un mauvais personnage.
Ma Reyne, je voy bien que la Princesse enrage
De voir que je vous ayme, & suis aymé de vous.

CELIE, en se mocquant.

Je le croy, mon Amant; c'est un Esprit jaloux
Qui ne sçauroit souffrir qu'on regarde personne,
Si ce n'est elle-mesme.

TENARE.

Il est vray, ma Mignonne:
Mais si tu m'aymes bien, ne doute point aussi
Que jusqu'au monument tu ne sois mon soucy,
Ou plustost mon Jasmin, ma Rose, & ma Pensée.

CELIE.

O! l'adorable pointe, & qu'elle est bien placée;
Mon Prince, où prenez-vous ces beaux mots, ces douceurs?

TENARE.

Amour me les suggere, & les neuf doctes Sœurs,
Qui laissent rarement une bouche muette.

CELIE.

Je croy qu'en son bon sens il fut mauvais Poëte.

SCENE IV.

ISMENIE, FELICE, ARMILLE, revenant à TENARE.

ISMENIE.

Enfin, discret Amant, nous l'avons deviné,
Celie est ce Soleil, cet objet fortuné,
Cette chere Maistresse, & si digne d'envie,
Qui dispose du sort d'une si belle vie,
Et dont la gentillesse & les regards charmans
Luy font gaigner en vous le Phœnix des Amans.

CELIE.

C'est en vostre faveur, mon Cœur, que l'on me loue.

TENARE.

Il est vray.

ISMENIE.

Dites donc?

ARMILLE.

Son silence l'advoüe;
Mais le Seigneur Tenare est adroit en un point,
Que pour nous mettre en peine, il ne le dira point.

TENARE.

Non, chacun en croira ce qu'il en voudra croire.

CELIE.

Et moy je le veux dire, il y va de ma gloire;
Oüy, Madame, il est vray, ma grace, ou mon bonheur,
Ou plustost tous les deux, m'ont acquis cet honneur;
Nos deux cœurs sont bruslez d'une ardeur mutuelle,
Qui du moins dans le mien sera perpetuelle.

TENARE.

Et dans le mien aussi, n'en doutez nullement.

FELICE.

Je m'estouffe de rire.

ARMILLE.

Et moy pareillement.

ISMENIE.

Mais vostre amour, Celie, est estrangement forte,
Puis qu'elle vous oblige à parler de la sorte;
Car encor faudroit-il moderer vostre feu
Ou du moins par pudeur le couvrir tant soit peu,

CELIE.

Cet adorable objet de ma premiere flâme
En excuse la force, & m'exempte de blâme,
C'est pour quelque vulgaire & basse affection
Qu'il me faudroit avoir cette discretion:
Mais quant à ce Heros, vostre Altesse elle-mesme
En estant bien aymée, avoüroit qu'elle l'ayme:
On diroit que Nature a fait tous ses efforts
A luy former l'esprit aussi beau que le corps;
Voyez.

FELICE.

Il s'adoucit, & luy jette une œillade.

ARMILLE.

Il faut, ou que je rie, ou que je sois malade.

CELIE.

Pour moy je n'en puis plus.

ISMENIE.

Et bien je vous permets,
Et vous commande aussi de l'aymer desormais,
Sans que jamais nul autre au change vous invite.

TENARE.

Ah, ah, ah, me changer, vrayment je l'en dépite;
Aussi-tost qu'une Dame a gousté mes appas,
L'amour qu'elle a pour moy surmonte le trépas,
Il faut que des Enfers sa pauvre ombre revienne
Afin d'avoir encor l'entretien de la mienne,
Ne pouvant plus jouïr de celuy de mon corps
Du moment que le sien est au nombre des morts,
D'où vient qu'une ombre ou deux se meslant à la nostre,
Nous l'avons plus épaisse & plus noire qu'une autre,
Ce qui se voit assez quand je suis au Soleil,
Me changer.

ISMENIE.

En effet vous estes sans pareil;
Mais elle doit trembler d'une crainte eternelle
Que vous ne la quitiez.

TENARE.

