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L'oeuvre du divin Arétin, première partie: Introduction et notes par Guillaume Apollinaire

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The Project Gutenberg eBook of L'oeuvre du divin Arétin, première partie

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Title: L'oeuvre du divin Arétin, première partie

Author: Pietro Aretino

Editor: Guillaume Apollinaire

Release date: September 27, 2013 [eBook #43823]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Jean-Adrien Brothier and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'OEUVRE DU DIVIN ARÉTIN, PREMIÈRE PARTIE ***

L'ŒUVRE DU DIVIN ARÉTIN

==Il a été tiré de cet ouvrage==
10 exemplaires sur Japon Impérial
==========(1 à 10)=========
===25 exemplaires sur Hollande===
==========(11 à 35)========
100 exemplaires sur papier d'Arches
==========36 à 135=========

Droits de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Norvège et le Danemark.



LES MAITRES DE L'AMOUR


L'Œuvre
DU
DIVIN ARÉTIN

Première Partie

Les Ragionamenti

La Vie des Nonnes;—La Vie des Femmes mariées;
La Vie des Courtisanes;

Sonnets Luxurieux

TRADUCTIONS NOUVELLES ET MORCEAUX TRADUITS
POUR LA PREMIÈRE FOIS

INTRODUCTION ET NOTES

PAR

Guillaume APOLLINAIRE

PARIS

BIBLIOTHÈQUE DES CURIEUX

4, RUE DE FURSTENBERG, 4

MCMIX


INTRODUCTION

Un singulier cours d'eau à double pente coule dans le val que domine Arezzo: c'est la Chiana. Elle peut être donnée comme une image de ce Pierre dit l'Arétin, qui, à cause de sa gloire et de son déshonneur, est devenu l'une des figures les plus attachantes du xvie siècle. Elle est, en même temps, une des plus mal connues. A vrai dire, si de son vivant même la renommée de l'Arétin n'alla pas sans infamie, après sa mort on chargea sa mémoire de tous les péchés de son époque. On ne comprenait pas comment l'auteur des Ragionamenti pouvait avoir écrit Les Trois Livres de l'Humanité du Christ, l'on se demandait comment ce débauché avait pu être l'ami des souverains, des papes et des artistes de son temps. Ce qui devait le justifier aux yeux de la postérité a été cause de sa condamnation. En fait de génie, on ne lui a laissé que celui de l'intrigue. Je m'étonne même qu'on ne l'ait pas accusé d'avoir acquis ses biens et son crédit par la magie.

Ce Janus bifronts a déconcerté la plupart de ses biographes et de ses commentateurs. Son nom seul, depuis plus de trois siècles, effraye les plus bénévoles. Il demeure l'homme des postures, non pas à cause de ses Sonnets, mais par la faute d'un dialogue en prose qu'il n'a point écrit et où on en indique 35. Cependant, le populaire n'en met que 32 sur le compte de l'imagination luxurieuse du Divin. En Italie, les lettrés le voient d'un mauvais œil; les érudits n'abordent des recherches sur cet homme qu'avec beaucoup de répugnance et ne prononcent son nom que du bout des lèvres, osant à peine feuilleter ses livres du bout des doigts. Chez nous, les gens du monde accouplent sa mémoire à celle du marquis de Sade; les collégiens, à celle d'Alfred de Musset; pour le peuple et la petite bourgeoisie, son nom évoque encore, avec ceux de Boccace et de Béranger, la grivoiserie qui est toute la santé et la sauvegarde du mariage. C'est que la variété est bien la seule arme que l'on possède contre la satiété. Et l'homme qui, directement ou indirectement, a fourni à l'amour un prétexte pour ne point lasser devrait être honoré par tous les amants et surtout par les gens mariés. Sans doute, on connaîtrait les postures, même si le dialogue attribué à l'Arétin n'avait pas été écrit, mais on n'en connaîtrait pas autant, et ni Forberg, ni les livres hindous, ni les autres manuels d'érotologie qui en indiquent un nombre beaucoup plus considérable ne seront jamais assez populaires pour donner à l'époux et à l'épouse une occasion naturelle, provenant d'une locution quasi proverbiale, de repousser l'ennui en variant les plaisirs. L'Arétin, qui utilisa le premier cette arme moderne, la Presse, qui, le premier, sut modifier l'opinion publique, qui exerça une influence sur le génie de Rabelais et peut-être sur celui de Molière[1], est aussi, par aventure, le maître de l'Amour occidental[2]. Il est devenu une sorte de demi-dieu fescennin qui a remplacé Priape dans le Panthéon populaire d'aujourd'hui. On l'invoque ou on l'évoque au moment de l'amour, car pour ce qui regarde ses ouvrages, on ne les connaît pas. Les exemplaires en sont devenus rares. En Italie même, on ne connaît guère que son théâtre. Les Ragionamenti n'avaient jamais été traduits en français avant que Liseux en publiât le texte accompagné de la traduction d'Alcide Bonneau[3] d'après laquelle fut faite la tradition anglaise publiée par le même éditeur. Elle dut servir de modèle au Dr Heinrich Conrad pour la première et toute récente édition allemande: Gespräche des Göttlichen Aretino, éditée par l'Insel Verlag de Leipzig.

Ajoutons qu'une partie de l'œuvre arétinesque est aujourd'hui perdue; une autre demeure inédite dans les recueils manuscrits dispersés dans les Bibliothèques européennes; une autre enfin lui appartient sans doute aussi qui ne lui est pas attribuée.


Pietro Aretino naquit à Arezzo, en Toscane, pendant la nuit du 19 au 20 avril 1492, nuit du jeudi au vendredi saints, quelques mois avant la découverte de l'Amérique, et mourut à Venise, le 21 octobre 1556[4].

Avec une singulière précision, le catalogue imprimé de la Bibliothèque Nationale l'appelle: Pietro Bacci, dit Aretino. Les raisons qu'on avait alléguées pour soutenir l'opinion abandonnée aujourd'hui que l'Arétin avait eu pour père un gentilhomme d'Arezzo nommé Luigi Bacci n'autorisaient nullement les bibliographes de la Nationale à accorder ce nom à Messer Pietro, qui de toute façon n'aurait été qu'un bâtard de Bacci, n'ayant jamais porté ce nom. C'est aussi sans fondement qu'on l'a gratifié de noms comme Della Bura ou De'Burali, Bonci, Bonamici, Camaiani, etc.

On sait maintenant que le père de l'Arétin était un pauvre cordonnier d'Arezzo, nommé Luca. Les recherches de M. Alessandro Luzio dans les archives de Florence ne laissent plus aucun doute à cet égard[5]. En 1550, un certain Medero Nucci, d'Arezzo, vient chercher fortune à Venise. Et d'abord son compatriote, l'Arétin, le protège, le présente à l'ambassadeur du duc de Florence. Puis tout se gâte; l'Arétin écrit à l'ambassadeur de s'en défier, alléguant des désordres et des scandales dans la vie privée de Medero Nucci, qui pour se venger envoie à l'Arétin un cartel de défi où il lui reproche d'avoir écrit les sonnets sous les figures de Raphaello da Orbino, le Trentunno, La Puttana errante, les Six journées. Et cette missive est adressée Allo Aretino Pietro de Lucha, calzolaio a Venezia, c'est-à-dire A l'Arétin Pierre (fils) de Lucha, cordonnier à Venise. Voici donc le nom du père de notre Pierre: Lucha ou Luca, Luc en français. D'ailleurs le Divin ne renie pas une origine aussi obscure. Il envoie au duc Côme la lettre de Nucci et lui en écrit:

«...Pour en venir maintenant à la mention de sa maudite épistole, je dis que je me glorifie du titre qu'il me donne pour m'avilir, car il enseigne ainsi aux nobles à procréer des fils semblables à celui qu'un cordonnier a engendré dans Arezzo.»

Quel orgueil! ne croirait-on pas entendre un des maréchaux de Napoléon se glorifier de n'avoir pour aïeux que des gens du peuple? Ce sont ces lettres qu'a retrouvées M. Alessandro Luzio. Elles ne nous renseignent d'ailleurs que touchant le prénom et l'état du père de l'Arétin. Et nous ne sommes pas pour cela plus avancés au sujet du nom de famille de notre Pierre. Il est fort possible au demeurant que le cordonnier Lucas n'eût pas d'autre nom. Il se peut également que ce fût le nom de la famille du Divin. Luca est de nos jours encore un nom patronymique très répandu non seulement en Italie, mais encore en Corse. Il ne semble pas, d'autre part, que l'Arétin se soit jamais ouvert à qui que ce soit touchant le nom de son père et en ait fait mention. Cependant, je crois être en mesure d'indiquer dans un giudicio retrouvé et publié par M. Alessandro Luzio[6] un passage dans lequel en 1534, longtemps avant le message de Nucci, le Divino mentionnait le nom paternel en équivoquant. Au temps de l'Arétin, l'astrologie judiciaire était florissante. Au commencement de chaque année, les astrologues publiaient leurs giudicii ou pronostics. Avec cette prescience du rôle que devait jouer plus tard la Presse et à cause de laquelle Philarète Chasles eut raison de voir en lui un précurseur du journalisme, l'Arétin comprit le parti qu'on pouvait tirer de ces libelles pour former l'opinion publique. Il écrivit plusieurs de ces giudicii satiriques et d'ailleurs peu prophétiques, tous perdus jusqu'à ces dernières années, sauf quelques fragments. A cette heure, on possède en entier celui qu'a publié récemment M. Alessandro Luzio et qui provient d'un manuscrit de la fin du xvie siècle, copié par un Allemand et conservé à Vienne, en Autriche. Tout laisse croire que le copiste allemand a eu sous les yeux un imprimé. C'est l'avis de M. Luzio, qui n'est pas d'accord sur ce point avec les autres arétiniens d'Italie. En effet, on ne connaît aucun exemplaire imprimé des giudicii de l'Arétin. Et, cependant, les raisons de M. Luzio me semblent bonnes. Des pamphlets comme celui qui nous occupe ne pouvaient avoir d'effet sur l'opinion publique (et c'est à cela qu'ils étaient destinés) que s'ils étaient répandus à un grand nombre d'exemplaires, et l'on sait que l'Arétin a fait publier à part plusieurs de ses lettres sur les grands événements de son temps.

D'autre part, M. Luzio, qui a vu le manuscrit de Vienne, affirme que le copiste allemand devait connaître mal l'italien et n'aurait pu copier aussi correctement un manuscrit. Il aurait donc eu entre les mains un imprimé perdu aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, en 1534, l'Arétin tenait encore pour François Ier dont il attaque, dans son pronostic, tous les ennemis, à commencer par Charles-Quint, dans le parti duquel il allait bientôt passer. Aussi dédie-t-il son pamphlet Alla Sacra Maesta Christianissima et il l'intitule: Pronostico dell'anno MDXXXIIII composto da Pietro Aretino, Flagelle dei Principi et quinto evangelista. Ce n'est pas au hasard que l'Arétin se targue de cette dernière qualité. Pourquoi s'appellerait-il cinquième évangéliste?... Il y a là-dessous un jeu de mots dont il nous donne la clef au paragraphe 31: Del Flagello dei Principi, qui commence ainsi: Pierre Arétin qui eut comme ascendants Luc, Jean, Marc et Mathieu[7]... En effet, y ayant quatre évangélistes, Pierre Arétin, fils de Luca ou Luc, l'un d'eux, c'est-à-dire venant après lui, peut bien prétendre être le cinquième évangéliste, si l'on veut bien entendre par évangéliste un prophète. L'Arétin n'a pu résister au plaisir d'équivoquer d'une façon assez embarrassée sur le nom de son père le cordonnier et pour cela il n'a pas hésité à changer l'ordre des quatre évangélistes et à torturer le sens de ce mot. Et c'est la seule mention connue, pensé-je, que l'Arétin ait faite du nom de son père[8].

L'Arétin ne se vantait pas à tout propos de son origine plébéienne. On lui a reproché de ne pas s'être beaucoup occupé de son père. Et les sarcasmes du Franco, du Doni et du Berni touchant le métier de cordonnier qu'exerçait le bonhomme nous montrent assez combien ces allusions devaient être désagréables au Divin. Il faut dire que longtemps on n'a pas pris ces plaisanteries au sérieux parce que les ennemis de l'Arétin ont inventé contre lui trop de calomnies pour que ce qu'ils ont avancé soit admis sans discussion s'il n'est étayé par des documents irréfutables. Mais, ne se manifestant pas avec beaucoup de vivacité à l'égard de son père, l'amour filial de notre Pierre se reporta tout entier sur sa mère, une très belle fille du peuple nommée Tita. L'Arétin l'aima tendrement. On en a conclu qu'elle était mariée. Et rien n'est moins certain. Messer Luca pouvait bien vivre en concubinage avec Monna Tita. Elle a passé pendant quelques siècles pour une mérétrice de bas étage et certains arétiniens voudraient maintenant en faire une sainte! Il n'y a pas apparence de cela. L'Arétin pouvait bien aimer sa mère de tout son cœur, au cas même où elle eût été une prostituée. Au demeurant, on n'est pas au courant de la vie que mena la Tite, mais on est certain avant tout de sa beauté, dont furent touchés de nombreux artistes qui voulurent la rendre immortelle.

En somme, l'origine de l'Arétin est obscure, mais nullement monstrueuse. On est loin du sacrilège qui, lui donnant pour parent un tertiaire et une béguine, faisait de lui l'Antéchrist même; selon la légende encore accréditée qui veut que le père de cette incarnation du mal, encore à venir, soit un religieux et sa mère une religieuse. On sait aussi que l'Arétin eut deux sœurs qui se marièrent.

L'enfance de notre Pierre fut assez négligée. Il était précoce, lisait tout ce qui lui tombait sous la main, dévorant avant tout avec passion les romans chevaleresques, les divers épisodes épiques dont sont formés i Reali di Francia, ces royaux de France dont plus tard il devait combattre l'influence très considérable à cette époque en Italie où ils ne sont pas encore oubliés aujourd'hui. Il alla bientôt à Pérouse où, faisant déjà des vers, il étudia la peinture. Un livre découvert à la Marciana par M. d'Ancona, en prouvant la précocité poétique du jeune Arétin, démontre aussi qu'il se destinait pour les arts: Opera nova del fecundissimo giovene Pietro Aretino zoé strambotti, sonetti, capitoli, epistole, barzellette e una desperata; et à la fin: Impresso in Venetia per Nicolo Zopino net MCCCCCXI a di XXII di Zenaro. L'Arétin avait alors 19 ans. Les sonnets sont précédés de cet avertissement: quelques choses d'un adolescent Arétin Pierre étudiant en cette faculté et en peinture. Un sonnet dans lequel il est question d'un Pérugin indique assez que l'Arétin était alors à Pérouse. Un capitolo trouvé plus tard sur une colonne, à Rialto, en novembre 1532, fait aussi allusion à ces tentatives artistiques:

O combien cela t'aurait rapporté plus de fruit et de louange
Si tu n'avais pas laissé ton pinceau,
S'il est vrai que tu aies été peintre un temps, comme je l'ai entendu dire,
Plutôt que de vouloir devenir, ô petit misérable,
De Maître, poète.

En 1517, l'Arétin alla à Rome. Il y fut vite connu et craint à cause de ses satires. Il entra au service du pape Léon X et du cardinal Jules de Médicis. Après avoir fait une violente opposition à l'élection d'Adrien VI, le détesté pape flamand, en prenant pour interprètes Marforio et Pasquin, l'Arétin quitta Rome avec le cardinal et ne revint que lorsque celui-ci fut élu pape sous le nom de Clément VII, le 19 nov. 1523. L'Arétin avait alors 31 ans. Il jouissait à la cour de Clément de beaucoup de considération et pouvait beaucoup sur l'esprit du pontife[9].

En 1524 éclate le scandale des figures de Jules Romain, gravées par Marc Antoine. En 1525, l'Arétin écrit les 16 sonnets. Il est en guerre avec le Dataire Giberti, qui tente de le faire assassiner par le Bolonais Achille de la Volta. A peine remis de ses blessures, Messer Pietro quitte Rome pour aller retrouver Jean des Bandes-Noires qui l'accueille à bras ouverts. Le fameux capitaine meurt en 1526. L'Arétin, revenu à Rome, assiste au sac de la ville. Clément VII meurt, et l'Arétin, ne se sentant plus en sûreté, se réfugie à Venise, où il arrive le 25 mars 1527, et s'y établit, disant aux cours un adieu définitif. C'est alors qu'homme libre par la grâce de Dieu, il s'intitule: le Fléau des Princes, le Véridique et le Divin. «Pourquoi, s'est demandé Jacobus Gaddius[10], s'arrogea-t-il la divinité avec le consentement de ses contemporains? Je ne sais. A moins que peut-être il ne voulût signifier qu'il exerçait les fonctions de Dieu, en foudroyant, au semblant de très hautes montagnes, les têtes les plus élevées.»

