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L'inutile beauté

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UN PORTRAIT

Tiens, Milial! dit quelqu'un près de moi.

Je regardai l'homme qu'on désignait, car, depuis longtemps j'avais envie de connaître ce Don Juan.

Il n'était plus jeune. Les cheveux gris, d'un gris trouble, ressemblaient un peu à ces bonnets à poil dont se coiffent certains peuples du Nord, et sa barbe fine, assez longue, tombant sur la poitrine, avait aussi des airs de fourrure. Il causait avec une femme, penché vers elle, parlant à voix basse, en la regardant avec un oeil doux, plein d'hommages et de caresses.

Je savais sa vie, ou du moins ce qu'on en connaissait. Il avait été aimé follement, plusieurs fois; et des drames avaient eu lieu où son nom se trouvait mêlé. On parlait de lui comme d'un homme très séduisant, presque irrésistible. Lorsque j'interrogeais les femmes qui faisaient le plus son éloge, pour savoir d'où lui venait cette puissance, elles répondaient toujours, après avoir quelque temps cherché:

—Je ne sais pas … c'est du charme.

Certes, il n'était pas beau. Il n'avait rien des élégances dont nous supposons doués les conquérants de coeurs féminins. Je me demandais, avec intérêt, où était cachée sa séduction. Dans l'esprit?… On ne m'avait jamais cité ses mots ni même célébré son intelligence … Dans le regard?… Peut-être … Ou dans la voix?… La voix de certains êtres a des grâces sensuelles, irrésistibles, la saveur des choses exquises à manger. On a faim de les entendre, et le son de leurs paroles pénètre en nous comme une friandise.

Un ami passait. Je lui demandai:

—Tu connais M. Milial?

—Oui.

—Présente-nous donc l'un à l'autre.

Une minute plus tard, nous échangions une poignée de main et nous causions entre deux portes. Ce qu'il disait était juste, agréable à entendre, sans contenir rien de supérieur. La voix en effet, était belle, douce, caressante, musicale; mais j'en avais entendu de plus prenantes, de plus remuantes. On l'écoutait avec plaisir, comme on regarderait couler une jolie source. Aucune tension de pensée n'était nécessaire pour le suivre, aucun sous-entendu ne surexcitait la curiosité, aucune attente ne tenait en éveil l'intérêt. Sa conversation était plutôt reposante et n'allumait point en nous soit un vif désir de répondre et de contredire, soit une approbation ravie.

Il était d'ailleurs aussi facile de lui donner la réplique que de l'écouter. La réponse venait aux lèvres d'elle-même, dès qu'il avait fini de parler, et les phrases allaient vers lui comme si ce qu'il avait dit les faisait sortir de la bouche naturellement.

Une réflexion me frappa bientôt. Je le connaissais depuis un quart d'heure, et il me semblait qu'il était un de mes anciens amis, que tout, de lui, m'était familier depuis longtemps: sa figure, ses gestes, sa voix, ses idées.

Brusquement, après quelques instants de causerie, il me paraissait installé dans mon intimité. Toutes les portes étaient ouvertes entre nous, et je lui aurais fait peut-être, sur moi-même, s'il les avait sollicitées, ces confidences que, d'ordinaire, on ne livre qu'aux plus anciens camarades.

Certes, il y avait là un mystère. Ces barrières fermées entre tous les êtres, et que le temps pousse une à une, lorsque la sympathie, les goûts pareils, une même culture intellectuelle et des relations constantes les ont décadenassées peu à peu, semblaient ne pas exister entre lui et moi, et, sans doute, entre lui et tous ceux, hommes et femmes, que le hasard jetait sur sa route.

Au bout d'une demi-heure, nous nous séparâmes en nous promettant de nous revoir souvent, et il me donna son adresse après m'avoir invité à déjeuner, le surlendemain.

Ayant oublié l'heure, j'arrivai trop tôt; il n'était pas rentré. Un domestique correct et muet ouvrît devant moi un beau salon un peu sombre, intime, recueilli. Je m'y sentis à l'aise, comme chez moi. Que de fois j'ai remarqué l'influence des appartements sur le caractère et sur l'esprit! Il y a des pièces où on se sent toujours bête; d'autres, au contraire, où on se sent toujours verveux. Les unes attristent, bien que claires, blanches et dorées; d'autres égayent, bien que tenturées d'étoffes calmes. Notre oeil, comme notre coeur, a ses haines et ses tendresses, dont souvent il ne nous fait point part, et qu'il impose secrètement, furtivement, à notre humeur. L'harmonie des meubles, des murs, le style d'un ensemble agissent instantanément sur notre nature intellectuelle comme l'air des bois, de la mer ou de la montagne modifie notre nature physique.

Je m'assis sur un divan disparu sous les coussins, et je me sentis soudain soutenu, porté, capitonné par ces petits sacs de plume couverts de soie, comme si la forme et la place de mon corps eussent été marquées d'avance sur ce meuble.

Puis je regardai. Rien d'éclatant dans la pièce; partout de belles choses modestes, des meubles simples et rares, des rideaux d'Orient qui ne semblaient pas venir du Louvre, mais de l'intérieur d'un harem, et, en face de moi, un portrait de femme. C'était un portrait de moyenne grandeur, montrant la tête et le haut du corps, et les mains qui tenaient un livre. Elle était jeune nu-tête, coiffée de bandeaux plats, souriant un peu tristement. Est-ce parce qu'elle avait la tête nue, ou bien par l'impression de son allure si naturelle, mais jamais portrait de femme ne me parut être chez lui autant que celui-là, dans ce logis. Presque tous ceux que je connais sont en représentation, soit que la dame ait des vêtements d'apparat, une coiffure seyante, un air de bien savoir qu'elle pose devant le peintre d'abord, et ensuite devant tous ceux qui la regarderont, soit qu'elle ait pris une attitude abandonnée dans un négligé bien choisi.

Les unes sont debout, majestueuses, en pleine beauté, avec un air de hauteur qu'elles n'ont pas dû garder longtemps dans l'ordinaire de la vie. D'autres minaudent, dans l'immobilité de la toile; et toutes ont un rien, une fleur ou un bijou, un pli de robe ou de lèvre qu'on sent posé par le peintre, pour l'effet. Qu'elles portent un chapeau, une dentelle sur la tête, ou leurs cheveux seulement, on devine en elles quelque chose qui n'est point tout à fait naturel. Quoi? On l'ignore, puisqu'on ne les a pas connues, mais on le sent. Elles semblent en visite quelque part, chez des gens à qui elles veulent plaire, à qui, elles veulent se montrer avec tout leur avantage; et elles ont étudié leur attitude, tantôt modeste, tantôt hautaine.

Que dire de celle-là? Elle était chez elle, et seule. Oui, elle était seule, car elle souriait comme on sourit quand on pense solitairement à quelque chose de triste et de doux, et non comme on sourit quand on est regardée. Elle était tellement seule, et chez elle, qu'elle faisait le vide en tout ce grand appartement, le vide absolu. Elle l'habitait, l'emplissait, l'animait seule; il y pouvait entrer beaucoup de monde, et tout ce monde pouvait parler, rire, même chanter; elle y serait toujours seule, avec un sourire solitaire, et, seule, elle le rendrait vivant, de son regard de portrait.

Il était unique aussi, ce regard. Il tombait sur moi tout droit, caressant et fixe, sans me voir. Tous les portraits savent qu'ils sont contemplés, et ils répondent avec les yeux, avec des yeux qui voient, qui pensent, qui nous suivent, sans nous quitter, depuis notre entrée jusqu'à notre sortie de l'appartement qu'ils habitent.

Celui-là ne me voyait pas, ne voyait rien, bien que son regard fût planté sur moi, tout droit. Je me rappelai le vers surprenant de Baudelaire:

Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait.

Ils m'attiraient, en effet, d'une façon irrésistible, jetaient en moi un trouble étrange, puissant, nouveau, ces yeux peints, qui avaient vécu, ou qui vivaient encore, peut-être. Oh! quel charme infini et amollissant comme une brise qui passe, séduisant comme un ciel mourant de crépuscule lilas, rose et bleu, et un peu mélancolique comme la nuit qui vient derrière sortait de ce cadre sombre et de ces yeux impénétrables. Ces yeux, ces yeux créés par quelques coups de pinceau, cachaient en eux le mystère de ce qui semble être et n'existe pas, de ce qui peut apparaître en un regard de femme, de ce qui fait germer l'amour en nous.

La porte s'ouvrit. M. Milial entrait. Il s'excusa d'être en retard. Je m'excusai d'être en avance. Puis je lui dis:

—Est-il indiscret de vous demander quelle est cette femme?

Il répondit:

—C'est ma mère, morte toute jeune.

Et je compris alors d'où venait l'inexplicable séduction de cet homme!

L'INFIRME

Cette aventure m'est arrivée vers 1882.

Je venais de m'installer dans le coin d'un wagon vide, et j'avais refermé la portière, avec l'espérance de rester seul, quand elle se rouvrit brusquement, et j'entendis une voix qui disait:

—Prenez garde, monsieur, nous nous trouvons juste au croisement des lignes; le marchepied est très haut.