Jamais, elle est trop belle.

FELICE.

J'en voudrois donc avoir de plus rares faveurs
Que des fueilles de choux, & de vilaines fleurs,
Autrement.

CELIE.

Voy ma sœur, que vous estes plaisante.

TENARE.

Non, ne vous troublez pas, suffit, je m'en contente.

ARMILLE.

Qu'elle vous donne un nœud.

TENARE.

Pourquoy, que sçavez-vous
Si j'ayme mieux un nœud qu'une fueille de choux?

ARMILLE.

Ah certes je le quitte.

TENARE.

En dépit de l'envie
Je garderay ceux-cy tout le temps de ma vie.

ISMENIE.

Et comment ferez-vous, car c'est une faveur
Qui n'aura dans deux jours ny beauté ny saveur?

TENARE.

C'est par où je pretends les garder davantage,
Si tost qu'ils secheront j'en compose un potage,
Ou plustost, pour mieux dire, un charmant consommé,
Qui dans mon estomach proprement enfermé
Se convertit apres en ma propre substance.

CELIE.

O miracle d'esprit, d'amour & de constance!

FELICE.

Mais de pure folie.

ISMENIE.

Escoutons, j'oy du bruit
C'est l'autre, accompagné, d'Evandre qui le suit,
Je vay le recevoir avec ceremonie.

SCENE V.

LEPANTE, sous le nom de Roy Nicas, EVANDRE.

EVANDRE.

Grand Roy, voyez venir la Princesse Ismenie.

NICAS.

Il n'est pas mal aysé de s'en appercevoir,
Sa grace & sa beauté me le font assez voir.

FELICE.

Ma Sœur, sans moquerie, il a fort bonne mine.

NICAS.

Le desir d'adorer vostre beauté divine
M'a fait quiter la Mer & ma flotante Cour,
Afin d'estre en la vostre un Esclave d'Amour.

CELIE.

Il est plus serieux, mais plus fol que Tenare.

ISMENIE.

Sire, j'estimerois ma beauté bien plus rare,
Et l'aymerois bien plus que je n'ay jamais fait
Si vostre servitude en estoit un effait:
Mais au moins jusqu'icy si vous m'avez aymée,
C'est sur la foy d'un tiers, & de la Renommée.

NICAS.

C'est plustost sur la foy du Ministre des Dieux,
Qui cent fois en dormant m'a montré vos beaux yeux,
Et m'a dit; Roy Nicas, monte sur mes espaules,
Je te veux transporter à la coste des Gaules,
Et là te faire voir dans un trône éclatant
Celle que mon pinceau te va representant,
C'est d'elle que dépend ton repos & ta gloire,
Elle te peut oster l'importune memoire
Des rudesses d'Iphis, qui te croit au tombeau,
Et dont, comme tu vois, elle est le vray tableau.

ARMILLE.

Ah! quelles visions.

ISMENIE.

Pour me treuver semblable
A quelque autre beauté qui vous fut agreable,
Je vous plais par copie?

NICAS.

Oüy, rien que ce rapport
N'entretient mon amour.

ISMENIE.

Vous m'obligez bien fort,
Et moy dés maintenant je vous ayme au contraire
Comme un original qu'on ne peut contrefaire.

NICAS.

Vous m'obligez aussi.

CELIE.

Ma Sœur, jusqu'à present
Je ne le treuve pas extrémement plaisant.

FELICE.

Ny moy; mais écoutons.

EVANDRE.

Souvenez-vous, Madame,
De luy faire parler de sa premiere flâme;
Car c'est sur ce sujet que le fol reüssit.

ISMENIE.

Sire, voudriez-vous bien nous faire le recit
De vos belles amours avec cette Maistresse
De qui je vous doy faire oublier la rudesse,
Cette adorable Iphis qui vous croit au tombeau,
Et dont je suis enfin le bien-heureux tableau?

NICAS.

Madame, volontiers: qu'on m'apporte une chaise.

ISMENIE.

Il est vray que les Roys doivent estre à leur aise.

TENARE.

Et leur Princes aussi.