A Venise, l'Arétin trouve le moyen de s'enrichir en écrivant des lettres. Passant, tour à tour, du parti de François Ier dans celui de Charles-Quint, respecté par le Roi et par l'Empereur, honoré par les papes, l'Arétin, comblé d'honneurs, dispose de la plus haute puissance de son temps. On le craint, on le flatte, il a de nombreux ennemis dont il est à l'abri, et ses amis sont plus nombreux encore. Ils font partie de toutes les classes de la société. Son nom est fameux jusqu'en Perse. Il habite, sur le Canale Grande, un palais somptueux détruit aujourd'hui. Au lieu d'intendant et de majordome, ce sont six belles filles qui dirigent sa maison; on les appelle les Arétines. Il choisit ses maîtresses comme ses commensaux, dans la noblesse aussi bien que parmi le peuple. Sa maison est ouverte à tous comme un port de mer. C'est une hôtellerie pour les pèlerins affligés, pour les lettrés affamés et pour toute sorte de chevaliers errants. Généreux à l'excès, il donne ce qu'il possède, ne parvenant pas cependant à s'appauvrir. Chaque jour, de sa petite écriture nette et nerveuse, il écrit des lettres destinées, par menaces ou par flatteries, à provoquer des dons, à entretenir l'admiration et une sainte terreur de sa plume étincelante. Il écrit vite, improvisant, en quelque sorte, des comédies où l'a pu voir en lui un précurseur de Molière, des écrits satiriques et libres selon la mode du temps, des paraphrases religieuses pour lesquelles il doit ambitionner en vain le chapeau de cardinal. Il compose des poèmes chevaleresques qui n'en finissent plus et qu'il détruit lui-même, mais pour se consoler en écrit des parodies. L'influence de ces faciles écrits se fait sentir non seulement en Italie, mais en France, en Espagne, en Allemagne. Il règle le goût, s'intéresse aux artistes et entasse chez lui les œuvres d'art.

A peine à Venise, il rencontre le Titien, qui devient son compère, et commence immédiatement son premier portrait qui, trois mois après, fut envoyé au marquis de Mantoue. L'amitié du peintre et du Divin ne devait plus cesser. Parmi ses amis on peut citer encore le Sansovino, Sébastien del Piombo, le Sodoma, Jules Romain, Giovanni da Udine et même Michel-Ange qui, s'il semble n'avoir jamais voulu donner de ses œuvres à l'Arétin, qui sollicitait ce don, n'en tenait pas moins le Fléau des Princes en haute estime, écrivant: «Le Roi et l'Empereur avaient en très grande grâce que la plume de l'Arétin les nommât.»

Dans le palais qu'il habitait se pressait chaque jour la foule des artistes, des disciples, des patriciens, des aventuriers, des ecclésiastiques, des mérétrices, des ganymèdes et des étrangers. L'Arétin plaisante et rit souvent à gorge déployée. Il est l'homme le plus libre du monde, il ne craint personne. Il reçoit des présents de tous les souverains. François Ier et Charles-Quint lui ont donné des chaînes d'or mais ne l'ont point enchaîné. Il se croit le droit de changer de parti. Il a conscience de sa puissance. Et, seul parmi les gens de lettres de son temps, il n'est pas parasite. On a dit que c'était un maître-chanteur, mais on a exagéré. Il a des talents et peut rendre des services. Il n'est que trop juste qu'on les lui paye. Il ne ménage rien et dit hardiment sa pensée. Il a reproché au roi de France d'avoir, à cause de son alliance avec les Turcs, plongé dans le cœur de la chrétienté le couteau ottoman. Fléau des Princes, il les flagelle par droit divin. L'opinion publique lui était, après tout, très favorable, et les prédicateurs ne se gênaient pas pour déclarer que, poursuivant le dessein de réformer la nation humaine, la nature et Dieu ne pourraient pas trouver de meilleur moyen que de produire beaucoup de Pierre Arétin.

Le Divin ayant quitté les cours en a maintenant une dans laquelle il se promène en despote bon enfant, incapable de maîtriser ses colères sans durée, et bon de cette bonté qui faisait dire à Jean des Bandes-Noires qu'elle était la source de la plupart des désagréments éprouvés par Messer Pietro. Et, de fait, il veut que tout le monde soit heureux autour de lui. Pour cela il est très humain avec les femmes de sa maison, jovial, hospitalier et généreux, tenant table ouverte, libéral au point de donner cela même à quoi il tient le plus. Le regard du Divino va de la vue merveilleuse qu'on découvre de son palais au groupe des joueurs, aux artistes qui disputent sur l'idéal, il s'arrête avec complaisance sur les belles courtisanes, sur les honnêtes dames et sur les ganymèdes aux formes lascives. Car s'il aime beaucoup les femmes et si deux fois au moins il a connu le véritable amour qui est passionné, respectueux et même sans espoir, il ne méprise pas des plaisirs qui, comme aujourd'hui même, choquant l'autorité, ne passaient pour honteux qu'aux yeux d'un très petit nombre de particuliers. Il ne faut pas oublier que Giovannantonio Bazzi n'a pas peur d'être appelé le Sodoma, que le Berni, le Tasse, Michel-Ange et bien d'autres eussent mérité le même surnom. Mais pour l'amant de Laura la cuisinière, de la comtesse Matrina, de la vertueuse Angelo Serena, de la malheureuse et frivole Perinia Riccia, le caprice socratique n'a que l'importance passagère d'un divertissement. Il a des filles et s'occupe de leur établissement. Le Divino, que l'Arioste a célébré, que François Ier, charmé par son esprit, avait voulu attirer à sa cour, que Charles-Quint fit chevaucher à son côté, que le pape Jules III baisa au front et auquel il conféra l'ordre de Saint-Pierre, eut une vieillesse magnifique, et l'Ammirato dit qu'on aurait difficilement vu un vieillard plus beau et plus pompeusement vêtu. Les fables les plus grossières ont couru sur les circonstances qui entourèrent la mort du Flagello dei principi. On a retrouvé un témoignage authentique et précis de son décès. C'est un certificat notarié et revêtu du firman ducal fait à la requête d'un certain Domenico Nardi da Reggio, probablement pour couper court aux bruits calomnieux qui commençaient à courir sur la mort de l'Arétin. Il contient les déclarations de Pietro Paolo Demetrio, curé de San Luca, paroisse du Divin, à Venise. Ce curé atteste, en 1581, c'est-à-dire 25 ans après la mort de Pierre, avoir enseveli chrétiennement l'Arétin et dit qu'il mourut de mort subite, tombant d'une chaise caquetoire, et que le jeudi saint avant de finir ses ultimes jours il se confessa et communia, pleurant extrêmement, et le bon prêtre affirme que cela s'est bien passé ainsi comme il l'a vu lui-même.

C'est que l'Arétin n'était pas un mécréant. Il avait un confesseur, le père Angelo Testa, et suivait les offices. S'il se moque des moines, il respecte infiniment la religion. Jules III n'a pas voulu en faire un cardinal. Et ce refus me paraît avoir eu des raisons plus politiques que morales. L'Arétin était, autant que bien d'autres, digne de la pourpre cardinalice et n'aurait peut-être pas fait si mauvaise figure sur le trône pontifical!


L'Arétin a laissé une œuvre importante[11]; outre ses lettres laudatives, ses pamphlets et ses poésies de circonstance, il a donné une tragédie en vers, Orazia, et cinq comédies en prose: Le Maréchal, la Courtisane, l'Hypocrite, la Talanta, le Philosophe, où l'on découvre des mérites du premier ordre. On a bien avancé que l'Hypocrite aurait été le prototype du Tartufe, Molière ayant connu cette pièce à Grenoble, grâce à Chorier[12]. Les ouvrages religieux du Divin eurent une vogue considérable. Il paraphrase les psaumes pénitentiels, parle de l'Humanité du Christ, de la vie de la Vierge Marie, de la Passion de Jésus-Christ, de la vie de Sainte Catherine. Il a composé une œuvre chevaleresque dont les strophes se comptaient par dizaines de mille, mais il la détruisit lui-même, ne nous laissant que des poèmes inachevés comme le Lagrime d'Angelica ou la Marfisa et des parodies également inachevées, comme l'Orlandino qui eut un très grand succès, et l'Astolfeide dont on ne connaît qu'un exemplaire conservé à la Bibliothèque Nationale et sur lequel on trouve cette note manuscrite: Non ce ne sono che Tre Canti. Molte Coglionerie, e pochissime cose.

On a dit de l'Arétin qu'il était un grand prosateur, mais un poète médiocre. Je suis d'avis que cette opinion est en partie très injuste, car le Divin a été pour le moins un poète satirique du premier ordre. Certaines de ses pasquinades[13] ne sont pas inférieures à quelques beaux morceaux de Victor Hugo, dans les Châtiments.

Pour ma part, je suis d'avis que l'on devrait restituer à l'Arétin la paternité de quelques ouvrages comme la Puttana errante[14], la Zaffetta, la Tariffa delle Puttane que l'on attribue à Lorenzio Veniero. Ce Lorenzo Veniero, qui devait plus tard siéger au Sénat et remplir de hautes fonctions dans le gouvernement de la République Vénitienne, avait vingt ans lorsque Francesco Zeno l'amena à l'Arétin pour que celui-ci le formât. Et ma conviction est faite: la Puttana errante, la Zaffetta et son Trentuno ont trop de points de ressemblance avec les Ragionamenti pour qu'il soit possible de les attribuer à un autre qu'à l'Arétin lui-même. Je pense que le Divin ne se souciait pas de s'attirer des désagréments en se moquant ouvertement des mérétrices. Il avait sans doute à se venger de cette Elena Ballerina, qui est la putain errante, et de la Zaffetta. Il a plu à l'Arétin de mettre ses sarcasmes sur le compte du jeune Veniero, qui ne demandait pas mieux et qui, sans doute, était très fier de se faire passer pour l'auteur d'ouvrages d'une audace aussi brillante. Et, cependant, l'Arétin a beau dire que la Puttana est l'œuvre du Venerio, son creato, il a beau, au début de la Zaffetta, parlant au nom du Veniero, se gausser de ceux qui disent que la Puttana errante est un ouvrage arétinesque; il ne faut pas se laisser prendre à ces supercheries et à ces coquetteries d'auteur. Au fond, l'Arétin regrette d'avoir dépensé tant d'esprit dont bénéficie son disciple, il reprend les traits les mieux venus de ses poèmes et s'en ressert dans les Ragionamenti, y mentionnant La Putain errante en se gardant bien de parler du Venerio. Le Tarif des putains de Venise ressemble trop à la Putain errante et à la Zaffetta pour ne point provenir de la même imagination. Cette composition, dont le titre italien est La Tarifa delle Puttane di Venegia, a été écrite sans doute entre la première et la deuxième partie des Ragionamenti. L'Arétin la mentionne dans la première journée de cette deuxième partie. Il la fit probablement paraître plus tard, y ayant mis des allusions à lui-même et au Veniero pour qu'on ne découvrît pas quel en était l'auteur.

Bref, si l'Arétin n'a pas écrit les trois ouvrages dont il a été question, il leur a beaucoup emprunté, et cela n'est pas dans ses habitudes. Il tire, en général, de son propre fonds tout ce qu'il écrit. Il travaille si vite que plagier ne pourrait que le retarder inutilement. D'ailleurs, n'a-t-il pas dit dans une phrase qu'on pourrait rapprocher d'un vers de Musset: «Il vaut mieux boire dans son hanap de bois que dans la coupe d'or d'autrui.»

Je ne veux nullement avancer, au demeurant, que l'Arétin, qui était presque un autodidacte, n'ait pas subi l'influence d'auteurs qui l'ont précédé ou même contemporains. Sans parler de Boccace et des autres Italiens dont la lecture a formé son esprit en lui donnant une direction, il serait injuste de ne pas citer l'Espagnol Francisco Delicado qui paraît avoir eu une influence immédiate sur le talent du Divin. Ce Francisque ou François Délicat, dont la vie, le rôle et les œuvres sont encore mal connus, vivait en Italie. Il était à Rome en même temps que l'Arétin et alla à Venise la même année que lui. Il publia, en 1528, avant que l'Arétin ne composât ses Journées putanesques, une nouvelle dramatique intitulée La Lozana Andaluza, qui pourrait bien être le prototype des Ragionamenti, ayant elle-même pour mobile la fameuse Célestine. L'Arétin entendait l'espagnol, comme il apparaît à la lecture de ses dialogues. Il a dû connaître La Lozana Andaluza et sans doute son auteur, qui était un lettré et un savant. Quoi qu'il en soit, il ne le mentionne nulle part.

La Lozana Andaluza fut composée à Rome pendant le séjour qu'y fit Délicat, de 1523 à 1527. Il la retoucha à Venise avant de l'y publier. J'attribuerais volontiers à ce Francisque Délicat un ouvrage qui a été longtemps donné comme étant de l'Arétin et qui a comme titre le nom d'un fameux éditeur vénitien. Je veux parler du Zoppino, dans lequel on reconnaîtra volontiers bien des traces du goût espagnol. En tout cas, le Zoppino n'est pas de l'Arétin, tout le monde est d'accord à ce sujet. D'autre part, au Mamotreto ou cahier XXXIX de la Lozana Andaluza, Délicat mentionne le Zoppino qui ne devait paraître à Venise qu'en 1539, après les Six Journées ou Caprices de l'Arétin. Et l'on trouverait bien des ressemblances entre la Lozana Andaluza et le Zoppino qui tous deux, sans doute, furent composés à Rome et retouchés à Venise. Délicat devait écrire l'italien, et dans son séjour à Venise il se mit au courant du dialecte vénitien auquel il a emprunté un certain nombre de locutions qui paraissent dans le Zoppino. Il ne cite pas une fois l'Arétin, sans doute parce que celui-ci ne l'avait pas cité non plus. Il intitule son dialogue: Ragionamento del Zoppino, etc., imitant en cela l'Arétin, à moins que celui-ci n'ayant connu le Zoppino à Rome n'en ait imité le titre avant qu'il ne fût imprimé.

Néanmoins, l'Arétin échappe, quant à son ouvrage même des Caprices, à tout reproche d'imitation et de plagiat, de même que Francisque Délicat ne peut être appelé un imitateur de la Célestine, bien qu'elle ait été le modèle de la Lozana Andaluza dont elle diffère de toutes les façons. Mes hypothèses sur l'influence et les ouvrages de Francisque Délicat n'infirment point, du reste, mes opinions touchant la Putain, la Zafetta et le Tarif qui me semblent devoir être remis au compte de l'imagination féconde du Divin. Il ne s'est caché de les avoir écrits que parce qu'à Venise, attaquer nommément la renommée des mérétrices de la République et même des courtisanes romaines, cela pouvait être infiniment plus dangereux que de se moquer du roi de France, et surtout cela ne devait rien rapporter.


On a pensé que le Divin, dont le nom est populaire en France, y était trop mal connu, et l'on a choisi pour le faire connaître les ouvrages dans lesquels sa personnalité s'est affirmée le plus et qui lui font une place à part parmi les écrivains de tous les temps. On n'a donné ici que les seize Sonnets luxurieux qui paraissent être de l'Arétin. On sait que ces sonnets ont été portés jusqu'à 26, nombre qui ne répond pas à celui des figures de Jules Romain.

Il n'existe pas encore de travail définitif touchant l'histoire de ces sonnets; néanmoins celui[15] du savant Alcide Bonneau, à l'érudition élégante et inépuisable duquel on doit la plupart des travaux publiés par Liseux, fait autorité. Pour ce qui a trait aux fameux dessins de Jules Romain, gravés par Marc-Antoine Raimondi, ils ont complètement disparu. On a donné récemment une réimpression des sonnets, copiée sur l'édition de Liseux. On y a ajouté les fac-similés d'une série de calques datant du xviiie siècle et qui auraient été faits sur les gravures de Marc-Antoine[16]. Mais n'y a-t-il pas là-dessous quelque supercherie? Ces images coïncident presque entièrement avec la description qu'avait donnée Bonneau de l'apparence que devaient avoir les gravures disparues. Mais sont-ce bien là des calques datant du xviiie siècle ou bien ne s'agirait-il pas plutôt d'une habile reconstitution faite d'après la description de Bonneau et où l'on a mis quelques différences pour que l'authenticité des calques parût moins discutable? Je ne sais. Toujours est-il que cette publication a été saisie après son apparition et son éditeur poursuivi.

