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L'inutile beauté

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The Project Gutenberg eBook of L'inutile beauté

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Title: L'inutile beauté

Author: Guy de Maupassant

Release date: February 1, 2004 [eBook #11175]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Wilelmina Mallière and PG Distributed Proofreaders

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'INUTILE BEAUTÉ ***
GUY DE MAUPASSANT

L'inutile

Beauté

PARIS

1890

L'INUTILE BEAUTÉ

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

  BEL-AMI, 59e édition 1 vol.
  MONT-ORIOL, 40e édition 1 vol.
  UNE VIE, 34e édition 1 vol.
  LA MAISON TELLIER, 20e édition 1 vol.
  Mlle FIFI, 14e édition 1 vol.
  AU SOLEIL, 11e édition 1 vol.
  MISS HARRIET, 14e édition 1 vol.
  YVETTE, 16e édition 1 vol.
  LA PETITE ROQUE, 18e édition 1 vol.
  CONTES DE LA BÉCASSE, 13e édition. 1 vol.

* * * * *

DES VERS, petite édition de luxe 6 fr.

GUY DE MAUPASSANT

L'inutile

Beauté

1890

L'INUTILE BEAUTÉ

I

La victoria fort élégante, attelée de deux superbes chevaux noirs, attendait devant le perron de l'hôtel. C'était à la fin de juin, vers cinq heures et demie, et, entre les toits qui enfermaient la cour d'honneur, le ciel apparaissait plein de clarté, de chaleur, de gaieté.

La comtesse de Mascaret se montra sur le perron juste au moment où son mari, qui rentrait, arriva sous la porte cochère. Il s'arrêta quelques secondes pour regarder sa femme, et il pâlit un peu. Elle était fort belle, svelte, distinguée avec sa longue figure ovale, son teint d'ivoire doré, ses grands yeux gris et ses cheveux noirs; et elle monta dans sa voiture sans le regarder, sans paraître même l'avoir aperçu, avec une allure si particulièrement racée, que l'infâme jalousie dont il était depuis si longtemps dévoré, le mordit au coeur de nouveau. Il s'approcha, et la saluant:

—Vous allez vous promener? dit-il.

Elle laissa passer quatre mots entre ses lèvres dédaigneuses.

—Vous le voyez bien!

—Au bois?

—C'est probable.

—Me serait-il permis de vous accompagner?

—La voiture est à vous.

Sans s'étonner du ton dont elle lui répondait, il monta et s'assit a côté de sa femme, puis il ordonna:

—Au bois.

Le valet de pied sauta sur le siège auprès du cocher; et les chevaux, selon leur habitude, piaffèrent en saluant de la tête jusqu'à ce qu'ils eussent tourné dans la rue.

Les deux époux demeuraient côte à côte sans se parler. Il cherchait comment entamer l'entretien, mais elle gardait un visage si obstinément dur qu'il n'osait pas.

À la fin, il glissa sournoisement sa main vers la main gantée de la comtesse et la toucha comme par hasard, mais le geste qu'elle fit en retirant son bras fut si vif et si plein de dégoût qu'il demeura anxieux, malgré ses habitudes d'autorité et de despotisme.

Alors il murmura:

—Gabrielle!

Elle demanda, sans tourner la tête:

—Que voulez-vous?

—Je vous trouve adorable.

Elle ne répondit rien, et demeurait étendue dans sa voiture avec un air de reine irritée.

Ils montaient maintenant les Champs-Élysées, vers l'Arc de Triomphe de l'Étoile. L'immense monument, au bout de la longue avenue, ouvrait dans un ciel rouge son arche colossale. Le soleil semblait descendre sur lui en semant par l'horizon une poussière de feu.

Et le fleuve des voitures, éclaboussées de reflets sur les cuivres, sur les argentures et les cristaux des harnais et des lanternes, laissait couler un double courant vers le bois et vers la ville.

Le comte de Mascaret reprit:

—Ma chère Gabrielle.

Alors, n'y tenant plus, elle répliqua d'une voix exaspérée:

—Oh! laissez-moi tranquille, je vous prie. Je n'ai même plus la liberté d'être seule dans ma voiture, à présent.

Il simula n'avoir point écouté, et continua:

—Vous n'avez jamais été aussi jolie qu'aujourd'hui.

Elle était certainement à bout de patience et elle répliqua avec une colère qui ne se contenait point:

—Vous avez tort de vous en apercevoir, car je vous jure bien que je ne serai plus jamais à vous.

Certes, il fut stupéfait et bouleversé, et, ses habitudes de violence reprenant le dessus, il jeta un—«Qu'est-ce à dire?» qui révélait plus le maître brutal que l'homme amoureux.

Elle répéta, à voix basse, bien que leurs gens ne pussent rien entendre dans l'assourdissant ronflement des roues:

—Ah! qu'est-ce à dire? qu'est-ce à dire? Je vous retrouve donc! Vous voulez que je vous le dise?

—Oui.

—Que je vous dise tout?

—Oui.

—Tout ce que j'ai sur le coeur depuis que je suis la victime de votre féroce égoïsme.

Il était devenu rouge d'étonnement et d'irritation. Il grogna, les dents serrées:

—Oui, dites?

C'était un homme de haute taille, à larges épaules, à grande barbe rousse, un bel homme, un gentilhomme, un homme du monde qui passait pour un mari parfait et pour un père excellent.

Pour la première fois depuis leur sortie de l'hôtel elle se retourna vers lui et le regarda bien en face:

—Ah! vous allez entendre des choses désagréables, mais sachez que je suis prête à tout, que je braverai tout, que je ne crains rien, et vous aujourd'hui moins que personne.

Il la regardait aussi dans les yeux, et une rage déjà le secouait. Il murmura:

—Vous êtes folle!

—Non, mais je ne veux plus être la victime de l'odieux supplice de maternité que vous m'imposez depuis onze ans! je veux vivre enfin en femme du monde, comme j'en ai le droit, comme toutes les femmes en ont le droit.

Redevenant pâle tout à coup, il balbutia:

—Je ne comprends pas.

—Si, vous comprenez. Il y a maintenant trois mois que j'ai accouché de mon dernier enfant, et comme je suis encore très belle, et, malgré vos efforts, presque indéformable, ainsi que vous venez de le reconnaître en m'apercevant sur votre perron, vous trouvez qu'il est temps que je redevienne enceinte.

—Mais vous déraisonnez!

—Non. J'ai trente ans et sept enfants, et nous sommes mariés depuis onze ans, et vous espérez que cela continuera encore dix ans, après quoi vous cesserez d'être jaloux.

Il lui saisit le bras et l'étreignant:

—Je ne vous permettrai pas de me parler plus longtemps ainsi.

—Et moi, je vous parlerai jusqu'au bout, jusqu'à ce que j'aie fini tout ce que j'ai à vous dire, et si vous essayez de m'en empêcher, j'élèverai la voix de façon à être entendue par les deux domestiques qui sont sur le siège. Je ne vous ai laissé monter ici que pour cela, car j'ai ces témoins qui vous forceront à m'écouter et à vous contenir. Écoutez-moi. Vous m'avez toujours été antipathique et je vous l'ai toujours laissé voir, car je n'ai jamais menti, monsieur. Vous m'avez épousée malgré moi, vous avez forcé mes parents qui étaient gênés à me donner à vous, parce que vous êtes très riche. Ils m'y ont contrainte, en me faisant pleurer.

Vous m'avez donc achetée, et dès que j'ai été en votre pouvoir, dès que j'ai commencé à devenir pour vous une compagne prête à s'attacher, à oublier vos procédés d'intimidation et de coercition pour me souvenir seulement que je devais être une femme dévouée et vous aimer autant qu'il m'était possible de le faire, vous êtes devenu jaloux, vous, comme aucun homme ne l'a jamais été, d'une jalousie d'espion, basse, ignoble, dégradante pour vous, insultante pour moi. Je n'étais pas mariée depuis huit mois que vous m'avez soupçonnée de toutes les perfidies. Vous me l'avez même laissé entendre. Quelle honte! Et comme vous ne pouviez pas m'empêcher d'être belle et de plaire, d'être appelée dans les salons et aussi dans les journaux une des plus jolies femmes de Paris, vous avez cherché ce que vous pourriez imaginer pour écarter de moi les galanteries, et vous avez eu cette idée abominable de me faire passer ma vie dans une perpétuelle grossesse, jusqu'au moment où je dégoûterais tous les hommes. Oh! ne niez pas! Je n'ai point compris pendant longtemps, puis j'ai deviné. Vous vous en êtes vanté même à votre soeur, qui me l'a dit, car elle m'aime et elle a été révoltée de votre grossièreté de rustre.

Ah! rappelez-vous nos luttes, les portes brisées, les serrures forcées! A quelle existence vous m'avez condamnée depuis onze ans, une existence de jument poulinière enfermée dans un haras. Puis, dès que j'étais grosse, vous vous dégoûtiez aussi de moi, vous, et je ne vous voyais plus durant des mois. On m'envoyait à la campagne, dans le château de la famille, au vert, au pré, faire mon petit. Et quand je reparaissais, fraîche et belle, indestructible, toujours séduisante et toujours entourée d'hommages, espérant enfin que j'allais vivre un peu comme une jeune femme riche qui appartient au monde, la jalousie vous reprenait, et vous recommenciez à me poursuivre de l'infâme et haineux désir dont vous souffrez en ce moment, à mon côté. Et ce n'est pas le désir de me posséder—je ne me serais jamais refusée à vous—c'est le désir de me déformer.

Il s'est de plus passé cette chose abominable et si mystérieuse que j'ai été longtemps à la pénétrer (mais je suis devenue fine à vous voir agir et penser): vous vous êtes attaché à vos enfants de toute la sécurité qu'ils vous ont donnée pendant que je les portais dans ma taille. Vous avez fait de l'affection pour eux avec toute l'aversion que vous aviez pour moi, avec toutes vos craintes ignobles momentanément calmées et avec la joie de me voir grossir.

Ah! cette joie, combien de fois je l'ai sentie en vous, je l'ai rencontrée dans vos yeux, je l'ai devinée. Vos enfants, vous les aimez comme des victoires et non comme votre sang. Ce sont des victoires sur moi, sur ma jeunesse, sur ma beauté, sur mon charme, sur les compliments qu'on m'adressait, et sur ceux qu'on chuchotait autour de moi, sans me les dire. Et vous en êtes fier; vous paradez avec eux, vous les promenez en break au bois de Boulogne, sur des ânes à Montmorency. Vous les conduisez aux matinées théâtrales pour qu'on vous voit au milieu d'eux, qu'on dise «quel bon père» et qu'on le répète….

Il lui avait pris le poignet avec une brutalité sauvage, et il le serrait si violemment qu'elle se tut, une plainte lui déchirant la gorge.

Et il lui dit tout bas:

—J'aime mes enfants, entendez-vous! Ce que vous venez de m'avouer est honteux de la part d'une mère. Mais vous êtes à moi. Je suis le maître … votre maître … je puis exiger de vous ce que je voudrai, quand je voudrai … et j'ai la loi … pour moi:

Il cherchait à lui écraser les doigts dans la pression de tenaille de son gros poignet musculeux. Elle, livide de douleur, s'efforçait en vain d'ôter sa main de cet étau qui la broyait; et la souffrance la faisant haleter, des larmes lui vinrent aux yeux.

—Vous voyez bien que je suis le maître, dit-il, et le plus fort.

Il avait un peu desserré son étreinte. Elle reprit:

—Me croyez-vous pieuse?

Il balbutia, surpris.

—Mais oui.

—Pensez-vous que je croie à Dieu?

—Mais oui.

—Que je pourrais mentir en vous faisant un serment devant un autel où est enfermé le corps du Christ.

—Non.

—Voulez-vous m'accompagner dans une église.

—Pourquoi faire?

—Vous le verrez bien. Voulez-vous?

—Si vous y tenez, oui.

Elle éleva la voix, en appelant:

—Philippe.

Le cocher, inclinant un peu le cou, sans quitter ses chevaux des yeux, sembla tourner son oreille seule vers sa maîtresse, qui reprit:

—Allez à l'église Saint-Philippe-du-Roule.

Et la victoria qui arrivait à la porte du Bois de Boulogne, retourna vers Paris.

La femme et le mari n'échangèrent plus une parole pendant ce nouveau trajet. Puis, lorsque la voiture fut arrêtée devant l'entrée du temple, Mme de Mascaret, sautant à terre, y pénétra, suivie à quelques pas, par le comte.

Elle alla, sans s'arrêter, jusqu'à la grille du choeur, et tombant à genoux contre une chaise, cacha sa figure dans ses mains et pria. Elle pria longtemps, et lui, debout derrière elle, s'aperçut enfin qu'elle pleurait. Elle pleurait sans bruit, comme pleurent les femmes dans les grands chagrins poignants. C'était, dans tout son corps, une sorte d'ondulation qui finissait par un petit sanglot, caché, étouffé sous ses doigts.

Mais le comte de Mascaret jugea que la situation se prolongeait trop, et il la toucha sur l'épaule.

Ce contact la réveilla comme une brûlure. Se dressant, elle le regarda les yeux dans les yeux.

—Ce que j'ai à vous dire, le voici. Je n'ai peur de rien, vous ferez ce que vous voudrez. Vous me tuerez si cela vous plaît. Un de vos enfants n'est pas à vous, un seul. Je vous le jure devant le Dieu qui m'entend ici. C'était l'unique vengeance que j'eusse contre vous, contre votre abominable tyrannie de mâle, contre ces travaux forcés de l'engendrement auxquels vous m'avez condamnée. Qui fut mon amant? Vous ne le saurez jamais! Vous soupçonnerez tout le monde. Vous ne le découvrirez point. Je me suis donnée à lui sans amour et sans plaisir, uniquement pour vous tromper. Et il m'a rendue mère aussi, lui. Qui est son enfant? Vous ne le saurez jamais. J'en ai sept, cherchez! Cela, je comptais vous le dire plus tard, bien plus tard, car on ne s'est vengé d'un homme, en le trompant, que lorsqu'il le sait. Vous m'avez forcée à vous le confesser aujourd'hui, j'ai fini.

Et elle s'enfuit à travers l'église, vers la porte ouverte sur la rue, s'attendant à entendre derrière elle le pas rapide de l'époux bravé, et à s'affaisser sur le pavé sous le coup d'assommoir de son poing.

Mais elle n'entendit rien, et gagna sa voiture. Elle y monta d'un saut, crispée d'angoisse, haletante de peur, et cria au cocher: «à l'hôtel».

Les chevaux partirent au grand trot.

II

La comtesse de Mascaret, enfermée en sa chambre, attendait l'heure du dîner comme un condamné à mort attend l'heure du supplice. Qu'allait-il faire? Était-il rentré? Despote, emporté, prêt à toutes les violences, qu'avait-il médité, qu'avait-il préparé, qu'avait-il résolu? Aucun bruit dans l'hôtel, et elle regardait à tout instant les aiguilles de sa pendule. La femme de chambre était venue pour la toilette crépusculaire; puis elle était partie.

Huit heures sonnèrent, et, presque tout de suite deux coups furent frappés à la porte.

—Entrez.

Le maître d'hôtel parut, et dit:

—Madame la comtesse est servie.

—Le comte est rentré?

—Oui, madame la comtesse. M. le comte est dans la salle à manger.

Elle eut, pendant quelques secondes, la pensée de s'armer d'un petit revolver qu'elle avait acheté quelque temps auparavant, en prévision du drame qui se préparait dans son coeur. Mais elle songea que tous les enfants seraient là; et elle ne prit rien, qu'un flacon de sels.

Lorsqu'elle entra dans la salle, son mari, debout près de son siège, attendait. Ils échangèrent un léger salut, et s'assirent. Alors, les enfants, à leur tour, prirent place. Les trois fils, avec leur précepteur, l'abbé Marin, étaient à la droite de la mère; les trois filles, avec la gouvernante anglaise, Mlle Smith, étaient à gauche. Le dernier enfant, âgé de trois mois, restait seul à la chambre avec sa nourrice.

Les trois filles, toutes blondes, dont l'aînée avait dix ans, vêtues de toilettes bleues, ornées de petites dentelles blanches, ressemblaient à d'exquises poupées. La plus jeune n'avait pas trois ans. Toutes, jolies déjà, promettaient de devenir belles comme leur mère.

Les trois fils, deux châtains, et l'aîné, âgé de neuf ans, déjà brun, semblaient annoncer des hommes vigoureux, de grande taille, aux larges épaules. La famille entière semblait bien du même sang, fort et vivace.

L'abbé prononça le bénédicité selon l'usage, lorsque personne n'était invité, car, en présence des étrangers, les enfants ne venaient point à la table. Puis on se mit à dîner.

La comtesse, étreinte d'une émotion qu'elle n'avait point prévue, demeurait les yeux baissés, tandis que le comte examinait tantôt les trois garçons et tantôt les trois filles, avec des yeux incertains qui allaient d'une tête à l'autre, troublés d'angoisses. Tout à coup, en reposant devant lui son verre à pied, il le cassa, et l'eau rougie se répandit sur la nappe. Au léger bruit que fit ce léger accident la comtesse eut un soubresaut qui la souleva sur sa chaise. Pour la première fois ils se regardèrent. Alors, de moment en moment, malgré eux, malgré la crispation de leur chair et de leur coeur, dont les bouleversait chaque rencontre de leurs prunelles, ils ne cessaient plus de les croiser comme des canons de pistolet.

L'abbé, sentant qu'une gêne existait dont il ne devinait pas la cause, essaya de semer une conversation. Il égrenait des sujets sans que ses inutiles tentatives fissent éclore une idée, fissent naître une parole.

La comtesse, par tact féminin, obéissant à ses instincts de femme du monde, essaya deux ou trois fois de lui répondre: mais en vain. Elle ne trouvait point ses mots dans la déroute de son esprit; et sa voix lui faisait presque peur dans le silence de la grande pièce où sonnaient seulement les petits heurts de l'argenterie et des assiettes.

Soudain son mari, se penchant en avant, lui dit:

—En ce lieu, au milieu de vos enfants, me jurez-vous la sincérité de ce que vous m'avez affirmé tantôt.

La haine fermentée dans ses veines la souleva soudain, et répondant à cette demande avec la même énergie qu'elle répondait à son regard, elle leva ses deux mains, la droite vers les fronts de ses fils, la gauche vers les fronts de ses filles, et d'un accent ferme, résolu, sans défaillance:

—Sur la tête de mes enfants, je jure que je vous ai dit la vérité.

Il se leva, et, avec un geste exaspéré ayant lancé sa serviette sur la table, il se retourna en jetant sa chaise contre le mur, puis sortit sans ajouter un mot.

Mais elle, alors, poussant un grand soupir, comme après une première victoire, reprit d'une voix calmée:

—Ne faites pas attention, mes chéris, votre papa a éprouvé un gros chagrin tantôt. Et il a encore beaucoup de peine. Dans quelques jours il n'y paraîtra plus.

Alors elle causa avec l'abbé; elle causa avec Mlle Smith; elle eut pour tous ses enfants des paroles tendres, des gentillesses, de ces douces gâteries de mère qui dilatent les petits coeurs.

Quand le dîner fut fini, elle passa au salon avec toute sa maisonnée. Elle fit bavarder les aînés, conta des histoires aux derniers, et, lorsque fut venue l'heure du coucher général, elle les baisa très longuement puis, les ayant envoyés dormir, elle rentra seule dans sa chambre.

Elle attendit, car elle ne doutait pas qu'il viendrait. Alors, ses enfants étant loin d'elle, elle se décida à défendre sa peau d'être humain comme elle avait défendu sa vie de femme du monde; et elle cacha, dans la poche de sa robe, le petit revolver chargé qu'elle avait acheté quelques jours plus tôt.

Les heures passaient, les heures sonnaient. Tous les bruits de l'hôtel s'éteignirent. Seuls les fiacres continuèrent dans les rues leur roulement vague, doux et lointain à travers les tentures des murs.

Elle attendait, énergique et nerveuse, sans peur de lui maintenant, prête à tout et presque triomphante, car elle avait trouvé pour lui un supplice de tous les instants et de toute la vie.

Mais les premières lueurs du jour glissèrent entre les franges du bas de ses rideaux, sans qu'il fût entré chez elle. Alors elle comprit, stupéfaite, qu'il ne viendrait pas. Ayant fermé sa porte à clef et poussé le verrou de sûreté qu'elle y avait fait appliquer, elle se mit au lit enfin et y demeura, les yeux ouverts, méditant, ne comprenant plus, ne devinant pas ce qu'il allait faire.

Sa femme de chambre, en lui apportant le thé, lui remit une lettre de son mari. Il lui annonçait qu'il entreprendrait un voyage assez long, et la prévenait, en post-scriptum, que son notaire lui fournirait les sommes nécessaires à toutes ses dépenses.

