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L'Uscoque

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The Project Gutenberg eBook of L'Uscoque

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Title: L'Uscoque

Author: George Sand

Release date: October 4, 2004 [eBook #13592]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Christian Breville and PG Distributed Proofreaders Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'USCOQUE ***
L'USCOQUE.

«Je crois, Lélio, dit Beppa, que nous avons endormi le digne Asseim Zuzuf.

—Toutes nos histoires l'ennuient, dit l'abbé. C'est un homme trop grave pour s'intéresser à des sujets aussi frivoles.

—Pardonnez-moi, répondit le sage Zuzuf. Dans mon pays, on aime les contes avec passion; dans nos cafés, nous avons nos conteurs comme ici vous avez vos improvisateurs. Leurs récits sont tour à tour en prose et en vers. J'ai vu le poëte anglais les écouter des soirées entières.

—Quel poëte anglais? demandai-je.

—Celui qui a fait la guerre avec les Grecs, et qui a fait passer dans les langues d'Europe l'histoire de Phrosine et plusieurs autres traditions orientales, dit Zuzuf.

—Je parie qu'il ne sait pas le nom de lord Byron! s'écria Beppa.

—Je le sais fort bien, répondit Zuzuf. Si j'hésite à le prononcer, c'est que je n'ai jamais pu le dire devant lui sans le faire sourire. Il paraît que je le prononce très-mal.

—Devant lui! m'écriai-je; vous l'avez donc connu?

—Beaucoup, à Athènes principalement. C'est là que je lui ai raconté l'histoire de l'Uscoque>, qu'il a écrite en anglais sous le titre du Corsaire et de Lara.

—Comment, mon cher Zuzuf, dit Lélio, c'est vous qui êtes l'auteur des poëmes de lord Byron?

—Non, répondit le Corcyriote sans se dérider le moins du monde à cette plaisanterie, car il a tout à fait changé cette histoire, dont au reste je ne suis pas l'auteur, puisque c'est une histoire véritable.

—Eh bien! vous allez la raconter, dit Beppa.

—Mais vous devez la savoir, répondit-il, car c'est plutôt une histoire vénitienne qu'un conte oriental.

—J'ai ouï dire, reprit Beppa, qu'il avait pris le sujet de Lara dans l'assassinat du comte Ezzelino, qui fut tué de nuit, au traguet de San-Miniato, par une espèce de renégat, du temps des guerres de Morée.

—Ce n'est donc pas le même, dit Lélio, que ce célèbre et farouche
Ezzelin…

—Qui peut savoir, dit l'abbé, quel est cet Ezzelin, et surtout ce Conrad? Pourquoi chercher une réalité historique au fond de ces belles fictions de la poésie? Ne serait-ce pas les déflorer? Si quelque chose pouvait affaiblir mon culte pour lord Byron, ce seraient les notes historico-philosophiques dont il a cru devoir appuyer la vraisemblance de ses poëmes. Heureusement personne ne lui demande plus compte de ses sublimes fantaisies, et nous savons que le personnage le plus historique de ses épopées lyriques, c'est lui-même. Grâce à Dieu et à son génie, il s'est peint dans ces grandes figures. Et quel autre modèle eût pu poser pour un tel peintre?

—Cependant, repris-je, j'aimerais à retrouver, dans quelque coin obscur et oublié, les matériaux dont il s'est servi pour bâtir ses grands édifices. Plus ils seraient simples et grossiers, plus j'admirerais le parti qu'il en a su tirer. De même que j'aimerais à rencontrer les femmes qui servirent de modèle aux vierges de Raphaël.

—Si vous êtes curieux de savoir quel est le premier corsaire que Byron ait songé à célébrer sous le nom de Conrad et de Lara, je pense, dit l'abbé, qu'il nous sera facile de le retrouver; car je sais une histoire qui a des rapports frappants avec les aventures de ces deux poëmes. C'est probablement la même, cher Asseim, que vous racontâtes au poëte anglais, lorsque vous fîtes amitié avec lui à Athènes?

—Ce doit être la même, répondit Zuzuf. Or, si vous la savez, racontez-la vous-même; vous vous en tirerez mieux que moi.

—Je ne le pense pas, dit l'abbé. J'en ai oublié la meilleure partie, ou, pour mieux dire, je ne l'ai jamais bien sue.

—Nous la raconterons donc à nous deux, dit Zuzuf. Vous m'aiderez pour la partie qui s'est passée à Venise, et moi, de mon côté, pour celle qui s'est passée en Grèce.»

La proposition fut acceptée, et les deux amis, prenant alternativement la parole, se disputant parfois sur des noms propres, sur des dates et sur des détails que l'abbé, historien scrupuleux, traitait d'apocryphes, tandis que le Levantin, épris du romanesque avant tout, faisait bon marché des anachronismes et des fautes de topographie, l'Histoire de l'Uscoque nous arriva enfin par lambeaux. Je vais essayer de les recoudre, sauf à être trahi en beaucoup d'endroits par ma mémoire, et à n'être pas aussi authentique que l'abbé Panorio pourrait le désirer s'il relisait ces pages. Mais, heureusement pour nous, nos pauvres contes ont paru dignes de l'index de Sa Sainteté (ce dont, à coup sûr, personne n'eût jamais été s'aviser), et Sa Majesté l'empereur d'Autriche, qu'on ne s'attendait guère non plus à voir en cette affaire, faisant exécuter à Venise tous les index du pape, il n'y a pas de danger que mon conte y arrive et y reçoive le plus petit démenti.

«D'abord qu'est-ce qu'un Uscoque? demandai-je au moment où l'honnête Zuzuf essuyait sa barbe et ouvrait la bouche pour commencer son récit.

—Ignorant! dit l'abbé. Le mot uscocco vient de scoco, lequel, en langue dalmate, signifie transfuge. L'origine et les diverses fortunes des Uscoques occupent une place importante dans l'histoire de Venise. Je vous y renvoie. Il vous suffira de savoir maintenant que les empereurs et les princes d'Autriche se servirent souvent de ces brigands pour défendre les villes maritimes contre les entreprises des Turcs. Pour se dispenser de payer cette terrible garnison, qui ne se fût pas contentée de peu, l'Autriche fermait les yeux sur leurs pirateries; et les Uscoques faisaient main basse sur tout ce qu'ils rencontraient dans l'Adriatique, ruinaient le commerce de la république, et désolaient les provinces d'Istrie et de Dalmatie. Ils furent longtemps établis à Segna, au fond du golfe de Carnie, et, retranchés là derrière de hautes montagnes et d'épaisses forêts, ils bravèrent les efforts réitérés qu'on fit pour les détruire. Vers 1615, un traité conclu avec l'Autriche les livra enfin sans appui à la vengeance des Vénitiens, et le littoral de l'Italie en fut purgé. Les Uscoques cessèrent donc de faire un corps, et, forcés de se disperser, ils se répandirent dans toutes les mers, et grossirent le nombre des flibustiers qui, de tout temps et en tous lieux, ont fait la guerre au commerce des nations. Longtemps encore après l'expulsion de cette race féroce et brutale entre toutes celles qui vivent de meurtre et de rapine, le nom d'Uscoque demeura en horreur dans notre marine militaire et marchande. Et c'est ici l'occasion de vous faire remarquer la distance qui existe entre le titre de corsaire donné par lord Byron à son héros, et celui d'uscoque que portait le nôtre. C'est à peu près celle qui sépare les bandits de drame et d'opéra moderne des voleurs de grands chemins, les aventuriers de roman des chevaliers d'industrie; en un mot, la fantaisie de la réalité. Ce n'est pas que notre Uscoque ne fût, comme le corsaire Conrad, de bonne maison et de bonne compagnie. Mais il a plu au poëte d'en faire un grand homme au dénoûment; et il n'en pouvait être autrement, puisque, n'en déplaise à notre ami Zuzuf, il avait oublié peu à peu le personnage de son conte athénien pour ne plus voir dans Conrad que lord Byron lui-même. Quant à nous, qui voulons nous soumettre à la vérité de la chronique et rester dans le positif de la vie, nous allons vous montrer un pirate beaucoup moins noble.

—Un corsaire en prose, dit Zuzuf.

—Il a beaucoup d'esprit et de gaieté pour un Turc,» me dit Beppa en baissant la voix.

L'histoire commença enfin.

* * * * *

Au commencement où éclata, vers la fin du quinzième siècle, la fameuse guerre de Morée, étant doge Marc-Antonio Giustiniani, Pier Orio Soranzo, dernier descendant de la race ducale de ce nom, achevait de manger à Venise une immense fortune. C'était un homme encore jeune, d'une grande beauté, d'une rare vigueur, de passions fougueuses, d'un orgueil effréné, d'une énergie indomptable. Il était célèbre dans toute la république par ses duels, ses prodigalités et ses débauches. On eût dit qu'il cherchait à plaisir tous les moyens d'user sa vie, sans en venir à bout. Son corps semblait être à l'épreuve du fer, et sa santé à celle de tous les excès. Pour ses richesses, ce fut différent; elles ne tardèrent pas à succomber aux larges saignées qu'il y faisait tous les jours. Ses amis, voyant sa ruine approcher, voulurent lui faire des remontrances et l'engager à s'arrêter sur la pente fatale qui l'entraînait; mais il ne voulut faire attention à rien, et aux plus sages discours il ne répondait que par des plaisanteries ou des rebuffades, appelant l'un pédant, traitant l'autre de Jérémie bâtard, priant ceux qui ne trouveraient pas son vin bon d'aller boire ailleurs, et promettant des coups d'épée à ceux qui reviendraient lui parler d'affaires. Ce fut ainsi qu'il fit jusqu'au bout. Lorsque enfin, toutes ses ressources épuisées, il se vit dans l'impossibilité absolue de continuer son train de vie, il se mit pour la première fois à réfléchir sérieusement à sa position. Après s'être bien consulté, il ne vit pour lui que trois partis à prendre: le premier était de se casser la tête et de laisser ses créanciers se débrouiller comme ils pourraient au milieu des débris épars de sa fortune; le second, de se faire moine; le troisième, de mettre ordre à ses affaires, et d'aller ensuite guerroyer contre les Turcs. Ce fut ce dernier parti qu'il prit, se disant qu'il valait mieux casser la tête aux autres qu'à soi-même, et que d'ailleurs il était toujours temps d'en venir là. Il vendit donc tous ses biens, paya ses dettes, et, avec ses derniers deniers, qui ne l'auraient pas fait vivre deux mois, il équipa et arma une galère, et partit à la rencontre des infidèles. Il leur fit payer cher les folies de sa jeunesse. Tous ceux qui se trouvèrent sur sa route furent attaqués, pillés, massacrés. En peu de temps sa petite galère devint la terreur de l'Archipel. A la fin de la campagne, il revint à Venise avec une brillante réputation de capitaine. Le doge, voulant lui témoigner la satisfaction de la république pour tous les services qu'il avait rendus, lui confia, pour l'année suivante, un poste important dans la flotte commandée par le célèbre Francesco Morosini. Celui-ci, qui l'avait vu en maintes occasions accomplir les plus étranges prouesses, enchanté de ses talents et de son audace, l'avait pris en grande amitié. Orio sentit d'abord tout le parti qu'il pouvait tirer de cette liaison pour son avancement personnel. Il ne négligea donc aucun moyen de la resserrer davantage, et, grâce à son esprit, il réussit à devenir d'abord le favori du général, et bientôt après son parent.

Morosini avait une nièce âgée d'environ dix-huit ans, belle et bonne comme un ange, sur laquelle il avait porté toutes ses affections, et qu'il traitait comme sa fille. Après la gloire de la république, rien au monde ne lui était plus cher que le bonheur de cette enfant adorée. Aussi lui laissait-il en tout et toujours faire sa volonté. Et lorsque, traitant son extrême complaisance de faiblesse dangereuse, on lui reprochait de gâter sa nièce, il répondait qu'il avait été mis sur la terre pour batailler contre les Turcs, et non contre sa bien-aimée Giovanna; que les vieillards avaient bien assez de leur âge à se faire pardonner, sans y ajouter l'ennui des longs sermons et des tristes remontrances; que d'ailleurs les diamants ne se gâtaient jamais, quoi qu'on fît, et que Giovanna était le plus précieux diamant de toute la terre. Il laissa donc à la jeune fille, dans le choix d'un mari comme dans toutes les autres choses, la plus complète liberté, ses grandes richesses lui permettant de ne pas regarder à la fortune de l'homme qu'elle voudrait épouser.

Parmi les nombreux prétendants qui s'étaient présentés, Giovanna avait distingué le jeune comte Ezzelino, de la famille des princes de Padoue, dont le noble caractère et la bonne renommée soutenaient dignement l'illustre nom. Toute jeune et tout inexpérimentée qu'elle fût, elle avait bien vite reconnu qu'il n'était pas poussé vers elle, comme tous les autres, par des raisons d'orgueil ou d'intérêt, mais bien par une tendre sympathie et un amour sincère. Aussi l'en avait-elle déjà récompensé par le don de son estime et de son amitié. Elle donnait même déjà le nom d'amour à ce qu'elle éprouvait pour lui, et le comte Ezzelino se flattait d'avoir allumé une passion semblable à celle qu'il nourrissait. Déjà Morosini avait donné son consentement à ce noble hyménée; déjà les joailliers et les fabricants d'étoffes préparaient leurs plus précieuses et leurs plus rares marchandises pour la toilette de la mariée; déjà tout le quartier aristocratique del Castello s'apprêtait à passer plusieurs semaines dans les fêtes. De toutes parts on ornait les gondoles, on renouvelait les toilettes, et c'était à qui se chercherait un degré de parenté avec l'heureux fiancé qui allait posséder la plus belle femme et ouvrir la maison la plus brillante de Venise. Le jour était fixé, les invitations étaient faites; il n'était bruit que de l'illustre mariage. Tout d'un coup une nouvelle étrange circula. Le comte Ezzelin avait suspendu tous les préparatifs; il avait quitté Venise. Les uns le disaient assassiné; d'autres prétendaient que, sur un ordre du conseil des dix, il venait d'être envoyé en exil. Pourquoi donnait-on à son absence des motifs sinistres? Le bruit et l'agitation régnaient toujours au palais Morosini; on continuait les apprêts de la noce, et aucune invitation n'était retirée. La belle Giovanna était partie pour la campagne avec son oncle; mais au jour fixé pour la célébration de son mariage, elle devait revenir. Le général écrivait ainsi à ses amis, et les engageait à se réjouir du bonheur de sa famille.

D'un autre côté, des gens dignes de foi avaient récemment rencontré le comte Ezzelin aux environs de Padoue, se livrant au plaisir de la chasse avec une ardeur singulière, et ne paraissant nullement pressé de retourner à Venise. Une dernière version donnait à croire qu'il s'était retiré dans sa villa, et qu'enfermé seul et désolé il passait les nuits dans les larmes.

Que se passait-il donc? Le peuple vénitien est le plus curieux qui soit au monde. Il y avait là un beau thème pour les ingénieux commentaires des dames et les railleuses observations des jeunes gens. Il paraissait certain que Morosini mariait toujours sa nièce; mais ce dont on ne pouvait plus douter, c'est qu'il ne la mariait point avec Ezzelin. Pour quelle cause mystérieuse cet hymen était-il rompu à la veille d'être contracté? Et quel autre fiancé s'était donc trouvé là, comme par enchantement, pour remplacer tout à coup le seul parti qui eût semblé jusque-là convenable? On se perdait en conjectures.

Un beau soir, on vit une gondole fort simple glisser sur le canal de Fusine; mais, à la rapidité de sa marche et au bon air des gondoliers, on eut bientôt reconnu que ce devait être quelque personnage de haut rang revenant incognito de la campagne. Quelques désoeuvrés qui se promenaient sur une barque dans les mêmes eaux suivirent cette gondole de près et virent le noble Morosini assis à côté de sa nièce. Orio Soranzo était à demi couché aux pieds de Giovanna, et dans la douce préoccupation avec laquelle Giovanna caressait le beau lévrier blanc d'Orio, il y avait tout un monde de délices, d'espérance et d'amour.

«En vérité! s'écrièrent toutes les dames qui prenaient le frais sur la terrasse du palais Mocenigo, lorsque la nouvelle arriva au bout d'une heure dans le beau monde: Orio Soranzo! ce mauvais sujet!» Puis il se fit un grand silence, et personne ne se demanda comment la chose avait pu arriver. Celles qui affectaient le plus de mépriser Orio Soranzo et de plaindre Giovanna Morosini, savaient trop bien qu'Orio était un homme irrésistible.

Un soir, Ezzelin, après avoir passé le jour à poursuivre le sanglier au fond des bois, rentrait triste et fatigué. La chasse avait été magnifique, et les piqueurs du comte s'étonnaient qu'une si belle partie n'eût pas éclairci le front de leur maître. Son air morne et son regard sombre contrastaient avec les fanfares et les aboiements des chiens, auxquels l'écho répondait joyeusement du haut des tourelles du vieux manoir. Au moment où le comte franchissait le pont-levis, un courrier, qui venait d'arriver quelques minutes avant lui, vint à sa rencontre, et, tenant d'une main la bride de son cheval poudreux et haletant, lui présenta de l'autre, en s'inclinant presque à terre, une lettre dont il était porteur. Le comte, qui d'abord avait jeté sur lui un regard distrait et froid, tressaillit au nom que prononçait l'envoyé. Il saisit la lettre d'une main convulsive, et, arrêtant son ardent coursier avec une impatience qui le fit cabrer, il resta un instant incertain et farouche, comme s'il eût voulu répondre à ce message par l'insulte et le mépris; mais, se calmant presque aussitôt, il donna un sequin d'or à l'envoyé et descendit de cheval sur le pont même, se croyant à la porte de ses appartements, et laissant traîner dans la poussière les rênes de sa noble monture.

Il était enfermé depuis une heure environ dans un cabinet, lorsque son écuyer vint lui dire que le courrier, conformément aux ordres de ses maîtres, allait repartir pour Venise, et qu'auparavant il désirait prendre les ordres du noble comte. Celui-ci parut s'éveiller comme d'un rêve. A un signe qu'il fit, l'écuyer lui apporta de quoi écrire, et le lendemain matin Giovanna Morosini reçut des mains du courrier la réponse suivante:

«Vous me dites, madame, que des bruits de diverses natures circulent dans le public à propos de votre mariage et de mon départ. Selon les uns, j'aurais encouru la disgrâce de votre famille par quelque action basse ou quelque liaison honteuse; selon les autres, j'aurais eu d'assez graves sujets de plainte contre vous pour vous faire l'affront de me retirer à la veille de l'hyménée. Quant au premier de ces bruits, vous avez trop de bonté, et vous prenez trop de soin, madame. Je suis fort peu sensible, à l'heure qu'il est, à l'effet que peut produire mon malheur dans l'opinion publique; il est assez grand par lui-même pour que je ne l'aggrave pas par des préoccupations d'un ordre inférieur. Quant à la seconde supposition dont vous me parlez, je conçois combien votre orgueil en doit souffrir; et votre orgueil est fondé, madame, sur de trop légitimes prétentions pour que j'entre en révolte contre ce qu'il peut vous dicter en cet instant. L'arrêt est cruel; cependant je bornerai toute ma plainte à vous le dire aujourd'hui, et demain j'obéirai. Oui, je reparaîtrai à Venise, et, prenant votre invitation pour un ordre, j'assisterai à votre mariage. Vous voulez que j'étale en public le spectacle de ma douleur, vous voulez que tout Venise lise sur mon front l'arrêt de votre dédain. Je le conçois, il faut que l'opinion immole un de nous à la gloire de l'autre. Pour que votre seigneurie ne soit point accusée de trahison ou de déloyauté, il faut que je sois raillé et montré au doigt comme un sot qui s'est laissé supplanter du jour au lendemain; j'y consens de grand coeur. Le soin de votre honneur m'est plus cher que celui de ma propre dignité. Que ceux qui me trouveront trop complaisant s'apprêtent nonobstant à le payer cher! Rien ne manquera au triomphe d'Orio Soranzo! pas même le vaincu marchant derrière son char, les mains liées et le front chargé de honte! Mais qu'Orio Soranzo ne cesse jamais de vous sembler digne de tant de gloire! car ce jour-là le vaincu pourrait bien se sentir les mains libres, et lui prouver que le soin de votre honneur, madame, est le premier et l'unique de votre esclave fidèle,» etc.

Tel était l'esprit de cette lettre dictée par un sentiment sublime, mais écrite en beaucoup d'endroits dans un style à la mode du temps, si emphatique, et chargé de tant d'antithèses et de concetti, que j'ai été forcé de vous la traduire en langue moderne pour la rendre intelligible.

Le lendemain, le comte Ezzelin quitta son manoir au coucher du soleil, et descendit la Brenta sur sa gondole. Tout le monde dormait encore au palais Memmo lorsqu'il y arriva. La noble dame Antonia Memmo était veuve de Lotario Ezzelino, oncle du jeune comte; c'était chez elle qu'il résidait à Venise, lui ayant confié l'éducation de sa soeur Argiria, enfant de quinze ans, d'une beauté merveilleuse et d'un aussi noble coeur que lui-même. Ezzelin aimait sa soeur comme Morosini aimait sa nièce; c'était la seule proche parente qui lui restât, et c'était aussi l'unique objet de ses affections avant qu'il eût connu Giovanna Morosini. Abandonné par celle-ci, il revenait vers sa jeune soeur avec plus de tendresse. Seule dans tout ce palais, elle était déjà levée lorsqu'il arriva; elle courut à sa rencontre, et lui fit le plus affectueux accueil; mais Ezzelin crut voir un peu de trouble et une sorte de crainte dans la sympathie qu'elle lui témoignait. Il la questionna sans pouvoir lui arracher son innocent secret; mais il comprit sa sollicitude, lorsqu'elle le supplia de prendre du sommeil, au lieu de sortir comme il en témoignait l'intention. Elle semblait vouloir lui cacher un malheur imminent, et, lorsqu'elle tressaillit en entendant la grosse cloche de la tour Saint-Marc sonner le premier coup de la messe, Ezzelin fut certain de ce qu'il avait pressenti. «Ma douce Argiria, lui dit-il, tu crois que j'ignore ce qui se passe; tu t'effrayes de ma présence à Venise le jour du mariage de Giovanna Morosini. Sois sans crainte; je suis calme, tu le vois, et je viens exprès pour assister à ce mariage, selon l'invitation que j'en ai reçue.—A-t-on bien osé vous inviter? s'écria la jeune fille en joignant les mains. A-t-on bien poussé l'insulte et l'impudeur jusqu'à vous faire part de ce mariage? Oh! j'étais l'amie de Giovanna! Dieu m'est témoin que tant qu'elle vous a aimé je l'ai aimée comme ma soeur; mais aujourd'hui je la méprise et je la déteste. Moi aussi, je suis invitée à son mariage, mais je n'irai point. Je lui arracherais son bouquet de la tête et je lui déchirerais son voile si je la voyais revêtue de ces ornements pour donner la main à votre rival. Oh! Dieu! préférer à mon frère un Orio Soranzo, un débauché, un joueur, un homme qui méprise toutes les femmes et qui a fait mourir sa mère de chagrin! Eh quoi! mon frère, vous le regarderez en face? Oh! n'allez pas là! Vous ne pouvez y aller sans avoir quelques desseins terribles. N'y allez pas! méprisez ce couple indigne de votre colère. Abandonnez Giovanna à son triste bonheur. C'est là qu'elle trouvera son châtiment.—Mon enfant, répondit Ezzelin, je suis profondément ému de votre sollicitude, et je suis heureux, puisque votre amitié pour moi est si vive. Mais ne craignez rien de ma colère ni de ma douleur, et sachez que vous ne comprenez rien à ce qui m'arrive. Sachez, mon enfant chérie, que Giovanna Morosini n'a eu aucun tort envers moi. Elle m'a aimé, elle me l'a avoué naïvement; elle m'a accordé sa main. Puis un autre est venu; un homme plus habile, plus audacieux, plus entreprenant, un homme qui avait besoin de sa fortune, et qui, pour la fasciner, a été grand orateur et grand comédien. Il l'a emporté; elle l'a préféré; elle me l'a dit, et je me suis retiré; mais elle me l'a dit avec franchise, avec douceur, avec bonté même. Ne haïssez donc point Giovanna, et restez son amie comme je reste son serviteur. Allez éveiller votre tante; priez-la de vous mettre vos plus beaux habits, et de venir avec vous et avec moi à la noce de Giovanna Morosini.»

Grande fut la surprise de la tante lorsque la jeune fille consternée vint lui déclarer les intentions du comte. Mais elle l'aimait tendrement; elle croyait en lui et vainquit sa répugnance. Ces deux femmes, richement parées, la vieille avec tout le luxe majestueux et lourd de l'antique noblesse, la jeune avec tout le goût et toute la grâce de son âge, accompagnèrent Ezzelin à l'église Saint-Marc.

Leurs préparatifs avaient duré assez long temps pour que la messe et la cérémonie du mariage fussent déjà terminées lorsque Ezzelin parut avec elles sur le seuil de la basilique. Il se trouva donc face à face en entrant avec Giovanna Morosini et Orio Soranzo, qui sortaient en grande pompe se tenant par la main. Giovanna était véritablement une perle de beauté, une perle d'Orient, comme on disait en ce temps-là, et les roses blanches de sa couronne étaient moins pures et moins fraîches que le front qu'elles ceignaient de leur diadème virginal. Le plus beau de tous les pages portait les longs plis de sa robe de drap d'argent, et son corsage était serré dans un réseau de diamants. Mais ni sa beauté ni sa parure n'éblouirent la jeune Argiria. Non moins belle et non moins parée, elle serra fortement le bras de son frère et marcha d'un pas assuré à la rencontre de Giovanna. Son attitude fière, son regard plein de reproche et son sourire un peu amer troublèrent Giovanna Soranzo. Elle devint pâle comme la mort en voyant le frère et la soeur, l'un muet et calme comme un désespoir sans ressource, l'autre qui semblait être l'expression vivante de l'indignation concentrée d'Ezzelin. Orio sentit défaillir sa jeune épouse, et ne sembla pas voir Ezzelin; mais son attention se porta tout entière sur la jeune Argiria, et il fixa sur elle un regard étrange, mêlé d'ardeur, d'admiration et d'insolence. Argiria fut aussi troublée de ce regard que Giovanna l'avait été du sien. Elle s'appuya tremblante sur le bras d'Ezzelin, et prit ce qu'elle éprouvait pour de la haine et de la colère.

Morosini, s'avançant alors à la rencontre d'Ezzelin, le serra dans ses bras, et les témoignages d'affection qu'il lui donna semblèrent une protestation contre la préférence que Giovanna avait donnée à Soranzo. Le cortége s'arrêta, et les curieux se pressèrent pour voir cette scène dans laquelle ils espéraient trouver l'explication du dénoûment inattendu des amours d'Ezzelin et de Giovanna. Mais les amateurs de scandale se retirèrent mal contents. Où l'on s'attendait à un échange de provocations et à des dagues hors du fourreau, on ne vit qu'embrassades et protestations. Morosini baisa la main de la signora Memmo et le front d'Argiria, qu'il avait coutume de traiter comme sa fille; puis il l'attira doucement, et cette aimable fille, ne pouvant résister à la prière tacite du vénérable général, s'approcha tout à fait de Giovanna. Celle-ci s'élança vers son ancienne amie et l'embrassa avec une irrésistible effusion. En même temps elle tendit la main à Ezzelin, qui la baisa d'un air respectueux et calme en lui disant tout bas: «Madame; êtes-vous contente de moi?—Vous êtes à jamais mon ami et mon frère,» lui dit Giovanna. Elle entraîna Argiria avec elle, et Morosini, offrant sa main à la signora Memmo, entraîna aussi Ezzelin en s'appuyant sur son bras. C'est ainsi que le cortége se remit en marche, et gagna les gondoles au son des fanfares et aux acclamations du peuple qui jetait des fleurs sur le passage de la mariée en échange des grandes largesses distribuées par elle à la porte de la basilique. Il n'y eut donc pas lieu cette fois à gloser sur les infortunes d'un amant rebuté, non plus que sur le triomphe d'un amant préféré. On remarqua seulement que les deux rivaux étaient fort pâles, et que, placés à deux pas l'un de l'autre, s'effleurant à chaque instant et entre-croisant leurs paroles avec les mêmes interlocuteurs, ils mettaient une admirable persévérance à ne pas voir le visage et à ne pas entendre la voix l'un de l'autre.