Une autre voix répondit:

—Ne crains rien, Laurent, je vais prendre les poignées.

Puis une tête apparut coiffée d'un chapeau rond, et deux mains, s'accrochant aux lanières de cuir et de drap suspendues des deux côtés de la portière, hissèrent lentement un gros corps, dont les pieds firent sur le marchepied un bruit de canne frappant le sol.

Or, quand l'homme eut fait entrer son torse dans le compartiment, je vis apparaître dans l'étoffe flasque du pantalon, le bout peint en noir d'une jambe de bois, qu'un autre pilon pareil suivit bientôt.

Une tête se montra derrière ce voyageur, et demanda:

—Vous êtes bien, monsieur?

—Oui, mon garçon.

—Alors, voilà vos paquets et vos béquilles.

Et un domestique, qui avait l'air d'un vieux soldat, monta à son tour, portant en ses bras un tas de choses, enveloppées en des papiers noirs et jaunes, ficelées soigneusement, et les déposa, l'une après l'autre, dans le filet au-dessus de la tête de son maître. Puis il dit:

—Voilà, monsieur, c'est tout. Il y en a cinq. Les bonbons, la poupée, le tambour, le fusil et le pâté de foies gras.

—C'est bien, mon garçon.

—Bon voyage, monsieur.

—Merci, Laurent; bonne santé!

L'homme s'en alla en repoussant la porte, et je regardai mon voisin.

Il pouvait avoir trente-cinq ans, bien que ses cheveux fussent presque blancs; il était décoré, moustachu, fort gros, atteint de cette obésité poussive des hommes actifs et forts qu'une infirmité tient immobiles.

Il s'essuya le front, souffla et, me regardant bien en face:

—La fumée vous gêne-t-elle, monsieur?

—Non, monsieur.

Cet oeil, cette voix, ce visage, je les connaissais. Mais d'où, de quand? Certes, j'avais rencontré ce garçon-là, je lui avais parlé, je lui avais serré la main. Cela datait de loin, de très loin, c'était perdu dans cette brume où l'esprit semble chercher à tâtons les souvenirs et les poursuit, comme des fantômes fuyants, sans les saisir.

Lui aussi, maintenant, me dévisageait avec la ténacité et la fixité d'un homme qui se rappelle un peu, mais pas tout à fait.

Nos yeux, gênés de ce contact obstiné des regards, se détournèrent; puis, au bout de quelques secondes, attirés de nouveau par la volonté obscure et tenace de la mémoire en travail, ils se rencontrèrent encore, et je dis:

—Mon Dieu, monsieur, au lieu de nous observer à la dérobée pendant une heure, ne vaudrait-il pas mieux chercher ensemble où nous nous sommes connus?

Le voisin répondit avec bonne grâce:

—Vous avez tout à fait raison, monsieur.

Je me nommai:

—Je m'appelle Henry Bonclair, magistrat.

Il hésita quelques secondes; puis, avec ce vague de l'oeil et de la voix qui accompagne les grandes tensions d'esprit:

—Ah! parfaitement, je vous ai rencontré chez les Poincel, autrefois, avant la guerre, voilà douze ans de cela!

—Oui, monsieur … Ah!… ah!… vous êtes le lieutenant Revalière?

—Oui … Je fus même le capitaine Revalière jusqu'au jour où j'ai perdu mes pieds … tous les deux d'un seul coup, sur le passage d'un boulet.

Et nous nous regardâmes de nouveau, maintenant que nous nous connaissions.

Je me rappelais parfaitement avoir vu ce beau garçon mince qui conduisait les cotillons avec une furie agile et gracieuse et qu'on avait surnommé, je crois, «la Trombe». Mais derrière cette image, nettement évoquée, flottait encore quelque chose d'insaisissable, une histoire que j'avais sue et oubliée, une de ces histoires auxquelles on prête une attention bienveillante et courte, et qui ne laissent dans l'esprit qu'une marque presque imperceptible.

Il y avait de l'amour là-dedans. J'en retrouvais la sensation particulière au fond de ma mémoire, mais rien de plus, sensation comparable au fumet que sème pour le nez d'un chien le pied d'un gibier sur le sol.

Peu à peu, cependant, les ombres s'éclaircirent et une figure de jeune fille surgit devant mes yeux. Puis son nom éclata dans ma tête comme un pétard qui s'allume: Mlle de Mandal. Je me rappelais tout, maintenant. C'était, en effet, une histoire d'amour, mais banale. Cette jeune fille aimait ce jeune homme, lorsque je l'avais rencontré, et on parlait de leur prochain mariage. Il paraissait lui-même très épris, très heureux.

Je levai les yeux vers le filet où tous les paquets, apportés par le domestique de mon voisin, tremblotaient aux secousses du train, et la voix du serviteur me revint comme s'il finissait à peine de parler.

Il avait dit:

—Voilà, monsieur, c'est tout. Il y en a cinq: les bonbons, la poupée, le tambour, le fusil et le pâté de foies gras.

Alors, en une seconde, un roman se composa et se déroula dans ma tête. Il ressemblait d'ailleurs à tous ceux que j'avais lus où, tantôt le jeune homme, tantôt la jeune fille, épouse son fiancé ou sa fiancée après la catastrophe, soit corporelle, soit financière. Donc, cet officier mutilé pendant la guerre avait retrouvé, après la campagne, la jeune fille qui s'était promise à lui; et, tenant son engagement, elle s'était donnée.

Je jugeais cela beau, mais simple, comme on juge simples tous les dévouements et tous les dénouements des livres et du théâtre. Il semble toujours, quand on lit, ou quand on écoute, à ces écoles de magnanimité, qu'on se serait sacrifié soi-même avec un plaisir enthousiaste, avec un élan magnifique. Mais on est de fort mauvaise humeur, le lendemain, quand un ami misérable vient vous emprunter quelque argent.

Puis, soudain, une autre supposition, moins poétique et plus réaliste, se substitua à la première. Peut-être s'était-il marié avant la guerre, avant l'épouvantable accident de ce boulet lui coupant les jambes, et avait-elle dû, désolée et résignée, recevoir, soigner, consoler, soutenir ce mari, parti fort et beau, revenu avec les pieds fauchés, affreux débris voué à l'immobilité, aux colères impuissantes et à l'obésité fatale.

Était-il heureux ou torturé? Une envie, légère d'abord, puis grandissante, puis irrésistible, me saisit de connaître son histoire, d'en savoir au moins les points principaux, qui me permettraient de deviner ce qu'il ne pourrait pas ou ne voudrait pas me dire.

Je lui parlais, tout en songeant. Nous avions échangé quelques paroles banales; et moi, les yeux levés vers le filet, je pensais: «Il a donc trois enfants: les bonbons sont pour sa femme, la poupée pour sa petite fille, le tambour et le fusil pour ses fils, ce pâté de foies gras pour lui.»

Soudain, je lui demandai:

—Vous êtes père, monsieur?

Il répondit:

—Non, monsieur.

Je me sentis soudain confus comme si j'avais commis une grosse inconvenance et je repris:

—Je vous demande pardon. Je l'avais pensé en entendant votre domestique parler de jouets. On entend sans écouter, et on conclut malgré soi.

Il sourit, puis murmura:

—Non, je ne suis même pas marié. J'en suis resté aux préliminaires.

J'eus l'air de me souvenir tout à coup.

—Ah!… c'est vrai, vous étiez fiancé, quand je vous ai connu, fiancé avec Mlle de Mandal, je crois.

—Oui, monsieur, votre mémoire est excellente.

J'eus une audace excessive, et j'ajoutai:

—Oui, je crois me rappeler aussi avoir entendu dire que Mlle de
Mandal avait épousé monsieur … monsieur …

Il prononça tranquillement ce nom.

—M. de Fleurel.

—Oui, c'est cela! Oui … je me rappelle même, à ce propos, avoir entendu parler de votre blessure;

Je le regardais bien en face; et il rougit.

Sa figure pleine, bouffie, que l'afflux constant de sang rendait déjà pourpre, se teinta davantage encore.

Il répondit avec vivacité, avec l'ardeur soudaine d'un homme qui plaide une cause perdue d'avance, perdue dans son esprit et dans son coeur, mais qu'il veut gagner devant l'opinion.

—On a tort, monsieur, de prononcer à côté du mien le nom de Mme de Fleurel. Quand je suis revenu de la guerre, sans mes pieds, hélas! je n'aurais jamais accepté, jamais, qu'elle devînt ma femme. Est-ce que c'était possible? Quand on se marie, monsieur, ce n'est pas pour faire parade de générosité: c'est pour vivre, tous les jours, toutes les heures, toutes les minutes, toutes les secondes, à côté d'un homme; et, si cet homme est difforme, comme moi, on se condamne, en l'épousant, à une souffrance qui durera jusqu'à la mort! Oh! je comprends, j'admire tous les sacrifices, tous les dévouements, quand ils ont une limite, mais je n'admets pas le renoncement d'une femme à toute une vie qu'elle espère heureuse, à toutes les joies, à tous les rêves, pour satisfaire l'admiration de la galerie. Quand j'entends sur le plancher de ma chambre le battement de mes pilons et celui de mes béquilles, ce bruit de moulin que je fais à chaque pas, j'ai des exaspérations à étrangler mon serviteur. Croyez-vous qu'on puisse accepter d'une femme de tolérer ce qu'on ne supporte pas soi-même? Et puis, vous imaginez-vous que c'est joli, mes bouts de jambes?…»

Il se tut. Que lui dire? Je trouvais qu'il avait raison! Pouvais-je la blâmer, la mépriser, même lui donner tort, à elle? Non. Cependant? Le dénouement conforme à la règle, à la moyenne, à la vérité, à la vraisemblance, ne satisfaisait pas mon appétit poétique. Ces moignons héroïques appelaient un beau sacrifice qui me manquait, et j'en éprouvais une déception.

