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L'illustre corsaire: tragicomedie

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Comment, que dites-vous, l'ont ils fait prisonnier?

ISMENIE.

Oüy, mon frere en fut pris cet Automne dernier:
Mais bien loin de s'en plaindre, il presche leurs loüanges
Obligé qu'il y fut par les faveurs estranges
Qu'il receut de leur Chef le fameux Axala,
Ou du moins de sa part, car luy n'estoit pas là:
Mais dés qu'il sceut la prise & le nom de mon frere,
Il dépescha vers luy sa premiere Galere,
Et nous le renvoya par ceux qui l'avoient pris,
Avec cent complimens, & vingt chevaux de prix.

LEPANTE.

Je ne le connoy point, mais il est en estime
D'estre assez genereux, courtois & magnanime;
Je le blame pourtant d'exercer un mestier
Indigne d'un grand homme, & d'un courage altier.

ISMENIE.

Possible jusqu'icy l'a-t'il fait par contrainte,
Et sa necessité merite d'estre plainte.

LEPANTE.

Je l'advoüe, & moy-mesme ayant fait comme luy
Je devrois me servir de l'excuse d'autruy;
Que je vous sçay bon gré d'avoir de la tendresse
Pour les cœurs genereux que la Fortune oppresse,
C'est par là que j'espere, & par là, que je croy,
Que vous aurez encor quelques pensers pour moy.

ISMENIE.

Je serois trop ingrate, inconstante & blamable,
Si pour estre moins grand vous m'estiez moins aymable,
Vostre sort au contraire accroist mon amitié
Par ces tendres pensers qu'inspire la pitié,
La perte d'un Estat que je causay moy-mesme,
Ne doit pas empescher qu'un bon cœur ne vous ayme;
C'est pourquoy (l'honneur sauf) esperez tout de nous,
Comme si la Sicile estoit encore à vous.

LEPANTE.

Que j'espere, & Lypas, à qui l'on vous destine?

ISMENIE.

Je luy feray si froide & si mauvaise mine,
Que s'il n'est insensible il esteindra son feu.

LEPANTE.

Et s'il ne l'esteint pas?

ISMENIE.

Je m'en souciray peu.

LEPANTE.

Mais d'un frere engagé la puissance absoluë
Peut rendre en sa faveur vostre ame irresoluë.

ISMENIE.

Bien, Lepante, en ce cas vous me la resoudrez,
Croyez qu'il n'en sera que ce que vous voudrez,
Et que sur cet hymen, non plus que sur tout autre,
Je ne suivray jamais de conseil que le vostre.
Je pense pour tous deux en avoir assez dit.

LEPANTE.

Oüy, Madame.

EVANDRE.

O! bons Dieux, que l'amour enhardit.

LEPANTE.

Mais si l'on vous contraint, comme c'est l'apparence,
Que deviendra Lepante avec son esperance?

ISMENIE.

Vous estes deffiant & pressant jusqu'au bout.

LEPANTE.

Je le suis en effect, pource que je crains tout.

ISMENIE.

Lepante encore un coup, je vous parle en ces termes;
Les Cieux ne tournent point sur des Poles plus fermes,
Qu'est le dessein que j'ay de ne manquer jamais
A ce que je vous dois, & que je vous promets:
Mais joüez vostre jeu, je voy venir Armille.

LEPANTE.

Laissez-moy travailler: Ma personne en vaut mille,
Et quiconque osera pretendre à vostre amour,
Fust-il un autre Mars, il y perdra le jour;
Mais puisque vous souffrez qu'un autre vous caresse,
Adieu, je vay chercher ma premiere maistresse,

ISMENIE.

Revenez, revenez.

LEPANTE.

Non, je n'en feray rien.

SCENE II.

ARMILLE, qui a entendu ce qu'il a dit.

Sa colere l'emporte.

EVANDRE.

Il l'entend assez bien.

ISMENIE.

Vous nous trouvez brouillez.

ARMILLE.

Madame, il me le semble,
Quand je vous ay quittez vous estiez mieux ensemble;
Et d'où vient, s'il vous plaist, que vous estes si mal?

ISMENIE.

Il s'est imaginé qu'il avoit un rival,
Et depuis ce temps là je l'ay treuvé si rare
Qu'Evandre vous dira qu'il vaut mieux que Tenare,
Pour moy je l'ayme mieux.

EVANDRE.

Il me plaist plus aussi.

ARMILLE.

Si bien que l'un & l'autre ont fort bien reussi,
Vrayment j'en suis bien ayse estant cause en partie
Du plaisant entretien qui vous a divertie.

ISMENIE.

Je le confesse, Armille, & je vous en sçay gré,
Vous ne pouviez me plaire en un plus haut degré:
Mais quitons ce discours, & me dites de grace
Si mon frere & le Roy sont venus de la chasse?

ARMILLE.

Oüy, Madame, & de plus par moy fort bien instruits
De l'humeur des Messieurs que je vous ay produits.

ISMENIE.

Où les avez vous veus?

ARMILLE.

Dans la cour de l'Ovale;
Mais quand je suis venuë ils montoient à la salle.

ISMENIE.

Allez les donc chercher vous qui les gouvernez.

EVANDRE.

Qui, Madame?

ISMENIE.

Vos fous, & nous les ramenez.

EVANDRE.

Pour Tenare il accourt, si je puis le connestre,
C'est luy, reste à treuver son fantasque de maistre,
Qui ne manquera pas à se faire prier.

SCENE IV.

TENARE, accourant tout effrayé.

ISMENIE.

Tenare, où courez-vous? qu'avez-vous à crier?

TENARE.

Ce n'est rien.

ISMENIE.

Pourquoy donc faites-vous ce vacarme?

TENARE, se tournant du costé d'où il est venu.

Poltrons, m'assassiner & me prendre sans armes,
Vous estes des marauts.

ARMILLE.

En effect ils ont tort.

TENARE.

Vous sçavez que Celie & moy nous aymons fort.

ISMENIE.

Tres-bien, & que Felice en est mesme jalouse.

TENARE.

Justement, elle enrage, & veut que je l'espouse;
Mais me treuvant trop ferme en ma premiere amour,
Elle veut de dépit me faire un mauvais tour
Par ces deux assassins qui m'ont pris par derriere.

ISMENIE.

C'est mon frere & le Roy qui se donnent carriere.

ARMILLE.

Sans doute, & les voicy.

SCENE V.

DORANTE, LYPAS.

LYPAS.

Nous le treuverrons bien.

TENARE.

A l'ayde, au meurtre.

ISMENIE.