III

C'était à l'Opéra, pendant un entr'acte de Robert le Diable. Dans l'orchestre, les hommes debout, le chapeau sur la tête, le gilet largement ouvert sur la chemise blanche où brillaient l'or et les pierres des boutons, regardaient les loges pleines de femmes décolletées, diamantées, emperlées, épanouies dans cette serre illuminée où la beauté des visages et l'éclat des épaules semblent fleurir pour les regards au milieu de la musique et des voix humaines.

Deux amis, le dos tourné à l'orchestre, lorgnaient, en causant, toute cette galerie d'élégance, toute cette exposition de grâce vraie ou fausse, de bijoux, de luxe et de prétention qui s'étalait en cercle autour du grand-théâtre.

Un d'eux, Roger de Salins, dit à son compagnon Bernard Grandin:

—Regarde donc la comtesse de Mascaret comme elle est toujours belle.

L'autre, à son tour, lorgna, dans une loge de face, une grande femme qui paraissait encore très jeune, et dont l'éclatante beauté semblait appeler les yeux de tous les coins de la salle. Son teint pâle, aux reflets d'ivoire, lui donnait un air de statue, tandis qu'en ses cheveux noirs comme une nuit, un mince diadème en arc-en-ciel, poudré de diamants, brillait ainsi qu'une voie lactée.

Quand il l'eut regardée quelque temps, Bernard Grandin répondit avec un accent badin de conviction sincère.

—Je te crois qu'elle est belle!

—Quel âge peut-elle avoir maintenant?

—Attends. Je vais te dire ça exactement. Je la connais depuis son enfance. Je l'ai vue débuter dans le monde comme jeune fille. Elle a … elle a … trente … trente … trente-six ans.

—Ce n'est pas possible?

—J'en suis sûr.

—Elle en porte vingt-cinq.

—Et elle a eu sept enfants.

—C'est incroyable.

—Ils vivent même tous les sept, et c'est une fort bonne mère. Je vais un peu dans la maison qui est agréable, très calme, très saine. Elle réalise le phénomène de la famille dans le monde.

—Est-ce bizarre? Et on n'a jamais rien dit d'elle?

—Jamais.

—Mais, son mari? Il est singulier, n'est-ce pas?

—Oui et non. Il y a peut-être eu entre eux un petit drame, un de ces petits drames de ménage qu'on soupçonne, qu'on ne connaît jamais bien, mais qu'on devine à peu près.

—Quoi?

—Je n'en sais rien, moi. Mascaret est grand viveur aujourd'hui, après avoir été un parfait époux. Tant qu'il est resté bon mari, il a eu un affreux caractère, ombrageux et grincheux. Depuis qu'il fait la fête, il est devenu très indifférent, mais on dirait qu'il a un souci, un chagrin, un ver rongeur quelconque, il vieillit beaucoup, lui.

Alors, les deux amis philosophèrent quelques minutes sur les peines secrètes, inconnaissables, que des dissemblances de caractères, ou peut-être des antipathies physiques, inaperçues d'abord, peuvent faire naître dans une famille.

Roger de Salins, qui continuait à lorgner Mme de Mascaret, reprit.

—Il est incompréhensible que cette femme-là ait eu sept enfants?

—Oui, en onze ans. Après quoi elle a clôturé, à trente ans, sa période de production pour entrer dans la brillante période de représentation, qui ne semble pas près de finir.

—Les pauvres femmes!

—Pourquoi les plains-tu?

—Pourquoi? Ah! mon cher, songe donc! Onze ans de grossesses pour une femme comme ça! quel enfer! C'est toute la jeunesse, toute la beauté, toute l'espérance de succès, tout l'idéal poétique de vie brillante, qu'un sacrifice à cette abominable loi de la reproduction qui fait de la femme normale une simple machine à pondre des êtres.

—Que veux-tu? c'est la nature!

—Oui, mais je dis que la nature est notre ennemie, qu'il faut toujours lutter contre la nature, car elle nous ramène sans cesse à l'animal. Ce qu'il y a de propre, de joli, d'élégant, d'idéal sur la terre, ce n'est pas Dieu qui l'y a mis, c'est l'homme, c'est le cerveau humain. C'est nous qui avons introduit dans la création, en la chantant, en l'interprétant, en l'admirant en poètes, en l'idéalisant en artistes, en l'expliquant en savants qui se trompent mais qui trouvent aux phénomènes des raisons ingénieuses, un peu de grâce, de beauté, de charme inconnu et de mystère. Dieu n'a créé que des êtres grossiers, pleins de germes des maladies, qui, après quelques années d'épanouissement bestial, vieillissent dans les infirmités, avec toutes les laideurs et toutes les impuissances de la décrépitude humaine. Il ne les a faits, semble-t-il, que pour se reproduire salement et pour mourir ensuite, ainsi que les insectes éphémères des soirs d'été. J'ai dit «pour se reproduire salement»; j'insiste. Qu'y a-t-il, en effet, de plus ignoble, de plus répugnant que cet acte ordurier et ridicule de la reproduction des êtres, contre lequel toutes les âmes délicates sont et seront éternellement révoltées. Puisque tous les organes inventés par ce créateur économe et malveillant servent à deux fins, pourquoi n'en a-t-il pas choisi d'autres qui ne fussent point malpropres et souillés, pour leur confier cette mission sacrée, la plus noble et la plus exaltante des fonctions humaines. La bouche, qui nourrit le corps avec des aliments matériels, répand aussi la parole et la pensée. La chair se restaure par elle, et c'est par elle, en même temps, que se communique l'idée. L'odorat, qui donne aux poumons l'air vital, donne au cerveau tous les parfums du monde: l'odeur des fleurs, des bois, des arbres, de la mer. L'oreille, qui nous fait communiquer avec nos semblables, nous a permis encore d'inventer la musique, de créer du rêve, du bonheur, de l'infini et même du plaisir physique avec des sons! Mais on dirait que le Créateur, sournois et cynique, a voulu interdire à l'homme de jamais anoblir, embellir et idéaliser sa rencontre avec la femme. L'homme, cependant, a trouvé l'amour, ce qui n'est pas mal comme réplique au Dieu narquois, et il l'a si bien paré de poésie littéraire que la femme souvent oublie à quels contacts elle est forcée. Ceux, parmi nous, qui sont impuissants à se tromper en s'exaltant, ont inventé le vice et raffiné les débauches, ce qui est encore une manière de berner Dieu, et de rendre hommage, un hommage impudique, à la beauté.

Mais l'être normal fait des enfants ainsi qu'une bête accouplée par la loi.

Regarde cette femme! n'est-ce pas abominable de penser que ce bijou, que cette perle née pour être belle, admirée, fêtée et adorée, a passé onze ans de sa vie à donner des héritiers au comte de Mascaret.

Bernard Grandin dit en riant:

—Il y a beaucoup de vrai dans tout cela; mais peu de gens te comprendraient.

Salins s'animait.

—Sais-tu comment je conçois Dieu, dit-il: comme un monstrueux organe créateur inconnu de nous, qui sème par l'espace des milliards de mondes, ainsi qu'un poisson unique pondrait des oeufs dans la mer. Il crée parce que c'est sa fonction de Dieu; mais il est ignorant de ce qu'il fait, stupidement prolifique, inconscient des combinaisons de toutes sortes produites par ses germes éparpillés. La pensée humaine est un heureux petit accident des hasards de ses fécondations, un accident local, passager, imprévu, condamné à disparaître avec la terre, et à recommencer peut-être ici ou ailleurs, pareil ou différent, avec les nouvelles combinaisons des éternels recommencements. Nous lui devons, à ce petit accident de l'intelligence, d'être très mal en ce monde qui n'est pas fait pour nous, qui n'avait pas été préparé pour recevoir, loger, nourrir et contenter des êtres pensants, et nous lui devons aussi d'avoir à lutter sans cesse, quand nous sommes vraiment des raffinés et des civilisés, contre ce qu'on appelle encore les desseins de la Providence.

Grandin, qui l'écoutait avec attention, connaissant de longue date les surprises éclatantes de sa fantaisie, lui demanda:

—Alors, tu crois que la pensée humaine est un produit spontané de l'aveugle parturition divine?

—Parbleu! une fonction fortuite des centres nerveux de notre cerveau, pareille aux actions chimiques imprévues dues à des mélanges nouveaux, pareille aussi à une production d'électricité, créée par des frottements ou des voisinages inattendus, à tous les phénomènes enfin engendrés par les fermentations infinies et fécondes de la matière qui vit.

Mais, mon cher, la preuve en éclate pour quiconque regarde autour de soi. Si la pensée humaine, voulue par un créateur conscient, avait dû être ce qu'elle est devenue, si différente de la pensée et de la résignation animales, exigeante, chercheuse, agitée, tourmentée, est-ce que le monde créé pour recevoir l'être que nous sommes aujourd'hui aurait été cet inconfortable petit parc à bestioles, ce champ à salades, ce potager sylvestre, rocheux et sphérique où votre Providence imprévoyante nous avait destinés à vivre nus, dans les grottes ou sous les arbres, nourris de la chair massacrée des animaux, nos frères, ou des légumes crus poussés sous le soleil et les pluies.

Mais il suffit de réfléchir une seconde pour comprendre que ce monde n'est pas fait pour des créatures comme nous. La pensée éclose et développée par un miracle nerveux des cellules de notre tête, toute impuissante, ignorante et confuse qu'elle est et qu'elle demeurera toujours, fait de nous tous, les intellectuels, d'éternels et misérables exilés sur cette terre.

Contemple-la, cette terre, telle que Dieu l'a donnée à ceux qui l'habitent. N'est-elle pas visiblement et uniquement disposée, plantée et boisée pour des animaux. Qu'y a-t-il pour nous? Rien. Et pour eux, tout: les cavernes, les arbres, les feuillages, les sources, le gîte, la nourriture et la boisson. Aussi les gens difficiles comme moi n'arrivent-ils jamais à s'y trouver bien. Ceux-là seuls qui se rapprochent de la brute sont contents et satisfaits. Mais les autres, les poètes, les délicats, les rêveurs, les chercheurs, les inquiets. Ah! les pauvres gens!

Je mange des choux et des carottes, sacrebleu, des oignons, des navets et des radis, parce que nous avons été contraints de nous y accoutumer, même d'y prendre goût, et parce qu'il ne pousse pas autre chose, mais c'est là une nourriture de lapins et de chèvres, comme l'herbe et le trèfle sont des nourritures de cheval et de vache. Quand je regarde les épis d'un champ de blé mur, je ne doute pas que cela n'ait germé dans le sol pour des becs de moineaux ou d'alouettes, mais non point pour ma bouche. En mastiquant du pain, je vole donc les oiseaux, comme je vole la belette et le renard en mangeant des poules. La caille, le pigeon et la perdrix ne sont-ils pas les proies naturelles de l'épervier; le mouton, le chevreuil et le boeuf, celles des grands carnassiers, plutôt que des viandes engraissées pour nous être servies rôties avec des truffes qui auraient été déterrées spécialement pour nous, par les cochons.

Mais, mon cher, les animaux n'ont rien à faire pour vivre ici-bas. Ils sont chez eux, logés et nourris, ils n'ont qu'à brouter ou à chasser et à s'entre-manger selon leurs instincts, car Dieu n'a jamais prévu la douceur et les moeurs pacifiques; il n'a prévu que la mort des êtres acharnés à se détruire et à se dévorer.

Quant à nous! Ah! ah! il nous en a fallu du travail, de l'effort, de la patience, de l'invention, de l'imagination, de l'industrie, du talent et du génie pour rendre à peu près logeable ce sol de racines et de pierres. Mais songe à ce que nous avons fait, malgré la nature, contre la nature, pour nous installer d'une façon médiocre, à peine propre, à peine confortable, à peine élégante, pas digne de nous.

Et plus nous sommes civilisés, intelligents, raffinés, plus nous devons vaincre et dompter l'instinct animal qui représente en nous la volonté de Dieu.

Songe qu'il nous a fallu inventer la civilisation, toute la civilisation, qui comprend tant de choses, tant, tant, de toutes sortes, depuis les chaussettes jusqu'au téléphone. Songe à tout ce que tu vois tous les jours, à tout ce qui nous sert de toutes les façons.

Pour adoucir notre sort de brutes, nous avons découvert et fabriqué de tout, à commencer par des maisons, puis des nourritures exquises, des sauces, des bonbons, des pâtisseries, des boissons, des liqueurs, des étoffes, des vêtements, des parures, des lits, des sommiers, des voitures, des chemins de fer, des machines innombrables; nous avons, de plus, trouvé les sciences et les arts, l'écriture et les vers. Oui, nous avons créé les arts, la poésie, la musique, la peinture. Tout l'idéal vient de nous, et aussi toute la coquetterie de la vie, la toilette des femmes et le talent des hommes qui ont fini par un peu parer à nos yeux, par rendre moins nue, moins monotone et moins dure l'existence de simples reproducteurs pour laquelle la divine Providence nous avait uniquement animés.

Regarde ce théâtre. N'y a-t-il pas là-dedans un monde humain créé par nous, imprévu par les Destins éternels, ignoré d'Eux, compréhensible seulement par nos esprits, une distraction coquette, sensuelle, intelligente, inventée uniquement pour et par la petite bête mécontente et agitée que nous sommes.

Regarde cette femme, Mme de Mascaret. Dieu l'avait faite pour vivre dans une grotte, nue, ou enveloppée de peaux de bêtes. N'est-elle pas mieux ainsi? Mais, à ce propos, sait-on pourquoi et comment sa brute de mari, ayant près de lui une compagne pareille et, surtout après avoir été assez rustre pour la rendre sept fois mère, l'a lâchée tout à coup pour courir les gueuses.

Grandin répondit.

—Eh! mon cher, c'est probablement là l'unique raison. Il a fini par trouver que cela lui coûtait trop cher, de coucher toujours chez lui. Il est arrivé, par économie domestique, aux mêmes principes que tu poses en philosophe.

On frappait les trois coups pour le dernier acte. Les deux amis se retournèrent, ôtèrent leur chapeau et s'assirent.

IV

Dans le coupé qui les ramenait chez eux après la représentation de l'Opéra, le comte et la comtesse de Mascaret, assis côte à côte, se taisaient. Mais voilà que le mari, tout à coup, dit à sa femme:

—Gabrielle!

—Que me voulez-vous?

—Ne trouvez-vous pas que ça a assez duré!

—Quoi donc?

—L'abominable supplice auquel, depuis six ans, vous me condamnez.

—Que voulez-vous, je n'y puis rien.

—Dites-moi lequel, enfin?

—Jamais.

—Songez que je ne puis plus voir mes enfants, les sentir autour de moi, sans avoir le coeur broyé par ce doute. Dites-moi lequel, et je vous jure que je pardonnerai, que je le traiterai comme les autres.

—Je n'en ai pas le droit.

—Vous ne voyez donc pas que je ne peux plus supporter cette vie, cette pensée qui me ronge, et cette question que je me pose sans cesse, cette question qui me torture chaque fois que je les regarde. J'en deviens fou.

Elle demanda:

—Vous avez donc beaucoup souffert?

—Affreusement. Est-ce que j'aurais accepté, sans cela, l'horreur de vivre à votre côté, et l'horreur, plus grande encore, de sentir, de savoir parmi eux qu'il y en a un, que je ne puis connaître, et qui m'empêche d'aimer les autres.

Elle répéta:

—Alors, vous avez vraiment souffert beaucoup?

Il répondit d'une voix contenue et douloureuse:

—Mais, puisque je vous répète tous les jours que c'est pour moi un intolérable supplice. Sans cela, serais-je revenu? serais-je demeuré dans cette maison, près de vous et près d'eux, si je ne les aimais pas, eux. Ah! vous vous êtes conduite avec moi d'une façon abominable. J'ai pour mes enfants la seule tendresse de mon coeur; vous le savez bien. Je suis pour eux un père des anciens temps, comme j'ai été pour vous le mari des anciennes familles, car je reste, moi, un homme d'instinct, un homme de la nature, un homme d'autrefois. Oui, je l'avoue, vous m'avez rendu jaloux atrocement, parce que vous êtes une femme d'une autre race, d'une autre âme, avec d'autres besoins. Ah! les choses que vous m'avez dites, je ne les oublierai jamais. A partir de ce jour, d'ailleurs, je ne me suis plus soucié de vous. Je ne vous ai pas tuée parce que je n'aurais plus gardé un moyen sur la terre de découvrir jamais lequel de nos … de vos enfants n'est pas à moi. J'ai attendu, mais j'ai souffert plus que vous ne sauriez croire, car je n'ose plus les aimer, sauf les deux aînés peut-être; je n'ose plus les regarder, les appeler, les embrasser, je ne peux plus en prendre un sur mes genoux sans me demander: «N'est-ce pas celui-là?» J'ai été avec vous correct et même doux et complaisant depuis six ans. Dites-moi la vérité et je vous jure que je ne ferai rien de mal.

Dans l'ombre de la voiture, il crut deviner qu'elle était émue, et sentant qu'elle allait enfin parler.

—Je vous en prie, dit-il, je vous en supplie …

Elle murmura:

—J'ai été peut-être plus coupable que vous ne croyez. Mais je ne pouvais pas, je ne pouvais plus continuer cette vie odieuse de grossesses. Je n'avais qu'un moyen de vous chasser de mon lit. J'ai menti devant Dieu, et j'ai menti, la main levée sur la tête de mes enfants, car je ne vous ai jamais trompé.

Il lui saisit le bras dans l'ombre, et le serrant comme il avait fait au jour terrible de leur promenade au bois, il balbutia:

—Est-ce vrai?

—C'est vrai.

Mais lui, soulevé d'angoisse, gémit:

—Ah! je vais retomber en de nouveaux doutes qui ne finiront plus! Quel jour avez-vous menti, autrefois ou aujourd'hui? Comment vous croire à présent? Comment croire une femme après cela? Je ne saurai plus jamais ce que je dois penser. J'aimerais mieux que vous m'eussiez dit: «C'est Jacques, ou c'est Jeanne.»

La voiture pénétrait dans la cour de l'hôtel. Quand elle se fut arrêtée devant le perron, le comte descendit le premier et offrit, comme toujours, le bras à sa femme pour gravir les marches.

Puis, dès qu'ils atteignirent le premier étage:

—Puis-je vous parler encore quelques instants, dit-il?

Elle répondit:

—Je veux bien.

Ils entrèrent dans un petit salon, dont un valet de pied, un peu surpris, alluma les bougies.

Puis, quand ils furent seuls, il reprit:

—Comment savoir la vérité? Je vous ai supplié mille fois de parler, vous êtes restée muette, impénétrable, inflexible, inexorable, et voilà qu'aujourd'hui vous venez me dire que vous avez menti. Pendant six ans vous avez pu me laisser croire une chose pareille! Non, c'est aujourd'hui que vous mentez, je ne sais pourquoi, par pitié pour moi, peut-être? Elle répondit avec un air sincère et convaincu:

—Mais sans cela j'aurais eu encore quatre enfants pendant les six dernières années.

Il s'écria:

—C'est une mère qui parle ainsi?

—Ah! dit-elle, je ne me sens pas du tout la mère des enfants qui ne sont pas nés, il me suffit d'être la mère de ceux que j'ai et de les aimer de tout mon coeur. Je suis, nous sommes des femmes du monde civilisé, monsieur. Nous ne sommes plus et nous refusons d'être de simples femelles qui repeuplent la terre.

Elle se leva; mais il lui saisit les mains.

—Un mot, un mot seulement, Gabrielle. Dites-moi la vérité?

—Je viens de vous la dire. Je ne vous ai jamais trompé.

Il la regardait bien en face, si belle, avec ses yeux gris comme des ciels froids. Dans sa sombre coiffure, dans cette nuit opaque des cheveux noirs luisait le diadème poudré de diamants, pareil à une voie lactée. Alors, il sentit soudain, il sentit par une sorte d'intuition que cet être là n'était plus seulement une femme destinée à perpétuer sa race, mais le produit bizarre et mystérieux de tous nos désirs compliqués, amassés en nous par les siècles, détournés de leur but primitif et divin, errant vers une beauté mystique, entrevue et insaisissable. Elles sont ainsi quelques-unes qui fleurissent uniquement pour nos rêves, parées de tout ce que la civilisation a mis de poésie, ce luxe idéal, de coquetterie et de charme esthétique autour de la femme, cette statue de chair qui avive, autant que les fièvres sensuelles, d'immatériels appétits.

L'époux demeurait debout devant elle, stupéfait de cette tardive et obscure découverte, touchant confusément la cause de sa jalousie ancienne, et comprenant mal tout cela.

Il dit enfin:

—Je vous crois. Je sens qu'en ce moment vous ne mentez pas; et, autrefois en effet, il m'avait toujours semblé que vous mentiez.

Elle lui tendit la main.

—Alors, nous sommes amis?

Il prit cette main et la baisa, en répondant:

—Nous sommes amis. Merci, Gabrielle.