Je lui demandai tout à coup:

—Mme de Fleurel a des enfants?

—Oui, une fille et deux garçons. C'est pour eux que je porte ces jouets. Son mari et elle ont été très bons pour moi.

Le train montait la rampe de Saint-Germain. Il passa les tunnels, entra en gare, s'arrêta.

J'allais offrir mon bras pour aider la descente de l'officier mutilé quand deux mains se tendirent vers lui, par la portière ouverte:

—Bonjour! mon cher Revalière.

—Ah! bonjour, Fleurel.

Derrière l'homme, la femme souriait, radieuse, encore jolie, envoyant des «bonjour!» de ses doigts gantés. Une petite fille, à côté d'elle, sautillait de joie, et deux garçonnets regardaient avec des yeux avides le tambour et le fusil passant du filet du wagon entre les mains de leur père.

Quand l'infirme fut sur le quai, tous les enfants l'embrassèrent. Puis on se mit en route, et la fillette, par amitié, tenait dans sa petite main la traverse vernie d'une béquille, comme elle aurait pu tenir, en marchand à son côté, le pouce de son grand ami.

LES

25 FRANCS DE LA SUPÉRIEURE

Ah! certes, il était drôle, le père Pavilly, avec ses grandes jambes d'araignée et son petit corps, et ses longs bras, et sa tête en pointe surmontée d'une flamme de cheveux rouges sur le sommet du crâne.

C'était un clown, un clown paysan, naturel, né pour faire des farces, pour faire rire, pour jouer des rôles, des rôles simples puisqu'il était fils de paysan, paysan lui-même, sachant à peine lire. Ah! oui, le bon Dieu l'avait créé pour amuser les autres, les pauvres diables de la campagne qui n'ont pas de théâtres et de fêtes; et il les amusait en conscience. Au café, ou lui payait des tournées pour le garder, et il buvait intrépidement, riant et plaisantant, blaguant tout le monde sans fâcher personne, pendant qu'on se tordait autour de lui.

Il était si drôle que les filles elles-mêmes ne lui résistaient pas, tant elles riaient, bien qu'il fût très laid. Il les entraînait, en blaguant, derrière un mur, dans un fossé, dans une étable, puis il les chatouillait et les pressait, avec des propos si comiques qu'elles se tenaient les côtes en le repoussant. Alors il gambadait, faisait mine de se vouloir pendre, et elles se tordaient, les larmes aux yeux; il choisissait un moment et les culbutait avec tant d'à-propos qu'elles y passaient toutes, même celles qui l'avaient bravé, histoire de s'amuser.

Donc, vers la fin de juin il s'engagea, pour faire la moisson, chez maître Le Harivau près de Rouville. Pendant trois semaines entières il réjouit les moissonneurs, hommes et femmes par ses farces, tant le jour que la nuit. Le jour on le voyait dans la plaine, au milieu des épis fauchés, on le voyait coiffé d'un vieux chapeau de paille qui cachait son toupet roussâtre, ramassant avec ses longs bras maigres et liant en gerbes le blé jaune; puis s'arrêtant pour esquisser un geste drôle qui faisait rire à travers la campagne le peuple des travailleurs qui ne le le quittait point de l'oeil. La nuit il se glissait comme une bête rampante, dans la paille des greniers où dormaient les femmes, et ses mains rôdaient, éveillaient des cris, soulevaient des tumultes. On le chassait à coups de sabots et il fuyait à quatre pattes, pareil à un singe fantastique au milieu des fusées de gaieté de la chambrée tout entière.

Le dernier jour, comme le char des moissonneurs, enrubanné et cornemusant, plein de cris, de chants, de joie et d'ivresse, allait sur la grande route blanche, au pas lent de six chevaux pommelés, conduit par un gars en blouse portant cocarde à sa casquette, Pavilly, au milieu des femmes vautrées, dansait un pas de satyre ivre qui tenait, bouche bée, sur les talus des fermes les petits garçons morveux et les paysans stupéfaits de sa structure invraisemblable.

Tout à coup, en arrivant à la barrière de la ferme de maître Le Harivau, il fit un bond en élevant les bras, mais par malheur il heurta, en retombant, le bord de la longue charrette, culbuta par dessus, tomba sur la roue et rebondit sur le chemin.

Ses camarades s'élancèrent. Il ne bougeait plus, un oeil fermé, l'autre ouvert, blême de peur, ses grands membres allongés dans la poussière.

Quant on toucha sa jambe droite, il se mit à pousser des cris et, quand on voulut le mettre debout, il s'abattit.

—Je crais ben qu'il a une patte cassée, dit un homme.

Il avait, en effet, une jambe cassée.

Maître Le Harivau le fit étendre sur une table, et un cavalier courut à Rouville pour chercher le médecin, qui arriva une heure après.

Le fermier fut très généreux et annonça qu'il payerait le traitement de l'homme à l'hôpital.

Le docteur emporta donc Pavilly dans sa voiture et le déposa dans un dortoir peint à la chaux où sa fracture fut réduite.

Dès qu'il comprit qu'il n'en mourrait pas et qu'il allait être soigné, guéri, dorloté, nourri à rien faire, sur le dos, entre deux draps, Pavilly fut saisi d'une joie débordante, et il se mit à rire d'un rire silencieux et continu qui montrait ses dents gâtées.

Dès qu'une soeur approchait de son lit, il lui faisait des grimaces de contentement, clignait de l'oeil, tordait sa bouche, remuait son nez qu'il avait très long et mobile à volonté. Ses voisins de dortoir, tout malades qu'ils étaient, ne pouvaient se tenir de rire, et la soeur supérieure venait souvent à son lit pour passer un quart d'heure d'amusement. Il trouvait pour elle des farces plus drôles, des plaisanteries inédites et comme il portait en lui le germe de tous les cabotinages, il se faisait dévot pour lui plaire, parlait du bon Dieu avec des airs sérieux d'homme qui sait les moments où il ne faut plus badiner.

Un jour, il imagina de lui chanter des chansons. Elle fut ravie et revint plus souvent; puis, pour utiliser sa voix, elle lui apporta un livre de cantiques. On le vit alors assis dans son lit, car il commençait à se remuer, entonnant d'une voix de fausset les louanges de l'Éternel, de Marie et du Saint-Esprit, tandis que la grosse bonne soeur, debout à ses pieds, battait la mesure avec un doigt en lui donnant l'intonation. Dès qu'il put marcher, la supérieure lui offrit de le garder quelque temps de plus pour chanter les offices dans la chapelle, tout en servant la messe et remplissant aussi les fonctions de sacristain. Il accepta. Et pendant un mois entier on le vit, vêtu d'un surplis blanc, et boitillant, entonner les répons et les psaumes avec des ports de tête si plaisants que le nombre des fidèles augmenta, et qu'on désertait la paroisse pour venir à vêpres à l'hôpital.

Mais comme tout finit en ce monde, il fallut bien le congédier quand il fut tout à fait guéri. La supérieure, pour le remercier, lui fit cadeau de vingt-cinq francs.

Dès que Pavilly se vit dans la rue avec cet argent dans sa poche, il se demanda ce qu'il allait faire. Retournerait-il au village? Pas avant d'avoir bu un coup certainement, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps, et il entra dans un café. Il ne venait pas à la ville plus d'une fois ou deux par an, et il lui était resté, d'une de ces visites en particulier, un souvenir confus et enivrant d'orgie.

Donc il demanda un verre de fine qu'il avala d'un trait pour graisser le passage, puis il s'en fît verser un second afin d'en prendre le goût.

Dès que l'eau-de-vie, forte et poivrée, lui eut touché le palais et la langue, réveillant plus vive, après cette longue sobriété, la sensation aimée et désirée de l'alcool qui caresse, et pique, et aromatise, et brûle la bouche, il comprit qu'il boirait la bouteille et demanda tout de suite ce qu'elle valait, afin d'économiser sur le détail. On la lui compta trois francs, qu'il paya; puis il commença à se griser avec tranquillité.

Il y mettait pourtant de la méthode voulant garder assez de conscience pour d'autres plaisirs. Donc aussitôt qu'il se sentit sur le point de voir saluer les cheminées il se leva, et s'en alla, d'un pas hésitant, sa bouteille sous le bras, en quête d'une maison de filles.

Il la trouva, non sans peine, après l'avoir demandée à un charretier qui ne la connaissait pas, à un facteur qui le renseigna mal, à un boulanger qui se mit à jurer en le traitant de vieux porc, et, enfin, à un militaire qui l'y conduisit obligeamment, en l'engageant à choisir la Reine.

