← Retour

L'Uscoque

16px
100%

Mais ce que Soranzo réussit à lui persuader, c'est que Giovanna avait découvert son sexe, et qu'elle avait blâmé sévèrement son époux d'avoir deux femmes.

«Dans notre religion, disait-il, c'est un crime que la loi punit de mort, et Giovanna n'eût pas manqué de s'en plaindre aux souverains de Venise. Il eût donc fallu te perdre, Naam! Forcé de choisir entre mes deux femmes, j'ai immolé celle que j'aimais le moins.»

Naam répondait qu'elle se serait immolée elle-même plutôt que de consentir à voir Giovanna périr pour elle; mais Orio voyait bien que ses dernières impostures étaient les seules qui pussent trouver le côté faible de la belle Arabe. Aux yeux de Naam, l'amour excusait tout; et puis elle n'avait plus la force de juger Soranzo en le voyant souffrir, car il souffrait en effet.

On dit de certains êtres dégradés dans l'humanité que ce sont des bêtes féroces. C'est une métaphore; car ces prétendues bêtes sont encore des hommes et commettent le crime à la manière des hommes, sous l'impulsion de passions humaines et à l'aide de calculs humains. Je crois donc au remords, et la fierté des meurtriers qui vont à l'échafaud d'un air indifférent ne m'en impose pas. Il y a beaucoup d'orgueil et de force dans la plupart de ces êtres; et parce que la foule ne voit en eux ni larmes, ni terreur, ni paroles humbles, ni aucun témoignage extérieur de repentir, il n'est pas prouvé que tous ces phénomènes du remords et du désespoir ne se produisent pas au dedans, et qu'il ne s'opère pas, dans les entrailles du pécheur le plus endurci en apparence, une expiation terrible dont l'éternelle justice peut se contenter. Quant à moi, je sais que, si j'avais commis un crime, je porterais nuit et jour un brasier ardent dans ma poitrine; mais il me semble que je pourrais le cacher aux hommes, et que je ne croirais pas me réhabiliter à mes propres yeux en pliant le genou devant des juges et des bourreaux.

Ce qu'il y a de certain, c'est qu'Orio, ne fût-ce que par suite d'une grande irritation nerveuse, comme vous dirait tout simplement notre ami Acrocéraunius, était en proie à des crises très-rudes. Il s'éveillait la nuit au milieu des flammes; il entendait les blasphèmes et les plaintes de ses victimes; il voyait le regard, le dernier regard, doux, mais terrifiant, de Giovanna expirante, et les hurlements même de son chien au dernier acte de l'incendie étaient restés dans son oreille. Alors des sons inarticulés sortaient de sa poitrine, et les gouttes d'une sueur froide coulaient sur son front. Le poëte immortel qui s'est plu à faire de lui l'imposant personnage de Lara vous a peint ces terribles épilepsies du remords sous des couleurs inimitables; et si vous voulez vous représenter Soranzo voyant passer devant ses yeux le spectre de Giovanna, relisez les stances qui commencent ainsi:

T' was midnight,—all was slumber; the lone light.
Dimm'd in the lamp, as loth to break the night.
Hark! there be murmurs heard in Lara's hall,—
A sound,—a voice,—a shriek,—a fearful call!
A long, loud shriek….

«Si tu nous récites le poëme de Lara, dit Beppa en arrêtant l'inspiration de l'abbé, espères-tu que nous écouterons le reste de ton histoire?

—Hâtez-vous donc d'oublier Lara, s'écria l'abbé, et daignez accepter dans
Orio la laide vérité.»

Un an s'était écoulé depuis la mort de Giovanna. Il y avait un grand bal au palais Rezzonico, et voici ce qui se disait dans un groupe élégamment posé dans une embrasure de fenêtre, moitié dans le salon de jeu, moitié sur le balcon:

«Vous voyez bien que la mort de Giovanna Morosini n'a pas tellement bouleversé l'existence d'Orio Soranzo, qu'il ne se souvienne de ses anciennes passions. Voyez-le! A-t-il jamais joué avec plus d'âpreté?

—Et l'on dit que depuis le commencement de l'hiver il joue ainsi.

—C'est la première fois, quant à moi, dit une dame, que je le vois jouer depuis son retour de Morée.

—Il ne joue jamais, reprit-on, en présence du Péloponésiaque c'était le nom qu'on donnait alors au grand Morosini, en l'honneur de sa troisième campagne contre les Turcs, la plus féconde et la plus glorieuse de toutes; mais on assure qu'en l'absence du respectable oncle il se conduit comme un méchant écolier. Sans qu'il y paraisse, il a perdu déjà des sommes immenses. Cet homme est un gouffre.

—Il faut qu'il gagne au moins autant qu'il perd; car je sais de source certaine qu'il avait perdu presque en entier la dot de sa femme, et qu'à son retour de Corfou, au printemps dernier, il arriva chez lui juste au moment où les usuriers auxquels il avait eu affaire, ayant appris la mort de Monna Giovanna, s'abattaient comme une volée de corbeaux sur son palais, et procédaient à l'estimation de ses meubles et de ses tableaux. Orio les traita de l'air indigné et du ton superbe d'un homme qui a de l'argent. Il chassa lestement cette vermine; et trois jours après on assure qu'ils étaient tous à plat ventre devant lui, parce qu'il avait tout payé, intérêts et capitaux.

—Eh bien! je vous réponds, moi, qu'ils auront leur revanche, et qu'avant peu Orio invitera quelques-uns de ces vénérables israélites à déjeuner avec lui, sans façon, dans ses petits appartements. Quand on voit deux dés dans la main de Soranzo, on peut dire que la digue est ouverte, et que l'Adriatique va couler à pleins bords dans ses coffres et sur ses domaines.

—Pauvre Orio! dit la dame. Comment avoir le courage de le blâmer? Il cherche ses distractions où il peut. Il est si malheureux!

—Il est à remarquer, dit avec dépit un jeune homme, que messer Orio n'a jamais joui plus pleinement du privilège d'intéresser les femmes. Il semble qu'elles le chérissent toutes depuis qu'il ne s'occupe plus d'elles.

—Sait-on bien s'il ne s'en occupe plus? reprit la signora avec un air de charmante coquetterie.

—Vous vous vantez, madame, dit l'amant raillé: Orio a dit adieu aux vanités de ce monde. Il ne cherche plus la gloire dans l'amour, mais le plaisir dans l'ombre. Si les hommes ne se devaient entre eux le secret sur certains crimes qu'ils sont tous plus ou moins capables de commettre, je vous dirais le nom des beautés non cruelles dans le sein desquelles Orio pleure la trop adorée Giovanna.

—Ceci est une calomnie, j'en suis certaine, s'écria la dame. Voilà comme sont les hommes. Ils se refusent les uns aux autres la faculté d'aimer noblement, afin de se dispenser d'en faire preuve, ou bien afin de faire passer pour sublime le peu d'ardeur et de foi qu'ils ont dans l'âme. Moi, je vous soutiens que, si cette contenance muette et cet air sombre sont, de la part de Soranzo, un parti pris pour se rendre aimable, c'est le bon moyen. Lorsqu'il faisait la cour à tout le monde, j'eusse été humiliée qu'il eût des regards pour moi; aujourd'hui c'est bien différent: depuis que nous savons que la mort de sa femme l'a rendu fou, qu'il est retourné à la guerre cette année dans l'unique dessein de s'y faire tuer, et qu'il s'est jeté comme un lion devant la gueule de tous les canons sans pouvoir rencontrer la mort qu'il cherchait, nous le trouvons plus beau qu'il ne le fut jamais; et quant à moi, s'il me faisait l'honneur de demander à mes regards ce bonheur auquel il semble avoir renoncé sur la terre… j'en serais flattée peut-être!

—Alors, madame, dit l'amant plein de dépit, il faut que le plus dévoué de vos amis se charge d'informer Soranzo du bonheur qui lui sourit sans qu'il s'en doute.

—Je vous prierais de vouloir bien me rendre ce petit service, répondit-elle d'un air léger, si je n'étais à la veille de m'attendrir en faveur d'un autre.

—A la veille, madame?

—Oui, en vérité, j'attends depuis six mois le lendemain de cette veille-là. Mais qui entre ici? quelle est cette merveille de la nature?

—Dieu me pardonne! c'est Argiria Ezzelini, si grandie, si changée depuis un an que son deuil la tient enfermée loin des regards, que personne ne reconnaît plus dans cette belle femme l'enfant du palais Memmo.

—C'est certainement la perle de Venise,» dit la dame, qui n'eut garde de céder la partie aux petites vengeances de son amant; et pendant un quart d'heure elle renchérit avec effusion sur les éloges qu'il affecta de donner à la beauté sans égale d'Argiria.

Il est vrai de dire qu'Argiria méritait l'admiration de tous les hommes et la jalousie de toutes les femmes. La grâce et la noblesse présidaient à ses moindres mouvements. Sa voix avait une suavité enchanteresse, et je ne sais quoi de divin brillait sur son front large et pur. A peine âgée de quinze ans, elle avait la plus belle taille que l'on pût admirer dans tout le bal; mais ce qui donnait à sa beauté un caractère unique, c'était un mélange indéfinissable de tristesse douce et de fierté timide. Son regard semblait dire à tous: Respectez ma douleur, et n'essayez ni de me distraire ni de me plaindre.

Elle avait cédé au désir de sa famille en reparaissant dans le monde; mais il était aisé de voir combien cet effort sur elle-même lui était pénible. Elle avait aimé son frère avec l'enthousiasme d'une amante et la chasteté d'un ange. Sa perte avait fait d'elle, pour ainsi dire, une veuve; car elle avait vécu avec la douce certitude qu'elle avait un appui, un confident, un protecteur humble et doux avec elle, ombrageux et sévère avec tous ceux qui l'approcheraient; et maintenant elle était seule dans la vie, elle n'osait plus se livrer aux purs instincts de bonheur qui font la jeunesse de l'âme. Elle n'osait, pour ainsi dire, plus vivre; et, si un homme la regardait ou lui adressait la parole, elle était effrayée en secret de ce regard et de cette parole qu'Ezzelin ne pouvait plus recueillir et scruter avant de les laisser arriver jusqu'à elle. Elle s'entourait donc d'une extrême réserve, se méfiant d'elle-même et des autres, et sachant donner à cette méfiance un aspect touchant et respectable.

La jeune dame qui avait parlé d'elle avec tant d'admiration voulut dépiter son amant jusqu'au bout, et, s'approchant d'Argiria, elle lia conversation avec elle. Bientôt tout le groupe qui s'était formé sur le balcon auprès de la dame se reforma autour de ces deux beautés, et se grossit assez pour que la conversation devînt générale. Au milieu de tous ces regards dont elle était vraiment le centre d'attraction, Argiria souriait de temps en temps d'un air mélancolique au brillant caquetage de son interlocutrice. Peut-être celle-ci espérait-elle l'écraser par là, et l'emporter à force d'esprit et de gentillesse sur le prestige de cette beauté calme et sévère. Mais elle n'y réussissait pas; l'artillerie de la coquetterie était en pleine déroute devant cette puissance de la vraie beauté, de la beauté de l'âme revêtue de la beauté extérieure.

Durant cette causerie, le salon de jeu avait été envahi par les femmes aimables et les hommes galants. La plupart des joueurs auraient craint de manquer de savoir-vivre, en n'abandonnant pas les cartes pour l'entretien des femmes, et les véritables joueurs s'étaient resserrés autour d'une seule table comme une poignée de braves se retranchent dans une position forte pour une résistance désespérée. De même qu'Argiria Ezzelini était le centre du groupe élégant et courtois, Orio Soranzo, cloué à la table de jeu, était le centre et l'âme du groupe avide et passionné. Bien que les siéges se touchassent presque; bien que, dans le dos à dos des causeurs et des joueurs, il y eût place à peine pour le balancement des plumes et le développement des gestes, il y avait tout un monde entre les préoccupations et les aptitudes de ces deux races distinctes d'hommes aux moeurs faciles et d'hommes à instincts farouches. Leurs attitudes et l'expression de leurs traits se ressemblaient aussi peu que leurs discours et leur occupation.

Argiria, écoutant les propos joyeux, ressemblait à un ange de lumière ému des misères de l'humanité. Orio, en agitant dans ses mains l'existence de ses amis et la sienne propre, avait l'air d'un esprit de ténèbres, riant d'un rire infernal au sein des tortures qu'il éprouvait et qu'il faisait éprouver.

Naturellement, la conversation du nouveau groupe élégant se rattacha à celle qui avait été interrompue sur le balcon par l'entrée d'Argiria. L'amour est toujours l'âme des entretiens où les femmes ont part. C'est toujours avec le même intérêt et la même chaleur que les deux sexes débattent ce sujet dès qu'ils se rencontrent en champ clos; et cela dure, je crois, depuis le temps où la race humaine a su exprimer ses idées et ses sentiments par la parole. Il y a de merveilleuses nuances dans l'expression des diverses théories qui se discutent, selon l'âge et selon l'expérience des opinants et des auditeurs. Si chacun était de bonne foi dans ces déclarations si diverses, un esprit philosophique pourrait, je n'en doute pas, d'après l'exposé des facultés aimantes, prendre la mesure des facultés intellectuelles et morales de chacun. Mais personne n'est sincère sur ce point. En amour, chacun a son rôle étudié d'avance, et approprié aux sympathies de ceux qui écoutent. Ainsi, soit dans le mal, soit dans le bien, tous les hommes se vantent. Dirai-je des femmes que…

—Rien du tout, interrompit Beppa, car un abbé ne doit pas les connaître.

—Argiria, continua l'abbé en riant, s'abstint de se mêler à la discussion, dès qu'elle s'anima, et surtout que le sujet proposé à l'analyse de la noble compagnie eut été nommé par la dame du balcon. Le nom qui fut prononcé fit monter le sang à la figure de la belle Ezzelini; puis une pâleur mortelle redescendit aussitôt de son front jusqu'à ses lèvres. L'interlocutrice était trop enivrée de son propre babil pour y prendre garde. Il n'est rien de plus indiscret et de moins délicat que les gens à réputation d'esprit. Pourvu qu'ils parlent, peu leur importe de blesser ceux qui les écoutent; ils sont souverainement égoïstes et ne regardent jamais dans l'âme d'autrui l'effet de leurs paroles, habitués qu'ils sont à ne produire jamais d'effet sérieux, et à se voir pardonner toujours le fond en faveur de la forme. La dame devint de plus en plus pressante; elle croyait toucher à son triomphe, et, non contente du silence d'Argiria, qu'elle imputait à l'absence d'esprit, elle voulait lui arracher quelqu'une de ces niaises réponses, toujours si inconvenantes dans la bouche des jeunes filles lorsque leur ignorance n'est pas éclairée et sanctifiée par la délicatesse du tact et par la prudence de la modestie.

«Allons, ma belle signorina, dit la perfide admiratrice, prononcez-vous sur ce cas difficile. La vérité est, dit-on, dans la bouche des enfants, à plus forte raison dans celle des anges. Voici la question: un homme peut-il être inconsolable de la perte de sa femme, et messer Orio Soranzo sera-t-il consolé l'an prochain? Nous vous prenons pour arbitre et attendons de vous un oracle.»

Cette interpellation directe et tous les regards qui s'étaient portés à la fois sur elle, avaient causé un grand trouble à la belle Argiria; mais elle se remit par un grand effort sur elle-même, et répondit d'une voix un peu tremblante, mais assez élevée pour être entendue de tous:

«Que puis-je vous dire de cet homme que je hais et que je méprise? Vous ignorez sans doute, madame, que je vois en lui l'assassin de mon frère.»

Cette réponse tomba comme la foudre, et chacun se regarda en silence. On avait eu soin de parler de Soranzo à mots couverts et de ne le nommer qu'à voix basse. Tout le monde savait qu'il était là, et Argiria seule, quoique assise à deux pas de lui, entourée qu'elle était de têtes avides d'approcher de la sienne, ne l'avait pas vu.

Soranzo n'avait rien entendu de la conversation. Il tenait les dés, et toutes les précautions qu'on prenait étaient fort inutiles. On eût pu lui crier son nom aux oreilles, il ne s'en fût pas aperçu: il jouait! Il touchait à la crise d'une partie dont l'enjeu était si énorme, que les joueurs se l'étaient dit tout bas pour ne pas manquer aux convenances. Le jeu étant alors livré à toute la censure des gens graves et même à des proscriptions légales, les maîtres de la maison priaient leurs hôtes de s'y livrer modérément. Orio était pâle, froid, immobile. On eût dit un mathématicien cherchant la solution d'un problème. Il possédait ce calme impassible et cette dédaigneuse indifférence qui caractérisent les grands joueurs. Il ne savait seulement pas que la salle s'était remplie de personnes étrangères au jeu, et le paradis de Mahomet se prosternant en masse devant lui ne lui eût pas seulement fait lever les yeux.

D'où vient donc que les paroles de la belle Argiria le réveillèrent tout à coup de sa léthargie, et le firent bondir comme s'il eût été frappé d'un coup de poignard?

Il est des émotions mystérieuses et d'inexplicables mobiles qui font vibrer les cordes secrètes de l'âme. Argiria n'avait prononcé ni le non d'Orio ni celui d'Ezzelin; mais ces mots d'assassin et de frère révélèrent comme par magie au coupable qu'il était question de lui et de sa victime. Il n'avait pas vu Argiria, il ne savait pas qu'elle fût près de lui; comment put-il comprendre tout à coup que cette voix était celle de la soeur d'Ezzelin? Il le comprit, voilà ce que chacun vit sans pouvoir l'expliquer.

Cette voix enfonça un fer rouge dans ses entrailles. Il devint pâle comme la mort, et, se levant par une commotion électrique, il jeta son cornet sur la table, et la repoussa si rudement qu'elle faillit tomber sur son adversaire. Celui-ci se leva aussi, se croyant insulté.

«Que fais-tu donc, Orio? s'écria un des associés au jeu de Soranzo, qui n'avait pas laissé détourner son attention par cette scène, et qui jeta sa main sur les dés pour les conserver sur leur face. Tu gagnes, mon cher, tu gagnes! J'en appelle à tous! dix points!»

Orio n'entendit pas. Il resta debout, la face tournée vers le groupe d'où la voix d'Argiria était partie; sa main, appuyée sur le dossier de sa chaise, lui imprimait un tremblement convulsif; il avait le cou tendu en avant et roidi par l'angoisse; ses yeux hagards lançaient des flammes. En voyant surgir au-dessus des têtes consternées de l'auditoire cette tête livide et menaçante, Argiria eut peur et se sentit prête à défaillir; mais elle vainquit cette première émotion; et, se levant, elle affronta le regard d'Orio avec une constance foudroyante. Orio avait dans la physionomie, dans les yeux surtout, quelque chose de pénétrant dont l'effet, tantôt séduisant et tantôt terrible, était le secret de son grand ascendant. Ezzelin avait été le seul être que ce regard n'eût jamais ni fasciné, ni intimidé, ni trompé. Dans la contenance de sa soeur, Orio retrouva la même incrédulité, la même froideur, la même révolte contre sa puissance magnétique. Il avait éprouvé tant de dépit contre Ezzelin qu'il l'avait haï indépendamment de tout motif d'intérêt personnel. Il l'avait haï pour lui-même, par instinct, par nécessité, parce qu'il avait tremblé devant lui; parce que, dans cette nature calme et juste, il avait senti une force écrasante, devant laquelle toute la puissance de son astuce avait échoué. Depuis qu'Ezzelin n'était plus, Orio se croyait le maître du monde; mais il le voyait toujours dans ses rêves, lui apparaissant comme un vengeur de la mort de Giovanna. En cet instant il crut rêver tout éveillé. Argiria ressemblait prodigieusement à son frère; elle avait aussi quelque chose de lui dans la voix, car la voix d'Ezzelin était remarquablement suave. Cette belle fille, vêtue de blanc et pâle comme les perles de son collier, lui fit l'effet d'un de ces spectres du sommeil qui nous présentent deux personnes différentes confondues dans une seule. C'était Ezzelin dans un corps de femme; c'étaient Ezzelin et Giovanna tout ensemble, c'étaient ses deux victimes associées. Orio fit un grand cri, et tomba roide sur le carreau.

Ses amis se hâtèrent de le relever.

«Ce n'est rien, dit son associé au jeu, il est sujet à ces accidents depuis la mort tragique de sa femme. Badoer, reprenez le jeu: dans un instant je vous tiendrai tête, et dans une heure au plus Soranzo pourra donner revanche.»

Le jeu continua comme si rien ne s'était passé. Zuliani et Gritti emportèrent Soranzo sur la terrasse. Le patron du logis, promptement informé de l'événement, les y suivit avec quelques valets. On entendit des cris étouffés, des sons étranges et affreux. Aussitôt toutes les portes qui donnaient sur les balcons furent fermées précipitamment. Sans doute, Soranzo était en proie à quelque horrible crise. Les instruments reçurent l'ordre de jouer, et les sons de l'orchestre couvrirent ces bruits sinistres. Néanmoins l'épouvante glaça la joie dans tous les coeurs. Cette scène d'agonie, qu'une vitre et un rideau séparaient du bal, était plus hideuse dans les imaginations qu'elle ne l'eût été pour les regards. Plusieurs femmes s'évanouirent. La belle Argiria, profitant de la confusion où cette scène avait jeté l'assemblée, s'était retirée avec sa tante.

«J'ai vu, dit le jeune Mocenigo, périr à mes côtés, sur le champ de bataille, des centaines d'hommes qui valaient bien Soranzo; mais dans la chaleur de l'action on est muni d'un impitoyable sang-froid. Ici l'horreur du contraste est telle que je ne me souviens pas d'avoir été aussi troublé que je le suis.»

On se rassembla autour de Mocenigo. On savait qu'il avait succédé à Soranzo dans le gouvernement du passage de Lépante, et il devait savoir beaucoup de choses sur les événements mystérieux et si diversement rapportés de cette phase de la vie d'Orio. On pressa de questions ce jeune officier, mais il s'expliqua avec prudence et loyauté.