Puis il sortit, en la regardant toujours, émerveillé qu'elle fût encore si belle, et sentant naître en lui une émotion étrange, plus redoutable peut-être que l'antique et simple amour!

LE CHAMP D'OLIVIERS

I

Quand les hommes du port, du petit port provençal de Garandou, au fond de la baie Pisca, entre Marseille et Toulon, aperçurent la barque de l'abbé Vilbois qui revenait de la pêche, ils descendirent sur la plage pour aider à tirer le bateau.

L'abbé était seul dedans, et il ramait comme un vrai marin, avec une énergie rare malgré ses cinquante-huit ans. Les manches retroussées sur des bras musculeux, la soutane relevée en bas et serrée entre les genoux, un peu déboutonnée sur la poitrine, son tricorne sur le banc à son côté, et la tête coiffée d'un chapeau cloche en liège recouvert de toile blanche, il avait l'air d'un solide et bizarre ecclésiastique des pays chauds, fait pour les aventures plus que pour dire la messe.

De temps en temps, il regardait derrière lui pour bien reconnaître le point d'abordage, puis il recommençait à tirer, d'une façon rythmée, méthodique et forte, pour montrer, une fois de plus, à ces mauvais matelots du Midi, comment nagent les hommes du Nord.

La barque lancée toucha le sable et glissa dessus comme si elle allait gravir toute la plage en y enfonçant sa quille; puis elle s'arrêta net, et les cinq hommes qui regardaient venir le curé s'approchèrent, affables, contents, sympathiques au prêtre.

—Eh ben! dit l'un avec son fort accent de Provence, bonne pêche, monsieur le curé?

L'abbé Vilbois rentra ses avirons, retira son chapeau cloche pour se couvrir de son tricorne, abaissa ses manches sur ses bras, reboutonna sa soutane, puis ayant repris sa tenue et sa prestance de desservant du village, il répondit avec fierté:

—Oui, oui, très bonne, trois loups, deux murènes et quelques girelles.

Les cinq pêcheurs s'étaient approchés de la barque, et penchés au-dessus du bordage, ils examinaient, avec un air de connaisseurs, les bêtes mortes, les loups gras, les murènes à tête plate, hideux serpents de mer, et les girelles violettes striées en zigzag de bandes dorées de la couleur des peaux d'oranges.

Un d'eux dit:

—Je vais vous porter ça dans votre bastide, monsieur le curé.

—Merci, mon brave.

Ayant serré les mains, le prêtre se mit en route, suivi d'un homme et laissant les autres occupés à prendre soin de son embarcation.

Il marchait à grands pas lents, avec un air de force et de dignité. Comme il avait encore chaud d'avoir ramé avec tant de vigueur, il se découvrait par moments en passant sous l'ombre légère des oliviers, pour livrer à l'air du soir, toujours tiède, mais un peu calmé par une vague brise du large, son front carré, couvert de cheveux blancs, droits et ras, un front d'officier bien plus qu'un front de prêtre. Le village apparaissait sur une butte, au milieu d'une large vallée descendant en plaine vers la mer.

C'était par un soir de juillet. Le soleil éblouissant, tout près d'atteindre la crête dentelée de collines lointaines, allongeait en biais sur la route blanche, ensevelie sous un suaire de poussière, l'ombre interminable de l'ecclésiastique dont le tricorne démesuré promenait dans le champ voisin une large tache sombre qui semblait jouer à grimper vivement sur tous les troncs d'oliviers rencontrés, pour retomber aussitôt par terre, où elle rampait entre les arbres.

Sous les pieds de l'abbé Vilbois, un nuage de poudre fine, de cette farine impalpable dont sont couverts, en été, les chemins provençaux, s'élevait, fumant autour de sa soutane qu'elle voilait et couvrait, en bas, d'une teinte grise de plus en plus claire. Il allait, rafraîchi maintenant et les mains dans ses poches, avec l'allure lente et puissante d'un montagnard faisant une ascension. Ses yeux calmes regardaient le village, son village où il était curé depuis vingt ans, village choisi par lui, obtenu par grande faveur, où il comptait mourir. L'église, son église, couronnait le large cône des maisons entassées autour d'elle, de ses deux tours de pierre brune, inégales et carrées, qui dressaient dans ce beau vallon méridional leurs silhouettes anciennes plus pareilles à des défenses de château fort, qu'à des clochers de monument sacré.

L'abbé était content, car il avait pris trois loups, deux murènes et quelques girelles.

Il aurait ce nouveau petit triomphe auprès de ses paroissiens, lui, qu'on respectait surtout, parce qu'il était peut-être, malgré son âge, l'homme le mieux musclé du pays. Ces légères vanités innocentes étaient son plus grand plaisir. Il tirait au pistolet de façon à couper des tiges de fleurs, faisait quelquefois des armes avec le marchand de tabac, son voisin, ancien prévôt de régiment, et il nageait mieux que personne sur la côte.

C'était d'ailleurs un ancien homme du monde, fort connu jadis, fort élégant, le baron de Vilbois, qui s'était fait prêtre, à trente-deux ans, à la suite d'un chagrin d'amour.

Issu d'une vieille famille picarde, royaliste et religieuse, qui depuis plusieurs siècles donnait ses fils à l'armée, à la magistrature ou au clergé, il songea d'abord à entrer dans les ordres sur le conseil de sa mère, puis sur les instances de son père il se décida à venir simplement à Paris, faire son droit, et chercher ensuite quelque grave fonction au Palais.

Mais pendant qu'il achevait ses études, son père succomba à une pneumonie à la suite de chasses au marais, et sa mère, saisie par le chagrin, mourut peu de temps après. Donc, ayant hérité soudain d'une grosse fortune, il renonça à des projets de carrière quelconque pour se contenter de vivre en homme riche.

Beau garçon, intelligent bien que d'un esprit limité par des croyances, des traditions et des principes, héréditaires comme ses muscles de hobereau picard, il plut, il eut du succès dans le monde sérieux, et goûta la vie en homme jeune, rigide, opulent et considéré.

Mais voilà qu'à la suite de quelques rencontres chez un ami il devint amoureux d'une jeune actrice, d'une toute jeune élève du Conservatoire qui débutait avec éclat à l'Odéon.

Il en devint amoureux avec toute la violence, avec tout l'emportement d'un homme né pour croire à des idées absolues. Il en devint amoureux en la voyant à travers le rôle romanesque où elle avait obtenu, le jour même où elle se montra pour la première fois au public, un grand succès.

Elle était jolie, nativement perverse, avec un air d'enfant naïf qu'il appelait son air d'ange. Elle sut le conquérir complètement, faire de lui un de ces délirants forcenés, un de ces déments en extase qu'un regard ou qu'une jupe de femme brûle sur le bûcher des Passions Mortelles. Il la prit donc pour maîtresse, lui fit quitter le théâtre, et l'aima, pendant quatre ans, avec une ardeur toujours grandissante. Certes, malgré son nom et les traditions d'honneur de sa famille, il aurait fini par l'épouser, s'il n'avait découvert, un jour qu'elle le trompait depuis longtemps avec l'ami qui la lui avait fait connaître.

Le drame fut d'autant plus terrible qu'elle était enceinte, et qu'il attendait la naissance de l'enfant pour se décider au mariage.

Quant il tint entre ses mains les preuves, des lettres, surprises dans un tiroir, il lui reprocha son infidélité, sa perfidie, son ignominie, avec toute la brutalité du demi-sauvage qu'il était.

Mais elle, enfant des trottoirs de Paris, impudente autant qu'impudique, sûre de l'autre homme comme de celui-là, hardie d'ailleurs comme ces filles du peuple qui montent aux barricades par simple crânerie, le brava et l'insulta; et comme il levait la main, elle lui montra son ventre.

Il s'arrêta, pâlissant, songea qu'un descendant de lui était là, dans cette chair souillée, dans ce corps vil, dans cette créature immonde, un enfant de lui! Alors il se rua sur elle pour les écraser tous les deux, anéantir cette double honte. Elle eut peur, se sentant perdue, et comme elle roulait sous son poing, comme elle voyait son pied prêt à frapper par terre le flanc gonflé où vivait déjà un embryon d'homme, elle lui cria, les mains tendues pour arrêter les coups:

—Ne me tue point. Ce n'est pas à toi, c'est à lui.

Il fit un bond en arrière, tellement stupéfait, tellement bouleversé que sa fureur resta suspendue comme son talon, et il balbutia.

—Tu … tu dis?

Elle, folle de peur tout à coup devant la mort entrevue dans les yeux et dans le geste terrifiants de cet homme, répéta:

—Ce n'est pas à toi, c'est à lui.

Il murmura, les dents serrées, anéanti:

—L'enfant?

—Oui.

—Tu mens.

Et, de nouveau, il commença le geste du pied qui va écraser quelqu'un, tandis que sa maîtresse, redressée à genoux, essayant de reculer, balbutiait toujours.

—Puisque je te dis que c'est à lui. S'il était à toi, est-ce que je ne l'aurais pas eu depuis longtemps?

Cet argument le frappa comme la vérité même. Dans un de ces éclairs de pensée où tous les raisonnements apparaissent en même temps avec une illuminante clarté, précis, irréfutables, concluants, irrésistibles, il fut convaincu, il fut sûr qu'il n'était point le père du misérable enfant de gueuse qu'elle portait en elle; et, soulagé, délivré, presque apaisé soudain, il renonça à détruire cette infâme créature.

Alors il lui dit d'une voix plus calme:

—Lève-toi, va-t-en, et que je ne te revoie jamais.

Elle obéit, vaincue, et s'en alla.

Il ne la revit jamais.

Il partit de son côté. Il descendit vers le Midi, vers le soleil, et s'arrêta dans un village, debout au milieu d'un vallon, au bord de la Méditerranée. Une auberge lui plut qui regardait la mer; il y prit une chambre et y resta. Il y demeura dix-huit mois, dans le chagrin, dans le désespoir, dans un isolement complet. Il y vécut avec le souvenir dévorant de la femme traîtresse, de son charme, de son enveloppement, de son ensorcellement inavouable, et avec le regret de sa présence et de ses caresses.

Il errait par les vallons provençaux, promenant au soleil tamisé par les grisâtres feuillettes des oliviers, sa pauvre tête malade où vivait une obsession.

Mais ses anciennes idées pieuses, l'ardeur un peu calmée de sa foi première lui revinrent au coeur tout doucement dans cette solitude douloureuse. La religion qui lui était apparue autrefois comme un refuge contre la vie inconnue, lui apparaissait maintenant comme un refuge contre la vie trompeuse et torturante. Il avait conservé des habitudes de prière. Il s'y attacha dans son chagrin, et il allait souvent, au crépuscule, s'agenouiller dans l'église assombrie où brillait seul, au fond du choeur, le point de feu de la lampe, gardienne sacrée du sanctuaire, symbole de la présence divine.

Il confia sa peine à ce Dieu, à son Dieu, et lui dit toute sa misère. Il lui demandait conseil, pitié, secours, protection, consolation, et dans son oraison répétée chaque jour plus fervente, il mettait chaque fois une émotion plus forte.

Son coeur meurtri, rongé par l'amour d'une femme, restait ouvert et palpitant, avide toujours de tendresse; et peu à peu, à force de prier, de vivre en ermite avec des habitudes de piété grandissantes, de s'abandonner à cette communication secrète des âmes dévotes avec le Sauveur qui console et attire les misérables, l'amour mystique de Dieu entra en lui et vainquit l'autre.

Alors il reprit ses premiers projets, et se décida à offrir à l'Église une vie brisée qu'il avait failli lui donner vierge.

Il se fit donc prêtre. Par sa famille, par ses relations il obtint d'être nommé desservant de ce village provençal où le hasard l'avait jeté, et, ayant consacré à des oeuvres bienfaisantes une grande partie de sa fortune, n'ayant gardé que ce qui lui permettrait de demeurer jusqu'à sa mort utile et secourable aux pauvres, il se réfugia dans une existence calme de pratiques pieuses et de dévouement à ses semblables.

Il fut un prêtre à vues étroites, mais bon, une sorte de guide religieux à tempérament de soldat, un guide de l'église qui conduisait par force dans le droit chemin l'humanité errante, aveugle, perdue en cette forêt de la vie où tous nos instincts, nos goûts, nos désirs, sont des sentiers qui égarent. Mais beaucoup de l'homme d'autrefois restait toujours vivant en lui. Il ne cessa pas d'aimer les exercices violents, les nobles sports, les armes, et il détestait les femmes, toutes, avec une peur d'enfant devant un mystérieux danger.

II

Le matelot qui suivait le prêtre se sentait sur la langue une envie toute méridionale de causer. Il n'osait pas, car l'abbé exerçait sur ses ouailles un grand prestige. À la fin il s'y hasarda.

—Alors, dit-il, vous vous trouvez bien dans votre bastide, monsieur le curé?

Cette bastide était une de ces maisons microscopiques où les provençaux des villes et des villages vont se nicher, en été, pour prendre l'air. L'abbé avait loué cette case dans un champ, à cinq minutes de son presbytère, trop petit et emprisonné au centre de la paroisse, contre l'église.

Il n'habitait pas régulièrement, même en été, cette campagne; il y allait seulement passer quelques jours de temps en temps, pour vivre en pleine verdure et tirer au pistolet.

—Oui, mon ami, dit le prêtre, je m'y trouve très bien.

La demeure basse apparaissait bâtie au milieu des arbres, peinte en rose, zébrée, hachée, coupée en petits morceaux par les branches et les feuilles des oliviers dont était planté le champ sans clôture où elle semblait poussée comme un champignon de Provence.

On apercevait aussi une grande femme qui circulait devant la porte en préparant une petite table à dîner où elle posait à chaque retour, avec une lenteur méthodique, un seul couvert, une assiette, une serviette, un morceau de pain, un verre à boire. Elle était coiffée du petit bonnet des arlésiennes, cône pointu de soie ou de velours noir sur qui fleurit un champignon blanc.

Quand l'abbé fut à portée de la voix, il lui cria:

—Eh! Marguerite?

Elle s'arrêta pour regarder, et reconnaissant son maître:

—Tè c'est vous, monsieur le curé?

—Oui. Je vous apporte une belle pêche, vous allez tout de suite me faire griller un loup, un loup au beurre, rien qu'au beurre, vous entendez?

La servante, venue au devant des hommes, examinait d'un oeil connaisseur les poissons portés par le matelot.

—C'est que nous avons déjà une poule au riz, dit-elle.

—Tant pis, le poisson du lendemain ne vaut pas le poisson sortant de l'eau. Je vais faire une petite fête de gourmand, ça ne m'arrive pas trop souvent; et puis, le péché n'est pas gros.

La femme choisissait le loup, et comme elle s'en allait en l'emportant, elle se retourna:

—Ah! Il est venu un homme vous chercher trois fois, monsieur le curé.

Il demanda avec indifférence.

—Un homme! Quel genre d'homme?

—Mais un homme qui ne se recommande pas de lui-même.

—Quoi! Un mendiant?

—Peut-être, oui, je ne dis pas. Je croirais plutôt un maoufatan.

L'abbé Vilbois se mit à rire de ce mot provençal qui signifie malfaiteur, rôdeur de routes, car il connaissait l'âme timorée de Marguerite qui ne pouvait séjourner à la bastide sans s'imaginer tout le long des jours et surtout des nuits qu'ils allaient être assassinés.

Il donna quelques sous au marin qui s'en alla, et, comme il disait, ayant conservé toutes ses habitudes de soins et de tenue d'ancien mondain:—«Je vas me passer un peu d'eau sur le nez et sur les mains»,—Marguerite lui cria de sa cuisine où elle grattait à rebours, avec un couteau, le dos du loup dont les écailles un peu tachées de sang se détachaient comme d'infimes piécettes d'argent.

—Tenez le voilà!

L'abbé vira vers la route et aperçut en effet un homme, qui lui parut, de loin, fort mal vêtu, et qui s'en venait, à petits pas, vers la maison. Il l'attendit, souriant encore de la terreur de sa domestique, et pensant: «Ma foi, je crois qu'elle a raison, il a bien l'air d'un maoufatan».

L'inconnu approchait, les mains dans ses poches, les yeux sur le prêtre, sans se hâter. Il était jeune, portait toute la barbe blonde et frisée; et des mèches de cheveux se roulaient en boucles au sortir d'un chapeau de feutre mou, tellement sale et défoncé que personne n'en aurait pu deviner la couleur et la forme premières. Il avait un long pardessus marron, une culotte dentelée autour des chevilles, et il était chaussé d'espadrilles, ce qui lui donnait une démarche molle, muette, inquiétante, un pas imperceptible de rôdeur.

Quant il fut à quelques enjambées de l'ecclésiastique, il ôta la loque qui lui abritait le front, en se découvrant avec un air un peu théâtral, et montrant une tête flétrie, crapuleuse et jolie, chauve sur le sommet du crâne, marque de fatigue ou de débauche précoce, car cet homme assurément n'avait pas plus de vingt-cinq ans.

Le prêtre, aussitôt, se découvrit aussi, devinant et sentant que ce n'était pas là le vagabond ordinaire, l'ouvrier sans travail ou le repris de justice errant entre deux prisons et qui ne sait plus guère parler que le langage mystérieux des bagnes.

—Bonjour, monsieur le curé, dit l'homme. Le prêtre répondit simplement: «Je vous salue» ne voulant pas appeler «Monsieur» ce passant suspect et haillonneux. Ils se contemplaient fixement et l'abbé Vilbois, devant le regard de ce rôdeur, se sentait troublé, ému comme en face d'un ennemi inconnu, envahi par une de ces inquiétudes étranges qui se glissent en frissons dans la chair et dans le sang.

A la fin, le vagabond reprit:

—Eh bien! me reconnaissez-vous?

Le prêtre, très étonné, répondit:

—Moi, pas du tout, je ne vous connais point.

—Ah! vous ne me connaissez point. Regardez-moi davantage.

—J'ai beau vous regarder, je ne vous ai jamais vu.

—Ça c'est vrai, reprit l'autre, ironique, mais je vais vous montrer quelqu'un que vous connaissez mieux.

Il se recoiffa et déboutonna son pardessus. Sa poitrine était nue dedans. Une ceinture rouge, roulée autour de son ventre maigre, retenait sa culotte au-dessus de ses hanches.

Il prit dans sa poche une enveloppe, une de ces invraisemblables enveloppes que toutes les taches possibles ont marbrées, une de ces enveloppes qui gardent, dans les doublures des gueux errants, les papiers quelconques, vrais ou faux, volés ou légitimes, précieux défenseurs de la liberté contre le gendarme rencontré. Il en tira une photographie, une de ces cartes grandes comme une lettre, qu'on faisait souvent autrefois, jaunie, fatiguée, traînée longtemps partout, chauffée contre la chair de cet homme et ternie par sa chaleur.

Alors, l'élevant à côté de sa figure, il demanda:

—Et celui-là, le connaissez-vous?

L'abbé fit deux pas pour mieux voir et demeura pâlissant, bouleversé, car c'était son propre portrait, fait pour Elle, à l'époque lointaine de son amour.

Il ne répondait rien, ne comprenant pas.

—Le vagabond répéta:

—Le reconnaissez-vous, celui-là?

Et le prêtre balbutia:

—Mais oui.

—Qui est-ce?

—C'est moi.

—C'est bien vous?

—Mais oui.

—Eh bien! regardez-nous, tous les deux, maintenant, votre portrait et moi?

Il avait vu déjà, le misérable homme, il avait vu que ces deux êtres, celui de la carte et celui qui riait à côté, se ressemblaient comme deux frères, mais il ne comprenait pas encore, et il bégaya:

—Que me voulez-vous, enfin?

Alors, le gueux, d'une voix méchante:

—Ce que je veux, mais je veux que vous me reconnaissiez d'abord.

—Qui êtes-vous donc?

—Ce que je suis? Demandez-le à n'importe qui sur la route, demandez-le à votre bonne, allons le demander au maire du pays si vous voulez, en lui montrant ça; et il rira bien, c'est moi qui vous le dis. Ah! vous ne voulez pas reconnaître que je suis votre fils, papa curé?

Alors le vieillard, levant ses bras en un geste biblique et désespéré, gémit:

—Ça n'est pas vrai.

Le jeune homme s'approcha tout contre lui, face à face.

—Ah! ça n'est pas vrai. Ah! l'abbé, il faut cesser de mentir, entendez-vous?

Il avait une figure menaçante et les poings fermés, et il parlait avec une conviction si violente, que le prêtre, reculant toujours, se demandait lequel des deux se trompait en ce moment.

Encore une fois, cependant, il affirma:

—Je n'ai jamais eu d'enfant.

L'autre ripostant:

—Et pas de maîtresse, peut-être?

Le vieillard prononça résolument un seul mot, un fier aveu:

—Si.

—Et cette maîtresse n'était pas grosse quand vous l'avez chassée?

