L'Œuvre
Une voix cria: «Claude! Claude!» Lui, ne bougeait toujours point, combattu pourtant, les lèvres blanches, les yeux à terre. Un grand silence régna, des pas descendirent en faisant craquer les marches de bois. Sa poitrine s'était gonflée d'une tristesse immense, il la sentait éclater de remords, à chacun de ces pas qui s'en allaient, comme s'il eût renié l'amitié de toute sa jeunesse.
Cependant, un après-midi, on frappa encore, et Claude n'eut que le temps de murmurer avec désespoir:
«La clef est restée sur la porte!» En effet, Christine avait oublié de la retirer. Elle s'effara, s'élança derrière le paravent, tomba assise au bord du lit, son mouchoir sur la bouche, pour étouffer le bruit de sa respiration.
On tapait plus fort, des rires éclataient, le peintre dut crier: «Entrez!» Et son malaise augmenta, en apercevant Jory, qui, galamment, introduisait Irma Bécot. Depuis quinze jours, Fagerolles la lui avait cédée; ou plutôt il s'était résigné à ce caprice, par crainte de la perdre tout à fait. Elle jetait alors sa jeunesse aux quatre coins des ateliers, dans une telle folie de son corps, que chaque semaine elle déménageait ses trois chemises, quitte à revenir pour une nuit, si le cœur lui en disait.
«C'est elle qui a voulu visiter ton atelier, et je te l'amène», expliqua le journaliste. Mais, sans attendre, elle se promenait, elle s'exclamait, très libre.
«Oh! que c'est drôle, ici!... Oh! quelle drôle de peinture!... Hein? soyez aimable, montrez-moi tout, je veux tout voir... Et où couchez-vous?», Claude, anxieux d'inquiétude, eut peur qu'elle n'écartât le paravent. Il s'imaginait Christine là derrière, il était désolé déjà de ce qu'elle entendait.
«Tu sais ce qu'elle vient te demander? reprit gaiement Jory. Comment, tu ne te rappelles pas? tu lui as promis de faire quelque chose d'après elle... Elle te posera tout ce que tu voudras, n'est-ce pas, ma chère?
—Pardi, tout de suite!—C'est que, dit le peintre embarrassé, mon tableau me prendra jusqu'au salon... Il y a là une figure qui me donne un mal! Impossible de m'en tirer avec ces sacrés modèles!» Elle s'était plantée devant la toile, elle levait son petit nez d'un air entendu.
«Cette femme nue, dans l'herbe... Eh bien, dites donc, si je pouvais vous être utile?» Du coup, Jory s'enflamma.
«Tiens! mais c'est une idée! Toi qui cherches une belle fille, sans la trouver!... Elle va se défaire. Défais-toi, ma chérie, défais-toi un peu, pour qu'il voie.» D'une main, Irma dénoua vivement son chapeau, et elle cherchait de l'autre les agrafes de son corsage, malgré les refus énergiques de Claude qui se débattait comme si on l'eût violenté.
«Non, non, c'est inutile... Madame est trop petite... Ce n'est pas du tout ça, pas du tout!
—Qu'est-ce que ça fiche? dit-elle, vous verrez toujours.» Et Jory s'obstinait. «Laisse donc! c'est à elle que tu fais plaisir... Elle ne pose pas d'habitude, elle n'en a pas besoin; mais ça la régale, de se montrer. Elle vivrait sans chemise... Défais-toi, ma chérie. Rien que la gorge, puisqu'il a peur que tu ne le manges!» Enfin, Claude l'empêcha de se déshabiller. Il bégayait des excuses: plus tard, il serait très heureux; en ce moment, il craignait qu'un document nouveau n'achevât de l'embrouiller; et elle se contenta de hausser les épaules, en le regardant fixement de ses jolis yeux de vice, d'un air de souriant mépris.
Alors, Jory causa de la bande. Pourquoi donc Claude n'était-il pas venu, l'autre jeudi, chez Sandoz? On ne le voyait plus, Dubuche l'accusait d'être entretenu par une actrice. Oh! il y avait eu un attrapage entre Fagerolles et Mahoudeau, à propos de l'habit noir en sculpture!
Gagnière, le dimanche d'auparavant, était sorti d'une audition de Wagner, avec un œil en compote. Lui, Jory, avait manqué d'avoir un duel, au café Baudequin, pour un de ses derniers articles du Tambour. C'est qu'il les menait raides, les peintres de quatre sous, les réputations volées! La campagne contre le jury du Salon faisait un vacarme du diable, il ne resterait pas un morceau de ses gabelous de l'idéal, qui empêcheraient la nature d'entrer.
Claude l'écoutait, dans une impatience irritée. Il avait repris sa palette, il piétinait devant son tableau. L'autre fini par comprendre.
«Tu désires travailler, nous te laissons.»
Irma continuait à regarder le peintre, avec son vague sourire, étonnée de la bêtise de ce nigaud qui ne voulait pas d'elle, tourmentée maintenant du caprice de l'avoir, malgré lui. C'était laid, son atelier, et lui-même n'avait rien de beau; mais pourquoi posait-il pour la vertu? Elle le plaisanta un instant, fine, intelligente, portant déjà sa fortune, dans le débraillé de sa jeunesse. Et, à la porte, elle s'offrit une dernière fois, en lui chauffant la main d'une pression longue et enveloppante.
«Quand vous voudrez.» Ils étaient partis, et Claude dut aller écarter le paravent; car, derrière, Christine restait au bord du lit, comme sans force pour se lever. Elle ne parla pas de cette fille, elle déclara simplement qu'elle avait eu bien peur; et elle voulut s'en aller tout de suite, tremblant d'entendre frapper encore, emportant au fond de ses yeux inquiets le trouble des choses qu'elle ne disait point.
Longtemps, d'ailleurs, ce milieu d'art brutal, cet atelier empli de tableaux violents, était demeuré pour elle un malaise. Elle ne pouvait s'habituer aux nudités vraies des académies, à la réalité crue des études faites en Provence, blessée, répugnée. Surtout elle n'y comprenait rien, grandie dans la tendresse et l'admiration d'un autre art, ces fines aquarelles de sa mère, ces éventails d'une délicatesse de rêve, où des couples lilas flottaient au milieu de jardins bleuâtres. Souvent encore, elle-même s'amusait à de petits paysages d'écolière, deux ou trois motifs toujours répétés, un lac avec une ruine, un moulin battant l'eau d'une rivière, un chalet et des sapins blancs de neige. Et elle s'étonnait: était-ce possible qu'un garçon intelligent peignît d'une façon si déraisonnable, si laide, si fausse? car elle ne trouvait pas seulement ces réalités d'une hideur de monstres, elle les jugeait aussi en dehors de toute vérité permise. Enfin, il fallait être fou.
Un jour, Claude voulut absolument voir un petit album, son ancien album de Clermont, dont elle lui avait parlé.
Après s'en être longtemps défendue; elle l'apporta, flattée au fond, ayant la vive curiosité de savoir ce qu'il dirait.
Lui, le feuilleta en souriant; et, comme il se taisait, elle murmura la première:
«Vous trouvez ça mauvais, n'est-ce pas?
—Mais non, répondit-il, c'est innocent.» Le mot la froissa, malgré le ton bonhomme qui le rendait aimable.
«Dame! j'ai eu si peu de leçons de maman!... Moi, j'aime que ce soit bien fait et que ça plaise.» Alors, il éclata franchement de rire.
«Avouez que ma peinture vous rend malade. Je l'ai remarqué, vous pincez les lèvres, vous arrondissez des yeux de terreur... Ah! certes; ce n'est pas de la peinture pour les dames, encore moins pour les jeunes filles...
Mais vous vous y accoutumerez, il n'y a là qu'une éducation de l'œil; et vous verrez que c'est très sain et très honnête, ce que je fais là.» En effet, peu à peu, Christine s'accoutuma. La conviction artistique n'y entra pour rien d'abord, d'autant plus que Claude, avec son dédain des jugements de la femme, ne l'endoctrinait pas, évitant au contraire de parler art avec elle, comme s'il eût voulu se réserver cette passion de sa vie, en dehors de la passion nouvelle qui l'envahissait.
Seulement, elle glissait à l'habitude, elle finissait par éprouver de l'intérêt pour ces toiles abominables, en voyant quelle place souveraine elles tenaient dans l'existence du peintre. Ce fut sa première étape, elle s'attendrit de cette rage du travail, de ce don absolu de tout un être: n'était-ce pas touchant? n'y avait-il pas là quelque chose de très bien? Puis, lorsqu'elle remarqua les joies et les douleurs qui le bouleversaient, à la suite d'une bonne séance ou d'une mauvaise, elle arriva d'elle-même à se mettre de moitié dans son effort. Elle s'attristait, si elle le trouvait triste; elle s'égayait, quand il l'accueillait gaiement; et, dès lors, ce fut sa préoccupation: avait-il beaucoup travaillé? était-il content de ce qu'il avait fait, depuis leur dernière entrevue? Au bout du deuxième mois, elle était conquise, elle se plantait devant les toiles, n'en avait plus peur, n'approuvait toujours pas beaucoup cette façon de peindre, mais commençait à répéter des mots d'artiste, déclarait ça «vigoureux, crânement bâti, bien dans la lumière». Il lui semblait si bon, elle l'aimait tant, qu'après l'avoir excusé de barbouiller de pareilles horreurs, elle en venait à leur découvrir des qualités pour les aimer aussi un peu.
Cependant, il était un tableau, le grand, celui du prochain Salon, qu'elle fut longue à accepter. Déjà elle regardait, sans déplaisir, les académies de l'atelier Boutin et les études de Plassans, qu'elle s'irritait encore contre la femme nue, couchée dans l'herbe. C'était une rancune personnelle, la honte d'avoir cru un instant se reconnaître, une sourde gêne en face de ce grand corps, qui continuait à la blesser, bien qu'elle y retrouvât de moins en moins ses traits.
D'abord, elle avait protesté en détournant les yeux.
Maintenant, elle restait des minutes entières, les regards fixes, dans une contemplation muette. Comment donc sa ressemblance avait-elle disparu ainsi? À mesure que le peintre s'acharnait, jamais content, revenant cent fois sur le même morceau, cette ressemblance s'évanouissait un peu chaque fois. Et, sans qu'elle pût analyser cela, sans qu'elle osât même se l'avouer, elle dont la pudeur s'était révoltée le premier jour, elle éprouvait un chagrin croissant à voir que rien d'elle ne demeurait plus. Leur amitié lui paraissait en pâtir, elle se sentait moins près de lui, à chaque trait qui s'effaçait. Ne l'aimait-il pas, qu'il la laissait ainsi sortir de son œuvre? et quelle était cette femme nouvelle, cette face inconnue et vague qui perçait sous la sienne?
Claude, désolé d'avoir gâté la tête, ne savait justement de quelle manière lui demander quelques heures de pose.
Elle se serait simplement assise, il n'aurait pris que des indications. Mais il l'avait vue si fâchée, qu'il craignait de l'irriter encore. Après s'être promis de la supplier gaiement, il ne trouvait pas les mots, tout d'un coup honteux, comme s'il se fût agi d'une inconvenance.
Un après-midi, il la bouleversa par un de ses accès de colère, dont il n'était pas le maître, même devant elle.
Rien n'avait marché, cette semaine-là. Il parlait de gratter sa toile, il se promenait furieusement, en lâchant des ruades dans les meubles. Tout d'un coup, il la saisit par les épaules et la posa sur le divan.
«Je vous en prie, rendez-moi ce service, ou j'en crève, parole d'honneur!» Effarée, elle ne comprenait pas.
«Quoi, que voulez-vous?» Puis, lorsqu'elle le vit prendre ses brosses, elle ajouta étourdiment:
«Ah! oui... pourquoi ne me l'avez-vous pas demandé plus tôt?», D'elle-même, elle se renversa sur un coussin, elle glissa le bras sous la nuque. Mais une surprise et une confusion d'avoir consenti si vite, l'avaient rendue grave; car elle ne se savait pas décidée à cette chose, elle aurait bien juré que jamais plus elle ne lui servirait de modèle.
Ravi, il cria:
«Vrai! vous consentez!... Nom d'un chien! la sacrée bonne femme que je vais bâtir avec vous!»
De, nouveau, sans réfléchir, elle dit:
«Oh! la tête seulement!» Et lui, bredouilla, dans une hâte d'homme qui craint d'être allé trop loin:
«Bien sûr, bien sûr, seulement la tête!» Une gêne les rendit muets, il se mit à peindre, tandis que les yeux en l'air, immobile, elle restait troublée d'avoir lâché une pareille phrase. Déjà, sa complaisance l'emplissait de remords, comme si elle entrait dans quelque chose de coupable, en laissant donner sa ressemblance à cette nudité de femme, éclatante sous le soleil.
Claude, en deux séances, campa la tête. Il exultait de joie, il criait que c'était son meilleur morceau de peinture; et il avait raison, jamais il n'avait baigné dans de la vraie lumière, un visage plus vivant. Heureuse de le voir si heureux, Christine s'était égayée, elle aussi, au point de trouver sa tête très bien, pas très ressemblante toujours, mais d'une expression étonnante. Ils restèrent longtemps devant le tableau, à cligner les yeux, à se reculer jusqu'au mur. «Maintenant, dit-il enfin, je vais la bâcler avec un modèle... Ah! cette gueuse, je la tiens donc!» Et, dans un accès de gaminerie, il empoigna la jeune fille, ils dansèrent ensemble ce qu'il appelait «le pas du triomphe». Elle riait très fort, adorant le jeu, n'éprouvant plus rien de son trouble, ni scrupules ni malaise.
Mais, dès la semaine suivante, Claude redevint sombre.
Il avait choisi Zoé Piédefer, pour poser le corps, et elle ne lui donnait pas ce qu'il voulait: la tête, si fine, disait-il, ne s'emmanchait point sur ces épaules canaille.
Il s'obstina, pourtant, gratta, recommença. Vers le milieu de janvier, pris de désespoir, il lâcha le tableau, le retourna contre le mur; puis, quinze jours plus tard, il s'y remit, avec un autre modèle, la grande Judith, ce qui le força à changer les tonalités. Les choses se gâtèrent encore, il fit revenir Zoé, ne sut plus où il allait, malade d'incertitude et d'angoisse. Et le pis était que la figure centrale seule l'enrageait ainsi, car le reste de l'œuvre, les arbres, les deux petites femmes, le monsieur en veston, terminés, solides, le satisfaisaient pleinement. Février s'achevait, il ne lui restait que quelques jours pour l'envoi au Salon, c'était un désastre.
Un soir, devant Christine, il jura, il lâcha ce cri de colère:
«Aussi, tonnerre de Dieu! est-ce qu'on plante la tête d'une femme sur le corps d'une autre!... Je devrais me couper la main.» Au fond de lui, maintenant, une pensée unique montait: obtenir d'elle qu'elle consentît à poser la figure entière.
Cela, lentement, avait germé, d'abord un simple souhait vite écarté comme absurde, puis une discussion muette, sans cesse reprise, enfin le désir net, aigu, sous le fouet de la nécessité. Cette gorge qu'il avait entrevue quelques minutes, le hantait d'un souvenir obsédant. Il la revoyait dans sa fraîcheur de jeunesse, rayonnante, indispensable.
S'il ne l'avait pas, autant valait-il renoncer au tableau, car aucune autre ne le contenterait. Lorsque, pendant des heures, tombé sur une chaise, il se dévorait d'impuissance à ne plus savoir où donner un coup de pinceau, il prenait des résolutions héroïques: dès qu'elle entrerait, il lui dirait son tourment, en paroles si touchantes, qu'elle céderait peut-être. Mais elle arrivait, avec son rire de camarade, sa robe chaste qui ne livrait rien de son corps, et il perdait tout courage, il détournait les yeux, de peur qu'elle ne le surprit à chercher, sous le corsage, la ligne souple du torse. On ne pouvait exiger d'une amie un service pareil, jamais il n'en aurait l'audace.
Et, pourtant, un soir, comme il s'apprêtait à la reconduire et qu'elle remettait son chapeau, les bras en l'air, ils restèrent deux secondes les yeux dans les yeux, lui frémissant devant les pointes des seins relevés qui crevaient l'étoffe, elle si brusquement sérieuse, si pâle, qu'il se sentit deviné. Le long des quais, ils parlèrent à peine: cette chose demeura entre eux, pendant que le soleil se couchait, dans un ciel couleur de vieux cuivre. À deux autres reprises, il lut, au fond de son regard, qu'elle savait sa continuelle pensée. En effet, depuis qu'il y songeait, elle s'était mise à y songer aussi, malgré elle, l'attention éveillée par des allusions involontaires. Elle en fut effleurée d'abord, elle dut s'y arrêter ensuite; mais elle ne croyait pas avoir à s'en défendre, car cela lui semblait hors de la vie, une de ces imaginations du sommeil dont on a honte. La peur même qu'il osât le demander ne lui vint pas: elle le connaissait bien à présent, elle l'aurait fait taire d'un souffle, avant qu'il eût bégayé les premiers mots, malgré les éclats subits de ses colères. C'était fou, simplement. Jamais, jamais; des jours s'écoulèrent; et, entre eux, l'idée fixe grandissait. Dès qu'ils se trouvaient ensemble, ils ne pouvaient plus ne pas y penser. Ils n'en ouvraient point la bouche, mais leurs silences en étaient pleins; ils ne risquaient plus un geste, ils n'échangeaient plus un sourire, sans retrouver au fond cette chose impossible à dire tout haut, et dont ils débordaient. Bientôt, rien d'autre ne resta dans leur vie de camarades. S'il la regardait, elle croyait se sentir déshabiller par son regard; les mots innocents retentissaient en significations gênantes; chaque poignée de main allait au-delà, du poignet, faisait couler un léger frisson le long du corps. Et ce qu'ils avaient évité jusque-là, le trouble de leur liaison; l'éveil de l'homme et de la femme dans leur bonne amitié, éclatait enfin, sous l'évocation constante de cette nudité vierge. Peu à peu, ils se découvraient une fièvre secrète, ignorée d'eux-mêmes. Des chaleurs leur montaient aux joues, ils rougissaient pour s'être frôlés du doigt. C'était désormais comme une excitation de chaque minute, fouettant leur sang; tandis que, dans cet envahissement de tout leur être, le tourment de ce qu'ils taisaient ainsi, sans pouvoir se le cacher, s'exagérait au point qu'ils en étouffaient, la poitrine gonflée de grands soupirs.
Vers le milieu de mars, Christine, à une de ses visites, trouva Claude assis devant son tableau, écrasé de chagrin.
Il ne l'avait pas même entendue, il restait immobile, les yeux vides et hagards sur l'œuvre inachevée. Dans trois jours expiraient les délais pour l'envoi au Salon.
«Eh bien?» lui demanda-t-elle doucement, désespérée de son désespoir.
Il tressaillit, il se retourna.
«Eh bien, c'est fichu, je n'exposerai pas cette année...
Ah! moi qui avais tant compté sur ce Salon!» Tous deux retombèrent dans leur accablement, où s'agitaient de grandes choses confuses. Puis, elle reprit, pensant à voix haute:
«On aurait le temps encore.
—Le temps? eh non! Il faudrait un miracle. Où voulez-vous que je trouve un modèle, à cette heure?...
Tenez! depuis ce matin, je me débats, et j'ai cru un moment avoir une idée: oui, ce serait d'aller chercher cette fille, cette Irma qui est venue comme vous étiez ici. Je sais bien qu'elle est petite et ronde, qu'il faudrait tout changer peut-être; mais elle est jeune, elle doit être possible... Décidément, je vais en essayer...» Il s'interrompit. Les yeux brûlants dont il la regardait, disaient clairement: «Ah! il y a vous. Ah! ce serait le miracle attendu, le triomphe certain, si vous me faisiez ce suprême sacrifice! Je vous implore, je vous le demande, comme à une amie adorée, la plus belle, la plus chaste!» Elle, toute droite, très blanche, entendait chaque mot; et ces yeux d'ardente prière exerçaient sur elle une puissance. Sans hâte, elle ôta son chapeau et sa pelisse; puis, simplement, elle continua du même geste calme, dégrafa le corsage, le retira ainsi que le corset, abattit les jupons, déboutonna les épaulettes de la chemise, qui glissa sur les hanches. Elle n'avait pas prononcé une parole, elle semblait autre part, comme les soirs, où, enfermée dans sa chambre, perdue au fond de quelque rêve, elle se déshabillait machinalement, sans y prêter attention.
Pourquoi donc laisser une rivale donner son corps, quand elle avait déjà donné sa face? Elle voulait être là tout entière, chez elle, dans sa tendresse, en comprenant enfin quel malaise jaloux ce monstre bâtard lui causait depuis longtemps. Et, toujours muette, nue et vierge, elle se coucha sur le divan, prit la pose, un bras sous la tête, les yeux fermés.
Saisi, immobile de joie, lui la regarda se dévêtir. Il la retrouvait. La vision rapide, tant de fois évoquée, redevenait vivante. C'était cette enfance, grêle encore, mais si souple, d'une jeunesse si fraîche; et il s'étonnait de nouveau: où cachait-elle cette gorge épanouie, qu'on ne soupçonnait point sous la robe? Il ne parla pas non plus, il se mit à peindre, dans le silence recueilli qui s'était fait. Durant trois longues heures, il se rua au travail, d'un effort si viril, qu'il acheva d'un coup une ébauche superbe du corps entier. Jamais la chair de la femme ne l'avait grisé de la sorte, son cœur battait comme devant une nudité religieuse. Il ne s'approchait point, il restait surpris de la transfiguration du visage, dont les mâchoires un peu massives et sensuelles s'étaient noyées sous l'apaisement tendre du front et des joues. Pendant les trois heures, il ne remua pas, elle ne souffla pas, faisant le don de sa pudeur, sans un frisson, sans une gêne. Tous deux sentaient que, s'ils disaient une seule phrase, une grande honte leur viendrait. Seulement, de temps à autre, elle ouvrait ses yeux clairs, les fixait sur un point vague de l'espace, restait ainsi un instant sans qu'il pût rien y lire de ses pensées, puis les refermait, retombait dans son néant de beau marbre, avec le sourire mystérieux et figé de la pose.