Lorsqu'on fut rendu au palais Morosini, le premier soin du général fut d'emmener à part le comte et sa famille, et de leur exprimer chaleureusement sa reconnaissance pour leur magnanime témoignage de réconciliation. «Nous avons dû agir ainsi, répondit Ezzelin avec une dignité respectueuse, et il n'a pas tenu à moi que, dès les premiers jours de notre rupture, ma noble tante ne fît les premiers pas vers la signora Giovanna. Au reste, j'ai été lâche peut-être en me retirant à la campagne comme je l'ai fait. Ma douleur me faisait un besoin impérieux de la solitude. Voilà mon excuse. Aujourd'hui je suis soumis à l'arrêt du destin, et je ne pense pas que, si mon visage trahit quelque regret mal étouffé, personne ici ait l'audace d'en triompher trop ouvertement.

—Si mon neveu avait ce malheur, répondit Morosini, il se rendrait à jamais indigne de mon estime. Mais il n'en sera pas ainsi. Orio Soranzo n'est pas, il est vrai, l'époux que j'aurais choisi pour ma Giovanna. Les prodigalités et les désordres de sa première jeunesse m'ont fait hésiter à donner un consentement que ma nièce a su enfin m'arracher. Mais je dois rendre à la vérité cet hommage, qu'en tout ce qui touche à l'honneur, à l'exquise loyauté, je n'ai rien vu en lui qui ne justifie la haute opinion qu'il a su donner de son caractère à Giovanna.

—Je le crois, mon général, répondit Ezzelin. Malgré le blâme que tout Venise déverse sur la folle conduite de messer Orio Soranzo, malgré l'espèce d'aversion qu'il inspire généralement, comme je ne sache pas que jamais aucune action basse ou méchante ait mérité cette antipathie, j'ai dû me taire lorsque j'ai vu qu'il l'emportait sur moi dans le coeur de votre nièce. Chercher à me réhabiliter dans l'esprit de Giovanna aux dépens d'un autre, ne convenait point à ma manière de sentir. Quoi qu'il m'en eût coûté cependant, je l'eusse fait, si j'eusse cru messer Soranzo tout à fait indigne de votre alliance; j'eusse dû cet acte de franchise à l'amitié et au respect que je vous porte; mais les beaux faits d'armes de messer Orio, à la dernière campagne, prouvent que, s'il a été capable de ruiner sa fortune, il est capable aussi de la relever glorieusement. Ne me demandez pas pour lui ma sympathie, et ne me commandez pas de lui tendre la main; je serais forcé de vous désobéir. Mais ne craignez pas que je le décrie ni que je le provoque; j'estime sa vaillance, et il est votre neveu.

—Il suffit, dit le général en embrassant de nouveau le noble Ezzelin; vous êtes le plus digne gentilhomme de l'Italie, et mon coeur saignera éternellement de ne pouvoir vous appeler mon fils. Que n'en ai-je un! et qu'il fût doué de vos grandes qualités! je vous demanderais pour lui la main de cette belle et noble enfant, que j'aime presque autant que ma Giovanna.» En parlant ainsi, Francesco Morosini prit le bras d'Argiria, et la ramena dans la grande salle, où l'illustre et nombreuse compagnie commençait les jeux et les divertissements d'usage.

Ezzelin y resta quelques instants; mais, malgré tout l'effort de sa vertu, il était dévoré de douleur et de jalousie; ses lèvres serrées, son regard fixe et terne, la roideur convulsive de sa démarche, sa gaieté forcée, tout en lui trahissait la souffrance profonde dont il était rongé. N'y pouvant plus tenir, et voyant sa soeur oublier ses ressentiments et cesser de le suivre d'un oeil inquiet pour s'abandonner aux affectueuses prévenances de Giovanna, il sortit par la première porte qui se trouva devant lui, et descendit un escalier tournant assez étroit, qui conduisait à une galerie inférieure. Il allait sans but, ne sentant qu'un besoin instinctif de fuir le bruit et d'être seul. Tout à coup il vit venir à lui un cavalier qui montait légèrement l'escalier et qui ne le voyait pas encore. Au moment où ce cavalier releva la tête, Ezzelin reconnut Orio, et toute sa haine se réveilla comme par une explosion électrique; la couleur revint à ses joues flétries, ses lèvres frémirent, ses yeux lancèrent des flammes; sa main, obéissant à un mouvement involontaire, tira sa dague hors du fourreau.

Orio était brave, brave jusqu'à la témérité; il l'avait prouvé en mainte occasion: il prouva par la suite qu'il l'était jusqu'à la folie. Cependant en cet instant il eut peur; il n'est de véritable et d'infaillible bravoure que celle des coeurs véritablement grands et infailliblement généreux. Tant qu'un homme aime la vie avec l'âpreté du matérialisme, tant qu'il est attaché aux faux biens, il pourra s'exposer à la mort pour augmenter ses jouissances ou pour acquérir du renom; car les satisfactions de la vanité sont au premier rang dans le bonheur des égoïstes: mais qu'on vienne surprendre un tel homme au faîte de sa félicité, et que, sans lui offrir un appât de richesse ou de gloire, on l'appelle à la réparation d'un tort, on pourra bien le trouver lâche, et tout son respect humain ne le cachera pas assez pour qu'on ne s'en aperçoive.

Orio était sans armes, et son adversaire avait sur lui l'avantage de la position; il pensa d'ailleurs qu'Ezzelin était là de dessein prémédité, que peut-être, derrière lui, dans quelque embrasure, il avait des complices. Il hésita un instant, et tout à coup, vaincu par l'horreur de la mort, il tourna rapidement sur lui-même, et redescendit l'escalier avec l'agilité d'un daim. Ezzelin stupéfait s'arrêta un instant. «Orio lâche! s'écriait-il en lui-même; Orio le duelliste, l'arrogant, le batailleur! Orio, le héros de la dernière guerre! Orio fuyant ma rencontre!»

Il descendit lentement l'escalier jusqu'à la dernière marche, curieux de voir si Orio allait revenir à lui muni de sa dague, et désirant au fond qu'il ne le fît pas; car, la raison ayant repris le dessus, il sentait la folie et la déloyauté de son premier mouvement. Il se trouva dans la galerie inférieure; il y vit Orio au milieu de plusieurs valets, affectant de leur donner des ordres, comme s'il eût été averti, par un souvenir subit, de quelque oubli, et comme s'il fût revenu sur ses pas pour le réparer. Il avait repris si vite tout son empire sur lui-même, il paraissait si calme, si dégagé, qu'Ezzelin douta un instant si sa préoccupation ne l'avait pas empêché de le voir dans l'escalier: mais cela était fort peu probable. Néanmoins il se promena quelques instants au bout de la galerie, ayant toujours l'oeil sur lui, et il le vit sortir avec ses valets par une issue opposée.

Ne songeant plus à sa vengeance et se reprochant même d'en avoir eu la pensée, mais voulant à toute force éclaircir ses soupçons, Ezzelin retourna à la fête, et bientôt il vit son rival rentrer avec un groupe de conviés. Il avait sa dague à la ceinture, et cette circonstance révéla à Ezzelin l'attention qu'Orio avait faite à son geste dans l'escalier. «Eh quoi! pensa-t-il, il a cru que j'avais le dessein de l'assassiner? Il n'a eu ni assez d'estime pour moi ni assez de calme et de présence d'esprit pour me montrer que la partie n'était pas égale; et sa frayeur va été si subite, si aveugle, qu'il n'a pas pris le temps d'apercevoir le mouvement que j'ai fait pour rentrer ma dague dans le fourreau en voyant qu'il n'avait pas la sienne! Cet homme n'a pas le coeur d'un noble, et je serais bien étonné si quelque lâcheté secrète ou quelque crime inconnu n'avait pas déjà flétri en lui le principe de l'honneur et le sentiment du courage.»

Dès ce moment la fête devint encore plus insupportable à Ezzelin. Il remarqua d'ailleurs que, tout en causant avec Giovanna, sa soeur avait laissé Orio s'approcher d'elle, et qu'elle répondait à ses questions oiseuses et frivoles avec une timidité de moins en moins hautaine. Orio pensait réellement que son rival avait des projets de vengeance; il voulait voir si Argiria était dans la confidence, et, comptant surprendre ce secret dans le maintien candide de la jeune fille, il la surveillait de près et l'obsédait de ses impertinentes cajoleries, fixant sur elle ce regard de faucon qui, disait-on, avait sur toutes les femmes un pouvoir magique. Argiria, élevée dans la retraite, enfant plein de noblesse et de pureté, ne comprenait rien à l'émotion inconnue que ce regard lui causait. Elle se sentait prise d'une sorte de vertige, et lorsque Soranzo reportait ensuite ses yeux enflammés d'amour sur Giovanna et lui adressait des épithètes passionnées, elle sentait son coeur battre et ses joues brûler, comme si ces regards et ces paroles eussent été adressés à elle-même. Ezzelin n'aperçut pas son trouble intérieur; mais le bal allait commencer, il craignit qu'Orio n'invitât sa soeur à danser, et il ne pouvait souffrir qu'elle se familiarisât avec la conversation et les manières d'un homme pour qui sa haine se changeait en mépris. Il alla prendre Argiria par la main, et, la reconduisant auprès de sa tante, il les supplia l'une et l'autre de se retirer. Argiria était venue à regret à la fête; et quand son frère l'en arracha, elle sentit quelque chose se briser en elle, comme si un vif regret l'eût atteinte au fond de l'âme. Elle se laissa emmener sans pouvoir dire un mot, et la bonne tante, qui avait une confiance sans bornes dans la sagesse et la dignité d'Ezzelin, le suivit sans lui faire une seule question.

La fête des noces fut magnifique, et dura plusieurs jours; mais le comte Ezzelin n'y reparut pas: il était reparti le soir même pour Padoue, emmenant sa tante et sa soeur avec lui.

C'était certainement beaucoup pour un homme presque ruiné la veille d'être devenu l'époux d'une des plus riches héritières de la république et le neveu du généralissime; c'était de quoi satisfaire une ambition ordinaire. Mais rien ne suffisait à Orio, parce qu'il abusait de tout. Il ne lui aurait rien fallu de moins qu'une fortune de roi pour subvenir à ses dépenses de fou. C'était un homme à la fois insatiable et cupide, à qui tous les moyens étaient bons pour acquérir de l'argent, et tous les plaisirs bons pour le dépenser. Il avait surtout la passion du jeu. Accoutumé qu'il était à tous les dangers et à toutes les voluptés, ce n'était plus que dans le jeu qu'il trouvait des émotions. Il jouait donc d'une manière qui, même dans ce pays et ce siècle de joueurs, semblait effrayante, exposant souvent, sur un coup de dés, sa fortune tout entière, gagnant et perdant vingt fois par nuit le revenu de cinquante familles. Il ne tarda pas à faire de larges trouées dans la dot de sa femme, et sentit bientôt qu'il fallait ou changer de vie ou réparer ses pertes, s'il ne voulait se trouver dans la même position qu'avant son mariage. Le printemps était revenu, et l'on s'apprêtait à reprendre les hostilités. Il déclara à Morosini qu'il désirait garder l'emploi que la république lui avait confié sous ses ordres, et regagna ainsi, par son ardeur militaire, les bonnes grâces de l'amiral, qu'il avait commencé à perdre par sa mauvaise conduite. Quand le moment fut venu de mettre à la voile, il se rendit à son poste avec sa galère, et appareilla avec le reste de la flotte au commencement de 1686.

Il prit une part brillante à tous les principaux combats qui signalèrent cette mémorable campagne, et se distingua particulièrement au siège de Coron et à la bataille que gagnèrent les Vénitiens sur le capitan-pacha Mustapha dans les plaines de la Laconie. Quand l'hiver arriva, Morosini, après avoir mis en état de défense ses nombreuses conquêtes, mena la flotte hiverner à Corfou, où elle était à même de surveiller à la fois l'Adriatique et la mer Ionienne. En effet, les Turcs ne firent pendant toute la mauvaise saison aucune tentative sérieuse; mais les habitants des écueils du golfe de Lépante, soumis l'année précédente par le général Strasold, profitant du moment où la violence des vents et la perpétuelle agitation de la mer empêchaient les gros navires de guerre vénitiens de sortir, protégés d'ailleurs contre ceux qu'ils pouvaient rencontrer par la petitesse et la légèreté de leurs barques qui allaient se cacher, comme des oiseaux de mer, derrière le moindre rocher, se livraient presque ouvertement à la piraterie. Ils attaquaient tous les bâtiments de commerce que les affaires forçaient à tenter ce passage difficile, souvent même des galères armées, s'en emparaient la plupart du temps, pillaient les chargements et massacraient les équipages. Les Missolonghis surtout s'étaient réfugiés dans les îles Curzolari, situées entre la Morée, l'Étolie et Céphalonie, et causaient d'horribles ravages. Le généralissime, pour y mettre un terme, envoya, dans les îles les plus infestées, des garnisons de marins choisis avec de fortes galères, et en confia le commandement aux officiers les plus habiles et les plus résolus de l'armée. Il n'oublia pas Soranzo, qui, ennuyé de l'inaction où se tenait l'armée, avait l'un des premiers demandé du service contre les pirates, et il lui confia un poste digne de ses talents et de son courage. Il fut envoyé avec trois cents hommes à la plus grande des îles Curzolari, et chargé de surveiller l'important passage qu'elles commandent. Son arrivée jeta la terreur parmi les Missolonghis, qui connaissaient sa bravoure indomptable et son impitoyable sévérité; et dans les premiers temps, il ne se commit pas un seul acte de piraterie vers les parages qu'il commandait, tandis que les autres gouvernements, malgré l'activité des garnisons, continuaient à être le théâtre de fréquents et terribles brigandages. Son oncle, enchanté de sa réussite complète, lui fit envoyer par la république des lettres de félicitation.

Cependant Orio, trompé dans l'espoir qu'il avait formé de trouver des ennemis à combattre et à dépouiller, voulut tenter un grand coup qui réparât à son égard ce qu'il appelait l'injustice du sort. Il avait appris que le pacha de Patras gardait dans son palais des trésors immenses, et que, se fiant sur la force de la ville et sur le nombre des habitants, il laissait faire à ses soldats une assez mauvaise garde. Prenant là-dessus ses dispositions, il choisit les cent plus braves soldats de sa troupe, les fit monter sur une galère, gouverna sur Patras de manière à n'y arriver que de nuit, cacha son navire et ses gens dans une anse abritée, descendit le premier à terre, et se dirigea seul et déguisé vers la ville. Vous connaissez le reste de cette aventure, qui a été si poétiquement racontée par Byron. A minuit, Orio donna le signal convenu à sa troupe, qui se mit en marche pour venir le joindre à la porte de la ville. Alors il égorgea les sentinelles, traversa silencieusement la ville, surprit le palais, et commença à le piller. Mais, attaqué par une troupe vingt fois plus nombreuse que la sienne, il fut refoulé dans une cour et cerné de toutes parts. Il se défendit comme un lion, et ne rendit son épée que longtemps après avoir vu tomber le dernier de ses compagnons. Le pacha, épouvanté, malgré sa victoire, de l'audace de son ennemi, le fit enfermer et enchaîner dans le plus profond cachot de son palais, pour avoir le plaisir de voir souffrir et trembler peut-être celui qui l'avait fait trembler. Mais l'esclave favorite du pacha, nommée Naam, qui avait vu de ses fenêtres le combat de la nuit, séduite par la beauté et le courage du prisonnier, vint le trouver en secret et lui offrit la liberté, s'il consentait à partager l'amour qu'elle ressentait pour lui. L'esclave était belle, Orio facile en amour et très-désireux en outre de la vie et de la liberté. Le marché fut conclu, bientôt aussi exécuté. La troisième nuit, Naam assassina son maître, et, à la faveur du désordre qui suivit ce meurtre, s'enfuit avec son amant. Tous deux montèrent dans une barque que l'esclave avait fait préparer, et se rendirent aux îles Curzolari.

Pendant deux jours, le comte resta plongé dans une tristesse profonde. La perte de sa galère était un notable échec à sa fortune particulière, et le sacrifice inutile qu'il avait fait de cent bons soldats pouvait porter une rude atteinte à sa réputation militaire, et par conséquent nuire à l'avancement qu'il espérait obtenir de la république; car pour lui toutes choses se réalisaient en intérêts positifs, et il n'aspirait aux grands emplois qu'à cause de la facilité qu'on a de s'y enrichir. Il ne pensa bientôt plus qu'aux mauvais résultats de sa folle expédition et aux moyens d'y remédier.

Alors on le vit changer complètement son genre de vie, et son caractère sembla être aussi changé que sa conduite. D'aventureux et de téméraire, il devint circonspect et méfiant; la perte de sa principale galère lui en faisait, disait-il, un devoir. Celle qui lui restait ne pouvait plus se risquer dans des parages éloignés. Elle demeura donc en observation non loin de la crique de rochers qui lui servait de port, et se borna à courir des bordées autour de l'île, sans la perdre de vue. Encore n'était-ce plus Orio qui la commandait. Il avait confié ce soin à son lieutenant, et n'y mettait plus le pied que de loin en loin pour y passer des revues. Toujours enfermé dans l'intérieur du château, il semblait plongé dans le désespoir. Les soldats murmuraient hautement contre lui sans qu'il parût s'en soucier; mais tout d'un coup il sortait de son apathie pour infliger les châtiments les plus sévères, et ses retours à l'autorité de la discipline étaient marqués par des cruautés qui rétablissaient la soumission et faisaient régner la crainte pendant plusieurs jours.

Cette manière d'agir porta ses fruits. Les pirates, encouragés d'une part par le désastre de Soranzo à Patras, de l'autre par la timidité de ses mouvements autour des îles Curzolari, reparurent dans le golfe de Lépante et s'avancèrent jusque dans le détroit; et bientôt ces parages devinrent plus périlleux qu'ils ne l'avaient jamais été. Presque tous les navires marchands qui s'y engageaient disparaissaient aussitôt, sans qu'on en reçût jamais aucune nouvelle, et ceux qui arrivaient à leur destination disaient n'avoir dû leur salut qu'à la rapidité de leur marche et à l'opportunité du vent.

Cependant le comte Ezzelino avait quitté l'Italie de son côté, sans revoir ni Giovanna ni le palais Morosini. Peu de jours après le mariage de Soranzo, il avait fait ses adieux à sa famille, et avait obtenu de la république un ordre de départ. Il s'était embarqué pour la Morée, où il espérait oublier, dans les agitations de la guerre et les fumées de la gloire, les douleurs de l'amour et les blessures faites à son orgueil. Il s'était distingué non moins que Soranzo dans cette campagne, mais sans y trouver la distraction et l'enivrement qu'il y cherchait. Toujours triste et fuyant la société des gens plus heureux que lui, se sentant mal à l'aise d'ailleurs auprès de Morosini, il avait obtenu de celui-ci le commandement de Coron durant l'hiver. Cependant il arriva que Morosini, apprenant les nouveaux ravages de la piraterie, résolut de donner à Ezzelino un commandement plus rapproché du théâtre de ces brigandages, et le rappela auprès de lui vers la fin de février. Ezzelino quitta donc la Messénie et se dirigea vers Corfou avec un équipage plus vaillant que nombreux. Sa traversée fut heureuse jusqu'à la hauteur de Zante. Mais là les vents d'ouest le forcèrent de quitter la pleine mer et de s'engager dans le détroit qui sépare Céphalonie de la pointe nord-ouest de la Morée. Il y lutta pendant toute une nuit contre la tempête, et le lendemain, quelque heures avant le coucher du soleil, il se trouva à la hauteur des îles Curzolari. Il allait doubler la dernière des trois principales, et, poussé par un vent favorable, il veillait avec quelques matelots à la manoeuvre; le reste, fatigué par la navigation de la nuit précédente, se reposait sous le pont. Tout à coup, des rochers qui forment le promontoire nord-ouest de cette île, s'élança à sa rencontre une embarcation chargée d'hommes. Ezzelino vit du premier coup d'oeil qu'il avait affaire à des pirates missolonghis. Il feignit pourtant de ne pas les reconnaître, ordonna tranquillement à son équipage de s'apprêter au combat, mais sans se montrer davantage, et continua sa route, comme s'il ne se fût point aperçu du danger. Cependant les pirates s'approchèrent à grand renfort de voiles et de rames, et finirent par aborder la galère. Quand Ezzelino vit les deux navires bien engagés et les Missolonghis poser leurs ponts volants pour commencer l'attaque, il donna le signal à son équipage, qui se leva tout entier comme un seul homme. A cette vue, les pirates hésitèrent; mais un mot de leur chef ranima leur première audace, et ils se jetèrent en masse sur le pont ennemi. Le combat fut terrible et longtemps égal. Ezzelino, qui ne cessait d'encourager et de diriger ses matelots, remarqua que le chef ennemi, au contraire, nonchalamment assis à la poupe de son navire, ne prenait aucune part à l'action, et semblait considérer ce qui se passait comme un spectacle qui lui aurait été tout à fait étranger. Étonné d'une pareille tranquillité, Ezzelino se mit à regarder plus attentivement *cette* homme étrange. Il était vêtu comme les autres Missolonghis, et coiffé d'un large turban rouge; une épaisse barbe noire lui cachait la moitié du visage, et ajoutait encore à l'énergie de ses traits. Ezzelino, tout en admirant sa beauté et son calme, crut se rappeler qu'il l'avait déjà rencontré quelque part, dans un combat sans doute. Mais où? c'était ce qu'il lui était impossible de trouver. Cette idée ne fit que lui traverser la tête, et le combat s'empara de nouveau de toute son attention. La chance menaçait de lui devenir défavorable; ses gens, après s'être très-bravement battus, commençaient à faiblir, et cédaient peu à peu le terrain à leurs opiniâtres adversaires. Ce que voyant le jeune comte, il jugea qu'il était temps de payer de sa personne, afin de ranimer par son exemple sa troupe découragée. Il redevint donc de capitaine soldat, et se précipita, le sabre au poing, dans le plus fort de la mêlée, au cri de Saint-Marc, Saint-Marc et en avant! Il tua de sa main les plus avancés des assaillants, et, suivi de tous les siens qui revinrent à la charge avec une nouvelle ardeur, il les fit reculer à leur tour. Le chef ennemi fit alors ce qu'avait fait Ezzelino. Voyant ses pirates en retraite, il se leva brusquement de son banc, empoigna une hache d'abordage, et s'élança contre les Vénitiens en poussant un cri terrible. Ceux-ci à son aspect s'arrêtèrent incertains: Ezzelino seul osa marcher à lui. Ce fut sur un des ponts volants qui unissaient les deux navires que les deux chefs se rencontrèrent. Ezzelino allongea de toute sa force un coup d'épée au Missolonghi qui s'avançait découvert; mais celui-ci para le coup avec le manche de sa hache, et menaçait déjà du tranchant la tête du comte, lorsque Ezzelino, qui de l'autre main tenait un pistolet, lui fracassa la main droite. Le pirate s'arrêta un instant, jeta un regard de rage sur son arme qui lui échappait, éleva en l'air sa main sanglante en signe de défi, et se retira au milieu des siens. Ceux-ci, voyant leur chef blessé et l'ennemi encore prêt à les bien recevoir, enlevèrent rapidement les ponts d'abordage, coupèrent les amarres, et s'éloignèrent presque aussi vite qu'ils étaient venus. En moins d'un quart d'heure ils eurent disparu derrière les rochers d'où ils étaient sortis.

Ezzelino, dont l'équipage avait été très-maltraité, croyant avoir satisfait à l'honneur par sa belle défense, ne jugea pas à propos de s'exposer de nuit à un nouveau combat, et alla mettre sa galère sous la protection du château situé dans la grande île. La nuit tombait quand il jeta l'ancre. Il donna ses ordres à son équipage, et, se jetant dans une barque, il s'approcha du château.

Ce château était situé au bord de la mer, sur d'énormes rochers taillés à pic, au milieu desquels les vagues allaient s'engouffrer avec fracas, et dominait à la fois toute l'île, et tout l'horizon jusqu'aux deux autres îles; il était entouré, du côté de la terre, d'un fossé de quarante pieds, et fermé partout par une énorme muraille. Aux quatres coins, des donjons aigus se dressaient comme des flèches. Une porte de fer bouchait la seule issue apparente qu'eut le château. Tout cela était massif, noir, morne et sinistre: on eût dit de loin le nid d'un oiseau de proie gigantesque.

Ezzelin ignorait que Soranzo eût échappé au désastre de Patras; il avait appris sa folle entreprise, sa défaite et la perte de sa galère. Le bruit de sa mort avait couru, puis aussi celui de son évasion; mais on ne savait point à l'extrémité de la Morée ce qu'il y avait de faux ou de vrai dans ces récits divers. Les brigandages des pirates missolonghis donnaient beaucoup plus de probabilité à la nouvelle de la mort de Soranzo qu'à celle de son salut.

Le comte avait donc quitté Coron avec un vague sentiment de joie et d'espoir; mais durant le voyage ses pensées avaient repris leur tristesse et leur abattement ordinaires. Il s'était dit que, dans le cas où Giovanna serait libre, l'aspect de son premier fiancé serait une insulte à ses regrets, et que peut-être elle passerait pour lui de l'estime à la haine; et puis, en examinant son propre coeur, Ezzelin s'imagina ne plus trouver au fond de cet abîme de douleur qu'une sorte de compassion tendre pour Giovanna, soit qu'elle fût l'épouse, soit qu'elle fût la veuve d'Orio Soranzo.

Ce fut seulement en mettant le pied sur le rivage de l'île Curzolari qu'Ezzelino, reprenant sa mélancolie habituelle, dont la chaleur du combat l'avait distrait un instant, se souvint du problème qui tenait sa vie comme en suspens depuis deux mois; et, malgré toute l'indifférence dont il se croyait armé, son coeur tressaillit d'une émotion plus vive qu'il n'avait fait à l'aspect des pirates. Un mot du premier matelot qu'il trouva sur la rive eût pu faire cesser cette angoisse; mais, plus il la sentait augmenter, moins il avait le courage de s'informer.

Le commandant du château, ayant reconnu son pavillon et répondu au salut de sa galère par autant de coups de canon qu'elle lui en avait adressé, vint à sa rencontre, et lui annonça qu'en l'absence du gouverneur il était chargé de donner asile et protection aux navires de la république. Ezzelin essaya de lui demander si l'absence du gouverneur était momentanée, ou s'il fallait entendre par ce mot la mort d'Orio Soranzo; mais, comme si sa propre vie eût dépendu de la réponse du commandant, il ne put se résoudre à lui adresser cette question. Le commandant, qui était plein de courtoisie, fut un peu surpris du trouble avec lequel le jeune comte accueillait ses civilités, et prit cet embarras pour de la froideur et du dédain. Il le conduisit dans une vaste salle d'architecture sarrasine, dont il lui fit les honneurs; et peu à peu il reprit ses manières accoutumées, qui étaient les plus obséquieuses du monde. Ce commandant, nommé Léontio, était un Esclavon, officier de fortune, blanchi au service de la république. Habitué à s'ennuyer dans les emplois secondaires, il était d'un caractère inquiet, curieux et expansif. Ezzelin fut forcé d'entendre les lamentations ordinaires de tout commandant de place condamné à un hivernage triste et périlleux. Il l'écoutait à peine; cependant un nom qu'il prononça le tira tout à coup de sa rêverie.