Soudain, la colère ancienne, étouffée vingt-cinq ans plus tôt, non pas étouffée, mais murée au fond du coeur de l'amant, brisa les voûtes de foi, de dévotion résignée, de renoncement à tout, qu'il avait construites sur elle, et, hors de lui, il cria:

—Je l'ai chassée parce qu'elle m'avait trompé et qu'elle portait en elle l'enfant d'un autre, sans quoi, je l'aurais tuée, monsieur, et vous avec elle.

Le jeune homme hésita, surpris à son tour par l'emportement sincère du curé, puis il répliqua plus doucement:

—Qui vous a dit ça que c'était l'enfant d'un autre?

—Mais elle, elle-même, en me bravant.

Alors, le vagabond, sans contester cette affirmation, conclut avec un ton indifférent de voyou qui juge une cause:

—Eh ben! c'est maman qui s'est trompée en vous narguant, v'là tout.

Redevenant aussi plus maître de lui, après ce mouvement de fureur, l'abbé, à son tour, interrogea:

—Et qui vous a dit, à vous, que vous étiez mon fils?

—Elle, en mourant, m'sieu l'curé…. Et puis ça!

Et il tendait, sous les yeux du prêtre, la petite photographie.

Le vieillard la prit, et lentement, longuement, le coeur soulevé d'angoisse, il compara ce passant inconnu avec son ancienne image, et il ne douta plus, c'était bien son fils.

Une détresse emporta son âme, une émotion inexprimable, affreusement pénible, comme le remords d'un crime ancien. Il comprenait un peu, il devinait le reste, il revoyait la scène brutale de la séparation. C'était pour sauver sa vie, menacée par l'homme outragé, que la femme, la trompeuse et perfide femelle lui avait jeté ce mensonge. Et le mensonge avait réussi. Et un fils de lui était né, avait grandi, était devenu ce sordide coureur de routes, qui sentait le vice comme un bouc sent la bête.

Il murmura:

—Voulez-vous faire quelques pas avec moi, pour nous expliquer davantage?

L'autre se mit à ricaner.

—Mais, parbleu! C'est bien pour cela que je suis venu.

Ils s'en allèrent ensemble, côte à côte, par le champ d'oliviers. Le soleil avait disparu. La grande fraîcheur des crépuscules du Midi étendait sur la campagne un invisible manteau froid. L'abbé frissonnait et levant soudain les yeux, dans un mouvement habituel d'officiant, il aperçut partout autour de lui, tremblotant sur le ciel, le petit feuillage grisâtre de l'arbre sacré qui avait abrité sous son ombre frêle la plus grande douleur, la seule défaillance du Christ.

Une prière jaillit de lui, courte et désespérée, faite avec cette voix intérieure qui ne passe point par la bouche et dont les croyants implorent le Sauveur: «Mon Dieu, secourez-moi.»

Puis se tournant vers son fils:

—Alors, votre mère est morte?

Un nouveau chagrin s'éveillait en lui, en prononçant ces paroles: «Votre mère est morte» et crispait son coeur, une étrange misère de la chair de l'homme qui n'a jamais fini d'oublier, et un cruel écho de la torture qu'il avait subie, mais plus encore peut-être, puisqu'elle était morte, un tressaillement de ce délirant et court bonheur de jeunesse dont rien maintenant ne restait plus que la plaie de son souvenir.

Le jeune homme répondit:

—Oui, monsieur le curé, ma mère est morte.

—Y a-t-il longtemps?

—Oui, trois ans déjà.

Un doute nouveau envahit le prêtre.

—Et comment n'êtes-vous pas venu me trouver plus tôt?

L'autre hésita.

—Je n'ai pas pu. J'ai eu des empêchements … Mais, pardonnez-moi d'interrompre ces confidences que je vous ferai plus tard, aussi détaillées qu'il vous plaira, pour vous dire que je n'ai rien mangé depuis hier matin.

Une secousse de pitié ébranla tout le vieillard, et, tendant brusquement les deux mains.

—Oh! mon pauvre enfant, dit-il.

Le jeune homme reçut ces grandes mains tendues, qui enveloppèrent ses doigts, plus minces, tièdes et fiévreux.

Puis il répondit avec cet air de blague qui ne quittait guère ses lèvres:

—Eh ben! vrai, je commence à croire que nous nous entendrons tout de même.

Le curé se mit à marcher.

—Allons dîner, dit-il.

Il songeait soudain, avec une petite joie instinctive, confuse et bizarre, au beau poisson péché par lui, qui joint à la poule au riz, ferait, ce jour-là, un bon repas pour ce misérable enfant.

L'Arlésienne, inquiète et déjà grondeuse, attendait devant la porte.

—Marguerite, cria l'abbé, enlevez la table et portez-la dans la salle, bien vite, bien vite, et mettez deux couverts, mais bien vite.

La bonne restait effarée, à la pensée que son maître allait dîner avec ce malfaiteur.

Alors, l'abbé Vilbois, se mit lui-même à desservir et à transporter, dans l'unique pièce du rez-de-chaussée, le couvert préparé pour lui.

Cinq minutes plus tard, il était assis, en face du vagabond, devant une soupière pleine de soupe aux choux, qui faisait monter, entre leurs visages, un petit nuage de vapeur bouillante.

III

Quand les assiettes furent pleines, le rôdeur se mit à avaler sa soupe avidement par cuillerées rapides. L'abbé n'avait plus faim, et il humait seulement avec lenteur le savoureux bouillon des choux, laissant le pain au fond de son assiette.

Tout à coup il demanda:

—Comment vous appelez-vous?

L'homme rit, satisfait d'apaiser sa faim.

—Père inconnu, dit-il, pas d'autre nom de famille que celui de ma mère que vous n'aurez probablement pas encore oublié. J'ai, par contre, deux prénoms qui ne me vont guère, entre parenthèses, «Philippe-Auguste.»

L'abbé pâlit et demanda, la gorge serrée:

—Pourquoi vous a-t-on donné ces prénoms?

Le vagabond haussa les épaules.

—Vous devez bien le deviner. Après vous avoir quitté, maman a voulu faire croire à votre rival que j'étais à lui, et il l'a cru à peu près jusqu'à mon âge de quinze ans. Mais, à ce moment-là, j'ai commencé à vous ressembler trop. Et il m'a renié, la canaille. On m'avait donc donné ses deux prénoms, Philippe-Auguste; et si j'avais eu la chance de ne ressembler à personne ou d'être simplement le fils d'un troisième larron qui ne se serait pas montré, je m'appellerais aujourd'hui le vicomte Philippe-Auguste de Pravallon, fils tardivement reconnu du comte du même nom, sénateur. Moi, je me suis baptisé. «Pas de veine.»

—Comment savez-vous tout cela?

—Parce qu'il y a eu des explications devant moi, parbleu, et de rudes explications, allez. Ah! c'est ça qui vous apprend la vie.

Quelque chose de plus pénible et de plus tenaillant que tout ce qu'il avait ressenti et souffert depuis une demi-heure oppressait le prêtre. C'était en lui une sorte d'étouffement qui commençait, qui allait grandir et finirait par le tuer, et cela lui venait, non pas tant des choses qu'il entendait, que de la façon dont elles étaient dites et de la figure de crapule du voyou qui les soulignait. Entre cet homme et lui, entre son fils et lui, il commençait à sentir à présent ce cloaque des saletés morales qui sont, pour certaines âmes, de mortels poisons. C'était son fils cela? Il ne pouvait encore le croire. Il voulait toutes les preuves, toutes; tout apprendre, tout entendre, tout écouter, tout souffrir. Il pensa de nouveau aux oliviers qui entouraient sa petite bastide, et il murmura pour la seconde fois: «Oh! mon Dieu, secourez-moi.»

Philippe-Auguste avait fini sa soupe. Il demanda:

—On ne mange donc plus, l'Abbé?

Comme la cuisine se trouvait en dehors de la maison, dans un bâtiment annexé, et que Marguerite ne pouvait entendre la voix de son curé, il la prévenait de ses besoins par quelques coups donnés sur un gong chinois suspendu près du mur, derrière lui.

Il prit donc le marteau de cuir et heurta plusieurs fois la plaque ronde de métal. Un son, faible d'abord, s'en échappa, puis grandit, s'accentua, vibrant, aigu, suraigu, déchirant, horrible plainte du cuivre frappé.

La bonne apparut. Elle avait une figure crispée et elle jetait des regards furieux sur le maoufatan comme si elle eut pressenti, avec son instinct de chien fidèle, le drame abattu sur son maître. En ses mains elle tenait le loup grillé d'où s'envolait une savoureuse odeur de beurre fondu. L'abbé, avec une cuiller, fendit le poisson d'un bout à l'autre, et offrant le filet du dos à l'enfant de sa jeunesse:

—C'est moi qui l'ai pris tantôt, dit-il, avec un reste de fierté qui surnageait dans sa détresse.

Marguerite ne s'en allait pas.

Le prêtre reprit:

—Apportez du vin, du bon, du vin blanc du cap Corse.

Elle eut presque un geste de révolte, et il dut répéter, en prenant un air sévère: «Allez, deux bouteilles». Car, lorsqu'il offrait du vin à quelqu'un, plaisir rare, il s'en offrait toujours une bouteille à lui-même.

Philippe-Auguste, radieux, murmura.

—Chouette. Une bonne idée. Il y a longtemps que je n'ai mangé comme ça.

La servante revint au bout de deux minutes. L'abbé les jugea longues comme deux éternités, car un besoin de savoir lui brûlait à présent le sang, dévorant ainsi qu'un feu d'enfer.

Les bouteilles étaient débouchées, mais la bonne restait là, les yeux fixés sur l'homme.

—Laissez-nous—dit le curé.

Elle fit semblant de ne pas entendre.

Il reprit presque durement:

—Je vous ai ordonné de nous laisser seuls.

Alors elle s'en alla.

Philippe-Auguste mangeait le poisson avec une précipitation vorace; et son père le regardait, de plus en plus surpris et désolé de tout ce qu'il découvrait de bas sur cette figure qui lui ressemblait tant. Les petits morceaux que l'abbé Vilbois portait à ses lèvres, lui demeuraient dans la bouche, sa gorge serrée refusant de les laisser passer; et il les mâchait longtemps, cherchant, parmi toutes les questions qui lui venaient à l'esprit, celle dont il désirait le plus vite la réponse.

Il finit par murmurer:

—De quoi est-elle morte?

—De la poitrine.

—A-t-elle été longtemps malade?

—Dix-huit mois, à peu près.

—D'où cela lui était-il venu?

—On ne sait pas.

Ils se turent. L'abbé songeait. Tant de choses l'oppressaient qu'il aurait voulu déjà connaître, car depuis le jour de la rupture, depuis le jour où il avait failli la tuer, il n'avait rien su d'elle. Certes, il n'avait pas non plus désiré savoir, car il l'avait jetée avec résolution dans une fosse d'oubli, elle, et ses jours de bonheur; mais voilà qu'il sentait naître en lui tout à coup, maintenant qu'elle était morte, un ardent désir d'apprendre, un désir jaloux, presque un désir d'amant.

Il reprit:

—Elle n'était pas seule, n'est-ce pas?

—Non, elle vivait toujours avec lui.

Le vieillard tressaillit.

—Avec lui! Avec Pravallon?

—Mais oui.

Et l'homme jadis trahi, calcula que cette même femme qui l'avait trompé, était demeurée plus de trente ans avec son rival.

Ce fut presque malgré lui qu'il balbutia:

—Furent-ils heureux ensemble?

En ricanant, le jeune homme répondit:

—Mais oui, avec des hauts et des bas! Ça aurait été très bien sans moi. J'ai toujours tout gâté, moi.

—Comment, et pourquoi? dit le prêtre.

—Je vous l'ai déjà raconté. Parce qu'il a cru que j'étais son fils jusqu'à mon âge de quinze ans environ. Mais il n'était pas bête, le vieux, il a bien découvert tout seul la ressemblance, et alors il y a eu des scènes. Moi, j'écoutais aux portes. Il accusait maman de l'avoir mis dedans. Maman ripostait: «Est-ce ma faute. Tu savais très bien, quand tu m'as prise, que j'étais la maîtresse de l'autre.» L'autre, c'était vous.

—Ah! ils parlaient donc de moi quelquefois?

—Oui, mais ils ne vous ont jamais nommé devant moi, sauf à la fin, tout à la fin, aux derniers jours, quand maman s'est sentie perdue. Ils avaient tout de même de la méfiance.

—Et vous … vous avez appris de bonne heure que votre mère était dans une situation irrégulière?

—Parbleu! Je ne suis pas naïf, moi, allez, et je ne l'ai jamais été. Ça se devine tout de suite ces choses-là, dès qu'on commence à connaître le monde.

Philippe-Auguste se versait à boire coup sur coup. Ses yeux s'allumaient, son long jeûne lui donnant une griserie rapide.

Le prêtre s'en aperçut; il faillit l'arrêter, puis la pensée l'effleura que l'ivresse rendait imprudent et bavard, et, prenant la bouteille, il emplit de nouveau le verre du jeune homme.

Marguerite apportait la poule au riz. L'ayant posée sur la table, elle fixa de nouveau ses yeux sur le rôdeur, puis elle dit à son maître avec un air indigné:

—Mais regardez qu'il est saoul, monsieur le curé.

—Laisse-nous donc tranquilles, reprit le prêtre et va-t-en.

Elle sortit en tapant la porte.

Il demanda:

—Qu'est-ce qu'elle disait de moi, votre mère?

—Mais ce qu'on dit d'ordinaire d'un homme qu'on a lâché; que vous n'étiez pas commode, embêtant pour une femme, et qui lui auriez rendu la vie très difficile avec vos idées.

—Souvent elle a dit cela?

—Oui, quelquefois avec des subterfuges, pour que je ne comprenne point, mais je devinais tout.

—Et vous, comment vous traitait-on dans cette maison?

—Moi? très bien d'abord, et puis très mal ensuite. Quand maman a vu que je gâtais son affaire, elle m'a flanqué à l'eau.

—Comment ça?

—Comment ça! c'est bien simple. J'ai fait quelques fredaines vers seize ans; alors ces gouapes-là m'ont mis dans une maison de correction, pour se débarrasser de moi.

Il posa ses coudes sur la table, appuya ses deux joues sur ses deux mains et, tout à fait ivre, l'esprit chaviré dans le vin, il fut saisi tout à coup par une de ces irrésistibles envies de parler de soi qui font divaguer les pochards en de fantastiques vantardises.

Et il souriait gentiment, avec une grâce féminine sur les lèvres, une grâce perverse que le prêtre reconnut. Non seulement il la reconnut, mais il la sentit, haïe et caressante, cette grâce qui l'avait conquis et perdu jadis. C'était à sa mère que l'enfant, à présent, ressemblait le plus, non par les traits du visage, mais par le regard captivant et faux et surtout par la séduction du sourire menteur qui semblait ouvrir la porte de la bouche à toutes les infamies du dedans.

Philippe-Auguste raconta:

—Ah! ah! ah! J'en ai eu une vie, moi, depuis la maison de correction, une drôle de vie qu'un grand romancier payerait cher. Vrai, le père Dumas, avec son Monte-Cristo, n'en a pas trouvé de plus cocasses que celles qui me sont arrivées.

Il se tut, avec une gravité philosophique d'homme gris qui réfléchit, puis, lentement:

—Quand on veut qu'un garçon tourne bien, on ne devrait jamais l'envoyer dans une maison de correction, à cause des connaissances de là-dedans, quoi qu'il ait fait. J'en avais fait une bonne, moi, mais elle a mal tourné. Comme je me balladais avec trois camarades, un peu éméchés tous les quatre, un soir, vers neuf heures, sur la grand'route, auprès du gué de Folac, voilà que je rencontre une voiture où tout le monde dormait, le conducteur et sa famille, c'étaient des gens de Martinon qui revenaient de dîner à la ville. Je prends le cheval par la bride, je le fais monter dans le bac du passeur et je pousse le bac au milieu de la rivière. Ça fait du bruit, le bourgeois qui conduisait se réveille, il ne voit rien, il fouette. Le cheval part et saute dans le bouillon avec la voiture. Tous noyés! Les camarades m'ont dénoncé. Ils avaient bien ri d'abord en me voyant faire ma farce. Vrai, nous n'avions pas pensé que ça tournerait si mal. Nous espérions seulement un bain, histoire de rire.

Depuis ça, j'en ai fait de plus raides pour me venger de la première, qui ne méritait pas la correction, sur ma parole. Mais ce n'est pas la peine de les raconter. Je vais vous dire seulement la dernière, parce que celle-là elle vous plaira, j'en suis sûr. Je vous ai vengé, papa.

L'abbé regardait son fils avec des yeux terrifiés, et il ne mangeait plus rien.

Philippe-Auguste allait se remettre à parler.

—Non, dit le prêtre, pas à présent, tout à l'heure.

Se retournant, il battit et fit crier la stridente cymbale chinoise.

Marguerite entra aussitôt.

Et son maître commanda, avec une voix si rude qu'elle baissa la tête, effrayée et docile:

—Apporte-nous la lampe et tout ce que tu as encore à mettre sur la table, puis tu ne paraîtras plus tant que je n'aurai pas frappé le gong.

Elle sortit, revint et posa sur la nappe une lampe de porcelaine blanche, coiffée d'un abat-jour vert, un gros morceau de fromage, des fruits, puis s'en alla.

Et l'abbé dit résolument.

—Maintenant, je vous écoute.

Philippe-Auguste emplit avec tranquillité son assiette de dessert et son verre de vin. La seconde bouteille était presque vide, bien que le curé n'y eut point touché.

Le jeune homme reprit, bégayant, la bouche empâtée de nourriture et de saoulerie.

—La dernière, la voilà. C'en est une rude: J'étais revenu à la maison … et j'y restais malgré eux parce qu'ils avaient peur de moi … peur de moi … Ah! faut pas qu'on m'embête, moi … je suis capable de tout quand on m'embête…. Vous savez … ils vivaient ensemble et pas ensemble. Il avait deux domiciles, lui, un domicile de sénateur et un domicile d'amant. Mais il vivait chez maman plus souvent que chez lui, car il ne pouvait plus se passer d'elle. Ah!… en voilà une fine, et une forte … maman … elle savait vous tenir un homme, celle-là! Elle l'avait pris corps et âme, et elle l'a gardé jusqu'à la fin. C'est-il bête, les hommes! Donc, j'étais revenu et je les maîtrisais par la peur. Je suis débrouillard, moi, quand il faut, et pour la malice, pour la ficelle, pour la poigne aussi, je ne crains personne. Voilà que maman tombe malade et il l'installe dans une belle propriété près de Meulan, au milieu d'un parc grand comme une forêt. Ça dure dix-huit mois environ … comme je vous ai dit. Puis nous sentons approcher la fin. Il venait tous les jours de Paris, et il avait du chagrin, mais là, du vrai.

Donc, un matin, ils avaient jacassé ensemble près d'une heure, et je me demandais de quoi ils pouvaient jaboter si longtemps quand on m'appelle. Et maman me dit:

—Je suis près de mourir et il y a quelque chose que je veux te révéler, malgré l'avis du comte.—Elle l'appelait toujours «le comte» en parlant de lui.—C'est le nom de ton père, qui vit encore.

Je le lui avais demandé plus de cent fois … plus de cent fois … le nom de mon père … plus de cent fois … et elle avait toujours refusé de le dire…. Je crois même qu'un jour j'y ai flanqué des gifles pour la faire jaser, mais ça n'a servi de rien. Et puis, pour se débarrasser de moi, elle m'a annoncé que vous étiez mort sans le sou, que vous étiez un pas grand chose, une erreur de sa jeunesse, une gaffe de vierge, quoi. Elle me l'a si bien raconté que j'y ai coupé, mais en plein, dans votre mort.

Donc elle me dit:

—C'est le nom de ton père.

L'autre, qui était assis dans un fauteuil, réplique comme ça, trois fois:

—Vous avez tort, vous avez tort, vous avez tort, Rosette.

Maman s'assied dans son lit. Je la vois encore avec ses pommettes rouges et ses yeux brillants; car elle m'aimait bien tout de même; et elle lui dit:

—Alors faites quelque chose pour lui, Philippe!

En lui parlant, elle le nommait «Philippe» et moi «Auguste».

Il se mit à crier comme un forcené:

—Pour cette crapule-là, jamais, pour ce vaurien, ce repris de justice ce … ce … ce…

Et il en trouva des noms pour moi, comme s'il n'avait cherché que ça toute sa vie.

J'allais me fâcher, maman me fait taire, et elle lui dit:

—Vous voulez donc qu'il meure de faim, puisque je n'ai rien, moi.

Il répliqua, sans se troubler:

—Rosette, je vous ai donné trente-cinq mille francs par an, depuis trente ans, cela fait plus d'un million. Vous avez vécu par moi en femme riche, en femme aimée, j'ose dire, en femme heureuse. Je ne dois rien à ce gueux qui a gâté nos dernières années; et il n'aura rien de moi. Il est inutile d'insister. Nommez-lui l'autre si vous voulez. Je le regrette, mais je m'en lave les mains.