«J'ignore, dit-il, si ce fut vraiment l'amour de sa femme ou quelque maladie du genre de celle dont nous voyons la gravité qui causa l'étrange incurie de Soranzo durant son gouvernement de Curzolari. Quoi qu'il en soit, le brave Ezzelin a été massacré, avec tout son équipage, à trois portées de canon du château de San-Silvio. Ce malheur eût dû être prévu et eût pu être empêché. J'ai peut-être à me reprocher la scène qui vient de se passer ici; car c'est moi qui, sommé par la signora Memmo de donner à cet égard des renseignements certains, lui ai rapporté les faits tels que je les ai recueillis de la bouche des témoins les plus sûrs.

—C'était votre devoir! s'écria-t-on.

—Sans doute, reprit Mocenigo, et je l'ai rempli avec la plus grande impartialité. La signora Memmo, et avec elle toute sa famille, ont cru devoir garder le silence. Mais la jeune soeur du comte n'a pu modérer la véhémence de ses regrets. Elle est dans l'âge où l'indignation ne connaît point de ménagement et la douleur point de bornes. Toute autre qu'elle eût été blâmable aujourd'hui de donner une leçon si dure à Soranzo. La grande affection qu'elle portait à son frère et sa grande jeunesse peuvent seules excuser cet emportement injuste. Soranzo…

—C'est assez parler de moi, dit une voix creuse à l'oreille de Mocenigo, je vous remercie.»

Mocenigo s'arrêta brusquement. Il lui sembla qu'une main de plomb s'était posée sur son épaule. On remarqua sa pâleur subite et un homme de haute taille qui, après s'être penché vers lui, se perdit dans la foule. Est-ce donc Orio Soranzo déjà revenu à la vie? s'écria-t-on de toutes parts. On se pressa vers le salon de jeu. Il était déjà encombré. Le jeu recommençait avec fureur. Orio Soranzo avait reprit sa place et tenait les dés. Il était fort pâle; mais sa figure était calme; et un peu d'écume rougeâtre au bord de sa moustache trahissait seule la crise dont il venait de triompher si rapidement. Il joua jusqu'au jour, gagna insolemment, quoique lassé de son succès, en véritable joueur avide d'émotions plus que d'argent; il n'eut plus d'attention pour son jeu et fit beaucoup de fautes. Vers le matin il partit jurant contre la fortune qui ne lui était, disait-il, jamais favorable à propos. Puis il sortit à pied, oubliant sa gondole à la porte du palais, quoiqu'il fût chargé d'or à ne pouvoir se traîner, et regagna lentement sa demeure.

«Je crains qu'il ne soit encore malade, dit en le suivant des yeux Zuliani, qui était, sinon son ami (Orio n'en avait guère), du moins son assidu compagnon de plaisir. Il s'en va seul et lesté d'un métal dont le son attire plus que la voix des sirènes. Il fait encore sombre, les rues sont désertes, il pourrait faire quelque mauvaise rencontre. J'aurais regret à voir ces beaux sequins tomber dans des mains ignobles.»

En parlant ainsi, Zuliani commanda à ses gens d'aller l'attendre avec sa gondole au palais de Soranzo, et, se mettant à courir sur ses traces, il l'atteignit au petit pont des Barcaroles. Il le trouva debout contre le parapet, semant dans l'eau quelque chose qu'il regardait tomber avec attention. S'étant approché tout à fait, il vit qu'il semait dans le canaletto son or par poignées, avec un sérieux incroyable.

«Es-tu fou? s'écria Zuliani en voulant l'arrêter; et avec quoi joueras-tu demain, malheureux?

—Ne vois-tu pas que cet or me gêne? répondit Soranzo. Je suis tout en sueur pour l'avoir porté jusqu'ici; je fais comme les navires près de sombrer, je jette ma cargaison à la mer.

—Mais voici, reprit Zuliani, un navire de bonne rencontre, qui va prendre à bord ta cargaison, et voguer de conserve avec toi jusqu'au port. Allons, donne-moi tes sequins et ton bras aussi, si tu es fatigué.

—Attends, dit Soranzo d'un air hébété, laisse-moi jeter encore quelques poignées de ces doges dans ce canal. J'ai découvert que c'était un plaisir très-vif, et c'est quelque chose que de trouver un amusement nouveau.

—Corps du Christ! que je sois damné si j'y consens! s'écria Zuliani; songe qu'une partie de cet or est à moi.

—C'est vrai, dit Orio en lui remettant tout ce qu'il avait sur lui; et, par Dieu! il me prend fantaisie de te lever le pied et de te jeter avec la cargaison dans le canal. Je serai plus sûr de vous voir couler à fond tous les deux.»

Zuliani se prit à rire, et comme ils se remettaient en marche:

«Tu es donc bien sûr de gagner demain, dit-il à son extravagant compagnon, que tu veux tout perdre aujourd'hui?

—Zuliani, répondit Orio après avoir marché quelques instants en silence, tu sauras que je n'aime plus le jeu.

—Qu'aimes-tu donc? la torture?

—Oh! pas davantage! dit Soranzo d'un ton sinistre et avec un affreux sourire; je suis encore plus blasé là-dessus que sur le jeu!

—Par notre sainte mère l'inquisition! tu m'effrayes! Aurais-tu affaire parfois, la nuit, au palais ducal? Les familiers du saint-office t'invitent-ils quelquefois à souper avec le tourmenteur? Es-tu de quelque conspiration ou de quelque secte, ou bien vas-tu voir écorcher de temps en temps pour ton plaisir? Si tu es soupçonné de quoi que ce soit, dis-le-moi, et je te souhaite le bonjour; car je n'aime ni la politique ni la scolastique, et les bas rouges du bourreau sont d'une nuance aiguë qui m'éblouit et m'affecte la vue.

—Tu es un sot, répondit Orio. Le bourreau dont tu parles est un bel esprit mielleux qui fait de fades sonnets. Il en est un qui connaît mieux son affaire, et qui vous écorche un homme bien plus lestement: c'est l'ennui. Le connais-tu?

—Ah! bon! c'est une métaphore. Tu as l'humeur chagrine ce matin: c'est la suite de ton attaque de nerfs. Tu aurais dû boire un grand verre de vin de Kyros pour chasser ces vapeurs.

—Le vin n'a plus de goût, Zuliani, et d'effet encore moins. Le sang de la vigne a gelé dans ses veines, et la terre n'est plus qu'un limon stérile qui n'a même plus la force d'engendrer des poisons.

—Tu parles de la terre comme un vrai Vénitien: la terre est un amas de pierres taillées sur lesquelles il pousse des hommes et des huîtres.

—Et des bavards insipides, reprit Orio en s'arrêtant. J'ai envie de t'assassiner, Zuliani.

—Pourquoi faire? répondit gaiement celui-ci, qui ne soupçonnait pas à quel point Soranzo, rongé par une démence sanguinaire, était capable de se porter à un acte de fureur.

—Pardieu, répondit-il, ce serait pour voir s'il y a du plaisir à tuer un homme sans aucun profit.

—Eh bien! reprit légèrement Zuliani, l'occasion n'y est point, car j'ai de l'or sur moi.

—Il est à moi! dit Soranzo.

—Je n'en sais rien. Tu as jeté ta part dans le canaletto; et quand nous ferons nos comptes tout à l'heure, il se trouvera peut-être que tu me dois. Ainsi ne me tue pas; car ce serait pour me voler, et cela n'aurait rien de neuf.

—Malheur à vous, monsieur, si vous avez l'intention de m'insulter!» s'écria Orio en saisissant son camarade à la gorge avec une fureur subite.

Il ne pouvait croire que Zuliani parlât au hasard et sans intention. Les remords qui le dévoraient lui faisaient voir partout un danger ou un outrage, et dans son égarement il risquait à toute heure de se démasquer lui-même par crainte des autres.

«Ne serre pas si fort, lui dit tranquillement Zuliani, qui prenait tout ceci pour un jeu. Je ne suis pas encore brouillé avec le vin, et je tiens à ne pas laisser venir d obstruction dans mon gosier.

—Comme le matin est triste! dit Orio en le lâchant avec indifférence; car il avait si souvent tremblé d'être découvert qu'il était blasé sur le plaisir de se retrouver en sûreté, et ne s'en apercevait même plus. Le soleil est devenu aussi pâle que la lune; depuis quelque temps il ne fait plus chaud en Italie.

—Tu en disais autant l'été dernier en Grèce.

—Mais regarde comme cette aurore est laide et blafarde! Elle est d'un jaune bilieux.

—Eh bien! c'est une diversion à ces lunes de sang contre lesquelles tu déblatérais à Corfou: tu n'es jamais content. Le soleil et la lune ont encouru ta disgrâce; il ne faut s'étonner de rien, puisque tu te refroidis à l'endroit du jeu. Ah ça! dis-moi donc s'il est vrai que tu ne l'aimes plus?

—Est-ce que tu ne vois pas que depuis quelque temps je gagne toujours?

—Et c'est là ce qui t'en dégoûte? Changeons. Moi, je ne fais que perdre, et je suis diablement blasé sur ce plaisir-là.

—Un joueur qui ne perd plus, un buveur qui ne s'enivre plus, c'est tout un, dit Orio.

—Orio! si tu veux que je te le dise, tu es fou: tu négliges ta maladie.
Il faudrait te faire tirer du sang.

—Je n'aime plus le sang, répondit Orio préoccupé.

—Eh! je ne te dis pas d'en boire!» reprit Zuliani impatienté.

Ils arrivèrent en ce moment au palais Soranzo. Leurs gondoles y étaient déjà rendues. Zuliani voulut conduire Orio jusqu'à sa chambre; il pensait qu'il avait la fièvre et craignait qu'il ne tombât dans l'escalier.

«Laisse-moi! va-t-en! dit Orio en l'arrêtant sur le seuil de son appartement. J'ai assez de toi.

—C'est bien réciproque, dit Zuliani en entrant malgré lui. Mais il faut que je me débarrasse de cet or, et que nous fassions notre partage.

—Prends tout! laisse-moi! reprit Soranzo. Épargne-moi la vue de cet or; je le déteste! Je ne sais vraiment plus à quoi cela peut servir!

—Baste! à tout! s'écria Zuliani.

—Si on pouvait acheter seulement le sommeil!» dit Orio d'un ton lugubre.

Et, prenant le bras de son camarade, il le mena jusqu'à un coin de sa chambre où Naam, drapée dans un grand manteau de laine blanche, et couchée sur une peau de panthère, dormait si profondément qu'elle n'avait pas entendu rentrer son maître.

«Regarde! dit Orio à Zuliani.

—Qu'est-ce que cela? reprit l'autre; ton page égyptien? Si c'était une femme, je te l'aurais déjà volée; mais que veux-tu que j'en fasse? Il ne parle pas chrétien, et je vivrais bien mille ans sans pouvoir comprendre un mot de sa langue de réprouvé.

—Regarde, bête brute! dit Orio, regarde ce front calme, cette bouche paisible, cet oeil voilé sous ces longues paupières! Regarde ce que c'est que le sommeil; regarde ce que c'est que le bonheur!

—Bois de l'opium, tu dormiras de même, dit Zuliani.

—J'en boirais en vain, dit Orio. Sais-tu ce qui procure un si profond repos à cet enfant? C'est qu'il n'a jamais possédé une seule pièce d'or.

—Ah! que tu es fade et sentencieux ce matin! dit Zuliani en bâillant. Allons! veux-tu compter? Non? En ce cas, je compte seul, et tu te tiendras pour content quand même je découvrirais que tu as jeté tout ton gain sous le pont des Barcaroles?»

Orio haussa les épaules.

Zuliani compta, et trouva encore pour Soranzo une somme considérable qu'il lui rendit scrupuleusement; puis il se retira en lui souhaitant du repos et lui conseillant la saignée. Orio ne répondit pas; et quand il fut seul, il prit tous les sequins étalés sur la table, et les poussa du pied sous un tapis pour ne pas les voir. La vue de l'or lui causait effectivement une répugnance physique qui allait chaque jour en augmentant, et qui était bien en lui le symptôme d'une de ces affreuses maladies de l'âme qui arrivent à se matérialiser dans leurs effets. La vue de l'or monnayé n'était pas la seule antipathie qui se fût développée en lui; il ne pouvait voir briller l'acier d'une arme quelconque, ou seulement les joyaux d'une femme, sans se retracer, pour ainsi dire oculairement, les atrocités de sa vie d'uscoque. Il cachait ses souffrances, et même il les étouffait complètement quand la nécessité d'agir échauffait son sang appauvri. Il venait de faire, avec Morosini, une nouvelle campagne, cette glorieuse expédition où les navires de Venise plantèrent leur bannière triomphante dans le Pirée. Orio, sentant que toute la considération future de sa vie dépendait de sa conduite en cette circonstance, avait encore fait là des prodiges de valeur; il avait complètement lavé la tache du gouvernement de San-Silvio, et il avait contraint toute l'armée à dire de lui que, s'il était un mauvais administrateur, il était, à coup sûr, un vaillant capitaine et un rude soldat.

Après ce dernier effort, Orio, couronné de succès dans toutes ses entreprises, glorifié de tous, traité comme un fils par l'amiral, délivré de tous ses ennemis, et riche au delà de ses espérances, était rentré dans sa patrie, résolu à n'en plus sortir et à y savourer le fruit de ses terribles oeuvres. Mais la divine justice l'attendait à ce point pour le châtier, en lui ôtant toute l'énergie de son caractère. Au faîte de sa prospérité impie, il était retombé sur lui-même avec accablement, et, à la veille de vivre selon ses rêves, l'agonie s'était emparée de lui. Il avait accompli tout ce que comportaient l'audace et la méchanceté de son organisation; il se disait à lui-même qu'il était un homme fini, et qu'ayant réussi dans des entreprises insensées, il n'avait plus qu'à voir décliner son étoile. C'en était fait; il ne jouissait de rien. Cette puissance de l'argent, cette vie de désordre illimité, cette absence de soins qu'il avait rêvées, cette supériorité de magnificence et de prodigalité sur tous ses pairs, toutes ces vanités honteuses et impudentes, auxquelles il avait immolé une hécatombe à rassasier tout l'enfer, lui apparurent dans toute leur misère; et, du moment qu'il cessa d'être enivré et amusé, il cessa d'être aveuglé sur l'horreur des ses fautes. Elles se dressèrent devant lui, et lui parurent détestables, non pas au point de vue de la morale et de l'honneur, mais à celui du raisonnement et de l'intérêt personnel bien entendu; car Orio entendait par morale les conventions de respect réciproque dictées aux hommes timides par la peur qu'ils ont les uns des autres; par honneur, la niaise vanité des gens qui ne se contentent pas de faire croire à leur vertu, et qui veulent y croire eux-mêmes; enfin, par intérêt personnel bien entendu, la plus grande somme de jouissances dans tous les genres à lui connus: indépendance pour soi, domination sur les autres, triomphe d'audace, de prospérité ou d'habileté sur toutes ces âmes craintives ou jalouses dont le monde lui semblait composé.

On voit que cet homme restreignait les jouissances humaines à toutes celles qui composent le paraître, et, puisque cette manière de s'exprimer est permise en Italie, nous ajouterons que les joies intérieures qui procurent l'être lui étaient absolument inconnues. Comme tous les hommes de ce tempérament exceptionnel, il ne soupçonnait même pas l'existence de ces plaisirs intérieurs qu'une conscience pure, une intelligence saine et de nobles instincts assurent aux âmes honnêtes, même au sein des plus grandes infortunes et des plus âpres persécutions. Il avait cru que la société pouvait donner du repos à celui qui la trompe pour l'exploiter. Il ne savait pas qu'elle ne peut l'ôter à l'homme qui la brave pour la servir.

Mais Orio fut puni précisément par où il avait péché. Le monde extérieur, auquel il avait tout sacrifié, s'écroula autour de lui, et toutes les réalités qu'il avait cru saisir s'évanouirent comme des rêves. Il y avait en lui une contradiction trop manifeste. Le mépris des autres, qui était la base de ses idées, ne pouvait pas le conduire à l'estime de soi, puisqu'il avait voulu établir cette propre estime sur celle d'autrui, toujours prête à lui manquer. Il tournait donc dans un cercle vicieux, se frottant les mains d'avoir fait des dupes, et tout aussitôt pâlissant de rencontrer des accusateurs.

C'était cette peur d'être découvert qui, détruisant pour lui toute sécurité, empoisonnant toute jouissance, produisait en lui le même effet que le remords. Le remords suppose toujours un état d'honnêteté antérieur au crime. Orio, n'ayant jamais eu aucun principe de justice, ne connaissait pas le repentir; n'ayant jamais connu d'affection véritable, il n'avait pas davantage de regret. Mais, ayant des passions effrénées et des besoins énormes, il voyait que ses jouissances n'étaient point assurées, puisqu'un seul fil rompu dans toute sa trame pouvait emporter le filet où il enveloppait le monde. Alors il voyait cette foule qu'il avait tant haïe, tant écrasée de son opulence, tant accablée de ses mépris, tant persiflée, tant jouée, tant volée, secouer le charme jeté sur elle, relever la tête, et, se dressant autour de lui comme une hydre, lui rendre dommage pour dommage, mépris pour mépris.

Il n'était pas dans Venise une seule famille de commerçants que l'Uscoque n'eût privé d'un de ses membres ou d'une part petite ou grande de ses biens. C'était merveille de voir tous ces ressentiments et tous ces désespoirs qui n'osaient s'en prendre à la nonchalance du gouverneur de San-Silvio, et qui, soit considération pour le fils adoptif du Peloponesiaco, soit respect pour les brillants faits d'armes accomplis par lui avant et après sa faute, soit crainte de cette influence qu'assurent toujours les richesses, étouffaient leurs murmures et gardaient un silence prudent. Mais quel serait l'orage, si jamais la vérité triomphait!

A cette idée, un cauchemar terrible s'emparait du coupable. Il voyait le peuple en masse s'armer, pour le lapider, des têtes que son cimeterre avait abattues; des mères furieuses l'écrasaient sous les cadavres sanglants de leurs enfants; des mains avides déchiraient ses flancs et fouillaient dans ses entrailles pour y chercher les trésors qu'il avait dévorés. Alors toutes ses victimes sortaient vivantes du sépulcre, et dansaient autour de lui avec des rires affreux.

«Tu n'es qu'un menteur et un apostat, lui criait Frémio; c'est moi qui vais hériter de tes biens et de ta gloire.»

«Tu es un scélérat de bas étage, un apprenti grossier, disaient Léontio et Mezzani; ton poison est impuissant, et nous vivons pour te condamner et te torturer de nos propres mains.»

Giovanna paraissait à son tour, et lui rendant son poignard émoussé:

«Votre bras, lui disait-elle, ne peut pas me tuer; il est plus faible que celui d'une femme.»

Puis Ezzelin arrivait, au son des fanfares, sur un riche navire, et, descendant sur la Piazzetta, il faisait pendre le cadavre d'Orio à la colonne Léonine. Mais la corde rompait; Orio, retombant sur le pavé, se brisait le crâne, et son lévrier Sirius venait dévorer sa cervelle fumante.

Qui pourrait dire toutes les formes que prenaient ces épouvantables visions engendrées par la peur? Orio, voyant que les angoisses du sommeil étaient pires que la réflexion, voulut vivre de manière à retrancher le sommeil de sa vie. Il voulut se soutenir avec de tels excitants qu'il eût toujours devant les yeux la réalité, et qu'il pût affronter à toute heure, par la pensée, les conséquences de ses crimes. Mais sa santé ne put résister à ce régime; sa raison s'ébranla, et les fantômes vinrent l'assiéger durant la veille, plus effrayants et plus redoutables que pendant le sommeil.

A ce moment de sa vie, Orio fut le plus malheureux des hommes. Il voulut vainement retrouver le repos des nuits. Il était trop tard; son sang était tellement vicié que rien ne se passait plus pour lui comme pour les autres hommes. Les soporifiques, loin de le calmer, l'excitaient; les excitants, loin de l'égayer, augmentaient son accablement. Toujours plongé dans la débauche, il y trouva un profond ennui: c'était, disait-il, un instrument diabolique dont les sons puissants l'avaient souvent étourdi, mais qui désormais jouait tellement faux, qu'il le faisait souffrir davantage. Au milieu de ses soupers splendides, entouré des plus joyeux débauchés et des plus belles courtisanes de l'Italie, son front soucieux ne pouvait s'éclaicir; il restait sombre et abattu à cette heure de crise bachique où les esprits, excités par le vin, se trouvent tous ensemble à l'apogée de leur exaltation. Ses entrailles et son cerveau étaient trop blasés pour suivre le crescendo comme les autres.

C'était au matin, lorsque les nerfs détendus et la tête fatiguée de ses compagnons le laissaient dans une sorte de solitude, qu'il commençait à ressentir à son tour les effets de l'ivresse. Alors tous ces hommes hébétés devant leurs coupes, toutes ces femmes endormies sur les sofas, lui faisaient l'effet de bêtes brutes. Il les accablait d'invectives auxquelles ils ne pouvaient plus répondre, et il entrait dans de tels accès de fureur et de haine qu'il était tenté de les empoisonner et de mettre encore une fois le feu à son palais, pour se débarrasser d'eux et de lui-même.

A l'époque où eut lieu la scène du palais Rezzonico que je viens de vous raconter, il avait renoncé à la débauche depuis quelque temps; car son mal empirait tellement qu'il n'y avait plus de sûreté pour lui à se montrer ivre. Dans ces moments de délire, il avait souvent laissé échapper des exclamations de terreur en voyant reparaître ses fantômes menaçants. Personne n'avait pourtant conçu de soupçons; car plus on croyait à l'amour d'Orio pour Giovanna, mieux on concevait que l'événement tragique auquel elle avait succombé eût laissé en lui des souvenirs terribles, et troublé l'équilibre de ses facultés. On croyait tellement à ses regrets qu'il eût pu s'accuser, devant tout le sénat, de la mort de sa femme et de ses amis sans être cru. On l'eut considéré comme égaré par le désespoir, et on l'eût remis aux mains des médecins. Mais Orio ne comptait plus sur sa fortune, il craignait tout le monde, et lui-même plus que tout le monde. Il était honteux de sa maladie, furieux de son impuissance à la cacher; il rougissait de lui-même depuis que son être physique ne lui tenait plus ce qu'il avait attendu de son calme et de sa force. Il passait des heures entières à s'accabler de ses propres malédictions, à se traiter d'idiot, d'impotent, de débris et de haillon; et, ce qu'il y a d'inouï, c'est qu'il ne lui venait pas à l'idée d'accuser son être moral. Il ne croyait point à la céleste origine de son âme. Il avait fait un dieu de son corps, et, depuis que son idole tombait en ruines, il la méprisait et l'accusait de n'être que fange et venin.