Ils ne vous feront rien,
Demeurez prés de moy: Seigneurs, je vous suplie,
Permettez avec moy qu'il espouse Celie.

DORANTE.

Puisque c'est un hymen que vous avez permis,
Il est juste, & dés-là nous sommes ses amis.

TENARE.

Je suis le vostre aussi; mais jamais de Felice.

SCENE VI.

FELICE, CELIE.

ISMENIE.

Aprochez l'une & l'autre, on vous a fait justice,
Celie est à Tenare.

CELIE.

O favorable arrest!

ISMENIE.

Pour vous n'y songez plus.

FELICE.

Jamais puis qu'il vous plaist;
Mais j'en mourray d'ennuy.

TENARE.

Dy d'amour & de rage,
Jalouse.

LYPAS.

Il est bien fou.

ARMILLE.

L'autre l'est davantage;
Car outre qu'il s'estime aussi grand Roy que vous,
C'est qu'il traite Madame en Amoureux jaloux:
Le voicy, mais sans rire admirons son entrée.

SCENE VII.

LEPANTE, faisant le fasché & l'imperieux.

Quelle sorte de gens ay-je icy rencontrée,
Evandre?

ISMENIE.

Aprochez, Sire, & ne vous faschez pas,
Le plus proche de vous est le grand Roy Lypas,
Et l'autre mon parent.

LEPANTE.

Pour l'un je le respecte;
Mais j'ay de ce Lypas la presence suspecte;
J'ayme vostre parent, & suis son serviteur;
Pour l'autre je le hay comme un usurpateur,
Qui veut s'aproprier mon bien & ma Maistresse.

LYPAS.

Et quel tiltre, & quel droit vous donne la Princesse?

LEPANTE, parlant tousjours sous le nom du Roy Nicas.

Ma longue affection, mon immuable foy,
Elle enfin qui m'accepte, & qui se donne à moy.

DORANTE.

Sire, essayez de grace à le mettre en colere.

LYPAS.

Vous ne meritez pas un si digne salaire,
A moy seul apartient l'honneur de la servir,
Et c'est moy, Roytelet, qui vous la veux ravir.

LEPANTE.

Avant que cela soit j'y perdray trente Princes;
Dont le moindre commande à trois grandes Provinces.

TENARE.

Il parle de ses Chefs, & de nos grands vaisseaux.

DORANTE.

Mais, Sire, où tenez-vous ces Princes vos vassaux?

LEPANTE.

A deux doigts de la mort, chez Mars & La Fortune.

LYPAS.

Je croy que vostre Empire est subjet à la Lune.

LEPANTE.

Tu pourrois dire encor qu'il est sujet au vent,
Afin que ton mépris me picquast plus avant:
Mais sçache, Roy Lypas, que si j'entre en furie
Je te feray quiter la Mer de Ligurie,
Et que si desormais tu disputes mon bien
L'Empire que tu dis me donnera le tien.

EVANDRE.

Ils ne l'entendent pas.

TENARE.

Non je vous en asseure.

LYPAS.

Vrayment il est bien fou.

LEPANTE.

Je voy bien à cet' heure,
Chacun est partisan de sa prosperité;
Mais bien-tost les rieux seront de mon costé.

DORANTE.

Sa colere est trop grande, il faut que je l'apaise:
Vous jetter dans la guerre, ah! Sire, aux Dieux ne plaise;
Deux grand Roys comme vous n'en viendroient pas aux mains
Sans troubler le repos du reste des humains;
Non, non, pour le salut & de l'un de l'autre,
Recevez ma parole, & me donnez la vostre,
Que celuy de vous deux que choisira ma sœur,
Sans dispute & sans trouble en sera possesseur,

LYPAS.

Soit, j'y consens.

LEPANTE.

Et moy.

ISMENIE.

Puis que le faict m'importe,
Et que mon frere mesme à mon choix se rapporte,
Je ne rougiray point de dire devant tous,
Que c'est le Roy Nicas que je veux pour Espoux.

LYPAS.

Puisque je l'ay promis, il faut que je le quitte;
Mais c'est à son bon-heur, plustost qu'à son merite,

PAGE, à Dorante.

Seigneur, un Estranger là-dehors vous attend,
Pour vous donner, dit-il un pacquet important,
Au reste son habit, sa mine & sa presance,
Font croire que luy-mesme est homme d'importance.

LYPAS.

C'est possible un Courier de vostre Majesté,
Roy Nicas.

LEPANTE.

Il est vray, tu dis la verité,
Roy Lypas.

ARMILLE.

Il le dit comme il se l'imagine.

LYPAS.

Allons, nous verrons tous s'il a si bonne mine.

ACTE IV.

SCENE PREMIERE.

DORANTE, ERPHORE.

ERPHORE.

Seigneur, quelque soupçon qui me tombe en l'esprit,
Je veux croire pourtant qu'Axala vous escrit,
Et qu'en cette hymenée il a l'effronterie
De disputer la palme au Roy de Ligurie;
Mais vostre jugement n'a pas dequoy douter
Que le plus grand des deux ne la doive emporter,
Si bien que maintenant c'est à vous à connestre
Quel rang tient ce Pirate, au prix du Roy mon Maistre.

DORANTE.

Je sçay quel est son rang, & quel celuy du Roy;
Mais je suis obligé de luy garder la foy.

ERPHORE.

Mais la raison d'Estat vous deffend de le faire.

DORANTE.

Mais celle de l'honneur m'ordonne le contraire,
Et d'autant que l'honneur m'est plus cher que le bien,
Je le suy sans reserve & sans crainte de rien.

ERPHORE.

Vous estiez en prison alors que vous promistes,
Et vostre liberté deffait ce que vous fistes.

DORANTE.

Je luy promis ma sœur dans ma captivité;
Mais rien ne m'y força que sa civilité,
Et croyant que possible il éprouvoit la mienne,
Je luy donnay la foy qu'il faut que je luy tienne:
Il est vray j'en fis trop, mais puisque je l'ay fait,
Telle qu'est ma promesse elle aura son effait.

ERPHORE.

Pourquoy donc recevoir la parole d'un autre,
Puisque le grand Corsaire avoit desja la vostre?

DORANTE.

Avant qu'à cette amour le Roy fut embarqué,
Il avoit sceu la chose & s'en estoit mocqué;
Dorante, me dit-il, cette galanterie
Ne doit pas arrester un Roy de Ligurie;
C'est un trait de Pirate aussi vain qu'indiscret,
Et, si vous m'en croyez vous le tiendrez secret:
Je le creus, & ma sœur ne vient que de l'apprendre
Par mon commandement, & la bouche d'Evandre.