«Soranzo? s'écria-t-il, ne pouvant plus se maîtriser, qui donc est ce
Soranzo, et où est-il maintenant?

—Messer Orio Soranzo, le gouverneur de cette île, est celui dont j'ai l'honneur de parler à votre seigneurie, répondit Léontio; il est impossible qu'elle n'ait pas entendu parler de ce vaillant capitaine.»

Ezzelin se rassit en silence; puis, au bout d'un instant, il demanda pourquoi le gouverneur d'une place si importante n'était pas à son poste, surtout dans un temps où les pirates couvraient la mer et venaient attaquer les galères de l'État presque sous le canon de son fort. Cette fois il écouta la réponse du commandant.

«Votre seigneurie, dit celui-ci, m'adresse une question fort naturelle, et que nous nous adressons tous ici, depuis moi, qui commande la place, jusqu'au dernier soldat de la garnison. Ah! seigneur comte! comme les plus braves militaires peuvent se laisser abattre par un revers! Depuis l'affaire de Patras, le noble Orio a perdu toute sa vigueur et toute son audace. Nous nous dévorons dans l'inaction, nous dont il gourmandait naguère la paresse et la lenteur; et Dieu sait si nous méritions de tels reproches! Mais, quelque injustes qu'ils pussent être, nous aimions mieux le voir ainsi que dans le découragement où il est tombé. Votre seigneurie peut m'en croire, ajouta Léontio en baissant la voix, c'est un homme qui a perdu la tête. Si les choses qui se passent maintenant sous ses yeux eussent été seulement racontées il y a deux mois, il serait parti comme un aigle de mer pour donner la chasse à ces mouettes fuyardes; il n'eût pas eu de repos, il n'eût pu ni manger ni dormir qu'il n'eût exterminé ces pirates et tué leur chef de sa propre main. Mais, hélas! ils viennent nous braver jusque sous nos remparts, et le turban rouge de l'Uscoque se promène insolemment à la portée de nos regards. Sans aucun doute, c'est ce pirate infâme qui a attaqué aujourd'hui Votre Excellence.

—C'est possible, répondit Ezzelin avec indifférence; ce qu'il y a de certain, c'est que, malgré leur incroyable audace, ces pirates ne peuvent triompher d'une galère bien armée. Je n'ai que soixante hommes de guerre à mon bord, et, sans la nuit, nous serions venus à bout, je pense, de toutes les forces réunies des Missolonghis. Certainement vous avez ici plus d'hommes et de munitions qu'il ne vous en faudrait, avec la forte galère que je vois à l'ancre, pour exterminer en quelques jours cette misérable engeance. Que pensera Morosini de la conduite de son neveu lorsqu'il saura ce qui se passe?

—Et qui osera lui en rendre compte? dit Léontio avec un sourire mêlé de fiel et de terreur. Messer Orio est un homme implacable dans ses vengeances; et si la moindre plainte contre lui partait de cet endroit maudit pour aller frapper l'oreille de l'amiral, il n'est pas jusqu'au dernier mousse parmi ceux qui l'habitent qui ne ressentît jusqu'à la mort les effets de la colère de Soranzo. Hélas! la mort n'est rien, c'est une chance de la guerre; mais vieillir sous le harnais sans gloire, sans profit, sans avancement, c'est ce qu'il y a de pis dans la vie d'un soldat! Qui sait comment l'illustre Morosini accueillerait une plainte contre son neveu? Ce n'est pas moi qui me mettrai dans le plateau d'une balance avec un homme comme Orio Soranzo dans l'autre!

—Et grâce à ces craintes, reprit Ezzelino avec indignation, le commerce de votre patrie est entravé, de braves négociants sont ruinés, des familles entières, jusqu'aux femmes et aux enfants, trouvent dans leur traversée une mort cruelle et impunie; de vils forbans, rebut des nations, insultent le pavillon vénitien, et messer Orio Soranzo souffre ces choses! Et parmi tant de braves soldats qui se rongent les poings d'impatience autour de lui, il n'en est pas un seul qui ose se dévouer pour le salut de ses concitoyens et l'honneur de sa patrie!

—Il faut tout dire, seigneur comte,» répliqua Léontio, effrayé de l'emportement d'Ezzelin. Puis il s'arrêta troublé, et promena un regard autour de lui, comme s'il eût craint que les murs n'eussent des yeux et des oreilles.

«Eh bien! dit le comte avec chaleur, qu'avez-vous à dire pour justifier une telle timidité? Parlez, ou je vous rends responsable de tout ceci.

—Monseigneur, répondit Léontio en continuant à regarder avec anxiété de côté et d'autre, le noble Orio Soranzo est peut-être plus infortuné que coupable. Il se passe, dit-on, des choses étranges dans le secret de ses appartements. On l'entend parler seul avec véhémence; on l'a rencontré la nuit, pâle et défait, errant comme un possédé dans les ténèbres, affublé d'un costume bizarre. Il passe des semaines entières enfermé dans sa chambre, ne laissant parvenir jusqu'à lui qu'un esclave musulman qu'il a ramené de sa malheureuse expédition de Patras. D'autres fois, par un temps d'orage, il se hasarde, avec ce jeune homme et deux ou trois marins seulement, sur une barque fragile, et, dépliant la voile avec une intrépidité qui touche a la démence, il disparaît à l'horizon parmi les écueils qui nous avoisinent de toutes parts. Il reste absent des jours entiers, sans qu'on puisse supposer d'autre motif à ces courses inutiles et aventureuses qu'une fantaisie maladive. Ces choses ne sont pas d'un homme dépourvu d'énergie, votre seigneurie en conviendra.

—Alors elles sont le fait de la plus insigne folie, reprit Ezzelin. Si messer Orio a perdu l'esprit, qu'on l'enferme et qu'on le soigne; mais que le commandement d'un poste d'où dépend la sûreté de la navigation ne soit plus confié aux mains d'un frénétique. Ceci est important, et le hasard m'impose aujourd'hui un devoir que je saurai remplir, bien que Dieu sache à quel point il me répugne… Voyons, le gouverneur est-il absent en effet, ou dans son lit, à cette heure? Je veux l'interroger; je veux voir, par mes propres yeux, s'il est malade, traître ou insensé.

—Seigneur comte, dit Léontio en paraissant vouloir cacher son inquiétude personnelle, je reconnais à cette résolution le noble enfant de la république; mais il m'est impossible de vous dire si le gouverneur est enfermé dans sa chambre, ou s'il est à la promenade.

—Comment! s'écria Ezzelin en haussant les épaules, on ne sait pas même où le prendre quand on a affaire à lui?

—C'est la vérité, dit Léontio, et votre seigneurie doit comprendre qu'ici chacun désire avoir affaire au gouverneur le moins possible. Ce qui peut arriver de moins fâcheux dans la situation d'esprit où il est, c'est qu'il ne donne aucune espèce d'ordres. Lorsque son abattement cesse, c'est pour faire place à une activité désordonnée, qui pourrait nous devenir funeste si le lieutenant qui commande la galère ne savait éluder ses ordres avec autant de prudence que d'adresse. Mais toute son habileté ne peut aboutir qu'à nous préserver des folles manoeuvres que, du haut de son donjon, messer Orio lui commande. Votre seigneurie sourirait de compassion si elle voyait notre gouverneur, armé de pavillons de diverses couleurs, essayer de faire connaître à cette distance ses bizarres intentions à son navire. Heureusement, quand on feint de ne pas le comprendre, et qu'il est entré dans d'effroyables colères, il perd la mémoire de ce qui s'est passé. D'ailleurs le lieutenant Marc Mazzani est un homme de courage, qui ne craindrait pas d'affronter sa furie, plutôt que d'aventurer la galère dans les écueils vers lesquels messer Orio lui prescrit souvent de la diriger. Je suis certain qu'il brûle du désir de donner la chasse aux pirates, et que quelque jour il la leur donnera tout de bon, sans s'inquiéter de ce que messer Orio pourra penser de sa désobéissance.—Quelque jour! … pourra penser! … s'écria Ezzelin, de plus en plus outré de ce qu'il entendait. Voilà, en effet, un bien grand courage et un empressement bien utile jusqu'à présent! Fi! monsieur le commandant, je ne conçois pas que des hommes subissent le joug d'un aliéné, et qu'ils n'aient pas encore eu l'idée, au lieu d'éluder ses ordres imbéciles, de lui lier les pieds et les mains, de le jeter dans une barque sur un matelas, et de le conduire à Corfou, pour que l'amiral, son oncle, le fasse soigner comme il l'entendra. Allons, trêve à ces détails inutiles; faites-moi la grâce, messer Léontio, d'aller demander pour moi une audience à Soranzo, et, s'il me la refuse, de me montrer le chemin de ses appartements; car je ne sortirai d'ici, je vous le jure, qu'après avoir tâté le pouls à son honneur ou à son délire.

Léontio hésitait encore.

«Allez donc, monsieur, lui dit Ezzelino avec force. Que craignez-vous? N'ai-je pas ici une galère, si la vôtre est désemparée? Et si vos trois cents hommes ont peur d'un seul qui est malade, n'en ai-je pas soixante qui n'ont peur de personne? Je prends sur moi toute la responsabilité de ma détermination, et je vous promets de vous défendre, s'il le faut, contre votre chef. Je n'aurais pas cru qu'un vieux militaire comme vous eût besoin, pour faire son devoir, de la protection d'un jeune homme comme moi.»

Ezzelino, resté seul, se promena avec agitation dans la salle. Le soleil était couché et le jour baissait. Le ciel éteignait peu à peu sa pourpre brûlante dans les flots de la mer d'Ionie. Les rivages dentelés de la Carnie encadraient la scène immense qui se déployait autour de l'île. Le comte s'arrêta devant l'étroite croisée à double ogive fleurie qui dominait, à une élévation de plus de cent pieds, ce tableau splendide. Ce château, dont les murailles lisses tombaient sur un rocher à pic toujours battu des vagues, semblait prendre ses racines profondes dans l'abîme et vouloir s'élancer jusqu'aux nues. Son isolement sur cet écueil lui donnait un aspect audacieux et misérable à la fois. Ezzelino, tout en admirant cette situation pittoresque, sentit comme une sorte de vertige, et se demanda si une telle résidence n'était pas bien propre à exalter jusqu'au délire un esprit impressionnable comme devait l'être celui de Soranzo. L'inaction, la maladie et le chagrin lui parurent, dans un pareil séjour, des tortures pires que la mort, et une sorte de pitié vint adoucir l'indignation qui jusque-là avait rempli son âme.

Mais il résista à cet instinct d'un âme trop généreuse, et, comprenant l'importance du devoir qu'il s'était imposé, il s'arracha à sa contemplation, et reprit sa marche rapide le long de la grande salle.

Un affreux silence, indice de terreur et de désespoir, régnait dans cette demeure guerrière, où le bruit des armes et le cri des sentinelles eussent dû, à toute heure, se mêler à la voix des vents et des ondes. On n'y entendait que le cri des oiseaux de mer qui s'abattaient, à l'entrée de la nuit, par troupes nombreuses, sur les récifs et les flots qui se brisaient solennellement en élevant une grande plainte monotone dans l'espace.

Ce lieu avait été témoin jadis d'une grande scène de gloire et de carnage. Autour de ces écueils Curzolari (les antiques Échinades), l'héroïque bâtard de Charles-Quint, don Juan d'Autriche, avait donné le premier signal de la grande bataille de Lépante, et anéanti les forces navales de la Turquie, de l'Égypte et de l'Algérie. La construction du château remontait à cette époque; il portait le nom de San-Silvio, peut-être parce qu'il avait été bâti ou occupé par le comte Silvio de Porcia, l'un des vainqueurs de la campagne. Sur les parois de la salle, Ezzelin vit, à la dernière lueur du jour, trembloter les grandes silhouettes des héros de Lépante, peints à fresque assez grossièrement, dans des proportions colossales, et revêtus de leurs puissantes armures de guerre. On y voyait le généralissime Veniers, qui, à l'âge de soixante-seize ans, fit des prodiges de valeur; le provéditeur Barbarigo, le marquis de Santa Cruz, les vaillants capitaines Loredano et Malipiero, qui tous deux perdirent la vie dans cette sanglante journée; enfin le célèbre Bragadino, qui avait été écorché vif quelques mois avant la bataille par ordre de Mustapha, et qui était représenté dans toute l'horreur de son supplice, la tête ceinte d'une auréole de martyr et le corps à demi dépouillé de sa peau. Ces fresques étaient peut-être l'oeuvre de quelque soldat artiste blessé au combat de Lépante. L'air de la mer en avait fait tomber une partie; mais ce qui en restait avait encore un aspect formidable, et ces spectres héroïques, mutilés et comme flottants dans le crépuscule, firent passer dans l'âme d'Ezzelino des émotions de terreur religieuse et d'enthousiasme patriotique.

Quelle fut sa surprise lorsqu'il fut tiré de son austère rêverie par les sons d'un luth! Une voix de femme, suave et pleine d'harmonie, quoique un peu voilée par le chagrin ou la souffrance, vint s'y mêler, et lui fit entendre distinctement ces vers d'une romance vénitienne bien connue de lui:

Vénus est la belle déesse,
Venise est la belle cité.
Doux astre, ville enchanteresse,
Perles d'amour et de beauté,
Vous vous couchez dans l'onde amère,
Le soir, comme dans vos berceaux;
Car vous êtes soeurs, et pour mère
Vous eûtes l'écume des flots.

Ezzelino n'eut pas un instant de doute sur cette romance et sur cette voix.

«Giovanna!» s'écria-t-il en s'élançant à l'autre bout de la salle, et en soulevant d'une main tremblante l'épais rideau de tapisserie qui obstruait la croisée du fond.

Cette croisée donnait sur l'intérieur du château, sur une de ces parties ceintes de bâtiments que dans nos édifices français du moyen âge on appelait le préau. Ezzelino vit une petite cour dont l'aspect contrastait avec tout le reste de l'île et du château. C'était un lieu de plaisance bâti récemment à la manière orientale, et dans lequel on avait semblé vouloir chercher un refuge contre l'aspect fatigant des flots et l'âpreté des brises marines. Sur une assez large plate-forme quadrangulaire, on avait rapporté des terres végétales, et les plus belles fleurs de la Grèce y croissaient à l'abri des orages. Ce jardin artificiel était rempli d'une indicible poésie. Les plantes qu'on y avait acclimatées de force avaient une langueur et des parfums étranges, comme si elles eussent compris les voluptés et la souffrance d'une captivité volontaire. Un soin délicat et assidu semblait présider à leur entretien. Un jet d'eau de roche murmurait au milieu dans un bassin de marbre de Paros. Autour de ce parterre régnait une galerie de bois de cèdre découpée dans le goût moresque avec une légèreté et une simplicité élégantes. Cette galerie laissait entrevoir, au-dessous et au-dessus de ses arcades, les portes cintrées et les fenêtres en rosaces des appartements particuliers du gouverneur; des portières de tapisseries d'Orient et des tendines de soie écarlate en dérobaient la vue intérieure aux regards du comte. Mais à peine eut-il, d'une voix émue et pénétrante, répété le nom de Giovanna, qu'un de ces rideaux se souleva rapidement. Une ombre blanche et délicate se dessina sur le balcon, agita son voile comme pour donner un signe de reconnaissance, et, laissant retomber le rideau, disparut au même instant. Le comte fut forcé d'abandonner la fenêtre, Léontio venait lui rendre compte de son message; mais Ezzelino avait reconnu Giovanna, et il écoutait à peine la réponse du vieux commandant.

Léontio vint annoncer que le gouverneur était réellement en course aux environs de l'île; mais, soit qu'il eût mis pied à terre quelque part dans les rochers de la plage de Garnie, soit qu'il se fût engagé dans les nombreux îlots qui entourent l'île principale de Curzolari, on ne découvrait nulle part son esquif à l'aide de la lunette.

«Il est fort étrange, dit Ezzelin, que dans ces courses aventureuses il ne rencontre point les pirates.

—Cela est étrange, en effet, repartit le commandant. On dit qu'il y a un Dieu pour les hommes ivres et pour les fous. Je gage que si messer Orio était dans son bon sens et connaissait le danger auquel il s'expose en allant ainsi presque seul, sur une barque, côtoyer des écueils infestés de brigands, il aurait déjà trouvé dans ces courses la mort qu'il semble chercher, et qui de son côté semble le fuir.

—Vous ne m'aviez pas dit, messer Léontio, interrompit Ezzelin qui ne l'écoutait pas, que la signora Soranzo fût ici.

—Votre seigneurie ne me l'avait pas demandé, répondit Léontio. Elle est ici depuis deux mois environ, et je pense qu'elle y est venue sans le consentement de son époux; car, à son retour de l'expédition de Patras, soit qu'il ne l'attendît pas, soit que, dans sa folie, il eût oublié qu'elle dût venir le rejoindre, messer Orio lui a fait un accueil très-froid. Cependant il l'a traitée avec les plus grands égards; et puisque votre seigneurie a jeté les yeux sur la partie du château que l'on découvre de cette fenêtre, elle a pu voir qu'on y a construit, avec une célérité presque magique, un logement de bois à la manière orientale, très-simple à la vérité, mais beaucoup plus agréable que ces grandes salles froides et sombres dans le goût de nos pères. Le jeune esclave turc que messer Soranzo a ramené de Patras a donné le plan et présidé à tous les détails de ce harem improvisé, où il n'y a qu'une sultane, il est vrai, mais plus belle à elle seule que les cinq cents femmes réunies du sultan. On a fait ici tout ce qui était possible, et même un peu plus, comme l'on dit, pour rendre supportable à la nièce de l'illustre amiral le séjour de cette lugubre demeure.»

Ezzelin laissait parler le vieux commandant sans l'interrompre. Il ne savait à quoi se résoudre. Il désirait et craignait tout à la fois de voir Giovanna. Il ne savait comment interpréter le signe qu'elle lui avait fait de sa fenêtre. Peut-être avait-elle besoin, dans sa triste situation, d'une protection respectueuse et désintéressée. Il allait se décider à lui faire demander une entrevue par Léontio, lorsqu'une femme grecque, qui était au service de Giovanna, vint de sa part le prier de se rendre auprès d'elle. Ezzelin prit avec empressement son chapeau qu'il avait jeté sur une table, et se disposait à suivre l'envoyée, lorsque Léontio, s'approchant de lui et lui parlant à voix basse, le conjura de ne point répondre à cet appel de la signora, sous peine d'attirer sur lui et sur elle-même la colère de Soranzo.

«Il a défendu sous les peines les plus sévères, ajouta Léontio, de laisser aucun Vénitien, quels que soient son rang et son âge, pénétrer dans ses appartements intérieurs; et comme il est également défendu à la signora de franchir l'enceinte des galeries de bois, je déclare que cette entrevue peut être également funeste à votre seigneurie, à la signora Soranzo et à moi.

—Quant à vos craintes personnelles, répondit Ezzelin d'un ton ferme, je vous ai déjà dit, monsieur, que vous pouviez passer à bord de ma galère et que vous y seriez en sûreté; et quant à la signora Soranzo, puisqu'elle est exposée à de tels dangers, il est temps qu'elle trouve un homme capable de l'y soustraire, et résolu à le tenter.»

En parlant ainsi, il fit un geste expressif qui écarta promptement Léontio de la porte vers laquelle il s'était précipité pour lui barrer le passage.

«Je sais, dit celui-ci en se retirant, le respect que je dois au rang que votre seigneurie occupe dans la république et dans l'armée; je la supplie donc de constater au besoin que j'ai obéi à ma consigne, et qu'elle a pris sur elle de l'outre-passer.»

La servante grecque ayant pris, dans une niche de l'escalier, une lampe d'argent qu'elle y avait déposée, conduisit Ezzelin, à travers un dédale de couloirs, d'escaliers et de terrasses, jusqu'à la plate-forme qui servait de jardin. L'air tiède du printemps hâtif et généreux de ces climats soufflait mollement dans ce site abrité de toutes parts. De beaux oiseaux chantaient dans une volière, et des parfums exquis s'exhalaient des buissons de fleurs pressées et suspendues en festons à toutes les colonnes. On eût pu se croire dans un de ces beaux cortile des palais vénitiens, où les roses et les jasmins, acclimatés avec art, semblent croître et vivre dans le marbre et la pierre.

L'esclave grecque souleva le rideau de pourpre de la porte principale, et le comte pénétra dans un frais boudoir de style byzantin, décoré dans le goût de l'Italie.

Giovanna était couchée sur des coussins de drap d'or brodés en soie de diverses couleurs. Sa guitare était encore dans ses mains, et le grand lévrier blanc d'Orio, couché à ses pieds, semblait partager son attente mélancolique. Elle était toujours belle, quoique bien différente de ce qu'elle avait été naguère. Le brillant coloris de la santé n'animait plus ses traits, et l'embonpoint de sa jeunesse avait été dévoré par le souci. Sa robe de soie blanche était presque du même ton que son visage, et ses grands bracelets d'or flottaient sur ses bras amaigris. Il semblait qu'elle eût déjà perdu cette coquetterie et ce soin de sa parure qui, chez les femmes, est la marque d'un amour partagé. Les bandeaux de perles de sa coiffure s'étaient détachés et tombaient avec ses cheveux dénoués sur ses épaules d'albâtre, sans qu'elle permît à ses esclaves de les rajuster. Elle n'avait plus l'orgueil de la beauté. Un mélange de faiblesse languissante et de vivacité inquiète se trahissait dans son attitude et dans ses gestes. Lorsque Ezzelin entra, elle semblait brisée de fatigue, et ses paupières veinées d'azur ne sentaient pas l'éventail de plumes qu'une esclave moresque agitait sur son front; mais, au bruit que fit le comte en s'approchant, elle se souleva brusquement sur ses coussins, et fixa sur lui un regard où brillait la fièvre. Elle lui tendit les deux mains à la fois pour serrer la sienne avec force; puis elle lui parla avec enjouement, avec esprit, comme si elle l'eût retrouvé à Venise au milieu d'un bal. Un instant après, elle étendit le bras pour prendre, des mains de l'esclave, un flacon d'or incrusté de pierres précieuses, qu'elle respira en pâlissant, comme si elle eût été près de défaillir; puis elle passa ses doigts nonchalants sur les cordes de son luth, fit à Ezzelin quelques questions frivoles dont elle n'écouta pas les réponses; enfin, se soulevant et s'accoudant sur le rebord d'une étroite fenêtre placée derrière elle, elle attacha ses regards sur les flots noirs où commençait à trembler le reflet de l'étoile occidentale, et tomba dans une muette rêverie. Ezzelin comprit que le désespoir était en elle.

Au bout de quelques instants, elle fit signe à ses femmes de se retirer, et lorsqu'elle fut seule avec Ezzelin, elle ramena sur lui ses grands yeux bleus cernés d'un bleu encore plus sombre, et le regarda avec une singulière expression de confiance et de tristesse. Ezzelin, jusque-là mortellement troublé de sa présence et de ses manières, sentit se réveiller en lui cette tendre pitié qu'elle semblait implorer. Il fit quelques pas vers elle; elle lui tendit de nouveau la main, et l'attirant à ses pieds sur un coussin:

«O mon frère! lui dit-elle, mon noble Ezzelin! vous ne vous attendiez pas sans doute à me retrouver ainsi! Vous voyez sur mes traits les ravages de la souffrance; ah! votre compassion serait plus grande si vous pouviez sonder l'abîme de douleur qui s'est creusé dans mon âme!

—Je le devine, madame, répondit Ezzelin; et puisque vous m'accordez le doux et saint nom de frère, comptez que j'en remplirai tous les devoirs avec joie. Donnez-moi vos ordres, je suis prêt à les exécuter fidèlement.

—Je ne sais ce que vous voulez dire, mon ami, reprit Giovanna; je n'ai point d'ordres à vous donner, si ce n'est d'embrasser pour moi votre soeur Argiria, le bel ange, de me recommander à ses prières et de garder mon souvenir, afin de vous entretenir de moi quand je ne serai plus. Tenez, ajouta-t-elle en détachant de sa chevelure d'ébène une fleur de laurier-rose à demi flétrie, donnez-lui ceci en mémoire de moi, et dites-lui de se préserver des passions; car il y a des passions qui donnent la mort, et cette fleur en est l'emblème: c'est une fleur-reine, on en couronne les triomphateurs; mais elle est, comme l'orgueil, un poison subtil.

—Et cependant, Giovanna, ce n'est pas l'orgueil qui vous tue, dit Ezzelin en recevant ce triste don; l'orgueil ne tue que les hommes; c'est l'amour qui tue les femmes.

—Mais ne savez-vous pas, Ezzelin, que, chez les femmes, l'orgueil est souvent le mobile de l'amour? Ah! nous sommes des êtres sans force et sans vertu, ou plutôt notre faiblesse et notre énergie sont également inexplicables! Quand je songe à la puérilité des moyens qu'on emploie pour nous séduire, à la légèreté avec laquelle nous laissons la domination de l'homme s'établir sur nous, je ne comprends pas l'opiniâtreté de ces attachements si prompts à naître, si impossibles à détruire. Tout à l'heure je redisais une romance que vous devez vous rappeler, puisque c'est vous qui l'avez composée pour moi. Eh bien! en la chantant, je songeais à ceci, que la naissance de Vénus est une fiction d'un sens bien profond. A son début, la passion est comme une écume légère que le vent ballotte sur les flots. Laissez-la grandir, elle devient immortelle. Si vous en aviez le temps, je vous prierais d'ajouter à ma romance un couplet où vous exprimeriez cette pensée; car je la chante souvent, et bien souvent je pense à vous, Ezzelin. Croiriez-vous que tout à l'heure, lorsque vous avez prononcé mon nom de la fenêtre de la galerie, votre voix ne m'a pas laissé le moindre doute? Et quand je vous ai aperçu dans le crépuscule, mes yeux n'ont pas hésité un instant à vous reconnaître. C'est que nous ne voyons pas seulement avec les yeux du corps. L'âme a des sens mystérieux, qui deviennent plus nets et plus perçants à mesure que nous déclinons rapidement vers une fin prématurée. Je l'avais souvent ouï dire à mon oncle. Vous savez ce qu'on raconte de la bataille de Lépante. La veille du jour où la flotte ottomane succomba sous les armes glorieuses de nos ancêtres autour de ces écueils, les pêcheurs des lagunes entendirent autour de Venise de grands cris de guerre, des plaintes déchirantes, et les coups redoublés d'une canonnade furieuse. Tous ces bruits flottaient dans les ondes et planaient dans les cieux. On entendait le choc des armes, le craquement des navires, le sifflement des boulets, les blasphèmes des vaincus, la plainte des mourants; et cependant aucun combat naval ne fut livré cette nuit-là, ni sur l'Adriatique, ni sur aucune autre mer. Mais ces âmes simples eurent comme une révélation et une perception anticipée de ce qui arriva le lendemain à la clarté du soleil, à deux cents lieues de leur patrie. C'est le même instinct qui m'a fait savoir la nuit dernière que je vous verrais aujourd'hui; et ce qui vous paraîtra fort étrange, Ezzelin, c'est que je vous ai vu exactement dans le costume que vous avez maintenant, et pâle comme vous l'êtes. Le reste de mon rêve est sans doute fantastique, et pourtant je veux vous le dire. Vous étiez sur votre galère aux prises avec les pirates, et vous déchargiez votre pistolet à bout portant sur un homme dont il m'a été impossible de voir la figure, mais qui était coiffé d'un turban rouge. En ce moment la vision a disparu.