Claude, d'un geste, dit qu'il avait fini; et, redevenu gauche, il bouscula une chaise pour tourner le dos plus vite; tandis que, très rouge, Christine quittait le divan.
En hâte, elle se rhabilla, dans un grelottement brusque, prise d'un tel émoi, qu'elle s'agrafait de travers, tirant ses manches, remontant son col, pour ne plus laisser un seul coin de sa peau nue. Et elle était contre le mur, ne se décidait pas à risquer un regard. Pourtant, il revint vers elle, ils se contemplèrent, hésitants, étranglés d'une émotion qui les empêcha encore de parler. Était-ce donc de la tristesse, une tristesse infinie, inconsciente et innommée? car leurs paupières se gonflèrent de larmes, comme s'ils venaient de gâter leur existence, de toucher le fond de la misère humaine. Alors, attendri et navré, ne trouvant rien, pas même un remerciement, il la baisa au front.
V
Le 15 mai, Claude, qui était rentré la veille de chez Sandoz à trois heures du matin, dormait encore, vers neuf heures, lorsque Mme Joseph lui monta un gros bouquet de lilas blancs, qu'un commissionnaire venait d'apporter.
Il comprit, Christine lui fêtait à l'avance le succès de son tableau; car c'était un grand jour pour lui, l'ouverture du Salon des Refusés, créé de cette année-là, et où allait être exposée son œuvre, repoussée par le jury du Salon officiel.
Cette pensée tendre, ces lilas frais et odorants, qui l'éveillaient, le touchèrent beaucoup, comme s'ils étaient le présage d'une bonne journée. En chemise, nu-pieds, il les mit dans son pot à eau, sur la table. Puis, les yeux enflés de sommeil, effaré, il s'habilla, en grondant d'avoir dormi si tard. La veille, il avait promis à Dubuche et à Sandoz de les prendre, dès huit heures, chez ce dernier, pour se rendre tous les trois ensemble au Palais de l'Industrie, où l'on trouverait le reste de la bande. Et il était déjà en retard d'une heure! Mais, justement, il ne pouvait plus mettre la main sur rien, dans son atelier, en déroute depuis le départ de la grande toile. Pendant cinq minutes, il chercha ses souliers, à genoux parmi de vieux châssis. Des parcelles d'or s'envolaient; car, ne sachant où se procurer l'argent d'un cadre, il avait fait ajuster quatre planches par un menuisier du voisinage, et il les avait dorées lui-même, avec son amie, qui s'était révélée comme une doreuse très maladroite. Enfin, vêtu, chaussé, son chapeau de feutre constellé d'étincelles jaunes, il s'en allait lorsqu'une pensée superstitieuse le ramena vers les fleurs, qui restaient seules au milieu de la table. S'il ne baisait point ces lilas, il aurait un affront. Il les baisa, embaumé par leur odeur forte de printemps. Sous la voûte, il donna sa clef à la concierge, comme d'habitude.
«Madame Joseph, je n'y serai pas de la journée.» En moins de vingt minutes, Claude fut rue d'Enfer, chez Sandoz. Mais celui-ci, qu'il craignait de ne plus rencontrer, se trouvait également en retard, à la suite d'une indisposition de sa mère. Ce n'était rien, simplement une mauvaise nuit, qui l'avait bouleversé d'inquiétude.
Rassuré à présent, il lui conta que Dubuche avait écrit de ne pas l'attendre, en leur donnant rendez-vous là-bas.
Tous les deux partirent; et, comme il était près d'onze heures, ils se décidèrent à déjeuner, au fond d'une petite crémerie déserte de la rue Saint-Honoré, longuement, envahis d'une paresse dans leur ardent désir de voir, goûtant une sorte de tristesse attendrie à s'attarder parmi de vieux souvenirs d'enfance.
Une heure sonna, lorsqu'ils traversèrent les Champs-Élysées c'était par une journée exquise, au grand ciel limpide, dont une brise, froide encore, semblait aviver le bleu. Sous le soleil, couleur de blé mûr, les rangées de marronniers avaient des feuilles neuves, d'un vert tendre, fraîchement verni; et les bassins avec leurs gerbes jaillissantes, les pelouses correctement tenues, la profondeur des allées et la largeur des espaces, donnaient au vaste horizon un air de grand luxe. Quelques équipages, rares à cette heure, montaient; pendant qu'un flot de foule, perdu et mouvant comme une fourmilière, s'engouffrait sous l'arcade énorme du Palais de l'Industrie.
Quand ils furent entrés, Claude eut un léger frisson, dans le vestibule géant, d'une fraîcheur de cave, et dont le pavé humide sonnait sous les pieds, ainsi qu'un dallage d'église. Il regarda, à droite et à gauche, les deux escaliers monumentaux, et il demanda avec mépris:
«Dis donc, est-ce que nous allons traverser leur saleté de Salon?»
—Ah! non, fichtre! répondit Sandoz. Filons par le jardin. Il y a, là-bas, l'escalier de l'Ouest qui mène aux Refusés.» Et ils passèrent dédaigneusement entre les petites tables de vendeuses de catalogues. Dans l'écartement d'immenses rideaux de velours rouge, le jardin vitré apparaissait, au-delà d'un porche d'ombre.
À ce moment de la journée, le jardin était presque vide, il n'y avait du monde qu'au buffet, sous l'horloge, la cohue des gens en train de déjeuner là. Toute la foule se trouvait au premier étage, dans les salles; et, seules, les statues blanches bordaient les allées de sable jaune, qui découpaient crûment le dessin vert des gazons. C'était un peuple de marbre immobile, que baignait la lumière diffuse, descendue comme en poussière des vitres hautes.
Au midi, des stores de toile barraient une moitié de la nef, blonde sous le soleil, tachée aux deux bouts par les rouges et les bleus éclatants des vitraux. Quelques visiteurs, harassés déjà, occupaient les chaises et les bancs tout neufs, luisants de peinture; tandis que les vols des moineaux qui habitaient, en l'air, la forêt des charpentes de fonte, s'abattaient avec des petits cris de poursuite, rassurés et fouillant le sable.
Claude et Sandoz affectèrent de marcher vite, sans un coup d'œil autour d'eux. Un bronze raide et noble, la Minerve d'un membre de l'Institut, les avait exaspérés dès la porte. Mais, comme ils pressaient le pas le long d'une interminable ligne de bustes, ils reconnurent Bongrand, seul, faisant lentement le tour d'une figure couchée, colossale et débordante.
«Tiens! c'est vous! cria-t-il lorsqu'ils lui eurent tendu la main. Je regardais justement la figure de notre ami Mahoudeau, qu'ils ont eu au moins l'intelligence de recevoir et de bien placer...» Et, s'interrompant:
«Vous venez de là-haut?
—Non, nous arrivons», dit Claude.
Alors, très chaudement, il leur parla du Salon des Refusés. Lui, qui était de l'Institut, mais qui vivait à l'écart de ses collègues, s'égayait sur l'aventure: l'éternel mécontentement des peintres, la campagne menée par les petits journaux comme le Tambour, les protestations, les réclamations continues qui avaient enfin troublé l'Empereur; et le coup d'État artistique de ce rêveur silencieux, car la mesure venait uniquement de lui; et l'effarement, le tapage de tous, à la suite de ce pavé tombé dans la mare aux grenouilles.
«Non, continua-t-il, vous n'avez pas idée des indignations, parmi les membres du jury!... Et encore on se méfie de moi, on se tait, quand je suis là!... Toutes les rages sont contre les affreux réalistes. C'est devant eux qu'on fermait systématiquement les portes du temple; c'est à cause d'eux que l'Empereur a voulu permettre au public de réviser le procès; ce sont eux enfin qui triomphent... Ah! j'en entends de belles, je ne donnerais pas cher de vos peaux, jeunes gens!» Il riait de son grand rire, les bras ouverts, comme pour embrasser toute la jeunesse qu'il sentait monter du sol.
«Vos élèves poussent», dit Claude simplement.
D'un geste, Bongrand le fit taire, pris d'une gêne. Il n'avait rien exposé, et toute cette production, au travers de laquelle il marchait, ces tableaux, ses statues, cet effort de création humaine, l'emplissait d'un regret. Ce n'était pas jalousie, car il n'y avait point d'âme plus haute ni meilleure, mais retour sur lui-même, peur sourde d'une lente déchéance, cette peur inavouée qui le hantait.
«Et aux Refusés, lui demanda Sandoz, comment ça marche-t-il?—Superbe! vous allez voir.»
Puis, se tournant vers Claude, lui gardant les deux mains dans les siennes:
«Vous, mon bon, vous êtes un fameux... Écoutez! moi, que l'on dit un malin, je donnerais dix ans de ma vie pour avoir peint votre grande coquine de femme.» Cet éloge, sorti d'une telle bouche, toucha le jeune peintre aux larmes. Enfin, il tenait donc un succès! Il ne trouva pas un mot de gratitude, il parla brusquement d'autre chose, voulant cacher son émotion.
«Ce brave Mahoudeau! mais elle est très bien, sa figure!... Un sacré tempérament, n'est-ce pas?» Sandoz et lui s'étaient mis à tourner autour du plâtre.
Bongrand répondit avec un sourire:
«Oui, oui, trop de cuisses, trop de gorge. Mais regardez les attaches des membres, c'est fin et joli comme tout... Allons, adieu, je vous laisse. Je vais m'asseoir un peu, j'ai les jambes cassées.» Claude avait levé la tête et prêtait l'oreille. Un bruit énorme, qui ne l'avait pas frappé d'abord, roulait dans l'air, avec un fracas continu: c'était une clameur de tempête battant la côte, le grondement d'un assaut infatigable, se ruant de l'infini.
«Tiens! murmura-t-il, qu'est-ce donc?
—Ça, dit Bongrand qui s'éloignait, c'est la foule, là-haut, dans les salles.»
Et les deux jeunes gens, après avoir traversé le jardin, montèrent au Salon des Refusés.
On l'avait fort bien installé, les tableaux reçus n'étaient pas logés plus richement: hautes tentures de vieilles tapisseries aux portes, cimaises garnies de serge verte, de velours rouge, écrans de toile blanche sous vitrées des plafonds; et, dans l'enfilade des salles, le premier aspect était le même, le même or des cadres, les mêmes taches vives des toiles. Mais une gaieté particulière y régnait, un éclat de jeunesse, dont on ne se rendait pas nettement compte d'abord. La foule, déjà compacte, augmentait de minute en minute, car on désertait le Salon officiel, on accourait, fouetté de curiosité, piqué du désir de juger les juges, amusé enfin dès le seuil par la certitude qu'on allait voir des choses extrêmement plaisantes. Il faisait très chaud, une poussière fine montait du plancher, on étoufferait sûrement vers quatre heures.
«Fichtre! dit Sandoz en jouant des coudes, ça ne va pas être commode de manœuvrer là-dedans et de trouver ton tableau.» Il se hâtait, dans une fièvre de fraternité. Ce jour-là, il ne vivait que pour l'œuvre et la gloire de son vieux camarade.
«Laisse donc! s'écria Claude, nous arriverons bien. Il ne s'envolera pas, mon tableau!» Et lui, au contraire, affecta de ne pas se presser, malgré l'irrésistible envie qu'il avait de courir. Il levait la tête, regardait. Bientôt, dans la voix haute de la foule qui l'avait étourdi, il distingua des rires légers, contenus encore, que couvraient le roulement des pieds et le bruit des conversations. Devant certaines toiles, des visiteurs plaisantaient. Cela l'inquiéta, car il était d'une crédulité et d'une sensibilité de femme au milieu de ses rudesses révolutionnaires, s'attendant toujours au, martyre, et toujours saignant, toujours stupéfait d'être repoussé et raillé. Il murmura:
«Ils sont gais, ici!
—Dame! c'est qu'il y a de quoi, fit remarquer Sandoz.
Regarde donc ces rosses extravagantes.» Mais, à ce moment, comme ils s'attardaient dans la première salle, Fagerolles, sans les voir, tomba sur eux.
Il eut un sursaut, contrarié sans doute de la rencontre.
Du reste, il se remit tout de suite, très aimable.
«Tiens! je songeais à vous... Je suis là depuis une heure.
—Où ont-ils donc fourré le tableau de Claude? demanda Sandoz.
Fagerolles, qui venait de rester vingt minutes planté devant ce tableau, l'étudiant et étudiant l'impression du public, répondit sans une hésitation:
«Je ne sais pas... Nous allons le chercher ensemble, voulez-vous?» Et il se joignit à eux. Le terrible farceur qu'il était, n'affectait plus autant des allures de voyou, déjà correctement vêtu, toujours d'une moquerie à mordre le monde, mais les lèvres désormais pincées en une moue sérieuse de garçon qui veut arriver. Il ajouta, l'air convaincu:
«C'est moi qui regrette de n'avoir rien envoyé, cette année! Je serais ici avec vous autres, j'aurais ma part du succès... Et il y a des machines étonnantes, mes enfants! Par exemple, ces chevaux...» Il montrait, en face d'eux, la vaste toile, devant laquelle la foule s'attroupait en riant. C'était, disait-on, l'œuvre d'un ancien vétérinaire, des chevaux grandeur nature lâchés dans un pré, mais des chevaux fantastiques, bleus, violets, roses, et dont la stupéfiante anatomie perçait la peau.
«Dis donc, si tu ne te fichais pas de nous!» déclara Claude, soupçonneux.
Fagerolles joua l'enthousiasme.
«Comment! mais c'est plein de qualités, ça! Il connaît joliment son cheval, le bonhomme! Sans doute, il peint comme un salaud. Qu'est-ce que ça fait, s'il est original et s'il apporte un document?» Son fin visage de fille restait grave. À peine, au fond de ses yeux clairs, luisait une étincelle jeune de moquerie.
Et il ajouta cette allusion méchante, dont lui seul put jouir:
«Ah bien! si tu te laisses influencer par les imbéciles qui rient, tu vas en voir bien d'autres, tout à l'heure!» Les trois camarades, qui s'étaient remis en marche, avançaient avec une peine infinie, au milieu de la houle des épaules. En rentrant dans la seconde salle, ils parcoururent les murs d'un coup d'œil; mais le tableau cherché ne s'y trouvait pas. Et ce qu'ils virent, ce fut Irma Bécot au bras de Gagnière, écrasés tous les deux contre une cimaise, lui en train d'examiner une petite toile, tandis qu'elle, ravie de la bousculade, levait son museau rose et riait à la cohue.
«Comment! dit Sandoz étonné, elle est avec Gagnière, maintenant?
—Oh! une passade, expliqua Fagerolles d'un air tranquille. L'histoire est si drôle... Vous savez qu'on vient de lui meubler un appartement très chic; oui, ce jeune crétin de marquis, celui dont on parle dans les journaux, vous vous souvenez? Une gaillarde qui ira loin, je l'ai toujours dit!... Mais on a beau la mettre dans des lits armoirés, elle a des rages de lits de sangle, il y a des soirs où il lui faut la soupente d'un peintre. Et c'est ainsi que, lâchant tout, elle est tombée au café Baudequin dimanche, vers une heure du matin. Nous venions de partir, il n'y avait plus là que Gagnière, endormi sur sa chope... Alors, elle a pris Gagnière.» Irma les avait aperçus et leur faisait de loin des gestes tendres. Ils durent s'approcher. Lorsque Gagnière se retourna, avec ses cheveux pâles et sa petite face imberbe, l'air plus falot encore que de coutume, il ne marqua aucune surprise de les trouver dans son dos.
«C'est inouï, murmura-t-il.
—Quoi donc? demanda Fagerolles.
—Mais ce petit chef-d'œuvre... Et honnête, et naïf, et convaincu!» Il désignait la toile minuscule devant laquelle il s'était absorbé, une toile absolument enfantine, telle qu'un gamin de quatre ans aurait pu la peindre, une petite maison au bord d'un petit chemin, avec un petit arbre à côté, le tout de travers, cerné de traits noirs, sans oublier le tire-bouchon de fumée qui sortait du toit.
Claude avait eu un geste nerveux, tandis que Fagerolles répétait avec flegme:
«Très fin, très fin... Mais ton tableau, Gagnière, où est-il donc?
—Mon tableau? il est là.» En effet, la toile envoyée par lui se trouvait justement près du petit chef-d'œuvre. C'était un paysage d'un gris perlé, un bord de Seine, soigneusement peint, joli de ton quoiqu'un peu lourd, et d'un parfait équilibre, sans aucune brutalité révolutionnaire.
«Sont-ils assez bêtes d'avoir refusé ça! dit Claude, qui s'était approché avec intérêt. Mais pourquoi, pourquoi, je vous le demande?» En effet, aucune raison n'expliquait le refus du jury.
«Parce que c'est réaliste», dit Fagerolles, d'une voix si tranchante, qu'on ne pouvait savoir s'il blaguait le jury ou le tableau.
Cependant, Irma, dont personne ne s'occupait, regardait fixement Claude, avec le sourire inconscient que la sauvagerie godiche de ce grand garçon lui mettait aux lèvres. Dire qu'il n'avait même pas eu l'idée de la revoir! Elle le trouvait si différent, si drôle, pas en beauté ce jour-là, hérissé, le teint brouillé comme après une grosse fièvre! Et, peinée de son peu d'attention, elle lui toucha le bras, d'un geste familier.
«Dites, n'est-ce pas, en face, un de vos amis qui vous cherche?» C'était Dubuche, qu'elle connaissait, pour l'avoir rencontré une fois au café Baudequin. Il fendait péniblement la foule, les yeux vagues sur le flot des têtes. Mais, tout d'un coup, au moment où Claude tâchait de se faire voir, en gesticulant, l'autre lui tourna le dos et salua très bas un groupe de trois personnes, le père gras et court, la face cuite d'un sang trop chaud, la mère très maigre, couleur de cire, mangée d'anémie, la fille si chétive à dix-huit ans qu'elle avait encore la pauvreté grêle de la première enfance. «Bon! murmura le peintre, le voilà pincé... A-t-il de laides connaissances, cet animal-là! Où a-t-il pêché ces horreurs?» Gagnière, paisiblement, dit les connaître de nom. Le père Margaillan était un gros entrepreneur de maçonnerie, déjà cinq ou six fois millionnaire, et qui faisait sa fortune dans les grands travaux de Paris, bâtissant à lui seul des boulevards entiers. Sans doute Dubuche s'était trouvé en rapport avec lui, par un des architectes dont il redressait les plans. Mais Sandoz, que la maigreur de la jeune fille apitoyait, la jugea d'un mot.
«Ah! le pauvre petit chat écorché! Quelle tristesse!
—Laisse donc! déclara Claude avec férocité, ils ont sur la face tous les crimes de la bourgeoisie, ils suent la scrofule et la bêtise. C'est bien fait... Tiens! notre lâcheur file avec eux. Est-ce assez plat, un architecte? Bon voyage, qu'il nous retrouve!» Dubuche, qui n'avait pas aperçu ses amis, venait d'offrir son bras à la mère et s'en allait, en expliquant les tableaux, le geste débordant d'une complaisance exagérée.
«Continuons, nous autres», dit Fagerolles.
Et, s'adressant à Gagnière: «Sais-tu où ils ont fourré la toile de Claude, toi?
—Moi, non, je la cherchais... Je vais avec vous.
Il les accompagna, il oublia Irma, Bécot contre la cimaise. C'était elle qui avait eu le caprice de visiter le Salon à son bras, et il avait si peu l'habitude de promener ainsi une femme, qu'il la perdait sans cesse en chemin, stupéfait de la retrouver toujours près de lui, ne sachant plus comment ni pourquoi ils étaient ensemble. Elle courut, elle lui reprit le bras, pour suivre Claude, qui passait déjà dans une autre salle, avec Fagerolles et Sandoz.
Alors, ils vaguèrent tous les cinq, le nez en l'air, coupés par une poussée, réunis par une autre, emportés au fil du courant. Une abomination de Chaîne les arrêta, un Christ pardonnant à la femme adultère, de sèches figures taillées dans du bois, d'une charpente osseuse violaçant la peau, et peintes avec de la boue. Mais, à côté, ils admirèrent une très belle étude de femme, vue de dos, les reins saillants, la tête tournée. C'était, le long des murs, un mélange de l'excellent et du pire, tous les genres confondus; les gâteux de l'école historique coudoyant les jeunes fous du réalisme, les simples niais restés dans le tas avec les fanfarons de l'originalité, une Jézabel morte qui semblait avoir pourri au fond des caves de l'École des Beaux-Arts, près de la Dame en blanc, très curieuse vision d'un œil de grand artiste, un immense Berger regardant la mer, fable, en face d'une petite toile, des Espagnols jouant à la paume, un coup de lumière d'une intensité splendide.
Rien ne manquait dans l'exécrable, ni les tableaux militaires aux soldats de plomb, ni l'Antiquité blafarde, ni le Moyen Âge sabré de bitume. Mais, de cet ensemble incohérent, des paysages surtout, presque tous d'une note sincère et juste, des portraits encore, la plupart très intéressants de facture, il sortait une bonne odeur de jeunesse, de bravoure et de passion. S'il y avait moins de mauvaises toiles au Salon officiel, la moyenne y était à coup sûr plus banale et plus médiocre. On se sentait là dans une bataille, et une bataille gaie, livrée de verve, quand le petit jour luit, que les clairons sonnent, que l'on marche à l'ennemi avec la certitude de le battre avant le coucher du soleil.
Claude, ragaillardi par ce souffle de lutte, s'animait, se fâchait, écoutait maintenant monter les rires du public, l'air provocant, comme s'il eût entendu siffler des balles.
Discrets à l'entrée, les rires sonnaient plus haut, à mesure qu'il avançait. Dans la troisième salle déjà, les femmes ne les étouffaient plus sous leurs mouchoirs, les hommes tendaient le ventre, afin de se soulager mieux. C'était l'hilarité contagieuse d'une foule venue pour s'amuser, s'excitant peu à peu, éclatant à propos d'un rien, égayée autant par les belles choses que par les détestables. On riait moins devant le Christ de Chaîne que devant l'étude de femme, dont la croupe saillante, comme sortie de la toile, paraissait d'un comique extraordinaire. La Dame en blanc, elle aussi, récréait le monde: on se poussait du coude, on se tordait, il se formait toujours là un groupe, la bouche fendue. Et chaque toile avait son succès, des gens s'appelaient de loin pour s'en montrer une bonne, continuellement des mots d'esprit circulaient de bouche en bouche; si bien que Claude, en entrant dans la quatrième salle, manqua gifler une vieille dame dont les gloussements l'exaspéraient.