ERPHORE.

Ce pretexte de foy me semble un peu leger;
Car ou vous nous trompiez, ou sans ce messager
Nostre hymen dans huict jours estoit prest à ce faire.

DORANTE.

Je l'advoüe.

ERPHORE.

Ainsi vous trompiez le Corsaire.

DORANTE.

Point, je pouvois le faire & sauver mon honneur.

ERPHORE.

Comment?

DORANTE.

J'ay son escrit, voyez-en la teneur.

LETTRE D'AXALA A DORANTE.

Dorante, il y a quatre mois que vous promistes à mon Lieutenant Artaxes, que vous m'accorderiez pour femme vostre sœur unique la Princesse Ismenie, à la premiere semonce que vous en recevriez de ma part, & que vous jurastes entre ses mains par l'ame de vostre Pere, que vous me la donneriez si dans un mois apres je venois vous la demander en personne dans vostre ville de Marseille: Je vous asseure donc que vous m'y verrez au plustost, pour vous sommer moy-mesme de l'execution de vostre promesse. C'est la rançon que je vous demande, & vous ne pouvez me refuser sans offencer les Dieux, & perdre parmy les hommes la reputation où vous estes du plus loyal & du plus genereux Prince de la terre.

AXALA.

A ces conditions, vous voyez bien Erphore,
Que tantost, l'honneur sauf, je le pouvois encore,
Et non plus maintenant qu'il l'a fait demander.

ERPHORE.

Vostre Altesse, Seigneur, me doit donc accorder,
A voir comme Axala prit mal son asseurance,
Que si la chose est vraye elle a peu d'aparence;
Car pour ses seuretez il estoit à son choix
De vous prescrire encor de plus estroites loix,
Et vous obliger mesme à cette tyrannie
De luy mener chez luy vostre sœur Ismenie,
Et ne l'ayant pas fait.

DORANTE.

Il fit plus sagement,
Sa moderation surprit mon jugement,
Je creus que ce galand & genereux Corsaire
Me menaçoit d'un coup qu'il ne voudroit pas faire,
Et que sa vanité (comme il peut advenir)
M'obligeoit à promettre, & non pas à tenir:
Cependant s'il le veut, il faut que je le fasse,
Et le grand Roy Lypas m'excusera de grace;
C'est pourquoy, sage Erphore, allez le disposer
A gouster la raison qui me doit excuser;
Dites luy que pour moy (comme il est veritable)
J'ay de son déplaisir un regret incroyable,
Qu'apres un accident si digne de pitié,
Je suis encor heureux d'avoir son amitié,
Et que je perds assez perdant son alliance,
Sans que mon mauvais sort m'oste sa bienveillance;
Enfin obligez-moy de luy representer
Le destin qui me force à la mécontenter,
Puisque telle est pour moy ma parole donnée
Touchant ce malheureux & funeste hymenée.

ERPHORE.

Seigneur, à dire vray, je souhaiterois bien
Qu'un autre luy donnast ce fascheux entretien;
Car je ne doute point qu'il ne treuve bien dure,
Et la chose elle-mesme, & vostre procedure,
Il ayme la Princesse, & difficilement
La poura-t'il ceder à cette indigne Amant;
Je tascheray pourtant d'empescher sa furie,
Ou de la moderer.

DORANTE.

Allez, je vous en prie,
Et faites que le tout se passe à la douceur,
O! Prince infortuné: Mais j'apperçoy ma sœur,
Il faut pour quelque temps éviter ses approches,
Ses plaintes, ses regrets, & ses justes reproches.

SCENE II

ISMENIE, EVANDRE, CELIE.

ISMENIE.

Et pourquoy si long-temps m'a-t'il voulu cacher
Ce funeste secret?

CELIE.

De peur de vous fascher.

ISMENIE.

Et me fasche-t'il moins qu'il ne m'auroit faschée?

CELIE.

Vous ayant jusqu'icy l'advanture cachée,
Vous ne souffrez au moins que depuis aujourd'huy.

ISMENIE.

Mais il m'eust preparée à souffrir mon ennuy,
Au lieu qu'il me surprend, & qu'il fait que j'en meure.

EVANDRE.

Mais le Prince luy-mesme a creu jusqu'à cette heure
Qu'il ne devoit jamais vous parler de cela,
Et que c'estoit un trait d'humeur d'Axala,
Par tout assez fameux pour la galanterie,
D'autant mieux qu'un Pirate à peine se marie,
Sur tout un General, dont la perfection
Est de ne rien aymer que sa profession,
Telle sorte de gens estimant qu'une fâme
Rend un Chef moins hardy pour le fer & la flâme:
Mais cetuy-cy, peut-estre, en est assez aymé,
Et pour se marier, & pour estre estimé.

ISMENIE.

Ainsi donc mon destin qui tousjours devient pire,
De l'amour d'un grand Roy qui m'offroit un Empire,
Me jette à la mercy d'un Corsaire effronté:
O! Ciel qui n'as pour moy ny grace ny bonté,
Quand adresseras-tu ta derniere tempeste
Sur ceste detestée & miserable teste?

EVANDRE.

Madame, bien souvent nous querellons les Cieux
Quand pour nostre salut ils travaillent le mieux.

ISMENIE.

Helas! & que font-ils pour me rendre contente?

EVANDRE.

Contre toute esperance, ils vous rendent Lepante,
Afin de vous servir de rempart asseuré
A soustenir l'assaut qui vous est preparé,
Il sçait vostre advanture, & c'est par son adresse
Que vous échaperez du danger qui vous presse:
Car, à ce que je voy, le Prince est resolu
D'user en vostre endroit d'un pouvoir absolu,
Si bien que vostre mieux, apres la patience,
C'est d'avoir en Lepante une entiere fiance:
Il entre, ce me semble, & Felice avec luy.
Monstrez-luy franchement vostre ame & vostre ennuy,
Auparavant qu'Armille, ou quelqu'autre survienne.

SCENE III

LEPANTE, FELICE.

ISMENIE.

Si vostre affection est pareille à la mienne
Lepante; nous voicy les deux plus malheureux
Qui jamais ayent souffert sous l'Empire amoureux;
Le sort qui jusqu'icy pour nous faire la guerre
Sembloit se contenter des Tyrans de la terre,
Nous suscite aujourd'huy les Monstres de la Mer
Pour les joindre possible avec ceux de l'Enfer:
Ce n'est plus à Lypas que je suis destinée,
C'est au fier Axala que je seray donnée,
Si par vostre conseil, ou par vostre valeur,
Vous ne m'ostez bien-tost de ce pressant malheur,
Je l'appelle pressant, puisque demain, peut-estre,
Il viendra m'enlever des bords qui m'ont veu naistre,
Pour vivre, comme il fait, des miseres d'autruy,
A la mercy des flots, que je crains moins que luy,

LEPANTE.