Pavilly, bien qu'il fût à peine midi, entra dans ce lieu de délices où il fut reçu par une bonne qui voulait le mettre à la porte. Mais il la fit rire par une grimace, montra trois francs, prix normal des consommations spéciales du lieu, et la suivit avec peine le long d'un escalier fort sombre qui menait au premier étage.

Quand il fut entré dans une chambre il réclama la venue de la Reine et l'attendit en buvant un nouveau coup au goulot même de sa bouteille.

La porte s'ouvrit, une fille parut. Elle était grande, grasse, rouge, énorme. D'un coup d'oeil sûr, d'un coup d'oeil de connaisseur, elle toisa l'ivrogne écroulé sur un siège et lui dit:

—T'as pas honte à c't'heure-ci?

Il balbutia:

—De quoi, princesse?

—Mais de déranger une dame avant qu'elle ait seulement mangé la soupe.

Il voulut rire.

—Y a pas d'heure pour les braves.

—Y a pas d'heure non plus pour se saouler, vieux pot.

Pavilly se fâcha.

—Je sieus pas un pot, d'abord, et puis je sieus pas saoul.

—Pas saoul?

—Non, je sieus pas saoul.

—Pas saoul, tu pourrais pas seulement te tenir debout.

Elle le regardait avec une colère rageuse de femme dont les compagnes dînent.

Il se dressa.

—Mé, mé, que je danserais une polka.

Et, pour prouver sa solidité, il monta sur la chaise, fit une pirouette et sauta sur le lit où ses gros souliers vaseux plaquèrent deux taches épouvantables.

—Ah! salop! cria la fille.

S'élançant, elle lui jeta un coup de poing dans le ventre, un tel coup de poing que Pavilly perdit l'équilibre, bascula sur les pieds de la couche, fit une complète cabriole, retomba sur la commode entraînant avec lui la cuvette et le pot à l'eau, puis s'écroula par terre en poussant des hurlements.

Le bruit fut si violent et ses cris si perçants que toute la maison accourut, monsieur, madame, la servante et le personnel.

Monsieur, d'abord, voulut ramasser l'homme, mais, dès qu'il l'eût mis debout, le paysan perdit de nouveau l'équilibre, puis se mit à vociférer qu'il avait la jambe cassée, l'autre, la bonne, la bonne!

C'était vrai. On courut chercher un médecin. Ce fut justement celui qui avait soigné Pavilly chez maître Le Harivau.

—Comment, c'est encore vous? dit-il.

—Oui, m'sieu.

—Qu'est-ce que vous avez?

—L'autre qu'on m'a cassé itou, m'sieu l'docteur.

—Qu'est-ce qui vous a fait ça, mon vieux?

—Une femelle donc.

Tout le monde écoutait. Les filles en peignoir, en cheveux, la bouche encore grasse du dîner interrompu, madame furieuse, monsieur inquiet.

—Ça va faire une vilaine histoire, dit le médecin. Vous savez que la municipalité vous voit d'un mauvais oeil. Il faudrait tâcher qu'on ne parlât point de cette affaire-là.

—Comment faire? demanda monsieur.

—Mais, le mieux, serait d'envoyer cet homme à l'hôpital, d'où il sort, d'ailleurs, et de payer son traitement.

Monsieur répondit:

—J'aime encore mieux ça que d'avoir des histoires.

Donc Pavilly, une demi-heure après, rentrait ivre et geignant dans le dortoir d'où il était sorti une heure plus tôt.

La supérieure leva les bras, affligée, car elle l'aimait, et souriante, car il ne lui déplaisait pas de le revoir.

—Eh bien! mon brave, qu'est-ce que vous avez?

—L'autre jambe cassée, madame la bonne soeur.

—Ah! vous êtes donc encore monté sur une voiture de paille, vieux farceur?

Et Pavilly, confus et sournois, balbutia:

—Non … non… Pas cette fois … pas cette fois… Non … non… C'est point d'ma faute, point d'ma faute… C'est une paillasse qu'en est cause.

Elle ne put en tirer d'autre explication et ne sut jamais que cette rechute était due à ses vingt-cinq francs.

UN CAS DE DIVORCE

L'avocat de Mme Chassel prit la parole:

MONSIEUR LE PRÉSIDENT, MESSIEURS LES JUGES,

La cause que je suis chargé de défendre devant vous relève bien plus de la médecine que de la justice, et constitue bien plus un cas pathologique qu'un cas de droit ordinaire. Les faits semblent simples au premier abord.

Un homme jeune, très riche, d'âme noble et exaltée, de coeur généreux, devient amoureux d'une jeune fille absolument belle, plus que belle, adorable, aussi gracieuse, aussi charmante, aussi bonne, aussi tendre que jolie, et il l'épouse.

Pendant quelque temps, il se conduit envers elle en époux plein de soins et de tendresse; puis il la néglige, la rudoie, semble éprouver pour elle une répulsion insurmontable, un dégoût irrésistible. Un jour même il la frappe, non seulement sans aucune raison, mais même sans aucun prétexte.

Je ne vous ferai point le tableau, messieurs, de ses allures bizarres, incompréhensibles pour tous. Je ne vous dépeindrai point la vie abominable de ces deux êtres, et la douleur horrible de cette jeune femme.

Il me suffira pour vous convaincre de vous lire quelques fragments d'un journal écrit chaque jour par ce pauvre homme, par ce pauvre fou. Car c'est en face d'un fou que nous nous trouvons, messieurs, et le cas est d'autant plus curieux, d'autant plus intéressant qu'il rappelle en beaucoup de points la démence du malheureux prince, mort récemment, du roi bizarre qui régna platoniquement sur la Bavière. J'appellerai ce cas: la folie poétique.

Vous vous rappelez tout ce qu'on raconta de ce prince étrange. Il fit construire au milieu des paysages les plus magnifiques de son royaume de vrais châteaux de féerie. La réalité même de la beauté des choses et des lieux ne lui suffisant pas, il imagina, il créa, dans ces manoirs invraisemblables, des horizons factices, obtenus au moyen d'artifices de théâtre, des changements à vue, des forêts peintes, des empires de contes où les feuilles des arbres étaient des pierres précieuses. Il eut des Alpes et des glaciers, des steppes, des déserts de sable brûlés par le soleil; et, la nuit, sous les rayons de la vraie lune, des lacs qu'éclairaient par dessous de fantastiques lueurs électriques. Sur ces lacs nageaient des cygnes et glissaient des nacelles, tandis qu'un orchestre, composé des premiers exécutants du monde, enivrait de poésie l'âme du fou royal.

Cet homme était chaste, cet homme était vierge. Il n'aima jamais qu'un rêve, son rêve, son rêve divin.

Un soir, il emmena dans sa barque une femme, jeune, belle, une grande artiste et il la pria de chanter. Elle chanta, grisée elle-même par l'admirable paysage, par la douceur tiède de l'air, par le parfum des fleurs et par l'extase de ce prince jeune et beau.

Elle chanta, comme chantent les femmes que touche l'amour, puis, éperdue, frémissante, elle tomba sur le coeur du roi en cherchant ses lèvres.

Mais il la jeta dans le lac, et prenant ses rames gagna la berge, sans s'inquiéter si on la sauvait.

Nous nous trouvons, messieurs les juges, devant un cas tout à fait semblable. Je ne ferai plus que lire maintenant des passages du journal que nous avons surpris dans un tiroir du secrétaire.

* * * * *

Comme tout est triste et laid, toujours pareil, toujours odieux. Comme je rêve une terre plus belle, plus noble, plus variée. Comme elle serait pauvre l'imagination de leur Dieu, si leur Dieu existait ou s'il n'avait pas créé d'autres choses, ailleurs.

Toujours des bois, de petits bois, des fleuves qui ressemblent aux fleuves, des plaines qui ressemblent aux plaines, tout est pareil et monotone. Et l'homme!….. L'homme?…..Quel horrible animal, méchant, orgueilleux et répugnant.

* * * * *

Il faudrait aimer, aimer éperdument, sans voir ce qu'on aime. Car voir c'est comprendre, et comprendre c'est mépriser. Il faudrait aimer, en s'enivrant d'elle comme on se grise de vin, de façon à ne plus savoir ce qu'on boit. Et boire, boire, boire, sans reprendre haleine, jour et nuit!

* * * * *

J'ai trouvé, je crois. Elle a dans toute sa personne quelque chose d'idéal qui ne semble point de ce monde et qui donne des ailes à mon rêve. Ah! mon rêve, comme il me montre les êtres différents de ce qu'ils sont. Elle est blonde, d'un blond léger avec des cheveux qui ont des nuances inexprimables. Ses yeux sont bleus! Seuls les yeux bleus emportent mon âme. Toute la femme, la femme qui existe au fond de mon coeur, m'apparaît dans l'oeil, rien que dans l'oeil.