«Quels idiots! dit-il en se tournant vers les autres. Hein? on a envie de leur flanquer des chefs-d'œuvre à la tête!», Sandoz s'était enflammé, lui aussi; et Fagerolles continuait à louer très haut les pires peintures, ce qui augmentait la gaieté; tandis que Gagnière, vague au milieu de la bousculade, tirait à sa suite Irma ravie, dont les jupes s'enroulaient aux jambes de tous les hommes.
Mais, brusquement, Jury parut devant eux. Son grand nez rose, sa face blonde de beau garçon resplendissait.
Il fendait violemment la foule, gesticulait, exultait comme d'un triomphe personnel. Dès qu'il aperçut Claude, il cria:
«Ah! c'est toi, enfin! Il y a une heure que je te cherche... Un succès, mon vieux, oh! un succès...
—Quel succès?...
—Le succès de ton tableau, donc!... Viens, il faut que je te montre ça. Non, tu vas voir, c'est épatant!» Claude pâlit, une grosse joie l'étranglait, tandis qu'il feignait d'accueillir la nouvelle avec flegme. Le mot de Bongrand lui revint, il se crut du génie.
«Tiens! bonjour!» continuait Jory, en donnant des poignées de main aux autres.
Et, tranquillement, lui, Fagerolles et Gagnière entouraient Irma qui leur souriait, dans un partage bon enfant, en famille, comme elle disait elle-même.
«Où est-ce, à la fin? demanda Sandoz impatient.
Conduis-nous.» Jory prit la tête, suivi de la bande. Il fallut faire le coup de poing à la porte de la dernière salle, pour entrer.
Mais Claude, resté en arrière, entendait toujours monter les rires, une clameur grandissante, le roulement d'une marée qui allait battre son plein. Et, comme il pénétrait enfin dans la salle, il vit une masse énorme, grouillante, confuse, en tas, qui s'écrasait devant le tableau. Tous les rires s'enflaient, s'épanouissaient, aboutissaient là. C'était de son tableau qu'on riait.
«Hein? répéta Jory, triomphant, en voilà un succès!»
Gagnière, intimidé, honteux comme si on l'eût giflé lui-même, murmura:
«Trop de succès... J'aimerais mieux autre chose.
—Es-tu bête! reprit Jory dans un élan de conviction exaltée. C'est le succès, ça... Qu'est-ce que ça fiche qu'ils rient! Nous voilà lancés, demain tous les journaux parleront de nous.
—Crétins!» lâcha seulement Sandoz, la voix étranglée de douleur.
Fagerolles se taisait, avec la tenue désintéressée et digne d'un ami de la famille qui suit un convoi. Et, seule, Irma restait souriante, trouvant ça drôle; puis, d'un geste caressant, elle s'appuya contre l'épaule du peintre hué, elle le tutoya et lui souffla doucement dans l'oreille: «Faut pas te faire de la bile, mon petit. C'est des bêtises, on s'amuse tout de même.» Mais Claude demeurait immobile. Un grand froid le glaçait. Son cœur s'était arrêté un moment, tant la déception venait d'être cruelle. Et, les yeux élargis, attirés et fixés par une force invincible, il regardait son tableau, il s'étonnait, le reconnaissait à peine, dans cette salle. Ce n'était certainement pas la même œuvre que dans son atelier. Elle avait jauni sous la lumière blafarde de l'écran de toile; elle semblait également diminuée, plus brutale et plus laborieuse à la fois; et, soit par l'effet des voisinages, soit à cause du nouveau milieu, il en voyait du premier regard tous les défauts, après avoir vécu des mois aveuglé devant elle. En quelques coups, il la refaisait, reculait les plans, redressait un membre, changeait la valeur d'un ton. Décidément, le monsieur au veston de velours ne valait rien, empâté, mal assis; la main seule était belle. Au fond, les deux petites lutteuses, la blonde, la brune, restées trop à l'état d'ébauche, manquaient de solidité, amusantes uniquement pour des yeux d'artiste.
Mais il était content des arbres, de la clairière ensoleillée; et la femme nue, la femme couchée sur l'herbe, lui apparaissait supérieure à son talent même, comme si un autre l'avait peinte et qu'il ne l'eût pas connue encore, dans ce resplendissement de vie.
Il se tourna vers Sandoz, il dit simplement:
«Ils ont raison de rire, c'est incomplet... N'importe, la femme est bien! Bongrand ne s'est pas fichu de moi.» Son ami s'efforçait de l'emmener, mais il s'entêtait, il se rapprocha au contraire. Maintenant qu'il avait jugé son œuvre, il écoutait et regardait la foule. L'explosion continuait, s'aggravait dans une gamme ascendante de fous rires. Dès la porte, il voyait se fendre les mâchoires des visiteurs, se rapetisser les yeux, s'élargir le visage; et c'étaient des souffles tempétueux d'hommes gras, des grincements rouillés d'hommes maigres, dominés par les petites flûtes aiguës des femmes. En face, contre la cimaise, des jeunes gens se renversaient comme si on leur avait chatouillé les côtes. Une dame venait de se laisser tomber sur une banquette, les genoux serrés, étouffant, tâchant de reprendre haleine dans son mouchoir. Le bruit de ce tableau si drôle devait se répandre, on se ruait des quatre coins du Salon, des bandes arrivaient, se poussaient, voulaient en être. «Où donc? Là-bas! Oh! cette farce!» Et les mots d'esprit pleuvaient plus drus qu'ailleurs, c'était le sujet surtout qui fouettait la gaieté: on ne comprenait pas, on trouvait ça insensé, d'une cocasserie à se rendre malade. «Voilà, la dame a trop chaud, tandis que le monsieur a mis sa veste de velours, de peur d'un rhume.
—Mais non, elle est déjà bleue, le monsieur l'a retirée d'une mare, et il se repose à distance, en se bouchant le nez.—Pas poli, l'homme! il pourrait nous montrer son autre figure.—Je vous dis que c'est un pensionnat de jeunes filles en promenade: regardez les deux qui jouent à saute-mouton.—Tiens! un savonnage: les chairs sont bleues, les arbres sont bleus, pour sûr qu'il l'a passé au bleu, son tableau!» Ceux qui ne riaient pas entraient en fureur: ce bleuissement, cette notation nouvelle de la lumière semblaient une insulte. Est-ce qu'on laisserait outrager l'art? De vieux messieurs brandissaient des cannes. Un personnage grave s'en allait, vexé, en déclarant à sa femme qu'il n'aimait pas les mauvaises plaisanteries.
Mais un autre, un petit homme méticuleux, ayant cherché dans le catalogue l'explication du tableau, pour l'instruction de sa demoiselle, et lisant à voix haute le titre: Plein air, ce fut autour de lui une reprise formidable, des cris, des huées. Le mot courait, on le répétait, on le commentait: plein air, oh! oui, plein air, le ventre à l'air, tout en l'air, tra-la-la-laire! Cela tournait au scandale, la foule grossissait encore, les faces se congestionnaient dans la chaleur croissante, chacune avec la bouche ronde et bête des ignorants qui jugent de la peinture, exprimant à elles toutes la somme d'âneries, de réflexions saugrenues, de ricanements stupides et mauvais, que la vue d'une œuvre originale peut tirer à l'imbécillité bourgeoise.
Et, à ce moment, comme dernier coup, Claude vit reparaître Dubuche, qui traînait les Margaillan. Dès qu'il arriva devant le tableau, l'architecte, embarrassé, pris d'une honte lâche, voulut presser le pas, emmener son monde, en affectant de n'avoir aperçu ni la toile ni ses amis. Mais déjà l'entrepreneur s'était planté sur ses courtes jambes, écarquillant les yeux, lui demandant très haut, de sa grosse voix rauque:
«Dites donc, quel est le sabot qui a fichu ça?» Cette brutalité bon enfant, ce cri d'un parvenu millionnaire qui résumait la moyenne de l'opinion, redoubla l'hilarité; et lui, flatté de son succès, les côtes chatouillées par l'étrangeté de cette peinture, partit à son tour, mais d'un rire tel, si démesuré, si ronflant, au fond de sa poitrine grasse, qu'il dominait tous les autres. C'était l'alléluia, l'éclat final des grandes orgues.
«Emmenez ma fille», dit la pâle Mme Margaillan à l'oreille de Dubuche.
Il se précipita, dégagea Régine, qui avait baissé les paupières; et il déployait des muscles vigoureux, comme s'il eût sauvé ce pauvre être d'un danger de mort. Puis, ayant quitté les Margaillan à la porte, après des poignées de main et des saluts d'homme du monde, il revint vers ses amis, il dit carrément à Sandoz, à Fagerolles et à Gagnière:
«Que voulez-vous? ce n'est pas ma faute... Je l'avais prévenu que le public ne comprendrait pas. C'est cochon, oui, vous aurez beau dire, c'est cochon!—Ils ont hué Delacroix, interrompit Sandoz, blanc de rage, les poings serrés. Ils ont tué Courbet. Ah! race ennemie, stupidité de bourreaux! Gagnière, qui partageait maintenant cette rancune d'artiste, se fâchait au souvenir de ses batailles des concerts Pas de loup, chaque dimanche pour la vraie musique.
«Et ils sifflent Wagner, ce sont les mêmes; je les reconnais... Tenez! ce gros, là-bas...» Il fallut que Jory le retînt. Lui, aurait excité la foule.
Il répétait que c'était fameux, qu'il y avait là pour cent mille francs de publicité. Et Irma, lâchée encore, venait de retrouver dans la cohue deux amis à elle, deux jeunes boursiers, qui étaient parmi les plus acharnés blagueurs, et qu'elle endoctrinait, qu'elle forçait à trouver ça très bien, en leur donnant des tapes sur les doigts.
Mais Fagerolles n'avait pas desserré les dents. Il examinait toujours la toile, il jetait des coups d'œil sur le public. Avec son flair de Parisien et sa conscience souple de gaillard adroit, il se rendait compte du malentendu; et, vaguement, il sentait déjà ce qu'il faudrait pour que cette peinture fît la conquête de tous, quelques tricheries peut-être, des atténuations, un arrangement du sujet, un adoucissement de la facture. L'influence que Claude avait eue sur lui persistait: il en restait pénétré, à jamais marqué. Seulement, il le trouvait archi-fou d'exposer une pareille chose. N'était-ce pas stupide de croire à l'intelligence du public? À quoi bon cette femme nue avec ce monsieur habillé? Que voulaient dire les deux petites lutteuses du fond? Et les qualités d'un maître, un morceau de peinture comme il n'y en avait pas deux dans le Salon! Un grand mépris lui venait de ce peintre admirablement doué, qui faisait rire tout Paris comme le dernier des barbouilleurs.
Ce mépris devint si fort qu'il ne put le cacher davantage.
Il dit, dans un accès d'invincible franchise:
«Ah! écoute, mon cher, tu l'as voulu, c'est toi qui es trop bête.» Claude, en silence, détournant les yeux de la foule, le regarda. Il n'avait point faibli, pâle seulement sous les rires, les lèvres agitées d'un léger tic nerveux: personne ne le connaissait, son œuvre seule était souffletée. Puis, il reporta un instant les regards sur le tableau, parcourut de là les autres toiles de la salle, lentement. Et, dans le désastre de ses illusions, dans la douleur vive de son orgueil, un souffle de courage, une bouffée de santé et d'enfance, lui vinrent de toute cette peinture si gaiement brave, montant à l'assaut de l'antique routine, avec une passion si désordonnée. Il en était consolé et raffermi, sans remords, sans contrition, poussé au contraire à heurter le public davantage. Certes, il y avait là bien des maladresses, bien des efforts puérils, mais quel joli ton général, quel coup de lumière apporté, une lumière gris d'argent, fine, diffuse, égayée de tous les reflets dansants du plein air! C'était comme une fenêtre brusquement ouverte dans la vieille cuisine au bitume, dans les jus recuits de la tradition, et le soleil entrait, et les murs riaient de cette matinée de printemps! La note claire de son tableau, ce bleuissement dont on se moquait, éclatait parmi les autres. N'était-ce pas l'aube attendue, un jour nouveau qui se levait pour l'art? Il aperçut un critique qui s'arrêtait sans rire, des peintres célèbres, surpris, la mine grave, le père Malgras, très sale, allant de tableau en tableau avec sa moue de fin dégustateur, tombant en arrêt devant le sien, immobile, absorbé. Alors, il se retourna vers Fagerolles, il l'étonna par cette réponse tardive:
«On est bête comme on peut, mon cher, et il est à croire que je resterai bête... Tant mieux pour toi, si tu es un malin!». Tout de suite, Fagerolles lui tapa sur l'épaule, en camarade qui plaisante, et Claude se laissa prendre le bras par Sandoz. On l'emmenait enfin, la bande entière quitta le Salon des Refusés, en décidant qu'on allait passer par la salle de l'architecture; car, depuis un instant, Dubuche, dont on avait reçu un projet de Musée, piétinait et les suppliait d'un regard si humble, qu'il semblait difficile de ne pas lui donner cette satisfaction.
«Ah! dit plaisamment Jory, en entrant dans la salle, quelle glacière! On respire ici.» Tous se découvrirent et s'essuyèrent le front avec soulagement, comme s'ils arrivaient sous la fraîcheur de ombrages, au bout d'une longue course en plein soleil. La salle était vide. Du plafond, tendu d'un écran de toile blanche, tombait une clarté égale, douce et morne, qui se reflétait, pareille à une eau de source immobile, dans le miroir du parquet fortement ciré. Aux quatre murs, d'un rouge déteint, les projets, les grands et les petits châssis, bordés de bleu pâle, mettaient les taches lavées de leurs teintes d'aquarelle. Et seul, absolument seul au milieu de ce désert, un monsieur barbu se tenait debout devant un projet d'Hospice, plongé dans une contemplation profonde. Trois dames parurent, s'effacèrent, traversèrent en fuyant à petits pas pressés.
Déjà Dubuche montrait et expliquait son œuvre aux camarades. C'était un seul châssis, une pauvre petite salle de Musée, qu'il avait envoyée par hâte ambitieuse, en dehors des usages, et contre la volonté de son patron, qui pourtant la lui avait fait recevoir, se croyant engagé d'honneur.
«Est-ce que c'est pour loger les tableaux de l'école du plein air, ton Musée?» demanda Fagerolles sans rire.
Gagnière admirait, d'un branle de la tête, en songeant à autre chose; tandis que Claude et Sandoz, par amitié, examinaient et s'intéressaient sincèrement.
«Eh! ce n'est pas mal, mon vieux, dit le premier. Les ornements sont encore d'une tradition joliment bâtarde...
N'importe, ça va!» Jory, impatient, finit par l'interrompre.
«Ah! filons, voulez-vous? Moi, je m'enrhume.» La bande reprit sa marche. Mais le pis était que, pour couper au plus court, il leur fallait traverser tout le Salon officiel; et ils s'y résignèrent, malgré le serment qu'ils avaient fait de n'y pas mettre les pieds, par protestation.
Fendant la foule, avançant avec raideur, ils suivirent l'enfilade des salles, en jetant à droite et à gauche des regards indignés. Ce n'était plus le gai scandale de leur Salon à eux, les tons clairs, la lumière exagérée du soleil.
Des cadres d'or pleins d'ombre se succédaient, des choses gourmées et noires, des nudités d'atelier jaunissant sous des jours de cave, toute la défroque classique, l'histoire, le genre, le paysage, trempés ensemble au fond du même cambouis de la convention. Une médiocrité uniforme suintait des œuvres, la salissure boueuse du ton qui les caractérisait, dans cette bonne tenue d'un art au sang pauvre et dégénéré. Et ils pressaient le pas, et ils galopaient pour échapper à ce règne encore debout du bitume, condamnant tout en bloc avec leur belle injustice de sectaires, criant qu'il n'y avait là rien, rien, rien; Enfin, ils s'échappèrent, et ils descendaient au jardin, lorsqu'ils rencontrèrent Mahoudeau et Chaîne. Le premier se jeta dans les bras de Claude.
«Ah! mon cher, ton tableau, quel tempérament!» Le peintre, tout de suite, loua la Vendangeuse.
«Et toi, dis donc, tu leur en as fichu par la tête, un morceau!» Mais la vue de Chaîne, auquel personne ne parlait de sa Femme adultère, et qui errait silencieux, l'apitoya. Il trouvait une mélancolie profonde à l'exécrable peinture à la vie manquée de ce paysan, victime des admirations bourgeoises. Toujours il lui donnait la joie d'un éloge.
Il le secoua amicalement, il cria:
«Très bien aussi, votre machine... Ah! mon gaillard, le dessin ne vous fait pas peur!—non, bien sûr!» déclara Chaîne, dont la face s'était empourprée de vanité, sous les broussailles noires de sa barbe.
Mahoudeau et lui se joignirent à la bande; et le premier demanda aux autres s'ils avaient vu le Semeur, de Chambouvard. C'était inouï, le seul morceau de sculpture du Salon. Tous le suivirent dans le jardin, que la foule envahissait maintenant.
«Tiens! reprit Mahoudeau, en s'arrêtant au milieu de l'allée centrale, il est justement devant son Semeur, Chambouvard.» En effet, un homme obèse était là, campé fortement sur ses grosses jambes, et s'admirant. La tête dans les épaules, il avait une face épaisse et belle d'idole hindoue.
On le disait fils d'un vétérinaire des environs d'Amiens.
À quarante-cinq ans, il était déjà l'auteur de vingt chefs-d'œuvre, des statues simples et vivantes, de la chair bien moderne, pétrie par un ouvrier de génie, sans raffinement; et cela au hasard de la production, donnant ses œuvres comme un champ donne son herbe, bon un jour, mauvais le lendemain, dans l'ignorance absolue de ce qu'il créait. Il poussait le manque de sens critique jusqu'à ne pas faire de distinction, entre les fils les plus glorieux de ses mains, et les détestables magots qu'il lui arrivait de bâcler parfois. Sans fièvre nerveuse, sans un doute, toujours solide et convaincu, il avait un orgueil de Dieu.
«Étonnant, le semeur! murmura Claude, et quelle bâtisse, et quel geste!» Fagerolles, qui n'avait pas regardé la statue s'amusait beaucoup du grand homme et de la queue de jeunes disciples béants, qu'il traînait d'ordinaire à sa suite.
«Regardez-les donc, ils communient, ma parole!... Et lui, hein? quelle bonne tête de brute, transfigurée dans la contemplation de son nombril!» Seul et à l'aise au milieu de la curiosité de tous, Chambouvard s'ébahissait, de l'air foudroyé d'un homme qui s'étonne d'avoir enfanté une pareille œuvre. Il semblait la voir pour la première fois, il n'en revenait point. Puis, un ravissement noya sa face large, il dodelina de la tête, il éclata d'un rire doux et invincible, en répétant à dix reprises:
«C'est comique... c'est comique...» Toute sa queue derrière lui, se pâmait, tandis qu'il n'imaginait rien d'autre, pour dire l'adoration où il était de lui-même.
Mais il y eut un léger émoi: Bongrand, qui se promenait, les mains derrière le dos, les yeux vagues, venait de tomber sur Chambouvard; et le public, s'écartant, chuchotait, s'intéressait à la poignée de main échangée par les deux artistes célèbres, l'un court et sanguin, l'autre grand et frissonnant. On entendit des mots de bonne camaraderie: «Toujours des merveilles! Parbleu! Et vous, rien cette année? Non, rien. Je me repose, je cherche.
Allons donc! farceur; ça vient tout seul. Adieu! Adieu!» Déjà, Chambouvard, accompagné de sa cour, s'en allait lentement au travers de la foule, avec des regards de monarque heureux de vivre; pendant que Bongrand, qui avait reconnu Claude et ses amis, s'approchait d'eux, les mains fébriles, et leur désignait le sculpteur d'un mouvement nerveux du menton, en disant: «En voilà un gaillard que j'envie! Toujours croire qu'on fait des chefs-d'œuvre!» Il complimenta Mahoudeau de sa Vendangeuse, se montra paternel pour tous, avec sa large bonhomie, son abandon de vieux romantique rangé, décoré. Puis, s'adressant à Claude:
«Eh bien, qu'est-ce que je vous disais? Vous avez vu, là-haut... Vous voici passé chef d'école.—Ah! oui, répondit Claude, ils m'arrangent... C'est vous, notre maître à tous.» Bongrand eut un geste de vague souffrance, et il se sauva, en disant: «Taisez-vous donc! je ne suis pas même mon maître!» Un moment encore, la bande erra dans le jardin. On était retourné voir la Vendangeuse, lorsque Jory s'aperçut que Gagnière n'avait plus Irma Bécot à son bras. Ce dernier fut stupéfait: où diable pouvait-il l'avoir perdue? Mais quand Fagerolles lui eut conté qu'elle s'en était allée dans la foule, avec deux messieurs, il se tranquillisa; et il suivit les autres, plus léger, soulagé de cette bonne fortune qui l'ahurissait.
Maintenant, on ne circulait qu'avec peine. Tous les bancs étaient pris d'assaut, des groupes barraient les allées, où la marche lente des promeneurs s'arrêtait, refluait sans cesse autour des bronzes et des marbres à succès. Du buffet encombré sortait un gros murmure, un bruit de soucoupes et de cuillers, qui s'ajoutait au frisson vivant de l'immense nef. Les moineaux étaient remontés dans là forêt des charpentes de fonte, on entendait leurs petits cris aigus, le piaillement dont ils saluaient le soleil à son déclin, sous les vitres chaudes. Il faisait lourd, une tiédeur humide de serre, un air immobile, affadi d'une odeur de terreau fraîchement remué. Et, dominant cette houle du jardin, le fracas des salles du premier étage, le roulement des pieds sur les planchers de fer, ronflait toujours, avec sa clameur de tempête battant la côte.