ARMILLE.

Tost des sieges par tout.

ISMENIE.

Le reste, s'il luy plaist, demeurera debout.

TENARE.

Exceptez-en ma Reyne, il faut qu'elle s'assie,
Mets-toy sur mes genoux.

CELIE.

Je vous en remercie,
Si le Roy nous permet de nous asseoir tout bas,
Son Altesse y consent.

ISMENIE.

Je n'y contredis pas.

NICAS.

Moy je vous le permets, jettez-vous sur l'Estrade.

EVANDRE.

Il entend sa Marotte.

ARMILLE.

O! Dieux, qu'il est malade.

FELICE.

C'est dommage.

NICAS.

Escoutez un discours merveilleux,
Que la pluspart de vous tiendra pour fabuleux;
Mais je verray ma peine en plaisir convertie
Pourveu que son Altesse en croye une partie,
Et que par quelque signe, ou veritable, ou feint,
Elle me flatte au moins de l'espoir d'estre plaint.

ISMENIE.

Commencez seulement avec cette asseurance
Que je vous plains desja.

NICAS.

J'ay donc bonne esperance.

ISMENIE.

En effect, je le plains, & voudrois pour beaucoup
Qu'Evandre le guerist.

ARMILLE.

Il feroit un beau coup.

NICAS.

Chacun sçait, ou sçaura; que je suis Roy d'une Isle
Qui ne vaut guere moins que toute la Sicile,
Tenare le sçait bien.

TENARE.

Il est vray qu'il est Roy;
Mais tel que ses subjets sont presque tous en moy.

NICAS.

Non loin de mon Royaume un viel & sage Prince
Gouvernoit en repos une grande Province,
Et sa magnificence y tenoit une Cour
Qui la rendoit aymable aux Princes d'alentour,
J'y vins, & n'y vis point de si rare merveille
Que l'Infante sa fille en beauté nompareille,
Dont le regard modeste, amoureux & vainqueur,
Qui sembloit me sommer de luy rendre mon cœur,
M'osta d'abord l'envie & le temps de combatre;
Elle pouvoit compter trois lustres, & moy quatre;
Bref mon bon-heur fut tel que mon feu l'enflama,
A force de l'aymer je croy qu'elle m'ayma.

ISMENIE.

Et quels signes d'amour vous donna cette belle?

NICAS.

C'est qu'estant sur le point de me separer d'elle,
(Helas! voicy le bien d'où mon mal est venu)
Cet Esprit jusqu'alors tousjours si retenu,
Oubliant la froideur qu'il nous avoit montrée
Nous permit dans sa chambre une secrette entrée,
Où seul sur le minuit je fus luy dire adieu
Malgré tous les soupçons, & de l'heure, & du lieu;
C'est là que toute chose augmentant mon audace
En cherchant un baiser, je treuve ma disgrace,
Ses yeux auparavant si calmes & si clairs
Me lancent des regards qui semblent des éclairs,
Et sa bouche offencée aux injures ouverte,
Me foudroye en ce mots, qui causerent ma perte:
Indiscret, me dit-elle, apres cet accident
Ne me montre jamais ton visage impudent,
Meurs, & soüille la Mer de tes flames impures.

ISMENIE.

O! Ciel, que de rapport avec mes adventures.

NICAS.

Je pense l'apaiser, je me jette à genoux,
Mais en vain, ma presence augmente son courroux,
Elle m'ordonne encor le trépas pour suplice,
Pleure, souspire, plaint, appelle sa Nourrice,
Et luy commande enfin de me mettre dehors:
Là pressé de douleur, de honte & de remors,
Je gagne une fenestre effroyablement haute,
De qui le pied respond dans la mer où je saute,
Qui depuis ce temps là m'a tousjours retenu
Jusques à maintenant que j'en suis revenu,
Pour vous rendre, Madame, un eternel hommage.

EVANDRE.

Tout va bien, la Princesse a changé de visage.

ISMENIE.

Seigneur, quelque discours qui me puisse affermir,
Vostre effroyable saut me fait encor fremir,
Et vous fistes tous deux une imprudence extresme,
L'un commanda trop tost, l'autre obeit de mesme.