La passion qui s'éteignit la dernière (celle qui avait le plus dominé sa vie), ce fut le jeu. La peur amena le dégoût pour celle-là comme pour les autres; car l'ennui et la fatigue des précautions qu'il lui fallait prendre pour s'y livrer étaient arrivés à l'emporter de beaucoup sur le plaisir. Ces précautions étaient de double nature. D'abord les lois qui prohibaient le jeu n'étaient pas tellement tombées en désuétude qu'il n'y fallût apporter une sorte de mystère, ainsi que je l'ai déjà dit. Ensuite Orio, lorsqu'il perdait, et c'étaient les moments où il était le plus stimulé, était forcé de s'arrêter et d'agir prudemment pour ne pas dépasser les limites qu'on attribuait à sa fortune.

Ses grandes richesses ne lui servaient donc pas à son gré: il était forcé de les cacher et de tirer peu à peu de ses caves de quoi soutenir un état de maison dont l'opulence exagérée n'attirât pas les regards de la police. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de dévorer son revenu dans d'obscures orgies et de se ruiner lentement. Or cette manière de jouir de la vie lui était odieuse; il eût voulu tout dépenser en un jour, afin de faire parler de lui comme de l'homme le plus prodigue et le plus désintéressé de l'univers. S'il eût pu satisfaire cette fantaisie et se voir ruiné complètement, sans doute il eût retrouvé son énergie, et ses instincts criminels l'eussent conduit à de nouveaux forfaits pour rétablir sa fortune.

Il s'avisa bien avec le temps qu'il avait fait une folie de revenir à Venise, où, malgré l'impunité accordée à tous les vices, il y avait sur les richesses une surveillance si sévère et si jalouse de la part des Dix. Mais lorsque la pensée lui vint de quitter sa patrie, celle des peines qu'il faudrait prendre et des dangers qu'il faudrait courir pour transporter son trésor dans une autre contrée, et surtout la perte de sa santé, la fin de son énergie, le retinrent, et il se résigna à la triste perspective de vieillir riche et de laisser encore du bien à ses neveux.

Une heure après que Zuliani l'eut quitté, le matin du bal Rezzonico, ayant vainement essayé de reposer quelques instants, il réveilla son valet de chambre et lui ordonna d'aller chercher un médecin, n'importe lequel, attendu, disait-il, qu'ils étaient tous aussi ignorants les uns que les autres. Il méprisait profondément la médecine et les médecins, et Naam éprouva quelque inquiétude en lui voyant prendre une résolution si contraire à ses habitudes et à ses opinions. Elle se tut néanmoins, habituée qu'elle était à accepter aveuglément toutes les fantaisies d'Orio. Le valet de chambre, intelligent, actif et soumis comme les laquais qui volent impunément, amena, en moins d'une demi-heure, messer Barbolamo, le meilleur médecin de Venise.

Messer Barbolamo savait très-bien à quel homme il avait affaire. Il avait assez entendu parler de Soranzo pour s'attendre à toutes les railleries d'un incrédule et à tous les caprices d'un fou. Il se conduisit donc en homme d'esprit plutôt qu'en homme de science. Soranzo l'avait demandé, vaincu par une pusillanimité secrète, un effroi insurmontable de la mort; mais il se recommandait à lui comme les faux esprits forts aux sorciers, l'insulte et le mépris sur les lèvres, la crainte et l'espoir dans le coeur.

Les discours de l'Esculape trompèrent son attente, et, au bout de quelques instants, il l'écouta avec attention.

«Ne prenez aucune pilule, lui dit celui-ci, laissez la thériaque à vos gondoliers et les emplâtres à vos chiens. C'est l'opium qui provoque vos hallucinations, et c'est la diète qui vous ôte le courage. Le régime ne peut agir sur un mourant; car vous êtes mourant. Mais entendons-nous; le physique va mourir si le moral ne se relève: rien n'est plus facile que ce dernier point, si vous croyez au moyen que je vais vous indiquer. Ne changez pas de fond en comble l'habitude de vos pensées, et ne traitez pas votre mal par les contraires. N'éteignez point vos passions, elles seules vous ont fait vivre; c'est parce qu'elles s'affaiblissent que vous mourez: seulement abandonnez celles qui s'en vont d'elles-mêmes, et créez-vous-en de nouvelles. Vous êtes homme de plaisir, et le plaisir est épuisé; faites-vous homme d'étude et de science. Vous êtes incrédule, vous raillez les choses saintes; allez dans les églises et faites l'aumône!»

Ici Soranzo leva les épaules…..

«Un instant! dit le médecin. Je ne prétends pas que vous deveniez savant ni dévot. Vous pourriez être l'un et l'autre, je n'en doute pas, car les hommes de votre tempérament peuvent tout; mais je ne m'intéresse ni à la science ni à la dévotion assez pour vouloir vous prouver leur supériorité sur l'oisiveté et la licence. Je n'entre jamais dans la discussion des choses pour elles-mêmes, je les conseille comme des moyens de distraction, comme mes confrères conseillent l'absinthe et la casse. La vue des livres vous distraira de celle des bouteilles. Vous aurez une magnifique bibliothèque, et votre luxe trouvera là un débouché; vous ne savez pas les délices que peut vous procurer une reliure, et les folies que vous pouvez faire pour une édition de choix. Dans les églises, vous entendrez des cantiques qui vous délasseront les oreilles des chansons licencieuses. Vous y verrez des spectacles non moins profanes et des hommes non moins vaniteux que ceux du monde; vous leur ferez des dons qui vous assureront dans les siècles futurs cette réputation d'homme généreux et prodigue, qui va finir avec vous si vous ne guérissez et ne changez de marotte. Ainsi, soyez votre médecin à vous-même, et avisez-vous de quelque chose dont vous n'ayez jamais eu envie, procurez-vous-le à l'instant. Bientôt une foule de désirs qui sommeillent en vous se réveilleront, et leur satisfaction vous donnera des jouissances inconnues. Ne vous croyez pas usé; vous n'êtes pas seulement fatigué, vous avez encore en vous la force de dépenser vingt existences: c'est à cause de cela que vous vous tuez à n'en dépenser qu'une seule. Le monde finirait s'il ne se renouvelait sans cesse par le changement; l'abattement où vous êtes n'est qu'un excès de vie qui demande à changer d'aliment. Eh bien! à quoi songez-vous? vous n'écoutez pas.

—Je cherche, dit Soranzo tout à fait vaincu par la manière dont l'Esculape entendait les choses, une fantaisie que je n'aie point eue encore. J'ai eu celle des beaux livres, bien que je ne lise jamais, et ma bibliothèque est superbe… Quant aux églises… j'y songerai; mais je voudrais que vous m'aidassiez à trouver quelque jouissance plus neuve, plus éloignée encore de mes frénésies; si je pouvais devenir avare!

—Je vous entends fort bien, répondit Barbolamo frappé de l'air hébété de son malade. Vous allez au fond des choses, et remontez au principe pur de mon raisonnement; car je ne vous offrais qu'une issue nouvelle à vos passions, et vous voulez changer vos passions. Moi, je n'ai rien à dire contre l'avarice; cependant je crains une trop forte réaction dans le saut de cet abîme. Dites-moi, avez-vous été quelquefois amoureux naïvement et sincèrement?

—Jamais! dit Orio, oubliant tout d'un coup, dans son espoir d'être guéri, ce rôle de veuf au désespoir qui protégeait tout le mystère de sa vie.

—Eh bien! dit le médecin, qui ne fut nullement surpris de cette réponse (car il voyait déjà plus avant que la foule dans l'âme sèche et cupide de Soranzo), soyez amoureux. Vous commencerez par ne pas l'être, et par faire comme si vous l'étiez; puis vous vous figurerez que vous l'êtes, et enfin vous le serez. Croyez-moi, les choses se passent ainsi en vertu de lois physiologiques que je vous expliquerai quand vous voudrez.»

Orio voulut connaître ces lois. Le docteur lui fit une dissertation amèrement spirituelle que le patricien ignorant et préoccupé prit au sérieux. Orio se persuada tout ce que voulut son médecin, et celui-ci le quitta, frappé pour la centième fois de sa vie de la faiblesse d'esprit et de l'horreur de la mort que les débauchés cachent sous les dehors et les habitudes d'un mépris insensé de la vie.

Dès le jour même, Orio, roulant dans sa tête les projets les plus déraisonnables et les espérances les plus puériles, se rendit à Saint-Marc à l'heure de la bénédiction. En lui promettant la santé par des moyens aussi simples, en flattant sa vanité par l'éloge de son énergie, le docteur avait prononcé des mots magiques. Soranzo espérait dormir la nuit suivante.

Il écouta les chants sacrés; il examina avec intérêt les pompes religieuses; il admira l'intérieur de la basilique; il s'attacha à n'avoir aucun souvenir du passé, aucune pensée du dehors. Pendant une heure il réussit à vivre tout entier dans l'heure présente. C'était beaucoup pour lui. La nuit n'en fut guère moins affreuse; mais le matin approchait: il se fit une sorte de fête de retourner à Saint-Marc, et, comme les gens en proie aux maladies nerveuses sont quelquefois soulagés d'avance par la confiance qu'ils ont en de certains breuvages, il lui arriva de se trouver bien heureux d'avoir en vue, pour la première fois depuis si longtemps, une occupation agréable, et cette idée le fit dormir tranquillement durant toute une heure.

Le médecin vint, et, s'étant fait rendre compte du résultat de son ordonnance, il dit:

«Vous passerez deux heures aujourd'hui à Saint-Marc, et, la nuit prochaine, vous dormirez deux heures.»

Soranzo le prit au mot, et passa deux heures à l'église. Il était tellement persuadé qu'il dormirait deux heures, que le fait eut lieu. Le médecin s'applaudit d'avoir trouvé un de ces sujets précieux à l'observateur scientifique, auxquels il suffit d'allumer l'imagination pour que les effets désirés se produisent réellement. Il en conclut que le sang d'Orio était bien appauvri, et son âme absolument vide d'idées et de sentiments. Le troisième jour, il lui conseilla de songer à son plus important moyen de salut, à l'amour. Orio, se souvenant de la monstrueuse imprudence qu'il avait commise, se hasarda à dire qu'il avait aimé déjà, désirant bien que le médecin lui prouvât qu'il s'était trompé. C'est ce qu'il ne manqua pas de faire. Il lui représenta qu'il avait dû ressentir pour la signora Morosini une de ces passions violentes qui dévastent et laissent après elles une funeste lassitude. Il lui conseilla un amour paisible, tendre, ingénu, platonique même, conforme en tous points à celui que ressent un bachelier de dix-sept ans pour une fillette de quinze. Orio le promit.

«C'est pitoyable! dit le docteur en soi-même sur l'escalier, et voilà ces riches et galants patriciens qui nous écrasent!»

Remarquez qu'on n'était pas loin du dix-huitième siècle! Le mot magnétisme n'était pas encore trouvé.

Orio, résolu à être amoureux de la première belle jeune fille qu'il rencontrerait à l'église, entre sur la pointe du pied dans la basilique, le coeur palpitant, non d'amour, mais de cette lâche superstition que son magnétiseur lui avait imposée. Il effleurait légèrement les voiles des vierges agenouillées, et se penchait avec émotion pour voir leurs traits à la dérobée. O vieux Hussein! ô vous tous, farouches Missolonghis! vous eussiez pu venir à Venise dénoncer votre complice; jamais, certes, vous n'eussiez pu reconnaître l'Uscoque dans cette occupation et dans cette attitude.

La première fille que lorgna Soranzo était laide; et, pour nous servir des paroles de J.-J. Rousseau dans le récit de son entrée dans un couvent de filles dont les choeurs l'avaient enthousiasmé—la scène se passe précisément à Venise—:

«La Sofia était louche, la Cattina était boiteuse,» etc.

La quatrième jeune fille qu'Orio regarda était voilée jusqu'au menton; mais au travers de son voile et de sa prière elle vit fort bien le cavalier qui cherchait à la voir; alors, relevant la tête et retroussant son voile, elle lui montra un ovale pâle et sublime, un front de quinze ans, des lèvres que l'indignation fit trembler comme les feuilles d'une rose agitée par la brise, et qui laissèrent tomber ces paroles sévères:

«Vous êtes bien hardi!»

C'était Argiria Ezzelini. Zuzuf a raison: il y a une destinée!

Orio fut si troublé de l'accord de cette apparition avec celle du bal Rezzonico, si épouvanté de voir des espérances superstitieuses se confondre avec des terreurs de même genre dans un même objet, qu'il ne put trouver une excuse à lui faire. Il se laissa tomber consterné auprès d'elle, et ses genoux amaigris frappèrent le pavé avec bruit; puis il baissa sa tête jusqu'à terre, et approchant ses lèvres du manteau de velours de la belle Ezzelin, il lui dit tout bas, en lui tendant le stylet que les Vénitiens portaient toujours à la ceinture:

«Tuez-moi, vengez-vous!

—Je vous méprise trop pour cela,» dit la belle fille en retirant son manteau avec empressement; et, se levant, elle sortit de l'église.

Mais Orio, qui n'était pas encore si bien converti à l'amour ingénu qu'il ne vît les choses avec le sang-froid d'un roué, remarqua fort bien que ces dernières paroles avaient une expression plus forcée que les premières, et que l'oeil courroucé avait peine à retenir une larme de compassion.

Orio se retira, certain que le sort en était jeté, et qu'il y allait de sa guérison et de sa vie à saisir l'occasion par les cheveux. Il passa toute la nuit à combiner mille plans divers pour s'introduire auprès de la beauté cruelle, et ces rêveries détournèrent les terreurs accoutumées; il était bien un peu troublé par la ressemblance d'Argiria avec Ezzelin, et dans son sommeil du matin il eut des rêves où cette ressemblance amena les quiproquo et les méprises les plus bizarres et les plus pénibles. Il vit plusieurs fois s'opérer la transformation de ces deux personnages l'un dans l'autre. Lorsqu'il tenait la main d'Argiria et penchait sa bouche vers la sienne, il trouvait la face livide et sanglante d'Ezzelin; alors il tirait son stylet et livrait un combat furieux à ce spectre. Il finissait par le percer; mais, tandis qu'il le foulait aux pieds, il reconnaissait qu'il s'était trompé et que c'était Argiria qu'il avait poignardée.

L'envie de guérir à tout prix et l'ascendant que Barbolamo exerçait sur lui l'amenèrent avec celui-ci à une expansion téméraire. Il lui raconta ses deux rencontres avec la signora Ezzelin, au bal et à l'église, le ressentiment qu'elle lui témoignait et les angoisses que le regret de n'avoir pu empêcher la perte du noble comte Ezzelin lui causait à lui-même. Au premier aveu, Barbolamo ne se douta de rien; mais peu à peu, étant devenu par la suite très-assidu auprès de son malade, l'ayant habitué à s'épancher autant qu'il était possible à un homme dans sa position, il s'étonna de voir un tel excès de sensibilité chez un égoïste si complet, et cette anomalie lui fit venir d'étranges soupçons. Mais n'anticipons point sur les événements.

Barbolamo, grand égoïste aussi en fait de science, quoique généreux et loyal citoyen d'ailleurs, était plus désireux d'observer dans son patient les phénomènes d'une maladie toute mentale, que de lui mesurer quelques souffrances de plus ou de moins. Curieux de voir des effets nouveaux, il ne craignit pas de dire à Orio que ses agitations étaient d'un bon augure, et qu'il fallait s'appliquer à poursuivre la conquête de cette fière beauté, précisément parce qu'elle était difficile et entraînerait de nombreuses émotions d'un ordre tout nouveau pour lui. Orio poursuivit Argiria de sérénades et de romances pendant huit jours.

La sérénade est, il n'en faut pas douter, un grand moyen de succès auprès des femmes d'un goût délicat. A Venise surtout, où l'air, le marbre et l'eau ont une sonorité si pure, la nuit un silence si mystérieux, et le clair de lune de si romanesques beautés, la romance a un langage persuasif, et les instruments des sons passionnés, qui semblent faits exprès pour la flatterie et la séduction. La sérénade est donc le prologue nécessaire de toute déclaration d'amour. La mélodie attendrit le coeur et amollit les sens plongés dans un demi-sommeil. Elle plonge l'âme dans de vagues rêveries, et dispose à la pitié, cette première défaite de l'orgueil qui se laisse implorer. Elle a aussi le don de faire passer devant les yeux assoupis des images charmantes; et je tiens d'une femme que je ne veux pas nommer, que l'amant inconnu qui donne la sérénade apparaît toujours, tant que la musique dure, le plus aimable et le plus charmant des hommes.

—Dites donc tout, indiscret conteur! interrompit Beppa. Ajoutez que la dame conseillait à tous les donneurs de sérénades de ne jamais se montrer.»

«Il n'en fut pas ainsi pour Orio, reprit le narrateur. La belle Argiria lui conseilla de se montrer en laissant tomber son bouquet, du balcon sur le trottoir de marbre que blanchissait la lune: ne vous étonnez pas d'une si prompte complaisance. Voici comment la chose se passa.

D'abord la belle Argiria n'était pas riche. Le peu de bien que possédait son frère avait été fort entamé par ses frais d'équipement pour la guerre. Il rapportait une assez jolie part de légitime butin fait par lui sur les Ottomans, et dûment concédé par l'amiral, lorsqu'il trouva la mort aux Curzolari. Le noble jeune homme se faisait une joie douce de doter sa jeune soeur avec cette fortune; mais elle tomba aux mains des pirates, ainsi que sa galère et tout ce qu'il possédait en propre. La belle Argiria n'eut donc plus pour dot que ses quinze ans et ses beaux yeux mélancoliques.

La signora Memmo, sa tante, la chérissait tendrement; mais elle n'avait à lui laisser en héritage qu'un vaste palais un peu délabré et l'amour de vieux serviteurs, qui par dévouement continuaient à la servir pour de minces honoraires. La tante désirait donc ardemment, comme font toutes les tantes, qu'un noble et riche parti se présentât; et sachant bien que l'incomparable beauté de sa nièce allumerait plus d'une passion, elle la blâmait de vouloir s'enterrer dans la solitude et de tenir toujours le soleil de ses regards caché derrière la tendine sombre de son balcon.

A la première sérénade Argiria fondit en larmes.

«Si mon noble frère était vivant, dit-elle, nul ne se permettrait de venir me faire la cour sous les fenêtres avant d'avoir obtenu de ma famille la permission de se présenter. Ce n'est point ainsi qu'on approche d'une maison respectable.»

La signora Antonia trouva cette rigidité exagérée, et, se déclarant compétente sur cette matière, elle refusa d'imposer silence aux concertants. La musique était belle, les instruments de première qualité, et les exécutants choisis dans ce qu'il y avait de mieux à Venise. La dame en conclut que l'amant devait être riche, noble et généreux; deux théorbes et trois violes de moins, elle eût été plus sévère, mais la sérénade était irréprochable et fut écoutée.

Les jours suivants amenèrent un crescendo de joie et d'espoir chez Antonia. Argiria prit patience d'abord, et finit par goûter la musique pour la musique en elle-même. Le matin, il lui arriva quelquefois, en arrangeant ses beaux cheveux bruns devant le miroir, de fredonner à son insu les refrains des amoureuses stances qui l'avaient doucement endormie la veille.

Il y a toute une science dans le programme de la sérénade. Chaque soir doit amener chez le soupirant une nuance nouvelle dans l'expression de son amoureux martyre. Après il timido sospiro doit arriver lo strate funesto. I fieri tormenti viennent ensuite; l'anima disperata amène nécessairement, pour le lendemain, sorte amara. On peut risquer à la cinquième nuit de tutoyer l'objet aimé, et de l'appeler idol mio. On doit nécessairement l'injurier la sixième nuit, et l'appeler crudele et ingrata. Il faudrait être bien maladroit si, à la septième, on ne pouvait hasarder la dolce speranza. Enfin la huitième doit amener une explosion finale, une pressante prière, mettre la belle entre le bonheur et la mort de son amant, obtenir un rendez-vous, ou finir par le renvoi et le payement des musiciens. La huitième symphonie était venue, et, dans le troisième couplet de la romance, le chanteur demandait au nom de l'amant une marque de pitié, un gage d'espoir, un mot ou un signe quelconque qui l'enhardît à se faire connaître. Au moment où la fière Argiria s'éloignait du balcon, d'où, abritée par la tendine, elle avait écoulé la voix, madame Antonia arracha lestement le bouquet que sa nièce avait au sein et le laissa tomber sur le guitariste, en disant d'une voix chevrotante qui, à coup sûr, ne pouvait pas compromettre la jeune fille:

«Avec l'agrément de la tante.»

Une vive curiosité de jeune fille l'emportant chez Argiria sur le pudique dépit que lui causait sa tante, elle revint précipitamment au balcon; et, se penchant sur la rampe de marbre, elle souleva imperceptiblement le rideau de la tendine, juste assez pour voir le cavalier qui ramassait le bouquet. Le chanteur, qui était un musicien de profession, connaissant fort bien les usages, ne s'était pas permis d'y toucher. Il s'était contenté de dire à demi-voix: «Signor!» et de reculer discrètement de deux pas en arrière en ôtant sa toque, tandis que le signor ramassait le gage. En voyant cette grande taille un peu affaissée, mais toujours élégante et vraiment patricienne, se dessiner au clair de la lune, Argiria sentit une sueur froide humecter son front. Un nuage passa devant ses yeux, ses genoux se dérobèrent sous elle. Elle n'eut que le temps de fuir le balcon et d'aller se jeter sur son lit, où elle commença à trembler de tous ses membres et à défaillir. La tante, fort peu effrayée, vint à elle et lui adressa de doux reproches moqueurs sur cet excès de timidité virginale.

«Ne riez pas, ma tante, dit Argiria d'une voix étouffée. Vous ne savez pas ce que vous avez fait! Je suis presque sûre d'avoir reconnu ce dernier des hommes, cet assassin de mon frère, Orio Soranzo!