Claude, qui percevait nettement ce grondement d'orage, finissait par n'avoir que lui, déchaîné et hurlant, dans les oreilles. C'étaient des gaietés de la foule, dont les huées et les rires soufflaient en ouragan devant son tableau. Il eut un geste énervé, il s'écria:
«Ah! çà, qu'est-ce que nous fichons, ici? Moi, je ne prends rien au buffet, ça pue l'Institut... Allons boire une chope dehors, voulez-vous?» Tous sortirent, les jambes cassées, la face tirée et méprisante. Dehors, ils respirèrent bruyamment, d'un air de délices, en rentrant dans la bonne nature printanière.
Quatre heures sonnaient à peine, le soleil oblique enfilait les Champs-Élysées; et tout flambait, les queues serrées des équipages, les feuillages neufs des arbres, les gerbes des bassins qui jaillissaient et s'envolaient en une poussière d'or. D'un pas de flatterie, ils descendirent, hésitèrent, s'échouèrent enfin dans un petit café, le Pavillon de la Concorde, à gauche, avant la place. La salle était si étroite qu'ils s'attablèrent au bord de la contre-allée, malgré le froid tombant de la voûte des feuilles; déjà touffue et noire. Mais, après les quatre rangées de marronniers, au-delà de cette bande d'ombre verdâtre, ils avaient devant eux la chaussée ensoleillée de l'avenue, ils y voyaient passer Paris à travers une gloire, les voitures aux roues rayonnantes comme des astres, les grands omnibus jaunes plus dorés que des chars de triomphe, des cavaliers dont les montures semblaient jeter des étincelles, des piétons qui se transfiguraient et resplendissaient dans la lumière.
Et, durant près de trois heures, en face de sa chope restée pleine, Claude parla, discuta, dans une fièvre croissante, le corps brisé, la tête grosse de toute la peinture qu'il venait de voir. C'était, avec les camarades, l'habituelle sortie du Salon, que, cette année-là, passionnait davantage encore la mesure libérale de l'Empereur: un flot montant de théories, une griserie d'opinions extrêmes qui rendait les langues pâteuses, toute la passion de l'art dont brûlait leur jeunesse.
«Eh bien, quoi? criait-il, le public rit, il faut faire l'éducation du public... Au fond, c'est une victoire. Enlevez deux cents toiles grotesques, et notre Salon enfonce le leur. Nous avons la bravoure et l'audace, nous sommes l'avenir... Oui, oui, on verra plus tard, nous le tuerons, leur Salon. Nous y entrerons en conquérants, à coups de chefs-d'œuvre... Ris donc, ris donc, grande bête de Paris, jusqu'à ce que tu tombes à nos genoux!» Et, s'interrompant, il montrait d'un geste prophétique l'avenue triomphale, où roulaient dans le soleil, le luxe et la joie de la ville. Son geste s'élargissait, descendait jusqu'à la place de la Concorde, qu'on apercevait en écharpe, sous les arbres, avec une de ses fontaines dont les nappes ruisselaient, un bout fuyant de ses balustrades, et deux de ses statues, Rouen aux mamelles géantes, Lille qui avance l'énormité de son pied nu.
«Le plein air, ça les amuse! reprit-il. Soit! puisqu'ils le veulent, le plein air, l'école du plein air!... Hein? c'était entre nous, ça n'existait pas, hier, en dehors de quelques peintres. Et voilà qu'ils lancent le mot, ce sont eux qui fondent l'école... Oh! je veux bien, moi. Va pour l'école du plein air!» Jory s'allongeait des claques sur les cuisses.
«Quand je te disais! J'étais sûr, avec mes articles, de les forcer à mordre, ces crétins! Ce que nous allons les embêter, maintenant!» Mahoudeau chantait victoire, lui aussi, en ramenant continuellement sa Vendangeuse, dont il expliquait les hardiesses à Chaîne silencieux, qui seul écoutait; tandis que Gagnière, avec la raideur des timides lâchés au travers de la théorie pure, parlait de guillotiner l'Institut; et Sandoz, par sympathie enflammée de travailleur, et Dubuche, cédant à la contagion de ses amitiés révolutionnaires, s'exaspéraient, tapaient sur la table, avalaient Paris, dans chaque gorgée de bière. Très calme, Fagerolles gardait son sourire. Il les avait suivis par amusement, par le singulier plaisir qu'il trouvait à pousser les camarades dans des farces qui tourneraient mal. Pendant qu'il fouettait leur esprit de révolte, il prenait justement la ferme résolution de travailler désormais à obtenir le prix de Rome: cette journée le décidait, il jugeait imbécile de compromettre son talent davantage.
Le soleil baissait à l'horizon, il n'y avait plus qu'un flot descendant de voitures, le retour du Bois, dans l'or pâli du couchant. Et la sortie du Salon devait s'achever, une queue défilait, des messieurs à tête de critique, ayant chacun un catalogue sous le bras.
Gagnière s'enthousiasma brusquement,«Ah! Courajod, en voilà un qui a inventé le paysage! Avez-vous vu sa Mare de Gagny, au Luxembourg?
—Une merveille! cria, Claude. Il y a trente ans que c'est fait, et on n'a encore rien fichu de plus solide...
Pourquoi laisse-t-on ça au Luxembourg? Ça devrait être au Louvre.
—Mais Courajod n'est pas mort, dit Fagerolles.
—Comment! Courajod n'est pas mort! On ne le voit plus, on n'en parle plus.» Et ce fut une stupeur, lorsque Fagerolles affirma que le maître paysagiste, âgé de soixante-dix ans, vivait quelque part, du côté de Montmartre, retiré dans une petite maison, au milieu de poules, de canards et de chiens. Ainsi, on pouvait se survivre, il y avait des mélancolies de vieux artistes, disparus avant leur mort. Tous se taisaient, un frisson les avait pris, lorsqu'ils aperçurent, passant au bras d'un ami, Bongrand, la face congestionnée, le geste inquiet, qui leur envoya un salut; et, presque derrière lui, au milieu de ses disciples, Chambouvard se montra, riant très haut, tapant les talons, en maître absolu, certain de l'éternité. «Tiens! tu nous lâches?» demanda Mahoudeau à Chaîne, qui se levait.
L'autre mâchonna dans sa barbe des paroles sourdes; et il partit, après avoir distribué des poignées de main.
«Tu sais qu'il va encore se payer ta sage-femme, dit Jory à Mahoudeau. Oui, l'herboriste, la femme aux herbes qui puent... Ma parole! j'ai vu ses yeux flamber tout d'un coup; ça le prend comme une rage de dents, ce garçon; et regarde-le courir, là-bas.» Le sculpteur haussa les épaules, au milieu des rires.
Mais Claude n'entendait point. Maintenant, il entreprenait Dubuche sur l'architecture. Sans doute, ce n'était pas mal, cette salle de Musée, qu'il exposait; seulement, ça n'apportait rien, on y retrouvait une patiente marqueterie des formules de l'École. Est-ce que tous les arts ne marchaient pas de front? est-ce que l'évolution qui transformait la littérature, la peinture, la musique même, n'allait pas renouveler l'architecture? Si jamais l'architecture d'un siècle devait avoir un style à elle, c'était assurément celle du siècle où l'on entrerait bientôt, un siècle neuf, un terrain balayé, prêt à la reconstruction de tout, un champ fraîchement ensemencé, dans lequel pousserait un nouveau peuple. Par terre, les temples grecs qui n'avaient plus leurs raisons d'être sous notre ciel, au milieu de notre société! par terre, les cathédrales gothiques, puisque la foi aux légendes était morte! par terre, les colonnades fines, les dentelles ouvragées de la Renaissance, ce renouveau antique greffé sur le Moyen Âge, des bijoux d'art où notre démocratie ne pouvait se loger! Et il voulait, il réclamait avec des gestes violents la formule architecturale de cette démocratie, l'œuvre de pierre qui l'exprimerait, l'édifice où elle serait chez elle, quelque chose d'immense et de fort, de simple et de grand, ce quelque chose qui s'indiquait déjà dans nos gares, dans nos halles, avec la solide élégance de leurs charpentes de fer, mais épuré encore, haussé jusqu'à la beauté, disant la grandeur de nos conquêtes.
«Eh! oui, eh! oui! répétait Dubuche, gagné par sa fougue. C'est ce que je veux faire, tu verras un jour...
Donne-moi le temps d'arriver, et quand je serai libre, ah! quand je serai libre!...»
La nuit venait, Claude s'animait de plus en plus, dans l'énervement de sa passion, d'une abondance, d'une éloquence que les camarades ne lui connaissaient pas.
Tous s'excitaient à l'écouter, finissaient par s'égayer bruyamment des mots extraordinaires qu'il lançait; et lui-même, étant revenu sur son tableau, en parlait avec une gaieté énorme, faisait la charge des bourgeois qui regardaient, imitait la gamme bête des rires. Sur l'avenue, couleur de cendre, on ne voyait plus filer que les ombres de rares voitures. La contre-allée était toute noire, un froid de glace tombait des arbres. Seul, un chant perdu sortait d'un massif de verdure, derrière le café, quelque répétition au Concert de l'Horloge, la voix sentimentale d'une fille s'essayant à la romance.
«Ah! m'ont-ils amusé, les idiots! cria Claude dans un dernier éclat. Entendez-vous, pour cent mille francs, je ne donnerais pas ma journée!» Il se tut, épuisé. Personne n'avait plus de salive. Un silence régna, tous grelottèrent sous l'haleine glacée qui passait. Et ils se séparèrent avec des poignées de main lasses, dans une sorte de stupeur. Dubuche dînait en ville.
Fagerolles avait un rendez-vous. Vainement, Jory, Mahoudeau et Gagnière voulurent entraîner Claude chez Foucart, un restaurant à vingt-cinq sous: déjà Sandoz l'emmenait à son bras, inquiet de le voir si gai,«Allons, viens, j'ai promis à ma mère de rentrer. Tu mangeras un morceau avec nous, et ce sera gentil, nous finirons la journée ensemble.» Tous deux descendirent le quai, le long des Tuileries, serrés l'un contre l'autre, fraternellement. Mais, au pont des Saints-Pères, le peintre s'arrêta net. «Comment, tu me quittes! s'écria Sandoz. Puisque tu dînes avec moi!
—Non, merci, j'ai trop mal à la tête... Je rentre me coucher.»
Et il s'obstina sur cette excuse.
«Bon! bon! finit par dire l'autre en souriant, on ne te voit plus, tu vis dans le mystère... Va, mon vieux, je ne veux pas te gêner.» Claude retint un geste d'impatience, et, laissant son ami passer le pont, il continua de filer tout seul par les quais. Il marchait les bras ballants, le nez à terre, sans rien voir, à longues enjambées de somnambule que l'instinct conduit. Quai de Bourbon, devant sa porte, il leva les yeux, étonné qu'un fiacre attendît là, arrêté au bord du trottoir, lui barrant le chemin. Et ce fut du même pas mécanique qu'il entra chez la concierge, pour prendre sa clef.
«Je l'ai donnée à cette dame, cria Mme Joseph du fond de la loge. Cette femme est là-haut.
—Quelle dame? demanda-t-il effaré.
—Cette jeune personne... Voyons, vous savez bien? celle qui vient toujours.» Il ne savait plus, il se décida à monter, dans une confusion extrême d'idées. La clef se trouvait sur la porte, qu'il ouvrit, puis qu'il referma, sans hâte.
Claude resta un moment immobile. L'ombre avait envahi l'atelier, une ombre violâtre qui pleuvait de la baie vitrée en un mélancolique crépuscule, noyant les choses. Il ne voyait plus nettement le parquet, où les meubles, les toiles, tout ce qui traînait vaguement, semblait se fondre, comme dans l'eau dormante d'une mare. Mais, assise au bord du divan, se détachait une forme sombre, raidie par l'attente, anxieuse et désespérée au milieu de cette agonie du jour. C'était Christine, il l'avait reconnue.
Elle tendit les mains, elle murmura d'une voix basse et entrecoupée: «Il y a trois heures, oui, trois heures que je suis là, toute seule, à écouter... Au sortir de là-bas, j'ai pris une voiture, et je ne voulais que venir, puis rentrer vite...
Mais je serais restée la nuit entière, je ne pouvais pas m'en aller, sans vous avoir serré les mains.» Elle continua, elle dit son désir violent de voir le tableau, son escapade au Salon, et comment elle était tombée dans la tempête des rires, sous les huées de tout ce peuple. C'était elle qu'on sifflait ainsi, c'était sur sa nudité que crachaient les gens, cette nudité dont le brutal étalage, devant la blague de Paris, l'avait étranglée dès la porte. Et, prise d'une terreur folle, éperdue de souffrance et de honte, elle s'était sauvée, comme si elle avait senti ces rires s'abattre sur sa peau nue, la cingler au sang de coups de fouet. Mais elle s'oubliait maintenant, elle ne songeait qu'à lui, bouleversée par l'idée du chagrin qu'il devait avoir, grossissant l'amertume de cet échec de toute sa sensibilité de femme, débordant d'un besoin de charité immense. «Ô mon ami, ne vous faites pas de peine!... Je voulais vous voir et vous dire que ce sont des jaloux, que je le trouve très bien, ce tableau, que je suis très fière et très heureuse de vous avoir aidé, d'en être un peu, moi aussi...» Il l'écoutait bégayer ardemment ces tendresses, toujours immobile; et, brusquement, il s'abattit devant elle, il laissa tomber la tête sur ses genoux, en éclatant en larmes.
Toute son excitation de l'après-midi, sa bravoure d'artiste sifflé, sa gaieté et sa violence, crevaient là, en une crise de sanglots qui le suffoquait. Depuis la salle où les rires l'avaient souffleté, il les entendait le poursuivre comme une meute aboyante, là-bas aux Champs-Élysées, puis le long de la Seine, puis à présent encore chez lui, derrière son dos. Sa force entière s'en était allée, il se sentait plus débile qu'un enfant; et il répéta, roulant sa tête, la voix éteinte, le geste vague: «Mon Dieu! que je souffre!» Alors, elle, des deux poings, le remonta jusqu'à sa bouche, dans un emportement de passion. Elle le baisa, elle lui souffla jusqu'au cœur, d'une haleine chaude:
«Tais-toi, tais-toi, je t'aime!» Ils s'adoraient, leur camaraderie devait aboutir à ces noces, sur ce divan, dans l'aventure de ce tableau qui peu à peu les avait unis. Le crépuscule les enveloppa, ils restèrent aux bras l'un de l'autre, anéantis, en larmes sous cette première joie d'amour. Près d'eux, au milieu de la table, les lilas qu'elle avait envoyés le matin embaumaient la nuit; et les parcelles d'or éparses, envolées du cadre, luisaient seules d'un reste de jour, pareilles à un fourmillement d'étoiles.
VI
Le soir, comme il la tenait encore dans ses bras, il lui avait dit: «Reste!» Mais elle s'était dégagée d'un effort.
«Je ne peux pas, il faut que je rentre.
—Alors, demain... Je t'en prie, reviens demain.
—Demain, non, c'est impossible... Adieu, à bientôt!» Et, le lendemain, dès sept heures, elle était là, rouge du mensonge qu'elle avait fait à Mme Vanzade: une amie de Clermont qu'elle devait aller chercher à la gare, et avec qui elle passerait la journée.
Claude, ravi de la posséder ainsi tout un jour, voulut l'emmener à la campagne, par un besoin de l'avoir à lui seul, très loin, sous le grand soleil. Elle fut enchantée, ils partirent comme des fous, arrivèrent à la gare Saint-Lazare juste pour sauter dans un train du Havre. Lui, connaissait, après Mantes, un petit village, Bennecourt, où était une auberge d'artistes qu'il avait envahie parfois avec des camarades, et, sans s'inquiéter des deux heures de chemin de fer, il la conduisait déjeuner là, comme il l'aurait menée à Asnières. Elle s'égaya beaucoup de ce voyage qui n'en finissait plus. Tant mieux, si c'était au bout du monde! Il leur semblait que le soir ne devait jamais venir. À dix heures, ils descendirent à Bonnières; ils prirent le bac, un vieux bac craquant et filant sur sa chaîne; car Bennecourt se trouve de l'autre côté de la Seine. La journée de mai était splendide, les petits flots se pailletaient d'or au soleil, les jeunes feuillages verdissaient tendrement, dans le bleu sans tache. Et, au-delà des îles, dont la rivière est peuplée en cet endroit, quelle joie que cette auberge de campagne, avec son petit commerce d'épicerie, sa grande salle qui sentait la lessive, sa vaste cour pleine de fumier, où barbotaient des canards! «Hé! père Faucheur, nous venons déjeuner... Une omelette, des saucisses, du fromage.
—Est-ce que vous coucherez, monsieur Claude?
—Non, non, une autre fois... Et du vin blanc, hein! du petit rose qui gratte la gorge.» Déjà, Christine avait suivi la mère Faucheur dans la basse-cour; et, quand cette dernière revint avec des œufs, elle demanda au peintre, avec son rire sournois de paysanne: «C'est donc que vous êtes marié, à cette heure?
—Dame! répondit-il rondement, il le faut bien, puisque je suis avec ma femme.» Le déjeuner fut exquis, l'omelette trop cuite, les saucisses trop grasses, le pain d'une telle dureté, qu'il dut lui couper des mouillettes pour qu'elle ne s'aimât, pas le poignet.
Ils burent deux bouteilles, en entamèrent une troisième, si gais, si bruyants, qu'ils s'étourdissaient eux-mêmes, dans la grande salle où ils mangeaient seuls. Elle, les joues ardentes, affirmait qu'elle était grise; et jamais ça ne lui était arrivé, et elle trouvait ça drôle, oh! si drôle, riant à ne plus pouvoir se retenir.
«Allons prendre l'air, dit-elle enfin.
—C'est ça, marchons un peu... Nous repartons à quatre heures, nous avons trois heures devant nous.» Ils remontèrent Bennecourt, qui aligne ses maisons jaunes, le long de la berge, sur près de deux kilomètres.
Tout le village était aux champs, ils ne rencontrèrent que trois vaches conduites par une petite fille. Lui, du geste, expliquait le pays, semblait savoir où il allait; et, quand arrivés à la dernière maison, une vieille bâtisse plantée sur le bord de la Seine, en face des coteaux de Jeufoise, il en fit le tour, entra dans un bois de chênes, très touffu. C'était le bout du monde qu'ils cherchaient l'un et, l'autre, un gazon d'une douceur de velours, un abri de feuilles où le soleil seul pénétrait en minces flèches de flamme. Tout de suite, leurs lèvres s'unirent dans un baiser avide, et elle s'était abandonnée, et il l'avait prise, au milieu de l'odeur fraîche des herbes foulées. Longtemps, ils restèrent à cette place, attendris, maintenant, avec des paroles rares et basses, occupés de la seule caresse de leur haleine, comme en extase devant les points d'or qu'ils regardaient luire au fond de leurs yeux bruns.
Puis, deux heures plus tard, quand ils sortirent du bois, ils tressaillirent: un paysan était là, sur la porte grande ouverte de la mairie, et qui paraissait les avoir guettés de ses yeux rapetissés de vieux loup. Elle devint toute rose, tandis que lui criait, pour cacher sa gêne:
«Tiens! le père Poirette!!! C'est donc à vous, la cambuse?» Alors, le vieux raconta avec des larmes que ses locataires étaient partis sans le payer, en lui laissant leurs meubles.
Et il les invita à entrer. «Vous pouvez toujours voir, peut-être que vous connaissez du monde... Ah! il y en a des Parisiens, qui seraient contents!... Trois cents francs par an avec les meubles, n'est-ce pas que c'est pour rien?» Curieusement, ils le suivirent. C'était une grande lanterne de maison, qui semblait taillée dans un hangar: en bas, une cuisine immense et une salle où l'on aurait pu faire danser; en haut, deux pièces également, si vastes, qu'on s'y perdait. Quant aux meubles, ils consistaient en un lit de noyer, dans l'une des chambres, et en une table et des ustensiles de ménage, qui garnissaient la cuisine.
Mais, devant la maison, le jardin abandonné, planté d'abricotiers magnifiques, se trouvait envahi de rosiers géants, couverts de roses; tandis que, derrière, allant jusqu'au bois de chênes, il y avait un petit champ de pommes de terre, enclos d'une haie vive.
«Je laisserai les pommes de terre», dit le père Poirette.
Claude et Christine s'étaient regardés, dans un de ces brusques désirs de solitude et d'oubli qui alanguissent les amants. Ah! que ce serait bon de s'aimer là, au fond de ce trou, si loin des autres! Mais ils sourirent, est-ce qu'ils pouvaient? ils avaient à peine le temps de reprendre le train pour rentrer à Paris. Et le vieux paysan, qui était le père de Mme Faucheur, les accompagna le long de la berge; puis, comme ils montaient dans le bac, il leur cria, après tout un combat intérieur:
«Vous savez, ce sera deux cent cinquante francs... Envoyez-moi du monde.» À Paris, Claude accompagna Christine jusqu'à l'hôtel de Mme Vanzade. Ils étaient devenus très tristes, ils échangèrent une longue poignée de main, désespérée et muette, n'osant s'embrasser.
Une vie de tourment commença. En quinze jours, elle ne put venir que trois fois; et elle accourait, essoufflée, n'ayant que quelques minutes à elle, car justement la vieille dame se montrait exigeante. Lui, la questionnait, inquiet de la voir pâlie, énervée, les yeux brillants de fièvre. Jamais elle n'avait tant souffert de cette maison pieuse, de ce caveau, sans air et sans jour, où elle se mourait d'ennui. Ses étourdissements l'avaient reprise, le manque d'exercice faisait battre le sang à ses tempes.
Elle lui avoua qu'elle s'était évanouie, un soir, dans sa chambre, comme tout d'un coup étranglée par une main de plomb. Et elle n'avait pas de paroles mauvaises contre sa maîtresse, elle s'attendrissait au contraire: une pauvre créature, si vieille, si infirme, si bonne, qui l'appelait sa fille. Cela lui coûtait comme une vilaine action, chaque fois qu'elle l'abandonnait, pour courir chez son amant.
Deux semaines encore se passèrent. Les mensonges dont elle devait payer chaque heure de liberté, lui devinrent intolérables. Maintenant, c'était frémissante de honte qu'elle rentrait dans cette maison rigide, où son amour lui semblait une tache. Elle s'était donnée, elle l'aurait crié tout haut, et son honnêteté se révoltait à cacher cela comme une faute, à mentir bassement; ainsi qu'une servante qui craint un renvoi.