Mais si vous n'aviez pas le malheureux Lepante,
Comment soustiendriez-vous cette fiere tourmente?
Quel phare en cette nuict vous monstreroit le port?

ISMENIE.

En cette extremité j'irois droit à la mort;
Depuis qu'on m'a parlé d'une flâme nouvelle,
Ma resolution a tousjours esté telle.

LEPANTE.

Et maintenant encor, qu'avez-vous resolu?

ISMENIE.

D'eslire le trépas que vous aviez esleu,
D'aller du mesme endroit, & sur vos mesmes traces,
Estouffer dans la Mer ma vie & mes disgraces.

LEPANTE.

Ce n'est pas le chemin qu'il faut que vous suiviez,
Lepante en sçait un autre, & veut que vous viviez.

ISMENIE.

Considerez-moy donc comme une autre Andromede,
Comme un autre Persée accourez à mon ayde,
Et pour vous, & pour moy, taschez de me sauver
De ce Monstre Marin qui me veut enlever:
Oüy, pour vous, & pour moy, remarquez mes paroles,
Qui ne vous donnent point d'esperances frivoles.

CELIE.

Les mots sont obligeants.

FELICE.

Et s'expliquent assez.

LEPANTE.

Vous m'obligez autant que vous m'embarrassez,
Ayant bien de la peine à faire une responce
Digne de ma fortune, & de vostre semonce;
Vostre excessive amour se porte aveuglement
A me combler de gloire & de contentement,
Et l'excez de la mienne, à mon bon-heur contraire,
Resiste à la faveur que vous me voulez faire,
Sur le poinct de joüir d'un bien si desiré,
Ma propre passion me rend consideré;
Il est vray qu'au besoin il me seroit facile
De vous faire treuver un favorable azile,
Où vous n'auriez à craindre en aucune façon
Qu'un frere vous forçast à payer sa rançon;
Mais j'ay trop de courage, & vous m'estes trop chere
Pour vous enveloper dans ma propre misere:
Quoy ne sçavez-vous pas, miracle de beauté,
Que j'ay perdu ma gloire avec ma Royauté?
Qu'en me precipitant, mon trône & ma fortune
Tomberent avec moy d'une cheute commune?
Que je n'ay plus de rang, ny plus de qualité,
Et que jusque à mon nom, le sort m'a tout osté?

ISMENIE.

N'importe, il me suffit que vous estes né Prince,
Vostre moindre vertu vaut mieux qu'une Province,
Et sans gloire, & sans bien, l'amour que j'ay pour vous
Me rendra tout aysé vous ayant pour Espoux.

CELIE à Felice.

Ah! ma sœur, son amour la rendra malheureuse.

LEPANTE.

Je reçois à genoux cette offre genereuse;
Mais au moins pensez-y, je vous le dis encor,
L'espoir est mon dernier & mon plus grand tresor:
Je n'ay plus cet éclat, ces riches équipages,
Ce nombre d'Officiers, cette suitte de Pages,
Ny tous ces Courtisans que je soulois avoir
En l'estat florissant où vous m'avez pû voir.

ISMENIE.

Tant mieux, les grands Estats ont des grandes disgraces,
Et la tranquilité suit les fortunes basses.

LEPANTE.

Au reste ma retraite est au milieu des eaux,
Dans le fonds de l'Egypte, & parmy les roseaux.

ISMENIE.

Encor mieux, nous l'aurons comme je la souhaite.

LEPANTE.

O! Dieux, fut-il jamais une ame si parfaite.
Mais vos filles, Madame?

ISMENIE.

Aurez-vous bien le cœur
De me suivre?

FELICE.

Oüy, Madame.

ISMENIE.

Et vous?

CELIE.

Mieux que ma sœur.

FELICE.

Mieux que moy, grand mercy de vostre courtaisie,
Pourquoy mieux, s'il vous plaist?

ISMENIE.

Voyez leur jalousie.

LEPANTE.

Et le fidelle Evandre, on ne le compte pas.

EVANDRE.

Non, mais en quelques lieux que s'addressent vos pas,
C'est un poinct resolu qu'il sera de la suitte,
Ou qu'il empeschera vostre amoureuse fuitte.

ISMENIE.

Lepante, vous voyez, c'est maintenant à vous
A treuver les moyens de nous enlever tous;
Au reste pour du bien n'en soyez pas en peine,
D'une seule ceinture, & d'une seule chaisne,
Qui sont presentement tout ce que j'ay valant,
Nous aurons six fois plus que ne vaut un talant.

LEPANTE.

Avant que commencer cette haute entreprise,
Il faut, suivant la foy que vous m'avez promise,
Que vous juriez encor par la sœur du Soleil,
Que vous suivrez en tout mon ordre & mon conseil.

ISMENIE.

Je le jure, & de plus, je t'exhorte, ô Diane,
A vuider ton carquois sur ma teste prophane
Si je manque à tenir le serment que j'ay fait.

LEPANTE.

O Dieux!

ISMENIE.

Et bien Lepante, estes-vous satisfait?

LEPANTE.

Je le suis tout autant que j'ay sujet de l'estre;
Mais il me reste encor à vous faire connestre
Qu'à vouloir procurer ma gloire & mon bon-heur
Vous perdez vostre frere en perdant vostre honneur;
Si bien qu'à mon advis, vous ne sçauriez mieux faire
Que de mettre en effait ce conseil salutaire,
Espousez Axala.

ISMENIE.

Dieux! bons Dieux, qu'ay-je oüy?

CELIE.

O! ma sœur, est-il fou?

FELICE.

Pour moy je croy qu'oüy.

ISMENIE.

Axala, dites-vous? que j'espouse un Pirate,
Ame lasche, infidelle, & sur toutes ingrate,
Ah conseil odieux!

LEPANTE.

Mais il est à propos
Pour le bien de Dorante, & pour vostre repos.

ISMENIE.

Je ne suis point garant, ny n'entre en connoissance
D'une promesse injuste, & faite en mon absence,
Et pour ce faux honneur, qui n'est qu'un peu de bruit,
Si je le perds pour vous, vous en aurez le fruit;
Parlez donc tout de bon.

LEPANTE.

Le Ciel me soit contraire
Si vous y conviant je ne pense bien faire,
Et si ma passion ne m'oblige à cela.