On ne comprend pas bien dans ces conditions pourquoi la Bibliothèque nationale n'en possède pas un exemplaire. Sans doute, l'institution du Dépôt légal ne fonctionne pas avec toute la régularité désirable; mais un ouvrage ayant été saisi, le premier geste de l'autorité devrait être d'en pourvoir la Bibliothèque, dont on se désintéresse trop. On dit que les magistrats, en cas de saisie comme celle dont il est question ici, s'empressent de compléter leurs collections. Et sans doute il y a trop de collectionneurs dans la magistrature pour que d'un ouvrage saisi il ne reste un seul exemplaire destiné à la Nationale.

On a dit que l'éditeur était parvenu à se faire rendre son édition. Cependant, je crois qu'elle ne lui a pas été rendue, mais qu'il en a tiré une nouvelle, les exemplaires que l'on vend maintenant me paraissant plus petits et moins beaux que ceux que j'ai vus en 1904. Néanmoins, je ne pourrais pas affirmer le fait, parce qu'en 1904, ne m'occupant pas encore de l'Arétin, je n'ai pas regardé avec beaucoup d'attention la publication qui venait de paraître.

En se servant du recueil du Cosmopolite[17], Alcide Bonneau a pu reconstituer avec beaucoup de vraisemblance l'ouvrage fescennin du Divin. Ce n'est pas que parmi les autres sonnets il n'y en ait pas qui puissent être aussi attribués à l'Arétin. Ainsi le sonnet qui sert de préambule à la Corona de Cazzi, comme on a appelé postérieurement les Sonnets luxurieux, peut fort bien être également de l'Arétin. Le premier quatrain est aussi le premier du sonnet qui sert de poème à la Tariffa delle Puttane di Venegia, que, pour ma part, j'attribue à l'Arétin.

Pour ce qui regarde les Ragionamenti, on a traduit ici la première partie qui se compose de trois Journées. Il y manque l'Avertissement dans lequel l'Arétin dédie son ouvrage à sa guenon en jouant sans doute sur le mot mona[18] qui avait à Venise un autre sens que l'on entend assez si l'on a parcouru les priapées que le Vénitien Baffo composa au xviiie siècle. La troisième Journée est la plus célèbre. Dès le xvie siècle, elle était imitée plutôt que traduite en français, et aussi en espagnol (1549). C'est d'après cette paraphrase intitulée Colloquio de las Damas et due à Fernand Xuarès que Gaspard Barth composa sa fameuse traduction latine intitulée Pornodidascalus.

La seconde partie est également formée de trois Journées qu'Alcide Bonneau a respectivement intitulées: l'Éducation de la Pippa, les Roueries des Hommes, la Ruffianerie. Dans la première de ces Journées, la Nanna enseigne à sa fille, la Pippa, l'art d'être mérétrice. Le second jour, il s'agit des bons tours que les hommes s'ingénient à jouer aux courtisanes trop confiantes. Et le troisième jour, la Nanna et la Pippa, assises dans leur jardin, écoutent la Commère et la Nourrice parler de la Ruffianerie, c'est-à-dire des rapports entre les putains et les maquerelles. On a souvent donné le Zoppino, le Ragionamento des Cours et le Dialogue du Jeu comme étant la troisième partie des Ragionamenti. C'est là une erreur. Le Zoppino n'est pas de l'Arétin et les Six journées forment une œuvre distincte et complète. Le Ragionamento des Cours n'a pas encore été traduit; il mérite cependant de l'être. Quant au Dialogue du Jeu, on en a traduit des fragments, et il n'est pas indigne non plus qu'on en publie une version complète.

Les traductions que l'on donne ici paraîtront souvent plus exactes que celles qui les ont précédées. Le traducteur de l'édition de Liseux, malgré tous ses mérites, n'a pas évité quelques contresens regrettables comme celui-ci au deuxième dialogue où il traduit spazzare ogni gran camino par «balayer la poussière des plus larges chemins». Ce qui n'était évidemment pas ce que voulait dire le Divin, les ramoneurs étant de son temps plus communs que les cantonniers. On a aussi serré le texte italien de plus près. C'est ainsi qu'on a rendu schiavina, non pas seulement par «manteau», mais par «esclavine», et que traduire le fu renduto da me migliaccio per torta par «je lui rendis mille pour un» a paru une étrange façon de faire passer dans l'officine de l'usurier une locution populaire qui sortait sans doute du fournil du boulanger. On n'a pas reculé non plus devant les répétitions que n'avait pas évitées l'Arétin qui écrivit ses Ragionamenti en 48 jours. Il a paru que l'office du traducteur ne doit pas être d'améliorer le style de son auteur, et l'on n'est pas éloigné de croire, au demeurant, que les répétitions ne sont nullement un indice de mauvais style comme on pense communément aujourd'hui, où l'on alourdit et embarrasse souvent la phrase en voulant se servir de mots différents là où la répétition d'un mot serait aussi bien raisonnable.

Enfin, on a mis des notes partout où cela a été possible. On souhaite qu'elles éclaircissent un texte très agréable à la vérité, mais rempli d'allusions à des événements, à des coutumes, à des personnages dont le public n'a pas idée aujourd'hui.

En ce qui concerne les sonnets, on en a parfois adouci les termes, et malgré cela on est persuadé que ces poèmes n'ont pour ainsi dire rien perdu de leur vivacité gaillarde. D'ailleurs, le lecteur est libre de remplacer les mots qui lui paraissent faibles par les plus forts qu'il connaisse, et suppléant ainsi par la perspicacité de son entendement à ce que le traducteur a dû gazer, par pudeur, il formera avec certitude son opinion sur l'œuvre du Divin Pierre Arétin dont on a écrit en son temps qu'il était la règle de tous et la balance du style.

G A

[1] Si l'on a pu citer Rabelais et Molière comme des auteurs sur lesquels le Divin a exercé son influence, il serait injuste de ne pas ajouter que, de notre temps, Hugues Rebell, qui était un grand lecteur des publications de Liseux, a dû à l'Arétin une très grande partie de ses mérites d'écrivain.

[2] Toutes les nuances des attitudes galantes ont été traitées avec «tant d'énergie par le célèbre Pierre Arétin, qui vivait dans le quinzième siècle (sic), qu'il n'en reste rien à dire aujourd'hui». Thérèse philosophe, 2e partie. Cette opinion, exprimée dans un des ouvrages les plus licencieux du xviiie siècle, représente bien l'idée que l'on se fait encore en général du Divin.

[3] Cette traduction fut d'abord publiée sur le texte italien en dix volumes (1879-1880). Petite édition mixte franco-latine.

J'ai eu entre les mains une traduction très rare, mais peu intéressante. Il s'agit des Dialogues de l'Arétin surnommé le fléau des Princes, le véridique, le divin. Paris, 1884, 4. vol. in-8º. Cet ouvrage a été imprimé sur la presse à bras par le traducteur A. Ribeaucourt et tiré à 15 exemplaires seulement.

[4] L'ouvrage suivant a fait longtemps autorité: Vita di P. Aretino; par le comte G.-M. Mazuchelli (Padoue, 1741, 1749). Il y en a un abrégé en français, par Dujardin, sous le pseudonyme de Boispréaux (La Haye, 1750). On trouve bien quelques choses intéressantes dans Mazuchelli, mais aussi un très grand nombre d'erreurs et d'injustices. C'est avec raison qu'Alcide Bonneau l'appelle Biographe du genre hostile.

[5] Cf. Alessandro Luzio: La famiglia di Pietro Aretino. Giornale Storico della litteratura italiana, t. IV.

[6] Uno Pronostico satirico di Pietro Aretino (MDXXXIIII) edito ed. illustrato da Alessandro Luzio, Bergamo, 1900.

[7] Pietro Aretino, il quale hebbe in ascendente Luca, Giovanni, Marco et Matteo...

[8] On pourrait aussi expliquer ce jeu de mots en avançant que l'orgueilleux Arétin a voulu se moquer des quatre grandes familles vénitiennes désignées sous le nom des quatre évangélistes. C'étaient les Giustiniani, les Bragadini, les Cornari et les Bembi. Le cardinal Bembo était un ennemi du fils du cordonnier Luca. Et jouant sur ce nom, l'Arétin, fils de Luc (c'est le nom d'un évangéliste), pouvait se donner comme le cinquième évangéliste, lui qui valait bien un Bembo, quatrième évangéliste. Ceci renforcerait l'hypothèse que Luca serait le nom patronymique de notre Pierre.

[9] Baschet. Documenti inediti su Pietro Aretino. (Archivo storico italiano, s. III, t. III, 2e partie.)

[10] Cité par Bayle (Dict.).

[11] Qu'on me pardonne d'être réservé touchant la bibliographie arétinesque. Elle est très embrouillée et l'érudit qui entreprendrait de la débrouiller rendrait aux Lettres un service signalé. Mais, pour ma part, je ne suis pas bibliographe...

[12] Il semble que l'Arétin ait joui d'une grande vogue parmi les lettrés du Dauphiné. Sans les Ragionamenti, nous n'aurions pas la Satire sotadique de Chorier. Dans son ouvrage sur l'Arétin (Hachette, 1895), M. Pierre Gauthiez cite une pièce dont le Divin est un des personnages: le Courtisan parfait, tragi-comédie par M. D. G. B. T. Grenoble, Jean Nicolas, 1668.—Cette pièce est attribuée à Gabriel Gilbert.

[13] Voir Pasquinale di Pietro Aretino ed anonime per il conclave e l'elezione di Adriano VI, pub. et ill. da Vittorio Rossi. Palermo-Torino, C. Clausen, 1891, in-16.

[14] La Puttana errante est un poème en quatre chants qui n'a rien à voir avec l'insipide Dialogue de Marguerite et de Julie qu'on a aussi intitulé la Puttana errante. C'est dans cette plate élucubration, qui n'a rien d'arétinesque, que l'on trouve l'énumération des 35 postures.

[15] Les sonnets luxurieux du divin Pietro Aretino, texte italien, le seul authentique et traduction littérale par le traducteur des Ragionamenti, avec une notice sur les sonnets luxurieux, l'époque de leur composition, les rapports de l'Arétin avec la Cour de Rome et sur les dessins de Jules Romain, gravés par Marc-Antoine. Imprimé à cent exemplaires pour Isidore Liseux et ses amis. (Paris, 1882)

[16] Les sonnets luxurieux de l'Arétin (I sonnetti lussuriosi di Pietro Aretino), texte italien et traduction en regard accompagnée de la notice et de commentaires de Is. Liseux (la notice et les commentaires sont en réalité d'Alcide Bonneau) et publiés pour la première fois avec la suite complète des dessins de Jules Romain d'après des documents originaux (Paris, 1904), pet. in-4º oblong, cartonné, imprimé en deux couleurs, encadrements typographiques. 160 pages de texte, 16 fac-similés et 17 gravures en taille douce. Ces 17 gravures comprennent un frontispice et les gravures achevées par un artiste moderne d'après les calques. Il me semble que dans l'exemplaire que j'ai vu en 1904, on donnait le fac-similé de la grandeur des soi-disant calques originaux. Il me semble aussi que le fac-similé de chaque calque se trouvait en regard de la gravure achevée, médiocre d'ailleurs.

Dans l'exemplaire que je viens d'avoir entre les mains, les figures ne sont reproduites qu'à mi grandeur des soi-disant originaux.

[17] Alcide Bonneau fait remarquer que: «dans ce Recueil, les Sonnets sont intitulés Corona di Cazzi; Sonnetti (sic) Divi Aretini.» Cela n'est pas tout à fait exact; dans le Cosmopolite on trouve: Divi Aretini Sonnetti, et ce mauvais latin qui choquait. Alcide Bonneau devient plus macaronique encore au titre du premier Sonnet: Divi Aretini Sonnetto primo. Le recueil dit du Cosmopolite est peu connu. En voici le titre: Recueil des pièces choisies rassemblées par les soins du Cosmopolite. A Anconne, chez Vriel Bandant, à l'enseigne de la liberté, MDCCXXXV. J'en ai vu une réimpression (1835?) qui présente quelques différences dans le titre et dans le texte. L'exemplaire ancien que j'ai lu portait cette note manuscrite:

«Ce recueil a été formé par M. le Duc d'Aiguillon, père du dernier mort imprimé par lui et chez lui en sa terre de Verets, en Touraine et tiré au nombre de douze exemplaires seulement.

La femme de son intendant qu'il avait fait prote et qui était dans un entresol où elle travaillait, lui cria un jour: Monsieur le Duc, faut-il deux R au mot F.....? Il répondit gravement, il en vaudrait bien la peine; mais l'usage est de n'y en mettre qu'un. L'Épître à Madame de Miramion qui est à la tête de l'ouvrage, ainsi que la Préface, sont de M. de Moncrif. On trouve à la fin du volume une traduction en vers français des Noëls Bourguignons qui n'existe que là.

Ce recueil d'ordures est sans contredit le plus complet et le plus rare qu'il y ait, il renferme beaucoup de Pièces qu'on rechercherait, bien inutilement ailleurs.»

[18] On connaît le sens de moniche.


LES RAGIONAMENTI

Ci commence la première Journée des capricieux Ragionamenti de l'Arétin, dans laquelle la Nanna, à Rome, sous un figuier, raconte à l'Antonia la vie des Nonnes[19].

Antonia.—Qu'as-tu, Nanna? Te semble-t-il qu'un visage comme le tien, assombri de pensées, convienne à quelqu'un qui gouverne le monde?

Nanna.—Le monde!

Antonia.—Oui, le monde! C'est à moi de demeurer pensive, qui, le mal français excepté, ne trouve plus même un chien qui aboie après moi, qui suis pauvre et orgueilleuse, et qui, si je disais vicieuse, ne pécherais pas contre L'Esprit-Saint.

Nanna.—Antonia, il y a des ennuis pour tous. Il y en a tant, là où tu crois qu'il n'y a que des joies, il y en a tant que cela te paraîtrait étrange; et, crois-moi, ce bas-monde est un mauvais monde.

Antonia.—Tu dis vrai, c'est un mauvais monde pour moi, mais non pour toi qui jouis même du lait de la poule. Et sur les places, dans les hôtelleries et partout, on n'entend pas autre chose que: Nanna par-ci, Nanna par-là. Sa maison est toujours pleine comme l'œuf, et tout Rome danse autour de toi cette mauresque que l'on voit faire aux Hongrois pendant le Jubilé.

Nanna.—C'est ainsi! Pourtant je ne suis pas contente, et il me semble être une épousée qui, à cause d'un certain respect humain, bien qu'elle ait beaucoup de mets devant elle et grand'faim, et, bien qu'elle soit à la tête de la table, n'ose manger. Et, certes, certes, ma sœur, le cœur n'est pas où il pourrait être. Suffit.

Antonia.—Tu soupires?

Nanna.—Patience!

Antonia.—Tu soupires à tort, prends garde que le Seigneur Dieu ne te fasse pas soupirer avec raison.

Nanna.—Comment ne veux-tu pas que je soupire? Je viens de me rappeler que ma Pippa a seize ans, et, comme je veux prendre un parti à son sujet, l'un me dit: «Fais-la Sœur; outre que tu épargneras les trois quarts de la dot, tu ajouteras une Sainte au calendrier.» Un autre dit: «Donne-lui un mari. De toute façon, tu es si riche que tu ne t'apercevras pas que ta fortune ait en rien diminué.» Un autre m'exhorte à la faire Courtisane immédiatement, disant: «Le monde est corrompu, et, même s'il était meilleur, en la faisant Courtisane, tu en fais d'emblée une Dame. Et, avec ce que tu as, avec ce qu'elle gagnera bientôt, elle deviendra une Reine.» De sorte que je suis hors de moi. Et tu peux voir que pour la Nanna aussi il est des ennuis.

Antonia.—Des ennuis comme les tiens sont plus doux que n'est un peu de démangeaison à celui qui, le soir, autour du feu, ayant mis bas ses chausses, se sent venir l'eau à la bouche à l'idée qu'il va avoir le plaisir de se gratter.

Les ennuis, c'est de voir monter le blé; les tourments, c'est qu'il y ait disette de vin; la torture, c'est le loyer de la maison; la mort, c'est prendre l'infusion de bois de gayac deux ou trois fois par an et ne pas se débarrasser des pustules, ne pas sortir des gommes et ne se défaire jamais de ses maux. Et je m'émerveille de toi qui d'une chose aussi minime te fais un souci.

Nanna.—Pourquoi t'en étonnes-tu?