Alors, maman se tourne vers moi. Je me disais: «Bon … v'là que je retrouve mon vrai père … s'il a de la galette, je suis un homme sauvé…»

Elle continua:

—Ton père, le baron de Vilbois, s'appelle aujourd'hui l'abbé Vilbois, curé de Garandou, près de Toulon. Il était mon amant quand je l'ai quitté pour celui-ci.

Et voilà qu'elle me conte tout, sauf qu'elle vous a mis dedans aussi au sujet de sa grossesse. Mais les femmes, voyez-vous, ça ne dit jamais la vérité.

Il ricanait, inconscient, laissant sortir librement toute sa fange. Il but encore, et la face toujours hilare, continua:

—Maman mourut deux jours … deux jours plus tard. Nous avons suivi son cercueil au cimetière, lui et moi … est-ce drôle, … dites … lui et moi … et trois domestiques … c'est tout. Il pleurait comme une vache … nous étions côte à côte … on eût dit papa et le fils à papa.

Puis nous voilà revenus à la maison. Rien que nous deux. Moi je me disais: «Faut filer, sans un sou». J'avais juste cinquante francs. Qu'est-ce que je pourrais bien trouver pour me venger.

Il me touche le bras, et me dit.

—J'ai à vous parler.

Je le suivis dans son cabinet. Il s'assit devant sa table, puis, en barbotant dans ses larmes, il me raconte qu'il ne veut pas être pour moi aussi méchant qu'il le disait à maman; il me prie de ne pas vous embêter….—Ça … ça nous regarde, vous et moi….—Il m'offre un billet de mille … mille … mille … qu'est-ce que je pouvais faire avec mille francs … moi … un homme comme moi. Je vis qu'il y en avait d'autres dans le tiroir, un vrai tas. La vue de c'papier là, ça me donne une envie de chouriner. Je tends la main pour prendre celui qu'il m'offrait, mais au lieu de recevoir son aumône, je saute dessus, je le jette par terre, et je lui serre la gorge jusqu'à lui faire tourner de l'oeil; puis, quand je vis qu'il allait passer, je le bâillonne, je le ligote, je le déshabille, je le retourne et puis … ah! ah! ah!… je vous ai drôlement vengé!…

Philippe-Auguste toussait, étranglé de joie, et toujours sur sa lèvre relevée d'un pli féroce et gai, l'abbé Vilbois retrouvait l'ancien sourire de la femme qui lui avait fait perdre la tête.

—Après? dit-il.

—Après … Ah! ah! ah!… Il y avait grand feu dans la cheminée … c'était en décembre … par le froid … qu'elle est morte … maman … grand feu de charbon … Je prends le tisonnier … je le fais rougir … et voilà … que je lui fais des croix dans le dos, huit, dix, je ne sais pas combien, puis je le retourne et je lui en fais autant sur le ventre. Est-ce drôle, hein! papa. C'est ainsi qu'on marquait les forçats autrefois. Il se tortillait comme une anguille … mais je l'avais bien bâillonné il ne pouvait pas crier. Puis, je pris les billets—douze—avec le mien ça faisait treize … ça ne m'a pas porté chance. Et je me suis sauvé en disant aux domestiques de ne pas déranger monsieur le comte jusqu'à l'heure du dîner parce qu'il dormait.

Je pensais bien qu'il ne dirait rien, par peur du scandale, vu qu'il est sénateur. Je me suis trompé. Quatre jours après j'étais pincé dans un restaurant de Paris. J'ai eu trois ans de prison. C'est pour ça que je n'ai pas pu venir vous trouver plus tôt.

Il but encore, et bredouillant de façon à prononcer à peine les mots.

—Maintenant … papa … papa curé!… Est-ce drôle d'avoir un curé pour papa!… Ah! ah! faut être gentil, bien gentil avec bibi, parce que bibi n'est pas ordinaire … et qu'il en a fait une bonne … pas vrai … une bonne … au vieux …

La même colère qui avait affolé jadis l'abbé Vilbois devant la maîtresse trahissante, le soulevait à présent devant cet abominable homme.

Lui qui avait tant pardonné, au nom de Dieu, les secrets infâmes chuchotés dans le mystère des confessionnaux, il se sentait sans pitié, sans clémence en son propre nom, et il n'appelait plus maintenant à son aide ce Dieu secourable et miséricordieux, car il comprenait qu'aucune protection céleste ou terrestre ne peut sauver ici-bas ceux sur qui tombent de tels malheurs.

Toute l'ardeur de son coeur passionné et de son sang violent, éteinte par l'épiscopat, se réveillait dans une révolte irrésistible contre ce misérable qui était son fils, contre cette ressemblance avec lui, et aussi avec la mère, la mère indigne qui l'avait conçu pareil à elle, et contre la fatalité qui rivait ce gueux à son pied paternel ainsi qu'un boulet de galérien.

Il voyait, il prévoyait tout avec une lucidité subite, réveillé par ce choc de ses vingt-cinq ans de pieux sommeil et de tranquillité.

Convaincu soudain qu'il fallait parler fort pour être craint de ce malfaiteur et le terrifier du premier coup, il lui dit, les dents serrées par la fureur, et ne songeant plus à son ivresse:

—Maintenant que vous m'avez tout raconté, écoutez-moi. Vous partirez demain matin. Vous habiterez un pays que je vous indiquerai et que vous ne quitterez jamais sans mon ordre. Je vous y payerai une pension qui vous suffira pour vivre, mais petite, car je n'ai pas d'argent. Si vous désobéissez une seule fois, ce sera fini et vous aurez affaire à moi….

Bien qu'abruti par le vin, Philippe-Auguste comprit la menace; et le criminel qui était en lui surgit tout à coup. Il cracha ces mots, avec des hoquets.

—Ah! papa, faut pas me la faire…. T'es curé … je te tiens … et tu fileras doux, comme les autres!

L'abbé sursauta; et ce fut, dans ses muscles de vieil hercule, un invincible besoin de saisir ce monstre, de le plier comme une baguette et de lui montrer qu'il faudrait céder.

Il lui cria, en secouant la table et en la lui jetant dans la poitrine.

—Ah! prenez garde, prenez garde,… je n'ai peur de personne, moi …

L'ivrogne, perdant l'équilibre, oscillait sur sa chaise. Sentant qu'il allait tomber et qu'il était au pouvoir du prêtre, il allongea sa main, avec un regard d'assassin, vers un des couteaux qui traînaient sur la nappe. L'abbé Vilbois vit le geste, et il donna à la table une telle poussée que son fils culbuta sur le dos et s'étendit par terre. La lampe roula et s'éteignit.

Pendant quelques secondes une fine sonnerie de verres heurtés chanta dans l'ombre; puis ce fut une sorte de rampement de corps mou sur le pavé, puis plus rien.

Avec la lampe brisée la nuit subite s'était répandue sur eux si prompte, inattendue et profonde, qu'ils en furent stupéfaits comme d'un événement effrayant. L'ivrogne, blotti contre le mur, ne remuait plus; et le prêtre restait sur sa chaise, plongé dans ces ténèbres, qui noyaient sa colère. Ce voile sombre jeté sur lui arrêtant son emportement, immobilisa aussi l'élan furieux de son âme; et d'autres idées lui vinrent, noires et tristes comme l'obscurité.

Le silence se fit, un silence épais de tombe fermée, où rien ne semblait plus vivre et respirer. Rien non plus ne venait du dehors, pas un roulement de voiture au loin, pas un aboiement de chien, pas même un glissement dans les branches ou sur les murs, d'un léger souffle de vent.

Cela dura longtemps, très longtemps, peut-être une heure. Puis, soudain le gong tinta! Il tinta frappé d'un seul coup dur, sec et fort, que suivit un grand bruit bizarre de chute et de chaise renversée.

Marguerite, aux aguets, accourut; mais dès qu'elle eut ouvert la porte, elle recula épouvantée devant l'ombre impénétrable. Puis tremblante, le coeur précipité, la voix haletante et basse, elle appela:

—M'sieu l'curé, m'sieu l'curé.

Personne ne répondit, rien ne bougea.

«Mon Dieu, mon Dieu, pensa-t-elle, qu'est-ce qu'ils ont fait, qu'est-ce qu'est arrivé.»

Elle n'osait pas avancer, elle n'osait pas retourner prendre une lumière; et une envie folle de se sauver, de fuir et de hurler la saisit, bien qu'elle se sentit les jambes brisées à tomber sur place. Elle répétait:

—M'sieu le curé, m'sieu le curé, c'est moi, Marguerite.

Mais soudain, malgré sa peur, un désir instinctif de secourir son maître, et une de ces bravoures de femmes qui les rendent par moments héroïques emplirent son âme d'audace terrifiée, et, courant à sa cuisine, elle rapporta son quinquet.

Sur la porte de la salle, elle s'arrêta. Elle vit d'abord le vagabond, étendu contre le mur, et qui dormait ou semblait dormir, puis la lampe cassée, puis, sous la table, les deux pieds noirs et les jambes aux bas noirs de l'abbé Vilbois, qui avait dû s'abattre sur le dos en heurtant le gong de sa tête.

Palpitante d'effroi, les mains tremblantes, elle répétait:

—Mon Dieu, mon Dieu, qu'est-ce que c'est?

Et comme elle avançait à petits pas, avec lenteur, elle glissa dans quelque chose de gras et faillit tomber.

Alors, s'étant penchée, elle s'aperçut que sur le pavé rouge, un liquide rouge aussi coulait, s'étendant autour de ses pieds et courant vite vers la porte. Elle devina que c'était du sang.

Folle, elle s'enfuit, jetant sa lumière pour ne plus rien voir, et elle se précipita dans la campagne, vers le village. Elle allait, heurtant les arbres, les yeux fixés vers les feux lointains et hurlant.

Sa voix aiguë s'envolait par la nuit comme un sinistre cri de chouette et clamait sans discontinuer: «Le maoufatan … le maoufatan … le maoufatan …»

Lorsqu'elle atteignit les premières maisons, des hommes effarés sortirent et l'entourèrent; mais elle se débattait sans répondre, car elle avait perdu la tête.

On finit par comprendre qu'un malheur venait d'arriver dans la campagne du curé, et une troupe s'arma pour courir à son aide.

Au milieu du champ d'oliviers la petite bastide peinte en rose était devenue invisible et noire dans la nuit profonde et muette. Depuis que la lueur unique de sa fenêtre éclairée s'était éteinte comme un oeil fermé, elle demeurait noyée dans l'ombre, perdue dans les ténèbres, introuvable pour quiconque n'était pas enfant du pays.

Bientôt des feux coururent au ras de terre, à travers les arbres, venant vers elle. Ils promenaient sur l'herbe brûlée de longues clartés jaunes; et sous leurs éclats errants les troncs tourmentés des oliviers ressemblaient parfois à des monstres, à des serpents d'enfer enlacés et tordus. Les reflets projetés au loin firent soudain surgir dans l'obscurité quelque chose de blanchâtre et de vague, puis, bientôt le mur bas et carré de la petite demeure redevint rose devant les lanternes. Quelques paysans les portaient, escortant deux gendarmes, revolver au poing, le garde-champêtre, le maire et Marguerite que des hommes soutenaient car elle défaillait.

Devant la porte demeurée ouverte, effrayante, il y eut un moment d'hésitation. Mais le brigadier saisissant un falot, entra suivi par les autres.

La servante n'avait pas menti. Le sang, figé maintenant, couvrait le pavé comme un tapis. Il avait coulé jusqu'au vagabond, baignant une de ses jambes et une de ses mains.

Le père et le fils dormaient, l'un, la gorge coupée, du sommeil éternel, l'autre du sommeil des ivrognes. Les deux gendarmes se jetèrent sur celui-ci, et avant qu'il fût réveillé il avait des chaînes aux poignets. Il frotta ses yeux, stupéfait, abruti de vin; et lorsqu'il vit le cadavre du prêtre, il eut l'air terrifié, et de ne rien comprendre.

—Comment ne s'est-il pas sauvé, dit le maire?

—Il était trop saoul, répliqua le brigadier.

Et tout le monde fut de son avis, car l'idée ne serait venue à personne que l'abbé Vilbois, peut-être, avait pu se donner la mort.

MOUCHE

SOUVENIR D'UN CANOTIER

Il nous dit:

«En ai-je vu, de drôles de choses et de drôles de filles aux jours passés où je canotais. Que de fois j'ai eu envie d'écrire un petit livre, titré «Sur la Seine», pour raconter cette vie de force et d'insouciance, de gaieté et de pauvreté, de fête robuste et tapageuse que j'ai menée de vingt à trente ans.

J'étais un employé sans le sou; maintenant, je suis un homme arrivé qui peut jeter des grosses sommes pour un caprice d'une seconde. J'avais au coeur mille désirs modestes et irréalisables qui me doraient l'existence de toutes les attentes imaginaires. Aujourd'hui, je ne sais pas vraiment quelle fantaisie me pourrait faire lever du fauteuil où je somnole. Comme c'était simple, et bon, et difficile de vivre ainsi, entre le bureau à Paris et la rivière à Argenteuil. Ma grande, ma seule, mon absorbante passion, pendant dix ans, ce fut la Seine. Ah! la belle, calme, variée et puante rivière pleine de mirage et d'immondices. Je l'ai tant aimée, je crois, parce qu'elle m'a donné, me semble-t-il, le sens de la vie. Ah! les promenades le long des berges fleuries, mes amies les grenouilles qui rêvaient, le ventre au frais, sur une feuille de nénuphar, et les lis d'eau coquets et frêles, au milieu des grandes herbes fines qui m'ouvraient soudain, derrière un saule, un feuillet d'album japonais quand le martin-pêcheur fuyait devant moi comme une flamme bleue! Ai-je aimé tout cela, d'un amour instinctif des yeux qui se répandait dans tout mon corps en une joie naturelle et profonde.

Comme d'autres ont des souvenirs de nuits tendres, j'ai des souvenirs de levers de soleil dans les brumes matinales, flottantes, errantes vapeurs, blanches comme des mortes avant l'aurore, puis, au premier rayon glissant sur les prairies, illuminées de rose à ravir le coeur; et j'ai des souvenirs de lune argentant l'eau frémissante et courante, d'une lueur qui faisait fleurir tous les rêves.

Et tout cela, symbole de l'éternelle illusion, naissait pour moi sur de l'eau croupie qui charriait vers la mer toutes les ordures de Paris.

Puis quelle vie gaie avec les camarades. Nous étions cinq, une bande, aujourd'hui des hommes graves; et comme nous étions tous pauvres, nous avions fondé, dans une affreuse gargote d'Argenteuil, une colonie inexprimable qui ne possédait qu'une chambre-dortoir où j'ai passé les plus folles soirées, certes, de mon existence. Nous n'avions souci de rien que de nous amuser et de ramer, car l'aviron pour nous, sauf pour un, était un culte. Je me rappelle de si singulières aventures, de si invraisemblables farces, inventées par ces cinq chenapans, que personne aujourd'hui ne les pourrait croire. On ne vit plus ainsi, même sur la Seine, car la fantaisie enragée qui nous tenait en haleine est morte dans les âmes actuelles.

A nous cinq nous possédions un seul bateau, acheté à grand'peine et sur lequel nous avons ri comme nous ne rirons plus jamais. C'était une large yole un peu lourde, mais solide, spacieuse et confortable. Je ne vous ferai point le portrait de mes camarades. Il y en avait un petit, très malin, surnommé Petit Bleu; un grand, à l'air sauvage, avec des yeux gris et des cheveux noirs, surnommé Tomahawk; un autre, spirituel et paresseux, surnommé La Tôque, le seul qui ne touchât jamais une rame sous prétexte qu'il ferait chavirer le bateau; un mince, élégant, très soigné, surnommé «N'a-qu'un-Oeil» en souvenir d'un roman alors récent de Cladel, et parce qu'il portait un monocle; enfin moi qu'on avait baptisé Joseph Prunier. Nous vivions en parfaite intelligence avec le seul regret de n'avoir pas une barreuse. Une femme, c'est indispensable dans un canot. Indispensable parce que ça tient l'esprit et le coeur en éveil, parce que ça anime, ça amuse, ça distrait, ça pimente et ça fait décor avec une ombrelle rouge glissant sur les berges vertes. Mais il ne nous fallait pas une barreuse ordinaire, à nous cinq qui ne ressemblions guère à tout le monde. Il nous fallait quelque chose d'imprévu, de drôle, de prêt à tout, de presque introuvable, enfin. Nous en avions essayé beaucoup sans succès, des filles de barre, pas des barreuses, canotières imbéciles qui préféraient toujours le petit vin qui grise, à l'eau qui coule et qui porte les yoles. On les gardait un dimanche, puis on les congédiait avec dégoût.

Or, voilà qu'un samedi soir «N'a-qu'un-Oeil» nous amena une petite créature fluette, vive, sautillante, blagueuse et pleine de drôlerie, de cette drôlerie, qui tient lieu d'esprit aux titis mâles et femelles éclos sur le pavé de Paris. Elle était gentille, pas jolie, une ébauche de femme où il y avait de tout, une de ces silhouettes que les dessinateurs crayonnent en trois traits sur une nappe de café après dîner entre un verre d'eau-de-vie et une cigarette. La nature en fait quelquefois comme ça.

Le premier soir, elle nous étonna, nous amusa, et nous laissa sans opinion tant elle était inattendue. Tombée dans ce nid d'hommes prêts à toutes les folies, elle fut bien vite maîtresse de la situation, et dès le lendemain elle nous avait conquis.

Elle était d'ailleurs tout à fait toquée, née avec un verre d'absinthe dans le ventre, que sa mère avait dû boire au moment d'accoucher, et elle ne s'était jamais dégrisée depuis, car sa nourrice, disait-elle, se refaisait le sang à coups de tafia; et elle-même n'appelait jamais autrement que «ma sainte famille» toutes les bouteilles alignées derrière le comptoir des marchands de vin.

Je ne sais lequel de nous la baptisa «Mouche» ni pourquoi ce nom lui fut donné, mais il lui allait bien, et lui resta. Et notre yole, qui s'appelait Feuille-à-l'Envers fit flotter chaque semaine sur la Seine, entre Asnières et Maisons-Laffitte, cinq gars, joyeux et robustes, gouvernés, sous un parasol de papier peint, par une vive et écervelée personne qui nous traitait comme des esclaves chargés de la promener sur l'eau, et que nous aimions beaucoup.

Nous l'aimions tous beaucoup, pour mille raisons d'abord, pour une seule ensuite. Elle était, à l'arrière de notre embarcation, une espèce de petit moulin à paroles, jacassant au vent qui filait sur l'eau. Elle bavardait sans fin avec le léger bruit continu de ces mécaniques ailées qui tournent dans la brise; et elle disait étourdiment les choses les plus inattendues, les plus cocasses, les plus stupéfiantes. Il y avait dans cet esprit, dont toutes les parties semblaient disparates à la façon de loques de toute nature et de toute couleur, non pas cousues ensemble mais seulement faufilées, de la fantaisie comme dans un conte de fées, de la gauloiserie, de l'impudeur, de l'impudence, de l'imprévu, du comique, et de l'air, de l'air et du paysage comme dans un voyage en ballon.

On lui posait des questions pour provoquer des réponses trouvées on ne sait où. Celle dont on la harcelait le plus souvent était celle-ci:

—Pourquoi t'appelle-t-on Mouche?

Elle découvrait des raisons tellement invraisemblables que nous cessions de nager pour en rire.

Elle nous plaisait aussi, comme femme; et La Tôque, qui ne ramait jamais et qui demeurait tout le long des jours assis à côté d'elle au fauteuil de barre, répondit une fois à la demande ordinaire:

—Pourquoi t'appelle-t-on Mouche?

—Parce que c'est une petite cantharide!

Oui, une petite cantharide bourdonnante et enfiévrante, non pas la classique cantharide empoisonneuse, brillante et mantelée, mais une petite cantharide aux ailes rousses qui commençait à troubler étrangement l'équipage entier de la Feuille-à-l'Envers.

Que de plaisanteries stupides, encore, sur cette feuille où s'était arrêtée cette Mouche.

«N'a-qu'un-Oeil,» depuis l'arrivée de «Mouche» dans le bateau, avait pris au milieu de nous un rôle prépondérant, supérieur, le rôle d'un monsieur qui a une femme à côté de quatre autres qui n'en ont pas. Il abusait de ce privilège au point de nous exaspérer parfois en embrassant Mouche devant nous, en l'asseyant sur ses genoux à la fin des repas et par beaucoup d'autres prérogatives humiliantes autant qu'irritantes.

On les avait isolés dans le dortoir par un rideau.

Mais je m'aperçus bientôt que mes compagnons et moi devions faire au fond de nos cerveaux de solitaires le même raisonnement: «Pourquoi, en vertu de quelle loi d'exception, de quel principe inacceptable, Mouche, qui ne paraissait gênée par aucun préjugé, serait-elle fidèle à son amant, alors que les femmes du meilleur monde ne le sont pas à leurs maris.»