ARMILLE.

Il croit ce qu'il a dit.

TENARE.

Il le peut croire aussi.
Car je suis asseuré que la chose est ainsi.

ISMENIE.

Mais je m'estonne fort que vous ne vous perdistes,
Que fit-on pour vostre aide, ou qu'est-ce que vous fistes?

NICAS.

En habit de Marchand Neptune m'aparut,
Qui me mit dans son Char, & qui me secourut.

ISMENIE.

Et que fit-il de vous?

CELIE.

Un fou qui nous fait rire.

NICAS.

Il me retint tousjours sur son humide Empire,
Sur vingt mille Tritons m'establit Admiral,
Et de tous leurs Palais, Intendant General;
Que je vous viens offrir, belle & grande Princesse,
Pour vous y retirer au cas qu'on vous oppresse.

ISMENIE.

J'en rends tres-humble grace à vostre Majesté.

TENARE.

Il parle de sa flotte, & dit la verité.

ISMENIE.

Mais, Sire, il en faut pas qu'une indiscrette envie
D'oüir tout le discours d'une si belle vie
Me fasse preferer le bien que j'en attens
Au mal que vous auriez de parler plus long-temps.

NICAS.

(Il dit ces deux vers tout bas.)

Il ne tiendra qu'à vous d'en aprendre le reste,
Et de le rendre encore ou plus ou moins funeste.

ISMENIE.

Je vous entens, tantost nous en sçaurons la fin.

EVANDRE.

L'affaire, ce me semble est en fort bon chemin.

TENARE, aux filles.

Mon Maistre est un peu fou, mais il est sans malice,
C'est pourquoy je le souffre.

ISMENIE.

Armille, & vous Felice,
Faites voir ma voliere & mes jardins au Roy,
Evandre, cependant demeurez avec moy.

TENARE à CELIE.

Adieu donc doux Nectar de mon ame alterée.

CELIE.

Adieu, mon Adonis.

TENARE.

Adieu ma Cytherée:
Adieu belle Princesse.

ISMENIE.

Adieu beau Cavalier;
Allez l'accompagner jusqu'au grand escallier.

SCENE VI.

ISMENIE, EVANDRE.

ISMENIE.

Ayez soin de ces gens, cher & fidelle Evandre,
Et sçachez du Marchand combien il les veut vendre,
Sur tout pour contenter mon desir curieux,
R'amenez-moy tantost nostre Amant serieux:
Mais prenez vostre temps en l'absence d'Armille,
Qui sortira bien tost pour s'en aller en ville.

EVANDRE.

Madame, asseurez-vous que cela sera fait.

ISMENIE.

Allez donc.

EVANDRE.

Jusqu'icy tout succede à souhait.

ISMENIE, seule.

O! grands Dieux qu'est-cecy, parmy tant de merveilles
Doy-je point soupçonner mes yeux & mes oreilles?
Qu'ay-je oüy? qu'ay-je veu? mes sens émerveillez,
Pouvez-vous m'asseurer d'estre bien éveillez?
Non, non, j'ay fait un songe, ou je suis enchantée.

CELIE revenuë.

Quoy, Madame, ce fou vous a-t'il attristée?

ISMENIE.

Non pas tant que surprise.

CELIE.

Eh bons Dieux! & comment?

ISMENIE.

Ou j'ay sujet de l'estre, ou par enchantement
Ce qui c'est dit & veu, n'est qu'ombre & que mensonge,
Ou tous les assistans n'ont fait qu'un mesme songe.

CELIE.

Je sçay trop que pour moy je n'ay point sommeillé,
Et qu'encore à present j'ay l'œil bien éveillé:
Mais que vous a-t'il dit qui vous ait pu surprendre?

ISMENIE.

Ce que rien de mortel ne luy pouvoit apprendre;
Si bien qu'absolument je conclus tout de bon,
Ou que c'est mon Lepante, ou que c'est un Demon.

CELIE.