Antonia.—Parce qu'étant née et élevée à Rome, tu devrais te dégager, les yeux fermés, des doutes que tu as au sujet de la Pippa. Dis-moi, n'as-tu pas été Nonne?

Nanna.—Oui.

Antonia.—N'as-tu pas eu un mari?

Nanna.—Je l'ai eu.

Antonia.—N'as-tu pas été Courtisane?

Nanna.—Je l'ai été.

Antonia.—Et, de ces trois choses, tu n'as pas le courage de choisir la meilleure?

Nanna.—Non, Madonna.

Antonia.—Pourquoi non?

Nanna.—Parce que les Nonnes, les Femmes mariées et les Putains vivent autrement aujourd'hui qu'elles ne vivaient jadis.

Antonia.—Ah! ah! ah! La vie a toujours été la même. Toujours les personnes mangèrent, toujours elles burent, toujours elles dormirent, toujours elles veillèrent, toujours elles marchèrent, toujours elles se tinrent arrêtées, et toujours les femmes pissèrent par la fente, et je serais enchantée que tu me racontasses quelque chose de la vie que menaient les Sœurs, les Femmes mariées et les Courtisanes de ton temps, et je jure par les Sept-Églises, que j'ai fait vœu de visiter le carême qui vient, de te résoudre en quatre paroles à ce que tu devrais faire de ta fillette. Mais, avant tout, toi qui, pour être une doctoresse, es ce que tu es, tu me diras pourquoi tu hésites à la faire Sœur.

Nanna.—Je suis contente.

Antonia.—Dis-le-moi, je t'en prie. De toute façon, aujourd'hui, c'est la Sainte Madeleine, notre Avocate; on ne fait donc rien, et, quand bien même l'on travaillerait, j'ai du pain, du vin, de la viande salée pour trois jours.

Nanna.—Vraiment?

Antonia.—Oui.

Nanna.—Je vais donc te raconter aujourd'hui la vie des Nonnes, demain celle des Femmes mariées et, le jour suivant, celle des Courtisanes: assieds-toi près de moi, mets-toi à ton aise.

Antonia.—Je suis très bien. Commence.

Nanna.—Il me vient l'envie de blasphémer contre l'âme de Monseigneur... je ne veux pas le dire, qui me tira du corps cet ennui.

Antonia.—Ne te fâche pas.

Nanna.—Mon Antonia, les Nonnes, les Femmes mariées et les Putains sont comme un carrefour. Sitôt que l'on y arrive, on reste un bon bout de temps à se demander où l'on posera les pieds, et il arrive souvent que le Démon nous entraîne dans la voie la plus triste, comme il entraîna l'âme bénie de mon père, le jour où il me fit Sœur contre la volonté de ma mère (de sainte mémoire). Tu dois l'avoir connue. Oh! celle-là était plus que femme.

Antonia.—Je l'ai connue pour ainsi dire en songe, et je sais (parce que je l'ai entendu dire) qu'elle faisait des miracles derrière les Banchi; et j'ai entendu dire que ton père, qui était compagnon du guet, l'épousa par amour.

Nanna.—Ne me rappelle pas mon chagrin. Rome ne fut plus Rome du jour où elle resta veuve de ce couple si bien assorti. Et pour en revenir au fait... Le premier jour de mai, Monna Marietta (c'est ainsi que se nommait ma mère), bien que par plaisanterie on l'appelât la belle Tina, et ser Barbieraccio (ce nom était celui de mon père), ayant réuni toute la parenté, et oncles et grands-pères, et cousins et cousines, et neveux et frères, avec une bande d'amis et d'amies, me menèrent à l'église du monastère. J'étais vêtue tout entière de soie, tout environnée du parfum de l'ambre gris, avec une coiffe d'or sur laquelle était posée la couronne de virginité, tressée de fleurs roses et violettes, avec des gants parfumés, avec des mules de velours, et, si je me souviens bien, c'était à la Pagnina, qui entra, il y a peu de temps, chez les Repenties, qu'appartenaient les perles que je portais au cou et les robes que j'avais sur le dos.

Antonia.—Elles ne pouvaient être à une autre.

Nanna.—Et, attifée vraiment comme une fiancée, j'entrai dans l'église où se trouvaient des milliers et des milliers de personnes qui, toutes, se tournèrent vers moi aussitôt que j'apparus. L'un disait: «Quelle belle épousée aura le Seigneur Dieu!» Un autre disait: «Quel dommage de faire Nonne une aussi belle fille!» Un autre me bénissait, un autre me buvait des yeux, un autre me disait: «Le bon an la réserve à quelque frère!» Mais je n'entendais pas malice au sujet de telles paroles. J'ouïs certains soupirs qui avaient quelque chose de bestial, et je reconnus bien au son qu'ils sortaient du cœur d'un de mes amants, qui pleura durant tout l'office.

Antonia.—Quoi! tu avais des amants avant que tu ne te fisses Religieuse?

Nanna.—Sotte qui n'en aurait pas eu; mais en tout bien, tout honneur. A ce moment, on me fit asseoir au premier rang, devant toutes les femmes, et bientôt commença la messe chantée; puis je fus placée, à genoux, entre ma mère Tina et ma tante Ciampolina. Un clerc, accompagné par les orgues, chanta un motet, et, après la messe, mes robes monacales, qui étaient sur l'autel, ayant été bénies, le prêtre qui avait dit l'Épître et celui qui avait dit l'Évangile me relevèrent et me firent remettre à genoux sur les degrés du maître-autel. Alors celui qui avait dit la messe me donna l'eau bénite et, ayant chanté, avec les autres ecclésiastiques, le Te Deum laudamus, avec peut-être cent sortes de psaumes, ils me dépouillèrent des mondanités et me vêtirent de l'habit spirituel. Les gens, s'écrasant les uns les autres, faisaient un vacarme qui ressemblait à celui qu'on entend à Saint-Pierre et à Saint-Jean quand quelqu'une, ou par folie, ou par désespoir, ou par malice, se fait emmurer, comme je l'ai fait une fois moi-même[20].

Antonia.—Oui, oui, il me semble te voir avec cette foule autour de toi.

Nanna.—Les cérémonies finies et l'encens m'ayant été donné avec le Benedicamus, et avec l'Oremus, et avec l'Alleluia, il s'ouvrit une porte qui fit le même grincement que font les troncs des aumônes, et alors on me redressa sur mes pieds et on me mena à cette issue, où vingt Sœurs, avec l'Abbesse, m'attendaient; et aussitôt que je la vis, je lui fis une belle révérence et elle me baisa sur le front, dit je ne sais quelles paroles à mon père et à ma mère et à tous mes parents qui pleuraient à qui mieux mieux. Et, tout d'un coup, la porte s'étant refermée, j'entendis un «hélas!» qui fit frémir chacun.

Antonia.—Et d'où venait cet hélas?

Nanna.—De mon pauvre petit amant qui, dès le jour suivant, se fit Frère des Socques ou Ermite du Sac, sauf erreur.

Antonia.—Le malheureux!

Nanna.—La clôture de la porte fut si rapide que je n'eus pas le temps de dire même adieu aux miens: je crus certes entrer toute vive dans une sépulture et je pensai voir des femmes mortes dans les disciples et dans les jeûnes; et je ne pleurais plus au sujet de mes parents, mais sur moi-même. Et allant avec les yeux fixés à terre et avec le cœur préoccupé de ce qui allait advenir de moi, j'arrivai au réfectoire, où une foule de Sœurs accoururent m'embrasser et m'appelant leur sœur, gros comme le bras, me firent relever un peu le visage!

Ayant vu quelques visages frais, clairs et colorés, je repris courage; et les regardant avec plus d'assurance, je disais en moi-même: Certainement, les diables ne doivent pas être aussi laids qu'on les dépeint. Là-dessus, il entra une troupe de frères, de prêtres accompagnés de quelques séculiers. C'étaient les plus beaux jeunes gens, les plus polis et les plus gais que j'eusse jamais vus; et chacun d'eux prenant son amie par la main, on eût dit des Anges menant les ballets célestiaux[21].

Antonia.—Ne parle pas du ciel.

Nanna.—On eût dit des amoureux folâtrant avec leurs nymphes.

Antonia.—Voici une comparaison plus licite. Continue.

Nanna.—Et les ayant prises par la main, ils leur donnaient les plus doux baisers du monde et ils s'efforçaient de les donner le plus emmiellés possible.

Antonia.—Et qui les donnait avec le plus de sucre, à ton avis?

Nanna.—Les Frères sans aucun doute.

Antonia.—Pour quelle raison?

Nanna.—Pour les raisons qu'allègue la Putain errante de Venise[22].

Antonia.—Et puis?

Nanna.—Et puis, tous s'assirent à une des plus délicates tables qu'il me parut avoir jamais vues. A la place d'honneur, on voyait l'Abbesse ayant à sa gauche messire l'Abbé: après l'Abbesse venait la Trésorière et près d'elle le Bachelier; en face d'eux était assise la Sacristine, et à son côté se tenait le Maître des novices. Suivaient une sœur, un frère et un séculier, et au bas de la table se tenaient je ne sais combien de clercs et d'autres moinillons. Je fus placée entre le Prédicateur et le Confesseur du monastère. Et alors arrivèrent les mets d'une telle qualité que le Pape, osé-je dire, n'en mangea jamais de pareils. Dans le premier assaut, les caquets furent laissés de côté, de manière qu'il semblait que le silence inscrit là où les moines absorbent leur pitance eût pris possession de la bouche de chacun et même des langues, car les bouches faisaient le même murmure que font celles des vers à soie ayant fini de croître quand, ayant longtemps jeûné, ils dévorent les feuilles de cet arbre sous l'ombre duquel avait coutume de se divertir ce pauvret de Pyrame et cette pauvre petite Thisbé; que Dieu les accompagne là-haut, comme il les accompagna ici-bas.

Antonia.—Tu veux parler sans doute des feuilles du mûrier blanc?

Nanna.—Ah! ah! ah!

Antonia.—Que signifie ce rire?

Nanna.—Je ris d'un goinfre de frère, Dieu me le pardonne, qui, tandis qu'il broyait avec deux meules et qu'il avait les joues gonflées comme celui qui sonne de la trompe, mit la bouche au goulot d'un fiasque et le vida tout entier.

Antonia.—Seigneur, étouffe-le!

Nanna.—Et commençant à se rassasier, ils commencèrent à bavarder et, au milieu du dîner, il me semblait être dans le marché de Navone, où l'on entend de toutes parts le bruit des marchandages que font celui-ci et celui-là, avec celui-là et avec ce juif... Et étant déjà rassasiés, ils choisissaient les pointes des ailes de poule, et quelques crêtes, ou bien une tête, et, se l'offrant mutuellement entre hommes et femmes, on eût dit des hirondelles donnant la becquée à leurs petits; et je ne pourrais pas te dire les rires et les éclats de voix qui suivaient l'offre d'un cul de chapon, pas plus qu'il ne me serait possible de pouvoir te dire les disputes qui se faisaient là-dessus.

Antonia.—Quelle paillardise!

Nanna.—Il me venait envie de vomir quand je voyais une sœur mâcher un morceau, puis le faire passer de sa bouche dans celle de son ami.

Antonia.—La salope!

Nanna.—Et le plaisir de manger s'étant changé en ce dégoût qui vous prend dès que l'on a fait cette chose, ils contrefirent les Allemands qui portent des santés. Et le Général prenant un grand verre de Corso et invitant l'Abbesse à faire de même avala tout le vin comme un faux serment. Déjà les yeux de chacun reluisaient à cause de la boisson comme la glace des miroirs, et ternis par le vin, comme le diamant par l'haleine, ils se seraient fermés, de telle façon que toute la bande tombant endormie sur les victuailles aurait changé la table en lit, s'il n'était survenu un joli petit garçon. Il avait en main une corbeille couverte du linge le plus blanc et le plus fin qu'il me semble avoir jamais vu. Que dire de la neige, du givre, du lait? Ce lin surmontait en blancheur la lune en son quinzième jour.

Antonia.—Que fit-il du panier et qu'y avait-il dedans?

Nanna.—Un peu doucement; le petit garçon, avec une révérence à l'espagnole napolitanisée, dit: «Grand bien fasse à Vos Seigneuries!» et il ajouta «Un serviteur de cette belle brigade vous envoie des fruits du Paradis terrestre.» Et ayant découvert le don, il le posa sur la table et voici un éclat de rire qui parut un coup de tonnerre; qui plus est, la compagnie éclata de rire de la façon dont éclate en sanglots la pauvre petite famille qui a vu le père fermer les yeux pour toujours.

Antonia.—Excellentes et nouvelles comparaisons!

Nanna.—A peine eut-on regardé les fruits paradisiaques que les mains, qui déjà commençaient à résonner avec les cuisses, avec les tétons, avec les joues, avec les mollets, et les cornemuses de chacun, avec cette dextérité grâce à laquelle celles des filous se jouent des poches des badauds qui se laissent voler leurs bourses, se précipitèrent sur lesdits fruits, comme la foule se jette sur les cierges que l'on jette de la Loggia le jour de la Chandeleur.

Antonia.—Quels fruits étaient-ce? Dis-le!

Nanna.—C'étaient de ces fruits de verre que l'on fait à Murano de Venise à la semblance du K[23], sauf qu'ils ont deux sonnettes dont s'honorerait tout tambour de basque.

Antonia.—Ah! ah! ah! Je te tiens par le bec! Je te tiens comme un poisson pris à l'hameçon.

Nanna.—Et qu'elle était béate, non seulement ravie, celle à qui il arrivait de prendre le plus gros et le plus large! Aucune ne se retint de baiser le sien en disant: «Ceci humiliera la tentation de la chair.»

Antonia.—Que le diable en détruise la semence!

Nanna.—Moi qui faisais ma sucrée campagnarde, donnant quelques œillades aux fruits, je semblais une chatte matoise qui, des yeux, regarde la servante et avec les pattes tente de saisir la viande qu'elle a laissée seule par négligence. Et si la compagne qui était assise près de moi, en ayant pris deux, ne m'en avait donné un pour ne pas paraître trop goulue, j'aurais pris le mien. Et pour abréger, riant et caquetant, l'Abbesse se leva et chacun fit ainsi, et le Benedicite qu'elle dit à la table fut en langue vulgaire.

Antonia.—Laissons aller le Benedicite. Levées de table, où allâtes-vous?

Nanna.—Je vais te le dire, nous allâmes dans une chambre du rez-de-chaussée, large, fraîche, et tout ornée de peintures.

Antonia.—Quelles peintures y avait-il? La pénitence du carême ou bien quoi?

Nanna.—Ah! bien oui! la pénitence! Les peintures étaient telles qu'elles auraient retenu des cagots à les admirer. La chambre avait quatre faces. Sur la première était la vie de Sainte Nafisse[24], et on l'y voyait, à l'âge de douze ans, toute pleine de charité, distribuer sa dot aux sbires, aux fripons, aux curés, aux estafiers et à toutes sortes de dignes personnes. Et les biens venant à lui manquer, toute confite en piété, toute humble, elle s'assied, verbi gratia, au milieu du pont Sixte[25], sans aucun appareil, excepté l'escabeau, la natte, le petit chien et une feuille de papier froissé au bout d'une canne fendue, avec laquelle il semblait qu'elle s'éventât et se garantît des mouches.

Antonia.—Dans quel but restait-elle sur l'escabelle?

Nanna.—Elle y demeurait afin d'accomplir l'œuvre de revêtir ceux qui sont nus. Et si jeunette! comme je l'ai dit, elle se tenait assise, le visage élevé et la bouche ouverte. A la voir, tu aurais dit qu'elle chantait cette chanson où il est dit:

Que fait donc mon amour, pourquoi ne vient-il point?

Elle était encore peinte debout et tournée vers quelqu'un qui, par vergogne, n'osait lui demander certaines choses. Toute joyeuse, toute humaine, elle allait au-devant de lui, et l'ayant mené dans la grange où elle consolait les affligés, d'abord elle lui ôtait ses habits, puis, lui ayant dénoué les chausses et ayant retrouvé le tourtereau, elle lui faisait tant de fête, qu'entré en superbe, il lui pénétrait entre les jambes avec la furie d'un étalon qui, ayant rompu sa longe, se précipite sur la jument. Mais elle, ne se trouvant pas digne de le regarder en face et peut-être, comme le disait le prédicateur qui nous expliquait sa vie, n'ayant pas le courage de l'affronter si rouge, si fumant, si irrité, elle lui tournait les épaules magnifiquement.

Antonia.—Que cela lui soit représenté à l'âme.

Nanna.—Oh! cela ne lui est-il pas représenté, puisqu'elle est toujours sainte?