—Il n'aurait pas cette audace! s'écria la signora Memmo en frémissant à son tour. Courez chercher le bouquet, s'écria-t-elle en s'adressant à la suivante favorite qui assistait à cette scène. Dites qu'on l'a laissé tomber par mégarde, que c'est vous… que c'est le page… qui l'a jeté pour faire une espièglerie… que je suis fort courroucée contre vous… Allez, Pascalina… courez…»

Pascalina courut, mais ce fut en vain; musiciens, amoureux et bouquet, tout avait disparu, et l'ombre incertaine des colonnades, projetée par la lune, jouait seule sur le pavé au gré des nuages capricieux.

Pascalina avait laissé la porte ouverte. Elle fit quelques pas sur la rive, et vit à l'angle du canaletto les gondoles qui s'éloignaient emportant la sérénade. Elle revint sur ses pas, et rentra en fermant la porte avec soin; il était trop tard. Un homme caché derrière les colonnes du portique avait profité du moment: il s'était élancé légèrement dans l'escalier du palais Memmo; et, marchant devant lui, se dirigeant vers la faible lueur qui s'échappait d'une porte entr'ouverte, il avait audacieusement pénétré dans l'appartement d'Argiria. Lorsque Pascalina y rentra, elle trouva sa jeune maîtresse évanouie dans les bras de la tante, et le donneur d'aubades à genoux devant elle.

Vous conviendrez que le moment était mal choisi pour s'évanouir, et vous en conclurez avec moi que la belle Argiria avait eu grand tort d'écouter les huit sérénades. L'effroi avait remplacé la colère, et Orio ne s'y trompait nullement, quoiqu'il feignît d'y croire.

«Madame, dit-il en se prosternant et en présentant le bouquet à la signora Memmo avant qu'elle eût eu la présence d'esprit de lui adresser la parole, je vois bien que votre seigneurie s'est trompée en m'accordant cette faveur insigne. Je ne l'espérais pas, et le musicien qui s'est permis de vous adresser des vers si audacieux n'y était point autorisé par moi. Mon amour n'eût jamais été hardi à ce point, et je ne suis pas venu implorer ici de la bienveillance, mais de la pitié. Vous voyez en moi un homme trop humilié pour se permettre jamais autre chose que d'élever autour de votre demeure des plaintes et des gémissements. Que vous connaissiez ma douleur, que vous fussiez bien sûre que, loin d'insulter à la vôtre, je la ressentais plus profondément encore que vous-même, c'est tout ce que je voulais. Voyez mon humilité et mon respect! Je vous rapporte ce gage précieux que j'aurais voulu conquérir au prix de tout mon sang, mais que je ne veux pas dérober.»

Ce discours hypocrite toucha profondément la bonne Memmo. C'était une femme de moeurs douces et d'un coeur trop candide pour se méfier d'une protestation si touchante.

«Seigneur Soranzo, répondit-elle, j'aurais peut-être de graves reproches à vous faire si je ne voyais aujourd'hui pour la troisième fois combien votre repentir est sincère et profond. Je n'aurai donc plus le courage de vous accuser intérieurement, et je vous promets de garder désormais, avec moins d'effort que je ne l'ai fait jusqu'ici, le silence que les convenances m'imposent. Je vous remercie de cette démarche, ajouta-t-elle en rendant le bouquet à sa nièce; et, si je vous supplie de ne plus reparaître ici ni autour de ma maison, c'est en vue de notre réputation, et non plus, je vous le jure, en raison d'aucun ressentiment personnel.»

Malgré sa défaillance, Argiria avait tout entendu. Elle fit un grand effort pour retrouver le courage de parler à son tour, et soulevant sa belle tête pâle du sein de sa tante:

«Faites comprendre aussi à messer Soranzo, ma chère tante, dit-elle, qu'il ne doit jamais ni nous adresser la parole ni seulement nous saluer en quelque lieu qu'il nous rencontre. Si son respect et sa douleur sont sincères, il ne voudra pas présenter davantage à nos regards des traits qui nous retracent si vivement le souvenir de notre infortune.

—Je ne demande qu'une seule grâce avant de me soumettre à cet arrêt de mort, dit Orio: c'est que ma défense soit entendue et ma conduite jugée. Je sens que ce n'est point ici le lieu ni le moment d'entamer cette explication; mais je ne me relèverai point que la signora Memmo ne m'ait accordé la permission de me présenter devant elle dans son salon, à l'heure qu'elle me désignera, demain ou le jour suivant, afin qu'à deux genoux, comme aujourd'hui, je demande grâce pour les larmes que j'ai fait couler; mais qu'ensuite, la main sur la poitrine et debout, ainsi qu'il convient à un homme, je me disculpe de ce qu'il peut y avoir d'injuste ou d'exagéré dans les accusations portées contre moi.

—De telles explications seraient douloureuses pour nous, dit Argiria avec fermeté, et inutiles pour votre seigneurie. La réponse loyale et généreuse que ma noble tante vient de vous faire doit, je pense, suffire à votre susceptibilité et satisfaire à toute exigence.»

Orio insista avec tant d'esprit et de persuasion, que la tante céda, et lui permit de se présenter le lendemain dans la journée.

«Vous trouverez bon, seigneur, dit Argiria, pour repousser la part de reconnaissance qu'il lui adressait, que je n'assiste point à cette conférence. Tout ce que je puis faire, c'est de ne jamais prononcer votre nom; mais il est au-dessus de mes forces de revoir une fois de plus votre visage.»

Orio se retira, feignant une profonde tristesse, mais trouvant qu'il allait assez vite en besogne.

Le lendemain amena une longue explication entre lui et la signora Memmo. La noble dame le reçut dans tout l'appareil d'un deuil significatif; car elle avait quitté ses voiles noirs depuis un mois, et elle les reprit ce jour-là pour lui faire comprendre que rien ne pourrait diminuer l'intensité de ses regrets. Orio fut habile. Il s'accusa plus qu'on n'eût osé l'accuser: il déclara qu'il avait tout fait pour laver la tache que cette imprévoyance funeste avait imprimée sur sa vie; mais qu'en vain l'amiral, et toute l'armée, et toute la république, l'avaient réhabilité: qu'il ne se consolerait jamais. Il dit qu'il regardait la mort affreuse de sa femme comme un juste châtiment du ciel, et qu'il n'avait pas goûté un instant de repos depuis cette déplorable affaire. Enfin il peignit sous des couleurs si vives le sentiment qu'il avait de son propre déshonneur, l'isolement volontaire où s'éteignait son âme découragée, le profond dégoût qu'il avait de la vie, et la ferme intention où il était de ne plus lutter contre la maladie et le désespoir, mais de se laisser mourir, que la bonne Antonia fondit bientôt en larmes, et lui dit en lui tendant la main:

«Pleurons donc ensemble, noble seigneur, et que mes pleurs ne vous soient plus un reproche, mais une marque de confiance et de sympathie.»

Orio s'était donné beaucoup de peine pour être éloquent et tragique. Il avait grand mal aux nerfs. Il fit un effort de plus et pleura.

D'ailleurs, Orio avait parlé, à certains égards, avec la force de la vérité. Lorsqu'il avait peint une partie de ses souffrances, il s'était trouvé fort soulagé de pouvoir, sous un prétexte plausible, donner cours à ses plaintes, qui chaque jour lui devenaient plus pénibles à renfermer. Il fut donc si convaincant qu'Argiria elle-même s'attendrit et cacha son visage dans ses deux belles mains. Argiria était, à l'insu de Soranzo et de sa tante, derrière une tapisserie, d'où elle voyait et entendait tout. Un sentiment inconnu, irrésistible, l'avait amenée là.

Pendant huit autres jours, Orio suivit Argiria comme son ombre. A l'église, à la promenade, au bal, partout elle le retrouvait attaché à ses pas, fuyant d'un air timide et soumis dès qu'elle l'apercevait, mais reparaissant aussitôt qu'elle feignait de ne plus le voir; car, il faut bien le dire, la belle Argiria en vint bientôt à désirer qu'il ne fût pas aussi obéissant, et pour ne pas le mettre en fuite, elle eut soin de ne plus le regarder.

Comment eût-elle pu s'irriter de cette conduite? Orio avait toujours un air si naturel avec ceux qui pouvaient observer ces fréquentes rencontres! Il mettait une délicatesse si exquise à ne pas la compromettre, et un soin si assidu à lui montrer sa soumission! Ses regards, lorsqu'elle les surprenait, avaient une expression de souffrance si amère et de passion si violente! Argiria fut bientôt vaincue dans le fond de l'âme, et nulle autre femme n'eût résisté aussi longtemps au charme magique que cet homme savait exercer lorsque toutes les puissances de sa froide volonté se concentraient sur un seul point.

La Memmo vit cette passion avec inquiétude d'abord, et puis avec espoir, et bientôt avec joie; car, n'y pouvant tenir, elle donna un second rendez-vous à Soranzo à l'insu de sa nièce, et le somma d'expliquer ses intentions ou de cesser ses muettes poursuites. Orio parla de mariage, disant que c'était le but de ses voeux, mais non de ses espérances. Il supplia Antonia d'intercéder pour lui. Argiria avait si bien gardé le secret de ses pensées que la tante n'osa point donner d'espoir à Orio; mais elle consentit à ce que l'amiral fît des démarches, et elles ne se firent point attendre.

Morosini, ayant reçu la confidence de la nouvelle passion de son neveu, approuva ses vues, l'encouragea à chercher dans l'amour d'une si noble fille un baume céleste pour ses ennuis, et alla trouver la Memmo, avec laquelle il eut une explication décisive. En voyant combien cet homme illustre et vénérable ajoutait foi à la grandeur d'âme de son fils adoptif, et combien il désirait que son alliance avec la famille Ezzelin effaçât tout reproche et tout ressentiment, elle eut peine à cacher sa joie. Jamais elle n'eût pu espérer un parti aussi avantageux pour Argiria. Argiria fut d'abord épouvantée des offres qui lui furent faites par l'amiral, épouvantée surtout du trouble et de la joie qu'elle en ressentit malgré elle. Elle fit toutes les objections que lui suggéra l'amour fraternel, refusa de se prononcer, mais consentit à recevoir les soins d'Orio.

Dans les commencements, Argiria se montra froide et sévère pour Orio. Elle paraissait ne supporter sa présence que par égard pour sa tante. Cependant elle ne pouvait s'empêcher de nourrir pour ses souffrances et sa douleur un profond sentiment de compassion. En voyant cet homme si fort se plaindre chaque jour du poids de sa destinée, et succomber, pour ainsi dire, sous lui-même, la soeur d'Ezzelin sentait sa grande âme s'attendrir et sa force de haine diminuer de jour en jour. Si Orio eût employé avec elle la séduction et l'audace, elle fût restée insensible et implacable; mais, en face de sa faiblesse et de son humiliation volontaire, elle se désarma peu à peu. Bientôt l'habitude qu'elle avait prise de compatir à ses peines se changea en un généreux besoin de le consoler. Sans qu'elle s'en doutât, la pitié la conduisait à l'amour. Elle se disait pourtant qu'elle ne pouvait aimer sans crime et sans honte l'homme qu'elle avait accusé de la mort de son frère, et qu'elle devait tout faire pour étouffer le nouveau sentiment qui s'élevait en elle. Mais, faible de sa grandeur même, elle se laissait détourner de ce qu'elle croyait son devoir par sa miséricorde. En retrouvant chaque jour Orio plus désolé et plus repentant du mal qu'il lui avait fait, elle n'avait pas le courage de lui en témoigner du ressentiment, et finissait toujours par associer dans sa pensée le malheur de son frère mort et celui de l'homme qu'elle voyait condamné à d'éternels regrets. Puis elle se persuada qu'elle n'éprouvait pour Orio que la pitié qu'on devait à tous les êtres souffrants, et qu'il perdrait toute sa sympathie le jour où il cesserait de souffrir. Et en cela elle ne se trompait peut-être pas. Argiria n'agissait presque en rien comme les autres femmes; là où les autres apportaient de la vanité ou du désir, elle n'apportait que du dévouement. Giovanna Morosini elle-même, malgré la noblesse et la pureté de son âme, n'avait pas échappé au sort commun, et avait en quelque sorte sacrifié aux dieux du monde. Elle avait elle-même dit à Ezzelin que la réputation d'Orio n'avait pas été pour rien dans l'impression qu'il avait faite sur elle, et que sa force et sa beauté avaient fait presque tout le reste. C'était au point qu'elle avait préféré, avec la conscience du mal qui devait en résulter pour elle-même, à l'homme qu'elle savait bon, l'homme qu'elle voyait séduisant. Argiria obéissait à des sentiments tout opposés. Si Orio se fût montré à elle comme il s'était montré à Giovanna, jeune, beau, vaillant et débauché, joyeux et fier de ses défauts comme de ses triomphes, elle n'eût pas eu un regard ni une pensée pour lui. Ce qui lui plaisait à cette heure dans Soranzo était justement ce qui le faisait descendre dans l'enthousiasme des autres femmes. Sa beauté diminuait en même temps que son caractère s'assombrissait davantage; et c'était justement cette triste empreinte que le temps et la douleur mettaient sur lui qui la charmait sans qu'elle s'en doutât. Depuis que l'orgueil s'était effacé du front d'Orio, et que les fleurs de la santé et de la joie s'étaient fanées sur ses joues, son visage avait pris une expression plus grave, et gagné en douceur ce qu'il avait perdu en éclat; de sorte que ce qui eût peut-être préservé Giovanna de la funeste passion qui la perdit fut justement ce qui y précipita Argiria. Elle arriva bientôt à ne plus vivre que par Orio, et résolut, avec son courage ordinaire, de se consacrer tout entière à le consoler, dût le monde jeter l'anathème sur elle pour l'espèce de parjure qu'elle commettrait.

Cependant Orio, désormais assuré de sa victoire, ne se hâtait pas d'en finir, et voulait jouir peu à peu de tous ses avantages avec le raffinement d'un homme blasé, et qui tient d'autant plus à ménager son plaisir qu'il lui en reste moins à connaître. Dans les premiers temps, la lutte difficile qu'il avait eu à soutenir avait tenu son imagination éveillée, et le forçait à vivre par la tête, de manière qu'ayant trouvé le moyen d'occuper sa journée il était arrivé à pouvoir dormir la nuit. Enchanté de cet heureux résultat, il en avait fait part au docteur Barbolamo, en le remerciant de ses avis passés, et en lui demandant ses conseils pour l'avenir.

Barbolamo avait hésité avant de lui conseiller de pousser les choses jusqu'au mariage. C'était, à ses yeux, quelque chose de profondément triste et de hideusement laid que l'amour mathématiquement calculé de cet homme au coeur usé, au sang appauvri, pour une belle créature naïve et généreuse, qui allait, en échange de cette tendresse intéressée et de ces transports prémédités, lui livrer tous les trésors d'une passion puissante et vraie.

«C'est l'accouplement de la vie avec la mort, de la lumière céleste avec l'Érèbe, se disait l'honnête médecin. Et pourtant elle l'aime, elle croit en lui; elle souffrirait maintenant s'il renonçait à la poursuivre. Et puis elle se flatte de le rendre meilleur, et peut-être y réussira-t-elle. Enfin cette belle fortune, qui ne sert qu'à divertir de frivoles compagnons et de viles créatures, va relever l'éclat d'une illustre maison ruinée, et assurer l'avenir de cette belle fille pauvre. Toutes les femmes sont plus ou moins vaines, ajoutait Barbolamo en lui-même: quand la signora Soranzo s'apercevra du peu que vaut son mari, le luxe lui aura créé des besoins et des jouissances qui la consoleront. Et puis, en définitive, puisque les choses en sont à ce point et que les deux familles désirent ce mariage, de quel droit y mettrais-je obstacle?»

Ainsi raisonnait le médecin; et cependant il restait troublé intérieurement; et ce mariage, dont il était la cause à l'insu de tous, était pour lui un sujet d'angoisses secrètes dont il ne pouvait ni se rendre compte ni se débarrasser. Barbolamo était le médecin de la famille Memmo; il connaissait Argiria depuis son enfance. Elle le regardait comme un impie, parce qu'il était un peu sceptique et qu'il raillait volontiers toutes choses: elle l'avait donc toujours traité assez froidement, comme si elle eût pressenti dès son enfance qu'il aurait une influence funeste sur sa destinée.

Le docteur, ne la connaissant pas bien, et ne sachant que penser de ce caractère froid et un peu altier en apparence, sentait pourtant dans son âme probe et droite qu'entre elle et Soranzo sa sollicitude n'avait pas à hésiter, et se devait tout entière au plus faible. Il eût voulu consulter Argiria; mais il ne l'osait pas, et il se disait qu'elle était d'un esprit assez ferme et assez décidé pour savoir elle-même se diriger en cette circonstance.

Ne sachant à quoi s'arrêter, mais ne pouvant vaincre l'aversion et la méfiance secrète que Soranzo lui inspirait, il prit un terme moyen: ce fut de lui conseiller de ne pas brusquer les choses et de ne pas presser le mariage.

Soranzo n'avait pas d'autre volonté à cet égard que celle de son médecin; il l'écoutait avec la crédulité puérile et grossière d'un dévot qui demande des miracles à un prêtre. De même qu'il n'avait vu dans Giovanna qu'un instrument de fortune, il ne voyait dans Argiria qu'un moyen de recouvrer la santé. Mais l'espèce d'affection qu'il avait pour cette dernière était plus sincère; on peut même dire que, son caractère et sa position donnés, il éprouvait un sentiment vrai pour elle. L'amour est le plus malléable de tous les sentiments humains; il prend toutes les formes, il produit tous les effets imaginables, selon le terrain où il germe: les nuances sont innombrables, et les résultais aussi divers que les causes. Quelquefois il arrive qu'une âme juste et pure ne saurait s'élever jusqu'à la passion, tandis qu'une âme perverse s'y jette avec ardeur et se fait un besoin insatiable de la possession d'un être meilleur qu'elle, et dont elle ne comprend même pas la supériorité. Orio ressentait les mystérieuses influences de cette protection céleste répandue autour d'un être angélique. L'air qu'Argiria purifiait de son souffle était un nouvel élément où Orio croyait respirer le calme et l'espérance; et puis cette vie d'extase et de retraite avait fait cesser pour lui la vie de débauche, encore plus mortelle pour l'esprit que pour le corps. Elle lui avait créé mille soins délicats, mille voluptés chastes dont le libertin s'enivrait, comme le chasseur d'une eau pure ou d'un fruit savoureux après les fatigues et les enivrements de la journée. Il se plaisait à voir ses désirs attisés par une longue attente: afin de les rendre plus vifs, il délaissait Naam, et concentrait toutes ses pensées de la nuit sur un seul objet. Il échauffait son cerveau de toutes les privations qu'un amour noble impose aux âmes consciencieuses, mais qu'un calcul réfléchi lui suggérait dans son propre intérêt. Habitué à de rapides conquêtes, hardi jusqu'à l'insolence avec les femmes faciles, flatteur insinuant et menteur effronté avec les timides, il ne s'était jamais obstiné à la poursuite de celles qui pouvaient lui opposer une longue résistance: il les haïssait et feignait de les dédaigner. C'était donc la première fois de sa vie qu'il faisait vraiment la cour à une femme, et le respect qu'il s'imposait était un raffinement de volupté où son être, plongé tout entier, trouvait l'oubli de ses fautes et une sorte de sécurité magique, comme si l'auréole de pureté qui ceignait le front d'Argiria eût banni les esprits des ténèbres et combattu les malignes influences.

Argiria, effrayée de son amour, n'osait se dire encore qu'elle était vaincue, et s'imaginait que, tant qu'elle ne l'aurait pas avoué clairement à Soranzo, elle pourrait encore se raviser.

Un soir ils étaient assis ensemble à l'une des extrémités de la grande galerie du palais Memmo; cette galerie, comme toutes celles des palais vénitiens, traversait le bâtiment dans toute sa largeur, et était percée à chaque bout de trois grandes fenêtres. Il commençait à faire nuit, et la galerie n'était éclairée que par une petite lampe d'argent posée au pied d'une statue de la Vierge. La signora Memmo s'était retirée dans sa chambre, dont la porte donnait sur la galerie, afin de laisser les deux fiancés causer librement. Tout en entretenant Argiria de son amour, Orio s'était rapproché, et avait fini par se mettre à genoux devant elle. Elle voulut le relever; mais lui, se saisissant de ses mains, les baisa avec ardeur, et se mit à la regarder avec une ivresse silencieuse. Argiria, qui avait appris à son tour à connaître le pouvoir de ses yeux, craignant de se trop abandonner au trouble qu'ils produisaient en elle, détourna les siens et les porta vers le fond de la galerie. Orio, qui avait vu plus d'une femme agir de la sorte, attendit en souriant que sa fiancée reportât ses regards sur lui. Il attendit en vain. Argiria continuait à tenir ses yeux fixés du même côté, non plus comme si elle eût voulu éviter ceux de son amant, mais comme si elle considérait attentivement quelque chose d'étonnant. Elle semblait tellement absorbée dans cette contemplation que Soranzo en fut inquiété.

«Argiria, dit-il, regardez-moi.»

Argiria ne répondit pas; il y avait dans sa physionomie quelque chose d'inexplicable et de vraiment effrayant.

«Argiria! répéta Soranzo d'une voix émue! Argiria! mon amour!»

A ces mots, elle se leva brusquement et s'éloigna de lui avec effroi, mais sans changer un instant la direction de ses regards.

«Qu'est-ce donc?» s'écria Orio avec colère en se levant aussi.

Et il se retourna vivement pour voir l'objet qui fixait d'une manière si étrange l'attention d'Argiria. Alors il se trouva face à face avec Ezzelin. A son tour, il devint horriblement pâle, et trembla un instant de tous ses membres. Dans le premier moment, il avait cru voir le spectre qui lui avait si souvent rendu de funèbres visites; mais le bruit que faisait Ezzelin en avançant, et le feu qui brillait dans ses yeux, lui prouvèrent qu'il n'avait pas affaire à une ombre. Le danger, pour être plus réel, n'en était que plus grand; mais Soranzo, que la vue d'un fantôme aurait fait tomber en syncope, se décida devant la réalité à payer d'audace, et, s'avançant vers Ezzelin d'un air affectueux et empressé:

«Cher ami! s'écria-t-il; est-ce vous? vous que nous croyions avoir perdu pour jamais!»