Notre réflexion était juste. Nous en fûmes bientôt convaincus. Nous aurions dû seulement la faire plus tôt pour n'avoir pas à regretter le temps perdu. Mouche trompa «N'a-qu'un-Oeil» avec tous les autres matelots de la Feuille-à-l'Envers.

Elle le trompa sans difficulté, sans résistance, à la première prière de chacun de nous.

Mon Dieu, les gens pudiques vont s'indigner beaucoup! Pourquoi? Quelle est la courtisane en vogue qui n'a pas une douzaine d'amants, et quel est celui de ces amants assez bête pour l'ignorer? La mode n'est-elle pas d'avoir un soir chez une femme célèbre et cotée, comme on a un soir à l'Opéra, aux Français ou à l'Odéon, depuis qu'on y joue les demi-classiques. On se met à dix pour entretenir une cocotte qui fait de son temps une distribution difficile, comme on se met à dix pour posséder un cheval de course que monte seulement un jockey, véritable image de l'amant de coeur.

On laissait par délicatesse Mouche à «N'a-qu'un-Oeil», du samedi soir au lundi matin. Les jours de navigation étaient à lui. Nous ne le trompions qu'en semaine, à Paris, loin de la Seine, ce qui, pour des canotiers comme nous, n'était presque plus tromper.

La situation avait ceci de particulier que les quatre maraudeurs des faveurs de Mouche n'ignoraient point ce partage, qu'ils en parlaient entre eux, et même avec elle, par allusions voilées qui la faisaient beaucoup rire. Seul, «N'a-qu'un-Oeil» semblait tout ignorer; et cette position spéciale faisait naître une gène entre lui et nous, paraissait le mettre à l'écart, l'isoler, élever une barrière à travers notre ancienne confiance et notre ancienne intimité. Cela lui donnait pour nous un rôle difficile, un peu ridicule, un rôle d'amant trompé, presque de mari.

Comme il était fort intelligent, doué d'un esprit spécial de pince-sans-rire, nous nous demandions quelquefois, avec une certaine inquiétude, s'il ne se doutait de rien.

Il eut soin de nous renseigner, d'une façon pénible pour nous. On allait déjeuner à Bougival, et nous ramions avec vigueur, quand La Tôque qui avait, ce matin-là, une allure triomphante d'homme satisfait et qui, assis côte à côte avec la barreuse, semblait se serrer contre elle un peu trop librement à notre avis, arrêta la nage en criant: «Stop!»

Les huit avirons sortirent de l'eau.

Alors, se tournant vers sa voisine, il demanda:

—Pourquoi t'appelle-t-on Mouche?

Avant qu'elle eût pu répondre, la voix de «N'a-qu'un-Oeil», assis à l'avant, articula d'un ton sec:

—Parce qu'elle se pose sur toutes les charognes.

Il y eut d'abord un grand silence, une gêne, que suivit une envie de rire. Mouche elle-même demeurait interdite.

Alors, La Tôque commanda:

—Avant partout.

Le bateau se remit en route.

L'incident était clos, la lumière faite.

Cette petite aventure ne changea rien à nos habitudes. Elle rétablit seulement la cordialité entre «N'a-qu'un-Oeil» et nous. Il redevint le propriétaire honoré de Mouche, du samedi soir au lundi matin, sa supériorité sur nous tous ayant été bien établie par cette définition, qui clôtura d'ailleurs l'ère des questions sur le mot «Mouche». Nous nous contentâmes à l'avenir du rôle secondaire d'amis reconnaissants et attentionnés qui profitaient discrètement des jours de la semaine sans contestation d'aucune sorte entre nous.

Cela marcha très bien pendant trois mois environ. Mais voilà que tout à coup Mouche prit, vis-à-vis de nous tous, des attitudes bizarres. Elle était moins gaie, nerveuse, inquiète, presque irritable. On lui demandait sans cesse:

—Qu'est-ce que tu as?

Elle répondait:

—Rien. Laisse-moi tranquille.

La révélation nous fut faite par «N'a-qu'un-Oeil», un samedi soir. Nous venions de nous mettre à table dans la petite salle à manger que notre gargotier Barbichon nous réservait dans sa guinguette, et, le potage fini, on attendait la friture quand notre ami, qui paraissait aussi soucieux, prit d'abord la main de Mouche et ensuite parla:

—«Mes chers camarades, dit-il, j'ai une communication des plus graves à vous faire et qui va peut-être amener de longues discussions. Nous aurons le temps d'ailleurs de raisonner entre les plats.

Cette pauvre Mouche m'a annoncé une désastreuse nouvelle dont elle m'a chargé en même temps de vous faire part:

Elle est enceinte.

Je n'ajoute que deux mots:

Ce n'est pas la moment de l'abandonner et la recherche de la paternité est interdite.»

Il y eut d'abord de la stupeur, la sensation d'un désastre: et nous nous regardions les uns les autres avec l'envie d'accuser quelqu'un. Mais lequel? Ah! lequel? Jamais je n'avais senti comme en ce moment la perfidie de cette cruelle farce de la nature qui ne permet jamais à un homme de savoir d'une façon certaine s'il est le père de son enfant.

Puis peu à peu une espèce de consolation nous vint et nous réconforta, née au contraire d'un sentiment confus de solidarité.

Tomahawk, qui ne parlait guère, formula ce début de rassérénement par ces mots:

—Ma foi, tant pis, l'union fait la force.

Les goujons entraient apportés par un marmiton. On ne se jetait pas dessus, comme toujours, car on avait tout de même l'esprit troublé.

N'a-qu'un-Oeil reprit:

—Elle a eu, en cette circonstance, la délicatesse de me faire des aveux complets. Mes amis, nous sommes tous également coupables. Donnons-nous la main et adoptons l'enfant.

La décision fut prise à l'unanimité. On leva les bras vers le plat de poissons frits et on jura.

—Nous l'adoptons.

Alors, sauvée tout d'un coup, délivrée du poids horrible d'inquiétude qui torturait depuis un mois cette gentille et détraquée pauvresse de l'amour, Mouche s'écria:

—Oh! mes amis! mes amis! Vous êtes de braves coeurs … de braves coeurs … de braves coeurs … Merci tous! Et elle pleura, pour la première fois, devant nous.

Désormais on parla de l'enfant dans le bateau comme s'il était né déjà, et chacun de nous s'intéressait, avec une sollicitude de participation exagérée, au développement lent et régulier de la taille de notre barreuse.

On cessait de ramer pour demander:

—Mouche?

Elle répondait:

—Présente.

—Garçon ou fille?

—Garçon.

—Que deviendra-t-il?

Alors elle donnait essor à son imagination de la façon la plus fantastique. C'étaient des récits interminables, des inventions stupéfiantes, depuis le jour de la naissance jusqu'au triomphe définitif. Il fut tout, cet enfant, dans le rêve naïf, passionné et attendrissant de cette extraordinaire petite créature, qui vivait maintenant, chaste, entre nous cinq, qu'elle appelait ses «cinq papas». Elle le vit et le raconta marin, découvrant un nouveau monde plus grand que l'Amérique, général rendant à la France l'Alsace et la Lorraine, puis empereur et fondant une dynastie de souverains généreux et sages qui donnaient à notre patrie le bonheur définitif, puis savant dévoilant d'abord le secret de la fabrication de l'or, ensuite celui de la vie éternelle, puis aéronaute inventant le moyen d'aller visiter les astres et faisant du ciel infini une immense promenade pour les hommes, réalisation de tous les songes les plus imprévus, et les plus magnifiques.

Dieu, fut-elle gentille et amusante, la pauvre petite, jusqu'à la fin de l'été!

Ce fut le vingt septembre que creva son rêve. Nous revenions de déjeuner à Maisons-Laffitte et nous passions devant Saint-Germain, quand elle eut soif et nous demanda de nous arrêter au Pecq.

Depuis quelque temps, elle devenait lourde, et cela l'ennuyait beaucoup. Elle ne pouvait plus gambader comme autrefois, ni bondir du bateau sur la berge, ainsi qu'elle avait coutume de faire. Elle essayait encore, malgré nos cris et nos efforts; et vingt fois, sans nos bras tendus pour la saisir, elle serait tombée.

Ce jour-là, elle eut l'imprudence de vouloir débarquer avant que le bateau fût arrêté, par une de ces bravades où se tuent parfois les athlètes malades ou fatigués.

Juste au moment où nous allions accoster, sans qu'on pût prévoir ou prévenir son mouvement, elle se dressa, prit son élan et essaya de sauter sur le quai.

Trop faible, elle ne toucha que du bout du pied le bord de la pierre, glissa, heurta de tout son ventre l'angle aigu, poussa un grand cri et disparut dans l'eau.

Nous plongeâmes tous les cinq en même temps pour ramener un pauvre être défaillant, pâle comme une morte et qui souffrait déjà d'atroces douleurs.

Il fallut la porter bien vite dans l'auberge la plus voisine, où un médecin fut appelé.

Pendant dix heures que dura la fausse couche elle supporta avec un courage d'héroïne d'abominables tortures. Nous nous désolions autour d'elle, enfiévrés d'angoisse et de peur.

Puis on la délivra d'un enfant mort; et pendant quelques jours encore nous eûmes pour sa vie les plus grandes craintes.

Le docteur, enfin, nous dit un matin: «Je crois qu'elle est sauvée. Elle est en acier, cette fille.» Et nous entrâmes ensemble dans sa chambre, le coeur radieux.

«N'a-qu'un-Oeil», parlant pour tous, lui dit:

—Plus de danger, petite Mouche, nous sommes bien contents.

Alors, pour la seconde fois, elle pleura devant nous, et, les yeux sous une glace de larmes, elle balbutia:

—Oh! si vous saviez, si vous saviez … quel chagrin … quel chagrin … je ne me consolerai jamais.

—De quoi donc, petite Mouche?

—De l'avoir tué, car je l'ai tué! oh! sans le vouloir! quel chagrin!…

Elle sanglotait. Nous l'entourions, émus, ne sachant quoi lui dire.

Elle reprit:

—Vous l'avez vu, vous?

—Nous répondîmes, d'une seule voix?

—Oui.

—C'était un garçon, n'est-ce pas?

—Oui.

—Beau, n'est-ce pas?

On hésita beaucoup. Petit-Bleu, le moins scrupuleux, se décida à affirmer.

—Très beau.

Il eut tort, car elle se mit à gémir, presque à hurler de désespoir.

Alors, N'a-qu'un-Oeil, qui l'aimait peut-être le plus, eut pour la calmer une invention géniale, et baisant ses yeux ternis par les pleurs.

—Console-toi, petite Mouche, console-toi, nous t'en ferons un autre.

Le sens comique qu'elle avait dans les moelles se réveilla tout à coup, et à moitié convaincue, à moitié gouailleuse, toute larmoyante encore et le coeur crispé de peine, elle demanda, en nous regardant tous:

—Bien vrai?

Et nous répondîmes ensemble.

—Bien vrai.

LE NOYÉ

I

Tout le monde, dans Fécamp, connaissait l'histoire de la mère Patin. Certes, elle n'avait pas été heureuse avec son homme, la mère Patin; car son homme la battait de son vivant, comme on bat le blé dans les granges.

Il était patron d'une barque de pêche, et l'avait épousée, jadis, parce qu'elle était gentille, quoiqu'elle fût pauvre.

Patin, bon matelot, mais brutal, fréquentait le cabaret du père Auban, où il buvait aux jours ordinaires, quatre ou cinq petits verres de fil et, aux jours de chance à la mer, huit ou dix, et même plus, suivant sa gaieté de coeur, disait-il.

Le fil était servi aux clients par la fille au père Auban, une brune plaisante à voir et qui attirait le monde à la maison par sa bonne mine seulement, car on n'avait jamais jasé sur elle.

Patin, quand il entrait au cabaret, était content de la regarder et lui tenait des propos de politesse, des propos tranquilles d'honnête garçon. Quand il avait bu le premier verre de fil, il la trouvait déjà plus gentille; au second, il clignait de l'oeil; au troisième, il disait: «Si vous vouliez, mam'zelle Désirée …» sans jamais finir sa phrase; au quatrième, il essayait de la retenir par sa jupe pour l'embrasser; et, quand il allait jusqu'à dix, c'était le père Auban qui servait les autres.

Le vieux chand de vin, qui connaissait tous les trucs, faisait circuler Désirée entre les tables, pour activer la consommation; et Désirée, qui n'était pas pour rien la fille au père Auban, promenait sa jupe autour des buveurs, et plaisantait avec eux, la bouche rieuse et l'oeil malin.

A force de boire des verres de fil, Patin s'habitua si bien à la figure de Désirée, qu'il y pensait même à la mer, quand il jetait ses filets à l'eau, au grand large, par les nuits de vent ou les nuits de calme, par les nuits de lune ou les nuits de ténèbres. Il y pensait en tenant sa barre, à l'arrière de son bateau, tandis que ses quatre compagnons sommeillaient, la tête sur leur bras. Il la voyait toujours lui sourire, verser l'eau-de-vie jaune avec un mouvement de l'épaule, et puis s'en aller en disant:

—Voilà! Êtes-vous satisfait?

Et, à force de la garder ainsi dans son oeil et dans son esprit, il fut pris d'une telle envie de l'épouser que, n'y pouvant plus tenir, il la demanda en mariage.

Il était riche, propriétaire de son embarcation, de ses filets et d'une maison au pied de la côte sur la Retenue; tandis que le père Auban n'avait rien. Il fut donc agréé avec empressement, et la noce eut lieu le plus vite possible, les deux parties ayant hâte que la chose fût faite, pour des raisons différentes.

Mais, trois jours après le mariage conclu, Patin ne comprenait plus du tout comment il avait pu croire Désirée différente des autres femmes. Vrai, fallait-il qu'il eût été bête pour s'embarrasser d'une sans le sou qui l'avait enjôlé avec sa fine, pour sûr, de la fine où elle avait mis, pour lui, quelque sale drogue.

Et il jurait, tout le long des marées, cassait sa pipe entre ses dents, bourrait son équipage; et, ayant sacré à pleine bouche avec tous les termes usités et contre tout ce qu'il connaissait, il expectorait ce qui lui restait de colère au ventre sur les poissons et les homards tirés un à un des filets, et ne les jetait plus dans les mannes qu'en les accompagnant d'injures et de termes malpropres.

Puis, rentré chez lui, ayant à portée de la bouche et de la main sa femme, la fille au père Auban, il ne tarda guère à la traiter comme la dernière des dernières. Puis, comme elle l'écoutait résignée, accoutumée aux violences paternelles, il s'exaspéra de son calme; et, un soir, il cogna. Ce fut alors, chez lui, une vie terrible.

Pendant dix ans on ne parla sur la Retenue que des tripotées que Patin flanquait à sa femme et que de sa manière de jurer, à tout propos, en lui parlant. Il jurait, en effet, d'une façon particulière, avec une richesse de vocabulaire et une sonorité d'organe qu'aucun autre homme, dans Fécamp, ne possédait. Dès que son bateau se présentait à l'entrée du port, en revenant de la pêche, on attendait la première bordée qu'il allait lancer, de son pont sur la jetée, dès qu'il aurait aperçu le bonnet blanc de sa compagne.

Debout, à l'arrière, il manoeuvrait, l'oeil sur l'avant et sur la voile, aux jours de grosse mer, et, malgré la préoccupation du passage étroit et difficile, malgré les vagues de fond qui entraient comme des montagnes dans l'étroit couloir, il cherchait, au milieu des femmes attendant les marins, sous l'écume des lames, à reconnaître la sienne, la fille au père Auban, la gueuse!

Alors, dès qu'il l'avait vue, malgré le bruit des flots et du vent, il lui jetait une engueulade, avec une telle force de gosier, que tout le monde en riait, bien qu'on la plaignît fort. Puis, quand le bateau arrivait à quai, il avait une manière de décharger son lest de politesse, comme il disait, tout en débarquant son poisson, qui attirait autour de ses amarres tous les polissons et tous les désoeuvrés du port.

Cela lui sortait de la bouche, tantôt comme des coups de canon, terribles et courts, tantôt comme des coups de tonnerre qui roulaient durant cinq minutes un tel ouragan de gros mots, qu'il semblait avoir dans les poumons tous les orages du Père-Éternel.

Puis, quand il avait quitté son bord et qu'il se trouvait face à face avec elle au milieu des curieux et des harengères, il repêchait à fond de cale toute une cargaison nouvelle d'injures et de duretés, et il la reconduisait ainsi jusqu'à leur logis, elle devant, lui derrière, elle pleurant, lui criant.

Alors, seul avec elle, les portes fermées, il tapait sous le moindre prétexte. Tout lui suffisait pour lever la main et, dès qu'il avait commencé, il ne s'arrêtait plus, en lui crachant alors au visage les vrais motifs de sa haine. A chaque gifle, à chaque horion il vociférait: «Ah! sans le sou, ah! va-nu-pieds, ah! crève-la-faim, j'en ai fait un joli coup le jour où je me suis rincé la bouche avec le tord-boyaux de ton filou de père!»

Elle vivait, maintenant, la pauvre femme, dans une épouvante incessante, dans un tremblement continu de l'âme et du corps, dans une attente éperdue des outrages et des rossées.

Et cela dura dix ans. Elle était si craintive qu'elle pâlissait en parlant à n'importe qui, et qu'elle ne pensait plus à rien qu'aux coups dont elle était menacée, et qu'elle était devenue plus maigre, jaune et sèche qu'un poisson fumé.

II

Une nuit, son homme étant à la mer, elle fut réveillée tout à coup par ce grognement de bête que fait le vent quand il arrive ainsi qu'un chien lâché! Elle s'assit dans son lit, émue, puis, n'entendant plus rien, se recoucha; mais, presque aussitôt, ce fut dans sa cheminée un mugissement qui secouait la maison tout entière, et cela s'étendit par tout le ciel comme si un troupeau d'animaux furieux eût traversé l'espace en soufflant et en beuglant.

Alors elle se leva et courut au port. D'autres femmes y arrivaient de tous les côtés avec des lanternes. Les hommes accouraient et tous regardaient s'allumer dans la nuit, sur la mer, les écumes au sommet des vagues.

La tempête dura quinze heures. Onze matelots ne revinrent pas, et
Patin fut de ceux-là.

On retrouva, du côté de Dieppe, des débris de la Jeune-Amélie, sa barque. On ramassa, vers Saint-Valéry, les corps de ses matelots, mais on ne découvrit jamais le sien. Comme la coque de l'embarcation semblait avoir été coupée en deux, sa femme, pendant longtemps, attendit et redouta son retour; car, si un abordage avait eu lieu, il se pouvait faire que le bâtiment abordeur l'eût recueilli, lui seul, et emmené au loin.

Puis, peu à peu, elle s'habitua à la pensée qu'elle était veuve, tout en tressaillant chaque fois qu'une voisine, qu'un pauvre ou qu'un marchand ambulant entrait brusquement chez elle.

Or, un après-midi, quatre ans environ après la disparition de son homme, elle s'arrêta, en suivant la rue aux Juifs, devant la maison d'un vieux capitaine, mort récemment, et dont on vendait les meubles.

Juste en ce moment, on adjugeait un perroquet, un perroquet vert à tête bleue, qui regardait tout ce monde d'un air mécontent et inquiet.

—Trois francs! criait le vendeur; un oiseau qui parle comme un avocat, trois francs!

Une amie de la Patin lui poussa le coude:

—Vous devriez acheter ça, vous qu'êtes riche, dit-elle. Ça vous tiendrait compagnie; il vaut plus de trente francs, c't oiseau-là. Vous le revendrez toujours ben vingt à vingt-cinq!

—Quatre francs! mesdames, quatre francs! répétait l'homme. Il chante vêpres et prêche comme M. le curé. C'est un phénomène … un miracle!

La Patin ajouta cinquante centimes, et on lui remit, dans une petite cage, la bête au nez crochu, qu'elle emporta.

Puis elle l'installa chez elle et, comme elle ouvrait la porte de fil de fer pour offrir à boire à l'animal, elle reçut, sur le doigt, un coup de bec qui coupa la peau et fit venir le sang.

—Ah! qu'il est mauvais, dit-elle.

Elle lui présenta cependant du chènevis et du mais, puis le laissa lisser ses plumes en guettant d'un air sournois sa nouvelle maison et sa nouvelle maîtresse.

Le jour commençait à poindre, le lendemain, quand la Patin entendit, de la façon la plus nette, une voix, une voix forte, sonore, roulante, la voix de Patin, qui criait:

—Te lèveras-tu, charogne!

Son épouvante fut telle qu'elle se cacha la tête sous ses draps, car, chaque matin, jadis, dès qu'il avait ouvert les yeux, son défunt les lui hurlait dans l'oreille, ces quatre mots qu'elle connaissait bien.