—Cela est étrange, en effet,» dit Ezzelin en regardant fixement Giovanna, dont l'oeil était clair et brillant, la parole animée, et qui semblait sous l'inspiration d'une sorte de puissance divinatoire.

Giovanna remarqua son étonnement, et lui dit:

«Vous allez croire que mon esprit est égaré. Il n'en est rien cependant. Je n'attache point à ce rêve une grande importance, et je n'ai point la puissance des sibylles. Combien ne m'eût-elle pas été précieuse en ces heures d'inquiétude dévorante qui se renouvellent sans cesse pour moi, et qui me tuent lentement! Hélas! dans ces périls auxquels Soranzo s'expose chaque jour, c'est en vain que j'ai interrogé de toute la puissance de mes sens et de toute celle de mon âme l'horreur des ténèbres ou les brumes de l'horizon; ni dans mes veilles désolées, ni dans mes songes funestes, je n'ai trouvé le moindre éclaircissement au mystère de sa destinée. Mais avant d'en finir avec ces visions qui sans doute vous font sourire, laissez-moi vous dire que l'homme au turban rouge de mon rêve vous a fait, en s'effaçant dans les airs, un signe de menace. Laissez-moi vous dire aussi, et pardonnez-moi cette faiblesse, que j'ai senti, au moment où la vision a disparu, une terreur que je n'avais pas éprouvée tant que le tableau de ce combat avait été devant mes yeux; ne méprisez pas tout à fait les appréhensions d'un esprit plus chagrin que malade. Il me semble qu'un grand péril vous menace de la part des pirates, et je vous supplie de ne pas vous remettre en mer sans avoir engagé mon époux à vous donner une escorte jusqu'à la sortie de nos écueils. Promettez-moi de le faire.

—Hélas! madame, répondit Ezzelin avec un triste sourire, quel intérêt pouvez-vous prendre à mon sort? Que suis-je pour vous? Votre affection ne m'a point élu époux; votre confiance ne veut pas m'accepter pour frère; car vous refusez mes secours, et pourtant j'ai la certitude que vous en avez besoin.

—Ma confiance et mon affection sont à vous comme à un frère; mais je ne comprends pas ce que vous me dites quand vous me parlez de secours. Je souffre, il est vrai; je me consume dans une agonie affreuse, mais vous n'y pouvez rien, mon cher Ezzelin; et puisque nous parlons de confiance et d'affection, Dieu seul peut me rendre celles de Soranzo!

—Vous avouez que vous avez perdu son amour, madame; n'avouerez-vous point que vous avez à sa place hérité de sa haine?»

Giovanna tressaillit, et, retirant sa main avec épouvante:

«Sa haine! s'écria-t-elle, qui donc vous a dit qu'il me haïssait? Oh! quelle parole avez-vous dite, et qui vous a chargé de me porter le coup mortel? Hélas! vous venez de m'apprendre que je n'avais pas encore souffert, et que son indifférence était encore pour moi du bonheur.»

Ezzelin comprit combien Giovanna aimait encore ce rival que, malgré lui, il venait d'accuser. Il sentit, d'une part, la douleur qu'il causait à cette femme infortunée, et de l'autre, la honte d'un rôle tout à fait opposé à son caractère; il se hâta de rassurer Giovanna, et de lui dire qu'il ignorait absolument les sentiments d'Orio à son égard, mais elle eût bien de la peine à croire qu'il eût parlé ainsi par sollicitude et sous forme d'interrogation.

«Quelqu'un ici vous aurait-il parlé de lui et de moi? lui répéta-t-elle plusieurs fois en cherchant à lire sa pensée dans ses yeux. Serait-ce mon arrêt que vous avez prononcé sans le savoir, et suis-je donc la seule ici à ignorer qu'il me hait? Oh! je ne le croyais pas!»

En parlant ainsi, elle fondit en larmes; et le comte, qui, malgré lui, avait senti l'espérance se réveiller dans son coeur, sentit aussi que son coeur se brisait pour toujours. Il fit un effort magnanime sur lui-même pour consoler Giovanna, et pour prouver qu'il avait parlé au hasard. Il l'interrogea affectueusement sur sa situation. Affaiblie par ses pleurs et vaincue par la noblesse des sentiments d'Ezzelin, elle s'abandonna à plus d'expansion qu'elle n'avait résolu peut-être d'en avoir.

«O mon ami! lui dit-elle, plaignez-moi, car j'ai été insensée en choisissant pour appui cet être superbe qui ne sait point aimer! Orio n'est point comme vous un homme de tendresse et de dévouement; c'est un homme d'action et de volonté. La faiblesse d'une femme ne l'intéresse pas, elle l'embarrasse. Sa bonté se borne à la tolérance; elle ne s'étend pas jusqu'à la protection. Aucun homme ne devrait moins inspirer l'amour, car aucun homme ne le comprend et ne l'éprouve moins. Et cependant cet homme inspire des passions immenses, des dévouements infatigables. On ne l'aime ni ne le hait à demi, vous le savez; et vous savez aussi sans doute que, pour les hommes de cette nature, il en est toujours ainsi. Plaignez-moi donc; car je l'aime jusqu'au délire, et son empire sur moi est sans bornes. Vous voyez, noble Ezzelin, que mon malheur est sans ressources. Je ne me fais point illusion, et vous pouvez me rendre cette justice, que j'ai toujours été sincère avec vous comme avec moi-même. Orio mérite l'admiration et l'estime des hommes, car il a une haute intelligence, un noble courage et le goût des grandes choses; mais il ne mérite ni l'amitié ni l'amour, car il ne ressent ni l'un ni l'autre; il n'en a pas besoin, et tout ce qu'il peut pour les êtres qui l'aiment, c'est de se laisser aimer. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit à Venise, le jour où j'ai eu le courage egoïste de vous ouvrir mon coeur, et de vous avouer qu'il m'inspirait un amour passionné, tandis que vous ne m'inspiriez qu'un amour fraternel.

—Ne rappelons pas ce jour de triste mémoire, dit Ezzelin; quand la victime survit au supplice, chaque fois que son souvenir l'y reporte, elle croit le subir encore.

—Ayez le courage de vous rappeler ces choses avec moi, reprit Giovanna; nous ne nous reverrons peut-être plus, et je veux que vous emportiez la certitude de mon estime pour vous, et du repentir que j'ai gardé de ma conduite à votre égard.

—Ne me parlez pas de repentir, s'écria Ezzelin attendri; de quel crime, ou seulement de quelle faute légère êtes-vous coupable? N'avez-vous pas été franche et loyale avec moi? N'avez-vous pas été douce et pleine de pitié, en me disant vous-même ce que tout autre à votre place m'eût fait signifier par ses parents et sous le voile de quelque prétexte spécieux! Je me souviens de vos paroles: elles sont restées gravées dans mon coeur pour mon éternelle consolation et en même temps pour mon éternel regret. «Pardonnez-moi, avez-vous dit, le mal que je vous fais, et priez Dieu que je n'en sois pas punie; car je n'ai plus ma volonté, et je cède à une destinée plus forte que moi.»

—Hélas! hélas! dit Giovanna, oui c'était une destinée! Je le sentais déjà, car mon amour est né de la peur, et, avant que je connusse à quel point cette peur était fondée, elle régnait déjà sur moi. Tenez, Ezzelin, il y a toujours eu en moi un instinct de sacrifice et d'abnégation, comme si j'eusse été marquée, en naissant, pour tomber en holocauste sur l'autel de je ne sais quelle puissance avide de mon sang et de mes larmes. Je me souviens de ce qui se passait en moi lorsque vous me pressiez de vous épouser, avant le jour fatal où j'ai vu Soranzo pour la première fois. «Hâtons-nous, me disiez-vous; quand on s'aime, pourquoi tarder à être heureux? Parce que nous sommes jeunes tous deux, ce n'est pas une raison pour attendre. Attendre, c'est braver Dieu, car l'avenir est son trésor; et ne pas profiter du présent, c'est vouloir d'avance s'emparer de l'avenir. Les malheureux doivent dire: Demain! et les heureux: Aujourd'hui! Qui sait ce que nous serons demain? Qui sait si la balle d'un Turc ou une vague de la mer ne viendra pas nous séparer à jamais? Et vous-même, pouvez-vous assurer que demain vous m'aimerez comme aujourd'hui?» Un vague pressentiment vous faisait ainsi parler sans doute, et vous disait de vous hâter. Un pressentiment plus vague encore m'empêchait de céder, et me disait d'attendre. Attendre quoi? Je ne savais pas; mais je croyais que l'avenir me réservait quelque chose, puisque le présent me laissait désirer.

—Vous aviez raison, dit le comte, l'avenir vous réservait l'amour.

—Sans doute, reprit Giovanna avec amertume, il me réservait un amour bien différent de ce que j'éprouvais pour vous. J'aurais tort de me plaindre, car j'ai trouvé ce que je cherchais. J'ai dédaigné le calme, et j'ai trouvé l'orage. Vous rappelez-vous ce jour où j'étais assise entre mon oncle et vous? Je brodais, et vous me lisiez des vers. On annonça Orio Soranzo. Ce nom me fit tressaillir, et en un instant tout ce que j'avais entendu dire de cet homme singulier me revint à la mémoire. Je ne l'avais jamais vu, et je tremblai de tous mes membres quand j'entendis le bruit de ses pas. Je n'aperçus ni son magnifique costume, ni sa haute taille, ni ses traits empreints d'une beauté divine, mais seulement deux grands yeux noirs pleins à la fois de menace et de douceur, qui s'avançaient vers moi fixes et étincelants. Fascinée par ce regard magique, je laissai tomber mon ouvrage, et restai clouée sur mon fauteuil, sans pouvoir ni me lever ni détourner la tête. Au moment où Soranzo, arrivé près de moi, se courba pour me baiser la main, ne voyant plus ces deux yeux qui m'avaient jusque-là pétrifiée, je m'évanouis. On m'emporta, et mon oncle, s'excusant sur mon indisposition, le pria de remettre sa visite à un autre jour. Vous vous retirâtes aussi sans comprendre la cause de mon évanouissement.

»Orio, qui connaissait mieux les femmes et le pouvoir qu'il avait sur elles, pensa qu'il pouvait bien être pour quelque chose dans mon mal subit: il résolut de s'en assurer. Il passa une heure à se promener sur le Canalazzo, puis se fit de nouveau débarquer au palais Morosini. Il fit appeler le majordome, et lui dit qu'il venait savoir de mes nouvelles. Quand on lui eut répondu que j'étais complètement remise, il monta, présumant, disait-il, qu'il ne pouvait plus y avoir d'indiscrétion à se présenter, et il se fit annoncer une seconde fois. Il me trouva bien pâlie, bien embellie, disait-il, par ma pâleur même. Mon oncle était un peu sérieux; pourtant il le remercia cordialement de l'intérêt qu'il me portait, et de la peine qu'il avait prise de revenir sitôt s'informer de ma santé. Et comme, après ces compliments, il voulait se retirer, on le pria de rester. Il ne se le fit pas dire deux fois, et continua la conversation. Résolu déjà à profiter du premier effet qu'il avait produit, il s'étudia à déployer d'un coup devant moi tous les dons qu'il avait reçus de la nature, et à soutenir les charmes de sa personne par ceux de son esprit. Il réussit complètement; et lorsque, au bout de deux heures, il prit le parti de se retirer, j'étais déjà subjuguée. Il me demanda la permission de revenir le lendemain, l'obtint, et partit avec la certitude d'achever bientôt ce qu'il avait si heureusement commencé. Sa victoire ne fut ni longue ni difficile. Son premier regard m'avait intimé l'ordre d'être à lui, et j'étais déjà sa conquête. Puis-je vraiment dire que je l'aimais? Je ne le connaissais pas, et je n'avais presque entendu dire de lui que du mal. Comment pouvais-je préférer un homme qui ne m'inspirait encore que de la crainte à celui qui m'inspirait la confiance et l'estime? Ah! devrais-je chercher mon excuse dans la fatalité? Ne ferais-je pas mieux d'avouer qu'il y a dans le coeur de la femme un mélange de vanité qui s'enorgueillit de régner en apparence sur un homme fort, et de lâcheté qui va au-devant de sa domination? Oui! oui! j'étais vaine de la beauté d'Orio; j'étais fière de toutes les passions qu'il avait inspirées, et de tous les duels dont il était sorti vainqueur. Il n'y avait pas jusqu'à sa réputation de débauché qui ne semblât un titre à l'attention et un appât pour la curiosité des autres femmes. Et j'étais flattée de leur enlever ce coeur volage et fier qui les avait toutes trahies, et qui, à toutes, avait laissé de longs regrets. Sous ce rapport du moins, mon fatal amour-propre a été satisfait. Orio m'est resté fidèle, et, du jour de son mariage, il semble que les femmes n'aient plus rien été pour lui. Il a semblé m'aimer pendant quelque temps: puis bientôt il n'a plus aimé ni moi ni personne, et l'amour de la gloire l'a absorbé tout entier; et je n'ai pas compris pourquoi, ayant un si grand besoin d'indépendance et d'activité, il avait contracté des liens qui ordinairement sont destinés à restreindre l'une et l'autre.»

Ezzelin regarda attentivement Giovanna. Il avait peine à croire qu'elle parlât ainsi sans arrière-pensée, et que son aveuglement allât jusqu'à ne pas soupçonner les vues ambitieuses qui avaient porté Orio à rechercher sa main. Voyant la candeur de cette âme généreuse, il n'osa pas chercher à l'éclairer, et il se borna à lui demander comment elle avait perdu si vite l'amour de son époux. Elle le lui raconta en ces termes:

«Avant notre hyménée, il semblait qu'il m'aimât éperdument. Je le croyais du moins; car il me le disait, et ses paroles ont une éloquence et une conviction à laquelle rien ne résiste. Il prétendait que la gloire n'était qu'une vaine fumée, bonne pour enivrer les jeunes gens ou pour étourdir les malheureux. Il avait fait la dernière campagne pour faire taire les sots et les envieux qui l'accusaient de s'énerver dans les plaisirs. Il s'était exposé à tous les dangers avec l'indifférence d'un homme qui se conforme à un usage de son temps et de son pays. Il riait de ces jeunes gens qui se précipitent dans les combats avec enthousiasme, et qui se croient bien grands parce qu'ils ont payé de leur personne et bravé des périls que le moindre soldat affronte tranquillement. Il disait qu'un homme avait à choisir dans la vie entre la gloire et le bonheur; que, le bonheur étant presque impossible à trouver, le plus grand nombre était forcé de chercher la gloire; mais que l'homme qui avait réussi à s'emparer du bonheur, et surtout du bonheur dans l'amour, qui est le plus complet, le plus réel et le plus noble de tous, était un pauvre coeur et un pauvre esprit quand il se lassait de ce bonheur et retournait aux misérables triomphes de l'amour-propre. Orio parlait ainsi devant moi, parce qu'il avait entendu dire que vous aviez perdu mon affection pour n'avoir pas voulu me promettre de ne point retourner à la guerre.

»Il voyait que j'avais une âme tendre, un caractère timide, et que l'idée de le voir s'éloigner de moi aussitôt après notre mariage me faisait hésiter. Il voulait m'épouser, et rien ne lui eût coûté, m'a-t-il dit depuis, pour y parvenir; il n'eût reculé devant aucun sacrifice, devant aucune promesse imprudente ou menteuse. Oh! qu'il m'aimait alors! Mais la passion des hommes n'est que du désir, et ils se lassent aussitôt qu'ils possèdent. Très-peu de temps après notre hyménée, je le vis préoccupé et dévoré d'agitations secrètes. Il se jeta de nouveau dans le bruit du monde, et attira chez moi toute la ville. Il me sembla voir que cet amour du jeu qu'on lui avait tant reproché, et ce besoin d'un luxe effréné qui le faisait regarder comme un homme vain et frivole, reprenaient rapidement leur empire sur lui. Je m'en effrayai; non que je fusse accessible à des craintes vulgaires pour ma fortune, je ne la considérais plus comme mienne depuis que j'avais cédé avec bonheur à Orio l'héritage de mes ancêtres. Mais ces passions le détournaient de moi. Il me les avait peintes comme les amusements misérables qu'une âme ardente et active est forcée de se créer, faute d'un aliment plus digne d'elle. Cet aliment seul digne de l'âme d'Orio, c'était l'amour d'une femme comme moi. Toutes les autres l'avaient trompé ou lui avaient semblé indignes d'occuper toute son énergie. Il aurait été forcé de la dépenser en vains plaisirs. Mais combien ces plaisirs lui semblaient méprisables depuis qu'il possédait en moi la source de toutes les joies! Voilà comment il me parlait; et moi, insensée, je le croyais aveuglément. Quelle fut donc mon épouvante quand je vis que je ne lui suffisais pas plus que ne l'avaient fait les autres femmes, et que, privé de fêtes, il ne trouvait près de moi qu'ennui et impatience! Un jour qu'il avait perdu des sommes considérables, et qu'il était en proie à une sorte de désespoir, j'essayai vainement de le consoler en lui disant que j'étais indifférente aux conséquences fâcheuses de ses pertes, et qu'une vie de médiocrité ou de privations me semblerait aussi douce que l'opulence, pourvu qu'elle ne me séparât point de lui. Je lui promis que mon oncle ignorerait ses imprudences, et que je vendrais plutôt mes diamants en secret que de lui attirer un reproche. Voyant qu'il ne m'écoutait pas, je m'affligeai profondément et lui reprochai doucement d'être plus sensible à une perte d'argent qu'à la douleur qu'il me causait. Soit qu'il cherchât un prétexte pour me quitter, soit que j'eusse involontairement froissé son orgueil par ce reproche, il se prétendit outragé par mes paroles, entra en fureur et me déclara qu'il voulait reprendre du service. Dès le lendemain, malgré mes supplications et mes larmes, il demanda de l'emploi à l'amiral, et fit ses apprêts de départ. A tous autres égards, j'eusse trouvé dans la tendresse de mon oncle recours et protection. Il eût dissuadé Orio de m'abandonner, il l'eût ramené vers moi; mais il s'agissait de guerre, et la gloire de la république l'emporta encore sur moi dans le coeur de mon oncle. Il blâma paternellement ma faiblesse, me dit qu'il mépriserait Soranzo s'il passait son temps aux pieds d'une femme, au lieu de défendre l'honneur et les intérêts de sa patrie; qu'en montrant, durant la dernière campagne, une bravoure et des talents de premier ordre, Orio avait contracté l'engagement et le devoir de servir son pays tant que son pays aurait besoin de lui. Enfin, il fallut céder; Orio partit, et je restai seule avec ma douleur.

»Je fus longtemps, bien longtemps sous le coup de cette brusque catastrophe. Cependant les lettres d'Orio, pleines de douceur et d'affection, me rendirent l'espérance; et, sans les angoisses de l'inquiétude lorsque je le savais exposé à tant de périls, j'aurais encore goûté une sorte de bonheur. Je m'imaginai que je n'avais rien perdu de sa tendresse, que l'honneur imposait aux hommes des lois plus sacrées que l'amour; qu'il s'était abusé lui-même lorsque, dans l'enthousiasme de ses premiers transports, il m'avait dit le contraire; qu'enfin il reviendrait tel qu'il avait été pour moi dans nos plus beaux jours. Quelles furent ma douleur et ma surprise lorsqu'à l'entrée de l'hiver, au lieu de demander à mon oncle l'autorisation de venir passer près de moi cette saison de repos (autorisation qui certes ne lui eût pas été refusée), il m'écrivit qu'il était forcé d'accepter le gouvernement de cette île pour la répression des pirates! Comme il me marquait beaucoup de regrets de ne pouvoir venir me rejoindre, je lui écrivis à mon tour que j'allais me rendre à Corfou, afin de me jeter aux pieds de mon oncle et d'obtenir son rappel. Si je ne l'obtenais pas, disais-je, j'irais partager son exil à Curzolari. Cependant je n'osai point exécuter ce projet avant d'avoir reçu la réponse d'Orio; car plus on aime, plus on craint d'offenser l'être qu'on aime. Il me répondit, dans les termes les plus tendres, qu'il me suppliait de ne pas venir le rejoindre, et que, quant à demander pour lui un congé à mon oncle, il serait fort blessé que je le fisse. Il avait des ennemis dans l'armée, disait-il; le bonheur d'avoir obtenu ma main lui avait suscité des envieux qui tâchaient de le desservir auprès de l'amiral, et qui ne manqueraient pas de dire qu'il m'avait lui-même suggéré cette démarche, afin de recommencer une vie de plaisir et d'oisiveté. Je me soumis à cette dernière défense; mais quand à la première, comme il ne me donnait pas d'autres motifs de refus que la tristesse de cette demeure et les privations de tout genre que j'aurais à y souffrir, comme sa lettre me semblait plus passionnée qu'aucune de celles qu'il m'eût écrites, je crus lui donner une preuve de dévouement en venant partager sa solitude; et sans lui répondre, sans lui annoncer mon arrivée, je partis aussitôt. Ma traversée fut longue et pénible; le temps était mauvais. Je courus mille dangers. Enfin j'arrivai ici, et je fus consternée en n'y trouvant point Orio. Il était parti pour cette malheureuse expédition de Patras, et la garnison était dans de grandes inquiétudes sur son compte. Plusieurs jours se passèrent sans que je reçusse aucune nouvelle de lui; je commençais à perdre l'espérance de le revoir jamais. M'étant fait montrer l'endroit où il avait appareillé et où il devait aussi débarquer, j'allais chaque jour, de ce côté, m'asseoir sur un rocher, et j'y restais des heures entières à regarder la mer. Bien des jours se passèrent ainsi sans amener aucun changement dans ma situation. Enfin, un matin, en arrivant sur mon rocher, je vis sortir d'une barque un soldat turc accompagné d'un jeune garçon vêtu comme lui. Au premier mouvement que fit le soldat je reconnus Orio, et je descendis en courant pour me jeter dans ses bras; mais le regard qu'il attacha sur moi fit refluer tout mon sang vers mon coeur, et le froid de la mort s'étendit sur tous mes membres. Je fus plus bouleversée et plus épouvantée que le jour où je l'avais vu pour la première fois, et, comme ce jour-là, je tombai évanouie: il me semblait avoir vu sur son visage la menace, l'ironie et le mépris à leur plus haute puissance. Quand je revins à moi, je me trouvai dans ma chambre sur mon lit. Orio me soignait avec empressement, et ses traits n'avaient plus cette expression terrifiante devant laquelle mon être tout entier venait de se briser encore une fois. Il me parla avec tendresse et me présenta le jeune homme qui l'accompagnait, comme lui ayant sauvé la vie et rendu la liberté en lui ouvrant les portes de sa prison durant la nuit. Il me pria de le prendre à mon service, mais de le traiter en ami bien plus qu'en serviteur. J'essayai de parler à Naama, c'est ainsi qu'il appelle ce garçon; mais il ne sait point un mot de notre langue. Orio lui dit quelques mots en turc, et ce jeune homme prit ma main et la posa sur sa tête en signe d'attachement et de soumission.

»Pendant toute cette journée, je fus heureuse; mais dès le lendemain Orio s'enferma dans son appartement, et je ne le vis que le soir, si sombre et si farouche, que je n'eus pas le courage de lui parler. Il me quitta après avoir soupé avec moi. Depuis ce temps, c'est-à-dire depuis deux mois, son front ne s'est point éclairci. Une douleur ou une résolution mystérieuse l'absorbe tout entier. Il ne m'a témoigné ni humeur ni colère; il s'est donné mille soins, au contraire, pour me rendre agréable le séjour de ce donjon, comme si, hors de son amour et de son indifférence, quelque chose pouvait m'être bon ou mauvais! Il a fait venir des ouvriers et des matériaux de Céphalonie pour me construire à la hâte cette demeure; il a fait venir aussi des femmes pour me servir, et, au milieu de ses préoccupations les plus sombres, jamais il n'a cessé de veiller à tous mes besoins et de prévenir tous mes désirs. Hélas! il semble ignorer que je n'en ai qu'un seul réel sur la terre, c'est de retrouver son amour. Quelquefois… bien rarement! il est revenu vers moi, plein d'amour et d'effusion en apparence. Il m'a confié qu'il nourrissait un projet important; que, dévoré de vengeance contre les infidèles qui ont massacré son escorte, pris sa galère, et qui maintenant viennent exercer leurs pirateries presque sous ses yeux, il n'aurait pas de repos qu'il ne les eût anéantis. Mais à peine s'était-il abandonné à ces aveux, que, craignant mes inquiétudes et s'ennuyant de mes larmes, il s'arrachait de mes bras pour aller rêver seul à ses belliqueux desseins. Enfin nous en sommes venus à ce point que nous ne nous voyons plus que quelques heures par semaine, et le reste du temps j'ignore où il est et de quoi il s'occupe. Quelquefois il me fait dire qu'il profite du temps calme pour faire une longue promenade sur mer, et j'apprends ensuite qu'il n'est point sorti du château. D'autres fois il prétend qu'il s'enferme le soir pour travailler, et je le vois, au lever du jour, dans sa barque, cingler rapidement sur les flots grisâtres, comme s'il voulait me cacher qu'il a passé la nuit dehors. Je n'ose plus l'interroger; car alors sa figure prend une expression effrayante, et tout tremble devant lui. Je lui cache mon désespoir, et les instants qu'il passe près de moi, au lieu de m'apporter quelque soulagement, sont pour moi un véritable supplice; car je suis forcée de veiller à mes paroles et à mes regards même, pour ne point laisser échapper une seule de mes sinistres pensées. Quand il voit une larme rouler dans mes yeux malgré moi, il me presse la main en silence, se lève et me quitte sans me dire un mot. Une fois j'ai été sur le point de me jeter à ses genoux et de m'y attacher, de m'y traîner pour obtenir qu'il partageât au moins ses soucis avec moi, et pour lui promettre de souscrire à tous ses desseins sans faiblesse et sans terreur. Mais, au moindre mouvement que je fais, son regard me cloue à ma place, et la parole expire sur mes lèvres. Il semble que, si ma douleur éclatait devant lui, le reste de compassion et d'égards qu'il me témoigne se changerait en fureur et en aversion. Je suis restée muette! Voilà pourquoi, quand vous me parlez de sa haine, je dis qu'elle est impossible, car je ne l'ai point méritée: je meurs en silence.»

Ezzelin remarqua que ce récit laissait dans l'ombre la circonstance la plus importante de celui de Léontio. Giovanna ne semblait nullement considérer Soranzo comme aliéné, et les questions détournées qu'il lui adressa prudemment à cet égard n'amenèrent aucun éclaircissement. Giovanna manquait-elle d'une confiance absolue en lui, ou bien Léontio avait-il fait de faux rapports? Voyant que ses investigations étaient infructueuses, Ezzelin conclut du moins qu'elle mourrait de langueur et de tristesse si elle restait dans ce triste château, et il la supplia de se rendre à Corfou auprès de son oncle. Il s'offrit à l'y conduire sur-le-champ; mais elle rejeta bien loin cette proposition, disant que pour rien au monde elle ne voudrait laisser soupçonner à son oncle qu'elle n'était point heureuse avec Orio; car la moindre plainte de sa part le ferait infailliblement tomber dans la disgrâce de l'amiral. Elle soutint d'ailleurs qu'Orio n'avait envers elle aucun mauvais procédé, et que, si l'amour qu'elle lui portait était devenu son propre supplice, Orio ne pouvait être accusé du mal qu'elle se faisait à elle-même.