Oh! mystère! Quel mystère? L'oeil?… Tout l'univers est en lui, puisqu'il le voit, puisqu'il le reflète. Il contient l'univers, les choses et les êtres, les forêts et les océans, les hommes et les bêtes, les couchers de soleil, les étoiles, les arts, tout, tout, il voit, cueille et emporte tout; et il y a plus encore en lui, il y a l'âme, il y a l'homme qui pense, l'homme qui aime, l'homme qui rit, l'homme qui souffre! Oh! regardez les yeux bleus des femmes, ceux qui sont profonds comme la mer, changeants comme le ciel, si doux, si doux, doux comme les brises, doux comme la musique, doux comme des baisers, et transparents, si clairs qu'on voit derrière, on voit l'âme, l'âme bleue qui les colore, qui les anime, qui les divinise.

Oui, l'âme a la couleur du regard. L'âme bleue seule porte en elle du rêve, elle a pris son azur aux flots et à l'espace.

L'oeil! Songez à lui! L'oeil! Il boit la vie apparente pour en nourrir la pensée. Il boit le monde, la couleur, le mouvement, les livres, les tableaux, tout ce qui est beau et tout ce qui est laid, et il en fait des idées. Et quand il nous regarde, il nous donne la sensation d'un bonheur qui n'est point de cette terre. Il nous fait pressentir ce que nous ignorerons toujours; il nous fait comprendre que les réalités de nos songes sont de méprisables ordures.

Je l'aime aussi pour sa démarche.

«Même quand l'oiseau marche on sent qu'il a des ailes», a dit le poète.

Quand elle passe on sent qu'elle est d'une autre race que les femmes ordinaires, d'une race plus légère et plus divine.

Je l'épouse demain…. J'ai peur … j'ai peur de tant de choses….

* * * * *

Deux bêtes, deux chiens, deux loups, deux renards, rôdent par les bois et se rencontrent. L'un est mâle, l'autre femelle. Ils s'accouplent. Ils s'accouplent par un instinct bestial qui les force à continuer la race, leur race, celle dont ils ont la forme, le poil, la taille, les mouvements et les habitudes.

Toutes les bêtes en font autant, sans savoir pourquoi!

Nous aussi….

* * * * *

C'est cela que j'ai fait en l'épousant, j'ai obéi à cet imbécile emportement qui nous jette vers la femelle.

Elle est ma femme. Tant que je l'ai idéalement désirée elle fut pour moi le rêve irréalisable près de se réaliser. A partir de la seconde même où je l'ai tenue dans mes bras, elle ne fut plus que l'être dont la nature s'était servie pour tromper toutes mes espérances.

Les a-t-elle trompées?—Non. Et pourtant je suis las d'elle, las à ne pouvoir la toucher, l'effleurer de ma main ou de mes lèvres sans que mon coeur soit soulevé par un dégoût inexprimable, non peut-être le dégoût d'elle, mais un dégoût plus haut, plus grand, plus méprisant, le dégoût de l'étreinte amoureuse, si vile, qu'elle est devenue, pour tous les êtres affinés, un acte honteux qu'il faut cacher, dont on ne parle qu'à voix basse, en rougissant….

Je ne peux plus voir ma femme venir vers moi, m'appelant du sourire, du regard et des bras. Je ne peux plus. J'ai cru jadis que son baiser m'emporterait dans le ciel. Elle fut souffrante, un jour, d'une fièvre passagère, et je sentis dans son haleine le souffle léger, subtil, presque insaisissable des pourritures humaines. Je fus bouleversé!

Oh! la chair, fumier séduisant et vivant, putréfaction qui marche, qui pense, qui parle, qui regarde et qui sourit, où les nourritures fermentent et qui est rose, jolie, tentante, trompeuse comme l'âme.

Pourquoi les fleurs, seules, sentent-elles si bon, les grandes fleurs éclatantes ou es, dont les tons, les nuances font frémir mon coeur et troublent mes yeux. Elles sont si belles, de structures si fines, si variées et si sensuelles, entr'ouvertes comme des organes, plus tentantes que des bouches, et creuses avec des lèvres retournées, dentelées, charnues, poudrées d'une semence de vie qui, dans chacune, engendre un parfum différent.

Elles se reproduisent, elles, elles seules, au monde, sans souillure pour leur inviolable race, évaporant autour d'elles l'encens divin de leur amour, la sueur odorante de leurs caresses, l'essence de leurs corps incomparables, de leurs corps parés de toutes les grâces, de toutes les élégances, de toutes les formes, qui ont la coquetterie de toutes les colorations et la séduction enivrante de toutes les senteurs….

* * * * *

Fragments choisis, six mois plus tard

… J'aime les fleurs, non point comme des fleurs, mais comme des êtres matériels et délicieux; je passe mes jours et mes nuits dans les serres où je les cache ainsi que les femmes des harems.

Qui connaît, hors moi, la douceur, l'affolement, l'extase frémissante, charnelle, idéale, surhumaine de ces tendresses; et ces baisers sur la chair rose, sur la chair rouge, sur la chair blanche miraculeusement différente, délicate, rare, fine, onctueuse des admirables fleurs.

J'ai des serres où personne ne pénètre que moi et celui qui en prend soin.

J'entre là comme on se glisse en un lieu de plaisir secret. Dans la haute galerie de verre, je passe d'abord entre deux foules de corolles fermées, entr'ouvertes ou épanouies qui vont en pente de la terre au toit. C'est le premier baiser qu'elles m'envoient.

Celles-là, ces fleurs-là, celles qui parent ce vestibule de mes passions mystérieuses sont mes servantes et non mes favorites.

Elles me saluent au passage de leur éclat changeant et de leurs fraîches exhalaisons. Elles sont mignonnes, coquettes, étagées sur huit rangs à droite et sur huit rangs à gauche, et si pressées qu'elles ont l'air de deux jardins venant jusqu'à mes pieds.

Mon coeur palpite, mon oeil s'allume à les voir, mon sang s'agite dans mes veines, mon âme s'exalte, et mes mains déjà frémissent du désir de les toucher. Je passe. Trois portes sont fermées au fond de cette haute galerie. Je peux choisir. J'ai trois harems.

Mais j'entre le plus souvent chez les orchidées, mes endormeuses préférées. Leur chambre est basse, étouffante. L'air humide et chaud rend moite la peau, fait haleter la gorge et trembler les doigts. Elles viennent, ces filles étranges, de pays marécageux, brûlants et malsains. Elles sont attirantes comme des sirènes, mortelles comme des poisons, admirablement bizarres, énervantes, effrayantes. En voici qui semblent des papillons avec des ailes énormes, des pattes minces, des yeux! Car elles ont des yeux! Elles me regardent, elles me voient, êtres prodigieux, invraisemblables, fées, filles de la terre sacrée, de l'air impalpable et de la chaude lumière, cette mère du monde. Oui, elles ont des ailes, et des yeux et des nuances qu'aucun peintre n'imite, tous les charmes, toutes les grâces, toutes les formes qu'on peut rêver. Leur flanc se creuse, odorant et transparent, ouvert pour l'amour et plus tentant que toute la chair des femmes. Les inimaginables dessins de leurs petits corps jettent l'âme grisée dans le paradis des images et des voluptés idéales. Elles tremblent sur leurs tiges comme pour s'envoler. Vont-elles s'envoler, venir à moi? Non, c'est mon coeur qui vole au-dessus d'elles comme un mâle mystique et torturé d'amour.

Aucune aile de bête ne peut les effleurer. Nous sommes seuls, elles et moi, dans la prison claire que je leur ai construite. Je les regarde et je les contemple, je les admire, je les adore l'une après l'autre.

Comme elles sont grasses, profondes, roses, d'un rose qui mouille les lèvres de désir! Comme je les aime! Le bord de leur calice est frisé, plus pâle que leur gorge et la corolle s'y cache, bouche mystérieuse, attirante, sucrée sous la langue, montrant et dérobant les organes délicats, admirables et sacrés de ces divines petites créatures qui sentent bon et ne parlent pas.

J'ai parfois pour une d'elles une passion qui dure autant que son existence, quelques jours, quelques soirs. On l'enlève alors de la galerie commune et on l'enferme dans un mignon cabinet de verre où murmure un fil d'eau contre un lit de gazon tropical venu des îles du grand Pacifique. Et je reste près d'elle, ardent, fiévreux et tourmenté, sachant sa mort si proche, et la regardant se faner, tandis que je la possède, que j'aspire, que je bois, que je cueille sa courte vie d'une inexprimable caresse.

* * * * *

Lorsqu'il eût terminé la lecture de ces fragments, l'avocat reprit:

«La décence, messieurs les juges, m'empêche de continuer à vous communiquer les singuliers aveux de ce fou honteusement idéaliste. Les quelques fragments que je viens de vous soumettre vous suffiront, je crois, pour apprécier ce cas de maladie mentale, moins rare qu'on ne croit dans notre époque de démence hystérique et de décadence corrompue.

«Je pense donc que ma cliente est plus autorisée qu'aucune autre femme à réclamer le divorce, dans la situation exceptionnelle où la place l'étrange égarement des sens de son mari.

QUI SAIT?

I

Mon Dieu! Mon Dieu! Je vais donc écrire enfin ce qui m'est arrivé! Mais le pourrai-je? l'oserai-je? cela est si bizarre, si inexplicable, si incompréhensible, si fou!