Antonia.—Tu dis la vérité.

Nanna.—Qui pourrait te raconter le tout? Là était peint le peuple d'Israël qu'elle hébergea gracieusement et contenta toujours amore Dei. Et on voyait peint plus d'un qui, après avoir examiné ce qu'il y avait, la quittait avec une poignée de monnaie qu'elle avait obtenue par force d'un autre. Il arrivait à qui la besognait, comme cela arrive pour celui qui loge dans la maison de quelque homme prodigue qui non seulement l'accueille, le nourrit et l'habille, mais lui donne encore le moyen de finir son voyage.

Antonia.—O bénie, ô pure Madame Sainte-Nafisse, inspire-moi de suivre tes très saintes traces!

Nanna.—En conclusion, ce qu'elle fit jamais et derrière et devant, à la porte et à l'huis, est là au naturel, et jusqu'à sa fin elle y est peinte. Et dans la sépulture sont représentés tous les clients qu'elle laissa dans ce monde pour les retrouver dans l'autre, et il n'y a pas tant de sortes d'herbes dans la salade de mai qu'il n'y a de variétés de clefs dans son sépulcre.

Antonia.—Je veux voir un jour ces peintures, coûte que coûte.

Nanna.—Sur la seconde est l'histoire de Mazet de Lamporrechio, et je te jure, par mon âme, qu'elles paraissent vivantes les deux sœurs qui le menèrent dans la cabane, tandis que le vaurien, faisant semblant de dormir, laissait sa chemise se gonfler comme une voile, tandis que se haussait l'antenne charnelle.

Antonia.—Ah! ah! ah!

Nanna.—Personne ne pouvait se tenir de rire en regardant les deux autres qui, s'étant aperçues de la galante aventure de leurs compagnes, prirent parti, non point de le dire à l'Abbesse, mais de se liguer avec elles, et chacun s'étonnait, contemplant Mazet qui, parlant par gestes, paraissait ne pas vouloir consentir. A la fin, nous nous arrêtâmes tous pour voir la sage Supérieure des Nonnes prendre les choses du bon côté et convier à souper et à coucher avec elle le vaillant homme qui, pour ne pas s'épuiser, se mit une nuit à parler et fit courir tout le pays au miracle, d'où le monastère fut canonisé comme saint.

Antonia.—Ah! ah! ah!

Nanna.—Dans la troisième, si je me souviens bien, étaient représentées toutes les sœurs qui avaient appartenu à cet ordre, ayant auprès d'elles leurs amants et les enfants nés d'elles, avec les noms de chacun et de chacune.

Antonia.—Le beau mémorial!

Nanna.—Dans le dernier cadre étaient peintes toutes postures possibles à l'homme qui veut avoir commerce avec une femme ou à la femme qui veut faire l'amour avec un homme. Et les Nonnes, avant d'entrer en lice avec leurs amis, sont obligées de s'essayer de réaliser en tableaux vivants les scènes qui y sont représentées; cela se fait pour qu'elles n'aient point l'air emprunté une fois dans le lit, comme quelques-unes qui demeurent là, en quatre, sans odeur et sans saveur, et qui en goûte ressent le plaisir que donne un potage aux fèves, sans huile ni sel.

Antonia.—Il leur faut donc une maîtresse qui enseigne l'escrime?

Nanna.—Il y a bien la maîtresse qui montre à celle qui l'ignore comment on doit se tenir dans le cas où la luxure stimule l'homme au point qu'il veuille chevaucher sur une caisse, sur des marches d'escalier, sur une chaise, sur une table ou sur le pavé. Et cette même patience que possède celui qui enseigne un chien, un perroquet, un étourneau et une pie, il faut qu'elle l'ait celle qui enseigne les attitudes aux bonnes Sœurs; et la dextérité des escamoteurs est moins difficile à acquérir que l'art de forcer l'oiseau à se dresser sur ses pattes, même s'il ne veut pas.

Antonia.—Vraiment?

Nanna.—Très certainement. Quand on en eut assez de regarder la peinture, de discuter et de plaisanter, comme disparaît la rue devant les Barberi qui courent le palio, ou pour mieux dire la viande de vache devant ceux qui mangent relégués à l'office ou bien les figues devant la faim du paysan, ainsi disparurent les Nonnes, les Frères, les prêtres, les séculiers, ne laissant même pas les enfants de chœur, ni les moinillons, ni même celui qui avait apporté les machines de verre. Il ne resta avec moi que le Bachelier et, me sentant seule, je restai muette, presque tremblante: «Sœur Christine, me dit-il (c'est ainsi qu'on m'avait rebaptisée dès que j'eus pris le voile), c'est à moi qu'il incombe de vous mener à cette cellule en laquelle l'âme se sauve dans les triomphes du corps.» Je voulus d'abord faire des manières; c'est pourquoi, toute confite de maintien, je ne lui répondis rien. Il me prit alors la main avec laquelle je tenais le saucisson de verre, et c'est tout juste si je ne le laissai pas tomber à terre. Je ne pus me retenir de le guigner de l'œil, si bien que le bon Père s'enhardit à m'embrasser, et moi, qui suis née d'une mère miséricordieuse et non d'une pierre, je restai ferme, le regardant en dessous.

Antonia.—Sagement.

Nanna.—Et ainsi je me laissai guider par lui comme l'aveugle par son chien. Quoi de plus? Il me conduisit dans une petite chambre placée au milieu de toutes les chambres, lesquelles n'étaient séparées entre elles que par de simples cloisons. Et les interstices du mur étaient si mal bouchés que pour peu qu'on y mît l'œil, on pouvait voir ce que l'on faisait dans chacune. Arrivée là, le Bachelier ouvrait la bouche pour me dire (à ce que je crois) que mes beautés surpassaient celles des fées; et avec cela: «Mon âme, sang chéri, douce vie», et le reste de la Philostrocole[26], par là-dessus. Il s'apprêtait même à me jeter sur le lit à sa discrétion, quand voici un tic, toc, tac, tel que le Bachelier et quiconque du monastère l'ouït ne s'en épouvanta pas autrement que ne fait une multitude de rats rassemblés autour d'un tas de noix quand on ouvre à l'improviste la porte d'un grenier. Affolés par la frayeur, ils ne se rappellent plus où ils ont laissé leur trou. Ainsi les compagnons, cherchant à se cacher, se heurtant l'un l'autre, s'égaraient tout en voulant se cacher au Saffrugant[27], car c'était le Saffrugant de l'Évêque, protecteur du monastère, qui, avec son tic, tac, toc, nous avait épouvantés comme une voix, le jet d'un caillou épouvantent les grenouilles posées, la tête haute, sur une motte de terre, dans l'herbe, et à ce bruit elles se précipitent dans l'eau presque toutes ensemble. Peu s'en fallut que, passant par le dortoir, il n'entrât dans la chambre de l'Abbesse qui, avec le Général, réformait les vêpres à l'usage particulier de ses Religieuses. La Cellerière nous le raconta, il avait déjà levé la main pour heurter à la porte, et chaque chose, lorsqu'il l'oublia, parce qu'à ses pieds vint s'agenouiller une Nonnette aussi experte dans le chant figuré que la Drusiana de Buovo d'Antona[28].

Antonia.—Oh! quelle belle fête s'il était entré là-dedans. Ah! ah! ah!

Nanna.—Mais l'occasion se laissa prendre par les cheveux tout le long de ce jour-là, te dis-je, parce qu'à peine s'était assis le Suffragant...

Antonia.—Maintenant tu dis bien.

Nanna.—Voici un Chanoine, c'est-à-dire le Primocier[29], qui lui apportait la nouvelle que l'Évêque n'était pas loin. L'autre se leva et se rendit en toute hâte à l'évêché pour se préparer à aller à sa rencontre. Il nous ordonna de manifester avant tout notre allégresse par les cloches. A peine avait-il mis le pied hors du seuil que chacun retourna peu à peu à ses affaires. Le Bachelier, seul, fut forcé d'aller, au nom de l'Abbesse, baiser la main de Sa Révérendissime Seigneurie. Et retournant auprès de leur bonne amie, ils avaient l'air d'étourneaux qui retournent à l'olivier d'où viennent de les chasser les oh! oh! oh! du paysan qui se sent becqueter le cœur quand on lui becquète une olive.

Antonia.—J'attends que tu viennes au fait comme les bambins attendent la nourrice pour qu'elle leur mette la mamelle en bouche, et le retard me paraît plus cruel que le samedi saint à qui pèle les œufs après avoir fait le Carême.

Nanna.—Venons-en à quia. Étant restée seule et déjà amoureuse du Bachelier, car il ne me paraissait pas licite de vouloir contrevenir aux usages du monastère, je pensais aux choses entendues et vues depuis cinq ou six heures que j'y étais entrée, et tenant toujours en main le pilon de verre, je me mis à l'examiner de l'œil de qui voit pour la première fois cette si terrible gargouille en forme de lézard qui fait partie de l'église del Popolo. J'en étais plus émerveillée que de ces arêtes monstrueuses du poisson qui était resté à sec à Corneto. Je ne pouvais m'imaginer pourquoi les Sœurs faisaient tant de cas de cet objet. Et au milieu de ce débat de pensées, j'entends résonner quelques éclats de rire si violents qu'ils auraient ragaillardi un mort. Le bruit ne faisant qu'augmenter, je résolus de voir d'où partait ce rire, et me mettant debout, j'approchai l'oreille d'une fissure, et comme on voit mieux dans l'obscurité avec un œil qu'avec deux, je fermai le gauche et fixant avec le droit dans le trou qui était entre deux briques, j'aperçois... Ah! ah! ah!

Antonia.—Que vis-tu? Dis-le-moi, de grâce!

Nanna.—Je vis dans une cellule quatre Sœurs, le Général et trois moinillons de lait et de sang en train de dépouiller le Révérend Père de sa tunique et de le revêtir d'un pourpoint de velours; ils couvrirent sa tonsure d'une calotte d'or, sur laquelle ils posèrent une barrette de velours, pleine de pendeloques de cristal, ornée d'un panache blanc; ils lui ceignirent enfin l'épée au côté, après quoi le bienheureux Général, soit dit en parlant pour toi et pour moi, se mit à se promener de l'air d'un Bartholomeo Coglioni[30]. Pendant ce temps-là, les Sœurs avaient quitté leurs cotillons, et les Novices leurs frocs; elles mirent les vêtements des Novices, du moins trois d'entre elles (et eux ceux des Nonnes); la dernière s'étant enveloppée dans la toge du Général s'assit pontificalement en contrefaisant le Supérieur donnant des lois aux couvents.

Antonia.—Quelle belle farce!

Nanna.—C'est maintenant que la farce va devenir belle, parce que Sa Révérence Paternité appela les trois novices et, appuyé sur l'un d'eux mince et long, formé avant l'âge, se fit tirer du nid par les autres le passereau qui se tenait coi. Le plus déluré et le plus charmant le prit sur la paume et lui lissa l'échine, comme on lisse la queue à la chatte qui ronronnant commence à souffler de sorte qu'elle ne peut plus tenir en place. Le passereau dressa la crête si bien que le vaillant Général ayant posé ses griffes sur la plus gracieuse et la plus jeune des Nonnes et lui ayant relevé ses jupes par-dessus la tête, lui fit appuyer le front sur le bois du lit. Alors, écartant délicatement avec les doigts les feuillets du missel culabrais, tout méditatif il contemplait ce fessier dont la figure n'était ni décharnée de maigreur jusqu'au dos, ni trop bouffie de graisse, mais rondelette, la raie du milieu tremblotante et qui reluisait comme un ivoire qui aurait eu la vie. Et ces petites fossettes que l'on aperçoit dans le menton et les joues des belles femmes se laissaient voir sur ses chiappeline[31] pour parler à la florentine, et sa morbidesse aurait surpassé celle d'un rat de moulin, né, élevé, et engraissé dans la farine; et les membres de la Sœur étaient si lisses que si on lui posait la main sur les reins, elle glissait d'un trait jusqu'aux jambes, avec plus de rapidité qu'un pied ne glisse sur la glace. Aucun poil n'osait se montrer sur ce corps, pas plus que sur un œuf.

Antonia.—Donc le Père Général perdit la journée en contemplation, hein?

Nanna.—Il ne la perdit pas. Ayant trempé son pinceau, préalablement mouillé de salive, dans le godet à couleur, il la fit se tordre à la façon dont se tordent les femmes dans les douleurs de l'enfantement ou dans le mal de mère. Et pour que le clou demeurât plus fermement dans le trou, il fit signe derrière lui à son bœuf en herbe qui lui ayant rabattu les braies sur les talons administra un clystère au visibilium de Sa Révérence qui tenait les yeux fixés sur les autres garnements. Ceux-ci ayant disposé deux sœurs de la bonne façon et à leur aise dans leur lit leur pilaient la sauce dans le mortier, au désespoir de l'autre Nonnain qui étant quelque peu louche et noire de peau, rebutée de tous, avait rempli le Bernard de verre d'eau chauffée pour laver les mains du Messire, s'était assise par terre sur un coussin, la plante des pieds appuyée au mur de la chambre, et poussant le monstrueux bâton pastoral se l'était enfoncé dans le corps, comme on remet une épée au fourreau. Moi, à l'odeur de leur plaisir, me rongeant plus que ne se défont par usure les hardes, je me frottais la moniche à la façon dont les chats se frottent le cul sur les toits en janvier.

Antonia.—Ah! ah! ah! Quelle fut la fin du jeu?

Nanna.—Après s'être menés et démenés pendant une demi-heure, le Général s'écria:—«Faisons-le tous en chœur! et toi, mon petit couillaud, baise-moi; et toi aussi, ma petite colombe»; et tenant une main dans la boîte de l'angelette et de l'autre flattant les pommes de l'ange joufflu, baisant tantôt l'un et tantôt l'autre, il faisait le même visage grimaçant qu'au Belvédère cette statue de marbre fait aux serpents qui l'assassinent entre ses fils. A la fin, les Sœurs au lit, les jouvenceaux, le Général, celle sur laquelle il était monté, celui qu'il avait derrière lui et celle à la pastenague[32] de Murano, s'accordèrent à le faire en mesure comme s'accordent les musiciens, ou les forgerons en levant le marteau, et ainsi chacun attentif au signal, on entendait un: «Aïe! Aïe!» un: «Embrasse-moi!» un: «Tourne-toi vers moi; ta langue douce, donne-la-moi! Retire-la; pousse fort. Attends que je le fasse! Je t'en prie, fais-le! Serre-moi! Aide-moi!» L'un parlait en sourdine, l'autre à voix haute, en miaulant; on aurait dit ceux du la, sol, fa, mi, ré, ut, et c'étaient des yeux renversés, des soupirs, un branle, des secousses telles que les bancs, les caisses, les bois de lits, les chaises et les écuelles s'en ressentaient comme les maisons pendant un tremblement de terre.

Antonia.—Au feu!

Nanna.—Puis voici huit soupirs coup sur coup, issus du foie, du poumon, du cœur et de l'âme du Révérend, et cætera, des Sœurs et des Novices qui firent un si grand vent que huit torches en auraient été éteintes, et soupirant ils tombèrent de fatigue, comme les ivrognes de vin. Et moi qui avais quasiment les nerfs cordés du dépit de les contempler, je me retirai adroitement et m'étant assise je donnai un regard au machin de verre.

Antonia.—Arrête un peu: comment sais-tu qu'il y eut huit soupirs?

Nanna.—Tu es trop pointilleuse: écoute donc.

Antonia.—Dis!

Nanna.—En contemplant le machin de verre, je sentis que je m'émouvais, bien que ce que j'avais vu eût ému l'ermitage des Camaldules. Et à force de contempler, je tombai in tentationem et libera nos a malo. Ne pouvant plus supporter la volonté de la chair qui me poignait bestialement la nature; n'ayant pas d'eau chaude à y mettre, comme m'en avait averti la sœur, en me disant à quoi servaient les fruits de cristal, je devins maligne par nécessité et pissai dans le manche de bêche.

Antonia.—Comment?

Nanna.—Par un petit trou qui y était exprès pour qu'on pût l'emplir d'eau tiède. Mais pourquoi t'allongerai-je la trame? Je me troussai galamment la robe et plaçant le pommeau de l'estoc sur la caisse, je commençai tout doucement à macérer ma concupiscence. La cuisson était vive et la tête du grondin était grosse, je ressentais à la fois martyre et jouissance, mais la jouissance surpassait la souffrance et peu à peu l'esprit entrait dans l'ampoule. Tout en sueur, me comportant en paladine, je me l'enfonçai si profondément que peu s'en fallut que je ne le perdisse en moi. Et à son entrée, je crus mourir d'une mort plus douce que la vie béate. Lui ayant tenu un bon bout de temps le bec dans l'eau, je me sens tout ensavonnée, je le retire aussitôt et, l'ayant retiré, je demeure avec cette cuisson qui dévore un rogneux lorsqu'il lève les ongles de dessus les cuisses. L'ayant regardé tout à coup, je le vois tout en sang et je fus prête à crier ma confession.