Ezzelin se hasarda à lui demander si elle ne vivait pas dans une sorte de captivité, et s'il n'y avait pas une consigne sévère qui lui interdisait la vue de tout compatriote. Elle répondit que cela n'était point, et que pour rien au monde elle n'eût reçu Ezzelino lui-même, s'il eût fallu désobéir à Orio pour goûter cette joie innocente. Orio ne lui avait jamais témoigné de jalousie, et plusieurs fois il l'avait autorisée à recevoir quiconque elle jugerait à propos, sans même l'en prévenir.

Ezzelin ne savait que penser de cette contradiction manifeste entre les paroles de Giovanna et celles de Léontio. Tout à coup le grand lévrier blanc, qui semblait dormir, tressaillit, se releva, et, posant ses pattes de devant sur le rebord de la fenêtre, resta immobile, les oreilles dressées.

«Est-ce ton maître, Sirius?» lui dit Giovanna.

Le chien se retourna vers elle d'un air intelligent; puis, élevant la tête et dilatant ses narines, il frissonna et fit entendre un long gémissement de douleur et de tendresse.

«Voici Orio! dit Giovanna en passant son bras blanc et maigre autour du cou du fidèle animal; il revient! Ce noble lévrier reconnaît toujours, au bruit des rames, le bateau de son maître; et quand je vais avec lui attendre Orio sur le rocher, au moindre point noir qu'il aperçoit sur les flots, il garde le silence ou fait entendre ce hurlement, selon que ce point noir est l'esquif d'Orio ou celui d'un autre. Depuis qu'Orio ne lui permet plus de l'accompagner, il a reporté sur moi son attachement, et ne me quitte pas plus que mon ombre. Comme moi, il est malade et triste; comme moi, il sait qu'il n'est plus cher à son maître; comme moi, il se souvient d'avoir été aimé!»

Alors Giovanna, se penchant sur la fenêtre, essaya de discerner la barque dans les ténèbres; mais la mer était noire comme le ciel, et l'on ne pouvait distinguer le bruit des rames du clapotement uniforme des flots qui battaient le rocher.

«Êtes-vous bien sûre, dit le comte, que ma présence dans votre appartement n'indisposera point votre mari contre vous?

—Hélas! il ne me fait pas l'honneur d'être jaloux de moi, répondit-elle.

—Mais je ferais peut-être mieux, dit Ezzelin, d'aller au-devant de lui?

—Ne le faites pas, répondit-elle; il penserait que je vous ai chargé d'épier ses démarches: restez. Peut-être même ne le verrai-je pas ce soir. Il rentre souvent de ses longues promenades sans m'en donner avis; et sans l'admirable instinct de ce lévrier, qui me signale toujours son retour dans le château ou dans l'île, j'ignorerais presque toujours s'il est absent ou présent. Maintenant, à tout événement, aidez-moi à replacer ce panneau de boiserie sur la fenêtre; car, s'il savait que je l'ai rendu mobile pour interroger des yeux ce côté du château qui donne sur les flots, il ne me le pardonnerait pas. Il a fait fermer cette ouverture à l'intérieur de ma chambre, prétendant que j'alimentais à plaisir mon inquiétude par cette inutile et continuelle contemplation de la mer.»

Ezzelin replaça le panneau, soupirant de compassion pour cette femme infortunée.

Il s'écoula encore assez de temps avant l'arrivée d'Orio. Elle fut annoncée par l'esclave turc qui ne quittait jamais Orio. Lorsque le jeune homme entra, Ezzelin fut frappé de la perfection de ses traits à la fois délicats et sévères. Quoiqu'il eût été élevé en Turquie, il était facile de voir qu'il appartenait à une race plus fièrement trempée. Le type arabe se révélait dans la forme de ses longs yeux noirs, dans son profil droit et inflexible, dans la petitesse de sa taille, dans la beauté de ses mains effilées, dans la couleur bronzée de sa peau lisse, sans aucune nuance. Le son de sa voix le fit reconnaître aussi d'Ezzelin pour un Arabe qui parlait le turc avec facilité, mais non sans cet accent guttural dont l'harmonie, étrange d'abord, s'insinue peu à peu dans l'âme, et finit par la remplir d'une suavité inconnue. Lorsque le lévrier le vit, il s'élança sur lui comme s'il eût voulu le dévorer. Alors le jeune homme, souriant avec une expression de malignité féroce, et montrant deux rangées de dents blanches, minces et serrées, changea tellement de visage qu'il ressembla à une panthère. En même temps il tira de sa ceinture un poignard recourbé, dont la lame étincelante alluma encore plus la fureur de son adversaire. Giovanna fit un cri, et aussitôt le chien s'arrêta et revint vers elle avec soumission, tandis que l'esclave, remettant son yatagan dans un fourreau d'or chargé de pierreries, fléchit le genou devant sa maîtresse.

«Voyez! dit Giovanna à Ezzelin, depuis que cet esclave a pris auprès d'Orio la place de son chien fidèle, Sirius le hait tellement que je tremble pour lui; car ce jeune homme est toujours armé, et je n'ai point d'ordres à lui donner. Il me témoigne du respect et même de l'affection, mais il n'obéit qu'à Orio.

—Ne peut-il s'exprimer dans notre langue? dit Ezzelin, qui voyait l'Arabe expliquer par signes l'arrivée d'Orio.

—Non, répondit Giovanna, et la femme qui sert d'interprète entre nous deux n'est point ici. Voulez-vous l'appeler?

—Il n'est pas besoin d'elle, dit Ezzelin. Et adressant la parole en arabe au jeune homme, il l'engagea à rendre compte de son message; puis il le transmit à Giovanna. Orio, de retour de sa promenade, ayant appris l'arrivée du noble comte Ezzelino dans son île, s'apprêtait à lui offrir à souper dans les appartements de la signora Soranzo, et le priait de l'excuser s'il prenait quelques instants pour donner ses ordres de nuit avant de se présenter devant lui.

«Dites à cet enfant, répondit Giovanna à Ezzelino, que je réponds ainsi à son maître: L'arrivée du noble Ezzelin est un double bonheur pour moi, puisqu'elle me procure celui de souper avec mon époux. Mais, non, ajouta-t-elle, ne lui dites pas cela; il y verrait peut-être un reproche indirect. Dites que j'obéis, dites que nous l'attendons.»

Ezzelin ayant transmis cette réponse au jeune Arabe, celui-ci s'inclina respectueusement; mais, avant de sortir, il s'arrêta debout devant Giovanna, et, la regardant quelques instants avec attention, il lui exprima par gestes qu'il la trouvait encore plus malade que de coutume, et qu'il en était affligé. Ensuite, s'approchant d'elle avec une familiarité naïve, il toucha ses cheveux et lui fit entendre qu'elle eût à les relever.

«Dites-lui que je comprends ses bienveillants conseils, dit Giovanna au comte, et que je les suivrai. Il m'engage à prendre soin de ma parure, à orner mes cheveux de diamants et de fleurs. Enfant bon et rude, qui s'imagine qu'on ressaisit l'amour d'un homme par ces moyens puérils! car, selon lui, l'amour est l'instant de volupté qu'on donne!»

Giovanna suivit néanmoins le conseil muet du jeune Arabe. Elle passa dans un cabinet voisin avec ses femmes, et, lorsqu'elle en sortit, elle était éblouissante de parure. Cette riche toilette faisait un douloureux contraste avec la désolation qui régnait au fond de l'âme de Giovanna. La situation de cette demeure bâtie sur les flots et, pour ainsi dire, dans les vents, le bruit lugubre de la mer et les sifflements du sirocco qui commençait à s'élever, l'espèce de malaise qui régnait sur le visage des serviteurs depuis que le maître était dans le château, tout contribuait à rendre cette scène étrange et pénible pour Ezzelin. Il lui semblait faire un rêve; et cette femme qu'il avait tant aimée, et que le matin même il s'attendait si peu à revoir, lui apparaissant tout d'un coup livide et défaillante, dans tout l'éclat d'un habit de fête, lui fit l'effet d'un spectre.

Mais le visage de Giovanna se colora, ses yeux brillèrent, et son front se releva avec orgueil lorsque Orio entra dans la salle d'un air franc et ouvert, paré, lui aussi, comme aux plus beaux jours de ses galants triomphes à Venise. Sa belle chevelure noire flottait sur ses épaules en boucles brillantes et parfumées, et l'ombre fine de ses légères moustaches, retroussées à la vénitienne, se dessinait gracieusement sur la pâleur de ses joues. Toute sa personne avait un air d'élégance qui allait jusqu'à la recherche. Il y avait si longtemps que Giovanna le voyait les vêtements en désordre, le visage assombri ou décomposé par la colère, qu'elle s'imagina ressaisir son bonheur en revoyant l'image fidèle du Soranzo qui l'avait aimée. Il semblait en effet vouloir, en ce jour, réparer tous ses torts; car, avant même de saluer Ezzelin, il vint à elle avec un empressement chevaleresque, et baisa ses mains à plusieurs reprises avec une déférence conjugale mêlée d'ardeur amoureuse. Il se confondit ensuite en excuses et en civilités auprès du comte Ezzelin, et l'engagea à passer tout de suite dans la salle où le souper était servi. Lorsqu'ils furent tous assis autour de la table, qui était somptueusement servie, il l'accabla de questions sur l'événement qui lui procurait l'honorable joie de lui donner l'hospitalité. Ezzelin en fit le récit, et Soranzo l'écouta avec une sollicitude pleine de courtoisie, mais sans montrer ni surprise ni indignation contre les pirates, et avec la résignation obligeante d'un homme qui s'afflige des maux d'autrui, sans se croire responsable le moins du monde. Au moment où Ezzelin parla du chef des pirates qu'il avait blessé et mis en fuite, ses yeux rencontrèrent ceux de Giovanna. Elle était pâle comme la mort, et répéta involontairement les mêmes paroles qu'il venait de prononcer:

«Un homme coiffé d'un turban écarlate, et dont une énorme barbe noire couvrait presque entièrement le visage!… C'est lui! ajouta-t-elle, agitée d'une secrète angoisse, je crois le voir encore!»

Et ses yeux effrayés, qui avaient l'habitude de consulter toujours le front d'Orio, rencontrèrent les yeux de son maître tellement impitoyables, qu'elle se renversa sur sa chaise; ses lèvres devinrent bleuâtres, et sa gorge se serra. Mais aussitôt, faisant un effort surhumain pour ne point offenser Orio, elle se calma, et dit avec un sourire forcé:

«J'ai fait cette nuit un rêve semblable.»

Ezzelin regardait aussi Orio. Celui-ci était d'une pâleur extraordinaire, et son sourcil contracté annonçait je ne sais quel orage intérieur. Tout d'un coup il éclata de rire, et ce rire âpre et mordant éveilla des échos lugubres dans les profondeurs de la salle.

«C'est sans doute l'Uscoque, dit-il en se tournant vers le commandant Léontio, que madame a vu en rêve, et que le noble comte a tué aujourd'hui en réalité.

—Sans aucun doute, répondit Léontio d'un ton grave.

—Quel est donc cet Uscoque, s'il vous plaît? demanda le comte. Existe-t-il encore de ces brigands dans vos mers? Ces choses ne sont plus de notre temps, et il faut les renvoyer aux guerres de la république sous Marc-Antonio Memmo et Giovanni Bembo. Il n'y a pas plus d'uscoques que de revenants, bon seigneur Léontio.

—Votre seigneurie peut croire qu'il n'y en a plus, repartit Léontio un peu piqué; votre seigneurie est dans la fleur de la jeunesse, heureusement pour elle, et n'a pas vu beaucoup de choses qui se sont passées avant sa naissance. Quant à moi, pauvre vieux serviteur de la très-sainte et très-illustre république, j'ai vu souvent de près les uscoques; j'ai même était fait prisonnier par eux, et il s'en est fallu de quelques minutes seulement que ma tête fût plantée en guise de ferale à la proue de leur galiote. Aussi je puis dire que je reconnaîtrais un uscoque entre mille et dix mille pirates, forbans, corsaires, flibustiers; en un mot, au milieu de toute cette racaille de gens qu'on appelle écumeurs de mer.

—Le grand respect que je porte à votre expérience me défend de vous contredire, mon brave commandant, dit le comte, acceptant avec un peu d'ironie la leçon que lui donnait Léontio. Je ferais beaucoup mieux de m'instruire en vous écoutant. Je vous demanderai donc de m'expliquer à quoi l'on peut reconnaître un uscoque entre mille et dix mille pirates, forbans ou flibustiers, afin que je sache bien à laquelle de ces races appartient le brigand qui m'a assailli aujourd'hui, et auquel, sans l'heure avancée, j'aurais voulu donner la chasse.

—L'uscoque, répondit Léontio, se reconnaît entre tous ces brigands, comme le requin entre tous les monstres marins, par sa férocité insatiable. Vous savez que ces infâmes pirates buvaient le sang de leurs victimes dans des crânes humains, afin de s'aguerrir contre toute pitié. Quand ils recevaient un transfuge et l'enrôlaient à leur bord, ils le soumettaient à cette atroce cérémonie, afin d'éprouver s'il lui restait quelque instinct d'humanité; et, s'il hésitait devant cette abomination, on le jetait à la mer. On sait qu'en un mot la manière de faire la flibuste est, pour les uscoques, de couler bas leurs prises, et de ne faire grâce ni merci à qui que ce soit. Jusqu'ici les Missolonghis s'étaient bornés, dans leurs pirateries, à piller les navires; et, quand les prisonniers se rendaient, ils les emmenaient en captivité et spéculaient sur leur rançon. Aujourd'hui les choses se passent autrement: quand un navire tombe dans leurs mains, tous les passagers, jusqu'aux enfants et aux femmes, sont massacrés sur place, et il ne reste même pas une planche flottant sur l'eau pour aller porter la nouvelle du désastre à nos rivages. Nous voyons bien les navires partis de la côte d'Italie passer dans nos eaux; mais on ne les voit point débarquer sur celles du Levant, et ceux que la Grèce envoie vers l'Occident n'arrivent jamais à la hauteur de nos îles. Soyez-en certain, seigneur comte, le terrible pirate au turban rouge, que l'on voit rôder d'écueil en écueil, et que les pêcheurs du promontoire d'Azio ont nommé l'Uscoque, est bien un véritable uscoque, de la pure race des égorgeurs et des buveurs de sang.

—Que le chef de bandits que j'ai vu aujourd'hui soit uscoque ou de tout autre sang, dit le jeune comte, je lui ai arrangé la main droite à la vénitienne, comme on dit. Au premier abord, il m'avait paru déterminé à prendre ma vie ou à me laisser la sienne; cependant cette blessure l'a fait reculer, et cet homme invincible a pris la fuite.

—A-t-il pris vraiment la fuite? dit Soranzo avec une incroyable indifférence. Ne pensez-vous pas plutôt qu'il allait chercher du renfort? Quant à moi, je crois que votre seigneurie a très-bien fait de venir mettre sa galère à l'abri de la nôtre; car les pirates sont à cette heure un fléau terrible, inévitable.

—Je m'étonne, dit Ezzelin, que messer Francesco Morosini, connaissant la gravité de ce mal, n'ait point songé encore à y porter remède. Je ne comprends pas que l'amiral, sachant les pertes considérables que votre seigneurie a éprouvées, n'ait point envoyé une galère pour remplacer celle qu'elle a perdue, et pour la mettre à même de faire cesser d'un coup ces affreux brigandages.»

Orio haussa les épaules à demi, et d'un air aussi dédaigneux que pouvait le permettre l'exquise politesse dont il se piquait:

«Quand même l'amiral nous enverrait douze galères, dit-il, ses douze galères ne pourraient rien contre des adversaires insaisissables. Nous aurions encore ici tout ce qu'il nous faudrait pour les réduire, si nous étions dans une situation qui nous permît de faire usage de nos forces. Mais quand mon digne oncle m'a envoyé ici, il n'a pas prévu que j'y serais captif au milieu des écueils, et que je ne pourrais exécuter aucun mouvement sur des bas-fonds parmi lesquels de minces embarcations peuvent seules se diriger. Nous n'avons ici qu'une manoeuvre possible: c'est de gagner le large et d'aller promener nos navires sur des eaux où jamais les pirates ne se hasardent à nous attendre. Quand ils ont fait leur coup, ils disparaissent comme des mouettes; et pour les poursuivre parmi les récifs, il faudrait non-seulement connaître cette navigation difficile comme eux seuls peuvent la connaître, mais encore être équipés comme eux, c'est à-dire avoir une flottille de chaloupes et de caïques légères, et leur faire une guerre de partisans, semblable à celle qu'ils nous font. Croyez-vous que ce soit une chose bien aisée, et que du jour au lendemain on puisse s'emparer d'un essaim d'ennemis qui ne se poste nulle part?

—Peut-être votre seigneurie le pourrait-elle si elle le voulait bien, dit Ezzelino avec un entraînement douloureux; n'est-elle pas habituée à réussir du jour au lendemain dans toutes ses entreprises?

—Giovanna, dit Orio avec un sourire un peu amer, ceci est un trait dirigé contre vous au travers de ma poitrine. Soyez moins pâle et moins triste, je vous en supplie; car le noble comte, notre ami, croira que c'est moi qui vous empêche de lui témoigner l'affection que vous lui devez et que vous lui portez. Mais, pour en revenir à ce que nous disions, ajouta-t-il d'un ton plein d'aménité, croyez, mon cher comte, que je ne m'endors pas dans le danger, et que je ne m'oublie point ici aux pieds de la beauté. Les pirates verront bientôt que je n'ai point perdu mon temps, et que j'ai étudié à fond leur tactique et exploré leurs repaires. Oui, grâce au ciel et à ma bonne petite barque, à l'heure qu'il est, je suis le meilleur pilote de l'archipel d'Ionie, et… Mais, ajouta Soranzo en affectant de regarder autour de lui, comme s'il eût craint la présence de quelque serviteur indiscret, vous comprenez, seigneur comte, que le secret est absolument nécessaire à mes desseins. On ne sait pas quelles accointances les pirates peuvent avoir dans cette île avec les pêcheurs et avec les petits trafiquants qui nous apportent leurs denrées des côtes de Morée et d'Étolie. Il ne faut que l'imprudence d'un domestique fidèle, mais inintelligent, pour que nos bandits, avertis à temps, déguerpissent; et j'ai grand intérêt à les conserver pour voisins, car nulle part ailleurs j'ose jurer qu'ils ne seront si bien traqués et si infailliblement pris dans leur propre nasse.»

En écoutant ces aveux, les convives furent agités d'émotions diverses. Le front de Giovanna s'éclaircit, comme si elle eût attribué aux absences et aux préoccupations de son mari quelque cause funeste, et comme si un poids eût été ôté de sa poitrine. Léontio leva les yeux au ciel assez niaisement, et commença d'exprimer son admiration par des exclamations qu'un regard froid et sévère de Soranzo réprima brusquement. Quant à Ezzelin, ses regards se portaient alternativement sur ces trois personnages, et cherchaient à saisir ce qu'il restait pour lui d'inexpliqué dans leurs relations. Rien dans Soranzo ne pouvait justifier l'interprétation gratuite de folie dont il avait plu au commandant de se servir pour expliquer sa conduite; mais aussi rien dans les traits, dans les discours ni dans les manières de Soranzo ne réussissait à captiver la confiance ou la sympathie du jeune comte. Il ne pouvait détacher ses yeux de ceux de cet homme, dont le regard passait pour fascinateur; et il trouvait dans ces yeux, d'une beauté remarquable quant à la forme et à la transparence, une expression indéfinissable qui lui déplaisait de plus en plus. Il y régnait un mélange d'effronterie et de couardise; parfois ils frappaient Ezzelin droit au visage, comme s'ils eussent voulu le faire trembler; mais dès qu'ils avaient manqué leur effet, ils devenaient timides comme ceux d'une jeune fille, ou flottants comme ceux d'un homme pris en faute. Tout en le regardant ainsi, Ezzelin remarqua que sa main droite n'était pas sortie de sa poitrine une seule fois. Appuyé sur le coude gauche avec une nonchalance élégante et superbe, il cachait son autre bras, presque jusqu'au coude, dans les larges plis que formait sur sa poitrine une magnifique robe de soie brochée d'or, dans le goût oriental. Je ne sais quelle pensée traversa l'esprit d'Ezzelin.

«Votre seigneurie ne mange pas?» dit-il d'un ton un peu brusque.

Il lui sembla qu'Orio se troublait. Néanmoins il répondit avec assurance:

«Votre seigneurie prend trop d'intérêt à ma personne. Je ne mange point à cette heure-ci.

—Vous paraissez souffrant,» reprit Ezzelin en le regardant très-fixement et sans aucun détour.»

Cette insistance déconcerta visiblement Orio.

«Vous avez trop de bonté, répondit-il avec une sorte d'amertume; l'air de la mer m'excite beaucoup le sang.

—Mais votre seigneurie est blessée à cette main, si je ne me trompe? dit Ezzelin, qui avait vu les yeux d'Orio se porter involontairement sur son propre bras droit.

Blessé! s'écria Giovanna en se levant à demi avec anxiété.

Eh! mon Dieu, madame, vous le savez bien, répondit Orio en lui lançant un de ces coups d'oeil qu'elle craignait si fort. Voilà deux mois que vous me voyez souffrir de cette main.»

Giovanna retomba sur sa chaise, pâle comme la mort, et Ezzelin vit dans sa physionomie qu'elle n'avait jamais entendu parler de cette blessure.

«Cet accident date de loin? dit-il d'un ton indifférent, mais ferme.

—De mon expédition de Patras, seigneur comte.»

Ezzelin examina Léontio. Il avait la tête penchée sur son verre et paraissait savourer un vin de Chypre d'exquise qualité. Le comte lui trouva une attitude sournoise, et un air de duplicité qu'il avait pris jusque-là pour de la pauvreté d'esprit.

Il persista à embarrasser Orio.

«Je n'avais pas ouï dire, reprit-il, que vous eussiez été blessé à cette affaire; et je me réjouissais de ce qu'au milieu de tant de malheurs celui-là, du moins, vous eût été épargné.»

Le feu de la colère s'alluma enfin sur le front d'Orio. «Je vous demande pardon, seigneur comte, dit-il d'un air ironique, si j'ai oublié de vous envoyer un courrier pour vous faire part d'une catastrophe qui paraît vous toucher plus que moi-même. En vérité, je suis marié dans toute la force du terme, car mon rival est devenu mon meilleur ami.

—Je ne comprends pas cette plaisanterie, messer, répondit Giovanna d'un ton plus digne et plus ferme que son état d'abattement physique et moral ne semblait le permettre.

—Vous êtes susceptible aujourd'hui, mon âme,» lui dit Orio d'un air moqueur; et, étendant sa main gauche sur la table, il attira celle de Giovanna vers lui et la baisa.

Ce baiser ironique fut pour elle comme un coup de poignard. Une larme roula sur sa joue.

«Misérable! pensa Ezzelin en voyant l'insolence d'Orio avec elle. Lâche, qui recule devant un homme, et qui se plaît à briser une femme!»

Il était tellement pénétré d'indignation qu'il ne put s'empêcher de le faire paraître. Les convenances lui prescrivaient de ne point intervenir dans ces discussions conjugales; mais sa figure exprima si vivement ce qui se passait en lui que Soranzo fut forcé d'y faire attention.

«Seigneur comte, lui dit-il, s'efforçant de montrer du sang-froid et de la hauteur, vous seriez-vous adonné à la peinture depuis quelque temps? Vous me contemplez comme si vous aviez envie de faire mon portrait.

—Si votre seigneurie m'autorise à lui dire pourquoi je la regarde ainsi, répondit vivement le comte, je le ferai.

—Ma seigneurie, dit Orio d'un ton railleur, supplie humblement la vôtre de le faire.

—Eh bien! messer, reprit Ezzelin, je vous avouerai qu'en effet je me suis adonné quelque peu à la peinture, et qu'en ce moment je suis frappé d'une ressemblance prodigieuse entre votre seigneurie….

—Et quelqu'une des fresques de cette salle? interrompit Orio.

—Non, messer: avec le chef des pirates à qui j'ai eu affaire ce matin, avec l'Uscoque, puisqu'il faut l'appeler par son nom.

—Par saint Théodose! s'écria Soranzo d'une voix tremblante, comme si la terreur ou la colère l'eussent pris à la gorge, est-ce dans le dessein de répondre à mon hospitalité par une insulte et un défi que vous me tenez de pareils discours, monsieur le comte? Parlez librement.»

En même temps il essaya de dégager sa main de sa poitrine, comme pour la mettre sur le fourreau de son épée, par un mouvement instinctif; mais il n'était point armé, et sa main était de plomb. D'ailleurs Giovanna épouvantée, et craignant une de ces scènes de violence auxquelles elle avait trop souvent assisté lorsque Orio était irrité contre ses inférieurs, s'élança sur lui et lui saisit le bras. Dans ce mouvement, elle toucha sans doute à sa blessure; car il la repoussa avec une fureur brutale et avec un blasphème épouvantable. Elle tomba presque sur le sein d'Ezzelin, qui, de son côté, allait s'élancer furieux sur Orio. Mais celui-ci, vaincu par la douleur, venait de tomber en défaillance, et son page arabe le soutenait dans ses bras.

Ce fut l'affaire d'un instant. Orio lui dit un mot dans sa langue; et ce jeune garçon, ayant rempli une coupe de vin, la lui présenta et lui en fit avaler une partie. Il reprit aussitôt ses forces, et fit à Giovanna les plus hypocrites excuses sur son emportement. Il en fit aussi à Ezzelin, prétendant que les souffrances qu'il ressentait pouvaient seules lui expliquer à lui-même ses fréquents accès de colère.

«Je suis bien certain, dit-il, que votre seigneurie ne peut pas avoir eu l'intention de m'offenser en me trouvant une ressemblance avec le pirate uscoque.

—Au point de vue de l'art, répondit Ezzelin d'un ton acerbe, cette ressemblance ne peut qu'être flatteuse; j'ai bien regardé cet uscoque, c'est un fort bel homme.

—Et un hardi compère! repartit Soranzo en achevant de vider sa coupe, un effronté coquin qui vient jusque sous mes yeux me narguer, mais avec qui je me mesurerai bientôt, comme avec un adversaire digne de moi.

—Non pas, messer, reprit Ezzelin. Permettez-moi de n'être pas de votre avis. Votre seigneurie a fait ses preuves de valeur à la guerre, et l'Uscoque a fait aujourd'hui devant moi ses preuves de lâcheté.»

Orio eut comme un frisson; puis il tendit sa coupe de nouveau à Léontio, qui la remplit jusqu'aux bords d'un air respectueux, en disant:

«C'est la première fois de ma vie que j'entends faire un pareil reproche à l'Uscoque.

—Vous êtes tout à fait plaisant, vous, dit Orio d'un air de raillerie méprisante. Vous admirez les hauts faits de l'Uscoque? Vous en feriez volontiers votre ami et votre frère d'armes, je gage? Noble sympathie d'une âme belliqueuse!»

Léontio parut très-confus; mais Ezzelin, qui ne voulait pas lâcher prise, intervint.

«Je déclare que cette sympathie serait mal placée, dit-il. J'ai eu l'an dernier, dans le golfe de Lépante, affaire à des pirates missolonghis qui se firent couper en morceaux plutôt que de se rendre. Aujourd'hui, j'ai vu ce terrible Uscoque reculer pour une blessure et se sauver comme un lâche quand il a vu couler son sang.»

La main d'Orio serra convulsivement sa coupe. L'Arabe la lui retira au moment où il la portait à sa bouche.

«Qu'est-ce!» s'écria Orio d'une voix terrible. Mais, s'étant retourné et ayant reconnu Naama, il se radoucit et dit en riant:

«Voici l'enfant du prophète qui veut m'arracher à la damnation! Aussi bien, ajouta-t-il en se levant, il me rend service. Le vin me fait mal et aggrave l'irritation de cette maudite plaie qui, depuis deux mois, ne vient pas à bout de se fermer.