Tremblante, roulée en boule, le dos tendu à la rossée qu'elle attendait déjà, elle murmurait, la figure cachée dans la couche:

—Dieu Seigneur, le v'là! Dieu Seigneur, le v'là! Il est r'venu, Dieu
Seigneur!

Les minutes passaient; aucun bruit ne troublait plus le silence de la chambre. Alors, en frémissant, elle sortit sa tête du lit, sûre qu'il était là, guettant, prêt à battre.

Elle ne vit rien, rien qu'un trait de soleil passant par la vitre et elle pensa:

—Il est caché, pour sûr.

Elle attendit longtemps, puis, un peu rassurée, songea:

—Faut croire que j'ai rêvé, p'isqu'il n'se montre point.

Elle refermait les yeux, un peu rassurée, quand éclata, tout près, la voix furieuse, la voix de tonnerre du noyé qui vociférait:

—Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom, d'un nom, te lèveras-tu, ch…!

Elle bondit hors du lit, soulevée par l'obéissance, par sa passive obéissance de femme rouée de coups, qui se souvient encore, après quatre ans, et qui se souviendra toujours, et qui obéira toujours à cette voix-là! Et elle dit:

—Me v'là, Patin; qué que tu veux?

Mais Patin ne répondit pas.

Alors, éperdue, elle regarda autour d'elle, puis elle chercha partout, dans les armoires, dans la cheminée, sous le lit, sans trouver personne, et elle se laissa choir enfin sur une chaise, affolée d'angoisse, convaincue que l'âme de Patin, seule, était la, près d'elle, revenue pour la torturer.

Soudain, elle se rappela le grenier, où on pouvait monter du dehors par une échelle. Assurément, il s'était caché là pour la surprendre. Il avait dû, gardé par des sauvages sur quelque côte, ne pouvoir s'échapper plus tôt, et il était revenu, plus méchant que jamais. Elle n'en pouvait douter, rien qu'au timbre de sa voix.

Elle demanda, la tête levée vers le plafond:

—T'es-ti là-haut, Patin?

Patin ne répondit pas.

Alors elle sortit et, avec une peur affreuse qui lui secouait le coeur, elle monta l'échelle, ouvrit la lucarne, regarda, ne vit rien, entra, chercha et ne trouva pas.

Assise sur une botte de paille, elle se mit à pleurer; mais, pendant qu'elle sanglotait, traversée d'une terreur poignante et surnaturelle, elle entendit, dans sa chambre, au-dessous d'elle, Patin qui racontait des choses. Il semblait moins en colère, plus tranquille, et il disait:

—Sale temps!—Gros vent!—Sale temps!—J'ai pas déjeuné, nom d'un nom!

Elle cria à travers le plafond:

—Me v'là, Patin; j'vas te faire la soupe. Te fâche pas, j'arrive.

Et elle redescendit en courant.

Il n'y avait personne chez elle.

Elle se sentit défaillir comme si la Mort la touchait, et elle allait se sauver pour demander secours aux voisins, quand la voix, tout près de son oreille, cria:

—J'ai pas déjeuné, nom d'un nom!

Et le perroquet, dans sa cage, la regardait de son oeil rond, sournois et mauvais.

Elle aussi, le regarda, éperdue, murmurant:

—Ah! c'est toi!

Il reprit, en remuant sa tête:

—Attends, attends, attends, je vas t'apprendre à fainéanter!

Que se passa-t-il en elle? Elle sentit, elle comprit que c'était bien lui, le mort, qui revenait, qui s'était caché dans les plumes de cette bête pour recommencer à la tourmenter, qu'il allait jurer, comme autrefois, tout le jour, et la mordre, et crier des injures pour ameuter les voisins et les faire rire. Alors elle se rua, ouvrit la cage, saisit l'oiseau qui, se défendant, lui arrachait la peau avec son bec et avec ses griffes. Mais elle le tenait de toute sa force, à deux mains, et, se jetant par terre, elle se roula dessus avec une frénésie de possédée, l'écrasa, en fit une loque de chair, une petite chose molle, verte, qui ne remuait plus, qui ne parlait plus, et qui pendait; puis, l'ayant enveloppée d'un torchon comme d'un linceul, elle sortit, en chemise, nu-pieds, traversa le quai, que la mer battait de courtes vagues, et, secouant le linge, elle laissa tomber dans l'eau cette petite chose morte qui ressemblait à un peu d'herbe; puis elle rentra, se jeta à genoux devant la cage vide, et, bouleversée de ce qu'elle avait fait, demanda pardon au bon Dieu, en sanglotant, comme si elle venait de commettre un horrible crime.

L'ÉPREUVE

I

Un bon ménage, le ménage Bondel, bien qu'un peu guerroyant. On se querellait souvent, pour des causes futiles, puis on se réconciliait.

Ancien commerçant retiré des affaires après avoir amassé de quoi vivre selon ses goûts simples, Bondel avait loué à Saint-Germain un petit pavillon et s'était gîté là, avec sa femme.

C'était un homme calme, dont les idées, bien assises, se levaient difficilement. Il avait de l'instruction, lisait des journaux graves et appréciait cependant l'esprit gaulois. Doué de raison, de logique, de ce bon sens pratique qui est la qualité maîtresse de l'industrieux bourgeois français, il pensait peu, mais sûrement, et ne se décidait aux résolutions qu'après des considérations que son instinct lui révélait infaillibles.

C'était un homme de taille moyenne, grisonnant, à la physionomie distinguée.

Sa femme, pleine de qualités sérieuses, avait aussi quelques défauts. D'un caractère emporté, d'une franchise d'allures qui touchait à la violence, et d'un entêtement invincible, elle gardait contre les gens des rancunes inapaisables. Jolie autrefois, puis devenue trop grosse, trop rouge, elle passait encore, dans leur quartier, à Saint-Germain, pour une très belle femme, qui représentait la santé avec un air pas commode.

Leurs dissentiments, presque toujours, commençaient au déjeuner, au cours de quelque discussion sans importance, puis jusqu'au soir, souvent jusqu'au lendemain ils demeuraient fâchés. Leur vie si simple, si bornée, donnait de la gravité à leurs préoccupations les plus légères, et tout sujet de conversation devenait un sujet de dispute. Il n'en était pas ainsi jadis, lorsqu'ils avaient des affaires qui les occupaient, qui mariaient leurs soucis, serraient leurs coeurs, les enfermant et les retenant pris ensemble dans le filet de l'association et de l'intérêt commun.

Mais à Saint-Germain on voyait moins de monde. Il avait fallu refaire des connaissances, se créer, au milieu d'étrangers, une existence nouvelle toute vide d'occupations. Alors, la monotonie des heures pareilles les avait un peu aigris l'un et l'autre; et le bonheur tranquille, espéré, attendu avec l'aisance, n'apparaissait pas.

Ils venaient de se mettre à table, par un matin du mois de juin, quand
Bondel demanda:

—Est-ce que tu connais les gens qui demeurent dans ce petit pavillon rouge au bout de la rue du Berceau?

Mme Bondel devait être mal levée. Elle répondit:

—Oui et non, je les connais, mais je ne tiens pas à les connaître.

—Pourquoi donc? Ils ont l'air très gentils.

—Parce que …

—J'ai rencontré le mari ce matin sur la terrasse et nous avons fait deux tours ensemble.

Comprenant qu'il y avait du danger dans l'air, Bondel ajouta:

—C'est lui qui m'a abordé et parlé le premier.

La femme le regardait avec mécontentement. Elle reprit:

—Tu aurais aussi bien fait de l'éviter.

—Mais pourquoi donc?

—Parce qu'il y a des potins sur eux.

—Quels potins?

—Quels potins! Mon Dieu, des potins comme on en fait souvent.

M. Bondel eut le tort d'être un peu vif.

—Ma chère amie, tu sais que j'ai horreur des potins. Il me suffit qu'on en fasse pour me rendre les gens sympathiques. Quant à ces personnes, je les trouve fort bien, moi.

Elle demanda, rageuse:

—La femme aussi, peut-être?

—Mon Dieu, oui, la femme aussi, quoique je l'aie à peine aperçue.

Et la discussion continua, s'envenimant lentement, acharnée sur le même sujet, par pénurie d'autres motifs.

Mme Bondel s'obstinait à ne pas dire quels potins couraient sur ces voisins, laissant entendre de vilaines choses, sans préciser. Bondel haussait les épaules, ricanait, exaspérait sa femme. Elle finit par crier:

—Eh bien! ce monsieur est cornard, voilà!

Le mari répondit sans s'émouvoir:

—Je ne vois pas en quoi cela atteint l'honorabilité d'un homme?

Elle parut stupéfaite.

—Comment, tu ne vois pas?… tu ne vois pas?… elle est trop forte, en vérité … tu ne vois pas? Mais c'est un scandale public; il est taré à force d'être cornard!

Il répondit:

—Ah! mais non! Un homme serait taré parce qu'on le trompe, taré parce qu'on le trahit, taré parce qu'on le vole?… Ah! mais non. Je te l'accorde pour la femme, mais pas pour lui.

Elle devenait furieuse.

—Pour lui comme pour elle. Ils sont tarés, c'est une honte publique.

Bondel, très calme, demanda:

—D'abord, est-ce vrai? Qui peut affirmer une chose pareille tant qu'il n'y a pas flagrant délit.

Mme Bondel s'agitait sur son siège.

—Comment? qui peut affirmer? mais tout le monde! tout le monde! ça se voit comme les yeux dans le visage, une chose pareille. Tout le monde le sait, tout le monde le dit. Il n'y a pas à douter. C'est notoire comme une grande fête.

Il ricanait.

—On a cru longtemps aussi que le soleil tournait autour de la terre et mille autres choses non moins notoires, qui étaient fausses. Cet homme adore sa femme; il en parle avec tendresse, avec vénération. Ça n'est pas vrai.

Elle balbutia, trépignant:

—Avec ça qu'il le sait, cet imbécile, ce crétin, ce taré!

Bondel ne se fâchait pas; il raisonnait.

—Pardon. Ce monsieur n'est pas bête. Il m'a paru au contraire fort intelligent et très fin; et tu ne me feras pas croire qu'un homme d'esprit ne s'aperçoive pas d'une chose pareille dans sa maison, quand les voisins, qui n'y sont pas, dans sa maison, n'ignorent aucun détail de cet adultère, car ils n'ignorent aucun détail, assurément.

Mme Bondel eut un accès de gaieté rageuse qui irrita les nerfs de son mari.

—Ah! ah! ah! tous les mêmes, tous, tous! Avec ça qu'il y en a un seul au monde qui découvre cela, à moins qu'on ne lui mette le nez dessus.

La discussion déviait. Elle partit à fond de train sur l'aveuglement des époux trompés dont il doutait et qu'elle affirmait avec des airs de mépris si personnels qu'il finit par se fâcher.

Alors, ce fut une querelle pleine d'emportement, où elle prit le parti des femmes, où il prit la défense des hommes.

Il eut la fatuité de déclarer:

—Eh bien moi, je te jure que si j'avais été trompé, je m'en serais aperçu, et tout de suite encore. Et je t'aurais fait passer ce goût-là, d'une telle façon, qu'il aurait fallu plus d'un médecin pour te remettre sur pied.

Elle fut soulevée de colère et lui cria dans la figure:

—Toi? toi! Mais tu es aussi bête que les autres, entends-tu!

Il affirma de nouveau:

—Je te jure bien que non.

Elle lâcha un rire d'une telle impertinence qu'il sentit un battement de coeur, et un frisson sur sa peau.

Pour la troisième fois il dit:

—Moi, je l'aurais vu.

Elle se leva, riant toujours de la même façon.

—Non, c'est trop, fit-elle.

Et elle sortit en tapant la porte.

II

Bondel resta seul, très mal à l'aise. Ce rire insolent, provocateur, l'avait touché comme un de ces aiguillons de mouche venimeuse dont on ne sent pas la première atteinte, mais dont la brûlure s'éveille bientôt et devient intolérable.

Il sortit, marcha, rêvassa. La solitude de sa vie nouvelle le poussait à penser tristement, à voir sombre. Le voisin qu'il avait rencontré le matin se trouva tout à coup devant lui. Ils se serrèrent la main et se mirent à causer. Après avoir touché divers sujets, ils en vinrent à parler de leurs femmes. L'un et l'autre semblaient avoir quelque chose a confier, quelque chose d'inexprimable, de vague, de pénible sur la nature même de cet être associé à leur vie: une femme.

Le voisin disait:

—Vrai, on croirait qu'elles ont parfois contre leur mari une sorte d'hostilité particulière, par cela seul qu'il est leur mari. Moi, j'aime ma femme. Je l'aime beaucoup, je l'apprécie et je la respecte; eh bien! elle a quelquefois l'air de montrer plus de confiance et d'abandon à nos amis qu'à moi-même.

Bondel aussitôt pensa: «Ça y est, ma femme avait raison.»

Lorsqu'il eût quitté cet homme, il se remit à songer. Il, sentait en son âme un mélange confus de pensées contradictoires, une sorte de bouillonnement douloureux, et il gardait dans l'oreille le rire impertinent, ce rire exaspéré qui semblait dire: «Mais il en est de toi comme des autres, imbécile.» Certes, c'était là une bravade, une de ces impudentes bravades de femmes qui osent tout, qui risquent tout pour blesser, pour humilier l'homme contre lequel elles sont irritées.

Donc ce pauvre monsieur devait être aussi un mari trompé, comme tant d'autres. Il avait dit, avec tristesse: «Elle a quelquefois l'air de montrer plus de confiance et d'abandon à nos amis qu'à moi-même.» Voilà donc comment un mari,—cet aveugle sentimental que la loi nomme un mari,—formulait ses observations sur les attentions particulières de sa femme pour un autre homme. C'était tout. Il n'avait rien vu de plus. Il était pareil aux autres…. Aux autres!

Puis, comme sa propre femme, à lui, Bondel, avait ri d'une façon bizarre: «Toi aussi, … toi aussi …» Comme elles sont folles et imprudentes ces créatures qui peuvent faire entrer de pareils soupçons dans le coeur pour le seul plaisir de braver.

Il remontait leur vie commune, cherchant dans leurs relations anciennes si elle avait jamais paru montrer à quelqu'un plus de confiance et d'abandon qu'à lui-même. Il n'avait jamais suspecté personne, tant il était tranquille, sûr d'elle, confiant.

Mais oui, elle avait eu un ami, un ami intime, qui pendant près d'un an vint dîner chez eux trois fois par semaine, Tancret, ce bon Tancret, ce brave Tancret, que lui, Bondel, aima comme un frère et qu'il continuait à voir en cachette depuis que sa femme s'était fâchée, il ne savait pourquoi, avec cet aimable garçon.

Il s'arrêta, pour réfléchir, regardant le passé avec des yeux inquiète. Puis une révolte surgit en lui contre lui-même, contre cette honteuse insinuation du moi défiant, du moi jaloux, du moi méchant que nous portons tous. Il se blâma, il s'accusa, il s'injuria, tout en se rappelant les visites, les allures de cet ami que sa femme appréciait tant et qu'elle expulsa sans raison sérieuse. Mais soudain d'autres souvenirs lui vinrent, de ruptures pareilles dues au caractère vindicatif de Mme Bondel qui ne pardonnait jamais un froissement. Il rit alors franchement de lui-même, du commencement d'angoisse qui l'avait étreint; et se souvenant des mines haineuses de son épouse quand il lui disait, le soir, en rentrant: «J'ai rencontré ce bon Tancret, il m'a demandé de tes nouvelles», il se rassura complètement.

Elle répondait toujours: «Quand tu verras ce monsieur, tu peux lui dire que je le dispense de s'occuper de moi.» Oh! de quel air irrité, de quel air féroce elle prononçait ces paroles. Comme on sentait bien qu'elle ne pardonnait pas, qu'elle ne pardonnerait point…. Et il avait pu soupçonner?… même une seconde?… Dieu, quelle bêtise!

Pourtant, pourquoi s'était-elle fâchée ainsi? Elle n'avait jamais raconté le motif précis de cette brouille et la raison de son ressentiment. Elle lui en voulait bien fort! bien fort? Est-ce que?… Mais non…. mais non…. Et Bondel se déclara qu'il s'avilissait lui-même en songeant à des choses pareilles.

Oui, il s'avilissait sans aucun doute, mais il ne pouvait s'empêcher de songer à cela et il se demanda avec terreur si cette idée entrée en lui n'allait pas y demeurer, s'il n'avait pas là, dans le coeur, la larve d'un long tourment. Il se connaissait; il était homme à ruminer son doute, comme il ruminait autrefois ses opérations commerciales, pendant les jours et les nuits, en pesant le pour et le contre, interminablement.

Déjà il devenait agité, il marchait plus vite et perdait son calme. On ne peut rien contre l'Idée. Elle est imprenable, impossible à chasser, impossible à tuer.

Et soudain un projet naquit en lui, hardi, si hardi qu'il douta d'abord s'il l'exécuterait.

Chaque fois qu'il rencontrait Tancret, celui-ci demandait des nouvelles de Mme Bondel; et Bondel répondait: «Elle est toujours un peu fâchée.» Rien de plus,—Dieu … avait-il été assez mari lui-même!… Peut-être!…

Donc il allait prendre le train pour Paris, se rendre chez Tancret et le ramener avec lui, ce soir-là même, en lui affirmant que la rancune inconnue de sa femme était passée. Oui, mais quelle tête ferait Mme Bondel … quelle scène!… quelle fureur!… quel scandale!… Tant pis, tant pis … ce serait la vengeance du rire, et, en las voyant soudain en face l'un de l'autre, sans qu'elle fût prévenue, il saurait bien saisir sur les figures l'émotion de la vérité.

III

Il se rendit aussitôt à la gare, prit son billet, monta dans un wagon et lorsqu'il se sentit emporté par le train qui descendait la rampe du Pecq, il eut un peu peur, une sorte de vertige devant ce qu'il allait oser. Pour ne pas fléchir, reculer, revenir seul, il s'efforça de n'y plus penser, de se distraire sur d'autres idées, de faire ce qu'il avait décidé avec une résolution aveugle, et il se mit à chantonner des airs d'opérette et de café-concert jusqu'à Paris afin d'étourdir sa pensée.

Des envies de s'arrêter le saisirent aussitôt qu'il eut devant lui les trottoirs qui allaient le conduire à la rue de Tancret. Il flâna devant quelques boutiques, remarqua les prix de certains objets, s'intéressa à des articles nouveaux, eut envie de boire un bock, ce qui n'était guère dans ses habitudes, et en approchant du logis de son ami, désira fort ne point le rencontrer.

Mais Tancret était chez lui, seul, lisant. Il fut surpris, se leva, s'écria:

—Ah! Bondel! Quelle chance!

Et Bondel, embarrassé, répondit:

—Oui, mon cher, je suis venu faire quelques courses à Paris et je suis monté pour vous serrer la main.

—Ça c'est gentil, gentil! D'autant plus que vous aviez un peu perdu l'habitude d'entrer chez moi.

—Que voulez-vous, on subit malgré soi des influences, et comme ma femme avait l'air de vous en vouloir!

—Bigre … avait l'air,… elle a fait mieux que cela, puisqu'elle m'a mis à la porte.

—Mais à propos de quoi? Je ne l'ai jamais su, moi.

—Oh! à propos de rien … d'une bêtise … d'une discussion où je n'étais pas de son avis.

—Mais à quel sujet cette discussion?

—Sur une dame que vous connaissez peut-être de nom; Mme Boutin, une de mes amies.

—Ah! Vraiment…. Eh bien! je crois qu'elle ne vous en veut plus, ma femme, car elle m'a parlé de vous, ce matin, en termes fort amicaux.

Tancret eut un tressaillement, et parut tellement stupéfait que pendant quelques instants il ne trouva rien à dire. Puis il reprit:

—Elle vous a parlé de moi … en termes amicaux….

—Mais oui.

—Vous en êtes sûr?

—Parbleu?… je ne rêve pas.

—Et puis?…

—Et puis … comme je venais à Paris, j'ai cru vous faire plaisir en vous le disant.

—Mais oui…. Mais oui….

Bondel parut hésiter, puis, après un petit silence:

—J'avais même une idée … originale.

—Laquelle?

—Vous ramener avec moi pour dîner à la maison.

A cette proposition, Tancret, d'un naturel prudent, parut inquiet.

—Oh! vous croyez … est-ce possible … ne nous exposons-nous pas à … à … des histoires….

—Mais non … mais non.

—C'est que … vous savez … elle a de la rancune, Mme Bondel.

—Oui, mais je vous assure qu'elle ne vous en veut plus. Je suis même convaincu que cela lui fera grand plaisir de vous voir comme ça, à l'improviste.

—Vrai?

—Oh! vrai.

—Eh bien! allons, mon cher. Moi, je suis enchanté. Voyez-vous, cette brouille-là me faisait beaucoup de peine.