Et il étendit les bras comme pour l'embrasser.

Argiria était tombée comme foudroyée aux pieds de son frère. Ezzelin la releva et la tint serrée contre son coeur; mais devant l'embrassement d'Orio, il recula saisi de dégoût, et, étendant son bras droit vers la porte, il lui fit signe de sortir. Orio feignit de ne pas comprendre.

«Sortez! dit Ezzelin d'une voix tremblante d'indignation, en jetant sur lui un regard terrible.

—Sortir! moi! Et pourquoi?

—Vous le savez. Sortez, et vite.

—Et si je ne le veux pas? continua Orio en reprenant son audace accoutumée.

—Ah! je saurai vous y contraindre, s'écria Ezzelin avec un rire amer.

—Comment donc?

—En vous démasquant.

—On ne démasque que ceux qui se cachent. Qu'ai-je à cacher, seigneur
Ezzelin?

—Ne lassez pas ma patience. Je veux bien, non pas vous pardonner, mais vous laisser aller. Partez donc, et souvenez-vous que je vous défends de jamais chercher à voir ma soeur. Sinon, malheur à vous!

—Seigneur, si un autre que le frère d'Argiria m'avait tenu ce langage, il l'aurait déjà payé de son sang. A vous, je n'ai rien à dire, si ce n'est que je n'ai d'ordres à recevoir de personne, et que je méprise les menaces. Je sortirai d'ici, non à cause de vous qui n'êtes pas le maître, mais à cause de votre respectable tante, dont je ne veux pas troubler le repos par une scène de violence. Quant à votre soeur, je ne renoncerai certainement pas à elle, parce que nous nous aimons, parce que je me crois digne d'être heureux par elle, et capable de la rendre heureuse.

—Oserez-vous soutenir toujours et partout ce que vous avancez ici?

—Oui, et de toutes les manières.

—Alors venez ici demain avec votre oncle, le vénérable Francesco Morosini; et nous verrons comment vous répondrez aux accusations que j'ai à porter contre vous. Je n'aurai d'autres témoins que ma tante et ma soeur.»

Orio fit un pas vers Argiria.

«A demain!» lui dit-elle d'une voix tremblante.

Orio se mordit les lèvres, et sortit à pas lents en répétant avec une tranquillité superbe:

«A demain!»

«Jésus! Dieu d'amour! s'écria la signora Memmo sur le seuil de sa chambre,
j'ai entendu une voix que je croyais ne devoir plus jamais entendre! mon
Dieu, mon Dieu! qu'est-ce que je vois?… mon neveu! mon enfant!
Demandez-vous des prières?… Votre âme est-elle irritée contre nous?…»

La bonne dame chancela, se retint contre le mur, et, près de tomber évanouie, fut retenue par le bras d'Ezzelin.

«Non, je ne suis point l'ombre de votre enfant; ma tante, ma soeur bien-aimée, reconnaissez-moi, je suis votre Ezzelin. Mais, ô mon Dieu! répondez-moi avant tout; car je ne sais si je dois bénir ou maudire l'heure qui nous rassemble. Cet homme que je chasse d'ici est-il l'époux d'Argiria?

—Non, non! s'écria Argiria d'une voix forte, il ne l'eût jamais été! Un voile funeste était sur mes yeux, mais…

—Il est votre fiancé, du moins! dit Ezzelin en frémissant de la tête aux pieds.

—Non, non, rien! Je n'ai rien accordé, rien promis!…

—Le lâche, l'infâme a osé me dire que vous vous aimiez!…

—Il m'avait fait croire qu'il était innocent, et je… je le croyais sincère; mais te voilà, mon frère, je n'aimerai que par ton ordre, je n'aimerai que toi!…»

Argiria cachait ses sanglots de douleur et de joie dans le sein de son frère.

Nous laisserons cette famille, à la fois heureuse et consternée, se livrer à ses épanchements, et se raconter tout ce qui était arrivé de part et d'autre depuis une séparation si cruelle.

Orio, après avoir déployé ce courage désespéré, s'enfuit chez lui avec l'assurance et l'empressement d'un homme qui aurait compté trouver un expédient de salut dans la solitude. Mais toute sa force s'était réfugiée dans ses muscles, et, en se sentant marcher avec tant de précipitation, il s'imagina qu'il allait être assisté, comme autrefois, par une de ces inspirations infernales qu'il avait dans les cas difficiles. Quand il se trouva dans sa chambre, face à face avec lui-même, il s'aperçut que son cerveau était vide, son âme consternée, sa position désespérée. Il le vit, il se tordit les mains avec une angoisse inexprimable en s'écriant: «Je suis perdu!

—Qu'y a-t-il?» dit Naam en sortant du coin de l'appartement où son existence semblait avoir pris racine.

Orio n'avait pas coutume de s'ouvrir à Naam quand il n'avait pas besoin de son dévouement. En cet instant, que pouvait-elle pour lui? Rien sans doute. Mais la terreur d'Orio était si forte qu'il fallait qu'il cherchât du secours dans une sympathie humaine.

«Ezzelin est vivant! s'écria-t-il, et il me dénonce!

—Appelle-le au combat, et tâche de le tuer, dit Naam.

—Impossible! il n'acceptera le combat qu'après avoir parlé contre moi.

—Va te réconcilier avec lui, offre-lui tous tes trésors. Adjure-le au nom du Dieu très-grand!

—Jamais! D'ailleurs il me repousserait.

—Rejette toute la faute sur les autres!

—Sur qui? Sur Hussein, sur l'Albanais, sur mes officiers? On me demandera où ils sont, et on ne me croira pas si je dis que l'incendie…

—Eh bien! mets-toi à genoux devant ton peuple, et dis: J'ai commis une grande faute et je mérite un grand châtiment. Mais j'ai fait aussi de nobles actions et rendu de hauts services à mon pays; qu'on me juge. Le bourreau n'osera pas porter ses mains sur toi; on t'enverra en exil, et l'an prochain on aura besoin de toi, on te donnera un grand exploit à faire. Tu seras victorieux, et ta patrie reconnaissante te pardonnera et t'élèvera en gloire.

—Naam, vous êtes folle, dit Orio avec angoisse, Vous ne comprenez rien aux choses et aux hommes de ce pays. Vous ne sauriez donner un bon conseil!

—Mais je puis exécuter tes desseins. Dis-les-moi.

—Et si j'en avais un seul, resterais-je ici un instant de plus?

—La fuite nous reste, dit Naam. Partons!

—C'est le dernier parti à prendre, dit Orio, car c'est tout confesser. Écoute, Naam, il faudrait trouver un bon spadassin, un brave, un homme habile et sûr. Ne connais-tu pas ici quelque renégat, quelque transfuge musulman qui n'ait jamais entendu parler de moi, et qui, par considération pour toi seule, moyennant une forte somme d'argent…

—Tu veux donc encore assassiner?

—Tais-toi! Baisse la voix. Ne prononce pas ici de tels mots, même dans ta langue.

—Il faut s'entendre pourtant. Tu veux qu'il meure, et que j'assume sur moi toute la responsabilité, tout le danger?

—Non! je ne le veux pas, Naam! s'écria Soranzo en la pressant dans ses bras; car en cet instant l'air sombre de Naam l'effraya, et lui rappela que ce n'était pas le moment de perdre son dévouement.

—Ce que tu veux sera fait, dit Naam en se dirigeant vers la porte.

—Arrête, non! ce serait pire que tout! dit Orio en l'arrêtant. Sa soeur et sa tante m'accuseraient, et j'aurais eu l'air de craindre la vérité. D'ailleurs je ne veux pas que tu t'exposes. Va, quitte-moi, Naam, mets ta tête à l'abri des dangers qui menacent la mienne. Il en est temps encore, fuis!

—Je ne te quitterai jamais, tu le sais bien, répondit tranquillement
Naam.

—Quoi! tu me suivrais même à la mort? Songe que tu seras accusée aussi peut-être!

—Que m'importe? dit Naam. Ai-je peur de la mort?

—Mais résisterais-tu à la torture, Naam? s'écria Soranzo frappé d'une nouvelle inquiétude.

—Tu crains que je succombe à la souffrance et que je t'accuse? dit Naam d'un ton froid et sévère.

—Oh! jamais! s'écria-t-il avec une effusion forcée, toi le seul être qui m'ait compris, qui m'ait aimé et qui souffrirait pour moi mille morts!

—Tu dis qu'un coup de poignard est la seule ressource? dit Naam en baissant la voix.

Orio ne répondit pas. Il ne savait à quoi se décider. Ce moyen le tentait et l'effrayait également. Il se perdit en projets plus inexécutables les uns que les autres, puis sa tête s'égara. Il tomba dans une sorte d'imbécillité. Naam le secoua sans pouvoir lui arracher une parole. Elle sentit que ses mains étaient roides et glacées. Elle crut qu'il allait mourir. Elle pensa que dans un moment d'égarement il avait avalé quelque poison et qu'il ne s'en souvenait plus. Elle fit appeler le médecin.

Barbolamo le trouva très-mal, et le tira de cette atonie par des excitants qui produisirent une réaction terrible. Orio eut de violentes convulsions. Le docteur, se rappelant alors que depuis longtemps il n'avait fait usage de narcotique, et pensant que l'inefficacité de ces remèdes, causée autrefois par l'abus, pouvait avoir cessé, se hasarda à lui administrer une assez forte dose d'opium qui le calma sur-le-champ et l'endormit profondément. Quand il le vit mieux, il le quitta; car la soirée était fort avancée, et il avait encore des malades à voir avant de rentrer chez lui.

Naam veilla son maître avec anxiété pendant quelques instants, et, s'étant assurée qu'il dormait bien, elle sentit retomber sur elle seule tout le poids de cette horrible situation; c'était à elle de trouver un moyen d'en sortir. Elle se promena avec agitation dans la chambre, recommandant son âme à Dieu, sa vie au destin, et résolue à tout, plutôt que de laisser périr celui qu'elle aimait. De temps en temps elle s'arrêtait devant ce visage pâle et morne, qui semblait, dans sa prostration effrayante, un cadavre sortant des mains du bourreau, et attendant celles qui devaient l'ensevelir. Naam avait vu jadis Orio si prompt, si implacable dans ses terribles résolutions, et maintenant il n'avait plus la force d'affronter l'orage! Il lui abandonnait le soin de son salut! Naam prit son parti, fit quelques préparatifs, ferma la porte avec précaution, sortit sans être vue, et se perdit dans le dédale de ces rues étroites, obscures, mal fréquentées, où deux personnes ne se rencontrent pas la nuit sans se serrer chacune de son côté contre la muraille.

«Maudite soit la mère qui m'a engendré! murmura Orio d'une voix creuse et lugubre, en s'éveillant et en se tordant sur son lit pour secouer le sommeil accablant étendu sur tous ses membres. Est-il possible que je ne puisse jamais dormir comme les autres! Il faut que je sois assiégé de visions épouvantables et que je m'agite comme un forcené durant mon sommeil, ou bien il faut que je tombe là comme un cadavre, et qu'à mon réveil je sente ce froid mortel et cette langueur qui ressemblent à une agonie! Naam! quelle heure?»

Naam ne répondit point.

«Seul! s'écria Orio. Que se passe-t-il donc?»

Il se dressa sur son lit, écarta ses rideaux d'un main tremblante, vit les premières lueurs du matin pénétrer dans sa chambre, et promena des regards hébétés autour de lui, cherchant à retrouver le souvenir des événements de la veille. Enfin l'horrible vérité lui revint à l'esprit, d'abord comme un rêve sinistre, et bientôt comme une certitude accablante. Orio resta quelques instants brisé, et sans concevoir la pensée de détourner le coup qui le menaçait. Enfin il se jeta à bas de son lit et se mit à courir comme un fou autour de sa chambre. «C'est impossible! c'est impossible! se disait-il, je n'en suis pas là! je ne suis pas abandonné à ce point par la destinée!

»Misérable! s'écria-t-il en se parlant à lui-même et en se laissant tomber sur une chaise, est-ce ainsi que tu sais maintenant faire face à l'adversité? Une pierre tombe à tes pieds, et au lieu de te tenir pour averti et de fuir, ou d'agir d'une façon quelconque, tu te couches, tu t'endors, et tu attends que l'édifice entier s'écroule sur ta tête! Tu es donc devenu une bête brute, ou tes ennemis ont donc jeté sur toi un maléfice! Damné médecin! s'écria-t-il en voyant sur sa table la fiole d'opium dont on lui avait fait avaler une partie, ah! tu étais d'accord avec eux pour m'ôter mes forces et me jeter dans l'impuissance! Toi aussi, tu me le payeras, infâme! crains que mon jour ne vienne à moi aussi! Mon jour! Hélas! sortirai-je de cette nuit horrible qui s'est étendue sur moi? Voyons! que faire? Ah! la force m'a manqué au moment où j'en avais besoin! Je n'ai pas été inspiré lorsqu'une vive résolution eût pu me sauver. Il fallait, dès que mon ennemi est entré dans cette galerie Memmo, feindre de le prendre pour un démon, m'élancer sur lui, lui enfoncer mon poignard dans la poitrine… Cet homme ne doit pas être difficile à tuer; il a reçu tant de coups déjà!… Et puis, j'aurais joué la folie; on m'eût soigné comme on a déjà fait, on m'eût plaint. J'aurais eu des remords; j'aurais fait dire des messes pour son âme, et j'en aurais été quitte pour perdre les bonnes grâces de la petite fille… Mais n'est-il pas encore possible d'agir ainsi?… Oui, demain, pourquoi pas? J'irai à ce rendez-vous. J'irai en jouant la fureur; je le provoquerai; je l'accuserai de quelque infamie… Je dirai à Morosini qu'il avait séduit… non, qu'il avait violé sa nièce; que je l'avais chassé honteusement, et que, par vengeance, il a inventé ce tissu de mensonges… Je lui dirai de telles injures, je lui ferai de telles menaces… D'ailleurs je lui cracherai au visage… Alors il faudra bien qu'il mette la main sur son épée… Une fois là, il est perdu; avant qu'il l'ait tirée du fourreau, la mienne sera dans sa gorge… Et puis je me jetterai par terre en écumant, je m'arracherai les cheveux, je serai fou. Le pis qui puisse m'arriver, c'est d'être envoyé en exil pour quatorze ans; on sait ce que valent les quatorze années d'exil d'un patricien. L'année suivante on a besoin de lui, on le rappelle… Naam avait raison… Oui, voilà ce que je ferai… Mais si Ezzelin a déjà parlé à sa tante et à sa soeur, si elles se portent mes accusatrices? Oh! oui! Mais quelles preuves?… D'ailleurs il sera toujours temps de fuir. Si je ne puis emporter tout mon or, j'irai trouver les pirates, j'organiserai une flibuste sur un tout autre pied. Je ferai une magnifique fortune en peu d'années, et j'irai, sous un nom supposé, la manger à Cordoue ou à Séville, des villes de plaisir, dit-on. L'argent n'est-il pas le roi du monde?… Allons, décidément le docteur a sagement agi en me faisant dormir. Ce sommeil m'a retrempé; il m'a rendu toute mon énergie, toutes mes espérances.»

Orio se parlait ainsi à lui-même dans un accès d'énergie fébrile. Ses yeux étaient fixes et brillants, ses lèvres pâles et tremblantes, ses mains contractées sur ses genoux maigres et nus. Le plus bel homme de Venise était hideux, ainsi absorbé dans ses méchantes intentions et ses lâches calculs.

Tandis qu'il devisait de la sorte, une petite porte que recouvrait la tapisserie s'ouvrit doucement, et Naam entra sans bruit dans la chambre.

«C'est toi! Où donc étais-tu? dit Orio en la regardant à peine. Donne-moi ma robe, je veux m'habiller, sortir!»

Mais Orio se leva brusquement et resta immobile de surprise et d'épouvante à l'aspect de Naam lorsqu'elle s'approcha de lui pour lui présenter sa robe. Elle était plus pâle que l'aube qui se levait en cet instant. Sa bouche avait une teinte livide, et ses yeux vitreux ressemblaient à ceux d'un cadavre.

«Pourquoi donc avez-vous du sang sur la figure?» dit Orio en reculant d'effroi.

Il s'imagina que, suivant les coutumes féroces de la police occulte de Venise, Naam venait d'être prise par les familiers et soumise à la torture. Peut-être avait-elle révélé… Orio la regardait avec un mélange de haine et de terreur.

«Comment ai-je eu l'imprudence de la laisser vivre? pensait-il. Il y a un an que j'aurai dû la tuer?

—Ne me demande pas ce qui est arrivé, dit Naam d'une voix éteinte, tu ne dois pas le savoir.

—Et je veux le savoir, moi? s'écria Orio furieux en la secouant avec une colère brutale.

—Tu veux le savoir? dit Naam avec une tranquillité dédaigneuse; apprends-le à tes risques et périls. Je viens de tuer Ezzelin.

—Ezzelin, tué? bien tué? bien mort?» s'écria Orio dans un accès de joie insensée. Et serrant Naam contre sa poitrine, il fut pris d'un rire convulsif qui le força de se rasseoir. «C'est là le sang d'Ezzelin? disait-il en touchant les mains humides de Naam. Ce sang maudit a-t-il coulé enfin jusqu'à la dernière goutte? Oh! cette fois il n'en réchappera pas, dis? Tu ne l'as pas manqué, Naam? Oh! non! tu as la main ferme, et ceux que tu frappes ne se relèvent plus! Tu l'as tué comme le pacha, dis? Le même coup, au-dessous du coeur? Dis-moi? dis-moi, parle donc!… Raconte-moi donc!….. Ah! c'était bien la peine de revenir à Venise! Il n'en a pas joui longtemps de Venise! sa vengeance…»

Et Orio recommença à rire affreusement.

«Je l'ai frappé droit au coeur, dit Naam d'un air sombre, et je l'ai noyé en même temps…

—Le fer et l'eau! Bonne Venise! s'écria Orio; les beaux quais déserts pour rencontrer un ennemi! Mais comment l'as-tu trouvé à cette heure? Qu'as-tu fait pour le joindre?

—J'ai pris mon luth et je suis allée en jouer sous la fenêtre de sa soeur; j'ai joué obstinément jusqu'à ce que le frère ait été éveillé et m'ait regardée par la fenêtre. Je me suis éloignée alors de quelques pas; mais j'ai continué de jouer comme pour le braver. Il m'avait reconnue à mon costume; c'est ce que je voulais. Il est sorti de sa maison, il s'est approché de moi en me menaçant. Je me suis éloignée encore, mais en continuant toujours de jouer du luth, et je me suis encore arrêtée. Il est encore venu sur moi, et je me suis éloignée de nouveau. Alors, comme il s'en retournait vers sa maison, je me suis mise à courir du même côté et à jouer en me rapprochant toujours. La fureur lui est venue, et, croyant sans doute que j'agissais ainsi par ton ordre, il a recommencé à courir sur moi l'épée à la main. Je me suis fait poursuivre ainsi jusqu'à cet endroit où le pavé de la rive cesse tout à coup, et où plusieurs marches conduisent en tournant jusqu'au niveau de l'eau pour l'abordage des gondoles. Il n'y avait là ni barque ni homme; pas le moindre bruit, pas la moindre lumière. Je me suis cramponnée fortement à la petite colonne qui termine la rampe, et j'ai attendu en me baissant qu'il vînt jusque-là. Il y est venu, en effet; il s'est appuyé presque sur moi sans me voir, et s'est penché sur l'eau pour chercher des yeux si quelque gondole m'avait mise à l'abri de sa colère. Dans ce moment-là, j'ai arraché d'une main son manteau, de l'autre je l'ai frappé. Il a voulu se débattre, lutter…, mais son pied avait glissé sur les marches humides; il perdait l'équilibre; je l'ai poussé, et il a roulé au fond de l'eau. Voilà comme les choses se sont passées.»

La voix de Naam s'éteignit, et un frisson passa par tout son corps.

«Au fond, dit Soranzo d'un air inquiet, tu n'en es pas sûre; tu as pris la fuite?

—Je n'ai pas pris la fuite, dit Naam en se ranimant; je suis restée penchée sur l'eau jusqu'à ce que l'eau fût redevenue aussi unie que la surface d'un miroir. Alors j'ai arraché aux pierres humides de la rive une poignée d'herbes marines, et j'ai lavé et nettoyé les marches couvertes de sang. Il n'y avait personne, et il ne s'y est fait aucun bruit. Je suis restée cachée dans l'angle d'un mur: j'ai entendu marcher. On venait du palais Memmo. J'ai quitté doucement mon poste et j'ai marché jusqu'ici.

—Tu auras eu peur? Tu auras couru?

—Je suis venue lentement, je me suis arrêtée plusieurs fois, j'ai regardé autour de moi; personne ne m'a vue, personne ne m'a suivie. Je n'ai pas même éveillé les échos des pavés. J'ai fait mille détours. J'ai mis plus d'une heure à venir du palais Memmo jusqu'ici. Es-tu tranquille? es-tu content?

—O Naam, ô admirable fille! ô âme trois fois trempée au feu de l'enfer! s'écria Orio; viens dans mes bras, ô toi qui m'as deux fois sauvé!»

Mais Orio oublia de serrer Naam dans ses bras; une idée subite venait de glacer l'élan de sa reconnaissance…

«Naam, lui dit-il après quelques instants de silence, durant lesquels elle le contempla avec une inquiétude farouche, vous avez fait une insigne folie, un crime gratuit.

—Comment dis-tu? répondit Naam de plus en plus sombre.

—Je dis que vous avez pris sur vous de faire une action dont toutes les conséquences vont retomber sur moi! Ezzelin assassiné, on ne manquera pas de m'accuser. Ce meurtre sera l'aveu de tous les torts qu'il m'impute, et qu'il a déjà racontés à sa tante et à sa soeur. Puis j'aurai un assassinat de plus sur le corps, et je ne vois pas comment ce surcroît d'embarras peut me soulager. Que la foudre du ciel t'écrase, misérable bête féroce! Tu étais si pressée de boire le sang que tu ne m'a seulement pas consulté.»