—J'ai quelques connaissances en chirurgie, dit Ezzelin; j'ai guéri beaucoup de plaies à mes amis et leur ai rendu service à la guerre en les retirant des mains des empiriques. Si votre seigneurie veut me montrer sa blessure, je me fais fort de lui donner un bon avis.

—Votre seigneurie a des connaissances universelles et un dévouement infatigable, repondit Orio sèchement. Mais cette main est fort bien pansée, et sera bientôt en état de défendre celui qui la porte contre toute méchante interprétation et contre toute accusation calomnieuse.»

En parlant ainsi, Orio se leva, et, renouvelant ses offres de service à Ezzelin d'un ton qui cette fois semblait l'avertir qu'il les accepterait en pure perte, il lui demanda quelles étaient ses intentions pour le lendemain.

«Mon intention, répondit le comte, est de partir dès le point du jour pour Corfou, et je rends grâce à votre seigneurie de ses offres. Je n'ai besoin d'aucune escorte, et ne crains pas une nouvelle attaque des pirates. J'ai vu aujourd'hui ce que je devais attendre d'eux, et, tels que je les connais, je les brave.

—Vous me ferez du moins l'honneur, dit Soranzo, d'accepter pour cette nuit l'hospitalité dans ce château; mon propre appartement vous a été préparé…

—Je ne l'accepterai pas, messer, répondit le comte. Je ne me dispense jamais de coucher à mon bord quand je voyage sur les galères de la république.»

Orio insista vainement. Ezzelin crut devoir ne point céder. Il prit congé de Giovanna, qui lui dit à voix basse, tandis qu'il lui baisait la main:

«Prenez garde à mon rêve! soyez prudent?»

Puis elle ajouta tout haut:

«Faites mon message fidèlement auprès d'Argiria.»

Ce fut la dernière parole qu'Ezzelin entendit sortir de sa bouche. Orio voulut l'accompagner jusqu'à la poterne du donjon, et il lui donna un officier et plusieurs hommes pour le conduire à son bord. Toutes ces formalités accomplies, tandis que le comte remontait sur sa galère, Orio Soranzo se traîna dans son appartement, et tomba épuisé de fatigue et de souffrance sur son lit.

Naam ferma les portes avec soin, et se mit à panser sa main brisée.

* * * * *

L'abbé s'arrêta, fatigué d'avoir parlé si longtemps. Zuzuf prit la parole à son tour, et, dans un style plus rapide, il continua à peu près en ces termes l'histoire de l'Uscoque:

«Laisse-moi, Naam, laisse-moi! Tu épuiserais en vain sur cette blessure maudite le suc de toutes les plantes précieuses de l'Arabie, et tu dirais en vain toutes les paroles cabalistiques dont une science inconnue t'a révélé les secrets: la fièvre est dans mon sang, la fièvre du désespoir et de la fureur! Eh quoi! ce misérable, après m'avoir ainsi mutilé, ose encore me braver en face et me jeter l'insulte de son ironie! et je ne puis aller moi-même châtier son insolence, lui arracher la vie et baigner mes deux bras jusqu'au coude dans son sang! Voilà le topique qui guérirait ma blessure et qui calmerait ma fièvre!

—Ami! tiens-toi tranquille, prends du repos, si tu ne veux mourir. Voici que mes conjurations opèrent. Le sang que j'ai tiré de mes veines et que j'ai versé dans cette coupe commence à obéir à la formule sacrée; il bout, il fume! Maintenant je vais l'appliquer sur ta plaie…»

Soranzo se laisse panser avec la soumission d'un enfant; car il craint la mort comme étant le terme de ses entreprises et la perte de ses richesses. Si parfois il la brave avec un courage de lion, c'est quand il combat pour sa fortune. A ses yeux, la vie n'est rien sans l'opulence, et si, dans ses jours de ruine et de détresse, la voix du destin lui annonçait qu'il est condamné pour toujours à la misère, il précipiterait, du haut de son donjon, dans la mer noire et profonde, ce corps tant choyé pour lequel aucun aromate d'Asie n'est assez exquis, aucune étoffe de Smyrne assez riche ou assez moelleuse.

Quand l'Arabe a fini ses maléfices, Soranzo le presse de partir.

«Va, lui dit-il, sois aussi prompt que mon désir, aussi ferme que ma volonté. Remets à Hussein cette bague qui t'investit de ma propre puissance. Voici mes ordres: Je veux qu'avant le jour il soit à la pointe de Natolica, à l'endroit que je lui ai désigné ce matin, et qu'il se tienne là avec ses quatre caïques pour engager l'attaque; que le renégat Fremio se poste aux grottes de la Cigogne avec sa chaloupe pour prendre l'ennemi en flanc, et que la tartane albanaise, bien munie de ses pierriers, se tienne là où je l'ai laissée, afin de barrer la sortie des écueils. Le Vénitien quittera notre crique avec le jour; une heure après le lever du soleil, il sera en vue des pirates. Deux heures après le lever du soleil, il doit être aux prises avec Hussein; trois heures après le lever du soleil, il faut que les pirates aient vaincu. Et dis-leur ceci encore: Si cette proie leur échappe, dans huit jours Morosini sera ici avec une flotte; car le Vénitien me soupçonne et va m'accuser. S'il arrive à Corfou, dans quinze jours il n'y aura plus un rocher où les pirates puissent cacher leurs barques, pas une grève où ils osent tracer l'empreinte de leurs pieds, pas un toit de pêcheur où ils puissent abriter leurs têtes. Et dis-leur ceci surtout: Si on épargnait la vie d'un seul Vénitien de cette galère, et si Hussein, se laissant séduire par l'espoir d'une forte rançon, consentait à emmener leur chef en captivité, dis-lui que mon alliance avec lui serait rompue sur-le-champ, et que je me mettrais moi-même à la tête des forces de la république pour l'exterminer, lui et toute sa race. Il sait que je connais les ruses de son métier mieux que lui-même; il sait que sans moi il ne peut rien. Qu'il songe donc à ce qu'il pourrait contre moi, et qu'il se souvienne de ce qu'il doit craindre! Va; dis-lui que je compterai les heures, les minutes; lorsqu'il sera maître de la galère, il tirera trois coups de canon pour m'avertir; puis il la coulera bas, après l'avoir dépouillée entièrement… Demain soir il sera ici pour me rendre ses comptes. S'il ne me présente un gage certain de la mort du chef vénitien, sa tête! je le ferai pendre aux créneaux de ma grande tour. Va, telle est ma volonté. N'en omets pas une syllabe… Maudit trois fois soit l'infâme qui m'a mis hors de combat! Eh quoi! n'aurais-je pas la force de me traîner jusqu'à cette barque? Aide-moi, Naam! si je puis seulement me sentir ballotter par la vague, mes forces reviendront! Rien ne réussit à ces maudits pirates quand je ne suis pas avec eux…»

Orio essaye de se traîner jusqu'au milieu de sa chambre; mais le frisson de la fièvre fait claquer ses dents; les objets se transforment devant ses yeux égarés, et à chaque instant il lui semble que les angles de son appartement vont se jeter sur lui et serrer ses tempes comme dans un étau.

Il s'obstine néanmoins, il cherche d'une main tremblante à ébranler le verrou de l'issue secrète. Ses genoux fléchissent. Naam le prend dans ses bras, et, soutenue par la force du dévouement, le ramène à son lit et l'y replace; puis elle garnit sa ceinture de deux pistolets, examine la lame de son poignard et prépare sa lampe. Elle est calme; elle sait qu'elle s'acquittera de sa mission ou qu'elle y laissera sa vie. Enfant de Mahomet, elle sait que les destinées sont écrites dans les cieux, et que rien n'arrive au gré des hommes si la fatalité s'est jouée d'avance de leurs desseins.

Orio se tord sur sa couche. Naam soulève le tapis de damas qui cache à tous les yeux une trappe mobile, aux gonds silencieux. Elle commence à descendre un escalier rapide et tortueux d'abord, construit avec la pierre et le ciment, et bientôt taillé inégalement dans le granit à mesure qu'il s'enfonce dans les entrailles du rocher. Soranzo la rappelle au moment où elle va pénétrer dans ces galeries étroites où deux hommes ne peuvent passer de front, et où la rareté de l'air porterait l'effroi dans une âme moins aguerrie que la sienne. La voix de Soranzo est si faible qu'elle ne peut être entendue, si ce n'est par Naam, dont le coeur et l'esprit vigilant ont le sens de l'ouïe. Naam remonte rapidement les degrés et passe le corps à demi par l'ouverture pour prendre les nouveaux ordres de son maître.

«Avant de rentrer dans l'île, lui dit-il, tu iras dans la baie trouver mon lieutenant. Tu lui diras de faire marcher la galère, au point du jour, vers la pointe opposée de l'île, de gagner le large vers le sud. Il y restera jusqu'au soir sans se rapprocher des écueils, quelque bruit qu'il entende au loin. Je lui donnerai, avec le canon du fort, l'ordre de sa rentrée. Va; hâte-toi, et qu'Allah t'accompagne!»

Naam disparaît de nouveau dans la spirale souterraine. Elle traverse les passages secrets; de cave en cave, d'escalier en escalier, elle parvient enfin à une ouverture étroite, portique effrayant suspendu entre le ciel et l'onde, où le vent s'engouffre avec des sifflements aigus, et que de loin les pêcheurs prennent pour une crevasse inabordable, où les oiseaux de mer peuvent seuls chercher un refuge contre la tempête. Naam prend dans un coin une échelle de corde qu'elle attache aux anneaux de fer scellés dans le roc. Puis elle éteint sa lampe tourmentée par le vent, ôte sa robe de soie de Perse et son fin turban d'un blanc de neige. Elle endosse la casaque grossière d'un matelot, et cache sa chevelure sous le bonnet écarlate d'un Maniote. Enfin, avec la souplesse et la force d'une jeune panthère, elle se suspend aux flancs nus et lisses du roc perpendiculaire, et gagne une plate-forme plus voisine des flots, qui se projette en avant, et forme une caverne que la mer vient remplir dans les gros temps, mais qu'elle laisse à sec dans les jours calmes. Naam descend dans la grotte par une large fissure de la voûte, et s'avance sur la grève écumante. La nuit est sombre, et le vent d'ouest souffle généreusement. Elle tire de son sein un sifflet d'argent et fait entendre un son aigu auquel répond bientôt un son pareil. Quelques instants se sont à peine écoulés, et déjà une barque, cachée dans une autre cave de rocher, glisse sur les flots, et s'approche d'elle.

«Seul? lui dit en langue turque un des deux matelots qui la dirigent.

—Seul, répond Naam; mais voici la bague du maître. Obéissez, et conduisez-moi auprès d'Hussein.»

Les deux matelots hissent leur voile latine, Naam s'élance dans la barque et quitte rapidement le rivage. La signora Soranzo est à sa fenêtre; elle a cru entendre le bruit des rames et le son incertain d'une voix humaine. Le lévrier fait entendre un grognement sourd, témoignage de haine.

«C'est Naama [Naama est le masculin du nom propre de Naam (féminin).] tout seul, dit la belle Vénitienne; Soranzo, du moins, repose cette nuit sous le même toit que sa triste compagne.»

L'inquiétude la dévore.

«Il est blessé! il souffre! il est seul peut-être! Son inséparable serviteur l'a quitté cette nuit. Si j'allais écouter doucement à sa porte, j'entendrais le bruit de sa respiration! Je saurais s'il dort. Et s'il est en proie à la douleur, à l'ennui des ténèbres et de la solitude, peut-être ne méprisera-t-il pas mes soins.»

Elle s'enveloppe d'un long voile blanc, et comme une ombre inquiète, comme un rayon flottant de la lune, elle se glisse dans les détours du château. Elle trompe la vigilance des sentinelles qui gardent la porte de la tour habitée par Orio. Elle sait que Naama est absent: Naama, le seul gardien qui ne s'endorme jamais à son poste, le seul qui ne se laisse pas séduire par les promesses, ni gagner par les prières, ni intimider par les menaces.

Elle est arrivée à la porte d'Orio, sans éveiller le moindre écho sur les pavés sonores, sans effleurer de son voile les murailles indiscrètes. Elle prête l'oreille, son coeur palpitant brise sa poitrine; mais elle retient son souffle. La porte d'Orio est mieux gardée par la peur qu'il inspire que par une légion de soldats. Giovanna écoute, prête à s'enfuir au moindre bruit. La voix de Soranzo s'élève, sinistre dans le silence et dans les ténèbres. La crainte de se trahir par la fuite enchaîne la Vénitienne tremblante au seuil de l'appartement conjugal. Soranzo est en proie aux fantômes du sommeil. Il parle avec agitation, avec fureur, dans le délire des songes. Ses paroles entrecoupées ont-elles révélé quelque affreux mystère? Giovanna s'enfuit épouvantée; elle retourne à sa chambre et tombe consternée, demi-morte, sur son divan. Elle y reste jusqu'au jour, perdue dans des rêves sinistres.

Cependant une ligne incertaine encore traverse le linceul immense de la nuit et commence à séparer au loin le ciel et la mer. Orio, plus calme, s'est soulevé sur son chevet. Il se débat encore contre les visions de la fièvre; mais sa volonté les surmonte, et l'aube va les chasser. Il ressaisit peu à peu ses souvenirs, il embrasse enfin la réalité.

Il appelle Naam; la mandore de la jeune Arabe, suspendue à la muraille, répond seule par une vibration mélancolique à la voix du maître.

Orio repousse ses pesantes courtines, pose ses pieds sur le tapis, promène ses regards inquiets autour de l'appartement où tremble à peine la lueur du matin. La trappe est toujours baissée, Naam n'est pas de retour.

Il ne peut résister à l'inquiétude, il essaye ses forces, il soulève la trappe, il descend quelques marches; il sent que son énergie revient avec l'activité. Il arrive à l'issue des galeries intérieures du rocher, là où Naam a laissé une partie de ses vêtements et l'échelle de cordes attachée encore aux crampons de fer. Il interroge les flots avec anxiété. Les angles du roc lui cachent le côté qu'il voudrait voir. Il voudrait descendre l'échelle, mais, sa main blessée ne pourrait le soutenir dans cette périlleuse traversée. D'ailleurs, le jour augmente, et les sentinelles pourraient le remarquer, et découvrir cette communication avec la mer, connue de lui seulement et du petit nombre des affidés. Orio subit toutes les souffrances de l'attente. Si Naam est tombée dans quelque embûche, si elle n'a pu transmettre son message à Hussein, Ezzelin est sauvé, Soranzo est perdu! Et si Hussein, en apprenant la blessure qui met Orio hors de combat, allait le trahir, vendre son secret, son honneur et sa vie à la république! Mais tout à coup Orio voit sa galéace sortir sur toutes voiles de la baie, et se diriger vers le sud. Naam a rempli sa mission! Il ne songe plus à elle. Il retire l'échelle et retourne dans sa chambre; c'est Naam qui l'y reçoit. La joie du succès donne à Orio les apparences de la passion; il la presse contre son sein; il l'interroge avec sollicitude.

«Tout sera fait comme lu l'as commandé, dit-elle; mais le vent ne cesse pas de souffler de l'ouest, et Hussein ne répond de rien si le vent ne change; car, si la galère le gagne de vitesse, ses caïques ne pourront lui donner la chasse sans s'exposer, en pleine mer, à des rencontres funestes.

—Hussein est insensé, répondit Orio avec impatience, il ne connaît pas l'orgueil vénitien. Ezzelin ne fuira pas; il ira à sa rencontre, il se jettera dans le danger. N'a-t-il pas en tête la sotte chimère de l'honneur? D'ailleurs, le vent tournera au lever du soleil et soufflera jusqu'à midi.

—Maître, il n'y a pas d'apparence, répond Naam.

—Hussein est un poltron,» s'écrie Orio avec colère.

Ils montent ensemble sur la terrasse du donjon. La galère du comte Ezzelin est déjà sortie de la baie. Elle vogue légère et rapide vers le nord. Mais le soleil sort de la mer et le vent tourne. Il souffle en plein de Venise et va refouler les vagues et les navires sur les écueils de l'archipel Ionien. La course d'Ezzelin se ralentit.

«Ezzelin! tu es perdu!» s'écrie Orio dans le transport de sa joie.

Naam regarde le front orgueilleux de son maître. Elle se demande si cet homme audacieux ne commande pas aux éléments, et son aveugle dévouement ne connaît plus de bornes.

Oh! que les heures de cette journée se traînèrent lentement pour Soranzo et pour son esclave fidèle! Orio avait prévu si exactement le temps nécessaire à la marche de la galère et aux manoeuvres des Missolonghis, qu'à l'heure précise indiquée par lui le combat s'engagea. D'abord il ne l'entendit pas, parce qu'Ezzelin n'employa pas le canon contre les caïques. Mais quand les tartanes vinrent l'assaillir, quand il vit qu'il avait à lutter contre deux cents pirates avec une soixantaine d'hommes blessés ou fatigués par le combat de la veille, il fit usage de toutes ses ressources.

Le combat fut acharné, mais court. Que pouvait le courage désespéré contre le nombre et surtout contre le destin? Orio entendit la canonnade. Il bondit comme un tigre dans sa cage, et se cramponna aux créneaux de la tour, pour résister au vertige qui l'emportait à travers l'espace. Dans sa main gauche, il tenait la main de Naam et la brisait d'une étreinte convulsive à chaque coup de canon dont le bruit sourd venait expirer à son oreille. Tout à coup il se fit un grand silence, un silence affreux, impossible à expliquer, et durant lequel Naam commença à craindre que tous les plans de son maître n'eussent avorté.

Le soleil montait calme et radieux, la mer était nue comme le ciel. Le combat se passait entre les deux dernières îles situées au nord-est de San-Silvio. La garnison du château s'étonnait et s'effrayait de ce bruit sinistre; quelques sous-officiers et quelques braves marins avaient demandé à se jeter dans des barques pour aller à la découverte. Orio leur avait fait défendre par Léontio de bouger, sous peine de la vie. Le bruit avait cessé. Sans doute la galère d'Ezzelin, masquée par l'île nord-ouest, cinglait victorieuse vers Corfou. En si peu d'instants, une fine voilière, si bien armée et si bravement défendue, ne pouvait être tombée au pouvoir des pirates. Personne ne s'inquiétait plus de son sort, personne, excepté le gouverneur et son acolyte silencieux. Ils étaient toujours penchés sur les créneaux de la tour. Le soleil montait toujours, et le silence ne cessait point.

Enfin les trois coups se firent entendre à la cinquième heure du jour.

«C'en est fait! maître, dit Naam, le bel Ezzelin a vécu.

—Deux heures pour piller un navire, dit Orio en haussant les épaules. Les brutes! que pourraient-ils sans moi? Rien. Mais à présent, que la foudre du ciel les écrase, que le canon vénitien les balaye, et que les abîmes de la mer les engloutissent. J'en ai fini avec eux. Ils m'ont délivré d'Ezzelin, et la moisson est rentrée!

—Maître, tu vas maintenant te rendre auprès de ta femme. Elle est fort malade et presque mourante, dit-on. Il y a deux heures qu'elle te fait demander. Je te l'ai répété plusieurs fois, tu ne m'as pas entendue.

—Dis que je n'ai pas écouté! Vraiment, j'avais bien autre chose dans l'esprit que les visions d'une femme jalouse! Que me veut-elle?

—Maître, tu vas céder à sa demande. Allah maudit l'homme qui méprise sa femme légitime, encore plus que celui qui maltraite son esclave fidèle. Tu as été pour moi un bon maître; sois un bon époux pour ta Vénitienne. Allons, viens.»

Orio céda; Naam était le seul être qui pût faire céder Orio quelquefois.

Giovanna était étendue roide et sans mouvement sur son divan. Ses joues sont livides, ses lèvres froides, sa respiration est brûlante. Elle se ranime cependant à la voix de Naam qui la presse de tendres questions, et qui couvre ses mains de baisers fraternels.

«Ma soeur Zoana, lui dit la jeune Arabe dans cette langue que Giovanna n'entend pas, prends courage, ne t'abandonne pas ainsi à la douleur. Ton époux revient vers toi, et jamais ta soeur Naam ne cherchera à te ravir sa tendresse. Le prophète l'ordonne ainsi; et jamais, parmi les cent femmes dont je fus la plus aimée, il n'y en eut une seule qui pût se plaindre avec quelque raison de la préférence du maître pour moi. Naam a toujours eu l'âme généreuse; et de même qu'on a respecté ses droits sur la terre des croyants, de même elle respecte ceux d'autrui sur la terre des chrétiens. Allons, relève encore tes cheveux, et revêts tes plus beaux ornements: l'amour de l'homme n'est qu'orgueil, et son ardeur se rallume quand la femme prend soin de lui paraître belle. Essuie tes larmes, les larmes nuisent à l'éclat des yeux. Si tu me confiais le soin de peindre tes sourcils à la turque et de draper ton voile sur tes épaules à la manière perse, sans nul doute le désir d'Orio retournerait vers toi. Voici Orio, prend ton luth, je vais brûler des parfums dans ta chambre.»

Giovanna ne comprend pas ces discours naïfs. Mais la douce harmonie de la voix arabe et l'air tendre et compatissant de l'esclave lui rendent un peu de courage. Elle ne comprend pas non plus la grandeur d'âme de sa rivale, car elle persiste à la prendre pour un jeune homme; mais elle n'en est pas moins touchée de son affection et s'efforce de l'en récompenser en secouant son abattement. Orio entre, Naam veut se retirer; mais Orio lui commande de rester. Il craint, en se livrant à un reste d'amour pour Giovanna, d'encourager ses reproches ou de réveiller ses espérances. Néanmoins il la ménage encore. Elle est toute-puissante auprès de Morosini. Orio la craint, et à cause de cela, bien qu'il admire sa douceur et sa bonté, il ne peut se défendre de la haïr.

Mais cette fois Giovanna n'est ni craintive ni suppliante. Elle n'est que plus triste et plus malade que les autres jours.

«Orio, lui dit-elle, je pense que vous auriez dû, malgré le refus du comte Ezzelin, le faire escorter jusqu'à la haute mer. Je crains qu'il ne lui arrive malheur. De funestes présages m'ont assiégée depuis deux jours. Ne riez pas des avertissements mystérieux de la Providence. Faites voguer votre galère sur les traces du comte, s'il en est temps encore. Songez que c'est dans votre intérêt autant que dans le sien que je vous conseille d'agir ainsi. La république vous rendrait responsable de sa perte.

—Peut-on vous demander, madame, répondit Orio d'un air froid et en la regardant en face, quels sont ces présages dont vous me parlez, et sur quel fondement reposent ces craintes?

—Vous voulez que je vous les dise, et vous allez les mépriser comme les visions d'une femme superstitieuse. Mon devoir est de vous révéler ces avertissements terribles que j'ai reçus d'en haut; si vous n'en profitez pas…

—Parlez, madame, dit Orio d'un air grave, je vous écoute avec déférence, vous le voyez.

—Eh bien! sachez que, peu d'instants après que l'horloge eut sonné la troisième heure du jour, j'ai vu le comte Ezzelin entrer dans ma chambre, tout ensanglanté, et les vêtements en désordre; je l'ai vu distinctement, messer, et il m'a dit des paroles que je ne répéterai point, mais dont le son vibre encore dans mon oreille. Puis il s'est effacé comme s'effacent les spectres. Mais je gagerais qu'à l'heure où il m'a apparu il a cessé de vivre, ou qu'il est tombé en proie à quelque destin funeste; car hier, à l'heure où il fut attaqué par les pirates, j'ai vu en songe l'Uscoque lever sur lui son cimeterre, et s'enfuir, la main brisée, en blasphémant.

—Que signifient ces prétendues visions, madame, et quel soupçon cachez-vous sous ces allégories?»

Ainsi parle Orio d'une voix tonnante et en se levant d'un air farouche. Naam s'élance vers lui, et s'attache à son vêtement. Elle ne comprend pas ses paroles, mais elle lit dans ses yeux étincelants la haine et la menace. Orio se calme, son emportement pourrait le trahir et confirmer les soupçons de Giovanna. D'ailleurs Giovanna est calme, et, pour la première fois de sa vie, elle affronte d'un air impassible la colère d'Orio.

«J'exige que vous me répétiez ces paroles terribles qui doivent me causer tant d'effroi, reprend Orio d'un air ironique. Si vous me les cachez, Giovanna, je croirai que tout ceci est une ruse de femme pour me persifler.

—Je vous les dirai donc, Orio: car ceci n'est point un jeu, et les puissances invisibles qui interviennent dans nos destinées planent au-dessus des vaines fureurs qu'elles excitent en nous. Le spectre du comte Ezzelin m'a montré une large et horrible blessure par laquelle s'écoulait tout son sang, et il m'a dit: «Madame, votre époux est un assassin et un traître.»

—Rien de plus? dit Orio, pâle et tremblant de colère. Votre esprit a trop d'indulgence pour mon mérite, madame, et je m'étonne que les fantômes de vos rêves trouvent de si douces choses à vous dire de moi. A votre prochaine entrevue, veuillez leur dire que je leur conseille de s'expliquer mieux ou de garder le silence; car il est imprudent de parler à la légère, et les visions pourraient bien être de mauvais protecteurs pour les créatures humaines qu'il leur plaît de hanter.»

En parlant ainsi Orio se retira, et l'arrêt de Giovanna fut prononcé dans son coeur.

La nuit est venue, l'épouse d'Orio n'a goûté ni sommeil durant la nuit ni calme durant le jour. Sa tranquillité n'est qu'extérieure, son âme est en proie à mille tortures. Elle a deviné l'horrible vérité: elle n'espère plus rien; elle cherche, au contraire, à augmenter par l'évidence la certitude de sa honte et de son malheur.

L'horloge a sonné minuit. Un profond silence règne dans l'île et dans le château. Le temps est calme et clair, la mer silencieuse. Giovanna est à sa fenêtre secrète. Elle entend l'approche de la barque au pied du rocher. Elle voit des ombres se dresser sur la rive, et comme des taches noires se mouvoir régulièrement sur le sable blanc. Ce n'est ni Orio ni Naam, car le lévrier écoute et ne donne aucun signe d'affection ni de haine. La barque s'éloigne; mais les ombres qui en sont sorties ont disparu, comme si elles se fussent enfoncées dans la profondeur du rocher.

Cette fois, l'air est si sonore et la mer si paisible que les moindres bruits arrivent à l'oreille de Giovanna. Les anneaux de fer ont crié faiblement dans leurs crampons; l'échelle a grincé sous le poids d'un homme: une voix a appelé d'en haut avec précaution; plusieurs voix ont murmuré d'en bas; un signal, le cri d'un oiseau de nuit mal imité, a été échangé. Tout rentre dans le silence. L'oeil ne peut rien saisir; la base du rocher rentre en cet endroit sous la corniche des roches supérieures. Mais tout à coup des mouvements sourds, des sons inarticulés ont retenti aux entrailles de la terre. Giovanna colle son oreille sur le tapis de sa chambre. Elle entend le bruit de plusieurs personnes qui se meuvent comme dans une cave située au-dessous de son appartement. Puis elle n'entend plus rien.

Mais elle veut éclaircir entièrement le mystère. Cette fois, ce n'est plus à l'instinct divinatoire et à la révélation angélique des songes qu'elle demandera la lumière, c'est au témoignage de ses sens. Elle ne songe plus à mettre son voile: peu lui importe d'être reconnue et maltraitée. Demi-nue et les cheveux flottants, elle court sans précaution dans les galeries et dans les escaliers, elle s'élance vers la tour de Soranzo. Elle ne connaît plus la pudeur de l'orgueil outragé, ni la timide soumission de la femme, ni la crainte de la mort. Elle veut savoir et mourir. Orio a donné cependant des ordres sévères pour que la porte de ses appartements soit gardée à vue. Mais les consciences coupables craignent l'horreur de la nuit. Le garde, qui voit venir à lui cette femme échevelée avec tant d'assurance et les yeux animés d'une résolution désespérée, la prend à son tour pour un spectre, et tombe la face contre terre. Cet homme avait égorgé, quelques jours auparavant, sur une galiote marchande, une belle jeune femme avec ses deux enfants dans ses bras. Il croit la voir apparaître, et s'imagine entendre sa voix plaintive lui crier:

«Rends-moi mes enfants!