Enfin, un soir, dans l'atelier, au moment où elle partait une fois encore, Christine se jeta entre les bras de Claude, éperdument, sanglotant de souffrance et de passion.
«Ah! je ne peux pas, je ne peux pas... Garde-moi donc, empêche-moi de retourner là-bas!» Il l'avait saisie, il l'embrassait à l'étouffer.
«Bien vrai? tu m'aimes! Oh! cher amour!... Mais je n'ai rien, moi, et tu perdrais tout. Est-ce que je puis tolérer que tu te dépouilles ainsi?» Elle sanglot à plus fort, ses paroles bégayées se brisaient dans ses larmes.
«Son argent, n'est-ce pas? ce qu'elle me laisserait... Tu crois donc que je calcule? Jamais je n'y ai songé, je te le jure. Ah! qu'elle garde tout et que je sois libre!...
Moi, je ne tiens à rien ni à personne, je n'ai aucun parent, ne m'est-il pas permis de faire ce que je veux? Je ne demande point que tu m'épouses, je demande seulement à vivre avec toi...» Puis, dans un dernier sanglot de torture:
«Ah! tu as raison, c'est mal de l'abandonner, cette pauvre femme! Ah! je me méprise, je voudrais avoir la force... Mais je t'aime trop, je souffre trop, je ne peux pourtant pas en mourir.
—Reste! reste! cria-t-il. Et que ce soient les autres qui meurent, il n'y a que nous deux!» Il l'avait assise sur ses genoux, tous deux pleuraient et riaient, en jurant au milieu de leurs baisers qu'ils ne se sépareraient jamais, jamais plus.
Ce fut une folie. Christine quitta brutalement Mme Vanzade, emporta sa malle, dès le lendemain. Tout de suite, Claude et elle avaient évoqué la vieille maison déserte de Bennecourt; les rosiers géants, les pièces immenses.
Ah! partir; partir sans perdre une heure, vivre au bout de la terre, dans la douceur de leur jeune ménage! Elle, joyeuse, battait des mains. Lui, saignant encore de son échec du Salon, ayant le besoin de se reprendre, aspirait à ce grand repos de la bonne nature; et il aurait là-bas le vrai plein air, il travaillerait dans l'herbe jusqu'au cou, il rapporterait des chefs-d'œuvre. En deux jours, tout fut prêt, le congé de l'atelier donné, les quatre meubles portés au chemin de fer. Une chance heureuse leur était advenue, une fortune, cinq cents francs payés par le père Malgras, pour un lot d'une vingtaine de toiles, qu'il avait triées au milieu des épaves du déménagement. Ils allaient vivre comme des princes, Claude avait sa rente de mille francs, Christine apportait quelques économies, un trousseau, des robes. Et ils se sauvèrent, une véritable fuite, les amis évités, pas même prévenus par une lettre, Paris dédaigné et lâché avec des rires de soulagement.
Juin s'achevait, une pluie torrentielle tomba pendant la semaine de leur installation; et ils découvrirent que le père Poirette, avant de signer avec eux, avait enlevé la moitié des ustensiles de cuisine. Mais la désillusion restait sans prise, ils pataugeaient avec délices sous les averses, ils faisaient des voyages de trois lieues, jusqu'à Vernon, pour acheter des assiettes et des casseroles qu'ils rapportaient en triomphe. Enfin, ils furent chez eux, n'occupant en haut qu'une des deux chambres, abandonnant l'autre aux souris, transformant en bas la salle à manger en un vaste atelier, surtout heureux, amusés comme des enfants, de manger dans la cuisine, sur une table de sapin, près de l'âtre où chantait le pot-au-feu. Ils avaient pris pour les servir une fille du village, qui venait le matin et s'en allait le soir, Mélie, une nièce des Faucheur, dont la stupidité les enchantait. Non, on n'en aurait pas trouvé une plus bête dans tout le département!
Le soleil ayant reparu, des journées adorables se suivirent, des mois coulèrent dans une félicité monotone.
Jamais ils ne savaient la date, et ils confondaient tous les jours de la semaine. Le matin, ils s'oubliaient très tard au lit, malgré les rayons qui ensanglantaient les murs blanchis de la chambre, à travers les fentes des volets.
Puis, après le déjeuner, c'étaient des flâneries sans fin, de grandes courses sur le plateau planté de pommiers, par des chemins herbus de campagne, des promenades le long de la Seine, au milieu des près, jusqu'à la Roche-Guyon, des explorations plus lointaines, de véritables voyages de l'autre côté de l'eau, dans les champs de blé de Bonnières et de Jeufosse. Un bourgeois, forcé de quitter le pays, leur avait vendu un vieux canot trente francs; et ils avaient aussi la rivière, ils s'étaient pris pour elle d'une passion de sauvages, y vivant des jours entiers, naviguant, découvrant des terres nouvelles, restant cachés sous les saules des berges, dans les petits bras noirs d'ombre. Entre les îles semées au fil de l'eau, il y avait toute une cité mouvante et mystérieuse, un lacis de ruelles par lesquelles ils filaient doucement, frôlés de la caresse des branches basses, seuls au monde avec les ramiers et les martins-pêcheurs. Lui, parfois, devait sauter sur le sable, les jambes nues, pour pousser le canot. Elle, vaillante, maniait les rames, voulait remonter les courants les plus durs, glorieuse de sa force. Et, le soir, ils mangeaient des soupes aux choux dans la cuisine, ils riaient de la bêtise de Mélié dont ils avaient ri la veille; puis, dès neuf heures, ils étaient au lit, dans le vieux lit de noyer, vaste à y loger une famille, et où ils faisaient leurs douze heures, jouant dès l'aube à se jeter les oreillers, puis se rendormant, leurs bras à leurs cous.
Chaque nuit, Christine disait: «Maintenant, mon chéri, tu vas me promettre une chose: c'est que tu travailleras demain.
—Oui, demain, je te le jure.
—Et tu sais, je me fâche, cette fois... Est-ce que c'est moi qui t'empêche?
—Toi, quelle idée!... Puisque je suis venu pour travailler, que diable! Demain, tu verras.» Le lendemain, ils repartaient en canot; elle-même le regardait avec un sourire gêné, quand elle le voyait n'emporter ni toile, ni couleurs; puis, elle l'embrassait en riant, fière de sa puissance, touchée de ce continuel sacrifice qu'il lui faisait. Et c'étaient de nouvelles remontrances attendries: demain, oh! demain, elle l'attacherait plutôt devant sa toile!
Claude, cependant, fit quelques tentatives de travail. Il commença une étude du coteau de Jeufosse, avec la Seine au premier plan; mais, dans l'île où il s'était installé, Christine le suivait, s'allongeait sur l'herbe près de lui, les lèvres entrouvertes, les yeux noyés au fond du bleu; et elle était si désirable dans ces verdures, dans ce désert où seules passaient les voix murmurantes de l'eau, qu'il lâchait sa palette à chaque minute, couché près d'elle, tous les deux anéantis et bercés par la terre. Une autre fois, au-dessus de Bennecourt, une vieille ferme le séduisit, abritée de pommiers antiques, qui avaient grandi comme des chênes. Deux jours de suite, il y vint; seulement, le troisième, elle l'emmena au marché de Bonnières pour acheter des poules; la journée suivante fut encore perdue, la toile avait séché, il s'impatienta à la reprendre, et finalement l'abandonna. Pendant toute la saison chaude, il n'eut ainsi que des velléités, des bouts de tableau ébauchés à peine, quittés au moindre prétexte, sans un effort de persévérance. Sa passion de travail, cette fièvre de jadis qui le mettait debout dès l'aube, bataillant contre la peinture rebelle, semblait s'en être allée, dans une réaction d'indifférence et de paresse; et, délicieusement, comme après les grandes maladies, il végétait, il goûtait la joie unique de vivre par toutes les fonctions de son corps.
Aujourd'hui, Christine seule existait. C'était elle qui l'enveloppait de cette haleine de flamme, où s'évanouissaient ses volontés d'artiste. Depuis le baiser ardent, irréfléchi, qu'elle lui avait posé aux lèvres la première, une femme était née de la jeune fille, l'amante qui se débattait chez la vierge, qui gonflait sa bouche et l'avançait, dans la carrure du menton. Elle se révélait ce qu'elle devait être, malgré sa longue honnêteté: une chair de passion, une de ces chairs sensuelles, si troublantes quand elles se dégagent de la pudeur où elles dorment. D'un coup et sans maître, elle savait l'amour, elle y apportait l'emportement de son innocence; et elle, ignorante jusque-là, lui presque neuf encore, faisant ensemble les découvertes de la volupté, s'exaltaient dais le ravissement de cette initiation commune. Il s'accusait de son ancien mépris: fallait-il être sot de dédaigner en enfant des félicités qu'on n'avait pas vécues! Désormais, toute sa tendresse de la chair de la femme, cette tendresse dont il épuisait autrefois le désir dans ses œuvres, ne le brûlait plus que pour ce corps vivant, souple et tiède, qui était son bien. Il avait cru aimer les jours frisant sur les gorges de soie, les beaux tons d'ambre pâle qui dorent la rondeur des hanches, le modelé douillet des ventres purs. Quelle illusion de rêveur! À cette heure seulement, il le tenait à pleins bras, ce triomphe de posséder son rêve, toujours fuyant jadis sous sa main impuissante de peintre. Elle se donnait entière, il la prenait, depuis sa nuque jusqu'à ses pieds, il la serrait d'une étreinte à la faire sienne, à l'entrer au fond de sa propre chair. Et elle, ayant tué la peinture, heureuse d'être sans rivale, prolongeait les noces.
Au lit, le matin, c'étaient ses bras ronds, ses jambes douces qui le gardaient si tard, comme lié par des chaînes, dans la fatigue de leur bonheur; en canot, lorsqu'elle ramait, il se laissait emporter sans force, ivre, rien qu'à regarder le balancement de ses reins; sur l'herbe des îles, les yeux au fond de ses yeux, il restait en extase des journées, absorbé par elle, vidé de son cœur et de son sang. Et toujours, et partout, ils se possédaient, avec le besoin inassouvi de se posséder encore.
Une des surprises de Claude était de la voir rougir pour le moindre gros mot qui lui échappait. Les jupes rattachées, elle souriait d'un air de gêne, détournait la tête, aux allusions gaillardes. Elle n'aimait pas ça. Et, à ce propos, un jour, ils se fâchèrent presque.
C'était, derrière leur maison, dans le petit bois de chênes où ils allaient parfois, en souvenir du baiser qu'ils y avaient échangé lors de leur première visite à Bennecourt.
Lui, travaillé d'une curiosité, l'interrogeait sur sa vie de couvent. Il la tenait à la taille, la chatouillait de son souffle, derrière l'oreille, en tâchant de la confesser. Que savait-elle de l'homme, là-bas? qu'en disait-elle avec ses amies? quelle idée se faisait-elle de ça?
«Voyons, mon mimi, conte-moi un peu... Est-ce que tu te doutais?» Mais elle avait son rire mécontent, elle essayait de se dégager.
«Es-tu bête! laisse-moi donc!... À quoi ça t'avance-t-il?
—Ça m'amuse... Alors, tu savais?» Elle eut un geste de confusion, les joues envahies de rougeur.
«Mon Dieu! comme les autres, des choses...» Puis, en se cachant la face contre son épaule:
«On est bien étonnée tout de même.» Il éclata de rire, la serra follement, la couvrit d'une pluie de baisers. Mais, quand il crut l'avoir conquise et qu'il voulut obtenir ses confidences, ainsi que d'un camarade qui n'a rien à cacher, elle s'échappa en phrases fuyantes, elle finit par bouder, muette, impénétrable. Et jamais elle n'en avoua plus long, même à lui qu'elle adorait. Il y avait là ce fond que les plus franches gardent, cet éveil de leur sexe dont le souvenir demeure enseveli et comme sacré. Elle était très femme, elle se réservait, en se donnant toute.
Pour la première fois, ce jour-là, Claude sentit qu'ils restaient étrangers. Une impression de glace, le froid d'un autre corps, l'avait saisi. Est-ce que rien de l'un ne pouvait donc pénétrer dans l'autre, quand ils s'étouffaient, entre leurs bras éperdus, avides d'étreindre toujours davantage, au-delà même de la possession?
Les jours passaient cependant, et ils ne souffraient point de la solitude. Aucun besoin d'une distraction, d'une visite à faire ou à recevoir, ne les avait encore sortis d'eux-mêmes. Les heures qu'elle ne vivait pas près de lui, à son cou, elle les employait en ménagère bruyante, bouleversant la maison par de grands nettoyages que Mélie devait exécuter sous ses yeux, ayant des fringales d'activité qui la faisaient se battre en personne contre, les trois casseroles de la cuisine. Mais le jardin surtout l'occupait: elle abattait des moissons de roses sur les rosiers géants, armée d'un sécateur, les mains déchirées par les épines; elle s'était donné une courbature à vouloir cueillir les abricots, dont elle avait vendu la récolte deux cents francs aux Anglais qui battent le pays chaque année; et elle en tirait une vanité extraordinaire, elle rêvait de vivre des produits du jardin. Lui, mordait moins à la culture. Il avait mis son divan dans la vaste salle transformée en atelier, il s'y allongeait pour la regarder semer et planter, par la fenêtre grande ouverte. C'était une paix absolue, la certitude qu'il ne viendrait personne, que pas un coup de sonnette ne le dérangerait, à aucun moment de la journée. Il poussait si loin cette peur du dehors, qu'il évitait de passer devant l'auberge des Faucheur, dans la continuelle crainte de tomber sur une bande de camarades, débarqués de Paris. De tout l'été, pas une âme ne se montra. Il répétait chaque soir, en montant se coucher, que tout de même c'était une rude chance.
Une seule plaie secrète saignait au fond de cette joie.
Après la fuite de Paris, Sandoz ayant su l'adresse et ayant écrit, demandant s'il pouvait aller le voir, Claude n'avait pas répondu. Une brouille s'en était suivie, et cette vieille amitié semblait morte. Christine s'en désolait, car elle sentait bien qu'il avait rompu pour elle. Continuellement, elle en parlait, ne voulant pas le fâcher avec ses amis, exigeant qu'il les rappelât. Mais, s'il promettait d'arranger les choses, il n'en faisait rien. C'était fini, à quoi bon revenir sur le passé?
Vers les derniers jours de juillet, l'argent devenant rare, il dut se rendre à Paris pour vendre au père Malgras une demi-douzaine d'anciennes études; et, en l'accompagnant à la gare, elle lui fit jurer d'aller serrer la main à Sandoz.
Le soir, elle était là de nouveau, devant la station de Bonnières, qui l'attendait.
«Eh bien, l'as-tu vu, vous êtes-vous embrassés?» Il se mit à marcher près d'elle, muet d'embarras. Puis, d'une voix sourde:
«Non, je n'ai pas eu le temps.» Alors, elle dit, navrée, tandis que deux grosses larmes noyaient ses yeux:
«Tu me fais beaucoup de peine.» Et, comme ils étaient sous les arbres, il la baisa au visage, en pleurant lui aussi, en la suppliant de ne pas augmenter son chagrin. Est-ce qu'il pouvait changer la vie? N'était-ce point assez déjà d'être heureux ensemble?
Pendant ces premiers mois, ils firent une seule rencontre.
C'était au-dessus de Bennecourt, en remontant du côté de la Roche-Guyon. Ils suivaient un chemin désert et boisé, un de ces délicieux chemins creux, lorsque, à un détour, ils tombèrent sur trois bourgeois en promenade, le père, la mère et la fille. Justement, se croyant bien seuls, ils s'étaient pris à la taille, en amoureux qui s'oublient derrière les haies: elle, ployée, abandonnait ses lèvres; lui, rieur, avançait les siennes; et la surprise fut si vive, qu'ils ne se dérangèrent point, toujours liés d'une étreinte, marchant du même pas ralenti. Saisie, la famille restait collée contre un des talus, le père gros et apoplectique, la mère d'une maigreur de couteau, la fille réduite à rien, déplumée comme un oiseau malade, tous les trois laids et pauvres du sang vicié de leur race. Ils étaient une honte, en pleine vie de la terre, sous le grand soleil. Et, soudain, la triste enfant qui regardait passer l'amour avec des yeux stupéfaits fut poussée par son père, emmenée par sa mère, hors d'eux, exaspérés de ce baiser libre, demandant s'il n'y avait donc plus de police dans nos campagnes; tandis que, toujours sans hâte, les deux amoureux s'en allaient triomphants, dans leur gloire.
Claude pourtant s'interrogeait, la mémoire hésitante. Où diable avait-il vu ces têtes-là, cette déchéance bourgeoise, ces faces déprimées et tassées, qui suaient les millions gagnés sur le pauvre monde? C'était assurément dans une circonstance grave de sa vie. Et il se souvint, il reconnut les Margaillan, cet entrepreneur que Dubuche promenait au Salon des Refusés, et qui avait ri devant son tableau, d'un rire tonnant d'imbécile. Deux cents pas plus loin, comme il débouchait avec Christine du chemin creux, et qu'ils se trouvaient en face d'une vaste propriété, une grande bâtisse blanche entourée de beaux arbres, ils apprirent d'une vieille paysanne que la Richaudière, comme on la nommait, appartenait aux Margaillan depuis trois années. Ils l'avaient payée quinze cent mille francs et ils venaient d'y faire des embellissements pour plus d'un million.
«Voilà un coin du pays où l'on ne nous reprendra guère, dit Claude en redescendant vers Bennecourt. Ils gâtent le paysage, ces monstres!» Mais, dès le milieu d'août, un gros événement changea leur vie: Christine était enceinte, et elle ne s'en apercevait qu'au troisième mois, dans son insouciance d'amoureuse.
Ce fut d'abord une stupeur pour elle et pour lui; jamais ils n'avaient songé que cela pût arriver. Puis, ils se raisonnèrent, sans joie pourtant, lui, troublé de ce petit être qui allait venir compliquer l'existence, elle, saisie d'une angoisse qu'elle ne s'expliquait pas, comme si elle eût craint que cet accident-là ne fût la fin de leur grand amour. Elle pleura longtemps à son cou, il tâchait vainement de la consoler, étranglé de la même tristesse sans nom.
Plus tard, quand ils se furent habitués, ils s'attendrirent sur le pauvre petit, qu'ils avaient fait sans le vouloir, le jour tragique où elle s'était livrée à lui, dans les larmes, sous le crépuscule navré qui noyait l'atelier: les dates y étaient, ce serait l'enfant de la souffrance et de la pitié, souffleté à sa conception du rire bête des foules. Et, dès lors, comme ils n'étaient pas méchants, ils l'attendirent, le souhaitèrent même, s'occupant déjà de lui et préparant tout pour sa venue.
L'hiver eut des froids terribles, Christine fut retenue par un gros rhume dans la maison mal close, qu'on ne parvenait pas à chauffer. Sa grossesse lui causait de fréquents malaises, elle restait accroupie, devant le feu, elle était obligée de se fâcher pour que Claude sortît sans elle, fit de longues marches sur la terre gelée et sonore des routes. Et lui, pendant ces promenades, en se retrouvant seul après des mois de continuelle existence à deux, s'étonnait de la façon dont avait tourné sa vie, en dehors de sa volonté. Jamais il n'avait voulu ce ménage, même avec elle; il en aurait eu l'horreur, si on l'avait consulté; et ça s'était fait cependant, et ça n'était plus à défaire; car, sans parler de l'enfant, il était de ceux qui n'ont point le courage de rompre. Évidemment, cette destinée l'attendait, il devait s'en tenir à la première qui n'aurait pas honte de lui. La terre dure sonnait sous ses galoches, le vent glacial figeait sa rêverie, attardée à des pensées vagues, à sa chance d'être tombé du moins sur une fille honnête, à tout ce qu'il aurait souffert de cruel et de sale s'il s'était mis avec un modèle, las de rouler les ateliers; et il était repris de tendresse, il se hâtait de rentrer pour serrer Christine de ses deux bras tremblants, comme s'il avait failli la perdre, déconcerté seulement lorsqu'elle se dégageait, en poussant un cri de douleur.
«Oh! pas si fort! tu me fais du mal!»
Elle portait les mains à son ventre, et lui regardait ce ventre, toujours avec la même surprise anxieuse.
L'accouchement eut lieu vers le milieu de février. Une sage-femme était venue de Vernon, tout marcha très bien: la mère fut sur pied au bout de trois semaines, l'enfant, un garçon très fort, tétait si goulûment qu'elle devait se lever jusqu'à cinq fois la nuit, pour l'empêcher de crier et de réveiller son père. Dès lors, le petit être révolutionna la maison, car elle, si active ménagère, se montra nourrice très maladroite. La maternité ne poussait pas en elle, malgré son bon cœur et ses désolations au moindre bobo; elle se lassait, se rebutait tout de suite, appelait Mélie, qui aggravait les embarras par sa stupidité béante; et il fallait que le père accourût l'aider, plus gêné encore que les deux femmes. Son ancien malaise à coudre, son inaptitude aux travaux de son sexe, reparaissait dans les soins que réclamait l'enfant. Il fut assez mal tenu, il s'éleva un peu à l'aventure, au travers du jardin et des pièces laissées en désordre de désespoir, encombrées de langes, de jouets cassés, de l'ordure et du massacre d'un petit monsieur qui fait ses dents. Et, quand les choses se gâtaient par trop, elle ne savait que se jeter aux bras de son cher amour: c'était son refuge, cette poitrine de l'homme qu'elle aimait, l'unique source de l'oubli et du bonheur. Elle n'était qu'amante, elle aurait donné vingt fois le fils pour l'époux. Une ardeur même l'avait reprise après la délivrance, une sève remontante d'amoureuse qui se retrouve, avec sa taille libre, sa beauté refleurie. Jamais sa chair de passion ne s'était offerte dans un tel frisson de désir.