Si je n'étais sûr de ce que j'ai vu, sûr qu'il n'y a eu, dans mes raisonnements aucune défaillance, aucune erreur dans mes constatations, pas de lacune dans la suite inflexible de mes observations, je me croirais un simple halluciné, le jouet d'une étrange vision. Après tout, qui sait?

Je suis aujourd'hui dans une maison de santé; mais j'y suis entré volontairement, par prudence, par peur! Un seul être connaît mon histoire. Le médecin d'ici. Je vais l'écrire. Je ne sais trop pourquoi? Pour m'en débarrasser, car je la sens en moi comme un intolérable cauchemar.

La voici:

J'ai toujours été un solitaire, un rêveur, une sorte de philosophe isolé, bienveillant, content de peu, sans aigreur contre les hommes et sans rancune contre le ciel. J'ai vécu seul, sans cesse, par suite d'une sorte de gêne qu'insinue en moi la présence des autres. Comment expliquer cela? Je ne le pourrais. Je ne refuse pas de voir le monde, de causer, de dîner avec des amis, mais lorsque je les sens depuis longtemps près de moi, même les plus familiers, ils me lassent, me fatiguent, m'énervent, et j'éprouve une envie grandissante, harcelante, de les voir partir ou de m'en aller, d'être seul.

Cette envie est plus qu'un besoin, c'est une nécessité irrésistible. Et si la présence des gens avec qui je me trouve continuait, si je devais, non pas écouter, mais entendre longtemps encore leurs conversations, il m'arriverait, sans aucun doute, un accident. Lequel? Ah! qui sait? Peut-être une simple syncope? oui! probablement!

J'aime tant être seul que je ne puis même supporter le voisinage d'autres êtres dormant sous mon toit; je ne puis habiter Paris parce que j'y agonise indéfiniment. Je meurs moralement, et suis aussi supplicié dans mon corps et dans mes nerfs par cette immense foule qui grouille, qui vit autour de moi, même quand elle dort. Ah! le sommeil des autres m'est plus pénible encore que leur parole. Et je ne peux jamais me reposer, quand je sais, quand je sens, derrière un mur, des existences interrompues par ces régulières éclipses de la raison.

Pourquoi suis-je ainsi! Qui sait? La cause en est peut-être fort simple: je me fatigue très vite de tout ce qui ne se passe pas en moi. Et il y a beaucoup de gens dans mon cas.

Nous sommes deux races sur la terre. Ceux qui ont besoin des autres, que les autres distraient, occupent, reposent, et que la solitude harasse, épuise, anéantit, comme l'ascension d'un terrible glacier ou la traversée du désert, et ceux que les autres, au contraire, lassent, ennuient, gênent, courbaturent, tandis que l'isolement les calme, les baigne de repos dans l'indépendance et la fantaisie de leur pensée.

En somme, il y a là un normal phénomène psychique. Les uns sont doués pour vivre en dehors, les autres pour vivre en dedans. Moi, j'ai l'attention extérieure courte et vite épuisée, et, dès qu'elle arrive à ses limites, j'en éprouve dans tout mon corps et dans toute mon intelligence, un intolérable malaise.

Il en est résulté que je m'attache, que je m'étais attaché beaucoup aux objets inanimés qui prennent, pour moi, une importance d'êtres, et que ma maison est devenue, était devenue, un monde où je vivais d'une vie solitaire et active, au milieu de choses, de meubles, de bibelots familiers, sympathiques à mes yeux comme des visages. Je l'en avais emplie peu à peu, je l'en avais parée, et je me sentais dedans, content, satisfait, bien heureux comme entre les bras d'une femme aimable dont la caresse accoutumée est devenue un calme et doux besoin.

J'avais fait construire cette maison dans un beau jardin qui l'isolait des routes, et à la porte d'une ville où je pouvais trouver, à l'occasion, les ressources de société dont je sentais, par moments, le désir. Tous mes domestiques couchaient dans un bâtiment éloigné, au fond du potager, qu'entourait un grand mur. L'enveloppement obscur des nuits, dans le silence de ma demeure perdue, cachée, noyée sous les feuilles des grands arbres, m'était si reposant et si bon, que j'hésitais chaque soir, pendant plusieurs heures, à me mettre au lit pour le savourer plus longtemps.

Ce jour-là, on avait joué Sigurd au théâtre de la ville. C'était la première fois que j'entendais ce beau drame musical et féerique, et j'y avais pris un vif plaisir.

Je revenais à pied, d'un pas allègre, la tête pleine de phrases sonores, et le regard hanté par de jolies visions. Il faisait noir, noir, mais noir au point que je distinguais à peine la grande route, et que je faillis, plusieurs fois, culbuter dans le fossé. De l'octroi chez moi, il y a un kilomètre environ, peut-être un peu plus, soit vingt minutes de marche lente. Il était une heure du matin, une heure ou une heure et demie; le ciel s'éclaircit un peu devant moi et le croissant parut, le triste croissant du dernier quartier de la lune. Le croissant du premier quartier, celui qui se lève à quatre ou cinq heures du soir, est clair, gai, frotté d'argent, mais celui qui se lève après minuit est rougeâtre, morne, inquiétant; c'est le vrai croissant du Sabbat? Tous les noctambules ont dû faire cette remarque. Le premier, fût-il mince comme un fil, jette une petite lumière joyeuse qui réjouit le coeur, et dessine sur la terre des ombres nettes; le dernier répand à peine une lueur mourante, si terne qu'elle ne fait presque pas d'ombres.

J'aperçus au loin la masse sombre de mon jardin, et je ne sais d'où me vint une sorte de malaise à l'idée d'entrer là-dedans. Je ralentis le pas. Il faisait très doux. Le gros tas d'arbres avait l'air d'un tombeau où ma maison était ensevelie.

J'ouvris ma barrière et je pénétrai dans la longue allée de sycomores, qui s'en allait vers le logis, arquée en voûte comme un haut tunnel, traversant des massifs opaques et contournant des gazons où les corbeilles de fleurs plaquaient, sous les ténèbres pâlies, des taches ovales aux nuances indistinctes.

En approchant de la maison, un trouble bizarre me saisit. Je m'arrêtai. On n'entendait rien. Il n'y avait pas dans les feuilles un souffle d'air. «Qu'est-ce que j'ai donc?» pensai-je. Depuis dix ans je rentrais ainsi sans que jamais la moindre inquiétude m'eût effleuré. Je n'avais pas peur. Je n'ai jamais eu peur, la nuit. La vue d'un homme, d'un maraudeur, d'un voleur m'aurait jeté une rage dans le corps, et j'aurais sauté dessus sans hésiter. J'étais armé, d'ailleurs. J'avais mon revolver. Mais je n'y touchai point, car je voulais résister à cette influence de crainte qui germait en moi.

Qu'était-ce? Un pressentiment? Le pressentiment mystérieux qui s'empare des sens des hommes quand ils vont voir de l'inexplicable? Peut-être? Qui sait?

À mesure que j'avançais, j'avais dans la peau des tressaillements, et quand je fus devant le mur, aux auvents clos, de ma vaste demeure, je sentis qu'il me faudrait attendre quelques minutes avant d'ouvrir la porte et d'entrer dedans. Alors, je m'assis sur un banc, sous les fenêtres de mon salon. Je restai là, un peu vibrant, la tête appuyée contre la muraille, les yeux ouverts sur l'ombre des feuillages. Pendant ces premiers instants, je ne remarquai rien d'insolite autour de moi. J'avais dans les oreilles quelques ronflements; mais cela m'arrive souvent. Il me semble parfois que j'entends passer des trains, que j'entends sonner des cloches, que j'entends marcher une foule.

Puis bientôt, ces ronflements devinrent plus distincts, plus précis, plus reconnaissables. Je m'étais trompé. Ce n'était pas le bourdonnement ordinaire de mes artères qui mettait dans mes oreilles ces rumeurs, mais un bruit très particulier, très confus cependant, qui venait, à n'en point douter, de l'intérieur de ma maison.

Je le distinguais à travers le mur, ce bruit continu, plutôt une agitation qu'un bruit, un remuement vague d'un tas de choses, comme si on eût secoué, déplacé, traîné doucement tous mes meubles.

Oh! je doutai, pendant un temps assez long encore, de la sûreté de mon oreille. Mais l'ayant collée contre un auvent pour mieux percevoir ce trouble étrange de mon logis, je demeurai convaincu, certain, qu'il se passait chez moi quelque chose d'anormal et d'incompréhensible. Je n'avais pas peur, mais j'étais … comment exprimer cela … effaré d'étonnement. Je n'armai pas mon revolver—devinant fort bien que je n'en avais nul besoin. J'attendis.

J'attendis longtemps, ne pouvant me décider à rien, l'esprit lucide, mais follement anxieux. J'attendis, debout, écoutant toujours le bruit qui grandissait, qui prenait, par moments, une intensité violente, qui semblait devenir un grondement d'impatience, de colère, d'émeute mystérieuse.