Antonia.—Pourquoi, Nanna?

Nanna.—Pourquoi? parbleu! Je crus m'être blessée à mort. Je me mets la main à la bouchette, je la retire toute mouillée et la voyant comme un gant d'évêque paré, je me mets à pleurer et les mains dans ces cheveux qu'en me les coupant auparavant m'avait laissés celui qui m'avait vêtue dans l'église, je commence la lamentation de Rhodes.

Antonia.—Celle de Rome, où nous sommes.

Nanna.—De Rome pour parler à ta façon, et outre que j'avais peur de mourir voyant ce sang, je craignais encore l'Abbesse.

Antonia.—A quel propos?

Nanna.—A propos de ce que, voulant savoir la raison du sang et connaissant la vérité, elle aurait pu me mettre en prison, liée comme une ribaude, et quand bien même elle ne m'aurait pas donné d'autre pénitence que de raconter aux autres l'histoire de ce sang, te paraît-il que je n'eusse pas lieu de pleurer?

Antonia.—Non! Pourquoi?

Nanna.—Pourquoi, non?

Antonia.—Parce qu'en accusant la Sœur que tu avais vue jouer à ce qu'il y a dans le verre tu t'en serais tirée gratis.

Nanna.—Oui, si la Sœur s'était ensanglantée comme moi. Ce qu'il y a de certain c'est que Nanna était dans une triste position. Là-dessus, j'entends frapper à ma cellule, je m'essuie le mieux possible les yeux, je me lève et je réponds: gracia plena. En même temps j'ouvre et j'apprends qu'on m'appelle à souper. Moi qui, en vraie soudarde, non en nouvelle Religieuse, avait bafré tout le matin et perdu l'appétit par crainte du sang, je dis que je voulais demeurer sobre pour ce soir; et ayant refermé la porte au verrou, toute songeuse, je remis la main à ma petite machine et, voyant qu'elle finissait par s'étancher, je me ravivai un tout petit peu et pour passer le temps je retournai à la fente où je voyais briller de la lumière, parce que, la nuit étant venue, les Sœurs avaient allumé, et regardant de nouveau je vois que chacun était nu. Et certainement si le Général, les Nonnes et les Novices avaient été vieux, je les assimilerais à Adam et Ève, avec les autres pauvres âmes des limbes. Mais laissons les comparaisons aux sibylles. Le Général fit monter sur une table carrée à laquelle mangeaient les quatre mignonnes chrétiennes d'Antéchrist son bœuf en herbe, c'est-à-dire le joli môme dégingandé tenant un bâton au lieu de trompette. Le jeune homme l'emboucha comme les hérauts font de leur instrument et annonça la joute. Et après le taratantara il dit: «Le grand Soudan de Babylone fait assavoir à tous les vaillants jouteurs qu'ils aient sur-le-champ à comparaître dans la lice, les lances en arrêt, et à celui qui en rompra le plus, il sera donné un rond sans poil, duquel il jouira toute la nuit, et Amen.»

Antonia.—Belle proclamation! Son maître avait dû lui en rédiger la minute; continue, Nanna.

Nanna.—Voici les jouteurs en ordre de bataille, et ayant fait une quintaine[33] du séant de cette noireaude un peu bigle qui auparavant mangeait du verre à bouche que veux-tu, ils tirèrent au sort, et la première course échut au trompette qui faisant sonner un de ses compagnons, et tandis qu'il se mouvait, s'éperonnant lui-même les doigts, enfonça sa lance jusqu'à la garde dans l'écu de son amie, et comme le coup en valait trois, il fut très loué.

Antonia.—Ah! ah! ah!

Nanna.—Après lui, le Général, désigné par le sort, s'élança et courant la lance en arrêt enfila l'anneau de celui qui l'avait enfilé à la Sœur. Ensuite, ils restèrent là, immobiles comme des bornes entre deux champs. La troisième course échut à une Nonne et n'ayant pas de lance de sapin, elle en prit une de verre et au premier choc l'enfonça derrière le Général, se fourrant elle-même pour le bon motif les ventouses dans la pénillière.

Antonia.—Grand Dieu lui soit advenu!

Nanna.—Puis ce fut le second novice, qui vint à son tour et ficha la flèche dans la cible du premier coup, et l'autre Nonne, contrefaisant sa camarade au moyen de la lance à deux pelotes la plongea dans l'utriusque du jeune homme, qui se tortilla comme une anguille en recevant le coup. Vinrent la dernière et le dernier, et il y eut de quoi rire, parce que celle-ci ensevelit le berlingot dont elle s'était munie le matin à dîner dans le sillon de sa compagne. Et lui, demeuré derrière tout le monde, lui planta sa hampe par derrière, de façon qu'ils paraissaient une brochette d'âmes damnées que Satan menait rôtir pour le carnaval de Lucifer.

Antonia.—Ah! ah! ah! Quelle fête!

Nanna.—La bigle était une Sœur très amusante et pendant que chacun poussait et se démenait, elle disait les plus douces bouffonneries du monde. Et moi, entendant cela, je ris si fort qu'on m'entendit et, étant entendue, je me retirai un peu en arrière et après un certain temps quelqu'un ayant grondé je retournai à mon observatoire, que je trouvai couvert d'un drap, et je ne pus voir la fin de cette joute, ni à qui on avait donné le prix.

Antonia.—Tu me sautes le plus beau.

Nanna.—Je ne te le saute que parce que je l'ai sauté moi-même. Et cela me déplut au possible de ne pas voir faire la semence aux fèves et aux châtaignes. Mais pour tout te dire, pendant que j'étais furieuse de mes rires qui m'avaient privée de ma place au prêche, j'entendis de nouveau...

Antonia.—Qu'entendis-tu? Dis vite!

Nanna.—Je pouvais voir trois chambres par les fentes de la mienne.

Antonia.—Les murs n'étaient donc que des fentes? Cela me dégoûte des cribles.

Nanna.—Je crois qu'on ne prenait pas beaucoup de soin de les boucher et je pense que les Nonnes avaient plaisir à se voir l'une l'autre. Quoi qu'il en soit, j'entends souffler, soupirer, grogner, renacler si haut qu'on eût dit que cela venait de dix personnes se lamentant en songe. Et attentive j'écoute (en face de la cloison qui me séparait de la pièce où l'on joutait), j'écoute et j'entends chuchoter. Je mets l'œil à la fissure et j'aperçois, les jambes en l'air, deux mignonnes petites Sœurs, grassouillettes, toutes fraîches, avec quatre belles cuisses blanches et rondes qui paraissaient de lait caillé tant elles étaient tremblotantes. Et chacune tenant en main sa carotte de verre, l'une commença à dire: «Quelle folie de croire que notre appétit puisse se rassasier au moyen de ces saletés-là! Elles n'ont ni baisers, ni langue, ni mains à poser sur les touches. Et quand bien même elles en auraient, si nous éprouvons de la jouissance avec des simulacres, que serait-ce avec les objets mêmes en vie? Nous pourrions bien nous dire de bien pauvres filles si nous consumions notre jeunesse avec des bouts de verre.»—«Sais-tu, ma sœur, répondait l'autre, je te conseille de venir avec moi.»—«Et où vas-tu?» dit-elle.—«Moi, à la tombée de la nuit, je veux me sauver et m'en aller à Naples, avec un jeune homme qui a un camarade, son frère juré, qui ferait ton affaire. Sortons donc de cette caverne, de cette sépulture et jouissons de notre âge comme doivent jouir les femmes.» Mais il fallut peu de paroles à l'amie, qui était facile à persuader. L'offre acceptée, elles jetèrent ensemble les cédrats de verre contre le mur, tâchant de couvrir le bruit qu'ils faisaient en se brisant par les cris de: «Aux chats! aux chats!» feignant qu'ils eussent cassé des carafes et tout ce qui se trouvait dans la pièce. Elles sautent à bas du lit, avant tout font un paquet de leurs meilleures hardes, puis sortent de la chambre. J'en étais là, quand voici un tapage très étrange de claques, d'Hélas! de Malheureuse que je suis! d'égratignements de visages, de cheveux arrachés et d'habits déchirés. Ma parole d'honneur! j'aurais cru qu'il y avait le feu au clocher. Je vais mettre l'œil aux interstices des briques, et je vois que c'est cette Paternité de Madame l'Abbesse qui fait les lamentations de l'apôtre Jérémie.

Antonia.—Comment? l'Abbesse!

Nanna.—La dévote mère des Nonnes et la protectrice du monastère.

Antonia.—Qu'avait-elle?

Nanna.—Autant que je puis le savoir, elle avait été assassinée par le confesseur.

Antonia.—De quelle façon?

Nanna.—Au plus beau moment de l'histoire, il avait retiré le bouchon de la bouteille, il voulait le mettre dans le vase à civette. La pauvrette, à qui l'eau était venue à la bouche, toute en luxure, toute en jus, agenouillée à ses pieds, le conjurait par les Stigmates, par les Douleurs, par les sept Allégresses, par le Pater noster de saint Julien, par les Psaumes pestilentiels[34], par les trois Mages, par les Étoiles, par les Santa Santorum; mais elle ne put jamais obtenir que le Néron, le Caïn, le Judas, lui plantât son poireau dans le jardinet. Au contraire, avec le visage d'un Marforio tout vénéneux, il la força, du geste et de la voix, à lui tourner le dos, et lui ayant fait mettre la tête sur le poêle, soufflant comme un aspic sourd, avec l'écume à la bouche comme l'orque[35], il lui ficha son plantoir dans la fosse restauratrice.

Antonia.—Scélérat!

Nanna.—Et il prenait un plaisir digne de mille potences à l'ôter, à le remettre, riant à ce je ne sais quoi qu'il entendait à l'entrée et au sortir du pieu; bruit assez semblable à ce lof lof et taf que font les pieds des pèlerins qui trouvent en route de la glaise visqueuse qui souvent leur arrache les escarpins.

Antonia.—Qu'il soit écartelé!

Nanna.—L'inconsolée, la tête sur le poêle, semblait l'esprit d'un sodomite dans la bouche du démon. A la fin, le Frère, touché de ses oraisons, lui fit relever la tête et, sans débrocher, le coquin de Frère la porta, sur la verge, jusqu'à une escabelle, à laquelle la mignonne martyre s'étant appuyée, il commença à se démener avec tant de gaillardise que celui qui tâte les touches aux grandes orgues n'en fait pas tant. Et comme si elle était disloquée, elle se renversait le corps en arrière, voulant boire les lèvres et manger la langue du confesseur, et elle allongeait tout entière la sienne, qui n'était pas très différente de celle d'une vache, et elle mit la main entre les bords de la valise et le fit se tordre comme si elle l'avait pris dans des tenailles.

Antonia.—Je renais, je suis ébaubie!

Nanna.—Et lâchant ces flots qui voulaient faire tourner la meule, le saint homme acheva sa besogne. Et après qu'il se fut fourbi le cordon avec un mouchoir parfumé et que la bonne dame eut essuyé le doux miel, ils soufflèrent un peu et s'embrassèrent, et le goulu de Frère lui dit: «Eh quoi! ma faisane, ma paonne, ma colombe, âme des âmes, cœur des cœurs, vie des vies, ton Narcisse, ton Ganymède, ton Ange, ne pouvait-il disposer une fois de tes quartiers de derrière?» Et elle répondait: «Te paraissait-il juste, mon oison, mon cygne, mon faucon, consolation des consolations, plaisir des plaisirs, espérance des espérances, que ta Nymphe, ta Servante, ta Comédienne dût, pour une fois, remettre ton naturel dans sa nature?» Et allongeant la bouche, en mordant, elle lui laissa les marques noires de ses dents sur les lèvres, lui faisant pousser un cri épouvantable.

Antonia.—Quel plaisir!

Nanna.—Après cela, la prudente Abbesse lui agrippa la relique et l'approchant de sa bouche la baisait suavement, et comme elle en était folle, elle la mâchait et la mordait comme un petit chien le fait aux jambes et aux mains, rien que pour le plaisir, et vous fait à la fois rire et pleurer; ainsi ce ribaud de Frère, aux poignantes morsures de Madonna, ne se sentait-il pas de joie, tout en criant: «Aïe! Aïe!»

Antonia.—Elle pouvait aussi bien lui enlever un morceau avec les dents, la goulue!

Nanna.—Tandis que par bonté et par charité, l'Abbesse jouait avec son idole, on frappe doucement à la porte de la chambre. Ils en restent tous deux en suspens et demeurant aux écoutes ils entendent siffler avec un son rauque, et ils reconnurent alors que c'était le jeune bardache du confesseur qui entra, la porte lui ayant été ouverte de suite. Et comme il savait ce que pesait leur laine, ils ne se dérangèrent nullement; même la traîtresse d'Abbesse, laissant le pinson du père, prit par les ailes le chardonneret du fils, se rongeant toute de l'envie de frotter l'archet du petit garçon sur sa lyre: «Mon amour, fais-moi de grâce une grâce», et le pendard de Frère lui dit: «Je veux bien. Que demandes-tu?»—«Je veux, dit-elle, râper ce fromage avec ma râpe, à condition que tu mettes ta baguette dans le tambour de ton fils spirituel. Et si le plaisir te plaît, nous donnerons l'élan aux montures, sinon nous essayerons tant de manières qu'une ou l'autre sera de notre goût.» Et pendant ce temps la main de fra Galasso avait amené les voiles de l'esquif du garçonnet. Madame s'en étant aperçue se mit sur le séant, ouvrit la cage toute grande dans laquelle elle introduisit le rossignol, et tira sur elle tout le faix, au grand contentement de chacun. Et je puis t'affirmer que c'était un vrai crève-cœur de la voir là, ayant sur la panse une aussi grande mappemonde qui la foulait comme est foulée chez le foulon une pièce de drap. A la fin, elle se déchargea de son fardeau et ils laissèrent leur arbalète, et le jeu fini, je ne pourrais pas te dire le vin qu'ils engloutirent et les gâteaux qu'ils dévorèrent.

Antonia.—Comment te pouvais-tu refréner du désir de l'homme, voyant tant de clefs?

Nanna.—L'eau me venait à la bouche abondamment pendant cet assaut abbatial et comme je tenais encore le poignard de verre...

Antonia.—Je crois que tu le tenais en le flairant souvent, comme on flaire un œillet.

Nanna.—Ah! ah! ah! je te dirai qu'étant en appétit par suite des batailles que j'avais vues, je vidai l'instrument de l'urine froide, et l'ayant rempli de nouveau, je me plaçai dessus assise, et la fève une fois mise dans la cosse, je me la serais volontiers envoyée au Culisée, pour éprouver toute chose, parce qu'autrement nous ne pouvons savoir ce qu'il en arrive pour nous.

Antonia.—Tu faisais bien, c'est-à-dire tu aurais bien fait!

Nanna.—En me démenant ainsi sur son échine, je sentais tout ragaillardi mon guichet de devant, grâce au tampon qui me récurait le seau; et pesant le pour et le contre, je me demandais à moi-même si oui ou non je recevrais l'argument tout entier ou seulement en partie. Je crois bien que j'aurais laissé aller le chien dans le terrier, si à ce moment ayant entendu le confesseur, qui s'était rhabillé ainsi que son élève et l'Abbesse bien contente, prendre congé, je n'avais couru voir les façons qu'ils faisaient au départ. Elle faisait l'enfant et, minaudant, disait: «Quand reviendrez-vous? O Dieu! à qui est-ce que je veux du bien? Qui est-ce que j'adore?» Et le Père jurait par les litanies, par l'Avent, qu'il reviendrait le soir suivant; et le petit bardache qui se remettait encore les chausses lui dit adieu avec toute la langue dans la bouche. Et j'entendis que le confesseur en partant commençait ce Pecora campi que l'on dit à vêpres.

Antonia.—Le ribaud feignait de dire complies, hein?

Nanna.—Tu l'as deviné. Et aussitôt que fut parti le susdit, j'entendis un tel tapage que je conjecturai que nos jouteurs eux aussi avaient fini leur journée et s'en retournaient victorieux chacun chez soi, faisant fienter leurs chevaux de manière que cela me paraissait la première pluie d'août.

Antonia.—Le sang!