Ce fut l'époque cependant où Claude se remit un peu à peindre. L'hiver finissait, il ne savait à quoi employer les gaies matinées de soleil depuis que Christine ne pouvait sortir avant midi, à cause de Jacques, le gamin qu'ils avaient nommé ainsi, du nom de son grand-père maternel, en négligeant du reste de le faire baptiser. Il travailla dans le jardin, d'abord par désœuvrement, fit une pochade de l'allée d'abricotiers, ébaucha les rosiers géants, composa des natures mortes, quatre pommes, une bouteille et un pot de grés, sur une serviette. C'était pour se distraire.
Puis, il s'échauffa, l'idée de peindre une figure habillée en plein soleil, finit par le hanter; et, dès ce moment, sa femme fut sa victime, d'ailleurs complaisante, heureuse de lui faire un plaisir, sans comprendre encore quelle rivale terrible elle se donnait. Il la peignit à vingt reprises, vêtue de blanc, vêtue de rouge au milieu des verdures, debout ou marchant, à demi allongée sur l'herbe, coiffée d'un grand chapeau de campagne, tête nue sous une ombrelle, dont la soie cerise baignait sa face d'une lumière rose. Jamais il ne se contentait pleinement, il grattait les toiles au bout de deux ou trois séances, recommençait tout de suite, s'entêtant au même sujet. Quelques études, incomplètes, mais d'une notation charmante dans la vigueur de leur facture, furent sauvées du couteau à palette et pendues aux murs de la salle à manger.
Et, après Christine, ce fut Jacques qui dut poser. On le mettait nu comme un petit saint Jean, on le couchait, par les journées chaudes, sur une couverture; et il ne fallait plus qu'il bougeât. Mais c'était le diable. Égayé, chatouillé par le soleil, il riait et gigotait, ses petits pieds roses en l'air, se roulant, culbutant, le derrière par-dessus la tête. Le père, après avoir ri, se fâchait, jurait contre ce sacré mioche qui ne pouvait pas être sérieux une minute. Est-ce qu'on plaisantait avec la peinture? Alors, la mère, à son tour, faisait les gros yeux, maintenait le petit pour que le peintre attrapât au vol le dessin d'un bras ou d'une jambe. Pendant des semaines, il s'obstina, tellement les tons si jolis de cette chair d'enfance le tentaient. Il ne le couvait plus que de ses yeux d'artiste, comme un motif à chef-d'œuvre, clignant les paupières, rêvant le tableau. Et il recommençait l'expérience, il le guettait des jours entiers, exaspéré que ce polisson-là ne voulût pas dormir, aux heures où l'on aurait pu le peindre.
Un jour que Jacques sanglotait, en refusant de tenir la pose, Christine dit doucement:
«Mon ami, tu le fatigues, ce pauvre mignon.» Alors, Claude s'emporta, plein de remords.
«Tiens! c'est vrai, je suis stupide, avec ma peinture!...
Les enfants, ce n'est pas fait pour ça.» Le printemps et l'été se passèrent encore, dans une grande douceur. On sortait moins, on avait presque délaissé le canot, qui achevait de se pourrir contre la berge; car c'était toute une histoire que d'emmener le petit dans les îles. Mais on descendait souvent à pas ralentis le long de la Seine, sans jamais s'écarter à plus d'un kilomètre.
Lui, fatigué des éternels motifs du jardin, tentait maintenant des études au bord de l'eau; et, ces jours-là, elle allait le chercher avec l'enfant, s'asseyait pour le regarder peindre, en attendant de rentrer languissamment tous les trois, sous la cendre fine du crépuscule. Un après-midi, il fut surpris de la voir apporter son ancien album de jeune fille. Elle en plaisanta, elle expliqua que ça réveillait des choses en elle, d'être là, derrière lui. Sa voix tremblait un peu, la vérité était qu'elle éprouvait le besoin de se mettre de moitié dans sa besogne, depuis que cette besogne le lui enlevait davantage chaque jour. Elle dessina, risqua deux ou trois aquarelles, d'une main soigneuse de pensionnaire. Puis, découragée par ses sourires, sentant bien que la communion ne se faisait pas sur ce terrain, elle lâcha de nouveau son album, en le forçant à promettre qu'il lui donnerait des leçons de peinture, plus tard, quand il aurait le temps.
D'ailleurs, elle trouvait très jolies ses dernières toiles.
Après cette année de repos en pleine campagne, en pleine lumière, il peignait avec une vision nouvelle, comme éclaircie, d'une gaieté de tons chantante. Jamais encore il n'avait eu cette science des reflets, cette sensation si juste des êtres et des choses, baignant dans la clarté diffuse. Et, désormais, elle aurait déclaré cela absolument bien, gagnée par ce régal de couleurs, s'il avait voulu finir davantage, et si elle n'était restée interdite parfois, devant un terrain lilas ou devant un arbre bleu, qui déroutaient toutes ses idées arrêtées de coloration. Un jour qu'elle osait se permettre une critique, précisément à cause d'un peuplier lavé d'azur, il lui avait fait constater, sur la nature même, ce bleuissement délicat des feuilles.
C'était vrai pourtant, l'arbre était bleu; mais, au fond, elle ne se rendait pas, condamnait la réalité: il ne pouvait y avoir des arbres bleus dans la nature.
Elle ne parla plus que gravement des études qu'il accrochait aux murs de la salle. L'art rentrait dans leur vie, et elle en demeurait songeuse. Quand elle le voyait partir avec son sac, sa pique et son parasol, il lui arrivait de se pendre d'un élan à son cou. «Tu m'aimes, dis?—Es-tu bête! pourquoi veux-tu que je ne t'aime pas?
—Alors, embrasse-moi comme tu m'aimes, bien fort, bien fort!» Puis, l'accompagnant jusque sur la route:
«Et travaille, tu sais que je ne t'ai jamais empêché de travailler... Va, va, je suis contente, lorsque tu travailles.» Une inquiétude parut s'emparer de Claude, lorsque l'automne de cette seconde année fit jaunir les feuilles et ramena les premiers froids. La saison fut justement abominable, quinze jours de pluies torrentielles le retinrent oisif à la maison; ensuite, des brouillards vinrent à chaque instant contrarier ses séances. Il restait assombri devant le feu, il ne parlait jamais de Paris, mais la ville se dressait là-bas, à l'horizon, la ville d'hiver avec son gaz qui flambait dès cinq heures, ses réunions d'amis se fouettant d'émulation, sa vie de production ardente que même les glaces de décembre ne ralentissaient pas. En un mois, il s'y rendit à trois reprises, sous le prétexte de voir Malgras, auquel il avait encore vendu quelques petites toiles. Maintenant, il n'évitait plus de passer devant l'auberge des Faucheur, il se laissait même arrêter par le Poirette, acceptait un verre de vin blanc; et ses regards fouillaient la salle, comme s'il eût cherché, malgré la saison, des camarades d'autrefois, tombés là du matin.
Il s'attardait, dans l'attente; puis, désespéré de solitude, il rentrait, étouffant de tout ce qui bouillonnait en lui, malade de n'avoir personne pour crier ce dont éclatait son crâne. L'hiver s'écoula pourtant, et Claude eut la consolation de peindre quelques beaux effets de neige. Une troisième année commençait, lorsque, dans les derniers jours de mai, une rencontre inattendue l'émotionna. Il était, ce matin-là, monté sur le plateau, pour chercher un motif, les bords de la Seine ayant fini par le lasser; et il resta stupide, au détour d'un chemin, devant Dubuche qui s'avançait entre deux haies de sureau, coiffé d'un chapeau noir, pincé correctement dans sa redingote.
«Comment! c'est toi!» L'architecte bégaya de contrariété.
«Oui, je vais faire une visite... Hein? c'est joliment bête, à la campagne! Mais, que veux-tu? on est forcé à des ménagements... Et toi, tu habites par ici—? Je le savais... C'est-à-dire, non! on m'avait bien appris quelque chose comme ça, mais je croyais que c'était de l'autre côté, plus loin.» Claude, très remué, le tira d'embarras.
«Bon, bon, mon vieux, tu n'as pas à t'excuser, c'est moi le plus coupable... Ah! qu'il y a donc longtemps qu'on ne s'est vus! Si je te disais le coup que j'ai reçu au cœur, quand ton nez a débouché des feuilles!» Alors, il lui prit le bras, il l'accompagna en ricanant de plaisir; et l'autre, dans la continuelle préoccupation de sa fortune, qui le faisait parler de lui sans cesse, se mit tout de suite à causer de son avenir. Il venait de passer élève de première classe à l'école, après avoir décroché avec une peine infinie les mentions réglementaires. Mais ce succès le laissait perplexe. Ses parents ne lui envoyaient plus un sou, pleurant misère, pour qu'il les soutînt à son tour; il avait renoncé au prix de Rome, certain d'être battu, pressé de gagner sa vie; et il était las déjà, écœuré de faire la place, de gagner un franc vingt-cinq de l'heure chez des architectes ignorants, qui le traitaient en manœuvre. Quelle route choisir? où prendre le plus court chemin? Il quitterait l'École, il aurait un bon coup d'épaule de son patron, le puissant Dequersonnière, dont il était aimé pour sa docilité d'élève piocheur.
Seulement, que de peine encore, que d'inconnu devant lui! Et il se plaignait avec amertume de ces écoles du gouvernement, où l'on trimait tant d'années, et qui n'assuraient même pas une position à tous ceux qu'elles jetaient sur le pavé.
Brusquement, il s'arrêta au milieu du sentier. Les haies de sureau débouchaient en plaine rase, et la Richaudière apparaissait, au milieu de ses grands arbres.
«Tiens! c'est vrai, s'écria Claude, je n'avais pas compris... Tu vas dans cette baraque. Ah! les magots, ont-ils de sales têtes!» Dubuche, l'air vexé de ce cri d'artiste, protesta d'un air gourmé.
«N'empêche que le père Margaillan, tout crétin qu'il te semble, est un fier homme dans sa partie. Il faut le voir sur ses chantiers, au milieu de ses bâtisses: une activité du diable, un sens étonnant de la bonne administration, un flair merveilleux des rues à construire et des matériaux à acheter. Du reste, on ne gagne pas des millions sans être un monsieur... Et puis, pour ce que je veux faire de lui, moi! Je serais bien bête de n'être pas poli à l'égard d'un homme qui peut m'être utile.» Tout en parlant, il barrait l'étroit chemin, il empêchait son ami d'avancer, sans doute par crainte d'être compromis, si on les voyait ensemble, et pour lui faire entendre qu'ils devaient se séparer là. Claude allait l'interroger sur les camarades de Paris; mais il se tut. Pas un mot de Christine ne fut même prononcé. Et il se résignait à le quitter, il tendait la main, lorsque cette question sortit malgré lui de ses lèvres tremblantes:
«Sandoz va bien?
—Oui, pas mal. Je le vois rarement... Il m'a encore parlé de toi, le mois dernier. Il est toujours désolé que tu nous aies mis à la porte.—Mais je ne vous ai pas mis à la porte! cria Claude hors de lui; mais, je vous en supplie, venez me voir; Je serais si heureux!
—Alors, c'est ça, nous viendrons. Je lui dirai de venir, parole d'honneur!... Adieu, adieu, mon vieux. Je suis pressé.» Et Dubuche s'en alla vers la Richaudière, et Claude le regarda qui se rapetissait au milieu des cultures, avec la soie luisante de son chapeau et la tache noire de sa redingote. Il rentra lentement, le cœur gros d'une tristesse sans cause. Il ne dit rien à sa femme de cette rencontre.
Huit jours plus tard, Christine était allée chez les Faucheur acheter une livre de vermicelle, et elle s'attardait au retour, elle causait avec une voisine, son enfant au bras, lorsqu'un monsieur, qui descendait du bac, s'approcha et lui demanda:
«Monsieur Claude Lantier? c'est par ici, n'est-ce pas?» Elle resta saisie, elle répondit simplement:
«Oui, monsieur. Si vous voulez bien me suivre...» Pendant une centaine de mètres, ils marchèrent côte à côte. L'étranger, qui semblait la connaître, l'avait regardée avec un bon sourire; mais, comme elle hâtait le pas, cachant son trouble sous un air grave, il se taisait.
Elle ouvrit la porte, elle l'introduisit dans la salle, en disant: «Claude, une visite pour toi.» Il y eut une grande exclamation, les deux hommes étaient déjà dans les bras l'un de l'autre.
«Ah! mon vieux Pierre, ah! que tu es gentil d'être venu!... Et Dubuche?
—Au dernier moment, une affaire l'a retenu, et il m'a envoyé une dépêche pour que je parte sans lui.
—Bon! je m'y attendais un peu... Mais te voilà, toi! Ah! tonnerre de Dieu, que je suis content!».
Et, se tournant vers Christine, qui souriait, gagnée par la joie: «C'est vrai, je ne t'ai pas conté. J'ai rencontré l'autre jour Dubuche, qui se rendait là-haut, à la propriété de ces monstres...» Mais il s'interrompit de nouveau, pour crier avec un geste fou:
—»Je perds la tête, décidément! Vous ne vous êtes jamais parlé, et je vous laisse là...! Ma chérie, tu vois ce monsieur: c'est mon vieux camarade Pierre Sandoz, que j'aime comme un frère... Et toi, mon brave, je te présente ma femme. Et vous allez vous embrasser tous les deux.» Christine se mit à rire franchement, et elle tendit la joue, de grand cœur. Tout de suite, Sandoz lui avait plu, avec sa bonhomie, sa solide amitié, l'air de sympathie paternelle dont il la regardait. Une émotion mouilla ses yeux, lorsqu'il lui retint les mains entre les siennes, en disant:
«Vous êtes bien gentille d'aimer Claude, et il faut vous aimer toujours, car c'est encore ce qu'il y a de meilleur.» Puis, se penchant pour baiser le petit, qu'elle avait au bras:
«Alors, en voilà déjà un?»«Que veux-tu? ça pousse sans qu'on y songe!» Claude garda Sandoz dans la salle, pendant que Christine révolutionnait la maison pour le déjeuner. En deux mots, il lui conta leur histoire, qui elle était, comment il l'avait connue, quelles circonstances les avaient fait se mettre en ménage; et il parut s'étonner, lorsque son ami voulut savoir pourquoi ils ne se mariaient pas. Mon Dieu! pourquoi? parce qu'ils n'en avaient même jamais causé, parce qu'elle ne semblait pas y tenir, et qu'ils n'en seraient certainement ni plus ni moins heureux. Enfin, c'était une chose sans conséquence. «Bon! dit l'autre. Moi, ça de me gêne point... Tu l'as eue honnête, tu devrais l'épouser.
—Mais quand elle voudra, mon vieux! Bien sûr que je ne songe pas à la planter là avec un enfant.» Ensuite, Sandoz s'émerveilla des études pendues aux murs. Ah! le gaillard avait joliment employé son temps! Quelle justesse de ton, quel coup de vrai soleil! Et Claude, qui l'écoutait, ravi, avec des rires d'orgueil, allait le questionner sur les camarades, sur ce qu'ils faisaient tous, lorsque Christine rentra, en criant:
«Venez vite, les œufs sont sur la table.» On déjeuna dans la cuisine, un déjeuner extraordinaire, une friture de goujons après les œufs à la coque, puis le bouilli de la veille assaisonné en salade, avec des pommes de terre et un hareng saur. C'était délicieux, l'odeur forte et appétissante du hareng que Mélie avait culbuté sur la braise, la chanson du café qui passait goutte à goutte dans le filtre, au coin du fourneau.
Et, quand le dessert parût, des fraises cueillies à l'instant, un fromage qui sortait de la laiterie d'une voisine, on causa sans fin, les coudes carrément sur la table. À Paris? mon Dieu! à Paris, les camarades ne faisaient rien de bien neuf. Pourtant, dame! ils jouaient des coudes, ils se poussaient à qui se caserait le premier. Naturellement, les absents avaient tort, il était bon d'y être, lorsqu'on ne voulait pas se laisser trop oublier. Mais est-ce que le talent n'était pas le talent? est-ce qu'on n'arrivait pas toujours, lorsqu'on en avait la volonté et la force? Ah! oui, c'était le rêve, vivre à la campagne, y entasser des chefs-d'œuvre, puis un beau jour écraser Paris, en ouvrant ses malles! Le soir, lorsque Claude accompagna Sandoz à la gare, ce dernier lui dit:
«À propos, je comptais te faire une confidence... Je crois que je vais me marier.» Du coup, le peintre éclata de rire.
«Ah! farceur, je comprends pourquoi tu me sermonnais ce matin!» En attendant le train, ils causèrent encore. Sandoz expliqua ses idées sur le mariage, qu'il considérait bourgeoisement comme la condition même du bon travail, de la besogne réglée et solide, pour les grands producteurs modernes. La femme dévastatrice, la femme qui tue l'artiste, lui broie le cœur et lui mange le cerveau, était une idée romantique contre laquelle les faits protestaient.
Lui, d'ailleurs, avait le besoin d'une affection gardienne de sa tranquillité, d'un intérieur de tendresse où il pût se cloîtrer, afin de consacrer sa vie entière à l'œuvre énorme dont il promenait le rêve. Et il ajoutait que tout dépendait du choix, il croyait avoir trouvé celle qu'il cherchait, une orpheline, la simple fille de petits commerçants sans un sou, mais belle, intelligente. Depuis six mois, après avoir donné sa démission d'employé, il s'était lancé dans le journalisme, où il gagnait plus largement sa vie. Il venait d'installer sa mère dans une petite maison des Batignolles, il y voulait l'existence à trois, deux femmes pour l'aimer, et lui des reins assez forts pour nourrir tout son monde.
«Marie-toi, mon vieux, dit Claude. On doit faire ce que l'on sent... Et adieu, voici ton train. N'oublie pas ta promesse de revenir nous voir.» Sandoz revint très souvent. Il tombait au hasard, quand son journal le lui permettait, libre encore, ne devant se mettre en ménage qu'à l'automne. C'étaient des journées heureuses, des après-midi entiers de confidences; les anciennes volontés de gloire reprises en commun.
Un jour, seul avec Claude, dans une île, étendus côte à côte, les yeux perdus au ciel, il lui conta sa vaste ambition, il se confessa tout haut.
«Le journal, vois-tu, ce n'est qu'un terrain de combat.
Il faut vivre et il faut se battre pour vivre... Puis, cette gueuse de presse, malgré les dégoûts du métier, est une sacrée puissance, une antre invincible aux mains d'un gaillard convaincu... Mais, si je suis forcé de m'en servir, je n'y vieillirai pas, ah! non! Et je tiens mon affaire, oui, je tiens ce que je cherchais, une machine à crever de travail, quelque chose où je vais m'engloutir pour n'en pas ressortir peut-être.» Un silence tomba des feuillages immobiles dans la grosse chaleur. Il reprit d'une voix ralentie, en phrases sans suite: «Hein? étudier l'homme tel qu'il est, non plus leur pantin métaphysique, mais l'homme physiologique, déterminé par le milieu, agissant sous le jeu de tous ses organes... N'est-ce pas une farce que cette étude continue et exclusive de la fonction du cerveau, sous le prétexte que le cerveau est l'organe noble?... La pensée, la pensée, eh! tonnerre de Dieu! la pensée est le produit du corps entier. Faites donc penser un cerveau tout seul, voyez donc ce que devient la noblesse du cerveau, quand le ventre est malade!... Non! c'est imbécile, la philosophie n'y est plus, la science n'y est plus, nous sommes des positivistes, des évolutionnistes, et nous garderions le mannequin littéraire des temps classiques, et nous continuerions à dévider les cheveux emmêlés de la raison pure! Qui dit psychologue dit traître à la vérité. D'ailleurs, physiologie, psychologie, cela ne signifie rien: l'une a pénétré l'autre, toutes deux ne sont qu'une aujourd'hui, le mécanisme de l'homme aboutissant à la somme totale de ses fonctions... Ah! la formule est là, notre révolution moderne n'a pas d'autre base, c'est la mort fatale de l'antique société, c'est la naissance d'une société nouvelle, et c'est nécessairement la poussée d'un nouvel art, dans ce nouveau terrain... Oui, on verra, on verra la littérature qui va germer pour le prochain siècle de science et de démocratie!»
Son cri monta, se perdit au fond du ciel immense. Pas un souffle ne passait, il n'y avait, le long des saules, que le glissement muet de la rivière. Et il se tourna brusquement vers son compagnon, il lui dit dans la face:
«Alors, j'ai trouvé ce qu'il me fallait, à moi. Oh! pas grand-chose, un petit coin seulement, ce qui suffit pour une vie humaine, même quand on a des ambitions trop vastes... Je vais prendre une famille, et j'en étudierai les membres, un à un, d'où ils viennent, où ils vont, comment ils réagissent les uns sur les autres; enfin, une humanité en petit, la façon dont l'humanité pousse et se comporte...
D'autre part, je mettrai mes bonshommes dans une période historique déterminée, ce qui me donnera le milieu et les circonstances, un morceau d'histoire... Hein? tu comprends, une série de bouquins, quinze, vingt bouquins, des épisodes qui se tiendront, tout en ayant chacun son cadre à part, une suite de romans à me bâtir une maison pour mes vieux jours, s'ils ne m'écrasent pas!» Il retomba sur le dos, il élargit les bras dans l'herbe, parut vouloir entrer dans la terre, riant, plaisantant.
«Ah! bonne terre, prends-moi, toi qui es la mère commune, l'unique source de la vie! toi l'éternelle, l'immortelle, où circule l'âme du monde, cette sève épandue jusque dans les pierres, et qui fait des arbres nos grands frères immobiles!... Oui, je veux me perdre en toi, c'est toi que je sens là, sous mes membres, m'étreignant et m'enflammant, c'est toi seule qui seras dans mon œuvre comme la force première, le moyen et le but, l'arche immense, où toutes les choses s'animent du souffle de tous les êtres!» Mais, commencée en blague, avec l'enflure de son emphase lyrique, cette invocation s'acheva en un cri de conviction ardente, que faisait trembler une émotion profonde de poète; et ses yeux se mouillèrent; et, pour cacher cet attendrissement, il ajouta d'une voix brutale, avec un vaste geste qui embrassait l'horizon:
«Est-ce bête, une âme à chacun de nous, quand il y a cette grande âme!» Claude n'avait pas bougé, disparu au fond de l'herbe.
Après un nouveau silence, il conclut:
«Ça y est, mon vieux! crève-les tous!... Mais tu vas te faire assommer.