—Je ne les ai pas,» répond-il d'une voix étouffée en se roulant sur le pavé. Giovanna ne fait pas attention à lui; elle marche sur son corps, indifférente à tout danger, et pénètre dans l'appartement d'Orio. Il est désert, mais des flambeaux sont allumés sur une large table de marbre. La trappe est ouverte au milieu de la chambre. Giovanna referme avec soin la porte par laquelle elle est entrée et se cache derrière un rideau de la fenêtre: car déjà elle entend des voix et des pas qui se rapprochent, et l'on monte l'escalier souterrain.

Orio paraît le premier; trois musulmans d'un aspect hideux, couverts de vêtements souillés de sang et de vase, viennent après lui, portant un paquet qu'ils posent sur la table. Naama vient le dernier et ferme la trappe; puis il va s'appuyer le dos contre la porte de l'appartement, et reste immobile.

Le vieux Hussein, le pirate missolonghi, avait une longue barbe blanche et des traits profondément creusés qui, au premier abord, lui donnaient un aspect vénérable. Mais plus on le regardait, plus on était frappé de la férocité brutale et de l'obstination stupide qu'exprimait son visage basané. Il a joué un rôle obscur, mais long et tenace, dans les annales de la piraterie. Hussein a servi autrefois chez les uscoques. C'est un homme de rapt et de meurtre; mais nul n'observe mieux que lui la loi de justice et de sincérité dans le partage des dépouilles. Nulle parole de commerçant soumis aux lois des nations n'a la valeur et l'inviolabilité de la sienne; et cet homme, qui renierait le prophète pour un peu d'or, ferait rouler avec mépris la tête du premier de ses pirates qui aurait frauduleusement mesuré sa part de butin. Son intégrité et sa fermeté lui ont valu le commandement de quatre caïques et la haute main sur ses deux associés, hommes plus habiles à la manoeuvre, mais moins braves au combat et moins sévères dans l'administration. Ses deux associés étaient le renégat Fremio, qui parlait un patois mêlé de turc et d'italien, presque inintelligible pour Giovanna, et dont la figure mince et flétrie accusait les passions viles et l'âme impitoyable; puis un juif albanais, qui commandait une des tartanes, et qu'une affreuse cicatrice défigurait entièrement. Le renégat et lui posèrent le paquet sur la table et déroulèrent lentement le haillon hideux qui l'enveloppait. Giovanna sentit son coeur défaillir, et l'angoisse de la mort parcourut tout son corps, lorsque de ce premier lambeau elle en vit tirer un autre tout sanglant, haché à coups de sabre et criblé de balles, qu'elle reconnut pour le pourpoint qu'Ezzelin portait la veille.

A cette vue, Orio, indigné, parla avec véhémence à Hussein. Giovanna, n'entendant pas la langue dont il se servait, crut qu'il s'indignait du meurtre; mais Orio, s'étant retourné vers le renégat et vers le juif, leur parla ainsi en italien:

«Ceci un gage! Vous osez me présenter ce haillon comme un gage de mort! Est-ce là ce que j'ai réclamé, et pensez-vous que je me paye de si grossiers artifices? Chiens rapaces, traîtres maudits! vous m'avez trompé! Vous lui avez fait grâce afin de vendre sa liberté à sa famille; mais vous ne réussirez pas à me dérober cette proie, la seule que j'aie exigée de vous. J'irai fouiller jusqu'aux derniers ballots et déclouer jusqu'à la dernière planche de vos barques pour trouver le Vénitien. Mort ou vivant, il me le faut; et, s'il m'échappe, je vous fais mettre en pièces à coups de canon, vous et vos misérables radeaux.»

Orio écumait de rage. Il arracha le pourpoint ensanglanté des mains du renégat consterné et le foula aux pieds. Il était hideux en cet instant, et celle qui l'avait tant aimé eut horreur de lui.

Il y eut entre ces quatre assassins un long débat dont elle comprit une partie. Les pirates soutenaient qu'Ezzelin était mort percé de plusieurs balles et couvert de coups de sabre, ainsi que l'attestait ce vêtement. Le juif, sur la tartane duquel il était tombé expirant, n'avait pu arriver à lui assez tôt pour empêcher ses matelots de jeter son cadavre à la mer. Heureusement la richesse de son pourpoint avait tenté l'un d'eux, qui le lui avait arraché avant de le lancer par-dessus le bord, et le juif avait été forcé de le lui racheter afin de pouvoir montrer à Orio ce témoignage de la mort de son ennemi.

Après beaucoup d'emportements et d'imprécations échangés de part et d'autre, Orio, qui, malgré la brutalité et la méchanceté de ses associés, exerçait un ascendant extraordinaire sur eux, et savait d'un mot et d'un geste les réduire au silence au plus fort de leur colère, parut s'apaiser et se contenter du serment de Hussein. Hussein refusa, à la vérité, de jurer par Allah et le prophète qu'il fût certain de la mort d'Ezzelin, car il ne l'avait pas vu jeter à la mer; mais il jura que, si on lui avait conservé la vie, il n'était pas complice de cette trahison; il jura aussi qu'il s'assurerait de la vérité et qu'il châtierait sévèrement quiconque aurait désobéi à l'Uscoque. Il prononça ce mot en italien, et en portant les deux mains sur sa tête il s'inclina jusqu'à terre devant Orio.

Lui! l'Uscoque! O Giovanna! Giovanna! comment ne tombes-tu pas morte en voyant que cet infâme égorgeur, traître à sa patrie, insatiable larron et meurtrier féroce, est ton époux, l'homme que tu as tant aimé!

Giovanna se parle ainsi à elle-même. Peut-être parle-t-elle tout haut, tant elle méprise à cette heure le danger de mourir, tant elle a perdu le sentiment de son être, absorbée qu'elle est tout entière dans cette scène d'épouvante et de dégoût. Les brigands étaient si animés par la dispute qu'ils n'auraient pu l'entendre. Ils parlèrent longtemps encore. Giovanna ne les entendit plus; ses bras se tordirent, son cou se gonfla et ses yeux se renversèrent dans leur orbite. Elle tomba sur le carreau et perdit le sentiment de son infortune. Les pirates, ayant fait leurs dernières conventions avec Orio, étaient repartis. Orio se jeta sur son lit et s'endormit brisé de fatigue.

Naam, après avoir pansé sa blessure, veille auprès de lui, couchée à terre sur une natte. Il y a bien longtemps que Naam n'a goûté un paisible sommeil. Elle porte dans les événements les plus terribles et dans les plus rudes fatigues de la vie le calme et la santé d'un esprit et d'un corps fortement trempés. Lorsqu'elle s'assoupit, un songe transporte quelquefois son imagination au temps où, bercée dans un hamac de damas plus blanc que la neige par quatre jeunes esclaves nubiennes, à la peau noire comme la nuit, aux dents blanches, à l'air franc et joyeux, elle s'endormait aux sons de la mandore dans la fumée du benjoin, dans les langueurs d'une oisiveté voluptueuse, aux sourires de Phingari, la reine des nuits orientales, aux caresses de la brise, qui effeuillait mollement sur son sein les fleurs de sa chevelure. Ces temps ne sont plus. Les pieds délicats de Naam foulent maintenant le gravier amer des rivages et les pointes déchirantes des récifs. Ses mains effilées se sont endurcies au maniement du gouvernail et des cordages. Le souffle desséchant des vents et l'air âpre de la mer ont hâlé cette peau que l'on pouvait comparer naguère au tissu velouté des fruits, avant que la main leur ait enlevé la vapeur argentée dont le matin les a revêtus. Plante flexible et embaumée, mais forte et vivace, Naam est née au désert, parmi les tribus libres et errantes. Elle n'a point oublié le temps où, courant pieds nus sur le sable ardent, elle menait les chameaux à la citerne et chassait devant elle leur troupe docile, rapportant sur sa tête une amphore presque aussi haute qu'elle. Elle se souvient d'avoir passé d'une main hardie le frein dans la bouche rebelle des maigres cavales blanches de son père. Elle a dormi sous les tentes vagabondes, aujourd'hui au pied des montagnes, et demain au bout de la plaine. Couchée entre les jambes des coursiers généreux, elle écoutait avec insouciance les rugissements lointains du chacal et de la panthère. Enlevée par des bandits et vendue au pacha avant d'avoir connu les joies d'un amour libre et partagé, elle a fleuri, comme une plante exotique, à l'ombre du harem, privée d'air, de mouvement et de soleil, regrettant sa misère au sein de l'opulence et détestant le despote dont elle subissait les caresses. Maintenant Naam ne regrette plus sa patrie. Elle aime, elle se croit aimée. Orio la traite avec douceur et lui confie tous ses secrets. Sans aucun doute elle lui est chère, car elle lui est utile, et jamais il ne retrouvera tant de zèle uni à tant de discrétion, de présence d'esprit, de courage et d'attachement.

D'ailleurs Naam se sent libre. L'air circule largement autour d'elle, ses yeux embrassent l'immense anneau de l'horizon. Elle n'a de devoirs que ceux que son coeur lui dicte, et le seul châtiment qu'elle ait à redouter, c'est de n'être plus aimée. Naam ne regrette donc ni ses esclaves, ni son bain parfumé, ni ses tresses de perles de Ceylan, ni son lourd corset de pierreries, ni ses longues nuits de sommeil, ni ses longues journées de repos. Reine dans le harem, elle n'avait pas cessé de se sentir esclave; esclave parmi les chrétiens, elle se sentit libre, et la liberté, selon elle, c'est plus que la royauté.

Un jour nouveau va poindre, lorsqu'un faible soupir réveille Naam de son premier sommeil. Elle se soulève sur ses genoux et interroge le front penché de Soranzo. Il dort paisiblement, son souffle est égal et pur. Un soupir plus profond que le premier et plein d'une inexprimable angoisse frappe encore l'oreille de Naam. Elle quitte le lit d'Orio et soulève sans bruit le rideau de la croisée. Elle trouve Giovanna gisante, s'étonne, s'émeut et garde un généreux silence; puis, se rapprochant d'Orio, elle abaisse sur lui les courtines de son lit, retourne auprès de Giovanna, la prend dans ses bras, la relève, et, sans éveiller personne, la reporte dans sa chambre.

Orio ignora ce que Giovanna avait osé. Il la tint captive dans ses appartements et n'alla plus jamais s'informer d'elle. Naam essaya en vain de l'adoucir en sa faveur. Cette fois Naam fut sans persuasion, et Orio lui sembla manquer de confiance et rouler en lui-même quelque sinistre dessein.

Les soins de Naam ont guéri la blessure d'Orio en peu de jours. La mort d'Ezzelin paraît constatée; nulle part on n'a retrouvé aucun indice qui ait pu faire croire à son salut. S'il était possible d'échapper à la férocité impétueuse des pirates, il ne le serait pas d'échapper à la haine réfléchie de Soranzo. Giovanna ne se plaint plus; elle ne paraît plus souffrir; elle ne se penche plus les soirs à sa fenêtre; elle n'écoute plus les bruits vagues de la nuit. Quand Naam lui chante les airs de son pays en s'accompagnant du luth ou de la mandore, elle n'entend pas et sourit. Quelquefois elle tient un livre et semble lire; mais ses yeux restent fixés des heures entières sur la même page, et son esprit n'est point là. Elle est plus distraite et moins abattue qu'avant la mort d'Ezzelin. Souvent on la surprend à genoux, les yeux levés vers le ciel et ravie dans une sorte d'extase. Giovanna a trouvé enfin le calme du désespoir; elle a fait un voeu: elle n'aime plus rien sur la terre. Elle semble avoir recouvré la volonté de vivre. Déjà elle redevient belle, et la pourpre de la santé commence à refleurir sur son visage.

Morosini a appris le désastre d'Ezzelin, et son âme s'indigne de l'insolence des pirates. La perte de ce noble et fidèle serviteur de la république remplit de douleur l'amiral et toute l'armée. On célèbre pour lui un service funèbre sur les navires de la flotte vénitienne, et le port de Corfou retentit des lugubres saluts du canon qui annoncent à l'armée la triste fin d'un de ses plus vaillants officiers. On murmure contre l'inaction et la lâcheté de Soranzo. Morosini commence à concevoir des soupçons graves; mais sa prudence scrupuleuse commande le silence. Il envoie à son neveu l'ordre de venir sur-le-champ le trouver pour lui rendre compte de sa conduite, et de laisser le commandement de son île et de sa garnison à un Mocenigo qu'il envoie à sa place. Morosini ordonne aussi à Soranzo de ramener sa femme avec lui, et de laisser à Mocenigo la galéace qu'il commandait, et dont il a fait si peu d'usage.

Mais Soranzo, qui entretient des espions à Corfou et dont les messagers rapides devancent l'escadre de Mocenigo, a été averti à temps. Il n'a pas attendu jusqu'à ce jour pour mettre en sûreté les riches captures qu'il a faites de concert avec Hussein et ses associés. Il a converti toutes ses prises en or monnayé. Une partie est déjà rendue à Venise. Orio a fait équiper la galère sur laquelle Giovanna est venue le trouver. Aidé de Naam et de ses affidés, il y a porté, durant la nuit, des caisses pesantes et des outres de peau de chameau remplies d'or: c'est le reste de ses trésors, et la galère est prête à mettre à la voile. Il annonce à ses officiers que la signora veut retourner à Venise, et ne leur laisse pas soupçonner la disgrâce qui le menace et dont il se rit désormais, car il a tout prévu. Les pirates sont avertis. Hussein cingle rapidement avec sa flottille vers le grand archipel, refuge assuré où il bravera les forces vénitiennes, et où l'on assure qu'il est mort longtemps après, à l'âge de quatre-vingt-six ans, exerçant toujours la piraterie et n'étant jamais tombé au pouvoir de ses adversaires.

Le juif albanais l'accompagne. Condamné à mort à Venise pour plusieurs meurtres, il n'est point à craindre pour Orio qu'il ose jamais y retourner. Mais le renégat Frémio, dont les crimes sont moins constatés et l'audace plus grande, lui inspire de la méfiance. Il l'interroge, il apprend de lui que son désir est de retourner en Italie, et il craint ses délations. Il l'invite à rester avec lui, et s'engage à le faire rentrer dans Venise, sur sa galère, sans qu'il soit exposé aux poursuites de la loi. Le renégat, tout méfiant qu'il est, s'abandonne à l'espoir de finir paisiblement ses jours dans sa patrie, au sein des richesses que le brigandage lui a procurées. Il dépose son butin sur la galère qui porte déjà celui d'Orio, et, changeant de costume et de manières, il se fait passer dans l'île pour un négociant génois échappé à l'esclavage des Ottomans et réfugié sous la protection de Soranzo.

Le commandant Léontio, le lieutenant de vaisseau Mezzani, et les deux matelots qui conduisent la barque mystérieuse de Soranzo parmi les écueils, sont, avec le renégat, les seuls complices qu'Orio ait désormais à redouter. Tous les préparatifs sont terminés. Le départ de Giovanna pour Venise est fixé au premier jour du mois de mai. C'est ce jour-là précisément que Mocenigo doit arriver à San-Silvio avec l'ordre de rappel. Orio seul le sait. Il a fait annoncer à Giovanna qu'elle eût à se tenir prête, et la veille au soir il se rend chez elle après avoir fait dire à Léontio, à Mezzani et au renégat qu'ils eussent à venir recevoir, à minuit dans son appartement, des communications importantes pour leurs intérêts.

Orio a endossé son plus riche pourpoint et bouclé sa chevelure; des bagues étincellent à ses doigts, et sa main droite, à peu près guérie et couverte d'un gant parfumé, balance avec grâce une branche fleurie. Il entre chez sa femme sans se faire annoncer, renvoie ses femmes, et, resté seul avec elle, s'approche pour l'embrasser. Giovanna recule comme si le basilic l'eût touchée, et se dérobe à ses caresses.

«Laissez-moi, dit-elle à Soranzo, je ne suis plus votre femme, et nos mains, qui semblaient unies pour l'éternité, ne doivent plus se rencontrer ni dans ce monde ni dans l'autre.

—Vous avez raison, mon amour, dit Soranzo, d'être irritée contre moi. J'ai été pour vous sans tendresse et sans courtoisie pendant plusieurs jours; mais vous vous apaiserez, aujourd'hui que je viens mettre le genou en terre devant vous et me justifier.»

Il lui raconte alors qu'absorbé par les soins de sa charge, il n'a voulu goûter de repos et de bonheur qu'après avoir accompli son oeuvre. Maintenant, selon lui, tout est prêt pour que ses desseins éclatent, et que sa fidélité à la république soit constatée par l'extinction entière des pirates. Un renfort, qu'il a demandé à l'amiral, doit lui arriver, et toutes ses mesures sont prises pour un combat terrible, décisif. Mais il ne veut pas que son épouse respectée et chérie reste exposée aux chances d'une telle aventure. Il a tout fait préparer pour son départ. Il l'escortera lui-même avec la galéace jusqu'à la hauteur de Teakhi; puis il reviendra laver la tache que le soupçon a faite à son honneur, ou s'ensevelir sous les décombres de la forteresse.

«Cette nuit est la dernière que nous passerons ensemble sous le toit de ce donjon, ajoute-t-il. C'est peut-être la dernière de notre vie que nous passerons sous les mêmes lambris. Ma Giovanna ne s'armera point de fierté à cette heure fatale. Elle ne repoussera pas mon amour et mon repentir. Elle m'ouvrira son coeur et ses bras; pour la dernière fois peut-être, elle me rendra ce bonheur qu'elle seule m'a fait connaître sur la terre.»

En parlant ainsi, il l'enlace dans ses bras, et humilie devant elle ce front superbe qui tant de fois l'a fait trembler. En même temps il cherche à lire dans ses yeux le degré de confiance qu'il inspire, ou de soupçon qu'il lui reste à combattre. Il pense qu'il est temps encore de reprendre son empire sur cette femme qui l'a tant aimé, et auprès de qui, tant qu'il l'a voulu, sa puissance de persuasion n'a jamais échoué. Mais elle se dégage de ses étreintes et le repousse froidement.

«Laissez-moi, lui dit-elle. S'il reste un moyen humain de réhabiliter votre honneur, je vous en félicite; mais il n'en est aucun pour vous de ressaisir sur moi vos droits d'époux. Si vous succombez dans votre entreprise, vos fautes seront peut-être expiées, et je prierai pour vous; mais si vous survivez, je n'en serai pas moins séparée de vous pour jamais.»

Orio pâlit et fronce le sourcil; mais Giovanna ne s'émeut plus de sa colère. Orio se contient et persiste à l'implorer. Il feint de prendre sa froideur pour du dépit; il l'interroge, il veut savoir si elle persiste à l'accuser. Giovanna refuse de s'expliquer.

«Je ne dois compte de mes pensées qu'à Dieu, lui dit-elle; Dieu seul est désormais mon époux et mon maître. J'ai tant souffert de l'amour terrestre que j'en ai reconnu le néant. J'ai fait un voeu: en rentrant à Venise, je ferai rompre mon mariage par le pape, et je prendrai le voile dans un couvent.»

Orio affecte de rire de cette résolution. Il feint de n'y point croire et d'espérer que, dans quelques heures, Giovanna se laissera fléchir par ses caresses. Il se retire d'un air présomptueux qui remplit de mépris cette âme tendre, mais fière, qui ne peut plus aimer l'être qu'elle méprise, et qui a reporté vers le ciel tout son espoir et toute sa foi.

Naam attendait Orio à la porte de la tour. Elle lui trouva l'air farouche, la parole brève et la voix tremblante.

«Quelle heure vient de sonner, Naam?

—Deux heures avant minuit.

—Tu sais ce que nous avons à faire?

—Tout est prêt.

—Les convives seront-ils à minuit dans ma chambre?

—Ils y seront.

—As-tu ton poignard?

—Oui, maître, et voici le tien.

—Es-tu sûre de toi-même, Naam?

—Maître, es-tu sûr de leur trahison?

—Je te l'ai dit. Doutes-tu de ma parole?

—Non, maître.

—Marchons donc!

—Marchons!»

Orio et Naam pénètrent dans les galeries souterraines, descendent l'échelle de cordes, gagnent le bord de la mer, et appellent la barque. Les deux infatigables rameurs, qui toujours à cette heure se tiennent cachés dans la grotte voisine, attentifs au signal qui doit les avertir, mettent à flot sur-le-champ et s'approchent. Orio et sa compagne s'élancent sur la barque et ordonnent aux matelots de s'éloigner de la côte. Bientôt ils sont assez loin du château pour le dessein de Soranzo. Assis à la poupe, il se soulève, et, approchant du rameur courbé devant lui, il lui enfonce son poignard dans la gorge.

«Trahison!» s'écrie celui-ci; et il tombe sur ses genoux en rugissant. Son compagnon abandonne la rame et s'élance vers lui; Naam l'étend par terre d'un coup de hache sur la tête; et tandis qu'elle s'empare de la rame et empêche le bateau de dériver, Orio achève les victimes. Puis il les lie ensemble avec un câble et les attache fortement au pied du mât. Il prend ensuite l'autre rame et vogue à la hâte vers le rocher de San-Silvio. Au moment d'y arriver, il prend la hache, et en quelques coups perce le plancher de la barque, où l'eau s'élance en bouillonnant. Alors il saisit le bras de Naam et se précipite avec elle sur la grève, tandis que la barque s'enfonce et disparaît sous les flots, avec ses deux cadavres. Un silence affreux a régné entre ces deux criminels depuis qu'ils ont quitté la grève pour monter sur la barque. Pendant et après l'assassinat ils n'ont point échangé une parole.

«Allons! tout va bien, du courage!» dit Soranzo à Naam, dont il entend les dents claquer.

Naam essaye en vain de répondre; sa gorge est serrée. Elle ne perd cependant ni sa résolution ni sa présence d'esprit. Elle remonte l'échelle et rentre avec Orio dans la tour. Alors elle allume un flambeau, et leurs regards se rencontrent. Leurs figures livides, leurs habits teints de sang leur causent tant d'horreur qu'ils s'éloignent l'un de l'autre et craignent de se toucher. Mais Orio s'efforce de raffermir par son audace le courage ébranlé de Naam.

«Ceci n'est rien, lui dit-il. La main qui a frappé le tigre tremblera-t-elle devant l'agonie des animaux plus vils?»

Naam, toujours muette, lui fait signe de ne pas rappeler cette image. Elle n'a eu ni regret ni remords du meurtre du pacha, mais elle ne peut supporter qu'on lui retrace ce souvenir. Elle se hâte de changer de vêtement, et tandis qu'Orio imite son exemple, elle prépare la table pour le souper. Bientôt les convives frappent doucement à la porte. Elle les introduit. Ils s'étonnent de ne voir aucun serviteur occupé au service du repas.

«J'ai des communications importantes à vous faire, leur dit Orio, et le secret de notre entretien ne souffre pas de témoins inutiles. Ces fruits et ce vin suffiront pour une collation qui n'est ici qu'un prétexte. Le temps n'est pas venu de se livrer au plaisir. C'est dans la belle Venise, au sein des richesses et à l'abri des dangers, que nous pourrons passer les nuits en de folles orgies. Ici il s'agit de régler nos comptes et de parler d'affaires. Naam, donne-nous des plumes et du papier. Mezzani, vous serez le secrétaire, et Frémio fera les calculs. Léontio, versez-nous du vin à tous pendant ce temps.»

Dès le commencement, Frémio éleva des prétentions injustes, et soutint que Léontio ne lui avait pas donné une reconnaissance exacte des valeurs déposées par lui sur la galère. Orio feignit d'écouter leur débat avec l'attention d'un juge intègre. Au moment où ils étaient le plus échauffés, le renégat, qui s'exprimait avec difficulté, et dont le langage grossier faisait sourire de mépris les autres convives, se troubla de dépit et de honte, et but à plusieurs reprises pour se donner de l'audace; mais ses paroles devinrent de plus en plus confuses, et, frappant du pied avec rage, il quitta la dispute et passa sur le balcon. Naam le suivit des yeux. Au bout d'un instant, et comme la dispute continuait entre Léontio et Mezzani, un regard échangé avec son esclave apprit à Soranzo que Frémio ne parlerait plus. Il était assis sur la terrasse, les jambes pendantes, les bras enlacés aux barreaux de la balustrade, la tête penchée, les yeux fixes.

«Est-il déjà ivre? dit Léontio.

—Oui, et tant mieux, répondit le lieutenant. Terminons nos affaires sans lui.»

Il essaya de lire ce que Léontio écrivait; sa vue se troubla.

«Ceci est étrange, dit-il en portant sa main à son front; moi aussi, je suis ivre. Messer Soranzo, ceci est une infamie: vous nous servez du vin qu'on ne peut boire sans perdre aussitôt la force de savoir ce qu'on fait… Je ne signerai rien avant demain matin.»

Il retomba sur sa chaise, les yeux fixes, les lèvres violettes, les bras étendus sur la table.

«Qu'est-ce? dit Léontio en se retournant et en le regardant avec effroi; seigneur gouverneur, ou je n'ai jamais vu mourir personne, ou cet homme vient de rendre l'âme.

—Et vous allez en faire autant, seigneur commandant, lui dit Orio en se levant et en lui arrachant la plume et le papier. Dépêchez-vous d'en finir; car il n'est plus d'espoir pour vous, et nos comptes sont réglés.»

Léontio avait avalé seulement quelques gouttes de vin; mais la terreur aida à l'effet du poison, et lui porta le coup mortel. Il tomba sur ses genoux, les mains jointes, l'oeil égaré et déjà éteint. Il essaya de balbutier quelques paroles.

«C'est inutile, lui dit Orio en le poussant sous la table; votre ruse ici ne servira plus de rien. Je sais bien que votre marché était déjà fait, et que, plus habile que ces deux-là, vous trahissiez d'un côté la république, pour avoir part à notre butin, et de l'autre vos complices, afin de vous réconcilier avec la république en nous envoyant aux Plombs. Mais pensez-vous qu'un homme comme moi veuille céder la partie à un homme comme vous? Allons donc! Le vautour qui combat est fait pour s'envoler, et la chenille qui rampe pour être écrasée. C'est le droit divin qui l'ordonne ainsi. Adieu, brave commandant, qui me faisiez passer pour fou. Lequel de nous l'est le plus à cette heure?»

Léontio essaya de se relever; il ne le put, et se traîna au milieu de la chambre, où il expira en murmurant le nom d'Ezzelin. Fut-ce l'effet du remords? la vision sanglante lui apparut-elle à son dernier instant?

Orio et Naam rassemblèrent les trois cadavres et les entassèrent sous la table, qu'ils renversèrent dessus avec les nappes et les meubles; puis Orio prit un flambeau, et mit le feu à ce monceau après avoir fermé les fenêtres. Orio, s'éloignant alors, dit à Naam de rester à la porte jusqu'à ce qu'elle eût vu les cadavres, la table et tous les meubles qui étaient dans la salle entièrement consumés, et les flammes faire éruption au dehors; qu'alors elle eût à descendre le grand escalier et à jeter l'épouvante dans le château en sonnant la cloche d'alarme.