ISMENIE.

Tu dis encor un coup que j'espouse Axala,
Meschant?

EVANDRE.

Je n'entends point ce changement estrange.

ISMENIE.

O Ciel! en quel estat la Fortune me range:
Mais ce n'est point le Ciel, ny la Fortune aussi,
C'est la desloyauté de l'ingrat que voicy,
Ou plustost ma bonté de qui je me doy plaindre,
Apres le plus grand coup qui me pouvoit atteindre;
En effait je m'accuse, & ne te blasme plus;
Toute Amante qui s'offre est digne de refus,
L'excez de mon amour trop prompte & trop brulante,
A fait mourir la tienne, ou l'a rendu plus lente,
Et le Ciel contre moy justement animé
Me veut punir par toy de t'avoir trop aymé:
Ce n'est pas toutesfois qu'une si belle faute
N'eust produit autre effect en une ame plus haute,
Et que l'extréme ardeur de mon zele amoureux
N'eust confirmé l'amour dans un cœur genereux:
Mais tu disois tantost devant la compagnie,
Parlant de la Fortune & de sa tyrannie,
Que jusques à ton nom elle t'a tout osté,
Adjoustes-y le cœur, l'honneur & la bonté;
L'un ou l'autre des trois t'eust defendu d'éclorre
Le coupable dessein qui fait que je t'abhorre,
Non pour m'avoir manqué de constance & de foy,
Puisque c'est un defaut assez commun de soy;
Et que peut-estre aussi ma beauté n'est pas telle
Qu'elle puisse arrester un esprit infidelle,
Mais pour l'indignité de ton lasche conseil,
En toute circonstance à nul autre pareil:
Indiscret, impudent, desobligeant, infame,
Et qui montre en un mot les vices de ton ame,
Ingrat qui ne veut point d'un present de valeur,
Afin d'en enrichir un illustre voleur;
Cruel qui refusant une Princesse offerte,
Veux encor par serment l'obliger à sa perte.

CELIE.

Voyez, rien ne l'esmeut ce cœur dénaturé.

ISMENIE.

Bien donc, puis qu'il te plaist, & que je l'ay juré,
Je subiray la loy que ta rigueur m'impose;
Mais un songe & cela sera la mesme chose,
Tant la mort à l'hymen sera jointe de prés,
Et le mirte amoureux au funeste cyprés:
Adieu, separons-nous.

CELIE.

Ah l'ingrat

ISMENIE.

Le barbare

LEPANTE.

Madame, encore un mot, & puis je me separe.

ISMENIE.

Point, point, je ne veux plus ny te voir, ny t'oüir.

LEPANTE.

Mais c'est pour un sujet qui vous peut resjoüir:
La raison desormais, belle & grande Princesse,
Veut qu'avec vostre erreur vostre colere cesse,
Puisque le seul desir d'éprouver vostre amour
M'avoit solicité de vous faire ce tour.

ISMENIE.

Lepante, aucunefois le plus sage s'oublie.

LEPANTE.

Comment?

ISMENIE.

Que deviendra le serment qui me lie?
Car enfin j'ay juré d'espouser Axala,
Et vous en faites jeu.

LEPANTE.

Je ne dis pas cela:
Je vous exhorte encor, autant que je vous ayme,
D'espouser Axala, (c'est à dire moy-mesme)
Moy-mesme qui pour moy vous l'avois conseillé.

ISMENIE.

Ne vous semble-t'il point que c'est assez raillé?

LEPANTE.

Non, non, je ne feins plus, Axala c'est Lepante,
Je cache sous ce nom ma fortune presente;
Mais le Ciel destruira la trame que jourdis,
Ou je seray bien-tost ce que je fus jadis.

ISMENIE.

O! grands Dieux quelle vie, & quelle destinée!

FELICE.

O! ma sœur, qu'est-cecy?

CELIE.

J'en suis toute estonnée.

EVANDRE.

Pour moy je me doutois de cette verité.

ISMENIE.

De grace ostez-nous donc de cette obscurité.

LEPANTE.

Ce que je vous vay dire est le mesme mistere
Que tantost par dessin je vous ay voulu taire;
Je vous ay desja dit, & fait considerer,
Que j'eus deux grands sujets de me desesperer,
Et parmy quelles gens se conserva ma vie,
Or voicy le destin dont elle fut suivie.

Croyant avoir perdu mon Sceptre & mes amours,
Je voulus perdre aussi mes miserables jours,
Et dans ce desespoir fis des exploits estranges,
Qui trouvent parmy nous leur prix & leurs loüanges;
Enfin apres deux ans, ces hommes hazardeux
Me firent General de leurs vaisseaux & d'eux:
Depuis, nostre pouvoir sur la terre & sur l'onde
S'est rendu formidable aux plus grands Roys du monde,
Sous le nom d'Axala cachant tousjours le mien
J'ay gagné tant d'honneur, de credit & de bien,
Qu'avec six vingt vaisseaux et soixante galeres
J'espere de r'entrer au trône de mes Peres,
D'autant plus aysément que mes braves sujets
Ayderont aux succez de mes justes projets:
Demain avant le jour une puissante armée
Doit venir au signal d'une torche allumée,
Par deux Siciliens qui sont de mon party;
Et c'est pour leur parler que Tenare est sorty;
Ainsi la force en main, & la faisant parestre,
J'auray meilleure grace à me faire connestre.

ISMENIE.

O Ciel! quels changements, & que nos advantures
Treuveront peu de foy chez les races futures.
Mais j'oy venir quelqu'un;

CELIE.

Madame c'est Lypas.

ISMENIE.

Dieux ostons-nous d'icy, qu'il ne m'y treuve pas.

SCENE V.

LYPAS, ERPHORE.

ERPHORE.

Enfin il m'a prié que je vous asseurasse
Que le plus grand regret qu'il ait en sa disgrace,
C'est de mécontenter un grand Roy comme vous,
Qui rendroit son Estat considerable à tous:
Mais qu'il est obligé de tenir sa parole.

LYPAS.

Qu'il ne m'allegue plus cette excuse frivole,
Il n'est pas hebeté ny foible jusqu'au point
De se picquer d'honneur pour ceux qui n'en ont point,
Sur tout en l'interest d'un Prince de ma sorte,
Où la raison d'Estat doit estre le plus forte.

ERPHORE.

C'est comme une rançon, dont il veut s'aquiter.

LYPAS.

N'a-t'il pas de l'argent dequoy se rachepter?
Et puis ne peut-il pas, s'il en avoit envie,
S'excuser sur sa sœur?