—Oh! dit Sandoz qui se leva et s'étira, j'ai les os trop durs. Ils se casseront les poignets... Rentrons, je ne veux pas manquer le train.» Christine s'était prise pour lui d'une vive amitié, en le voyant droit et robuste dans la vie; et elle osa enfin lui demander un service, celui d'être le parrain de Jacques.
Sans doute, elle ne mettait plus les pieds à l'église; mais à quoi bon laisser ce gamin en dehors de l'usage? Puis, ce qui surtout la décidait, c'était de lui donner un soutien, ce parrain qu'elle sentait si pondéré, si raisonnable, dans les éclats de sa force. Claude s'étonna, consentit avec un haussement d'épaules. Et le baptême eut lieu, on trouva une marraine, la fille d'une voisine. Ce fut une fête, on mangea un homard, apporté de Paris.
Justement, ce jour-là, comme on se séparait, Christine prit Sandoz à part, et lui dit, d'une voix suppliante:
«Revenez bientôt, n'est-ce pas? Il s'ennuie.» Claude, en effet, tombait dans des tristesses noires. Il abandonnait ses études, sortait seul, rôdait malgré lui devant l'auberge des Faucheur, à l'endroit où le bac abordait, comme s'il eût toujours compté voir Paris débarquer. Paris le hantait, il y allait chaque mois, en revenait désolé, incapable de travail. L'automne arriva, puis l'hiver, un hiver humide, trempé de boue; et il le passa dans un engourdissement maussade, amer pour Sandoz lui-même, lui, marié d'octobre, ne pouvait plus faire si souvent le voyage de Bennecourt. Il ne semblait s'éveiller qu'à chacune de ces visites, il en gardait une excitation pendant une semaine, ne tarissait pas en paroles fiévreuses sur les nouvelles de là-bas. Lui, qui, auparavant, cachait son regret de Paris, étourdissait maintenant Christine, l'entretenait du matin au soir, à propos d'affaires qu'elle ignorait et de gens qu'elle n'avait jamais vus.
C'était, au coin du feu, lorsque Jacques dormait, des commentaires sans fin. Il se passionnait, et il fallait encore qu'elle donnât son opinion, qu'elle se prononçât dans les histoires. Est-ce que Gagnière n'était pas idiot, à s'abrutir avec sa musique, lui qui aurait pu avoir un talent si consciencieux de paysagiste? Maintenant, disait-on, il prenait chez une demoiselle des leçons de piano, à son âge! Hein? qu'en pensait-elle? une vraie toquade! Et Jory qui cherchait à se remettre avec Irma Bécot, depuis que celle-ci avait un petit hôtel, rue de Moscou! Elle les connaissait, ces deux-là, deux bonnes rosses qui faisaient la paire, n'est-ce pas? Mais le malin des malins, c'était Fagerolles, auquel il flanquerait ses quatre vérités, quand il le verrait.
Comment! ce lâcheur venait de concourir pour le prix de Rome, qu'il avait raté, du reste! Un gaillard qui blaguait l'École, qui parlait de tout démolir! Ah! décidément, la démangeaison du succès, le besoin de passer sur le ventre des camarades et d'être salué par des crétins, poussait à faire de bien grandes saletés. Voyons, elle ne le défendait pas, peut-être? elle n'était pas assez bourgeoise pour le défendre? Et, quand elle avait dit comme lui, il retombait toujours avec de grands rires nerveux sur la même histoire, qu'il trouvait d'un comique extraordinaire: l'histoire de Mahoudeau et de Chaîne, qui avaient tué le petit Jabouille, le mari de Mathilde, la terrible herboriste: oui! tué, un soir que ce cocu phtisique avait eu une syncope, et que tous deux, appelés par la femme, s'étaient mis à le frictionner si dur, qu'il leur était resté dans les mains!
Alors, si Christine ne s'égayait pas, Claude se levait et disait d'une voix bourrue:
«Oh! toi, rien ne te fait rire... Allons nous coucher, ça vaudra mieux.» Il l'adorait encore, il la possédait avec l'emportement désespéré d'un amant qui demande à l'amour l'oubli de tout, la joie unique. Mais il ne pouvait aller au-delà du baiser, elle ne suffisait plus, un autre tourment l'avait repris, invincible.
Au printemps, Claude, qui avait juré de ne plus exposer, par une affectation de dédain, s'inquiéta beaucoup du Salon. Quand il voyait Sandoz, il le questionnait sur les envois des camarades. Le jour de l'ouverture, il y alla, et revint le soir même, frémissant, très sévère. Il n'y avait qu'un buste de Mahoudeau, bien, sans importance; un petit paysage de Gagnière, reçu dans le tas, était aussi d'une jolie note blonde; puis rien autre, rien que le tableau de Fagerolles, une actrice devant sa glace, faisant sa figure. Il ne l'avait pas cité d'abord, il en parla ensuite avec des rires indignés. Ce Fagerolles, quel truqueur; Maintenant qu'il avait raté son prix, il ne craignait plus d'exposer, il lâchait décidément l'École, mais il fallait voir avec quelle adresse, pour quel compromis, une peinture qui jouait l'audace du vrai, sans une seule qualité originale! Et ça aurait du succès, les bourgeois aimaient trop qu'on les chatouillât, en ayant l'air de les bousculer. Ah! comme il était temps qu'un véritable peintre parût, dans ce désert morne du Salon, au milieu de ces malins et de ces imbéciles! Quelle place à prendre, tonnerre de Dieu! Christine, qui l'écoutait se fâcher, finit par dire en hésitant:
«Si tu voulais, nous rentrerions à Paris.
—Qui te parle de ça? cria-t-il. On ne peut causer avec toi, sans que tu cherches midi à quatorze heures.»
...Six semaines plus tard, il apprit une nouvelle qui l'occupa huit jours: son ami Dubuche épousait Mlle Régine Margaillan, la fille du propriétaire de la Richaudière; et c'était une histoire compliquée, dont les détails l'étonnaient et l'égayaient énormément. D'abord, cet animal de Dubuche venait de décrocher une médaille, pour un projet de pavillon au milieu d'un parc, qu'il avait exposé; ce qui était déjà très amusant, car le projet, disait-on, avait dû être remis debout par son patron Dequersonnière, lequel, tranquillement, l'avait fait médailler par le jury, qu'il présidait. Ensuite, le comble était que cette récompense attendue avait décidé le mariage. Hein? un joli trafic, si, maintenant, les médailles servaient à caser les bons élèves nécessiteux au sein des familles riches! Le père Margaillan, comme tous les parvenus, rêvait de trouver un gendre qui l'aidât, qui lui apportât, dans sa partie, des diplômes authentiques et d'élégantes redingotes; et, depuis quelque temps, il couvait des yeux ce jeune homme, cet élève de l'École des Beaux-Arts, dont les notes étaient excellentes, si appliqué, si recommandé par ses maîtres. La médaille l'enthousiasma, du coup il donna sa fille, il prit cet associé qui décuplerait les millions en caisse, puisqu'il savait ce qu'il était nécessaire de savoir pour bien bâtir. D'ailleurs, la pauvre Régine, toujours triste, d'une santé chancelante, aurait là un mari bien-portant.
«Crois-tu? répétait Claude à sa femme, faut-il aimer l'argent, pour épouser ce malheureux petit chat écorché!» Et, comme Christine, apitoyée, la défendait:
«Mais je ne tape pas sur elle. Tant mieux si le mariage ne l'achève pas! Elle est certainement innocente de ce que son maçon de père a eu l'ambition stupide, d'épouser une fille de bourgeois, et de ce qu'ils l'ont si mal fichue à eux deux, lui le sang gâté par des générations d'ivrognes, elle épuisée, la chair mangée de tous les virus des races finissantes. Ah! une jolie dégringolade, au milieu des pièces de cent sous! Gagnez, gagnez donc des fortunes, pour mettre vos fœtus dans de l'esprit-de-vin!» Il tournait à la férocité, sa femme devait l'étreindre, le garder entre ses bras, et le baiser, et rire, pour qu'il redevînt le bon enfant des premiers jours. Alors, plus calme, il comprenait, il approuvait les mariages de ses deux vieux compagnons. C'était vrai, pourtant, que tous les trois avaient pris femme! Comme la vie était drôle! Une fois encore, l'été s'acheva, le quatrième qu'ils passaient à Bennecourt. Jamais ils ne devaient être plus heureux, l'existence leur était douce et à bon compte, au fond de ce village. Depuis qu'ils y habitaient, l'argent ne leur avait pas manqué, les mille francs de rente et les quelques toiles vendues suffisaient à leurs besoins; même ils faisaient des économies, ils avaient acheté dû linge.
De son côté, le petit Jacques, âgé de deux ans et demi, se trouvait admirablement de la campagne. Du matin au soir, il se traînait dans la terre, en loques et barbouillé, poussant à sa guise, d'une belle santé rougeaude. Souvent, sa mère ne savait plus par quel bout le prendre, pour le nettoyer un peu; et, lorsqu'elle le voyait bien manger, bien dormir, elle ne s'en préoccupait pas autrement, elle réservait ses tendresses inquiètes pour son autre grand enfant d'artiste, son cher homme, dont les humeurs noires l'emplissaient d'angoisse. Chaque jour, la situation empirait, ils avaient beau vivre tranquilles, sans cause de chagrin aucune, ils n'en glissaient pas moins à une tristesse, à un malaise qui se traduisait par une exaspération de toutes les heures. Et c'en était fait, des joies premières de la campagne.
Leur barque pourrie, défoncée, avait coulé au fond de la Seine. Du reste, ils n'avaient même plus l'idée de se servir du canot que les Faucheur mettaient à leur disposition. La rivière les ennuyait, une paresse leur était venue de ramer, ils répétaient, sur certains coins délicieux des îles, les exclamations enthousiastes d'autrefois, sans jamais être tentés d'y retourner voir. Même les promenades le long des berges avaient perdu de leur charme; on y était grillé l'été, on s'y enrhumait l'hiver; et, quant au plateau, à ces vastes terres plantées de pommiers qui dominaient le village, elles devenaient comme un pays lointain, quelque chose de trop reculé pour qu'on eût la folie d'y risquer ses jambes. Leur maison aussi les irritait, cette caserne où il fallait manger dans le graillon de la cuisine, où leur chambre était le rendez-vous des quatre vents du ciel. Par un surcroît de malchance, la récolte des abricots avait manqué, cette année-là, et les plus beaux des rosiers géants, très vieux, envahis d'une lèpre, étaient morts. Ah quelle usure mélancolique de l'habitude! comme l'éternelle nature avait l'air de se faire vieille, dans cette satiété lasse des mêmes horizons! Mais le pis était que, en lui, le peintre se dégoûtait de la contrée, ne trouvant plus un seul motif qui l'enflammât, battant les champs d'un pas morne, ainsi qu'un domaine vide désormais, dont il aurait épuisé la vie, sans y laisser l'intérêt d'un arbre ignoré, d'un coup de lumière imprévu. Non, c'était fini, c'était glacé, il ne ferait plus rien de bon, dans ce pays de chien!—Octobre arriva, avec son ciel noyé d'eau. Un des premiers soirs de pluie, Claude s'emporta, parce que le dîner n'était pas prêt. Il flanqua cette oie de Mélie à la porte, il gifla Jacques, qui se roulait dans ses jambes.
Alors, Christine, pleurante, l'embrassa, en disant:
«Allons-nous-en, oh! retournons à Paris!» Il se dégagea, il cria d'une voix de colère:
«Encore cette histoire!... Jamais, entends-tu!
—Fais-le pour moi, reprit-elle ardemment. C'est moi qui te le demande, c'est à moi que tu feras plaisir.
—Tu t'ennuies donc ici?
—Oui, j'y mourrai, si nous restons... Et puis, je veux que tu travailles, je sens bien que ta place est là-bas. Ce serait un crime de t'enterrer davantage.
—Non, laisse-moi!» Il frémissait, Paris l'appelait à l'horizon, le Paris d'hiver qui s'allumait de nouveau. Il y entendait le grand effort des camarades, il y rentrait pour qu'on ne triomphât pas sans lui, pour redevenir le chef, puisque pas un n'avait la force ni l'orgueil de l'être. Et, dans cette hallucination, dans le besoin qu'il éprouvait de courir là-bas, il s'obstinait à refuser d'y aller, par une contradiction involontaire, qui montait du fond de ses entrailles, sans qu'il se l'expliquât lui-même. Était-ce la peur dont tremble la chair des plus braves, le débat sourd du bonheur contre la fatalité du destin?
«Écoute, dit violemment Christine, je fais les malles et je t'emmène.»
Cinq jours plus tard, ils partaient pour Paris, après avoir tout emballé et tout envoyé au chemin de fer.
Claude était déjà sur la route, avec le petit Jacques, lorsque Christine s'imagina qu'elle oubliait quelque chose.
Elle revint seule dans la maison, elle la trouva complètement vide et se mit à pleurer: c'était une sensation d'arrachement, quelque chose d'elle-même qu'elle laissait, sans pouvoir dire quoi. Comme elle serait volontiers restée! quel ardent désir elle avait de vivre toujours là, elle qui venait d'exiger ce départ, ce retour dans la ville de passion, où elle sentait une rivale! Pourtant, elle continuait à chercher ce qui lui manquait, elle finit par cueillir une rose, devant la cuisine, une dernière rose, rouillée par le froid. Puis, elle ferma la porte sur le jardin désert.
VII
Lorsqu'il se retrouva sur le pavé de Paris, Claude fut pris d'une fièvre de vacarme et de mouvement, du besoin de sortir, de battre la ville, d'aller voir les camarades. Il filait dès son réveil, il laissait Christine installer seule l'atelier qu'ils avaient loué rue de Douai, près du boulevard de Clichy. Ce fut de la sorte que, le surlendemain de sa rentrée, il tomba chez Mahoudeau, à huit heures du matin, par un petit jour gris et glacé de novembre, qui se levait à peine.
Pourtant, la boutique de la rue du Cherche-Midi, que le sculpteur occupait toujours, était ouverte; et celui-ci, la face blanche, mal réveillé, enlevait les volets en grelottant.
«Ah! c'est toi!... Fichtre! tu étais matinal, à la campagne... Est-ce fait? es-tu de retour?
—Oui, depuis avant-hier.
—Bon! on va se voir... Entre donc, ça commence à piquer, ce matin.» Mais Claude, dans la boutique, eut plus froid que dans la rue. Il garda le collet de son paletot relevé, il fourra les mains au fond de ses poches, saisi d'un frisson devant l'humidité ruisselante des murailles nues, la boue des tas d'argile et les continuelles flaques d'eau qui trempaient le sol. Un vent de misère avait soufflé là, vidant, les planches des moulages antiques, cassant les selles et les baquets, raccommodés avec des cordes. C'était un coin de gâchis et de désordre, une cave de maçon tombé en déconfiture. Et, sur la vitre de la porte, barbouillée de craie, il y avait, comme par dérision, un grand soleil rayonnant, dessiné à coups de pouce, agrémenté d'un visage au centre, dont la bouche en demi-cercle éclatait de rire.
«Attends, reprit Mahoudeau, on allume du feu. Ces sacrés ateliers, avec l'eau des linges, ça se refroidit tout de suite.» Alors, en se retournant, Claude aperçut Chaîne agenouillé près du poêle, achevant de dépailler un vieux tabouret pour enflammer le charbon. Il lui dit bonjour; mais il n'en tira qu'un sourd grognement, sans le décider à lever la tête. «Et que fais-tu, en ce moment, mon vieux? demanda-t-il au sculpteur.
—Oh! pas grand-chose de propre, va! Une fichue année, plus mauvaise encore que la dernière, qui n'avait rien valu!... Tu sais que les bons dieux traversent une crise. Oui, il y a une baisse sur la sainteté; et, dame j'ai dû me serrer le ventre... Tiens! en attendant, j'en suis réduit à ça.» Il débarrassait un buste de ses linges, il montra une figure longue, allongée encore par des favoris, monstrueuse de prétention et d'infinie bêtise.
«C'est un avocat d'à côté... Hein? est-il assez répugnant, le coco? Et ce qu'il m'embête à vouloir que je soigne sa bouche!... Mais il faut manger, n'est-ce pas?» Il avait bien une idée pour le Salon, une figure debout, une baigneuse, tâtant l'eau de son pied, dans cette fraîcheur dont le frisson rend si adorable la chair de la femme; et il en montra une maquette déjà fendillée à Claude, qui la regarda en silence, surpris et mécontent des concessions qu'il y remarquait: un épanouissement du joli sous l'exagération persistante des formes, une envie naturelle de plaire, sans trop lâcher encore le parti pris du colossal.
Seulement, il se désolait, car c'était une histoire qu'une figure debout. Il fallait des armatures de fer, qui coûtaient bon, et une selle qu'il n'avait pas, et tout un attirail.
Aussi allait-il sans doute se décider à la coucher au bord de l'eau.
«Hein? qu'en dis-tu?... Comment la trouves-tu?
—Pas mal, répondit enfin le peintre. Un peu romance, malgré ses cuisses de bouchère; mais ça ne se jugera qu'à l'exécution... Et debout, mon vieux, debout, autrement tout fiche le camp!». Le poêle ronflait, et Chaîne, muet, se releva. Il rôda un instant, entra dans l'arrière-boutique noire, où se trouvait le lit qu'il partageait avec Mahoudeau; puis, il reparut, le chapeau sur la tête, plus silencieux encore, d'un silence volontaire, accablant. Sans hâte, de ses doigts gourds de paysan, il prit un morceau de fusain, il écrivit sur le mur: Je vais acheter du tabac, remets du charbon dans le poêle. Et il sortit.
Stupéfait, Claude l'avait regardé faire. Il se tourna vers l'autre.
«Quoi donc?...
—Nous ne nous parlons plus, nous nous écrivons, dit tranquillement le sculpteur.
—Depuis quand?
—Trois mois.
—Et vous couchez ensemble?
—Oui.» Claude éclata d'un grand rire. Ah! par exemple, il fallait des caboches joliment dures! Et à propos de quoi cette brouille? Mais, vexé, Mahoudeau s'emportait contre cette brute de Chaîne. Est-ce qu'un soir, rentrant à l'improviste, il ne l'avait pas surpris avec Mathilde, l'herboriste d'à côté, en chemise tous les deux, mangeant un pot de confiture! Ce n'était pas l'affaire de la trouver sans jupon: ça, il s'en fichait; seulement, le pot de confiture était de trop. Non! jamais il ne pardonnerait qu'on se payât salement des douceurs en cachette, lorsque lui mangeait son pain sec! Que diable, on fait comme pour la femme, on partage; Et il y avait bientôt trois mois que la rancune durait, sans une détente, sans une explication. La vie s'était organisée, ils réduisaient les rapports strictement nécessaires aux courtes phrases, charbonnées le long des murs.
D'ailleurs, ils continuaient à n'avoir qu'une femme comme ils n'avaient qu'un lit, après être tacitement tombés d'accord sur les heures de chacun d'eux, l'un sortant quand venait le tour de l'autre. Mon Dieu! on n'avait pas besoin de tant parler dans l'existence, on s'entendait tout de même.
Cependant, Mahoudeau, qui achevait de charger le poêle, se soulagea de tout ce qu'il amassait.
«Eh bien, tu me croiras si tu veux, mais quand on crève la faim, ce n'est pas désagréable de ne jamais s'adresser la parole. Oui, on s'abrutit dans le silence, c'est comme un empâtement qui calme un peu les maux d'estomac... Ah! ce Chaîne, tu n'as pas idée de son fonds paysan! Lorsqu'il a eu mangé son dernier sou, sans arriver à gagner avec la peinture la fortune attendue, il s'est lancé dans le négoce, un petit négoce qui devait lui permettre d'achever ses études. Hein? très fort, le bonhomme! et tu vas voir son plan: il se faisait envoyer de l'huile d'olive de Saint-Firmin, son village, puis il battait le pavé, il plaçait l'huile dans les riches familles provençales, qui ont des positions à Paris. Malheureusement, ça n'a pas duré, il est trop rustre, il s'est fait mettre à la porte de partout... Alors, mon vieux, comme il reste une jarre d'huile dont personne ne veut, ma foi; nous vivons dessus. Oui, les jours où nous avons du pain, nous trempons notre pain dedans.» Et il montra la jarre, dans un coin de la boutique.
L'huile avait coulé, la muraille et le sol étaient noirs de larges taches grasses. Claude cessa de rire. Ah! cette misère, quel découragement! comment en vouloir à ceux qu'elle écrase? Il se promenait par l'atelier, ne se fâchait plus contre les maquettes aveulies de concessions, tolérait l'affreux buste lui-même. Et il tomba ainsi sur une copie que Chaîne avait faite au Louvre, un Mantegna, rendu avec une sécheresse d'exactitude extraordinaire.
«L'animal! murmura-t-il, c'est presque ça, jamais il n'a fait mieux... Peut-être n'a-t-il que le tort d'être né quatre siècles trop tard.»
Puis la chaleur devenant forte, il ôta son paletot, en ajoutant: «Il est bien long a aller chercher son tabac.
—Oh! son tabac, je le connais, dit Mahoudeau, qui s'était mis à son buste, fouillant les favoris. Il est là, derrière le mur, son tabac... Quand il me voit occupé, il file trouver Mathilde, parce qu'il croit voler sur ma part...
Idiot, va!
—Ça dure donc toujours, les amours avec elle?
—Oui, une habitude! Elle ou une autre! Et puis, c'est elle qui revient... Ah! grand Dieu! elle m'en donne encore de trop.» Du reste, il parlait de Mathilde sans colère, en disant simplement qu'elle devait être malade. Depuis la mort du petit Jabouille, elle était retombée à la dévotion, ce qui ne l'empêchait pas de scandaliser le quartier. Malgré les quelques dames pieuses qui continuaient à acheter chez elle des objets délicats et intimes, pour éviter à leur pudeur le premier embarras de les demander autre part, l'herboristerie périclitait, la faillite semblait imminente.