Appuyée contre la porte, les bras croisés sur la poitrine, les yeux fixés sur le hideux bûcher d'où s'élèvent des flammes bleuâtres, Naam reste seule livrée à ses sombres pensées. Bientôt des tourbillons de fumée se roulent en spirale et se dressent comme des serpents vers la voûte. La flamme s'étend; les voix aiguës de l'incendie commencent à siffler, à se répondre, à se mêler et à former des accords déchirants. On prendrait le pavé de marbre étincelant pour une eau profonde où se reflète l'éclat du foyer. Les fresques de la muraille apparaissent derrière les tourbillons de flamme et de fumée comme les sombres esprits qui protègent le crime et se plaisent dans le désastre. Peu à peu elles se détachent de la muraille, et ces pâles géants tombent par morceaux sur le pavé avec un bruit sec et sinistre.

Mais rien dans cette scène d'épouvante, à laquelle préside silencieusement Naam, n'est aussi effrayant que Naam elle-même. Si une des victimes, dont les ossements noircis gisent déjà dans la cendre, pouvait se ranimer un instant et voir Naam éclairée par ces reflets livides, la lèvre contractée d'horreur, mais le front armé d'une résolution inexorable, elle retomberait foudroyée comme à l'aspect de l'ange de la mort. Jamais Azraël n'apparut aux hommes plus terrible et plus beau que ne l'est à cette heure l'être mystérieux et bizarre qui préside froidement aux vengeances d'Orio.

Cependant les vitres tombent en éclats, et l'incendie va se répandre. Naam songe à exécuter les ordres de son maître et à donner l'alarme. Mais d'où vient qu'Orio l'a quittée sans lui dire de l'accompagner? Dans l'horreur de l'oeuvre qu'ils ont accomplie ensemble, Naam a obéi machinalement, et maintenant un effroi subit, une sollicitude généreuse s'emparent de ce coeur de tigre. Elle oublie de sonner la cloche, et, franchissant d'un pied rapide les escaliers et les galeries qui séparent la grande tour du palais de bois, elle s'élance vers les appartements de Giovanna. Un profond silence y règne. Naam ne s'étonne pas de ne point rencontrer dans les chambres qu'elle traverse précipitamment les femmes qui servent Giovanna. La négresse fidèle, dont le hamac est ordinairement suspendu en travers de la porte de sa maîtresse, n'est pas là non plus. Naam ignore que, sous prétexte d'avoir un rendez-vous d'amour avec sa femme, Orio a éloigné d'avance toutes ses servantes. Elle pense qu'au contraire son premier soin a été de venir chercher Giovanna, afin de la soustraire à l'incendie. Cependant Naam n'est pas tranquille; elle pénètre dans la chambre de Giovanna. Un profond silence règne là comme partout, et la lampe jette une si faible clarté que Naam ne distingue d'abord que confusément les objets. Elle voit pourtant Giovanna couchée sur son lit, et s'étonne du peu d'empressement qu'Orio a mis à l'avertir du danger qui la menace. En cet instant, Naam est saisie d'une terreur qu'elle n'a point encore éprouvée, ses genoux tremblent. Elle n'ose avancer. Le lévrier, au lieu de se jeter sur elle avec rage comme à l'ordinaire, s'est approché d'un air suppliant et craintif. Il est retourné s'asseoir devant le lit, et là, l'oreille dressée, le cou tendu, il semble épier avec inquiétude le réveil de sa maîtresse; de temps en temps il retourne la tête vers Naam, avec une courte plainte, comme pour l'interroger, puis il lèche le plancher humide.

Naam prend la lampe, l'approche du visage de Giovanna, et la voit baignée dans son sang. Son sein est percé d'un seul coup de poignard; mais cette blessure profonde, mortelle, Naam connaît la main qui l'a faite, et elle sait qu'il est inutile d'interroger ce qui peut rester de chaleur à ce cadavre, car là où Soranzo a frappé il n'est plus d'espoir. Naam reste immobile en face de cette belle femme, endormie à jamais; mille pensées nouvelles s'éveillent dans son âme; elle oublie tout ce qui a précédé ce meurtre. Elle oublie même l'incendie qu'elle a allumé et qui court après elle.

«O ma soeur! s'écrie-t-elle, qu'as-tu donc fait qui ait mérité la mort? Est-ce là le sort réservé aux femmes d'Orio? A quoi t'a servi d'être belle? A quoi t'a servi d'aimer? Est-ce donc moi qui suis cause de la haine que tu inspirais? Non, car j'ai tout fait pour l'adoucir, et j'aurais donné ma vie pour sauver la tienne. Serait-ce parce que tu as été trop soumise et trop fidèle, que l'on t'a payée de mépris? Tu as été faible, ô femme! Je me souviendrai de toi, et ce qui t'arrive me servira d'enseignement.»

Pendant que Naam, perdue dans des réflexions sinistres, interroge sa destinée sur le cadavre de Giovanna, l'incendie gagne toujours, et déjà la galerie de bois qui entoure le parterre est à demi consumée. Le sifflement et la clarté sinistre avertissent en vain Naam de l'approche du feu; elle n'entend rien, et son âme est tellement consternée que la vie ne lui semble pas valoir en cet instant la peine d'être disputée.

Cependant Orio s'est retiré sur une plate-forme voisine, d'où il contemple l'incendie trop lent à son gré. Toute cette partie du château, dont il a eu soin d'éloigner les habitants, va être dans quelques minutes la proie des flammes; mais Orio n'a pas pris le soin de porter lui-même l'incendie dans la chambre de Giovanna. Il entend les cris des sentinelles qui viennent d'apercevoir la clarté sinistre, et qui donnent l'alarme.

On peut arriver à temps encore pour pénétrer auprès de Giovanna, et pour voir qu'elle a péri par le fer. Orio prévient ce danger. Il se précipite, un tison enflammé à la main, dans l'appartement conjugal; mais, en voyant Naam debout devant le lit sanglant, il recule épouvanté comme à l'aspect d'un spectre. Puis une pensée infernale traverse son âme maudite. Tous ses complices sont écartés, tous ses ennemis sont anéantis. Le seul confident qui lui reste, c'est Naam. Elle seule désormais pourra révéler par quels forfaits ses richesses furent acquises et conservées. Un dernier effort de volonté, un dernier coup de poignard rendrait Orio maître absolu, possesseur unique de ses secrets. Il hésite, mais Naam se retourne et le regarde. Soit qu'elle ait pressenti son dessein, soit que le meurtre de Giovanna ait empreint d'indignation et de reproche son front livide et son regard sombre, ce regard exerce sur Orio une fascination magique; son âme conserve le désir du mal, mais elle n'en a plus la force. Orio a compris en cet instant que Naam est un être plus fort que lui, et que sa destinée ne lui appartient pas comme celle de ses autres victimes. Orio est saisi d'une peur superstitieuse. Il tremble comme un homme surpris par le mauvais oeil. Il fait du moins un effort pour achever d'anéantir Giovanna, et, jetant son brandon sur le lit: «Que faites-vous ici? dit-il d'un air farouche à Naam. Ne vous avais-je pas ordonné de sonner la cloche? Allez, obéissez! Voyez! le feu nous poursuit!

—Orio, dit Naam sans se déranger et sans quitter la main du cadavre qu'elle a prise dans les siennes, pourquoi as-tu tué ta femme? c'est un grand crime que tu as commis! Je te croyais plus qu'un homme, et je vois maintenant que tu es un homme comme les autres, capable de bien et de mal! Comment te respecterai-je maintenant que je sais que l'on doit te craindre, Orio? Ceci est une chose que je ne pourrai jamais oublier, et tout mon amour pour toi ne me suggère rien à cette heure qui puisse l'excuser. Plût à Dieu que tu ne l'eusses point fait, et que je ne l'eusse point vu! Je ne sais si ton Dieu te pardonnera; mais à coup sûr Allah maudit l'homme qui tue sa femme chaste et fidèle.

—Sortez d'ici, s'écrie Soranzo, qui craint d'être surpris en ce lieu et durant cette querelle. Faites ce que je vous commande et taisez-vous, ou craignez pour vous-même.»

Naam le regarde fixement, et lui montrant les flammes qui s'élancent en gerbe par la porte:

«Celui de nous deux qui traversera ceci avec le plus de calme, lui dit-elle, aura le droit de menacer l'autre et de l'effrayer.»

Et, tandis qu'Orio, vaincu par le péril, s'élance rapidement hors de la chambre, elle s'approche lentement de la porte embrasée, sans paraître s'apercevoir du danger. Le chien la suit jusqu'au seuil; mais, voyant qu'on laisse sa maîtresse, il revient auprès du lit en pleurant.

«Animal plus sensible et plus dévoué que l'homme, dit Naam en revenant sur ses pas, il faut que je te sauve.»

Mais elle s'efforce en vain de l'arracher au cadavre; il se défend et s'acharne. A moins de perdre toute chance de salut, Naam ne peut s'obstiner à cette lutte. Elle franchit les flammes avec calme, et trouve Orio dans le parterre, qui l'attend avec impatience, et la regarde avec admiration.

«O Naam! lui dit-il en lui prenant le bras et en l'entraînant, vous êtes grande, vous devez tout comprendre!

—Je comprends tout, hormis cela!» répond Naam en lui montrant du doigt la chambre de Giovanna, dont le plafond s'écroule avec un bruit affreux.

En un instant tout le château fut en rumeur. Soldats et serviteurs, hommes et femmes, tous s'élancèrent vers les appartements du gouverneur et de sa femme. Mais, au moment où Orio et Naam en sortirent, le palais de bois, qui avait pris feu avec une rapidité effrayante, n'était déjà plus qu'un monceau de cendres entouré de flammes. Personne ne put y pénétrer; un vieux serviteur de la maison de Morosini s'y obstina et y périt. Soranzo et son esclave disparurent dans le tumulte. Le vent, qui soufflait avec force, porta la flamme sur tous les points. Bientôt le donjon tout entier ne présenta plus qu'une immense gerbe rouge, et la mer se teignit, à une lieue à la ronde, d'un reflet sanglant. Les tours s'écroulèrent avec un bruit épouvantable, et les lourds créneaux, roulant du haut du rocher dans la mer, comblèrent les grottes et les secrètes issues qui avaient servi à la barque et aux sorties mystérieuses d'Orio. Les navires qui passèrent au loin et qui virent ce foyer terrible crurent qu'un phare gigantesque avait été dressé sur les écueils, et les habitants consternés des îles voisines dirent:

«Voilà les pirates qui égorgent la garnison vénitienne et qui mettent le feu au château de San-Silvio.»

Vers le matin, tous les habitants, successivement chassés du donjon par l'incendie, se pressaient sur les grèves de la baie, seul endroit où les pierres lancées et les décombres qui s'écroulaient ne pussent les atteindre. Beaucoup avaient péri. A la clarté livide de l'aube, on fit le dénombrement des victimes, et tous les regards se portèrent vers Orio, qui, assis sur une pierre, ayant Naam débout à ses côtés, gardait un silence farouche. Le donjon brûlait encore, et la teinte du jour naissant rendait toujours plus affreuse celle de l'incendie. Personne ne songeait plus à combattre le fléau. Des pleurs, des blasphèmes se faisaient entendre dans les divers groupes. Ceux-ci regrettaient un ami, ceux-là quelque effet précieux; tous se demandaient à voix basse:

«Mais où donc est la signera Soranzo? L'a-t-on enfin sauvée, que le gouverneur paraît si tranquille?»

Tout à coup un fracas, plus épouvantable que tous les autres, fit tressaillir d'effroi les courages les mieux éprouvés. Un craquement général ébranla du haut en bas la masse de pierres noircies qui se défendait encore contre les flammes. Les flancs balsatiques du rocher en furent ébranlés, et des fentes profondes sillonnèrent ce bloc immense, comme lorsque la foudre fait éclater le tronc d'un vieil arbre. Toute la partie supérieure du donjon, les vastes terrasses de marbre les plates-formes des tours et le couronnement dentelé s'écroulèrent spontanément. Les flammes furent étouffées après s'être divisées en mille langues ardentes qui semblaient ruisseler en cascades de feu sur les flancs de l'édifice. Cette forteresse ne présenta plus alors qu'un informe amas de pierres d'où s'exhalaient les tourbillons noirs d'une âcre fumée et quelques faibles jets de flamme pâlissante, dernières émanations peut-être des vies ensevelies sous ces décombres.

Alors il se fit un silence de mort, et les pâles habitants de l'île, épars sur la grève humide, se regardèrent comme des spectres qui se relèvent du tombeau en secouant leurs suaires poudreux. Mais du sein de ces ruines, où toute manifestation de la vie semblait à jamais étouffée, on entendit sortir une voix étrange, lamentable, un hurlement qu'il était impossible de définir et qui se prolongea d'une manière déchirante pendant plusieurs minutes, jusqu'à ce qu'il cessât par un aboiement rauque, étouffé, un dernier cri de mort; après quoi on n'entendit plus que la voie de la mer, éternellement destinée à gémir sur cette rive dévastée.

«Où se sera réfugié ce chien ensorcelé pour n'être écrasé qu'à cette heure? dit Orio à Naam.

—Vous êtes sûr, répondit Naam, que maintenant il ne reste plus rien de…..

—Partons!» dit Orio en levant ses deux bras vers les pâles étoiles qui s'éteignaient dans la blancheur du matin.

Ceux qui le virent de loin prirent ce geste pour l'élan d'un désespoir immense. Naam, qui le comprit mieux, y vit un cri de triomphe.

Soranzo et son esclave se jetèrent dans une barque et gagnèrent la galère qu'on avait équipée pour le départ de Giovanna. Soranzo fit déplier toutes les voiles et donna le signal du départ. Naam, quelques serviteurs et un très-petit équipage choisi parmi l'élite de ses matelots, montaient avec lui ce léger navire.

En vain les officiers de la garnison et de la galéace vinrent-ils lui demander ses ordres; il les repoussa durement, et pressant ses hommes de lever l'ancre:

«Messieurs, dit-il à sa troupe consternée, pouvez-vous me rendre la femme que j'ai tant aimée et qui reste là ensevelie? Non, n'est-ce pas? Alors de quoi me parlez-vous, et de quoi voulez-vous que je vous parle?»

Puis il tomba comme foudroyé sur le pont de sa galère, qui déjà fendait l'onde.

«Le désespoir a fini d'égarer sa raison,» dirent les officiers en se retirant dans leur barque et en regardant la fuite rapide du chef qui les abandonnait.

Quand la galère fut hors de leur vue, Naam se pencha vers Orio, qui restait étendu sans mouvement sur le tillac.

«On ne te regarde plus, lui dit-elle à l'oreille: menteur, lève-toi!»

* * * * *

L'abbé reprenant la parole tandis que Beppa offrait à Zuzuf un sorbet:

«Je ne me chargerai pas de vous raconter exactement, dit-il, ce qui se passa aux îles Curzolari après le départ d'Orio Soranzo. Je pense que notre ami Zuzuf ne s'en est guère informé, et que d'ailleurs chacun de nous peut l'imaginer. Quand la garnison, les matelots et les gens de service se virent abandonnés par le gouverneur, sans autre asile que la galère et les huttes de pêcheurs éparses sur la rive, ils durent s'irriter et s'effrayer de leur position, et rester indécis entre le désir d'aller chercher un refuge à Céphalonie et la crainte d'agir sans ordres, contrairement aux intentions de l'amiral. Nous savons qu'heureusement pour eux Mocenigo arriva avec son escadre dans la soirée même. Mocenigo était muni de pouvoirs assez étendus pour couper court à cette situation pénible. Après avoir constaté et enregistré les événements qui venaient d'avoir lieu, il fit rembarquer tous les Vénitiens qui se trouvaient à Curzolari; et, donnant le commandement du seul navire qui leur restât au plus ancien officier en grade, il porta ses forces moitié sur Téaki, moitié sur les côtes de Lépante. Mais ce qui causa une grande surprise à Mocenigo, ce fut d'avoir vainement exploré les ruines de San-Silvio, vainement soumis à une sorte d'enquête tous ceux qui s'y trouvaient lorsque l'incendie éclata et tous ceux qui furent témoins de l'embarquement et de la fuite de Soranzo, sans pouvoir recueillir aucun renseignement certain sur le sort de Giovanna Morosini, de Léontio et de Mezzani. Selon toute vraisemblance, ces deux derniers avaient péri dans l'incendie; car ils n'avaient point reparu depuis, et certes ils l'eussent fait s'ils eussent pu échapper au désastre. Mais le sort de la signora Soranzo restait enveloppé de mystère. Les uns étaient persuadés, d'après les dernières paroles que le gouverneur avait dites en partant, qu'elle avait été victime du feu; les autres (et c'était le grand nombre) pensaient que ces paroles mêmes, dans la bouche d'un homme aussi dissimulé, prouvaient le contraire de ce qu'il avait voulu donner à croire. La signora, selon eux, avait été la première soustraite au danger et conduite à bord de sa galère. Le trouble qui régnait alors pouvait expliquer comment personne ne se souvenait de l'avoir vue sortir du donjon et de l'île. Sans doute Orio avait eu des raisons particulières pour la garder cachée à son bord à l'heure du départ. L'horreur qu'il avait depuis longtemps pour cette île et son irrésistible désir de la quitter avaient pu l'engager à feindre un grand désespoir par suite de la mort de sa femme, afin de fournir une excuse à son départ précipité, à l'abandon de sa charge, à la violation de tous ses devoirs militaires. Mocenigo, ayant épuisé tous les moyens d'éclaircir ces faits, procéda à l'embarquement et au départ; mais il ne s'établit dans sa nouvelle position qu'après avoir envoyé à Morosini un avis pressant, afin qu'il eût à s'informer promptement de sa nièce dans Venise, où l'on présumait que le déserteur Soranzo l'avait ramenée.

Pour vous, qui savez quelle était la véritable position de Soranzo, vous seriez portés à croire, au premier aperçu, que, maître de trésors si chèrement acquis, ayant tout à craindre s'il retournait à Venise, il cingla vers d'autres parages, et alla chercher une terre neutre où la preuve de ses forfaits ne pût jamais venir le troubler dans la jouissance de ses richesses. Pourtant il n'en fut rien, et l'audace de Soranzo en cette circonstance couronna toutes ses autres impudences. Soit que les âmes lâches aient un genre de courage désespéré qui n'est propre qu'à elles, soit que la fatalité que notre ami Zuzuf invoque pour expliquer tous les événements humains condamne les grands criminels à courir d'eux-mêmes à leur perte, il est à remarquer que ces infâmes perdent toujours le fruit de leurs coupables travaux pour n'avoir pas su s'arrêter à temps.

Ce que Morosini ignorait encore, c'est que la dot de sa nièce avait été dévorée en grande partie dans les trois premiers mois de son mariage avec Soranzo. Soranzo, aux yeux de qui la bienveillance de l'amiral était la clef de tous les honneurs et de tous les pouvoirs de la république, avait tenu par-dessus tout à réparer la perte de cette fortune; et, le moyen le plus prompt lui ayant paru le meilleur, au lieu de chasser les pirates, nous avons vu qu'il s'était entendu avec eux pour dépouiller les navires de commerce de toutes les nations. Une fois lancé dans cette voie, des profits rapides, certains, énormes, lui avaient causé tant de surprise et d'enivrement qu'il n'avait pu s'arrêter. Non content de protéger la piraterie par sa neutralité et de prélever en secret son droit sur les prises, il voulut bientôt mettre à profit ses talents, sa bravoure et l'espèce de fanatisme qu'il avait su inspirer à ces bandits pour augmenter ses bénéfices infâmes. Tant qu'à risquer son honneur et sa vie, avait-il dit à Mezzani et à Léontio, ses complices (et, on doit le dire, ses provocateurs au crime), il faut frapper les grands coups et risquer le tout pour le tout. Son audace lui réussit. Il commanda les pirates, les guida, les enrichit; et, jaloux de conserver sur eux un ascendant qui pouvait un jour lui redevenir utile, il les renvoya avec leur chef Hussein, tous contents de sa probité et de sa libéralité. Avec eux il se conduisit en grand seigneur vénitien, ayant déjà une assez belle part au butin pour se montrer généreux, et comptant d'ailleurs se dédommager sur les parts du renégat, du commandant et du lieutenant, dont il regardait la vie comme incompatible avec la sienne propre. Une étoile maudite dans le ciel sembla présider à son destin dans toute cette entreprise et protéger ses effrayants succès. Vous allez voir que cette puissance infernale le porta encore plus loin sur sa roue brûlante.

Quoique Soranzo eût quadruplé la somme qu'il avait désirée, tous les trésors de l'univers n'étaient rien pour lui sans une Venise pour les y verser. Dans ce temps-là l'amour de la patrie était si âpre, si vivace, qu'il se cramponnait à tous les coeurs, aux plus vils comme aux plus nobles; et vraiment il n'y avait guère de mérite alors à aimer Venise. Elle était si belle, si puissante, si joyeuse! c'était une mère si bonne à tous ses enfants, une amante si passionnée de toutes leurs gloires! Venise avait de telles caresses pour ses guerriers triomphants, de telles fanfares éclatantes pour la bravoure, des louanges si fines et si délicates pour leur prudence, des délices si recherchées pour récompenser leurs moindres services! Nulle part on ne pouvait retrouver d'aussi belles fêtes, goûter une aussi charmante paresse, se plonger à loisir aujourd'hui dans un tourbillon aussi brillant, demain dans un repos aussi voluptueux. C'était la plus belle ville de l'Europe, la plus corrompue et la plus vertueuse en même temps. Les justes y pouvaient tout le bien, et les pervers tout le mal. Il y avait du soleil pour les uns et de l'ombre pour les autres; de même qu'il y avait de sages institutions et de touchantes cérémonies pour proclamer les nobles principes, il y avait aussi des souterrains, des inquisiteurs et des bourreaux pour maintenir le despotisme et assouvir les passions cachées. Il y avait des jours d'ovation pour la vertu et des nuits de débauche pour le vice, et nulle part sur la terre des ovations si enivrantes, des débauches si poétiques. Venise était donc la patrie naturelle de toutes les organisations fortes, soit dans le bien, soit dans le mal. Elle était la patrie nécessaire, irrépudiable, de quiconque l'avait connue!

Orio comptait donc jouir de ses richesses à Venise et non ailleurs. Il y a plus, il voulait en jouir avec tous les priviléges du sang, de la naissance et de la réputation militaire. Orio n'était pas seulement cupide, il était vain au delà de toute expression. Rien ne lui coûtait (vous avez vu quels actes de courage et de lâcheté!) pour cacher sa honte et garder le renom d'un brave. Chose étrange! malgré son inaction apparente à San-Silvio, malgré les charges que les faits élevaient contre lui, malgré les accusations qu'un seul cheveu avait tenues suspendues sur sa tête, enfin malgré la haine qu'il inspirait, il n'avait pas un seul accusateur parmi tous les mécontents qu'il avait laissés dans l'île. Nul ne le soupçonnait d'avoir pris part ou donné protection volontaire à la piraterie, et à toutes les bizarreries de sa conduite depuis l'affaire de Patras on donnait pour explication et pour excuse le chagrin et la maladie. Il n'est si grand capitaine et si brave soldat, disait-on, qui, après un revers, ne puisse perdre la tête.

Soranzo pouvait donc se débarrasser des inconvénients de la maladie mentale à la première action d'éclat qui se présenterait; et, comme cette maladie, inventée dans le principe par Léontio, moitié pour le sauver, moitié pour le perdre au besoin, était la meilleure de toutes les explications dans la nouvelle circonstance, Orio se promit d'en tirer parti. Il eut donc l'insolente idée d'aller sur-le-champ à Corfou trouver Morosini et de se montrer à lui et à toute l'armée sous le coup d'un désespoir profond et d'une consternation voisine de l'idiotisme. Cette comédie fut si promptement conçue et si merveilleusement exécutée que toute l'armée en fut dupe; l'amiral pleura avec son gendre la mort de Giovanna, et finit par chercher à le consoler.

La douleur de Soranzo sembla bien légitime à tous ceux qui avaient connu Giovanna Morosini, et tous la tinrent pour sacrée, personne n'osant plus blâmer sa conduite, et chacun craignant de montrer un coeur sans générosité s'il refusait sa compassion à une si grande infortune. Il se fit garder comme fou pendant huit jours; puis, quand il parut retrouver sa raison, il exprima un si profond dégoût de la vie, un si entier détachement des choses de ce monde, qu'il ne parla de rien moins que d'aller se faire moine. Au lieu de censurer son gouvernement et de lui ôter son rang dans l'armée, le généreux Morosini fut donc forcé de lui témoigner une tendre affection et de lui offrir un rang plus élevé encore, dans l'espoir de le réconcilier avec la gloire et par conséquent avec l'existence. Soranzo, se promettant bien de profiter de ces offres en temps et lieu, feignit de les repousser avec exaspération, et il prit cette occasion pour colorer adroitement sa conduite à San-Silvio.

«A moi des distinctions! à moi des honneurs et les fumées de la gloire! s'écria-t-il; noble Morosini, vous n'y songez pas. N'est-ce pas cette funeste ambition d'un jour qui a détruit le bonheur de toute ma vie? Nul ne peut servir deux maîtres; mon âme était faite pour l'amour et non pour l'orgueil. Qu'ai-je fait en écoutant la voix menteuse de l'héroïsme? J'ai détruit le repos et la confiance de Giovanna; je l'ai arrachée à la sécurité de sa vie calme et modeste; je l'ai attirée au milieu des orages, dans une prison suspendue entre le ciel et l'onde, où bientôt sa santé s'est altérée; et, à la vue de ses souffrances, mon âme s'est brisée, j'ai perdu toute énergie, toute mémoire, tout talent. Absorbé par l'amour, consterné par la crainte de voir périr celle que j'aimais, j'ai oublié que j'étais un guerrier pour me rappeler seulement que j'étais l'époux et l'amant de Giovanna. Je me suis déshonoré peut-être, je l'ignore; que m'importe? Il n'y a pas de place en moi pour d'autres chagrins.»

Ces infâmes mensonges eurent un tel succès, que Morosini en vint à chérir Soranzo de toute la chaleur de son âme grande et candide. Lorsque la douleur de son neveu lui parut calmée, il voulut le ramener à Venise, où les affaires de la république l'appelaient lui-même. Il le prit donc sur sa propre galère, et durant le voyage il fit les plus généreux efforts pour rendre le courage et l'ambition à celui qu'il appelait son fils.

La galère de Soranzo, objet de toute sa secrète sollicitude, marchait de conserve avec celles qui portaient Morosini et sa suite. Vous pensez bien que sa maladie, son désespoir et sa folie n'avaient pas empêché Soranzo de couver de l'oeil, à toute heure, sa chère galéotte lestée d'or. Naam, le seul être auquel il pût se fier autant qu'à lui-même, était assise à la proue, attentive à tout ce qui se passait à son bord et à celui de l'amiral. Naam était profondément triste; mais son amour avait résisté à ces terribles épreuves. Soit que Soranzo eût réussi à la tromper comme les autres, soit qu'une douleur réelle, suite et châtiment de sa feinte douleur, se fût emparée de lui, Naam avait cru lui voir répandre de véritables larmes; les accès de son délire l'avaient effrayée. Elle savait bien qu'il mentait aux hommes; mais elle ne pouvait imaginer qu'il voulût mentir à elle aussi, et elle crut à ses remords. Et puis, par quels odieux artifices Soranzo, sentant combien le dévouement de Naam lui était nécessaire, n'avait-il pas cherché à reprendre sur elle son premier ascendant! Il avait essayé de lui faire comprendre le sentiment de la jalousie chez les femmes européennes, et à lui inspirer une haine posthume pour Giovanna; mais là il avait échoué. L'âme de Naam, rude et puissante jusqu'à la férocité, était trop grande pour l'envie ou la vengeance; le destin était son Dieu. Elle était implacable, aveugle, calme comme lui.

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