ERPHORE.

Elle en seroit ravie;
Car tantost que d'Evandre elle a sceu son malheur,
Elle a pensé mourir de honte & de douleur,
Armille me l'a dit.

LYPAS.

Je croy bien, la pauvrette
A regret de me perdre, & moy je la regrette
De treuver un Pirate à la place d'un Roy,
Outre qu'asseurément elle brusle pour moy.

ERPHORE.

O Dieux! elle tient donc ses flames bien secretes.

LYPAS.

Ne t'en estonne pas, c'est quelles sont discrettes.

ERPHORE.

(Sentiment caché.)

Je voudrois cependant pour mon dernier souhait,
Que Jupiter m'aymast autant qu'elle te hait.

LYPAS.

Cette discretion causera sa ruine,
Je crains que par vertu, cette beauté divine
Ne resiste au secours que je luy puis donner,
Et comme un doux Aigneau se laisse emmener,
Pour servir de victime aussi-tost que de fâme
A la brutalité de ce Corsaire infame,
Puis qu'il peut la livrer, son desir assouvy;
Au moindre des brigands dont il sera suivy:
Mais ny du Ciel tonnant la face foudroyante,
Ny le terrible aspect de la Mer abboyante,
Ne m'empescheront pas par la peur du danger
D'abandonner ma vie afin de la vanger,
Et j'en commenceray la vangeance effroyable
Sur cet homme d'honneur, ce frere impitoyable,
Qui feignant de garder sa parole & sa foy,
Vend sa sœur au barbare, & se mocque de moy;
Je luy veux consumer par le feu de nos guerres
Ses hommes, ses tresors, ses places & ses terres,
Et le prenant en vie apres ces maux souffers,
Le faire encor languir & mourir dans les fers.

ERPHORE.

Vous ferez, s'il vous plaist, les choses que vous dites,
Puisque vostre puissance est quasi sans limites:
Mais vostre Majesté doit cacher sagement
Son juste déplaisir & son resentiment,
Puisque Dorante feint, feingnez aussi de mesme,
Et si, comme je croy, la Princesse vous ayme,
Armille nous dira les moyens les plus cours
Pour changer son destin, ou luy donner secours.

LYPAS.

C'est l'Oracle, en effait, qu'il faut que je consulte,
Et qui doit me resoudre au fort de ce tumulte,
Erphore, où penses-tu qu'elle soit maintenant?

ERPHORE.

Chez soy.

LYPAS.

Passons-y donc comme en nous promenant.

Fin du quatriesme Acte.

ACTE V.

SCENE PREMIERE

EVANDRE, FELICE, ARMILLE.

EVANDRE.

Non, non, n'en doutez pas, c'est chose que j'ay veüe.

FELICE.

O nouvelle agreable!

ARMILLE.

O! discours qui me tuë.

FELICE.

Et ma pauvre Compagne?

EVANDRE.

Elle est sauvée aussi,
Enfin le ravisseur a tres-mal reussy,
Non pour l'enlevement qu'il a fait à merveille;
Mais pour l'évenement.

ARMILLE.

De grace à la pareille,
Dites-moy par quel sort il a manqué son coup?

EVANDRE.

Volontiers; ce discours ne te plaist pas beaucoup:
Vous sçavez que Celinte & la vieille Amerine
Ont entendu le rapt de leur chambre voisine,
Et qu'elles ont passé par nostre apartement,
Semant par tout le bruit de ce ravissement;
On s'éveille, on accourt, on voit la chambre vuide,
Lors chacun prend sa route où le hazard le guide,
L'un court par le Palais, l'autre entre, l'autre sort;
Mais Tenare & son Maistre ont volé droit au port,
Avec tant de bon-heur, de vaillance & d'adresse,
Qu'ils ont gardé Lypas d'embarquer la Princesse,
Et par cette action donné temps d'arriver
Au peuple, que leurs cris avoient fait souslever.

ARMILLE.

Mais la chaisne du port, empeschoit sa sortie.

EVANDRE.

Mais celuy qui la garde estoit de la partie,
Et nous en verrons bien quelques testes à bas,
Laissez faire: & des plus.

ARMILLE.

Cecy ne me plaist pas:
Et comment ce meschant l'avoit-il enlevée?

EVANDRE.

Ils viennent, attendez qu'elle soit arrivée,
Elle vous l'apprendra, si vous n'en sçavez rien:
Mais.

ARMILLE.

Quoy mais?

EVANDRE.

Mais on dit que vous le sçavez bien.

ARMILLE.

Moy, que je le sçay bien? ô l'imposture estrange!
Dieux à quel desespoir l'injustice me range,
Que ne suis-je au tombeau.

EVANDRE.

Ce seroit ton plus court,

(Sentiment caché.)

Meschante.

FELICE.

Est-il bien vray?

EVANDRE.

C'est le bruit de la Court.

ARMILLE.

C'est le bruit de l'envie & de la médisance.

EVANDRE.

Erphore toutesfois l'a dit en ma presence.

ARMILLE.

Je le feray mentir ce lasche & faux témoin,
Avec l'ayde du Ciel.

EVANDRE.

Vous en aurez besoin.

ARMILLE.

Bien, bien, tout de ce pas je m'en vay luy respondre,
Et toy-mesme, impudent, avec luy te confondre.

EVANDRE.

Tu songes, (mais en vain, car je vay t'épier)
Plustost à t'enfuir qu'à te justifier.

SCENE II.

FELICE, CELIE.

FELICE.

AH! Dieux, voicy ma sœur; pauvre fille enlevée,
Tu sois la bien venuë, & la bien retreuvée,
Que je te baise encor, je ne m'en puis lasser,

CELIE.

Ny moy qui viens exprés afin de t'embrasser,
Et de te raconter le traitement indigne
Que nous avons souffert de ce Tyran insigne,
Puisque Prince est un nom qu'on ne luy peut donner
Sans abuser du terme, ou sans le prophaner;
Et que tel qu'un voleur, sous pretexte qu'il ayme,
Il est venu de force, il est entré de mesme,
En nous treuvant au lict demy-mortes d'effroy,
N'a fait qu'un seul fardeau de Madame & de moy.

FELICE.

Pourquoy ne crieiz-vous pour éveiller la Garde
Quand on vous emportoit?

CELIE.