Puisque vous en parlez avec tant d'assurance,
Le premier, ce me semble, a bien plus d'apparence.

ISMENIE.

Le retour des Enfers est aux morts defendu.

CELIE.

Et pourquoy voulez-vous qu'il y soit descendu?

ISMENIE.

Helas! sans le vouloir, ma colere, ou sa rage,
L'y fit precipiter au plus beau de son âge:
Si je vous avois dit quel fut son triste sort
Vous n'auriez pas raison de douter de sa mort:
Mais, horsmis ma Nourrice au monument enclose,
Aucun n'en sceut jamais le genre ny la cause.

CELIE.

Et vous l'avez veu mort?

ISMENIE.

Non, mais je l'ay veu choir
D'un lieu qui fait mourir seulement à le voir:
Car pour vous reveler sa derniere adventure,
Dans l'horreur d'une nuit des nuits la plus obscure,
Je l'ay veu (mais ô Dieux! vous n'en parlerez pas)
Se jetter dans la Mer de ma fenestre en bas;
Et le cours du Soleil a fait un second lustre
Depuis que mon amour fit cette perte illustre.

CELIE.

Seroit-il le premier qu'en pareil accident
Les Dieux ont retiré d'un trépas évident?
Les livres sont tous pleins de semblables exemples
Dont nous voyons encor les tableaux dans nos Temples.

ISMENIE.

Mais où depuis dix ans se seroit-il tenu?

CELIE.

C'est un secret du sort qui nous est inconnu;
Mais qui n'empesche pas que ce ne soit Lepante.

ISMENIE.

Ah! Dieux, si c'estoit luy, que je mourrois contente.

CELIE.

Si personne en sçait rien il faut que ce soit vous.
En a-t'il quelque signe?

ISMENIE.

Il les a presque tous,
Sa bouche, son regard, sa parole, son geste,
Et bref, horsmis son teint, il en a tout le reste;
Car lors qu'il se perdit il avoit la façon
D'une jeune beauté sous l'habit d'un garçon.

CELIE.

Madame, c'est lui-mesme, & toute sa folie
N'est qu'un sage artifice.

ISMENIE.

Ah! que je crains, Celie,
Que l'Amour, une fievre, une longue prison,
Ou quelque autre accident n'ait troublé sa raison.

CELIE.

Bien loin d'avoir pour luy cette obligeante crainte,
Croyez que sa folie est une accorte feinte,
Par où, l'adroit qu'il est, a voulu rechercher
Les moyens de vous voir, & de vous aprocher;
Mesme je croy qu'Evandre, ou je suis bien trompée,
Est de l'intelligence, & qu'Armille est dupée,
L'industrieux vieillard, qui sans doute le sert,
L'employe à le produire, & se met à couvert.

ISMENIE.

A ce conte, Celie, elle n'est pas trop fine;

CELIE.

Non, mesme il a tant fait que pour la bonne mine
Du plus interessé de nos deux Amoureux,
Elle a tiré de vous deux beaux habits pour eux.

ISMENIE.

En effect il est vray que plus je vous écoute,
Moins sur cette matiere il me reste de doute:
Mais allons aux jardins nous en entretenir,
Attendant le vieillard qui l'y fera venir,
Afin que mes soupçons changez en certitude
Mon esprit desormais n'ait plus d'inquietude.

Fin du second Acte.

ACTE III.

SCENE PREMIERE.

ISMENIE, seule apres la reconnoissance de Lepante.

STANCES.

Apres dix ans de mort Lepante voit le jour!
Apres dix ans d'ennuy ma joye est revenuë;
O! surprise agreable, ô! fortuné retour,
O! merveille du Ciel à la terre inconnuë,
Effaits prodigieux de Fortune & d'Amour,
Aveugles Deitez que je vous suis tenuë,
Et que j'esprouve bien qu'un bien fait est plus grand
Alors qu'il nous surprend.