Naam reçut cet outrage avec un calme apparent qui enhardit Soranzo.

«Vous m'aviez dit de chercher un assassin, dit-elle, un homme sûr et discret qui ne connût point la main qui le faisait agir, ou qui pour de l'argent gardât le silence. J'ai fait mieux. J'ai trouvé quelqu'un qui ne veut d'autre récompense que de vous voir délivré de vos ennemis, quelqu'un qui a su frapper ferme et avec prudence, quelqu'un que vous ne pouvez pas craindre et qui se livrera de lui-même aux lois de votre pays si on vous accuse.

—Je l'espère, dit Orio. Vous voudrez bien vous rappeler que je ne vous ai rien commandé; car vous en avez menti, je ne vous ai rien commandé du tout.

—Menti! moi, menti! dit Naam d'une voix tremblante.

—Menti par la gorge! menti comme un chien! s'écria Orio dans un accès de fureur grossière, mouvement d'irritation toute maladive et qu'il ne pouvait réprimer, quoique peut-être il sentît bien au fond de lui-même que ce n'était pas le moment de s'y livrer.

—C'est vous qui mentez, reprit Naam d'un ton méprisant et en croisant ses bras sur sa poitrine. J'ai commis pour vous des crimes que je déteste, puisqu'il vous plaît d'appeler ainsi les actes qu'on fait pour vous, lorsqu'ils ne vous semblent plus utiles; et quant à moi, je hais le sang, et j'ai subi l'esclavage chez les Turcs sans songer à faire pour mon salut ce que j'ai fait ensuite pour le vôtre.

—Dites que c'était pour vous sauver vous-même, s'écria Orio, et que ma présence vous a tout d'un coup donné le courage qui jusque-là vous avait manqué.

—Je n'ai jamais manqué de courage, reprit Naam, et vous qui m'insultez après de telles choses et dans un pareil moment, voyez le sang qui est sur mes mains! C'est le sang d'un homme, et c'est le troisième homme dont moi, femme, j'ai pris la vie pour sauver la vôtre!

—Aussi vous l'avez prise lâchement et comme une femme peut le faire.

—Une femme n'est point lâche quand elle peut tuer un homme, et un homme n'est point brave quand il peut tuer une femme.

—Eh bien! j'en tuerai deux!» s'écria Soranzo, que ce reproche acheva de rendre furieux. Et cherchant son épée, il allait s'élancer sur Naam, lorsque trois coups violents ébranlèrent la porte du palais.

«Je n'y suis pas, s'écria Soranzo à ses valets, qui étaient déjà levés et qui parcouraient les galeries. Je n'y suis pour personne. Quel est donc l'insolent mercenaire qui vient frapper à une pareille heure de manière à réveiller le maître du logis?

—Seigneur, dit en pâlissant un valet qui s'était penché à la fenêtre de la galerie, c'est un messager du conseil des Dix!

—Déjà! dit Orio entre ses dents. Ces limiers de malheur ne dorment donc pas non plus?»

Il rentra dans sa chambre d'un air égaré. Il avait jeté son épée par terre en entendant frapper; Naam, debout; les bras croisés dans son attitude favorite, calme, et regardant avec mépris cette arme qu'Orio avait osé lever sur elle et qu'elle ne daignait pas prendre la peine de ramasser.

Orio sentit en cet instant l'insigne folie qu'il avait faite en irritant ce confident de tous ses secrets. Il se dit que, quand on avait réussi à apprivoiser un lion par la douceur, il ne fallait plus tenter de le réduire par la force: il essaya de lui parler avec tendresse et l'engagea à se cacher. Il voulut même l'y contraindre quand il vit qu'elle feignait de ne pas l'entendre. Tout fut inutile, menaces et prières. Naam voulut attendre de pied ferme les affiliés du terrible tribunal. Ils ne se firent pas attendre longtemps. Devant eux toutes les portes s'étaient ouvertes, et les serviteurs, consternés, les avaient amenés jusqu'à la chambre de leur maître. Derrière eux marchait un groupe d'hommes armés, et la sombre gondole flanquée de quatre sbires attendait à la porte.

«Messer Pier Orio Soranzo, j'ai ordre de vous arrêter, vous et ce jeune homme votre serviteur, et tous les gens de votre maison, dit le chef des agents. Veuillez me suivre.

—J'obéis, dit Orio d'un ton hypocrite. Jamais le pouvoir sacré qui vous enrôle ne trouvera en moi ni résistance ni crainte; car je respecte son auguste omnipotence, et j'ai confiance en son infaillible sagesse. Mais je veux ici faire une déclaration, premier hommage rendu à la vérité, qui sera mon guide austère en tout ceci. Je vous prie donc de prendre acte de ce que je vais révéler devant vous et devant tous mes serviteurs. J'ignore pour quelle cause vous venez m'arrêter, et je ne puis présumer que vous sachiez les choses que je vais dire. C'est à cause de cela précisément que je veux éclairer la justice et l'aider dans son rigoureux exercice. Ce serviteur, que vous prenez pour un jeune homme, est femme… Je l'ignorais, et tous ceux qui sont ici l'ignoraient également. Elle vient de rentrer ici tout à l'heure en désordre, le visage et les mains ensanglantés, comme vous la voyez. Pressée par mes questions et effrayée de mes menaces, elle m'a avoué son sexe et confessé qu'elle venait d'assassiner le comte Ezzelin, parce qu'elle l'a reconnu pour le guerrier chrétien qui a tué son amant dans la mêlée, à l'affaire de Coron, il y a deux ans.»

L'agent fit sur-le-champ écrire la déclaration de Soranzo. Cette formalité fut remplie avec l'impassible froideur qui caractérisait tous les hommes affiliés au tribunal des Dix. Tandis qu'on écrivait, Orio, s'adressant à Naam dans sa langue, lui expliqua ce qu'il venait de dire aux agents, et l'engagea à se conformer à son plan.

«Si je suis inculpé, lui dit-il, nous sommes perdus tous les deux; mais, si je me tire d'affaire, je réponds de ton salut. Crois en moi, et sois ferme. Persiste à t'accuser seule. Avec de l'argent tout s'arrange dans ce pays. Que je sois libre, et sur-le-champ tu seras délivrée; mais, si je suis condamné, tu es perdue, Naam!…»

Naam le regarda fixement sans répondre. Quelle fut sa pensée à cet instant décisif? Orio s'efforça en vain de soutenir ce regard profond qui pénétrait dans ses entrailles comme une épée. Il se troubla, et Naam sourit d'une manière étrange. Après un instant de recueillement, elle s'approcha du scribe, le toucha, et, le forçant de la regarder, elle lui remit son poignard encore sanglant, lui montra ses mains rougies et son front taché. Puis, faisant le geste de frapper et ensuite portant la main sur sa poitrine, elle exprima clairement qu'elle était l'auteur du meurtre.

Le chef des agents la fit emmener à part, et Orio fut conduit à la gondole et mené aux prisons du palais ducal. Tous les serviteurs du palais Soranzo furent également arrêtés, le palais fermé et remis à la garde des préposés de l'autorité. En moins d'une heure, cette habitation si brillante et si riche fut livrée au silence, aux ténèbres et à la solitude.

Orio avait-il bien sa tête lorsqu'il avait ainsi chargé Naam le premier et improvisé cette fable? Non, sans doute: Orio était un homme fini, il faut bien le dire. Il avait encore l'audace et le besoin de mentir; mais sa ruse n'était plus que de la fausseté, son génie que de l'impudence.

Cependant il n'avait pas parlé sans vraisemblance en disant à Naam qu'avec de l'argent tout s'arrangeait à Venise. A cette époque de corruption et de décadence, le terrible conseil des Dix avait perdu beaucoup de sa fanatique austérité, les formes seules restaient sombres et imposantes; mais, bien que le peuple frémît encore à la seule idée d'avoir affaire à ces juges implacables, il n'était plus sans exemple qu'on repassât le pont des Soupirs.

Orio se flattait donc, sinon de rendre son innocence éclatante, du moins d'embrouiller tellement sa cause qu'il fût impossible de le convaincre du meurtre d'Ezzelin. Ce meurtre était, après tout, une grande chance de salut, et toutes les accusations dont Ezzelin eût chargé Orio disparaissaient pour faire place à une seule qu'il n'était pas impossible peut-être de détourner. Si Naam persistait à assumer sur elle seule toute la responsabilité de l'assassinat, quel moyen de prouver la complicité d'Orio?

Seulement Orio s'était trop pressé d'accuser Naam. Il eût dû commencer par la prévenir et craindre la pénétration et l'orgueil de cette âme indomptable. Il sentait bien l'énorme faute qu'il avait faite lorsqu'il s'était laissé emporter, un instant auparavant, à un mouvement d'ingratitude et d'aversion. Mais comment la réparer? on l'enfermait à l'heure même, et on ne lui permettait aucune communication avec elle.

Orio avait fait une autre faute bien plus grande sans s'en douter. La suite vous le montrera. En attendant l'issue de cette fâcheuse affaire, Orio résolut d'établir, autant que possible, des relations avec Naam. Il demanda à voir plusieurs de ses amis, cette permission lui fut refusée; alors il se dit malade et demanda son médecin. Peu d'heures après, Barbolamo fut introduit auprès de lui.

Le fin docteur affecta une grande surprise de trouver son opulent et voluptueux client sur le grabat de la prison. Orio lui expliqua sa mésaventure en lui faisant le même récit qu'il avait fait aux exécuteurs de son arrestation; Barbolamo parut y croire et offrit avec grâce ses services désintéressés à Orio. Ce qu'Orio voulait par-dessus tout, c'est que le docteur lui procurât de l'argent; car, une fois muni de ce magique talisman, il espérait corrompre ses geôliers, sinon jusqu'à réussir à s'évader, du moins jusqu'à communiquer avec Naam, qui lui paraissait désormais la clef de voûte par laquelle son édifice devait se soutenir ou s'écrouler. Le docteur mit, avec une courtoisie sans égale, sa bourse, qui était assez bien garnie, au service d'Orio; mais ce fut en vain que celui-ci essaya de corrompre ses gardiens, il ne lui fut pas possible de voir Naam. Plusieurs jours se passèrent pour Orio dans la plus grande anxiété, et sans aucune communication avec ses juges. Tout ce qu'il put obtenir, ce fut de faire passer à Naam des aliments choisis et des vêtements. Le docteur s'y employa avec grâce et vint lui donner des nouvelles de sa triste compagne. Il lui dit qu'il l'avait trouvée calme comme à l'ordinaire, malade, mais ne se plaignant pas, et ne paraissant pas seulement s'apercevoir qu'elle eût la fièvre, refusant tout adoucissement à sa captivité et tout moyen de justification auprès de ses juges: elle semblait, sinon désirer la mort, du moins l'attendre avec une stoïque indifférence.

Ces détails donnèrent un peu de calme à Soranzo, et ses espérances se ranimèrent. Le docteur fut vivement frappé du changement que ces revers inattendus avaient opéré en lui. Ce n'était plus le rêveur atrabilaire qu'assiégeaient des visions funestes, et qui se plaignait sans cesse de la longueur et de la pesanteur de la vie. C'était un joueur acharné qui, au moment de perdre la partie, à défaut d'habileté, s'armait d'attention et de résolution. Il était facile de voir que le joueur n'avait plus que de misérables ressources, et que son obstination ne suppléait à rien. Mais il semblait que cet enjeu, si méprisé jusque-là, eût pris une valeur excessive au moment décisif. Les terreurs d'Orio s'étaient réalisées, et ce qui prouva bien à Barbolamo que cet homme ignorait le remords, c'est qu'il n'eut plus peur des morts dès qu'il eut affaire aux vivants. Son esprit n'était plus occupé que des moyens de se soustraire à leur vengeance: il s'était réconcilié avec lui-même dans le danger.

Enfin, un jour, le dixième après son arrestation, Orio fut tiré de sa cellule et conduit dans une salle basse du palais ducal, en présence des examinateurs. Le premier mouvement d'Orio fut de chercher des yeux si Naam était présente. Elle n'y était point. Orio espéra.

Le docteur Barbolamo s'entretenait avec un des magistrats. Orio fut assez surpris de le voir figurer dans cette affaire, et une vive inquiétude commença à le troubler lorsqu'il vit qu'on le faisait asseoir, et qu'on lui témoignait une grande déférence comme si on attendait de lui d'importants éclaircissements. Orio, habitué à mépriser les hommes, se demanda avec effroi s'il avait été assez généreux avec son médecin, s'il ne l'avait pas quelquefois blessé par ses emportements; et il craignit de ne l'avoir pas assez magnifiquement payé de ses soins. Mais, après tout, quel mal pouvait lui faire cet homme auquel il n'avait jamais ouvert son âme?

L'interrogatoire procéda ainsi:

«Messer Pier Orio Soranzo, patricien et citoyen de Venise, officier supérieur dans les armées de la république, et membre du grand conseil, vous êtes accusé de complicité dans l'assassinat commis le 16 juin 1686. Qu'avez-vous à répondre pour votre défense?

—Que j'ignore les circonstances exactes et les détails particuliers de cet assassinat, répondit Orio, et que je ne comprends pas même de quelle espèce de complicité je puis être accusé.

—Persistez-vous dans la déclaration que vous avez faite devant les exécuteurs de votre arrestation?

—J'y persiste; je la maintiens entièrement et absolument.

—Monsieur le docteur professeur Stefano Barbolamo, veuillez écouter la lecture de l'acte qui a été dressé de votre déclaration en date du même jour, et nous dire si vous la maintenez également.»

Lecture fut faite de cet acte, dont voici la teneur:

«Le 16 juin 1686, vers deux heures du matin, Stefano Barbolamo rentrait chez lui, ayant passé la nuit auprès de ses malades. De sa maison, située sur l'autre rive du canaletto qui baigne le palais Memmo, il vit précisément en face de lui un homme qui courait et qui se baissa comme pour se cacher derrière le parapet, à l'endroit où la rampe s'ouvre pour un abordage ou traguet. Soupçonnant que cet homme avait quelque mauvais dessein, le docteur, qui déjà était entré chez lui, resta sur le seuil, et, regardant par sa porte entr'ouverte, de manière à n'être point vu, il vit accourir un autre homme qui semblait chercher le premier, et qui descendit imprudemment deux marches du traguet. Aussitôt celui qui était caché se jeta sur lui et le frappa de côté. Le docteur entendit un seul cri; il s'élança vers le parapet, mais déjà la victime avait disparu. L'eau était encore agitée par la chute d'un corps. Un seul homme était debout sur la rive, s'apprêtant à recevoir son ennemi à coups de poignard s'il réussissait à surnager. Mais celui-ci était frappé à mort; il ne reparut pas.

«Le sang-froid et l'audace de l'assassin, qui, au lieu de fuir, s'occupait à laver le sang répandu sur les dalles, étonnèrent tellement le docteur qu'il résolut de l'observer et de le suivre. Masqué par un angle de mur, il avait pu voir tous ses mouvements sans qu'il s'en doutât. Il longea les maisons du quai, tandis que l'assassin longeait le quai opposé. Le docteur avait pour lui l'avantage de l'ombre, et pouvait se glisser inaperçu, tandis que la lune, se dégageant des nuages, éclairait en plein le coupable. Ce fut alors que le docteur, n'étant plus séparé de lui que par un canal fort resserré, reconnut distinctement, non pas seulement le costume turc, mais encore la taille et l'allure du jeune musulman qui depuis un an est attaché au service de messer Orio Soranzo. Ce jeune homme se retirait sans se presser, et de temps en temps s'arrêtait pour regarder s'il n'était pas suivi. Le docteur avait soin alors de s'arrêter aussi. Il le vit s'enfoncer dans une petite rue. Alors le docteur se mit à courir jusqu'au premier pont, et, gagnant de vitesse, il eut bientôt rejoint Naama, mais toujours à une distance raisonnable, et il le suivit ainsi à travers mille détours pendant près d'une heure, jusqu'à ce qu'enfin il le vît rentrer au palais Soranzo.

»Ayant par là acquis la certitude qu'il ne s'était pas trompé de personnage, le docteur alla faire sa déclaration à la police, et de là, tandis que l'on procédait sur-le-champ à l'arrestation de messer Orio et de son serviteur, il retourna chez lui. Il trouva plusieurs hommes errant et cherchant sur le quai d'un air fort affairé. L'un d'eux vint à lui, et l'ayant reconnu tout de suite, car il commençait à faire jour, lui demanda avec civilité, et en l'appelant par son nom, s'il n'avait pas vu ou entendu quelque chose d'extraordinaire, un homme en fuite, ou un combat sur son chemin, dans le quartier qu'il venait de parcourir. Mais le docteur, au lieu de répondre, recula de surprise, et faillit tomber à la renverse en voyant devant lui le spectre d'un homme qu'il croyait mort depuis un an, et dont la perte douloureuse avait été pleurée par sa famille.

«Ne soyez ni étonné ni effrayé, mon cher docteur, dit le fantôme; je suis votre fidèle client et ancien ami le comte Ermolao Ezzelin, que vous avez peut-être eu la bonté de regretter un peu, et qui a échappé, comme par miracle, à des malheurs étranges…»

En cet endroit de la déposition du docteur, Orio se tordit les poings sous son manteau. Ses yeux rencontrèrent ceux du docteur. Ils avaient l'expression ironique et un peu cruelle de l'homme d'honneur déjouant les ruses d'un scélérat.

La lecture continua.

«Le comte Ezzelin dit alors au docteur qu'il le verrait plus à loisir pour lui parler de ses affaires; mais que, pour le moment, il le priait d'excuser son inquiétude, et de l'aider à éclaircir un fait bizarre. Un joueur de luth, qu'à son costume il avait cru reconnaître pour l'esclave arabe de messer Orio Soranzo, était venu sous la fenêtre de la signora Argiria, et avait semblé chercher à braver la défense du maître de la maison, qui lui prescrivait du geste et de la voix d'aller faire de la musique plus loin. Le comte Ezzelin, impatienté, était sorti et s'était lancé à sa poursuite; mais, s'étant avisé qu'il était sans armes, et que ce musicien pouvait bien être le provocateur d'un guet-apens (d'autant plus que le comte avait de fortes raisons pour penser que messer Soranzo lui tendrait quelque embûche), il était rentré pour prendre son épée. Au moment où il passait la porte de son palais, son brave et fidèle serviteur Danieli en sortait, et, inquiet de cette aventure, venait à son aide. Danieli courut sur le joueur de luth. Pendant ce temps le comte rentra dans une salle basse, et prit à la muraille une vieille épée, la première qui lui tomba sous la main. Il fut retenu quelques instants par sa soeur épouvantée, qui s'était jetée dans les escaliers, et qui tremblait pour lui. Il eut quelque peine à se dégager; mais, s'étonnant de ne pas voir revenir Danieli, il s'élança dans la même direction. Voyant cette rue déserte et silencieuse, il avait pris à gauche, et avait couru et appelé quelque temps sans succès. Enfin il était revenu sur ses pas; ses autres serviteurs, s'étant levés, l'avaient aidé à chercher Danieli. L'un d'eux prétendait avoir entendu une espèce de cri et la chute d'un corps dans l'eau. C'était même ce qui l'avait éveillé et engagé à se lever, bien qu'il ne sût pas de quoi il s'agissait. Tous les efforts du comte et de ses serviteurs pour retrouver le bon Danieli avaient été inutiles. Quelques traces de sang mal essuyées sur les marches du traguet leur causaient une vive inquiétude. Le docteur raconta ce qu'il avait vu. On reprit alors, avec la sonde, les recherches sur la rive. Mais au bout de quelques heures on retrouva le corps de Danieli qui surnageait de l'autre côté du canal.»

«Ainsi, se dit Orio dévoré d'une rage intérieure, Naam s'est trompée, et c'est moi qui me suis livré moi-même, en déclarant à la police que le coup était destiné au comte Ezzelin.»

Le docteur ayant confirmé sa déclaration, le comte Ezzelin fut introduit.

«Monsieur le comte, dit le juge examinateur, vous avez annoncé que vous aviez d'importantes déclarations à faire sur la conduite de messer Orio Soranzo. C'est vous-même qui l'avez fait assigner à comparaître ici devant vous, en notre présence. Veuillez parler.

—Que vos seigneuries m'excusent pour un instant, dit Ezzelin, j'attends un témoin que le conseil des Dix m'a autorisé à demander, et devant lequel les dépositions que j'ai à faire doivent être enregistrées.»

On présenta un siège au comte Ezzelin, et quelques instants se passèrent dans le plus profond silence. Combien Soranzo dut être blessé dans son orgueil en se voyant debout, devant son ennemi assis, au milieu d'un auditoire impassible, et dans l'attente de quelque nouveau coup impossible à détourner!

Tourmenté d'une secrète angoisse, il résolut d'en sortir par un effort d'effronterie.

«J'avais cru, dit-il, que mon esclave Naama, ou plutôt Naam, car c'est le nom qui convient à son sexe, assisterait à cette séance; ne me sera-t-il pas accordé d'être confronté avec elle et d'invoquer le témoignage de sa sincérité?»

Personne ne répondit à cette interrogation. Orio sentit le froid de la mort parcourir ses veines. Néanmoins il renouvela sa demande. Alors la voix lente et sonore du conseiller examinateur lui répondit:

«Messer Orio Soranzo, votre seigneurie devrait savoir qu'elle n'a aucune espèce de questions à nous adresser, et nous aucune espèce de réponses à lui faire. Les formes de la justice seront observées, dans cette cause, avec l'indépendance et l'intégrité qui président à tous les actes du conseil suprême.»

En cet instant messer Barbolamo s'approcha du comte et lui parla à l'oreille. Leurs regards à tous deux se portèrent en même temps sur Orio: ceux du comte, pleins de cette complète indifférence qui est le dernier terme du mépris; ceux du docteur, animés d'une énergie d'indignation qui allait jusqu'à la moquerie impitoyable. Mille serpents rongeaient le sein d'Orio. L'heure sonna, lente, égale, vibrante. Orio ne comprenait pas que la marche du temps pût s'accomplir comme à l'ordinaire. La circulation inégale et brisée de son sang dans ses artères semblait bouleverser l'ordre accoutumé des instants par lesquels le temps se déroule et se mesure.