Et ils se mirent en route vers la gare Saint-Lazare en se tenant par le bras.

Le trajet fut silencieux. Tous deux semblaient perdus en des songeries profondes. Assis l'un en face de l'autre, dans le wagon, ils se regardaient sans parler, constatant l'un et l'autre qu'ils étaient pâles.

Puis ils descendirent du train et se reprirent le bras, comme pour s'unir contre un danger. Après quelques minutes de marche ils s'arrêtèrent, un peu haletants tous les deux, devant la maison des Bondel.

Bondel fit entrer son ami, le suivit dans le salon, appela sa bonne et lui dit: «Madame est ici?»

—Oui monsieur.

—Priez-la de descendre tout de suite, s'il vous plaît.

—Oui, monsieur.

Et ils attendirent, tombés sur deux fauteuils, émus à présent de la même envie de s'en aller au plus vite, avant que n'apparût sur le seuil la grande personne redoutée.

Un pas connu, un pas puissant descendit les marches de l'escalier. Une main toucha la serrure, et les yeux des deux hommes virent tourner la poignée de cuivre. Puis la porte s'ouvrit toute grande et Mme Bondel s'arrêta, voulant voir avant d'entrer.

Donc elle regarda, rougit, frémit, recula d'un demi-pas, puis demeura immobile, le sang aux joues et les mains posées sur les deux murs de l'entrée.

Tancret, pâle à présent comme s'il allait défaillir, s'était levé, laissant tomber son chapeau, qui roula sur le parquet. Il balbutiait.

—Mon Dieu … Madame … c'est moi … j'ai cru … j'ai osé…. Cela me faisait tant de peine …

Comme elle ne répondait pas, il reprit:

—Me pardonnez-vous … enfin?

Alors, brusquement, emportée par une impulsion, elle marcha vers lui les deux mains tendues; et quand il eut pris, serré et gardé ces deux mains, elle dit, avec une petite voix émue, brisée, défaillante, que son mari ne lui connaissait point:

—Ah! mon cher ami…. Ça me fait bien plaisir!

Et Bondel, qui les contemplait, se sentit glacé de la tête aux pieds, comme si on l'eût trempé dans un bain froid.

LE MASQUE

Il y avait bal costumé, à l'Élysée-Montmartre, ce soir-là. C'était à l'occasion de la Mi-Carême, et la foule entrait, comme l'eau dans une vanne d'écluse, dans le couloir illuminé qui conduit à la salle de danse. Le formidable appel de l'orchestre, éclatant comme un orage de musique, crevait les murs et le toit, se répandait sur le quartier, allait éveiller, par les rues et jusqu'au fond des maisons voisines, cet irrésistible désir de sauter, d'avoir chaud, de s'amuser qui sommeille au fond de l'animal humain.

Et les habitués du lieu s'en venaient aussi des quatre coins de Paris, gens de toutes les classes, qui aiment le gros plaisir tapageur, un peu crapuleux, frotté de débauche. C'étaient des employés, des souteneurs, des filles, des filles de tous draps, depuis le coton vulgaire jusqu'à la plus fine batiste, des filles riches, vieilles et diamantées, et des filles pauvres, de seize ans, pleines d'envie de faire la fête, d'être aux hommes, de dépenser de l'argent. Des habits noirs élégants en quête de chair fraîche, de primeurs déflorées, mais savoureuses, rôdaient dans cette foule échauffée, cherchaient, semblaient flairer, tandis que les masques paraissaient agités surtout par le désir de s'amuser. Déjà des quadrilles renommés amassaient autour de leurs bondissements une couronne épaisse de public. La haie onduleuse, la pâte remuante de femmes et d'hommes qui encerclait les quatre danseurs se nouait autour comme un serpent, tantôt rapprochée, tantôt écartée suivant les écarts des artistes. Les deux femmes, dont les cuisses semblaient attachées au corps par des ressorts de caoutchouc, faisaient avec leurs jambes des mouvements surprenants. Elles les lançaient en l'air avec tant de vigueur que le membre paraissait s'envoler vers les nuages, puis soudain les écartant comme si elles se fussent ouvertes jusqu'à mi-ventre, glissant l'une en avant, l'autre en arrière, elles touchaient le sol de leur centre par un grand écart rapide, répugnant et drôle.

Leurs cavaliers bondissaient, tricotaient des pieds, s'agitaient, les bras remués et soulevés comme des moignons d'ailes sans plumes, et on devinait, sous leurs masques, leur respiration essoufflée.

Un d'eux, qui avait pris place dans le plus réputé des quadrilles pour remplacer une célébrité absente, le beau «Songe-au-Gosse», et qui s'efforçait de tenir tête à l'infatigable «Arête-de-Veau» exécutait des cavaliers seuls bizarres qui soulevaient la joie et l'ironie du public.

Il était maigre, vêtu en gommeux, avec un joli masque verni sur le visage, un masque à moustache blonde frisée que coiffait une perruque à boucles.

Il avait l'air d'une figure de cire du musée Grévin, d'une étrange et fantasque caricature du charmant jeune homme des gravures de mode, et il dansait avec un effort convaincu, mais maladroit, avec un emportement comique. Il semblait rouillé à côté des autres, en essayant d'imiter leurs gambades; il semblait perclus, lourd comme un roquet jouant avec des lévriers. Des bravos moqueurs l'encourageaient. Et lui, ivre d'ardeur, gigotait avec une telle frénésie que, soudain, emporté par un élan furieux, il alla donner de la tête dans la muraille du public qui se fendit devant lui pour le laisser passer, puis se referma autour du corps inerte, étendu sur le ventre, du danseur inanimé.

Des hommes le ramassèrent, l'emportèrent. On criait: «un médecin.» Un monsieur se présenta, jeune, très élégant, en habit noir avec de grosses perles à sa chemise de bal. «Je suis professeur à la Faculté», dit-il d'une voix modeste. On le laissa passer, et il rejoignit dans une petite pièce pleine de cartons comme un bureau d'agent d'affaires, le danseur toujours sans connaissance qu'on allongeait sur des chaises. Le docteur voulut d'abord ôter le masque et reconnut qu'il était attaché d'une façon compliquée avec une multitude de menus fils de métal, qui le liaient adroitement aux bords de sa perruque et enfermaient la tête entière dans une ligature solide dont il fallait avoir le secret. Le cou lui-même était emprisonné dans une fausse peau qui continuait le menton, et cette peau de gant, peinte comme de la chair, attenait au col de la chemise.

Il fallut couper tout cela avec de forts ciseaux; et quand le médecin eut fait, dans ce surprenant assemblage, une entaille allant de l'épaule à la tempe, il entr'ouvrit cette carapace et y trouva une vieille figure d'homme usée, pâle, maigre et ridée. Le saisissement fut tel parmi ceux qui avaient apporté ce jeune masque frisé, que personne ne rit, que personne ne dit un mot.

On regardait, couché sur des chaises de paille, ce triste visage aux yeux fermés, barbouillé de poils blancs, les uns longs, tombant du front sur la face, les autres courts, poussés sur les joues et le menton, et, à côté de cette pauvre tête, ce petit, ce joli masque verni, ce masque frais qui souriait toujours.

L'homme revint à lui après être demeuré longtemps sans connaissance, mais il paraissait encore si faible, si malade que le médecin redoutait quelque complication dangereuse.

—Où demeurez-vous? dit-il.

Le vieux danseur parut chercher dans sa mémoire, puis se souvenir, et il dit un nom de rue que personne ne connaissait. Il fallut donc lui demander encore des détails sur le quartier. Il les fournissait avec une peine infinie, avec une lenteur et une indécision qui révélaient le trouble de sa pensée.

Le médecin reprit:

—Je vais vous reconduire moi-même.

Une curiosité l'avait saisi de savoir qui était cet étrange baladin, de voir où gîtait ce phénomène sauteur.

Et un fiacre bientôt les emporta tous deux, de l'autre côté des buttes
Montmartre.

C'était dans une haute maison d'aspect pauvre, où montait un escalier gluant, une de ces maisons toujours inachevées, criblées de fenêtres, debout entre deux terrains vagues, niches crasseuses où habite une foule d'êtres guenilleux et misérables.

Le docteur, cramponné à la rampe, tige de bois tournante où la main restait collée, soutint jusqu'au quatrième étage le vieil homme étourdi qui reprenait des forces.

La porte à laquelle ils avaient frappé s'ouvrit et une femme apparut, vieille aussi, propre, avec un bonnet de nuit bien blanc encadrant une tête osseuse, aux traits accentués, une de ces grosses têtes bonnes et rudes des femmes d'ouvrier laborieuses et fidèles. Elle s'écria:

—Mon Dieu! qu'est-ce qu'il a eu?

Lorsque la chose eut été dite en vingt paroles, elle se rassura, et rassura le médecin lui-même, en lui racontant que, souvent déjà, pareille aventure était arrivée.

—Faut le coucher, monsieur, rien autre chose, il dormira, et d'main n'y paraîtra plus.

Le docteur reprit:

—Mais c'est à peine s'il peut parler.

—Oh! c'est rien, un peu d'boisson, pas autre chose. Il n'a pas dîné pour être souple, et puis il a bu deux vertes, pour se donner de l'agitation. La verte, voyez-vous, ça lui r'fait des jambes, mais ça lui coupe les idées et les paroles. Ça n'est plus de son âge de danser comme il fait. Non, vrai, c'est à désespérer qu'il ait jamais une raison!

Le médecin, surpris, insista.

—Mais pourquoi danse-t-il d'une pareille façon, vieux comme il est?

Elle haussa les épaules, devenue rouge sous la colère qui l'excitait peu à peu.

—Ah! oui, pourquoi! Parlons-en, pour qu'on le croie jeune sous son masque, pour que les femmes le prennent encore pour un godelureau et lui disent des cochonneries dans l'oreille, pour se frotter à leur peau, à toutes leurs sales peaux avec leurs odeurs et leurs poudres et leurs pommades … Ah! c'est du propre! Allez, j'en ai eu une vie, moi, monsieur, depuis quarante ans que cela dure … Mais faut le coucher d'abord pour qu'il ne prenne pas mal. Ça ne vous ferait-il rien de m'aider. Quand il est comme ça, je n'en finis pas, toute seule.

Le vieux était assis sur son lit, l'air ivre, ses longs cheveux blancs tombés sur le visage.

Sa compagne le regardait avec des yeux attendris et furieux. Elle reprit:

—Regardez s'il n'a pas une belle tête pour son âge; et faut qu'il se déguise en polisson pour qu'on le croie jeune. Si c'est pas une pitié! Vrai, qu'il a une belle tête, monsieur? Attendez, j'vais vous la montrer avant de le coucher.

Elle alla vers une table qui portait la cuvette, le pot à eau, le savon, le peigne et la brosse. Elle prit la brosse, puis revint vers le lit et relevant toute la chevelure emmêlée du pochard, elle lui donna, en quelques instants, une figure de modèle de peintre, à grandes boucles tombant sur le cou. Puis, reculant afin de le contempler.

—Vrai qu'il est bien, pour son âge?

—Très bien, affirma le docteur qui commençait à s'amuser beaucoup.

Elle ajouta:

—Et si vous l'aviez connu quand il avait vingt-cinq ans! Mais faut le mettre au lit; sans ça ses vertes lui tourneraient dans le ventre. Tenez, monsieur, voulez-vous tirer sa manche?… plus haut … comme ça … bon…. la culotte maintenant…. attendez, je vais lui ôter ses chaussures … c'est bien.—À présent, tenez-le debout pour que j'ouvre le lit … voilà … couchons-le … si vous croyez qu'il se dérangera tout à l'heure pour me faire de la place, vous vous trompez. Faut que je trouve mon coin, moi, n'importe où. Ça ne l'occupe pas. Ah! jouisseur, va!

Dès qu'il se sentit étendu dans ses draps, le bonhomme ferma les yeux, les rouvrit, les ferma de nouveau, et dans toute sa figure satisfaite apparaissait la résolution énergique de dormir.

Le docteur, en l'examinant avec un intérêt sans cesse accru, demanda:

—Alors il va faire le jeune homme dans les bals costumés?

—Dans tous, monsieur, et il me revient au matin dans un état qu'on ne se figure pas. Voyez-vous, c'est le regret qui le conduit là et qui lui fait mettre une figure de carton sur la sienne. Oui, le regret de n'être plus ce qu'il a été, et puis de n'avoir plus ses succès!

Il dormait maintenant, et commençait à ronfler. Elle le contemplait d'un air apitoyé, et elle reprit:

—Ah! il en a eu des succès, cet homme-là! Plus qu'on ne croirait, monsieur, plus que les plus beaux messieurs du monde et que tous les ténors et que tous les généraux.

—Vraiment? Que faisait-il donc?

—Oh! ça va vous étonner d'abord, vu que vous ne l'avez pas connu dans son beau temps. Moi, quand je l'ai rencontré, c'était à un bal aussi, car il les a toujours fréquentés. J'ai été prise en l'apercevant, mais prise comme un poisson avec une ligne. Il était gentil, monsieur, gentil à faire pleurer quand on le regardait, brun comme un corbeau, et frisé, avec des yeux noirs aussi grands que des fenêtres. Ah! oui, c'était un joli garçon. Il m'a emmenée ce soir-là, et je ne l'ai plus quitté, jamais, pas un jour, malgré tout! Oh! il m'en a fait voir de dures!

Le docteur demanda:

—Vous êtes mariés?

Elle répondit simplement:

—Oui, monsieur, … sans ça il m'aurait lâchée comme les autres. J'ai été sa femme et sa bonne, tout, tout ce qu'il a voulu … et il m'en a fait pleurer … des larmes que je ne lui montrais pas! Car il me racontait ses aventures, à moi … à moi … monsieur … sans comprendre quel mal ça me faisait de l'écouter …

—Mais quel métier faisait-il, enfin?

—C'est vrai … j'ai oublié de vous le dire. Il était premier garçon chez Martel, mais un premier comme on n'en avait jamais eu … un artiste à dix francs l'heure, en moyenne …

—Martel?… qui ça, Martel?…

—Le coiffeur, monsieur, le grand coiffeur de l'Opéra qui avait toute la clientèle des actrices. Oui, toutes les actrices les plus huppées se faisaient coiffer par Ambroise et lui donnaient des gratifications qui lui ont fait une fortune. Ah! monsieur, toutes les femmes sont pareilles, oui, toutes. Quand un homme leur plaît, elles se l'offrent. C'est si facile … et ça fait tant de peine à apprendre. Car il me disait tout … il ne pouvait pas se taire … non, il ne pouvait pas. Ces choses-là donnent tant de plaisir aux hommes! plus de plaisir encore à dire qu'à faire peut-être.

Quand je le voyais rentrer le soir, un peu pâlot, l'air content, l'oeil brillant, je me disais: «Encore une. Je suis sûre qu'il en a levé encore une». Alors j'avais envie de l'interroger, une envie qui me cuisait le coeur, et aussi une autre envie de ne pas savoir, de l'empêcher de parler s'il commençait. Et nous nous regardions.

Je savais bien qu'il ne se tairait pas, qu'il allait en venir à la chose. Je sentais cela à son air, à son air de rire, pour me faire comprendre. «J'en ai une bonne aujourd'hui, Madeleine.» Je faisais semblant de ne pas voir, de ne pas deviner; et je mettais le couvert; j'apportais la soupe; je m'asseyais en face de lui.

Dans ces moments-là, monsieur, c'est comme si on m'avait écrasé mon amitié pour lui dans le corps, avec une pierre. Ça fait mal, allez, rudement. Mais il ne saisissait pas, lui, il ne savait pas; il avait besoin de conter cela à quelqu'un, de se vanter, de montrer combien on l'aimait … et il n'avait que moi à qui le dire … vous comprenez … que moi … Alors … il fallait bien l'écouter et prendre ça comme du poison.

Il commençait à manger sa soupe et puis il disait:

—Encore une, Madeleine.

Moi je pensais: «Ça y est. Mon Dieu, quel homme! Faut-il que je l'aie rencontré.»

Alors, il partait: «Encore une, et puis une chouette …» Et c'était une petite du Vaudeville ou bien une petite des Variétés, et puis aussi des grandes, les plus connues de ces dames de théâtre. Il me disait leurs noms, leurs mobiliers, et tout, tout, oui tout, monsieur … Des détails à m'arracher le coeur. Et il revenait là-dessus, il recommençait son histoire, d'un bout à l'autre, si content que je faisais semblant de rire pour qu'il ne se fâche pas contre moi.

Ce n'était peut-être pas vrai tout ça! Il aimait tant se glorifier qu'il était bien capable d'inventer des choses pareilles! C'était peut-être vrai aussi! Ces soirs-là, il faisait semblant d'être fatigué, de vouloir se coucher après souper. On soupait à onze heures, monsieur, car il ne rentrait jamais plus tôt, à cause des coiffures de soirée.

Quand il avait fini son aventure, il fumait des cigarettes en se promenant dans la chambre, et il était si joli garçon, avec sa moustache et ses cheveux frisés, que je pensais: «C'est vrai, tout de même, ce qu'il raconte. Puisque j'en suis folle, moi, de cet homme-là, pourquoi donc les autres n'en seraient-elles pas aussi toquées.» Ah! j'en ai eu des envies de pleurer, et de crier, et de me sauver, et de me jeter par la fenêtre, tout en desservant la table pendant qu'il fumait toujours. Il bâillait, en ouvrant la bouche, pour me montrer combien il était las, et il disait deux ou trois fois avant de se mettre au lit. «Dieu que je dormirai bien cette nuit!»

Je ne lui en veux pas, car il ne savait point combien il me peinait? Non, il ne pouvait pas le savoir! il aimait se vanter des femmes comme un paon qui fait la roue. Il en était arrivé à croire que toutes le regardaient et le voulaient.

Ça a été dur quand il a vieilli.

Oh! monsieur, quand j'ai vu son premier cheveu blanc, j'ai eu un saisissement à perdre le souffle, et puis une joie—une vilaine joie—mais si grande, si grande!!! Je me suis dit: «C'est la fin … c'est la fin …» Il m'a semblé qu'on allait me sortir de prison. Je l'aurais donc pour moi toute seule, quand les autres n'en voudraient plus.

C'était un matin, dans notre lit.—Il dormait encore, et je me penchais sur lui pour le réveiller en l'embrassant lorsque j'aperçus dans ses boucles, sur la tempe, un petit fil qui brillait comme de l'argent. Quelle surprise! Je n'aurais pas cru cela possible! D'abord j'ai pensé à l'arracher pour qu'il ne le vît pas, lui! mais, en regardant bien j'en aperçus un autre plus haut. Des cheveux blancs! il allait avoir des cheveux blancs! J'en avais le coeur battant et une moiteur à la peau; pourtant, j'étais bien contente, au fond!

C'est laid de penser ainsi, mais j'ai fait mon ménage de bon coeur ce matin-là, sans le réveiller encore; et quand il eut ouvert les yeux, tout seul, je lui dis:

—Sais-tu ce que j'ai découvert pendant que tu dormais?

—Non.

—J'ai découvert que tu as des cheveux blancs.

Il eut une secousse de dépit qui le fit asseoir comme si je l'avais chatouillé et il me dit d'un air méchant:

—C'est pas vrai!

—Oui, sur la tempe gauche. Il y en a quatre.

Il sauta du lit pour courir à la glace.

Il ne les trouvait pas. Alors je lui montrai le premier, le plus bas, le petit frisé, et je lui disais:

—Ça n'est pas étonnant avec la vie que tu mènes. D'ici à deux ans tu seras fini.

Eh bien! monsieur, j'avais dit vrai, deux ans après on ne l'aurait pas reconnu. Comme ça change vite un homme! Il était encore beau garçon mais il perdait sa fraîcheur, et les femmes ne le recherchaient plus. Ah! j'en ai mené une dure d'existence, moi, en ce temps-là! il m'en a fait voir de cruelles! Rien ne lui plaisait, rien de rien. Il a quitté son métier pour la chapellerie, dans quoi il a mangé de l'argent. Et puis il a voulu être acteur sans y réussir, et puis il s'est mis à fréquenter les bals publics. Enfin, il a eu le bon sens de garder un peu de bien, dont nous vivons. Ça suffit, mais ça n'est pas lourd! Dire qu'il a eu presque une fortune à un moment.

Maintenant vous voyez ce qu'il fait. C'est comme une frénésie qui le tient. Faut qu'il soit jeune, faut qu'il danse avec des femmes qui sentent l'odeur et la pommade. Pauvre vieux chéri, va!

Elle regardait, émue, prête à pleurer, son vieux mari qui ronflait. Puis, s'approchant de lui à pas légers, elle mit un baiser dans ses cheveux. Le médecin s'était levé, et se préparait à s'en aller, ne trouvant rien à dire devant ce couple bizarre.

Alors, comme il partait, elle demanda:

—Voulez-vous tout de même me donner votre adresse. S'il était plus malade j'irais vous chercher.

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