C'est à toy proprement que ce miracle est deu
Fortune, dont la main en merveilles feconde,
Me redonne un tresor que j'estimois perdu:
Mais, ô puissant Demon, si craint par tout le monde,
Je te doy beaucoup moins pour me l'avoir rendu,
Que pour l'avoir sauvé des abismes de l'onde,
Quand mon juste courroux trop prompt à s'irriter
L'y fit precipiter.

Cruel ressouvenir du succez mal-heureux
Qui suivit cette nuit si tragique & si noire
Par l'expiation de son crime amoureux;
Effroyables objets sortez de ma memoire,
Afin qu'apres dix ans de pensers douleureux
Je compte un seul instant d'esperance & de gloire,
Où je puisse gouster aussi purs qu'innocens
Les transports que je sens.

Mais helas! cet instant, s'il m'estoit accordé,
Seroit un bien pour moy de trop longue durée,
Non, non, c'est desja trop de l'avoir demandé,
A des peines sans fin je me sens preparée,
Et par l'ordre du Ciel qui doit estre gardé,
La Fortune & l'Amour ont ma perte jurée
Puisque je n'en reçoy cet aymable tresor
Que pour le perdre encor.

Cet infame Tyran riche du bien d'autruy,
Esgallement hay des peuples qu'il opprime,
Et de ceux dont par force il veut estre l'appuy,
Ce monstre à qui l'hymen doit m'offrir en victime,
Me conduit à la mort, que je crains moins que luy.
Par les degrez d'un trône estably par le crime;
Si Lepante au besoin ne donne un prompt effait
Au dessein que j'ay fait.

SCENE II.

ISMENIE, LEPANTE, EVANDRE.

ISMENIE.

Mais le voicy qui vient, ô Prince déplorable!
Que ma faute & la vostre ont rendu miserable,
Trop prompt à m'offencer & trop à m'obeir,
Qu'avec juste raison vous me devez haïr.

LEPANTE.

Ny mes Estats perdus, ny depuis dix années
Ma fortune, & ma vie à tout abandonnées,
Ne m'ont rien fait souffrir que n'ait trop merité
Mon indiscrette audace envers vostre beauté,
Et je prendrois à gré ma fortune presente
Pourveu que mon retour vous pleust.

ISMENIE.

Oüy, cher Lepante,
Je vous le dis encore, le bien de vous revoir
Est un des plus parfaits que je pouvois avoir,
Quelque severe loy que la pudeur m'impose,
Je veux montrer ma joye à celuy qui la cause,
Apres tant de travaux, de constance & de soins,
Le cœur le plus ingrat ne pourroit faire moins.

LEPANTE.

Vous loüez ma constance, & moy tout au contraire,
J'ay sur cette matiere un reproche à vous faire,
Puis qu'apres le discours que je vous ay tenu
Encor ne sçay-je pas si vous m'eussiez connu,
Si l'homme que voila ne vous eust point aydée
A retracer de moy quelque confuse idée.

EVANDRE.

Je ne l'ay secouruë en aucune façon.

ISMENIE.

Non, vostre seule histoire a causé mon soupçon;
Car pour vostre personne, encore que j'y treuvasse
Mesme bouche, mesme œil, mesme air, & mesme grace,
Ce ne m'estoit pourtant qu'un indigne rapport
D'un Esclave vivant avec un Prince mort:
Mais de vostre trépas la triste renommée
Estant par tout receuë, & par tout confirmée,
Que pouvois-je penser, sinon que vous estiez
Ce mesme extravagant que vous representiez,
Et si naïfvement, que j'ay dit à Celie
Que je craignois pour vous quelque accez de folie.

LEPANTE.

Vrayment mon personnage a fait un bel effait.

ISMENIE.

Prenez vous en à vous qui l'avez si bien fait.

EVANDRE.

Tout indigne qu'il est il faut bien qu'il l'exerce,
S'il veut continuer son amoureux commerce.

ISMENIE.

Oüy, Lepante, il le faut, si vous me voulez voir,
Et nous vous ayderons de tout nostre pouvoir,
Evandre, moy, Celie, & peut estre Felice,
Couvrirons vostre jeu d'un commun artifice;
Ainsi quelque fascheux qui puisse survenir,
J'auray tousjours moyen de vous entretenir,
Et de gouster au moins cette innocente joye.