Enfin le témoin attendu fut introduit; c'était l'amiral Morosini. Il se découvrit en entrant, mais ne salua personne et parla de la sorte:

«L'assemblée devant laquelle je suis appelé à comparaître me permettra de ne m'incliner devant aucun de ses membres avant de savoir qui est ici l'accusateur ou l'accusé, le juge ou le coupable. Ignorant le fond de cette affaire, ou du moins ne l'ayant apprise que par la voie incertaine et souvent trompeuse de la clameur publique, je ne sais point si mon neveu Orio Soranzo, ici présent, mérite de moi des marques d'intérêt ou de blâme. Je m'abstiendrai donc de tout témoignage extérieur de déférence ou d'improbation envers qui que ce soit, et j'attendrai que la lumière me vienne, et que la vérité me dicte la conduite que j'ai à tenir.»

Ayant ainsi parlé, Morosini accepta le siège qui lui fut offert, et
Ezzelin parla à son tour:

«Noble Morosini, dit-il, j'ai demandé à vous avoir pour témoin de mes paroles et pour juge de ma conduite en cette circonstance, où il m'est également difficile de concilier mes devoirs de citoyen envers la république et mes devoirs d'ami envers vous. Le ciel m'est témoin (et j'invoquerais aussi le témoignage d'Orio Soranzo, si le témoignage d'Orio Soranzo pouvait être invoqué!) que j'ai voulu, avant tout, m'expliquer devant vous. Aussitôt après mon retour à Venise, me fiant à votre sagesse et à votre patriotisme plus qu'à ma propre conscience, j'avais résolu de me diriger d'après votre décision. Orio Soranzo ne l'a pas voulu; il m'a contraint à le traîner sur la sellette où s'asseyent les infâmes; il m'a forcé à changer le rôle prudent et généreux que j'avais embrassé, en un rôle terrible, celui de dénonciateur auprès d'un tribunal dont les arrêts austères ne laissent plus de retour à la compassion, ni de chances, au repentir. J'ignore sous quel titre et sous quelles formes judiciaires je dois poursuivre ce criminel. J'attends que les pères de la république, ses plus puissants magistrats et son plus illustre guerrier me dictent ce qu'ils attendent de moi. Quant à moi personnellement, je sais ce que j'ai à faire: c'est de dire ici ce que je sais. Je désirerais que mon devoir pût être accompli dans cette seule séance; car, en songeant à la rigueur de nos lois, je me sens peu propre à l'office d'accusateur acharné, et je voudrais pouvoir, après avoir dévoilé le crime, atténuer le châtiment que je vais attirer sur la tête du coupable.

—Comte Ezzelin, dit l'examinateur, quelle que soit la rigidité de notre arrêt, quelque sévère que soit la peine applicable à certains crimes, vous devez la vérité tout entière, et nous comptons sur le courage avec lequel vous remplirez la mission austère dont vous êtes revêtu.

—Comte Ezzelin, dit Francesco Morosini, quelque amère que soit pour moi la vérité, quelque douleur que je puisse éprouver à me voir frappé dans la personne de celui qui fut mon parent et mon ami, vous devez à la patrie et à vous-même de dire la vérité tout entière.

—Comte Ezzelin, dit Orio avec une arrogance qui tenait un peu de l'égarement, quelque fâcheuses pour moi que soient vos préventions et de quelque crime que les apparences me chargent, je vous somme de dire ici la vérité tout entière.»

Ezzelin ne répondit à Orio que par un regard de mépris. Il s'inclina profondément devant les magistrats, et plus encore devant Morosini; puis il reprit la parole:

«J'ai donc à livrer aujourd'hui à la justice et à la vengeance de la république un de ses plus insolents ennemis. Le fameux chef des pirates missolonghis, celui qu'on appelait l'Uscoque, celui contre qui j'ai combattu corps à corps, et par les ordres duquel, au sortir des îles Curzolari, j'ai eu tout mon équipage massacré et mon navire coulé à fond; ce brigand impitoyable, qui a ruiné et désolé tant de familles, est ici devant vous. Non-seulement j'en ai la certitude, l'ayant reconnu comme je le reconnais en cet instant même, mais encore j'en ai acquis toutes les preuves possibles. L'Uscoque n'est autre qu'Orio Soranzo.»

Le comte Ezzelin raconta alors avec assurance et clarté tout ce qui lui était arrivé depuis sa rencontre avec l'Uscoque à la pointe nord des îles Curzolari, jusqu'à sa sortie de ces mêmes écueils, le lendemain. Il n'omit aucune des circonstances de sa visite au château de San-Silvio, de la blessure qu'avait au bras le gouverneur, et des signes de complicité qu'il avait surpris entre lui et le commandant Léontio. Ezzelin raconta aussi ce qui lui était arrivé, à partir de son dernier combat avec les pirates. Il déclara que Soranzo n'avait pas pris part à ce combat, mais que le vieux Hussein et plusieurs autres, qu'il avait vus la veille sur la barque de l'Uscoque, n'avaient agi que par son ordre et sous sa protection. Nous raconterons en peu de mots par quel miracle Ezzelin avait échappé à tant de dangers.

Épuisé de fatigue et perdant son sang par une large blessure, il avait été porté à fond de cale sur la tartane du juif albanais. Là un pirate s'était mis en devoir de lui couper la tête. Mais l'Albanais l'avait arrêté; et s'entretenant avec cet homme dans la langue de leur pays, qu'heureusement Ezzelin comprenait, il s'était opposé à cette exécution, disant que c'était là un noble seigneur de Venise, et qu'à coup sûr, si on pouvait lui sauver la vie, on tirerait de sa famille une forte rançon.

«C'est bien, dit le pirate; mais vous savez que le gouverneur a menacé
Hussein de toute sa colère s'il ne lui apportait la tête de ce chef.
Hussein a donné sa parole et ne voudra pas se prêter à le garder
prisonnier. C'est trop risquer que d'entreprendre cette affaire.

—Ce n'est rien risquer du tout, reprit le juif, si tu es prudent et discret. Je m'engage à partager avec toi le prix du rachat. Prends seulement le pourpoint de ce Vénitien, mets-le en pièces, et nous le porterons au gouverneur de San-Silvio. Garde ici le prisonnier et ne laisse entrer personne. Cette nuit nous le mettrons sur une barque, et tu le conduiras en lieu sûr.»

Le marché fut accepté. Ces deux hommes déshabillèrent Ezzelin; le juif pansa sa plaie avec beaucoup d'art et de soin. La nuit suivante, il fut conduit dans une île éloignée des Curzolari, et habitée seulement par des pêcheurs et des contrebandiers qui donnèrent asile avec empressement au pirate leur allié et à sa capture. Ezzelin passa plusieurs jours sur cet écueil, où les soins les plus empressés lui furent prodigués. Lorsqu'il fut hors de danger, on l'emmena plus loin encore; et enfin, à travers mille fatigues et mille difficultés, on le conduisit dans une des îles de l'Archipel qui était le quartier général adopté par les pirates depuis l'arrivée de Mocenigo dans le golfe de Lépante. Là Ezzelin retrouva Hussein et toute sa bande, et vécut près d'un an en esclave, refusant obstinément le trafic de sa liberté et de faire passer de ses nouvelles à Venise.

Interrogé sur les motifs de cette conduite singulière, le comte répondit avec une noblesse qui émut profondément Morosini et le docteur:

«Ma famille est pauvre, dit-il, j'avais achevé de ruiner mon patrimoine en perdant ma galère et mon équipage aux îles Curzolari. Il ne restait pour ma rançon que la faible dot de ma jeune soeur et la modique aisance de ma vieille tante. Ces deux femmes généreuses eussent donné avec empressement tout ce qu'elles possédaient pour me délivrer, et l'insatiable juif, refusant de croire qu'on pût allier à un grand nom un très-misérable héritage, les eût dépouillées jusqu'à la dernière obole. Heureusement, il avait à peine entendu prononcer mon nom, et j'avais réussi d'ailleurs à lui faire croire qu'il s'était trompé, et que je n'étais point celui qu'il avait pensé dérober à la haine de Soranzo. J'essayai de lui persuader que je n'étais pas de Venise, mais de Gênes; et, tandis qu'il faisait d'infructueuses recherches pour me trouver une famille et une patrie, je songeais à m'évader et à conquérir ma liberté sans l'acheter.

»Après bien des tentatives infructueuses, après des dangers sans nombre et des revers dont le détail serait ici hors de propos, je parvins à fuir et à gagner les côtes de Morée, où je reçus des garnisons vénitiennes secours et protection. Mais je me gardai bien de me faire reconnaître, et je me donnai pour un sous-officier fait prisonnier par les Turcs à la dernière campagne. Je tenais à convaincre le traître Soranzo de ses crimes, et je savais que, si le bruit de mon salut et de mon évasion lui arrivait, il se soustrairait par la fuite à ma vengeance et à celle des lois de la patrie.

»Je gagnai donc assez misérablement le littoral occidental de la Morée, et, au moyen d'un modique prêt qui me fut loyalement fait, sur ma seule parole, par quelques compatriotes, je parvins à m'embarquer pour Corfou. Le petit bâtiment marchand sur lequel j'avais pris passage fut forcé de relâcher à Céphalonie, et le capitaine voulut y séjourner une semaine pour des affaires. Je conçus alors la pensée d'aller visiter les écueils de Curzolari, désormais purgés de leurs pirates, et délivrés de leur funeste gouverneur. Excusez, noble Morosini, la triste réflexion que je suis forcé de faire pour expliquer cette fantaisie. J'avais vu là, pour la dernière fois de ma vie, une personne dont la chaste et respectable amitié avait rempli ma jeunesse de joies et de souffrances également sacrées dans mon souvenir; j'éprouvais un douloureux besoin de revoir ces lieux témoins de sa longue agonie et de sa mort tragique. Je ne trouvai plus qu'un monceau de pierres à la place où j'avais éprouvé de si vives émotions, et celles qui vinrent m'y assaillir furent si terribles, que j'ignore comment j'eus la force d'y résister. Pendant plusieurs heures, j'errai parmi ces décombres, comme si j'eusse espéré y trouver quelques vestiges de la vérité; car, je dois le dire, des soupçons plus affreux, s'il est possible, que les certitudes déjà acquises sur les crimes d'Orio Soranzo, remplissaient mon esprit depuis le jour où j'avais appris l'incendie de San-Silvio et le malheur que cet événement avait entraîné. Je gravissais donc au hasard ces masses de pierres noircies, lorsque je vis venir, sur un sentier du roc abandonné aux chèvres et aux cigognes, un vieux pâtre accompagné de son chien et de son troupeau. Le vieillard, étonné de ma persévérance à explorer cette ruine, m'observait d'un air doux et bienveillant. Je fis d'abord peu d'attention à lui; mais, ayant jeté les yeux sur son chien, je ne pus retenir un cri de surprise, et j'appelai aussitôt cet animal par son nom. À ce nom de Sirius, le lévrier blanc qui avait eu tant d'attachement pour votre infortunée nièce vint à moi en boitant et me caressa d'un air mélancolique. Cette circonstance engagea la conversation entre le pâtre et moi.

«Vous connaissez donc ce pauvre chien? me dit-il. Sans doute vous êtes de ceux qui vinrent ici avec le commandant d'escadre Mocenigo? C'est un véritable miracle que l'existence de Sirius, n'est-ce pas, mon officier?»

«Je le priai de me l'expliquer. Il me raconta que le lendemain de l'incendie du château, vers le matin, comme il s'approchait par curiosité des décombres, il avait entendu de faibles gémissements qui semblaient partir des pierres amoncelées. Il avait réussi à déblayer un amas de ces pierres, et il avait dégagé le malheureux animal d'une sorte de cachot qu'un accident fortuit de l'éboulement lui avait, pour ainsi dire, jeté sur le corps sans l'écraser. Il respirait encore; mais il avait une patte engagée sous un bloc et brisée: le pâtre souleva le bloc, emporta le lévrier, le soigna et le guérit. Il avoua qu'il l'avait caché; car il craignait que les gens de l'escadre n'en prissent envie, et il se sentait beaucoup d'affection pour lui.

«Ce n'est pas tant à cause de lui, ajouta-t-il, qu'à cause de sa maîtresse, qui était si bonne et si belle, et qui, plusieurs fois, était venue au secours de ma misère. Rien ne m'ôtera de la pensée qu'elle n'est pas morte par l'effet d'un malheureux hasard, mais bien plutôt par celui d'une méchante volonté! Mais, ajouta encore le vieux pâtre, il n'est peut-être pas prudent pour un pauvre homme, même quand l'île est abandonnée, le château détruit et la rive déserte, de parler de ces choses-là.»

—Il est bien nécessaire d'en parler, cependant, dit Morosini d'une voix altérée, en interrompant, par l'effet d'une forte préoccupation, le récit d'Ezzelin; mais il est nécessaire de n'en pas parler à la légère et sur de simples soupçons; car ceci est encore plus grave et plus odieux, s'il est possible, que tout le reste.

—Il est présumable, reprit l'examinateur, que le comte Ezzelin a des preuves à l'appui de tout ce qu'il avance. Nous l'engageons à poursuivre son récit sans se laisser troubler par aucune observation, de quelque part qu'elle vienne.»

Ezzelin étouffa un soupir.

«C'est une rude tâche, dit-il, que celle que j'ai embrassée. Quand la justice ne peut réparer le mal commis, son rôle est tout amertume et pour celui qui la rend et pour ceux qui la reçoivent. Je poursuivrai néanmoins et remplirai mon devoir jusqu'au bout. Pressé par mes questions, le vieux pâtre me raconta qu'il avait vu souvent la signora Soranzo durant son séjour à San-Silvio. Il avait, sur le revers du rocher, un coin de terre où il cultivait des fleurs et des fruits; il les lui portait, et recevait d'elle de généreuses aumônes. Il la voyait dépérir, et il ne doutait pas, d'après ce qu'il avait recueilli des propos des serviteurs du château, qu'elle ne fût pour son époux un objet de haine ou de dédain. Le jour qui précéda l'incendie du château, il la vit encore: elle paraissait mieux portante, mais fort agitée. «Écoute, lui dit-elle, tu vas porter cette boîte au lieutenant de vaisseau Mezzani;» et elle prit sur sa table un petit coffre de bronze, qu'elle lui mit presque dans les mains. Mais elle le lui retira aussitôt, et, changeant d'avis, elle lui dit: «Non! tu pourrais payer ce message de ta vie; je ne le veux pas. Je trouverai un autre moyen…» Et elle le renvoya sans lui rien confier, mais en le chargeant d'aller trouver le lieutenant et de lui dire de venir la voir tout de suite. Le vieillard fit la commission. Il ignore si le lieutenant se rendit à l'ordre de la signora Giovanna. Le lendemain, l'incendie avait dévoré le donjon, et Giovanna Morosini était ensevelie sous les ruines.»

Ezzelin se tut.

«Est-ce là tout ce que vous avez à dire, seigneur comte? lui dit l'examinateur.

—C'est tout.

—Voulez-vous produire vos preuves?

—Je ne suis point venu ici, dit Ezzelin, en me vantant de produire les preuves de la vérité; j'y suis venu pour dire la vérité telle qu'elle est, telle que je la possède en moi. Je ne songeais point à amener Orio Soranzo au pied de ce tribunal lorsque j'ai acquis la certitude de ses crimes. En revenant à Venise, je ne voulais que le chasser de ma maison, de ma famille, et remettre son sort entre les mains de l'amiral. Vous m'avez sommé de dire ce que je savais, je l'ai fait; je l'affirmerai par serment, et j'engagerai mon honneur à le soutenir désormais envers et contre tous. Orio Soranzo pourra soutenir le contraire, il pourra fort bien affirmer par serment que j'en ai menti. Votre conscience jugera, et votre sagesse prononcera qui de lui ou de moi est un imposteur et un lâche.

—Comte Ezzelin, dit Morosini, le conseil des Dix fera de votre assertion l'appréciation qu'il jugera convenable. Quant à moi, je n'ai pas de jugement à formuler dans cette affaire, et quelque douloureuses que soient mes impressions personnelles, je saurai les renfermer, puisque l'accusé est dans les mains de la justice. Je dois seulement me constituer en quelque sorte son défenseur jusqu'à ce que vous m'ayez, sous tous les rapports, ôté le courage de le faire. Vous avez avancé une autre accusation que j'ai à peine la force de rappeler, tant elle soulève en moi de souvenirs amers et de sentiments douloureux. Je dois vous demander, malgré ce que vous venez de dire, si vous avez une preuve matérielle à fournir de l'attentat dont, selon vous, mon infortunée nièce aurait été victime?

—Je demande la permission de répondre au noble Morosini, dit Stefano Barbolamo en se levant; car cette tâche m'appartient, et c'est d'après mes conseils et mes instances, je dirai plus, c'est sous ma garantie, que le comte Ezzelin a raconté ce qu'il avait appris du vieux pâtre de Curzolari. Sans doute ceci prouverait peu de chose, isolé de tout le reste; mais la suite de l'examen prouvera que c'est un fait de haute importance. Je demande à ce qu'on enregistre seulement toutes les circonstances de ce récit, et à ce qu'on procède au reste de l'examen.»

Le juge fit un signe, et une porte s'ouvrit; la personne qu'on allait introduire se fit attendre quelques instants. Orio s'assit brusquement au moment où elle parut.

C'était Naam; le docteur regardait Orio très-attentivement.

«Puisque Vos Excellences passent à l'examen du troisième chef d'accusation, dit-il, je demande à être entendu sur un fait récent qui dénouera certainement tout le noeud de cette affaire, et qui seul pouvait m'engager, ainsi que je l'ai fait depuis quelques jours, à me porter l'adversaire de l'accusé.

—Parlez, dit le juge: cette séance, consacrée à l'examen des faits, appelle et accueille toute espèce de révélation.

—Avant-hier, dit Barbolamo, messer Orio Soranzo, que depuis plusieurs jours je voyais en qualité de médecin, ainsi que sa complice, me témoigna un grand dégoût de la vie, et me supplia de lui procurer du poison, afin, disait-il, que, si le mensonge et la haine triomphaient du bon droit et de la vérité, il pût se soustraire aux lenteurs d'un supplice indigne en tout cas d'un patricien. Ne pouvant me délivrer de son obsession, mais ne m'arrogeant pas le droit de soustraire un accusé à la justice des lois, j'allai lui chercher une poudre soporifique, et l'assurai que quelques grains de cette poudre suffiraient pour le délivrer de la vie. Il me fit les plus vifs remercîments, et me promit de n'attenter à ses jours qu'après la décision du tribunal.

«Vers le soir, je fus appelé par l'intendant des prisons à porter mes soins à la fille arabe Naam, la complice d'Orio. Le geôlier, étant rentré dans son cachot quelques heures après lui avoir porté son repas, l'avait trouvée plongée dans un sommeil léthargique, et l'on craignait qu'elle n'eût tenté de s'empoisonner. Je la trouvai en effet endormie par l'effet bien appréciable d'un narcotique. J'examinai ses aliments, et je trouvai dans son breuvage le reste de la poudre que j'avais donnée à messer Soranzo. Je pris des informations, et je sus par le geôlier que chaque jour messer Soranzo envoyait à Naam des aliments plus choisis que ceux de la prison, et une certaine boisson préparée avec du miel et du citron, dont elle avait l'habitude. Moi-même je m'étais prêté, avec la permission de l'intendant, à porter à la captive ces adoucissements au régime de la prison, réclamés par son état fébrile. Pour m'assurer du fait, je portai le fond du vase à l'apothicaire qui m'avait vendu la poudre; il l'analysa et constata que c'était la même. J'ai fait constater aussi les circonstances de l'envoi de cette boisson à Naam par son maître; et il résulte de tout ceci que messer Orio Soranzo, craignant sans doute quelque révélation fâcheuse de la part de son esclave, a voulu l'empoisonner et se servir de moi à cet effet: ce dont je lui sais le plus grand gré du monde; car la méfiance et l'antipathie que je ressentais pour lui, depuis le premier jour où j'ai eu l'honneur de le voir, sont enfin justifiées, et ma conscience n'est plus en guerre avec mon instinct. Je ne me justifierai pas auprès de messer Orio de l'espèce d'animosité que depuis hier je porte contre lui dans cette affaire; peu m'importe ce qu'il en pense. Mais auprès de vous, noble et vénéré seigneur Morosini, je tiens à ne point passer pour un homme qui s'acharne sur les vaincus, et qui se plaît à fouler aux pieds ceux qui tombent. Si, dans cette circonstance, je me suis investi d'un rôle tout à fait contraire à mes goûts et à mes habitudes, c'est que j'ai failli être pris pour complice d'un nouveau crime de messer Soranzo, et qu'entre le rôle de dupe de l'imposture et celui de vengeur de la vérité, j'aime encore mieux le dernier.

—Tout ceci, s'écria Orio, tremblant et un peu égaré, est un tissu de mensonges et d'atrocités, ourdi par le comte Ezzelin pour me perdre. Si cette pauvre créature que voici, ajouta-t-il en montrant Naam, pouvait entendre ce qui se dit autour d'elle et à propos d'elle, si elle pouvait y répondre, elle me justifierait de tout ce qu'on m'impute; et, quoique souillée d'un crime qui m'ôte une grande partie de la confiance que j'avais en elle, j'oserais encore invoquer son témoignage…

—Vous êtes libre de l'invoquer,» dit le juge.

Orio s'adressa alors en arabe à Naam, et l'adjura de le disculper. Elle garda le silence et ne tourna même pas la tête vers lui. Il sembla qu'elle ne l'eût pas entendu.

«Naam, dit le juge, vous allez être interrogée; voudrez-vous cette fois nous répondre, ou êtes-vous réellement dans l'impossibilité de le faire?

—Elle ne peut, dit Orio, ni répondre aux paroles qui lui sont adressées ni les comprendre. Je ne vois point ici d'interprète, et, si vos seigneuries le permettent, je lui transmettrai…

—Ne prends pas cette peine, Orio, dit Naam d'une voix ferme et dans un langage vénitien très-intelligible. Il faut que tu sois bien simple, malgré toute ton habileté, pour croire que, depuis un an que j'habite Venise, je n'ai pas appris à comprendre et à parler la langue qu'on parle à Venise. J'ai eu mes raisons pour te le cacher, comme tu as eu les tiennes pour agir avec moi ainsi que tu l'as fait. Écoute, Orio, j'ai beaucoup de choses à te dire, et il faut que je te les dise devant les hommes, puisque tu as détruit la sécurité de nos tête-à-tête, puisque ta méfiance, ton ingratitude et ta méchanceté ont brisé la pierre de ce sépulcre où je m'étais ensevelie avec toi.»