Puis soudain, honteux de ma lâcheté, je saisis mon trousseau de clefs, je choisis celle qu'il me fallait, je l'enfonçai dans la serrure, je la fis tourner deux fois, et poussant la porte de toute ma force, j'envoyai le battant heurter la cloison.

Le coup sonna comme une détonation de fusil, et voilà qu'à ce bruit d'explosion répondit, du haut en bas de ma demeure, un formidable tumulte. Ce fut si subit, si terrible, si assourdissant que je reculai de quelques pas, et que, bien que le sentant toujours inutile, je tirai de sa gamine mon revolver.

J'attendis encore, oh! peu de temps. Je distinguais, à présent, un extraordinaire piétinement sur les marches de mon escalier, sur les parquets, sur les tapis, un piétinement, non pas de chaussures, de souliers humains, mais de béquilles, de béquilles de bois et de béquilles de fer qui vibraient comme des cymbales. Et voilà que j'aperçus tout à coup, sur le seuil de ma porte, un fauteuil, mon grand fauteuil de lecture, qui sortait en se dandinant. Il s'en alla par le jardin. D'autres le suivaient, ceux de mon salon, puis les canapés bas et se traînant comme des crocodiles sur leurs courtes pattes, puis toutes mes chaises, avec des bonds de chèvres, et les petite tabourets qui trottaient comme des lapins.

Oh! quelle émotion! Je me glissai dans un massif où je demeurai accroupi, contemplant toujours ce défilé de mes meubles, car ils s'en allaient tous, l'un derrière l'autre, vite ou lentement, selon leur taille et leur poids. Mon piano, mon grand piano à queue, passa avec un galop de cheval emporté et un murmure de musique dans le flanc, les moindres objets glissaient sur le sable comme des fourmis, les brosses, les cristaux, les coupes, où le clair de lune accrochait des phosphorescences de vers luisants. Les étoffes rampaient, s'étalaient en flaques à la façon des pieuvres de la mer. Je vis paraître mon bureau, un rare bibelot du dernier siècle, et qui contenait toutes les lettres que j'ai reçues, toute l'histoire de mon coeur, une vieille histoire dont j'ai tant souffert! Et dedans étaient aussi des photographies.

Soudain, je n'eus plus peur, je m'élançai sur lui et je le saisis comme on saisit un voleur, comme on saisit une femme qui fuit; mais il allait d'une course irrésistible, et malgré mes efforts, et malgré ma colère, je ne pus même ralentir sa marche. Comme je résistais en désespéré à cette force épouvantable, je m'abattis par terre en luttant contre lui. Alors, il me roula, me traîna sur le sable, et déjà les meubles, qui le suivaient, commençaient à marcher sur moi, piétinant mes jambes et les meurtrissant; puis, quand je l'eus lâché, les autres passèrent sur mon corps ainsi qu'une charge de cavalerie sur un soldat démonté.

Fou d'épouvante enfin, je pus me traîner hors de la grande allée et me cacher de nouveau dans les arbres, pour regarder disparaître les plus infimes objets, les plus petits, les plus modestes, les plus ignorés de moi, qui m'avaient appartenu.

Puis j'entendis, au loin, dans mon logis sonore à présent comme les maisons vides, un formidable bruit de portes refermées. Elles claquèrent du haut en bas de la demeure, jusqu'à ce que celle du vestibule que j'avais ouverte moi-même, insensé, pour ce départ, se fut close, enfin, la dernière.

Je m'enfuis aussi, courant vers la ville, et je ne repris mon sang-froid que dans les rues, en rencontrant des gens attardés. J'allai sonner à la porte d'un hôtel où j'étais connu. J'avais battu, avec mes mains, mes vêtements, pour en détacher la poussière, et je racontai que j'avais perdu mon trousseau de clefs, qui contenait aussi celle du potager, où couchaient mes domestiques en une maison isolée, derrière le mur de clôture qui préservait mes fruits et mes légumes de la visite des maraudeurs.

Je m'enfonçai jusqu'aux yeux dans le lit qu'on me donna. Mais je ne pus dormir, et j'attendis le jour en écoutant bondir mon coeur. J'avais ordonné qu'on prévînt mes gens dès l'aurore, et mon valet de chambre heurta ma porte à sept heures du matin.

Son visage semblait bouleversé.

—Il est arrivé cette nuit un grand malheur, monsieur, dit-il.

—Quoi donc?

—On a volé tout le mobilier de monsieur, tout, tout, jusqu'aux plus petits objets.

Cette nouvelle me fit plaisir. Pourquoi? qui sait? J'étais fort maître de moi, sûr de dissimuler, de ne rien dire à personne de ce que j'avais vu, de le cacher, de l'enterrer dans ma conscience comme un effroyable secret. Je répondis.

—Alors, ce sont les mêmes personnes qui m'ont volé mes clefs. Il faut prévenir tout de suite la police. Je me lève et je vous y rejoindrai dans quelques instants.

L'enquête dura cinq mois. On ne découvrit rien, on ne trouva ni le plus petit de mes bibelots, ni la plus légère trace des voleurs. Parbleu! Si j'avais dit ce que je savais … Si je l'avais dit … on m'aurait enfermé, moi, pas les voleurs, mais l'homme qui avait pu voir une pareille chose.

Oh! je sus me taire. Mais je ne remeublai pas ma maison. C'était bien inutile. Cela aurait recommencé toujours. Je n'y voulais plus rentrer. Je n'y rentrai pas. Je ne la revis point.

Je vins à Paris, à l'hôtel, et je consultai des médecins sur mon état nerveux qui m'inquiétait beaucoup depuis cette nuit déplorable.

Ils m'engagèrent à voyager. Je suivis leur conseil.

II

Je commençai par une excursion en Italie. Le soleil me fit du bien. Pendant six mois, j'errai de Gênes à Venise, de Venise à Florence, de Florence à Rome, de Rome à Naples. Puis je parcourus la Sicile, terre admirable par sa nature et ses monuments, reliques laissées par les Grecs et les Normands. Je passai en Afrique, je traversai pacifiquement ce grand désert jaune et calme, où errent des chameaux, des gazelles et des Arabes vagabonds, où, dans l'air léger et transparent, ne flotte aucune hantise, pas plus la nuit que le jour.

Je rentrai en France par Marseille, et malgré la gaieté provençale, la lumière diminuée du ciel m'attrista. Je ressentis, en revenant sur le continent, l'étrange impression d'un malade qui se croit guéri et qu'une douleur sourde prévient que le foyer du mal n'est pas éteint.

Puis je revins à Paris. Au bout d'un mois, je m'y ennuyai. C'était à l'automne, et je voulus faire, avant l'hiver, une excursion à travers la Normandie, que je ne connaissais pas.

Je commençai par Rouen, bien entendu, et pendant huit jours, j'errai distrait, ravi, enthousiasmé, dans cette ville du moyen âge, dans ce surprenant musée d'extraordinaires monuments gothiques.

Or, un soir, vers quatre heures, comme je m'engageais dans une rue invraisemblable où coule une rivière noire comme de l'encre nommée «Eau de Robec», mon attention, toute fixée sur la physionomie bizarre et antique des maisons, fut détournée tout à coup par la vue d'une série de boutiques de brocanteurs qui se suivaient de porte en porte.

Ah! ils avaient bien choisi leur endroit, ces sordides trafiquants de vieilleries, dans cette fantastique ruelle, au-dessus de ce cours d'eau sinistre, sous ces toits pointus de tuiles et d'ardoises où grinçaient encore les girouettes du passé!

Au fond des noirs magasins, on voyait s'entasser les bahuts sculptés, les faïences de Rouen, de Nevers, de Moustiers, des statues peintes, d'autres en chêne, des Christ, des vierges, des saints, des ornements d'église, des chasubles, des chapes, même des vases sacrés et un vieux tabernacle en bois doré d'où Dieu avait déménagé. Oh! les singulières cavernes en ces hautes maisons, en ces grandes maisons, pleines, des caves aux greniers, d'objets de toute nature, dont l'existence semblait finie, qui survivaient à leurs naturels possesseurs, à leur siècle, à leur temps, à leurs modes, pour être achetés, comme curiosités, par les nouvelles générations.

Ma tendresse pour les bibelots se réveillait dans cette cité d'antiquaires. J'allais de boutique en boutique, traversant, en deux enjambées, les ponts de quatre planches pourries jetées sur le courant nauséabond de l'Eau de Robec.

Miséricorde! Quelle secousse! Une de mes plus belles armoires m'apparut au bord d'une voûte encombrée d'objets et qui semblait l'entrée des catacombes d'un cimetière de meubles anciens. Je m'approchai tremblant de tous mes membres, tremblant tellement que je n'osais pas la toucher. J'avançais la main, j'hésitais. C'était bien elle, pourtant: une armoire Louis XIII unique, reconnaissable par quiconque avait pu la voir une seule fois. Jetant soudain les yeux un peu plus loin, vers les profondeurs plus sombres de cette galerie, j'aperçus trois de mes fauteuils couverts de tapisserie au petit point, puis, plus loin encore, mes deux tables Henri II, si rares qu'on venait les voir de Paris.

Songez! songez à l'état de mon âme!