Nanna.—Écoute, écoute ceci. Les deux qui avaient emballé leurs effets étaient retournées dans la chambre, et la raison, à ce qu'elles disaient en grommelant, c'était qu'elles avaient trouvé la porte de derrière fermée à clef par ordre de l'Abbesse, à laquelle elles donnèrent plus de malédictions que n'en recueilleront les prêtres le jour du jugement. Mais elles ne s'étaient pas dérangées pour rien, car en descendant l'escalier elles avaient vu sommeiller le muletier entré depuis deux jours au service du monastère; et ayant jeté son dévolu sur lui, l'une disait à l'autre: «Tu iras le réveiller, sous le prétexte qu'il t'apporte une brassée de bois dans la cuisine, et te prenant pour la cuisinière il viendra de suite. Tu lui montreras alors cette chambre en disant: Portez-le là. Une fois le brigand dedans, laisse ta sœur lui dire deux mots.»

Cet avis n'étant pas tombé d'ans l'oreille d'une sourde ni d'une muette, elle fut aussitôt obéie. Là-dessus je découvre une nouvelle trame.

Antonia.—Que découvres-tu?

Nanna.—Je découvris à côté de la pièce des susdites une chambrette lattée à la courtisane, très élégante, dans laquelle étaient deux sœurs divines. Elles avaient préparé bien gentiment une petite table; et ayant mis dessus une nappe qui paraissait de damas blanc, fleurant la lavande plus que ne sentent le musc les animaux qui le produisent, elles disposèrent des serviettes, des assiettes, des couteaux et des fourchettes pour trois personnes, le tout si proprement que je ne pourrais te le dire. Elles tirèrent d'un corbillon beaucoup de variétés de fleurs dont elles ornaient la table avec grand soin. Au centre, une de ces Sœurs avait disposé une grosse guirlande de feuilles de laurier, semé là ou elles faisaient le mieux des roses blanches et rouges et garni de fleurs d'oranger les rubans, qui nouaient la guirlande et se déroulaient sur la table. Dans la guirlande, tracé avec des fleurs de bourrache, on lisait le nom du Vicaire de l'Évêque, qui était arrivé le jour même avec son Monseigneur. Et c'était pour lui plutôt que pour Sa Grandeur mitrée que les cloches avaient sonné à toute volée, privant, avec leur don din don, mes oreilles de mille choses bonnes à raconter. Je dis que c'était au Vicaire que l'on préparait la noce, et cela je le sus plus tard. Pendant ce temps-là, l'autre Nonne avait mis une belle chose à chaque coin de la table. Sur le premier, elle avait dessiné le nœud de Salomon en giroflées doubles; sur le second, le Labyrinthe en fleurs de sureau; sur le troisième, un cœur de roses rouges, que transperçait un dard figuré par la tige d'un œillet dont le bouton lui servait de fer. A demi ouvert, il paraissait teint par le sang du cœur. Au-dessus, elle figura, en fleurs de buglosse, ses yeux battus à cause des pleurs, et les larmes qu'ils versaient étaient faites de ces petits boulons de fleurs d'oranger venant à peine de pointer à la cime de leurs feuillards. Sur le dernier coin, elle avait dessiné deux mains de jasmin entrelacées, avec une Fides de giroflées jaunes. Après cela, l'une se mit à frotter quelques verres avec des feuilles de figuier et les fourbit si bien que de cristal ils paraissaient transformés en argent. Sa compagne, pendant ce temps-là, avait mis sur une planchette un napperon de toile et avait placé les verres par rang de taille sur ce dressoir. Elle plaça au milieu un carafon en forme de poire plein d'eau de senteur. Une serviette de fin linon pour s'essuyer les mains en pendait comme sur les tempes des Évêques pendent les bandes des mitres. Au pied du dressoir, il y avait un seau de cuivre dans lequel on aurait pu se mirer tant il avait été bien fourbi au sablon, au vinaigre, à la main. Plein d'eau fraîche jusqu'au bord, il contenait deux fioles de verre uni qui paraissaient pleines non de vin blanc ou rouge, mais de topaze et des rubis fondus. Et tout mis en ordre, l'une sortit d'une huche le pain (on aurait dit de l'ouate comprimée) et le tendit à l'autre qui le mit à sa place. Alors elles prirent un peu de repos.

Antonia.—Vraiment, la diligence qu'elles mirent en œuvre pour parer la petite table ne pouvait être qu'une besogne de Sœurs, lesquelles ont du temps à perdre.

Nanna.—Étant assises, voici que sonnent trois heures[36], et la plus délurée dit: «Le Vicaire est plus long à venir que la messe de Noël.» L'autre répondit: «Son retard n'est pas si étonnant, car l'Évêque, qui, demain, veut donner sa confirmation, l'aura employé à quelque besogne.» Elles parlèrent alors de mille bagatelles, pour dissiper l'ennui de l'attente, mais l'heure passait de la première minute à la dernière, et toutes deux se mirent à parler du Vicaire comme Maître Pasquin parle des Cardinaux; et pendard, cochon, poltron étaient des noms de jours de fête. Et l'une courut au feu, où bouillaient deux chapons, gras à ne pouvoir plus se remuer, sur lesquels montait la garde une broche, qui pliait sous le poids d'un paon élevé par elles; et elle aurait tout jeté par la fenêtre si sa compagne ne l'en eût empêchée. Et au milieu de cette dispute, le muletier, qui allait décharger son bois dans la chambre de celle à qui son âme sœur avait donné le bon conseil, se trompa de porte, quoiqu'on la lui eût bien indiquée en lui mettant le fagot sur l'épaule. Entré là où était attendu le Messire, cette espèce d'âne laissa aller tout son bois, et l'entendant, les deux compagnes se fichèrent les ongles dans le visage et s'égratignèrent toutes.

Antonia.—Que dirent-elles, celles du planton?

Nanna.—Qu'aurais-tu dit, toi?

Antonia.—J'aurais pris l'occasion aux cheveux.

Nanna.—Ainsi firent-elles. Toutes réjouies par la venue inespérée du muletier, comme les pigeons se réjouissent de la pâture, elles lui firent un accueil de roi et, la porte verrouillée, de peur que le renard s'échappât du trébuchet, elles le firent asseoir entre elles et le débarbouillèrent avec une serviette bien propre. Le muletier allait sur ses vingt ans ou environ, imberbe, joufflu, le front comme le fond d'un boisseau, avec deux lombes d'Abbé, bien planté, bien blanc de teint, c'était, en somme, un de ces chômeurs trop bon pour leur dessein. Il faisait les plus risibles singeries du monde en se voyant attablé en face des chapons et du paon; il engloutissait des morceaux démesurés et buvait comme un moissonneur. Elles, à qui semblait durer mille ans l'attente de s'étriller le poil avec son battant, rebutaient les plats comme les rebute quelqu'un qui n'a pas faim. Et si la plus vorace, ayant perdu la patience comme la perd quelqu'un qui se fait Ermite, ne s'était jetée sur le fifre comme le vautour sur le poussin, le muletier aurait fait un repas de roulier. A peine touché, il exhiba un morceau de pique à faire honte à celle de Bevilaqua: c'était comme la trompe que lève celui qui en sonne au Château Saint-Ange. Pendant que l'une tenait le bâton, l'autre enlevait la table. Sa camarade, se colloquant le poupart entre les jambes, se laissa aller entièrement sur la flûte du muletier, qui était assis; et poussant, et comme elle y allait avec la même discrétion que le peuple quand, la bénédiction donnée, il se presse sur le Pont, la chaise, le muletier et elle-même se renversèrent, culbutèrent comme un singe. Le verrou était sorti de la gâchette; l'autre sœur, qui mâchonnait comme une vieille mule, craignant que le poupart, qui n'avait rien sur la tête, ne prît froid, l'embéguina avec le verbi gratia. Sa compagne, furieuse de se voir déclouée, se mit dans une telle colère qu'elle la prit à la gorge et lui fit vomir le peu qu'elle avait mangé, et l'autre s'étant retournée sans s'inquiéter de finir le chemin, elles s'en donnèrent plus que les Bienheureux Pauls[37].

Antonia.—Ah! ah! ah!

Nanna.—Juste au moment où le lourdaud se levait pour séparer la mêlée, je sens une main s'appuyer sur mon épaule et j'entends dire tout bas: «Bonne nuit, ma chère petite âme.» J'en frissonnai de peur, tout entière, d'autant plus qu'absorbée par les faits d'armes de ces bêtes en chaleur (je veux dire le mot), je ne pensais pas à autre chose et, me sentant mettre la main sur le dos, je me retournai et dis: «Holà! qui est celui-ci?» Et j'allais ouvrir la bouche pour crier au secours, quand j'aperçois le Bachelier, qui m'avait laissée pour aller à la rencontre de l'Évêque. Je me rassurai, mais cependant je lui dis: «Père, je ne suis pas de celles que vous croyez... Éloignez-vous un peu... Je ne veux pas... A l'instant même!... Je crierai!... Je me laisserai plutôt ouvrir les veines... Dieu m'en garde!... Je ne le ferai jamais, non, jamais... je vous dis que non!... Vous devriez en être glacé d'horreur... Belle chose!... Cela se saura bien!» Et il me disait: «Est-il possible qu'en un Chérubin, en un Trône et en un Séraphin se loge tant de cruauté? Je suis votre esclave, je vous adore, parce que vous êtes mon Autel, mes Vêpres, mes Complies et ma Messe. Et s'il vous plaît que je meure, voici le couteau; percez-m'en le sein, vous verrez sur mon cœur votre nom suave écrit en lettres d'or.» Et me parlant ainsi, il voulait me mettre dans la main un très beau couteau à manche d'argent doré, avec lame damasquinée jusqu'au milieu. Je ne voulus jamais le prendre, et sans répondre je tenais le visage vers la terre. Lui alors, avec ces exclamations que l'on chante à la Passion, me rompit tant la tête que je me laissai vaincre.

Antonia.—Ils font pis ceux qui se laissent aller jusqu'à occir ou empoisonner les hommes. L'œuvre pie que tu as faite là l'est plus que le Mont-de-Piété, et toute femme de bien devrait prendre exemple sur toi. Continue.

Nanna.—Et m'étant laissée vaincre par son préambule monacal, dans lequel il disait plus de mensonges que n'en comptent les horloges détraquées, il m'assaillit avec un Laudamus te, comme s'il avait à bénir les Rameaux, et avec ses chants il m'enchanta si bien que je me laissai aller. Mais que voulais-tu que je fisse, Antonia?

Antonia.—Pas autre chose, Nanna.

Nanna.—Je continue donc... Et le croirais-tu?

Antonia.—Quoi?

Nanna.—Celui de chair me parut moins rude que celui de verre.

Antonia.—Grand secret!

Nanna.—Oui, par cette croix!

Antonia.—Quel besoin as-tu de jurer, puisque je te crois et te recrois.

Nanna.—Je pissai, sans pisser...

Antonia.—Ah! ah! ah!

Nanna.—... Une certaine glu blanche qui paraissait de la bave de limace. Pour cette fois, il me le fit trois fois, révérence parler, deux à l'antique et une à la moderne; et cet usage, l'ait trouvé qui veut, ne me plaît pas du tout. Ma foi, non, il ne me plaît pas.

Antonia.—Tu as tort.

Nanna.—Nous voilà fraîches si j'ai tort. Et celui qui le trouva était un dégoûté, n'ayant plus faim de rien, sinon de... Eh! tu me le feras dire!

Antonia.—Ne mentionne rien en vain. C'est une bouchée comme on en fait à la grappe plus que des lamproies, et un mets de grands maîtres.

Nanna.—Qu'ils gardent cela pour eux. Maintenant, revenons à notre affaire. Après que le Bachelier m'eut planté deux fois l'étendard dans la citadelle et une fois dans le ravelin[38], il me demanda si j'avais soupé; et moi, qui, à son haleine, m'aperçus qu'il était plus bourré que l'oie des Juifs, je lui répondis que oui. Alors il me prit sur ses genoux, et avec un bras il m'entourait le cou, et avec la main de l'autre il me patinait tantôt les joues et tantôt les tétons, mêlant à ses caresses des baisers savoureux au possible, de sorte qu'en moi-même je remerciais l'heure et le moment où je m'étais faite Sœur, jugeant que le vrai paradis était chez les Sœurs. Là-dessus, il prit une fantaisie au Bachelier, qui délibéra de me mener en procession par le monastère, disant: «Et puis, nous dormirons le jour.» Et moi, qui avais vu tant de miracles dans quatre chambres, il me durait cent ans d'en voir d'autres dans les autres. Il ôta ses souliers, et moi mes mules et, posant le pied à terre comme si je marchais sur des œufs, je marchai derrière lui qui me tenait par la main.

Antonia.—Retourne en arrière!

Nanna.—Pourquoi?

Antonia.—Parce que tu as oublié ces deux-là restées à court par l'erreur du muletier.

Nanna.—Certainement, j'ai donné ma cervelle au tondeur de draps. Les pauvrettes, les infortunées, passèrent leur rage sur les pommes des landiers, et s'étant enfilées dessus, elles jouaient des jambes comme les criminels sur les pals turquois. Et si celle qui finit le bal la première n'était venue au secours de sa copine, la boule lui serait sortie par la bouche.

Antonia.—Oh! celle-ci, oui, elle est énorme! Ah! ah! ah!

Nanna.—Je m'en allais derrière mon valeureux amant, coite comme l'huile, et voici que nous apercevons la logette de la cuisinière laissée entr'ouverte par l'écervelée; nous y jetons un petit coup d'œil et nous la voyons se divertir en levrette avec un pèlerin qui, lui demandant (c'est ce que je crois) la charité pour aller à Saint-Jacques de Galice, avait été accueilli par elle; son esclavine[39] était pliée sur une caisse, et le bourdon, sur lequel était un petit tableau avec le miracle, appuyé au mur; la poche, pleine de rogatons, servait de joujou à une chatte, dont les joyeux amants trop occupés ne s'occupaient point, pas plus que de la gourde qui, renversée sens dessus dessous, laissait tout le vin s'écouler. Nous ne daignâmes point perdre notre temps devant d'aussi grossières amours; mais nous nous arrêtâmes, arrivés devant les fissures de la chambre de Madame la Cellerière, qui, ayant perdu l'espérance de voir arriver son curé, s'était livrée à une telle fureur qu'elle avait attaché une corde à une solive, était montée sur un escabeau et le nœud coulant passé autour du cou, elle allait renverser du pied son point d'appui et ouvrait déjà la bouche pour dire au curé: «Je te pardonne», quand celui-ci arrivé à l'huis et l'ayant poussé brusquement entra dedans et vit sa vie au terme dit. Il s'élance sur elle, la prend dans ses bras et dit: «Qu'est-ce que tout cela signifie? Suis-je donc tenu de vous, mon cœur, pour un traître à la foi jurée? Et où est donc la divinité de votre prudence? Où est-elle?» A ces douces paroles elle releva la tête, comme se relèvent ceux qui sont évanouis et à qui l'on jette de l'eau froide au visage, et revint à elle absolument comme les membres engourdis par le froid reviennent à la chaleur du feu. Et le curé ayant jeté la corde et l'escabeau la déposa sur le lit et elle lui dit après un long baiser: «Mes oraisons ont été exaucées, et je veux que vous me fassiez mettre en cire devant l'image de Saint Giminiano, avec cette inscription: elle se recommanda et fut délivrée.» Et cela dit, elle accrocha aux dents de ses fourches le charitable curé qui, rassasié à la première bouchée de chèvre, demanda du chevreau.

Antonia.—Je voulais te le dire et ne m'en suis plus souvenue. Parle donc librement et dis cu, ca, po et fo[40], sinon tu ne seras comprise de personne que de la Sapienza Capranica[41], avec ton cordon dans l'anneau, ton aiguille dans le Culisée, ton poireau dans le jardin, ta chevillette dans l'ouverture, ta clef dans la serrure, ton pilon dans le mortier, ton rossignol dans le nid, ton plantoir dans le trou, ta seringue dans la valvule, ton estoc dans le fourreau, et aussi le pieu, la crosse pastorale, le pastenague, la moniche, le ceci, le cela, les pommes, les feuillets du missel, cette affaire, le verbi gratia, cette chose, cette besogne, cette histoire, le manche, le dard, la carotte, le radis et la merde, qu'elle te soit... je ne veux pas dire dans la gorge, puisque tu veux marcher sur la pointe de tes soques. Allons! dis oui pour oui, et non pour non, sinon garde-le pour toi.

Nanna.—Tu ne sais donc pas combien la pudeur est belle au bordel?

Antonia.—Parle à ta façon, ne sois pas courroucée.