LEPANTE.

Tous m'est doux, tout m'est beau pourveu que je vous voye;
Que je passe par tout pour un fol serieux,
Si j'ay vostre entretien je suis Roy glorieux,
Et tiens qu'à ce prix-là les plus sages de Grece
Voudroient à ma folie échanger leur sagesse.

ISMENIE.

Au lieu de me tenir ces discours obligeans
Contez-moy sous quel Ciel, & parmy quelles gens
Les Dieux & la Fortune ont depuis dix années
Laissé couler sans bruit vos tristes destinées;
Sur tout apprenez-moy quel caprice du sort,
Contre toute apparence empescha vostre mort,
Car c'est, à dire vray, de toute la Nature
La plus prodigieuse & plus rare advanture.

EVANDRE.

Je brusle de l'entendre.

ISMENIE.

Et moy.

LEPANTE.

Puis qu'il vous plaist,
Oyez en peu de mots la chose comme elle est.

J'avois par la douleur, & l'eau que j'avois beuë
Perdu le sentiment, la parole & la veuë,
Quand des coups & des cris accompagnez d'effroy
Me furent un sujet de revenir à moy,
Dans le coin d'un navire, & presque à fonds de cale,
Je me treuve estendu sur un lit dur & sale,
Du sang d'un homme mort tout fraischement soüillé,
Et de quantité d'eau dont je l'avois moüillé.

ISMENIE.

Mon Pere je fremis.

EVANDRE.

Et moy je vous proteste.

LEPANTE.

Comme je contemplois ce spectacle funeste
Deux soldats, la lanterne & l'espée en avant,
Vinrent voir si quelqu'un estoit encor vivant,
Et treuvant un vieillard caché parmy des hardes
Luy passerent deux fois leurs glaive jusqu'aux gardes;
Apres venans à moy qui n'attendois pas mieux,
Je vis que le plus jeune arresta le plus vieux,
Observa mon habit, ma phisionomie,
Et luy montra du doigt l'eau que j'avois vomie,
Puis en mauvais Romain lui dit semblables mots:
Celuy-cy, que sans doute on a tiré des flots,
En l'estat qu'on le void, moüillé, pasle & malade,
N'a pas causé la mort du vaillant Encelade,
Il est pour un Marchand trop richement vestu,
Et ne doit point mourir s'il n'a point combatu:
Il en faut consulter le reste de la troupe
Dit l'autre, & le porter dans la chambre de poupe:
Cela dit, chacun d'eux me transporte à son rang
Sur un tillac couvert d'une mare de sang,
Et qui servoit encor de Scene & de Theatre
A la fureur de Mars qui s'y venoit d'ébatre;
Là par raison d'Estat, & par necessité
Je déguise mon nom, mon sort, ma qualité,
Et dis que pour m'oster à la fureur d'un maistre
J'avois sauté dans l'eau d'une haute fenestre,
De sorte qu'en l'estat où l'on m'avoit treuvé
Je ne pouvois sçavoir qui m'en avoit sauvé:
Lors des plus apparents un bon nombre s'assemble,
Qui long-temps & tous bas deliberent ensemble.

ISMENIE.

Dieux que je crains pour vous.

LEPANTE.

Ils furent plus courtois
Que dans mon desespoir je ne le souhaittois;
Ils me firent seicher, & par leur bonne chere
S'efforcerent en vain de charmer ma misere;
Car je gardois tousjours pour nourrir ma langueur
L'image de ma faute & de vostre rigueur.

ISMENIE.

Mais que devintes-vous?

LEPANTE.