Vray'ment nous n'avions garde,
Leurs mains & leurs mouchoirs sur nos bouches pressez,
Sans la peur du peril, nous en gardoient assez;
Et puis sa compagnie eust esté la plus forte;
Cent hommes l'attendoient à la prochaine porte,
Que pour certain respect on ne garde jamais
Depuis que ce meschant loge dans le Palais:
Au reste il est constant qu'on nous avoit venduës,
Les clefs de nostre chambre ayant esté perduës
Une heure justement avant qu'on se couchast,
Quoy qu'Armille elle-mesme avec soin les cherchast:
Mais elle les cherchoit & les avoit baillées;
Car le bruit des voleurs nous ayant éveillées,
J'ay fort bien observé qu'apres deux ou trois coups
Quelqu'un a fait sauter les deux petits verroux,
De façon que sans peine ils ont fait ouverture,
Ce qu'ils n'eussent peu faire en forçant la serrure,
Dont les cloux sont si forts, & les ressorts si bons,
Qu'on romproit aussi-tost la muraille & les gonds:
Si bien, qu'à dire vray, toutes tant que nous sommes
Devons nostre Maistresse au secours de deux hommes.

FELICE.

Comment?

CELIE.

Nous n'estions plus à cent pas loin du port,
C'est à dire, pour nous à cent pas de la mort,
Quand au bout d'une ruë, extremement estraite
Par où les ravisseurs achevoient leur retraite,
Ces deux braves guerriers comme termes plantez
Leur ont fermé le pas, & les ont arrestez;
L'un l'espée à la main, l'autre armé d'une picque,
Et tous deux d'une force & d'un cœur heroique;
Là Lepante sur tout a si bien combatu,
Qu'ils n'ont pû sous le nombre accabler la vertu;
Joint que Dorante aussi qui les suivoit à veüe
A pris de son costé l'autre bout de la rüe,
Ainsi de toutes parts les passages fermez
Ils ont tendu les mains, & se sont desarmez.
Apres chez Palinice où l'on nous a jettées,
On nous a du Palais des robes apportées.

FELICE.

Et vos liberateurs ont-ils esté blessez?

CELIE.

Fort peu, si l'on en croit ceux qui les ont pensez.

FELICE.

Et Lypas ne l'est point?

CELIE.

S'il a quelques blessures
Ce sont des coups de dents & des égratignures,
Dont Madame a tasché de le defigurer;
Mais pour les coups d'espée il sçait bien s'en parer.
C'est luy qui le premier a jetté bas les armes,
Et demandé la vie avec d'indignes larmes.

FELICE.

Le lasche, & que dit-il?

CELIE.

Il ne dit pas un mot,
On ne l'a jamais veu si triste ny si sot;
Lors que je suis venuë on proposoit encore
De luy faire annoncer par la bouche d'Erphore,
Que le fol pretendu qui les a tous dupez,
Luy vient redemander ses Estats usurpez;
Car à ce jour naissant qui chasse les Estoilles
On voit desja blanchir si grand nombre de voilles,
Que dans l'ame du Prince ils mettoient la terreur,
Si Lepante à propos ne l'eust tiré d'erreur.

FELICE.

Quoy la reconnoissance en a donc esté faite?

CELIE.

Par tout ce qui peut rendre une amitié parfaite,
Par cent signes de joye & de ravissement,
Suivis d'un reciproque & long embrassement,
Enfin par l'union de cœurs & des personnes
Qui doit faire le nœud de celles des Couronnes.

FELICE.

Si Lepante eut repris son sceptre avec son nom,
Que la Cour seroit belle, & qu'il y feroit bon,
Que d'habits brodez d'or, & que de pierreries,
Ha ma sœur que de bals, que de galenteries.

CELIE.

On ne laissera pas d'en faire sans cela;
Car avec la justice & les forces qu'il a,
Selon toute aparence il luy sera facile
De reprendre en deux mois la Corse & la Sicile,
Et puis l'usurpateur est à nostre mercy:
Mais Dieux j'entends sa voix, le brutal vient icy,
Fuyons; j'avois laissé Madame chez Dorante,
Allons-y la treuver.

FELICE.

Allons j'en suis contente.

SCENE III.

LYPAS, ERPHORE.

LYPAS.

O Fatale Provence! ô desloyale Cour!
Où j'ay pour ennemis la Fortune & l'Amour,
Dont l'un m'oste une femme & l'autre une Couronne,
Ainsi de tous costez le malheur m'environne,
Ainsi de quelque part que j'observe mon sort,
Je ne voy que sujets de desirer la mort;
Battu, mocqué, trahy par un Prince infidelle
Qui choisit à sa sœur un party digne d'elle:
Lasche sœur qui prefere à l'amour d'un grand Roy,
L'indigne affection d'un Pirate sans foy:
Frere ingrat, au delà de toute ingratitude,
Qui pour tous mes bien-faits me met en servitude,
Qui pour mon alliance & mes tresors offers
Me retient mes vaisseaux, met les miens dans les fers,
M'oste mes Officiers, & permet qu'à ma veüe
Un Bourgeois insolent les mal-traite & les tue;
Enfin qui non content de m'avoir abusé,
M'ameine un faux Lepante, un Prince suposé,
Afin de partager la Sicile & la Corse
Avec cet heritier dont le droit est la force.

ERPHORE.

Sire, quand un malheur ne se peut éviter,
Le souverain remede est de le suporter.

LYPAS.

Quoy, l'ombre de Lepante aura donc un Royaume?

ERPHORE.

Il ne faut plus parler d'ombre, ny de phantosme,
C'est Lepante luy-mesme, & vostre Majesté
Doit croire sur ma foy que c'est la verité;
Elle sçait qu'autrefois je fus en Syracuse
Luy faire de sa part quelque sorte d'excuse
Touchant ses dix vaisseaux de Cartage venus,
Qu'elle avoit dans ses ports si long-temps retenus.
Or il m'a rapporté les choses que nous fismes,
Et m'a fait souvenir de celles que nous dismes.

LYPAS.

Si bien qu'à vous ouïr, Lepante n'est point mort:

ERPHORE.

Non, Sire, & ses subjets qui l'aymerent si fort
Feront armes de tout tant sur mer que sur terre,
Et couperont la gorge à tout vos gens de guerre;
Ce qu'ils entreprendront d'autant plus aisément
Que desja vostre joug leur pese infiniment,
Et qu'ils auront appris la nouvelle oportune
Du bon-heur de leur Prince, & de vostre infortune;
La flote de Lepante à la rade paroist,
Croisssant à mesme temps que la lumiere croist,
De sorte qu'en l'estat qu'il est, & que vous estes,
Il peut jusques chez nous estendre ses conquestes,
C'est pourquoy de bonne heure en cette adversité
Faites une vertu d'une necessité,
Et par un politique & prudent artifice,
D'un acte de contrainte, un acte de justice;
Rendez de bonne grace, ou feignez de lascher
Un Sceptre qu'aussi bien on vous doit arracher;
En matiere d'estat la feinte est necessaire.