Nanna.—Je te dirai donc qu'après avoir obtenu le chevreau et fiché dedans le couteau propre à couper cette viande-là, il jouissait comme un fou, à voir l'allée et venue, et en le retirant et en le mettant, il avait ce plaisir qu'a un mitron à mettre les poings dans la pâte et à les en retirer. En somme le curé Arlotto[42] faisant la preuve de la force de son coquelicot vous porta, planté dessus de tout son poids, la serpolette jusqu'au lit, et enfonçant de toutes ses forces son cachet dans la cire alla en roulant de la tête du lit au pied, puis jusqu'à la tête, et se retournant de nouveau, ou dessus ou dessous, de telle sorte que c'était tantôt la Sœur qui besognait le curé, tantôt le curé qui besognait la Sœur. A force de: «Fais-le-moi!»—«Et je te le fais!» ils roulèrent tant qu'à la fin ce fut l'inondation, changeant en lac la plaine des draps, et ils tombèrent, l'un d'un côté, l'autre de l'autre, soupirant comme des soufflets, qui abandonnés de ceux qui les lèvent lâchent encore leur vent en s'arrêtant. Nous ne pûmes nous tenir de rire quand la clef ôtée de la serrure, le vénérable prêtre en témoigna par un pet si épouvantable (gardes-en le nez sauf!) qu'il résonna à travers tout le monastère. N'eût été que nous nous fermions l'un à l'autre la bouche avec la main, nous aurions été découverts.

Antonia.—Ah! ah! ah! et qui n'aurait ri à se décrocher la mâchoire?

Nanna.—Nous éloignant à tâtons, au hasard (et il faisait bien les choses), nous voyons la Maîtresse des Novices en train de tirer de dessous le lit un portefaix, plus sale que ne l'est un tas de haillons. Elle lui disait: «Sors de là, mon Hector Troyen, mon Roland du Quartier, me voici, c'est moi ta servante; et pardonne-moi l'ennui que je t'ai causé en te cachant, j'étais forcée de le faire.» Et le goujat, relevant ses guenilles, lui répondait par les gestes du membre, et comme elle n'avait pas de truchement pour déchiffrer ce langage, elle l'interprétait à sa fantaisie, et le rustaud lui mettant la serpette dans la haie lui fit voir mille chandelles et lui planta ses crocs de loup sur les lèvres avec tant de douceur que les larmes lui venaient, quatre à quatre. Pour ne pas voir la fraise dans la bouche de l'ourse, nous allâmes ailleurs.

Antonia.—Où allâtes-vous?

Nanna.—Du côté d'une fente qui nous laissa voir une Sœur, qui paraissait la mère de la Discipline, la tante de la Bible, et la belle-mère du Vieux Testament. A peine aurais-je osé la regarder. Elle avait sur la tête une vingtaine de cheveux pareils aux crins d'une brosse, tout pleins de lentes, et peut-être cent rides sur le front, des sourcils épais et tout blancs, des yeux qui distillaient une certaine chose jaune.

Antonia.—Tu as une bonne vue si tu aperçois de loin jusqu'à des lentes.

Nanna.—Suis-moi bien. Elle avait la bouche et le nez pleins de bave et de morve et ses mâchoires paraissaient le peigne en os d'un pouilleux, avec deux dents, les lèvres minces et le menton pointu comme celui d'un Génois, orné, par grâce spéciale, de quelques poils hérissés comme ceux d'une lionne et durs, pensé-je, comme des épines; les mamelles ressemblaient aux génitoires d'un homme sans les pelotes; on aurait dit qu'elles étaient attachées à la poitrine par deux ficelles. Le corps, miséricorde! était tout rugueux, rentré en dedans, avec le nombril en dehors. Il est vrai qu'elle avait autour de sa pissotière une guirlande de feuilles de choux qui semblaient être restées un mois sur la tête d'un teigneux.

Antonia.—Saint Onuphre portait bien autour de sa pudeur un cerceau de taverne.

Nanna.—Tant mieux. Les cuisses étaient des fuseaux recouverts de parchemin et les genoux lui tremblaient au point qu'elle se trouvait à chaque instant près de tomber; et pendant que tu t'imagines ses mollets, et les bras, et les pieds, je te dirai qu'elle avait les ongles des mains longs comme celui que le Ruffian portait au petit doigt, par genre; mais ceux-ci étaient pleins d'ordures. A cette heure, courbée vers la terre, elle traçait des étoiles, des lunes, des carrés, des ronds, des lettres et mille autres balivernes; ce faisant, elle appelait les démons d'un tas de noms que les diables même ne pourraient se rappeler; puis, après avoir tourné trois fois autour des figures, elle se tourna vers le ciel, sans cesser de marmotter à part soi; puis, ayant pris une figurine de cire vierge, dans laquelle étaient piquées cent aiguilles (et si tu as jamais vu la mandragore, tu vois ce que c'était), elle la mit assez près du feu pour qu'elle s'en ressentît, et la retournant comme on retourne les ortolans et les becs-figues, pour qu'ils cuisent sans se brûler, elle disait ces paroles:

O Feu, mon Feu, détruis
Ce cruel qui me fuit,

et la retournant avec plus de rage qu'on ne donne du pain à l'hôpital, elle ajoutait:

Que mon désir, mon désir fou
Touche le Dieu d'Amour sur l'heure!

L'image commençait fort à s'échauffer; elle dit les yeux fixés sur le carrelage:

Et fais, Démon, que mon bijou
Vienne ou bien qu'à l'instant je meure.

A la fin de ces petits vers, voici que quelqu'un frappe à la porte, tout haletant comme celui qui, pris sur le fait de grapiller dans la cuisine, aurait, avec ses pieds, épargné à ses épaules une dégelée de coups de bâton. Aussitôt, elle laissa là toutes ses incantations et lui ouvrit.

Antonia.—Ainsi nue?

Nanna.—Ainsi nue. Et le pauvre homme contraint par la nigromancie, comme la faim par la disette, lui jeta les bras autour du cou, et la baisant non moins savoureusement que si elle avait été la Rosa ou l'Arcolana, louait sa beauté dans les mêmes termes que ceux qui font des sonnets aux Tullies, et ce fantôme maudit se démenant toute et minaudant lui disait: «Sont-ce là des chairs à se coucher toutes seules?»

Antonia.—Oh! pouah!

Nanna.—Je ne te soulèverai pas davantage l'estomac avec cette vieille Trentine[43]; je ne sais rien d'autre sur elle, parce que je n'ai rien voulu voir d'autre. Et quand l'ensorcelé séculier, un jeune gars à sa première barbe, la besogna sur un escabeau pedum tuorum, je fis la chatte de Masino, qui fermait les yeux pour ne pas attraper les rats.

Poursuivons maintenant! Après la vieille, nous allâmes voir la Tailleuse qui était aux prises avec le Tailleur son maître, et qui, l'ayant déshabillé tout nu, lui baisait la bouche, les tétons, la baguette et le tambour, comme la nourrice baise à l'enfançon qu'elle nourrit son petit museau, sa bouchette, ses menottes, son petit corps menu, sa quéquette, son petit cul, si passionnément qu'il semble qu'elle veuille le sucer comme il lui suce le lait.

Certainement nous aurions mis l'œil à la fente pour voir le Tailleur découdre des lés dans la robe de la Tailleuse, mais nous entendîmes un cri, et après le cri, un hurlement, et après le hurlement, un hélas! et l'hélas achevé, un oh! Dieu! qui nous bouleversa tout le cœur. Et accourus vite à l'endroit d'où partaient les cris que couvrait le bruit de nos pas, nous en vîmes une qui avait une créature à demi sortie de la cave et qui la pissa tout à fait, la tête en avant, au son de quantité de pets parfumés. Dès qu'on vit que c'était un enfant mâle, on appela son père, Dom Gardien, qui vint accompagné de deux Sœurs entre deux âges; et à son arrivée, on commença à manifester de l'allégresse comme à l'entrée d'un Seigneur. Le Gardien dit: «Puisque voici sur cette table du papier, une plume et de l'encre, je veux faire sa nativité.» Et après avoir dessiné un million de points, tirant certaines lignes entre eux, disant je ne sais quoi de la maison de Vénus, de Mars et de Mercure, il se tourna vers l'assistance et dit: «Sachez, mes Sœurs, que ce mien fils naturel, charnel et spirituel, sera le Messie, l'Antéchrist ou Melchissédech.» Le Bachelier me tirait par la robe pour mieux voir le trou d'où il était sorti; je lui fis signe qu'il me déplaisait de voir d'autres boudins que ceux d'un porc éventré.

Antonia.—Allez, allez, faites-vous Sœur!

Nanna.—Écoute celle-ci maintenant. Six jours avant moi avait été placée, par ses frères, là où j'étais, une... je ne veux pas dire une pucelle... une... que Dieu te le souffle dans l'oreille! Par défiance contre un des premiers du pays qui en était amoureux fou, selon ce qu'on m'en a dit, l'Abbesse la tenait toute seule dans une chambre, l'enfermait de nuit et emportait la clef. Et le jeune amant, s'étant aperçu qu'une des fenêtres grillées de la chambre donnait sur le jardin, grimpait, les ongles comme un pic, le long du mur de la fenêtre, et du mieux qu'il pouvait donnait la becquée à l'oie. Et justement la nuit dont je parle, il était venu et collé au grillage il abreuvait le braque à la tasse qu'on lui tendait et tenait pour cela ses bras enlacés à ces barreaux de malheur. Au moment où le miel venait à la gaufre, la douceur lui en devint plus amère qu'une médecine.

Antonia.—De quelle façon?

Nanna.—Le malheureux se pâma si bien au moment du Fais, je le fais! que, ses bras ayant lâché prise, il tomba du balcon sur un toit, du toit sur un poulailler, du poulailler par terre, de sorte qu'il se cassa une cuisse.

Antonia.—Que ne se les était-elle rompues toutes deux, ta sorcière d'Abbesse, qui voulait qu'elle observât la chasteté dans un bordel!

Nanna.—Elle le faisait par peur des frères qui avaient juré de la brûler avec tout le monastère, s'ils entendaient parler de rien. Et pour en revenir au fait, le jeune homme, qui avait eu ainsi le salaire des chiens, mit tout le monde sens dessus dessous. Chacun courut à la fenêtre, levant le châssis, et à la clarté de la lune on découvrit le malheureux tout défiguré et fracassé. On fit lever deux séculiers du lit de leurs fausses femmes et on les envoya au jardin, où ils prirent le blessé dans leurs bras et le portèrent dehors. Je n'ai pas besoin de te dire que l'événement fit du bruit dans le pays. Après ce scandale nous retournions dans notre cellule, de peur que le jour ne nous surprît à épier les faits et gestes des autres quand nous entendîmes un Moine, excellent brigand, tout graisseux, plutôt deux fois qu'une, qui disait des balivernes à je ne sais combien de Sœurs, de prêtres et de séculiers qui avaient joué aux dés et aux cartes toute la nuit. Ayant fini de boire, ils s'étaient mis à bavarder, conjurant le Frère de leur dire un conte. Il disait: «Je vais vous raconter une histoire qui commença par des rires et finit par des pleurs, du fait d'un gros mâtin.» Il obtint le silence et commença:

«Il y a de cela deux jours, passant sur la place, je m'arrêtai à voir une petite chienne en chaleur qui avait à ses trousses deux douzaines de roquets attirés par l'odeur de sa vulve, toute gonflée et si rouge qu'elle semblait de corail ardent. Ils allaient la flairant, tantôt l'un, tantôt l'autre, et ce manège avait rassemblé un tas de gamins qui s'amusaient à en voir un grimper dessus et donner deux saccades, puis un autre en faire autant. A moi, ce passe-temps me faisait prendre proprement ma mine de Religieux, quand voici venir un chien de ferme, qui semblait le lieutenant de toutes les boucheries du monde. Il en accroche un et le jette par terre furieusement, puis le laisse et en prend un autre qui ne garda pas sa peau intacte; le reste s'enfuit, l'un par-ci, l'autre par-là, et le mâtin, faisant de son échine un arc, hérissant le poil comme un porc ses soies, louchant des yeux, grinçant des dents, grognant, l'écume à la gueule, regardait la pauvre petite chienne mal partagée. Et après lui avoir quelque peu flairé sa bébelle, il lui donna deux poussées qui la firent aboyer comme une grosse chienne. Mais glissant de dessous lui, elle se mit à courir. Et les roquets, qui guettaient de loin, lui trottent par derrière; le mâtin en colère la suit; elle voit un trou sous une porte fermée, et vite s'y faufile, les roquets derrière elle. Le chien paillard reste seul, étant de telle taille qu'il ne pouvait passer par où s'étaient glissés les autres. Resté ainsi dehors, il mordait la porte, grattait la terre, hurlait comme un lion qui aurait la fièvre. Il était là depuis longtemps, quand voici déboucher du trou un des roquets, et le traître chien se jeta dessus, lui arrachant tout une oreille; un second étant apparu, il le traita encore pis, et l'un après l'autre il les houspilla tous au débuché et les fit vider le quartier comme les paysans vident un pays à l'approche des soldats. A la fin, l'épousée sortit aussi; il la prit à la gorge, lui planta ses crocs dans le sifflet et l'étrangla net, faisant sauver la marmaille, avec tout le voisinage accouru à cette fête canine et poussant des cris jusqu'au ciel.»

Là-dessus, ne nous souciant plus de rien voir ni de rien entendre, nous rentrâmes dans notre chambre, et après avoir couru un mille au lit nous nous endormîmes.

Antonia.—Que celui[44] des Cent Nouvelles me le pardonne, il peut aller se cacher.

Nanna.—Je ne dis pas cela. Mais je veux qu'il confesse au moins que les miennes sont prises sur le vif et les siennes factices comme des peintures. Mais n'ai-je plus rien à te dire?

Antonia.—Quoi?

Nanna.—Je me levai à none. Le coq de ma paroisse[45] était parti de bonne heure, je ne sais comment. Au dîner, je ne pouvais m'empêcher de sourire en revoyant celles qui la nuit étaient allées à Capharnaüm, et en peu de jours, familiarisée avec elles toutes, je connus clairement que de même que j'avais vu les autres, les autres m'avaient aussi regardée pendant que je m'amusais avec le Bachelier. Le dîner achevé, monta en chaire un Frère ayant la mine d'un Luther, ayant une voix de veilleur de nuit, si pénétrante et si retentissante qu'on l'aurait entendu du Capitole au Testaccio[46]; et il fit aux Sœurs une exhortation qui aurait converti l'étoile de Diane.

Antonia.—Que disait-il donc?

Nanna.—Il disait qu'il n'y avait pas de chose plus odieuse à la nature que de perdre le temps, parce qu'elle nous l'a donné pour qu'on le dépense pour sa satisfaction, et qu'elle se réjouit de voir ses créatures croître et multiplier. Par-dessus tout, rien ne lui plaît comme de découvrir une femme qui, arrivée à la vieillesse, peut dire: «Monde, adieu!» Entre toutes les autres, la nature aime comme ses plus précieux bijoux les Nonnettes, qui confectionnent des sucreries au dieu Cupidon; et voilà pourquoi les plaisirs dont elle les gratifie sont mille fois plus doux que ceux qu'elle donne aux mondaines; il affirmait à voix haute que les enfants qui naissent d'un Religieux et d'une Sœur sont les fils du Dissitte[47] et du Verbum caro. Puis, mis sur le chapitre de l'amour qu'il traita des mouches aux fourmis, il s'échauffa fort à vouloir que tout ce qu'il disait sortît, non de sa bouche, mais de celle de la Vérité, et un chanteur juché sur un banc n'est pas écouté si attentivement des badauds qu'il ne l'était des bonnes ménagères, le braillard! La bénédiction donnée avec (tu m'entends bien?) un des machins de verre, long de trois empans, il descendit. Pour se rafraîchir, il faisait du vin ce que les chevaux font de l'eau, et dévora les pâtés avec la voracité d'un baudet broutant des sarments. On lui donna plus de cadeaux que toute une parenté à qui chante sa première messe, ou une mère à sa fille qui se marie. Lui parti, chacun se mit à s'amuser qui d'une façon, qui d'une autre. Je retournai dans ma chambre et je n'y étais pas depuis longtemps quand j'entendis frapper à ma porte; j'ouvre et voici le petit domestique du Bachelier qui, avec une révérence courtisane, me présente un paquet enveloppé et une lettre pliée en forme de ces flèches empennées à trois angles, ou, pour mieux dire, comme ces fers qui sont au bout des flèches. La suscription disait... Je ne sais si je me rappellerai les propres termes... Attends... oui, oui, elle disait ceci:

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