Je m'en vay vous le dire.
Apres avoir destruit ce mal-heureux Navire
De qui je fus le seul & le dernier vivant,
Ils reprennent soudain la route du Levant,
Et je passe avec eux dans un vaisseau de guerre
Qui ne craignoit en tout que la flame & la terre;
Je fus leur prisonnier un mois & presque deux
En attendant le temps de me dérober d'eux,
Qui m'eussent fait payer une rançon immense
Si ma discretion n'eust caché ma naissance,
Quand le plus grand ennuy qui pouvoit me saisir,
Sur le poinct d'échaper m'en osta le desir;
J'apris auprés de Tyr le bruit faux & funeste
Que la belle Ismenie estoit morte de peste;
Et quelque temps apres je sceus la verité
Qu'un injuste voisin m'avoit desherité:
Car, comme vous sçavez, cette honte des Princes
Un mois apres ma perte entra dans mes Provinces,
Où mon frere Anaxandre, en defendant le sien,
Perdit à la bataille & la vie & le bien;
Ainsi donc n'ayant plus ny d'espoir ny d'envie,
Je mis à l'abandon ma fortune & ma vie,
Courus par desespoir tous les bords estrangers
Où l'on peut mieux treuver les extrémes dangers;
Et bref cherchay la mort sur la terre & sur l'onde
Tant que je ne creus pas que vous fussiez au monde.

ISMENIE.

Au moins depuis six mois ayant sceu que j'y suis
Vostre cœur a fait trevve avec ses ennemis,
Où croyant jusqu'icy vostre perte assurée
J'ay bien souffert des maux de plus longue durée:
Mais quel sort tenebreux a caché vos beaux jours?

LEPANTE.

C'est d'une estrange vie, un estrange discours,
A quoy le jour entier auroit peine à suffire.

ISMENIE.

Bien donc, une autre fois vous pourrez nous le dire:
Mais éclaircissez-moy l'histoire du vaisseau
Dont le Ciel se servit à vous tirer de l'eau?

LEPANTE.

Vous m'obligez, Madame, au recit d'une chose,
Que pour n'avoir point veuë il faut que je supose,
Et dont tous les témoins ont pery devant moy;
Mais tousjours, en tout cas voicy ce que j'en croy.
C'estoit un vaisseau Grec, qui sortoit de Marseille,
(Comme j'ay sceu depuis) riche & fort à merveille,
Il ne vit pas ma cheute à cause de la nuit,
Mais il ne laissa pas d'en entendre le bruit,
Il dépescha l'esquif, & remarqua la place
Avec tant d'heur pour nous, ou plustost de disgrace,
Qu'il est à presumer que revenant sur l'eau
Quelqu'un des Mariniers nous mit dans le bateau:
Mais soit que la pitié qu'ils m'avoient témoignée
Eut contre leur vertu la Fortune indignée,
Ou soit que ma disgrace eut attiré la leur
Par la contagion de mon propre malheur,
A ce premier éclat que le Soleil nous montre
Un Navire Africain leur vint à la rencontre,
A qui l'avare faim, & l'espoir du butin
Fait commencer la charge avec son Brigantin:
Nos Marchands, gens de cœur, songent à se defendre,
Resolus de perir plustost que de se rendre:
En ce premier combat, le Chef des assaillans
Est porté dans la Mer, & trois des plus vaillans,
Il y meurt; cependant le gros Navire aproche,
Qui donne l'escalade à l'autre qu'il acroche;
En fin, pour faire court, apres un long effort
Cet injuste agresseur demeure le plus fort;
Alors sur [le] vaincu le vainqueur fait main basse,
Et le pauvre Marchant ne treuve point de grace,
Tous sont sacrifiez par la flame & le fer
Aux manes d'Encelade estouffé dans la Mer.

EVANDRE.

Et ces cœurs sans pitié, ces Conquerans avares,
Estoient assurément Pirates & Barbares?

LEPANTE.

Oüy, des plus redoutez, & des plus belliqueux.

ISMENIE.

Mais vous, combien de temps fustes-vous avec eux?

LEPANTE.

Il luy faut desormais déguiser la matiere;
J'y passay d'un Soleil la course presque entiere;
Mais ayant en horreur leurs actes inhumains
Je fis tant qu'à la fin j'eschapay de leurs mains.

EVANDRE.

Ah que vous fistes bien, ce sont ceux-là peut-estre,
Qui prirent nos vaisseaux, & le Prince mon Maistre.

LEPANTE.

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