LYPAS.

O conseil qui me tuë! ô fortune contraire!

ERPHORE.

Seigneur, encore un coup, gardez de refuser
Les articles de paix qu'on vous doit proposer,
Dorante les apporte afin qu'il vous les montre,
Et nous pour l'obliger allons à sa rencontre;
Il faut ceder au temps, & luy rendre aujourd'huy
L'honneur qu'auparavant vous receviez de luy;
Possible rendrez-vous par cette procedure
Vostre condition moins honteuse & moins dure:
Hastons-nous, j'apperçoy la Princesse qui vient.

LYPAS.

O dueil! ô desespeir! ô fureur qui me tient!

SCENE IV.

LEPANTE, ISMENIE, FELICE, CELIE.

FELICE.

Et seuls ils ont pû faire une action si rare?

ISMENIE.

Oüy, Felice, il est vray, sans Lepante & Tenare
Vous seriez sans Maistresse errante sur le port,
Ou peut-estre à cette heure on vous diroit ma mort.

FELICE.

Vous me permettrez donc:

LEPANTE.

Quoy, que voulez-vous faire?

FELICE.

Je veux vous adorer comme un Dieu tutelaire,
Ou comme un sainct Genie à nostre ayde envoyé,
Digne instrument des Dieux qui vous ont employé.

LEPANTE.

Vostre zele est trop grand, je vous en remercie,
Levez-vous;

CELIE.

Vous voyez que l'on vous deïfie:
Et de fait, si les Dieux pouvoient estre mortels,
Mes compagnes & moy vous ferions des autels:

ISMENIE.

Vous auriez dans Marseille un temple magnifique,

LEPANTE.

Ou du moins une image à la place publique.

ISMENIE.

Non, je ne raille point: car si la verité
Se peut dire sans crime, & sans impieté,
Alcide à qui vos faits auroient servy d'exemples,
Par de moindres vertus a merité des temples.

LEPANTE.

Je ne veux pas icy d'un vol audacieux
M'eslever de la terre à la voûte des Cieux,
Ny faire de ma vie avec celle d'Hercule
Un rapport sacrilege autant que ridicule:
Mais aymant comme j'ayme en un si digne lieu,
Je brusle comme il fit d'un feu qui me fait Dieu,
Et si j'ay mon autel dans le cœur d'Ismenie,
Je brille comme luy d'une gloire infinie.

ISMENIE.

Oüy, mon cœur est pour vous un autel animé,
Un temple, un sanctuaire à tout autre fermé,
Où la lampe d'Amour nuict & jour allumée
Brusle d'un feu si pur qu'il n'a point de fumée.

SCENE V.

LYPAS, ERPHORE, DORANTE.

DORANTE.

Venez, je vous promets d'y travailler pour vous.

LYPAS.

Je ne demande pas un traitement plus doux.

DORANTE.

(A Lepante.)

Mon frere, au differend qu'il faut que je compose,
Je voy le Roy Lypas si juste en toute chose,
Qu'il est aisé de joindre, & de se rendre amis:

LEPANTE.

Soit comme il vous plaira, je vous ay tout remis.

DORANTE.

Il sortira, dit-il, hors de vostre heritage,
Si tost que par un ample & constant tesmoignage
Il sçaura plainement que vous estes l'aisné
De la sage Ursinie & du grand Prytané,
Vous aurez cependant deux places en Sicile,
Et luy pour sa prison, mon Palais & ma Ville:
Mais touchant cette debte, il faudra s'il vous plaist
Prendre le principal, & donner l'interest:

LEPANTE.

Je n'en demande plus, de bon cœur je le donne,

LYPAS.

Et moy je le reçoy,

CELIE.

Vrayment je m'en estonne,
Veu la grandeur de cœur dont le Ciel t'a doüé,

DORANTE.

Il suffit que tous deux vous m'avez advoüé;
Or embrassez-vous donc, puisque rien ce me semble
Ne vous doit empescher de vivre bien ensemble.

(Ils s'embrassent.)

ERPHORE.

La vengeance pourtant en ira jusqu'au bout.

SCENE VI.

EVANDRE, ARMILLE.

EVANDRE.

Tu n'eschaperas pas, je te suivray par tout.

ISMENIE.

Ah Dieux! verray-je encor cette infidelle fame.

ARMILLE.

Grand Prince, en mon mal-heur c'est vous que je reclame,
Et que la larme à l'œil je viens importuner
D'obtenir mon pardon, & de me pardonner.

LEPANTE.

De grace en sa faveur accordez ma requeste,
Pour le sacré respect d'une si belle feste.

ISMENIE.

Il faut luy pardonner, & ne la voir jamais.

DORANTE.

Allez, & loin de nous vivez mieux desormais.

ARMILLE.

Ah! j'ay creu procurer le bien de son Altesse.

EVANDRE.

Adieu femme sans foy, sauvez-vous de vistesse.

SCENE DERNIERE.

TENARE venant du Port.

(Il parle au Prince Lepante.)

Seigneur, tous vos vaisseaux paroissent maintenant,
Je les ay veus du havre, où vostre Lieutenant,
Argant & Capanëe, avant que je m'en vinsse,
Attendoient pour entrer un passeport du Prince:

DORANTE.

Ils l'auront de ma bouche, allons-y de ce pas,

(En riant.)

Vous ma sœur, demeurez avec le Roy Lypas.

ISMENIE.

Il me pardonnera si je suis curieuse
D'aller voir avec vous la flotte imperieuse
Qui rendra hautement le Sceptre à mon Espoux.

LYPAS.

Je la veux voir aussi.

ISMENIE.

Cela depend de vous.

LYPAS.

Erphore, vous voyez si je me sçay contraindre.

ERPHORE.

Sire, vous faites bien, nostre jeu c'est de feindre.

EVANDRE seul.

O Dieux! qui ne void pas que vos puissantes mains
Font agir les ressorts de destin des humains?
Et que par des moyens difficiles à croire
Vous comblez ces Amans de plaisir & de gloire?

FIN.

NOTES CONCERNANT LA VERSION ÉLECTRONIQUE

On a différencié les u/v et i/j conformément à l'usage moderne, et résolu les abréviations conventionnelles (de type bõne > bonne). L'orthographe et la ponctuation sont conformes à l'original, les coquilles les plus manifestes ayant toutefois été corrigées.

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