Et j'avançai, perclus, agonisant d'émotion, mais j'avançai, car je suis brave, j'avançai comme un chevalier des époques ténébreuses pénétrait en un séjour de sortilèges. Je retrouvais, de pas en pas, tout ce qui m'avait appartenu, mes lustres, mes livres, mes tableaux, mes étoffes, mes armes, tout, sauf le bureau plein de mes lettrés, et que je n'aperçus point.

J'allais, descendant à des galeries obscures pour remonter ensuite aux étages supérieurs. J'étais seul. J'appelais, on ne répondait point. J'étais seul; il n'y avait personne en cette maison vaste et tortueuse comme un labyrinthe.

La nuit vint, et je dus m'asseoir, dans les ténèbres, sur une de mes chaises, car je ne voulais point m'en aller. De temps en temps je criais:—Holà! holà! quelqu'un!

J'étais là, certes, depuis plus d'une heure quand j'entendis des pas, des pas légers, lents, je ne sais où. Je faillis me sauver; mais, me raidissant, j'appelai de nouveau, et, j'aperçus une lueur dans la chambre voisine.

—Qui est là? dit une voix.

Je répondis:

—Un acheteur.

On répliqua:

—Il est bien tard pour entrer ainsi dans les boutiques.

Je repris:

—Je vous attends depuis plus d'une heure.

—Vous pouviez revenir demain.

—Demain, j'aurai quitté Rouen;

Je n'osais point avancer, et il ne venait pas. Je voyais toujours la lueur de sa lumière éclairant une tapisserie où deux anges volaient au-dessus des morts d'un champ de bataille. Elle m'appartenait aussi. Je dis:

—Eh bien! Venez-vous?

Il répondit:

—Je vous attends.

Je me levai et j'allai vers lui.

Au milieu d'une grande pièce était un tout petit homme, tout petit et très gros, gros comme un phénomène, un hideux phénomène.

Il avait une barbe rare, aux poils inégaux, clairsemés et jaunâtres, et pas un cheveu sur la tête! Pas un cheveu? Comme il tenait sa bougie élevée à bout de bras pour m'apercevoir, son crâne m'apparut comme une petite lune dans cette vaste chambre encombrée de vieux meubles. La figure était ridée et bouffie, les yeux imperceptibles.

Je marchandai trois chaises qui étaient à moi, et les payai sur-le-champ une grosse somme, en donnant simplement le numéro de mon appartement à l'hôtel. Elles devaient être livrées le lendemain avant neuf heures.

Puis je sortis. Il me reconduisit jusqu'à sa porte avec beaucoup de politesse.

Je me rendis ensuite chez le commissaire central de la police, à qui je racontai le vol de mon mobilier et la découverte que je venais de faire.

Il demanda séance tenante des renseignements par télégraphe au parquet qui avait instruit l'affaire de ce vol, en me priant d'attendre la réponse. Une heure plus tard, elle lui parvint tout à fait satisfaisante pour moi.

—Je vais faire arrêter cet homme et l'interroger tout de suite, me dit-il, car il pourrait avoir conçu quelque soupçon et faire disparaître ce qui vous appartient. Voulez-vous aller dîner et revenir dans deux heures, je l'aurai ici et je lui ferai subir un nouvel interrogatoire devant vous.

—Très volontiers, monsieur. Je vous remercie de tout mon coeur.

J'allai dîner à mon hôtel, et je mangeai mieux que je n'aurais cru.
J'étais assez content tout de même. On le tenait.

Deux heures plus tard, je retournai chez le fonctionnaire de la police qui m'attendait.

—Eh bien! monsieur, me dit-il en m'apercevant. On n'a pas trouvé votre homme. Mes agents n'ont pu mettre la main dessus.

Ah! Je me sentis défaillir.

—Mais … Vous avez bien trouvé sa maison? demandai-je.

—Parfaitement. Elle va même être surveillée et gardée jusqu'à son retour. Quant à lui, disparu.

—Disparu?

—Disparu. Il passe ordinairement ses soirées chez sa voisine, une brocanteuse aussi, une drôle de sorcière, la veuve Bidoin. Elle ne l'a pas vu ce soir et ne peut donner sur lui aucun renseignement. Il faut attendre demain.

Je m'en allai. Ah! que les rues de Rouen me semblèrent sinistres, troublantes, hantées.

Je dormis si mal, avec des cauchemars à chaque bout de sommeil.

Comme je ne voulais pas paraître trop inquiet ou pressé, j'attendis dix heures, le lendemain, pour me rendre à la police.

Le marchand n'avait pas reparu. Son magasin demeurait fermé.

Le commissaire me dit:

—J'ai fait toutes les démarches nécessaires. Le parquet est au courant de la chose; nous allons aller ensemble à cette boutique et la faire ouvrir, vous m'indiquerez tout ce qui est à vous.

Un coupé nous emporta. Des agents stationnaient, avec un serrurier, devant la porte de la boutique, qui fut ouverte.

Je n'aperçus, en entrant, ni mon armoire, ni mes fauteuils, ni mes tables, ni rien, rien, de ce qui avait meublé ma maison, mais rien, alors que la veille au soir je ne pouvais faire un pas sans rencontrer un de mes objets.

Le commissaire central, surpris, me regarda d'abord avec méfiance.

—Mon Dieu, monsieur, lui dis-je, la disparition de ces meubles coïncide étrangement avec celle du marchand.

Il sourit:

—C'est vrai! Vous avez eu tort d'acheter et de payer des bibelots à vous, hier. Cela lui a donné l'éveil.

Je repris:

—Ce qui me paraît incompréhensible, c'est que toutes les places occupées par mes meubles sont maintenant remplies par d'autres.

—Oh! répondit le commissaire, il a eu toute la nuit, et des complices sans doute. Cette maison doit communiquer avec les voisines. Ne craignez rien, monsieur, je vais m'occuper très activement de cette affaire. Le brigand ne nous échappera pas longtemps puisque nous gardons la tanière.

* * * * *

Ah! mon coeur, mon coeur, mon pauvre coeur, comme il battait!

* * * * *

Je demeurai quinze jours à Rouen. L'homme ne revint pas. Parbleu! parbleu! Cet homme-là qui est-ce qui aurait pu l'embarrasser ou le surprendre?

Or, le seizième jour, au matin, je reçus de mon jardinier, gardien de ma maison pillée et demeurée vide, l'étrange lettre que voici:

«Monsieur,

«J'ai l'honneur d'informer monsieur qu'il s'est passé, la nuit derrière, quelque chose que personne ne comprend, et la police pas plus que nous. Tous les meubles sont revenus, tous sans exception, tous, jusqu'aux plus petits objets. La maison est maintenant toute pareille à ce qu'elle était la veille du vol. C'est à en perdre la tête. Cela s'est fait dans la nuit de vendredi à samedi. Les chemins sont défoncés comme si on avait traîné tout de la barrière à la porte. Il en était ainsi le jour de la disparition.

«Nous attendons monsieur, dont je suis le très humble serviteur.

«RAUDIN, PHILIPPE.»

Ah! mais non, ah! mais non, ah! mais non. Je n'y retournerai pas!

Je portai la lettre au commissaire de Rouen.

—C'est une restitution très adroite, dit-il. Faisons les morts.
Nous pincerons l'homme un de ces jours.

* * * * *

Mais on ne l'a pas pincé. Non. Ils ne l'ont pas pincé, et j'ai peur de lui, maintenant, comme si c'était une bête féroce lâchée derrière moi.

Introuvable! il est introuvable, ce monstre à crâne de lune! On ne le prendra jamais. Il ne reviendra point chez lui. Que lui importe à lui. Il n'y a que moi qui peux le rencontrer, et je ne veux pas.

Je ne veux pas! je ne veux pas! je ne veux pas!

Et s'il revient, s'il rentre dans sa boutique, qui pourra prouver que mes meubles étaient chez lui? Il n'y a contre lui que mon témoignage; et je sens bien qu'il devient suspect.

Ah! mais non! cette existence n'était plus possible. Et je ne pouvais pas garder le secret de ce que j'ai vu. Je ne pouvais pas continuer à vivre comme tout le monde avec la crainte que des choses pareilles recommençassent.

Je suis venu trouver le médecin qui dirige cette maison de santé, et je lui ai tout raconté.

Après m'avoir interrogé longtemps, il m'a dit:

—Consentiriez-vous, monsieur, à rester quelque temps ici?

—Très volontiers, monsieur.

—Vous avez de la fortune?

—Oui, monsieur.

—Voulez-vous un pavillon isolé?

—Oui, monsieur.

—Voudrez-vous recevoir des amis?

—Non, monsieur, non, personne. L'homme de Rouen pourrait oser, par vengeance, me poursuivre ici….

* * * * *

Et je suis seul, seul, tout seul, depuis trois mois. Je suis tranquille à peu près. Je n'ai qu'une peur… Si l'antiquaire devenait fou … et si on l'amenait en cet asile… Les prisons elles-mêmes ne sont pas sûres…

FIN

TABLE

L'inutile Beauté

Le champ d'oliviers

Mouche

Le Noyé

L'Épreuve

Le Masque

Un Portrait

L'Infirme

Les 25 francs de la Supérieure

Un cas de Divorce

Qui sait?

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