En parlant ainsi, Naam, que son état de faiblesse autorisait à rester assise, était appuyée sur le dossier d'une stalle en bois placée à quelque distance d'Orio. Son coude soutenait nonchalamment sa tête, et elle se tournait à demi vers Soranzo pour lui parler, comme on dit, par-dessus l'épaule; mais elle ne daignait pas se tourner entièrement de son côté ni jeter les yeux sur lui. Il y avait dans son attitude quelque chose de si profondément méprisant, qu'Orio sentit le désespoir s'emparer de lui, et il fut tenté de se lever et de se déclarer coupable de tous les crimes, pour en finir plus vite avec toutes ces humiliations.

Naam poursuivit son discours avec une tranquillité effrayante. Ses yeux, creusés par la fièvre, semblaient de temps en temps céder à un reste de sommeil léthargique. Mais sa volonté semblait aussitôt faire un effort, et les éclairs d'un feu sombre succédaient à cet abattement.

«Orio, dit-elle sans changer d'attitude, je t'ai beaucoup aimé, et il fut un temps où je te croyais si grand, que j'aurais tué mon père et mes frères pour te sauver. Hier encore, malgré le mal que je t'ai vu commettre et malgré tout celui que j'ai commis pour toi, il n'est pas de juges impitoyables, il n'est pas de bourreaux avides de sang et de tortures qui eussent pu m'arracher un mot contre toi. Je ne t'estimais plus, je ne te respectais plus; mais je t'aimais encore, du moins je te plaignais; et, puisqu'il me fallait mourir, je n'eusse pas voulu t'entraîner avec moi dans la tombe. Aujourd'hui est bien différent d'hier; aujourd'hui je te hais et je te méprise, tu sais pourquoi. Allah me commande de te punir, et tu seras puni sans que je te plaigne.

»Pour toi, j'ai assassiné mon premier maître, le pacha de Patras. C'était la première fois que je répandais le sang. Un instant je crus que mon sein allait se briser et ma tête se fendre. Tu m'as reproché depuis d'être lâche et féroce; que cette accusation retombe sur ta tête!

»Je t'ai sauvé cette fois de la mort, et bien d'autres fois depuis; lorsque tu combattais contre tes compatriotes, à la tête des pirates, je t'ai fait un rempart de mon corps, et bien souvent ma poitrine sanglante a paré les coups destinés à l'invincible Uscoque.

»Un soir tu m'as dit:

«Mes complices me gênent; je suis perdu si tu ne m'aides à les anéantir.» J'ai répondu: «Anéantissons-les.» Il y avait deux matelots intrépides, qui t'avaient cent fois fait voler sur les ondes dans la tempête, et qui, chaque nuit, t'avaient ramené au seuil de ton château avec une fidélité, une adresse et une discrétion au-dessus de tout éloge et de toute récompense. Tu m'as dit: «Tuons-les;» et nous les avons tués. Il y avait Mezzani et Léontio, et Frémio le renégat, qui avaient partagé tes exploits dangereux, et qui voulaient partager tes riches dépouilles. Tu m'as dit: «Empoisonnons-les;» et nous les avons empoisonnés. Il y avait des serviteurs, des soldats, des femmes qui eussent pu s'apercevoir de tes desseins et interroger les cadavres. Tu m'as dit: «Effrayons et dispersons tous ceux qui dorment sous ce toit;» et nous avons mis le feu au château.

»J'ai participé à toutes ces choses avec la mort dans l'âme, car les femmes ont horreur du sang répandu. J'avais été élevée dans une riante contrée, parmi de tranquilles pasteurs, et la vie féroce que tu me faisais mener ressemblait aussi peu aux habitudes de mon enfance que ton rocher nu et battu des vents ressemblait aux vertes vallées et aux arbres embaumés de ma patrie. Mais je me disais que tu étais un guerrier et un prince, et que tout est permis à ceux qui gouvernent les hommes et leur font la guerre. Je me disais qu'Allah place leur personne sur un roc escarpé, où ils ne peuvent gravir qu'en marchant sur beaucoup de cadavres, et où ils ne se maintiendraient pas longtemps s'ils ne renversaient au fond des abîmes tous ceux qui essayent de s'élever jusqu'à eux. Je me disais que le danger ennoblit le meurtre et le pillage, et qu'après tout, tu avais assez exposé ta vie pour avoir le droit de disposer de celle de tes esclaves après la victoire. Enfin, j'essayais de trouver grand, ou du moins légitime, tout ce que tu commandais; et il en eût toujours été ainsi, si tu n'avais pas tué ta femme.

»Mais tu avais une femme belle, chaste et soumise. Elle eût été digne, par sa beauté, de la couche d'un sultan; elle était digne, par sa fidélité, de ton amour, et, par sa douceur, de l'amitié et du respect que j'avais pour elle. Tu m'avais dit: «Je la sauverai de l'incendie. J'irai d'abord à elle, je la prendrai dans mes bras, je la porterai sur mon navire.» Et je te croyais, et je n'aurais jamais pensé que tu fusses capable de l'abandonner.

»Cependant, non content de la livrer aux flammes, et craignant sans doute que je ne volasse à son secours, tu as été la trouver et lu l'as frappée de ton poignard. Je l'ai vue baignée dans son sang, et je me suis dit: L'homme qui s'attaque à ce qui est fort est grand, car il est brave; l'homme qui brise ce qui est faible est méprisable, car il est lâche; et j'ai pleuré ta femme, et j'ai juré sur son cadavre que, le jour où tu voudrais me traiter comme elle, sa mort serait vengée.

»Cependant je t'ai vu souffrir, j'ai cru à tes larmes, et je t'ai pardonné. Je t'ai suivi à Venise; je t'ai été fidèle et dévouée comme le chien l'est à celui qui le nourrit, comme le cheval l'est à celui qui lui passe le mors et la bride. J'ai dormi à terre, en travers de ta porte, comme la panthère au seuil de l'antre où reposent ses petits. Je n'ai jamais adressé la parole à un autre que toi; je n'ai jamais fait entendre une plainte, et mon regard même ne t'a jamais adressé un reproche. Tu as rassemblé dans ton palais des compagnons de débauche; tu t'es entouré d'odalisques et de bayadères. Je leur ai présenté moi-même les plats d'or, et j'ai rempli leurs coupes du vin que la loi de Mahomet me défendait de porter à mes lèvres. J'ai accepté tout ce qui te plaisait, tout ce qui te semblait nécessaire ou agréable. La jalousie n'était pas un sentiment fait pour moi. Il me semblait, d'ailleurs, avoir changé de sexe en changeant d'habit. Je me croyais ton frère, ton fils, ton ami; et, pourvu que tu me traitasses avec amitié, avec confiance, je me trouvais heureuse.

»Tu as voulu te remarier; tu as eu le tort de me le cacher. Je savais déjà la langue que tu me croyais incapable de jamais apprendre. Je savais tout ce que tu faisais. Je ne t'aurais jamais contrarié dans ton projet; j'eusse aimé et respecté ta femme, je l'eusse servie comme ma patronne légitime, car on la disait aussi belle, aussi chaste, aussi douce que la première. Et si elle eût été perfide, si elle eut manqué à ses devoirs en tramant quelque complot contre toi, je t'aurais aidé à la faire mourir. Cependant tu me craignais, et tu entourais tes nouvelles amours d'un mystère outrageant pour moi. Je t'observais, et je ne te disais rien.

»Ton ennemi est revenu. Je l'avais vu une seule fois; je ne pouvais ni l'aimer ni le haïr. J'aurais été portée à l'estimer, parce qu'il était brave et malheureux. Mais il était forcé de te chasser de chez sa soeur, il était forcé de t'accuser et de te perdre; j'étais forcée de te délivrer de lui. Tu m'as dit de chercher un bravo pour l'assassiner; je ne me suis fiée qu'à moi-même, et j'ai voulu l'assassiner. J'ai frappé le serviteur pour le maître; mais je l'ai frappé comme tu n'aurais pas su le frapper toi-même, tant tu es déchu et affaibli, tant tu crains maintenant pour ta vie. Au lieu de me savoir gré de ce nouveau crime, commis pour toi, tu m'as outragée en paroles, tu as levé la main pour me frapper. Un instant de plus, et je te tuais. Mon poignard était encore chaud. Mais, la première colère apaisée, je me suis dit que tu étais un homme faible, usé, égaré par la peur de mourir; je t'ai pris en pitié, et, sachant qu'il me fallait mourir moi-même, n'ayant aucun espoir, aucun désir de vivre, j'ai refusé de t'accuser. J'ai subi la torture. Orio! cette torture qui te faisait tant peur pour moi, parce que tu croyais qu'elle m'arracherait la vérité. Elle ne m'a pas arraché un mot; et, pour récompense, tu as voulu m'empoisonner hier. Voilà pourquoi je parle aujourd'hui. J'ai tout dit.»

En achevant ces mots, Naam se leva, jeta sur Orio un seul regard, un regard d'airain; puis, se tournant vers les juges:

«Maintenant, vous autres, dit-elle, faites-moi mourir vite. C'est tout ce que je vous demande.»

Le silence glacial, qui semblait au nombre des institutions du terrible tribunal, ne fut interrompu que par le bruit des dents de Soranzo qui claquaient dans sa bouche. Morosini fit un grand effort pour sortir de l'abattement où l'avait plongé ce récit, et, s'adressant au docteur:

«Cette jeune fille, lui dit-il, a-t-elle quelque preuve à fournir de l'assassinat de ma nièce?

—Votre seigneurie connaît-elle cet objet? dit le docteur en lui présentant un petit coffret de bronze artistement ciselé, portant le nom et la devise des Morosini.

—C'est moi qui l'ai donné à ma nièce, dit l'amiral. La serrure est brisée.

—C'est moi qui l'ai brisée, dit Naam, ainsi que le cachet de la lettre qu'il contient.

—C'était donc vous qui étiez chargée de le remettre au lieutenant
Mezzani?

—Oui, c'était elle, répondit le docteur; elle l'a gardé, parce que, d'un côté, elle savait que Mezzani trahissait la république et n'était pas dans les intérêts de la signora Giovanna, et parce que, de l'autre, Naam se doutait bien que ce coffret contenait quelque chose qui pouvait perdre Soranzo. Elle cacha ce gage, pensant que plus tard la signora Giovanna le lui demanderait. Celle-ci avait toute confiance dans Naam, et sans doute elle croyait que cette lettre vous parviendrait. Naam vous l'eût remise si elle n'eût craint de nuire à Soranzo en le faisant. Mais elle a gardé le gage comme un précieux souvenir de cette rivale qui lui était chère. Elle l'a toujours porté sur elle, et c'est hier seulement, en se convaincant de la tentative d'empoisonnement faite sur elle par Orio, qu'elle a brisé le cachet de la lettre, et qu'après l'avoir lue elle me l'a remise.»

L'amiral voulut lire la lettre. Le juge examinateur la lui demanda en vertu de ses pouvoirs illimités. Morosini obéit; car il n'était point de tête si puissante et si vénérée dans l'État qui ne fût forcée de se courber sous la puissance des Dix. Le juge prit connaissance de la lettre, et la remit ensuite à Morosini qui la lut à son tour; quand il l'eut finie, il en recommença la lecture à haute voix, disant qu'il devait cette satisfaction à l'honneur d'Ezzelin, et ce témoignage d'abandon complet à Orio.

La lettre contenait ce qui suit:

«Mon oncle, ou plutôt mon père bien-aimé, je crains que nous ne nous retrouvions pas en ce monde. Des projets sinistres s'agitent autour de moi, des intentions haineuses me poursuivent. J'ai fait une grande faute en venant ici sans votre aveu. J'en serai peut-être trop sévèrement punie. Quoi qu'il arrive, et quelque bruit qu'on vienne à faire courir sur moi, je n'ai pas le plus léger tort à me reprocher envers qui que ce soit, et cette pensée me donne l'assurance de braver toutes les menaces et d'accepter la mort suspendue sur ma tête. Dans quelques heures peut-être je ne serai plus. Ne me pleurez pas. J'ai déjà trop vécu; et si j'échappais à cette périlleuse situation, ce serait pour aller m'ensevelir dans un cloître loin d'un époux qui est l'opprobre de la société, l'ennemi de son pays, l'Uscoque en un mot! Dieu vous préserve d'avoir à ajouter, quand vous lirez cette lettre, l'assassin de votre fille infortunée»

GIOVANNA MOROSINI,

qui jusqu'à sa dernière heure vous chérira et vous bénira comme un père.»

Ayant achevé cette lecture, Morosini quitta sa place, et porta la lettre sur le bureau des juges; puis il les salua profondément, et se mit en devoir de se retirer.

«Votre seigneurie se constituera-t-elle le défenseur de son neveu Orio
Soranzo? dit le juge.

—Non, messer, répondit gravement Morosini.

—Votre seigneurie n'a-t-elle rien à ajouter aux révélations qui ont été faites ici, soit pour charger, soit pour alléger le sort des accusés?

—Rien, messer, répondit encore Morosini. Seulement, s'il m'est permis d'émettre un voeu personnel, j'implore l'indulgence des juges pour cette jeune fille que l'ignorance de la vraie religion et les moeurs barbares de sa race ont poussé à des crimes que son coeur généreux désavoue.»

Le juge ne répondit point. Il salua le général, qui se tourna vers le comte Ezzelin et lui serra fortement la main. Il en fit autant pour le docteur et sortit précipitamment sans jeter les yeux sur son neveu. Au moment où la porte s'ouvrait pour le laisser sortir, le chien favori d'Ezzelin qui s'impatientait de ne pas voir son maître, s'élança dans la salle, malgré les archers qui s'efforçaient de le chasser. C'était un grand lévrier blanc, qui ne marchait que sur trois pattes. Il courut d'abord vers son maître; mais, rencontrant Naam sur son chemin, il partit la reconnaître, et s'arrêta un instant pour la caresser. Puis, apercevant Orio, il s'élança vers lui avec fureur, et il fallut qu'Ezzelin le rappelât avec autorité pour l'empêcher de lui sauter à la gorge.

«Et toi aussi, tu m'abandonnes, Sirius! dit Orio.

—Et lui aussi te condamne!» dit Naam.

Le juge fit un signe, Orio fut emmené par les sbires, la porte intérieure du palais ducal se referma sur lui. Il ne la repassa jamais, on n'entendit jamais parler de lui.

On vit un moine sortir le lendemain matin des prisons. On présuma qu'une exécution avait eu lieu dans la nuit.

Naam fut condamnée à mort séance tenante. Elle écouta son arrêt et retourna au cachot avec une indifférence qui confondit tous les assistants. Le docteur et le comte se retirèrent consternés de son sort; car, malgré le meurtre de Danieli, ils ne pouvaient s'empêcher d'admirer son courage et de s'intéresser à elle.

Naam ne reparut pas plus qu'Orio dans Venise.

Cependant on assure que son arrêt ne reçut pas d'exécution. Un des juges examinateurs, frappé de sa beauté, de sa sauvage grandeur d'âme et de son indomptable fierté, avait conçu pour elle une passion violente, presque insensée. Il risqua, dit-on, son rang, sa réputation et sa vie, pour la sauver. S'il faut en croire de sourdes rumeurs, il descendit la nuit dans son cachot et lui offrit de lui conserver la vie à condition qu'elle serait sa maîtresse, et qu'elle consentirait à vivre éternellement cachée dans une maison de campagne aux environs de Venise.

Naam refusa d'abord.

Cet incurable désespoir, ce profond mépris de la vie exaltèrent de plus en plus la passion du juge. Naam était bien, en effet, la maîtresse idéale d'un inquisiteur d'État! Il la pressa tellement qu'elle lui répondit enfin:

«Une seule chose me réconcilierait avec la vie: ce serait l'espoir de revoir le pays où je suis née. Si tu veux t'engager avec moi à m'y renvoyer dans un an, je consens à être ton esclave jusque-là. Puisqu'il faut que je subisse l'esclavage ou la mort, je choisis l'esclavage à condition que je conquerrai ainsi ma liberté.»

Le traité fut accepté. Le bourreau chargé de conduire Naam dans une gondole fermée au canal des Mairane, là où se faisaient les noyades, s'apprêtait à lui passer le sac fatal, lorsque six hommes masqués et armés jusqu'aux dents, conduisant une barque légère, se jetèrent sur lui et lui enlevèrent sa victime.

On fit de grands commentaires sur cet événement, on alla jusqu'à croire qu'Orio s'était échappé et qu'il avait fui avec sa complice en pays étranger. D'autres pensèrent que Morosini, touché de l'attachement de Naam pour sa nièce, l'avait soustraite à la rigueur des lois. La vérité ne fut jamais bien connue.

Seulement on prétend que, l'année suivante, il se passa des choses étranges à la maison de campagne du juge. Une sorte de fantôme la hantait et remplissait d'effroi tous les environs. Le juge semblait avoir de rudes démêlés avec le lutin, et on l'entendait parler d'une voix suppliante, tandis que l'autre criait d'un ton de menace:

«Si tu ne veux pas tenir ta parole, je te conseille de me tuer; car je vais aller me livrer aux juges. J'ai rempli mes engagements, c'est à toi de remplir les tiens.»

Les bonnes femmes du pays en conclurent que le terrible juge avait fait un pacte avec le diable. L'inquisition s'en serait mêlée, si tout à coup le bruit n'eût cessé et si la maison du juge ne fût redevenue tranquille.

Environ cinq ans après ces événements, un groupe d'honnêtes bourgeois prenait le café sous une tente dressée sur la rive des Esclavons. Une famille patricienne qui venait de faire quelques tours de promenade le long du quai, se rembarqua un peu au-dessous du café, et la gondole s'éloigna lentement.

«Pauvre signora Ezzelin! dit un des bourgeois en la suivant des yeux; elle est encore bien pâle, mais elle a l'air parfaitement raisonnable.

—Oh! elle est très-bien guérie! reprit un autre bourgeois. Ce brave docteur Barbolamo, qui l'accompagne partout, est un si habile médecin et un ami si dévoué!

—Elle était donc vraiment folle? dit un troisième.

—Une folie douce et triste, reprit le premier. La perte et le retour inattendu de son frère le comte Ezzelin lui avaient fait une si grande impression que pendant longtemps elle n'a pas voulu croire qu'il fût vivant: elle le prenait pour un spectre, et s'enfuyait quand elle le voyait. Absent, elle le pleurait sans cesse; présent, elle avait peur de lui.

—Certes! ce n'est pas là la vraie cause de son mal, dit le second bourgeois. Est-ce que vous ne savez pas qu'elle allait épouser Orio Soranzo au moment où il a disparu par là?»

En parlant ainsi, le citoyen de Venise indiquait d'un geste significatif le canal des prisons qui coulait à deux pas de la tente.

«A telles enseignes, reprit un autre interlocuteur, que, dans sa folie, elle se faisait habiller de blanc, et pour bouquet de noces mettait à son corsage une branche de laurier desséchée.

—Qu'est-ce que cela signifiait? dit le premier.

—Ce que cela signifiait? je m'en vais vous le dire. La première femme d'Orio Soranzo avait été amoureuse du comte Ezzelin; elle lui avait donné une branche de laurier en lui disant: Quand la femme que Soranzo aimera portera ce bouquet, Soranzo mourra. La prédiction s'est vérifiée. Ezzelin a donné le bouquet à sa soeur et Soranzo s'est évaporé comme tant d'autres.

—Et que le doge n'ait rien dit et ne se soit pas inquiété de son neveu! voilà ce que je ne conçois pas!

—Le doge? le doge n'était dans ce temps-là que l'amiral Morosini; et d'ailleurs qu'est-ce qu'un doge devant le conseil des Dix?

—Par le corps de saint Marc! s'écria un brave négociant qui n'avait encore rien dit, tout ce que vous dites là me rappelle une rencontre singulière que j'ai faite l'an passé pendant mon voyage dans l'Yemen. Ayant fait ma provision de café à Moka même, il m'avait pris fantaisie de voir la Mecque et Médine.

»Quand j'arrivai dans cette dernière ville, on faisait les obsèques d'un jeune homme qu'on regardait dans le pays comme un saint, et dont on racontait les choses les plus merveilleuses. On ne savait ni son nom ni son origine. Il se disait Arabe et semblait l'être; mais sans doute il avait passé de longues années loin de sa patrie; car il n'avait ni ami ni famille dont il pût ou dont il voulût se faire reconnaître. Il paraissait adolescent, quoique son courage et son expérience annonçassent un âge plus viril.

»Il vivait absolument seul, errant sans cesse de montagne en montagne, et ne paraissant dans les villes que pour accomplir des oeuvres pieuses ou de saints pèlerinages. Il parlait peu, mais avec sagesse; il ne semblait prendre aucun intérêt aux choses de la terre et ne pouvait plus goûter d'autres joies ni ressentir d'autres douleurs que celles d'autrui. Il était expert à soigner les malades, et, quoiqu'il fût avare de conseils, ceux qu'il donnait réussissaient toujours à ceux qui les suivaient, comme si la voix de Dieu eût parlé par sa bouche. On venait de le trouver mort, prosterné devant le tombeau du prophète. Son cadavre était étendu au seuil de la mosquée; les prêtres et tous les dévots de l'endroit récitaient des prières et brûlaient de l'encens autour de lui. Je jetai les yeux, en passant, sur ce catafalque. Quelle fut ma surprise lorsque je reconnus… devinez qui?

—Orio Soranzo? s'écrièrent tous les assistants.

—Allons donc! je vous parle d'un adolescent! C'était ni plus ni moins que ce beau page qu'on appelait Naama; vous savez? celui qui suivait toujours et partout messer Orio Soranzo, sous un costume si riche et si bizarre!

—Voyez un peu! dit le premier bourgeois, il y avait beaucoup de mauvaises langues qui disaient que c'était une femme!»

FIN DE L'USCOQUE.
Chargement de la publicité...