Un soir, la Compagnie du Gaz lui ayant fermé son compteur, pour défaut de paiement, elle était venue emprunter chez ses voisins de l'huile d'olive, qui d'ailleurs avait refusé de brûler dans les lampes. Elle ne payait plus personne, elle en arrivait à s'éviter les frais d'un ouvrier, en confiant à Chaîne la réparation des injecteurs et des seringues que les dévotes lui rapportaient, soigneusement dissimulés dans des journaux. On prétendait même, chez le marchand de vin d'en face, qu'elle revendait à des couvents des canules qui avaient servi. Enfin, c'était un désastre, la boutique mystérieuse, avec ses ombres fuyantes de soutanes, ses chuchotements discrets de confessionnal, son encens refroidi de sacristie, tout ce qu'on y remuait de petits soins dont on ne pouvait parler à voix haute, glissait à un abandon de ruine. Et la misère en était à ce point que les herbes séchées du plafond grouillaient d'araignées, et que les sangsues, crevées, déjà vertes, surnageaient dans les bocaux.
«Tiens! le voilà, reprit le sculpteur. Tu vas la voir arriver derrière lui.» Chaîne, en effet, rentrait. Il sortit avec affectation un cornet de tabac, bourra sa pipe, se mit à fumer devant le poêle, dans un redoublement de silence, comme s'il n'y avait eu personne là. Et, tout de suite, Mathilde parut, en voisine qui vient dire un petit bonjour. Claude la trouva maigrie encore, la face éclaboussée de sang sous la peau, avec ses yeux de flamme, sa bouche élargie par la perte de deux autres dents. Les odeurs d'aromates qu'elle portait toujours dans ses cheveux dépeignés, semblaient rancir; ce n'était plus la douceur des camomilles, la fraîcheur des anis; et elle emplit la pièce de cette menthe poivrée, qui paraissait être son haleine, mais tournée, comme gâtée par la chair meurtrie qui la soufflait.
«Déjà au travail! cria-t-elle. Bonjour, mon bibi.» Sans s'inquiéter de Claude, elle embrassa Mahoudeau.
Puis, elle vint serrer la main du premier, avec cette impudeur, cette façon de jeter le ventre en avant, qui la faisait s'offrir à tous les hommes. Et elle continua: «Vous ne savez pas, j'ai retrouvé une boîte de guimauve, et nous allons nous la payer pour déjeuner... Hein? c'est gentil, partageons!
—Merci, dit le sculpteur, ça m'empâte, j'aime mieux fumer une pipe.» Et, voyant Claude remettre son paletot:
«Tu pars?—Oui, j'ai hâte de me dérouiller, de respirer un peu l'air de Paris.» Pourtant, il s'attarda quelques minutes encore à regarder Chaîne et Mathilde qui se gavaient de guimauve, prenant chacun son morceau, l'un après l'autre. Et, bien qu'averti, il fut de nouveau stupéfié, lorsqu'il vit Mahoudeau saisir le fusain et écrire sur le mur: Donne moi le tabac que tu as fourré dans ta poche.
Sans une parole, Chaîne tira le cornet, le tendit au sculpteur, qui bourra sa pipe.
«Alors, à bientôt?—Oui, à bientôt... En tout cas, à jeudi prochain, chez Sandoz.» Dehors, Claude eut une exclamation, en se heurtant contre un monsieur, planté devant l'herboristerie, très occupé à fouiller du regard l'intérieur de la boutique, entre les bandages maculés et poussiéreux de la vitrine.
«Tiens, Jory! qu'est-ce que tu fais là?» Le grand nez rose de Jory remua effaré.
«Moi, rien... Je passais, je regardais...» Il se décida à rire, il baissa la voix pour demander, comme si l'on avait pu l'entendre:
«Elle est chez les camarades, à côté, n'est-ce pas?...
Bon! filons vite. Ce sera pour un autre jour.» Et il emmena le peintre, il lui apprit des abominations.
Maintenant, toute la bande venait chez Mathilde; ça s'était dit de l'un à l'autre, on y défilait chacun à son tour, plusieurs même à la fois, si l'on trouvait ça plus drôle; et il se passait de vraies horreurs, des choses épatantes qu'il lui conta dans l'oreille, en l'arrêtant sur le trottoir, au milieu des bousculades de la foule. Hein? c'était renouvelé des Romains! voyait-il le tableau, derrière le rempart des bandages et des clysopompes, sous les fleurs à tisane qui pleuvaient du plafond; Une boutique très chic, une débauche à curés, avec son empoisonnement de parfumeuse louche, installée dans le recueillement d'une chapelle.
«Mais, dit Claude en riant, tu la déclarais affreuse, cette femme.» Jory eut un geste d'insouciance.
«Oh! pour ce qu'on en fait!... Ainsi, moi, ce matin, je reviens de la gare de l'Ouest, où j'ai accompagné quelqu'un. Et c'est en passant dans la rue que l'idée m'a pris de profiter de l'occasion... Tu comprends, on ne se dérange pas exprès.»
Il donnait ces explications d'un air d'embarras. Puis, soudain, la franchise de son vice lui arracha ce cri de vérité, à lui qui mentait toujours: «Et, zut! d'ailleurs, je la trouve extraordinaire, si tu veux le savoir... Pas belle, c'est possible, mais ensorcelante! Enfin, une de ces femmes qu'on affecte de ne pas ramasser avec des pincettes, et pour qui on fait des bêtises à en crever.» Alors, seulement, il s'étonna de voir Claude à Paris, et quand il fut au courant, qu'il le sut réinstallé, il reprit, tout d'un coup:
«Écoute donc! je t'enlève, tu vas venir déjeuner avec moi chez Irma.» Violemment, le peintre, intimidé, refusa, prétexta qu'il n'avait pas même de redingote. «Qu'est-ce que ça fiche? Au contraire, c'est plus drôle, elle sera enchantée... Je crois que tu lui as tapé dans l'œil, elle nous parle toujours de toi... Voyons, ne fais pas la bête, je te dis qu'elle m'attend ce matin et que nous allons être reçus comme des princes.» Il ne lui lâchait plus le bras, tous deux continuèrent à remonter vers la Madeleine, en causant. D'ordinaire, il se taisait sur ses amours, comme les ivrognes se toisent sur le vin. Mais, ce matin-là, il débordait, il se plaisanta, avoua des histoires. Depuis longtemps, il avait rompu avec la chanteuse de café-concert, amenée par lui de sa petite ville, celle qui lui dépouillait la face à coups d'ongle.
Et c'était, d'un bout de l'année à l'autre, un furieux galop de femmes traversant son existence, les femmes les plus extravagantes, les plus inattendues: la cuisinière d'une maison bourgeoise où il dînait; l'épouse légitime d'un sergent de ville, dont il devait guetter les heures de faction; la jeune employée d'un dentiste, qui gagnait soixante francs par mois à se laisser endormir, puis réveiller, devant chaque client, pour donner confiance; d'autres, d'autres encore, les filles vagues des bastringues, les dames comme il faut en quête d'aventures, les petites blanchisseuses qui rapportaient son linge, les femmes de ménage qui retournaient ses matelas, toutes celles qui voulaient bien, toute la rue avec ses hasards, ses raccrocs, ce qui s'offre et ce qu'on vole; et cela au petit bonheur, les jolies, les laides, les jeunes, les vieilles, sans choix, uniquement pour la satisfaction de ses gros appétits de mâle, sacrifiant la qualité à la quantité. Chaque nuit, quand il rentrait seul, la terreur de son lit froid le jetait en chasse, battant les trottoirs jusqu'aux heures où l'on assassine, n'allant se coucher que lorsqu'il en avait braconné une, si myope d'ailleurs, que cela l'exposait à des méprises: ainsi, il raconta qu'un matin, à son réveil, il avait trouvé sur l'oreiller la tête blanche d'une misérable de soixante ans, qu'il avait crue blonde, dans sa hâte. Au demeurant, il était enchanté de la vie, ses affaires marchaient. Son avare de père lui avait bien coupé les vivres de nouveau, en le maudissant de s'entêter à suivre une voie de scandale; mais il s'en moquait maintenant, il gagnait sept ou huit mille francs dans le journalisme, où il faisait son trou comme chroniqueur et comme critique d'art. Les jours tapageurs du Tambour, les articles à un louis étaient loin; il se rangeait, collaborait à deux journaux très lus; et, bien qu'il restât au fond le jouisseur sceptique, l'adorateur du succès quand même, il prenait une importance bourgeoise et commençait à rendre des arrêts. Chaque mois, travaillé de sa ladrerie héréditaire, il plaçait déjà de l'argent dans d'infimes spéculations, connues de lui seul; car jamais ses vices ne lui avaient moins coûté, il ne payait, les matins de grande largesse, qu'une tasse de chocolat aux femmes dont il était très content.
On arrivait rue de Moscou. Claude demanda:
«Alors, c'est toi qui l'entretiens; cette petite Bécot?
—Moi! cria Jory, révolté. Mais, mon vieux, elle a un loyer de vingt mille francs, elle parle de faire bâtir un hôtel qui en coûtera cinq cent mille... Non, non, je déjeune, et je dîne parfois chez elle, c'est bien assez.
—Et tu couches?» Il se mit à rire, sans répondre directement.
«Bête! on couche toujours... Allons, nous y sommes, entre vite.» Mais Claude se débattit encore. Sa femme l'attendait pour déjeuner, il ne pouvait pas. Et il fallut que Jory sonnât, puis le poussât dans le vestibule, en répétant que ce n'était pas une excuse, qu'on allait envoyer le valet de chambre prévenir rue de Douai. Une porte s'ouvrit, ils se trouvèrent devant Irma Bécot, qui s'exclama; lorsqu'elle aperçut le peintre.
«Comment! c'est vous, sauvage!» Elle le mit tout de suite à l'aise, en l'accueillant comme un ancien camarade, et il vit, en effet, qu'elle ne remarquait même pas son vieux paletot. Lui, s'étonnait, car il la reconnaissait à peine. En quatre ans, elle était devenue autre, la tête faite avec un art de cabotine, le front diminué par la frisure des cheveux, la face tirée en longueur, grâce à un effort de sa volonté sans doute, rousse ardente de blonde pâle qu'elle était, si bien qu'une courtisane du Titien semblait maintenant s'être levée du petit voyou de jadis. Ainsi qu'elle le disait parfois, dans ses heures d'abandon: ça, c'était sa tête pour les jobards.
L'hôtel, étroit, avait encore des trous, au milieu de son luxe. Ce qui frappa le peintre, ce fut quelques bons tableaux pendus aux murs, un Courbet, une ébauche de Delacroix surtout. Elle n'était donc pas bête, cette fille, malgré un chat en biscuit colorié, affreux, qui se prélassait sur une console du salon?
Lorsque Jory parla d'envoyer le valet de chambre prévenir chez son ami, elle s'écria, pleine de surprise:
«Comment! vous êtes marié?
—Mais oui», répondit Claude simplement. Elle regarda Jory qui souriait, elle comprit et ajouta:
«Ah! vous vous êtes collé... Que me disait-on que vous aviez horreur des femmes?... Et vous savez que me voilà vexée joliment, moi qui vous ai fait peur, rappelez-vous! Hein? vous me trouvez donc bien laide, que vous vous reculez encore?» Des deux mains, elle avait pris les siennes, et elle avançait le visage, souriante et vraiment blessée au fond, le regardant de tout près, dans les yeux, avec la volonté aiguë de plaire. Il eut un petit frisson sous cette haleine de fille qui lui chauffait la barbe, tandis qu'elle le lâchait, en disant: «Enfin, nous recauserons de ça.» Ce fut le cocher qui alla rue de Douai porter une lettre de Claude, car le valet de chambre avait ouvert la porte de la salle à manger, pour annoncer que Madame était servie. Le déjeuner; très délicat, se passa correctement, sous l'œil froid du domestique: on parla des grands travaux qui bouleversaient Paris, on discuta ensuite le prix des terrains, ainsi que des bourgeois ayant de l'argent à placer. Mais, au dessert, lorsque tous trois furent seuls devant le café et les liqueurs, qu'ils avaient décidé de prendre là, sans quitter la table, peu à peu ils s'animèrent, ils s'oublièrent, comme s'ils s'étaient retrouvés au café Baudequin. «Ah! mes enfants, dit Irma, il n'y a que ça de bon, rigoler ensemble et se ficher du monde!» Elle roulait des cigarettes, elle venait de prendre le flacon de chartreuse près d'elle, et elle le vidait, très rouge, les cheveux envolés, retombée sur son trottoir de drôlerie canaille.
«Alors, continua Jory qui s'excusait de ne pas lui avoir envoyé le matin un livre qu'elle désirait, alors, j'allais donc l'acheter, hier soir, vers dix heures, lorsque j'ai rencontré Fagerolles...
—Tu mens», dit-elle en l'interrompant d'une voix nette.
Et, pour couper court aux protestations:
«Fagerolles était ici, tu vois bien que tu mens.» Puis, elle se tourna vers Claude:
«Non, c'est dégoûtant, vous n'avez pas idée d'un menteur pareil!... Il ment comme une femme, pour le plaisir, pour des petites saletés sans conséquence. Ainsi, au fond de toute son histoire, il n'y a qu'une chose: ne pas dépenser trois francs à m'acheter ce livre. Chaque fois qu'il a dû m'envoyer un bouquet, une voiture a passé dessus, ou bien il n'y avait plus de fleurs dans Paris.
Ah! en voilà un qu'il faut aimer pour lui!» Jory, sans se fâcher, renversait sa chaise, se balançait en suçant son cigare. Il se contenta de dire avec un ricanement:
«Du moment que tu as renoué avec Fagerolles...
—Je n'ai pas renoué du tout! cria-t-elle, furieuse. Et puis, est-ce que ça te regarde?... Je m'en moque, entends-tu! de ton Fagerolles. Il sait bien, lui, qu'on ne se fâche pas avec moi. Oh! nous nous connaissons tous les deux, nous avons poussé dans la même fente de pavé... Tiens! regarde, quand je voudrai, je n'aurai qu'à faire ça, rien qu'un signe du petit doigt, et il sera là, à me lécher les pieds... Il m'a dans le sang, ton Fagerolles!».
Elle s'animait, il crut prudent de battre en retraite.
«Mon Fagerolles, murmura-t-il, mon Fagerolles...
—Oui, ton Fagerolles! Est-ce que tu t'imagines que je ne vous vois pas, lui toujours à te passer la main dans le dos, parce qu'il espère des articles, et toi faisant le bon prince, calculant le bénéfice que tu en tireras, si tu appuies un artiste aimé du public?» Jory, cette fois, bégaya, très ennuyé devant Claude. Il ne se défendit pas d'ailleurs, il préféra tourner la querelle au plaisant. Hein? était-elle amusante, quand elle s'allumait ainsi? l'œil en coin luisant de vice, la bouche tordue pour l'engueulade! «Seulement, ma chère, tu fais craquer ton Titien.» Elle se mit à rire, désarmée.
Claude, noyé de bien-être, buvait des petits verres de cognac, sans savoir. Depuis deux heures qu'on était là, une griserie montait, cette griserie hallucinante des liqueurs, au milieu de la fumée du tabac. On causait d'autre chose, il était question des grands prix que commençait à atteindre la peinture. Irma, qui ne parlait plus, gardait un bout éteint de cigarette aux lèvres, les yeux fixés sur le peintre.
Et elle l'interrogea brusquement, le tutoyant comme dans un songe.
«Où l'as-tu prise, ta femme?» Cela ne parut pas le surprendre, ses idées s'en allaient à l'abandon.
«Elle arrivait de province, elle était chez une dame, et honnête pour sûr.
—Jolie?
—Mais oui, jolie.» Un instant, Irma retomba dans son rêve; puis, avec un sourire:
«Fichtre! quelle veine! Il n'y en avait plus, on en a fait une pour toi, alors!» Mais elle se secoua, elle cria, en quittant la table:
«Bientôt trois heures... Ah! mes enfants, je vous flanque à la porte. Oui, j'ai rendez-vous avec un architecte, je vais visiter un terrain près du parc Monceau, vous savez, dans ce quartier neuf, qu'on bâtit. J'ai flairé un coup par là.» On était revenu au salon, elle s'arrêta devant une glace, fâchée de se voir si rouge.
«C'est pour cet hôtel, n'est-ce pas? demanda Jory. Tu as donc trouvé l'argent?».
Elle rabattait ses cheveux sur son front, elle semblait effacer de la main le sang de ses joues, rallongeait l'ovale de sa figure, se refaisait sa tête de courtisane fauve, d'un charme intelligent d'œuvre d'art; et, se retournant, elle lui jeta pour toute réponse:
«Regarde! le revoilà, mon Titien!» Déjà, au milieu des rires, elle les poussait vers le vestibule, où elle reprit les deux mains de Claude, sans parler, en lui plantant de nouveau son regard de désir au fond des yeux. Dans la rue, il éprouva un malaise. L'air froid le dégrisait, un remords le torturait maintenant, d'avoir parlé de Christine à cette fille. Il fit le serment de ne jamais remettre les pieds chez elle.
«Hein? n'est-ce pas? une bonne enfant, disait Jory, en allumant un cigare, qu'il avait pris dans la boîte, avant de partir. Tu sais, d'ailleurs, ça n'engage à rien: on déjeune, on dîne, on couche; et bonjour; bonsoir, on va chacun à ses affaires.» Mais une sorte de honte empêchait Claude de rentrer tout de suite, et lorsque son compagnon, excité par le déjeuner, mis en appétit de flâne, parla de monter serrer la main à Bongrand, il fut ravi de l'idée, tous deux gagnèrent le boulevard de Clichy.
Bongrand occupait là, depuis vingt ans, un vaste atelier, où il n'avait point sacrifié au goût du jour, cette magnificence de tentures et de bibelots dont commençaient à s'entourer les jeunes peintres. C'était l'ancien atelier nu et gris, orné des seules études du maître, accrochées sans cadre, serrées comme les ex-voto d'une chapelle. Le seul luxe consistait en une psyché Empire, une vaste armoire normande, deux fauteuils de velours d'Utreché, limés par l'usage. Dans un coin, une peau d'ours, qui avait perdu tous ses poils, recouvrait un large divan. Mais l'artiste gardait, de sa jeunesse romantique, l'habitude d'un costume de travail spécial, et ce fut en culotte flottante, en robe nouée d'une cordelière, le sommet du crâne coiffé d'une calotte ecclésiastique, qu'il reçut les visiteurs.
Il était venu ouvrir lui-même, sa palette et ses pinceaux à la main.
«Vous voilà! Ah! la bonne idée!... Je pensais à vous, mon cher. Oui, je ne sais plus qui m'avait annoncé votre retour, et je me disais que je ne tarderais pas à vous voir.» Sa main libre était allée d'abord à Claude, dans un élan de vive affection. Il serra ensuite celle de Jory, en ajoutant: «Et vous, jeune pontife, j'ai lu votre dernier article; je vous remercie du mot aimable qui s'y trouvait pour moi... Entrez, entrez donc tous les deux! Vous ne me dérangez pas, je profite du jour jusqu'à la dernière minute, car on n'a le temps de rien faire, par ces sacrées journées de novembre.» Il s'était remis au travail, debout devant un chevalet où se trouvait une petite toile, deux femmes, la mère et la fille, cousant dans l'embrasure d'une fenêtre ensoleillée.
Derrière lui, les jeunes gens regardaient. «C'est exquis», finit par murmurer Claude.
Bongrand haussa les épaules, sans se retourner.
«Bah! une petite bêtise. Il faut bien s'occuper, n'est-ce pas?... J'ai fait ça sur nature, chez des amies, et je nettoie un peu.
—Mais c'est complet, c'est un bijou de vérité et de lumière, reprit Claude qui s'échauffait. Ah! la simplicité de ça, voyez-vous, la simplicité c'est ce qui me bouleverse, moi!»
—Du coup, le peintre se recula, cligna les yeux, d'un air plein de surprise.
«Vous trouvez? ça vous plaît, vraiment?... Eh bien, quand vous êtes entrés, j'étais en train de la juger infecte, cette toile... Parole d'honneur! je broyais du noir, j'étais convaincu que je n'avais plus pour deux sous de talent.» Ses mains tremblaient, tout son grand corps était dans le tressaillement douloureux de la création. Il se débarrassa de sa palette, il revint vers eux, avec des gestes qui battaient le vide; et cet artiste vieilli au milieu du succès, dont la place était assurée dans l'École française, leur cria:
«Ça vous étonne, mais il y a des jours où je me demande si je vais savoir dessiner un nez... Oui, à chacun de mes tableaux, j'ai encore une grosse émotion de débutant, le cœur qui bat, une angoisse qui sèche là bouche, enfin un trac abominable. Ah! le trac, jeunes gens, vous croyez le connaître, et vous ne vous en doutez même pas, parce que, mon Dieu! vous autres, si vous ratez une œuvre, vous en êtes quittes pour vous efforcer d'en faire une meilleure, personne ne vous accable; tandis que nous, les vieux, nous qui avons donné notre mesure, qui sommes forcés d'être égaux à nous-mêmes, sinon de progresser, nous ne pouvons faiblir, sans culbuter dans la fosse commune... Va donc, homme célèbre, grand artiste, mange-toi la cervelle, brûle ton sang, pour monter encore, toujours plus haut, toujours plus haut; et si tu piétines sur place, au sommet, estime-toi heureux, use tes pieds à piétiner le plus longtemps possible; et, si tu sens que tu déclines, eh bien, achève de te briser, en roulant dans l'agonie de ton talent qui n'est plus de l'époque, dans l'oubli où tu es de tes œuvres immortelles, éperdu de ton effort impuissant à créer davantage!» Sa voix forte s'était enflée avec un éclat final de tonnerre; et sa grande face rouge exprimait une angoisse.
Il marcha, il continua, emporté comme malgré lui par un souffle de violence:
«Je vous l'ai dit vingt fois qu'on débutait toujours, que la joie n'était pas d'être arrivé là-haut, mais de monter, d'en être encore aux gaietés de l'escalade. Seulement, vous ne comprenez pas, vous ne pouvez pas comprendre, il faut y passer soi-même... Songez donc; on espère tout, on rêve tout. C'est l'heure des illusions sans bornes: on a de si bonnes jambes, que les plus durs chemins paraissent courts; on est dévoré d'un tel appétit de gloire, que les premiers petits succès emplissent la bouche d'un goût délicieux. Quel festin, quand on va pouvoir rassasier son ambition! et l'on y est presque, et l'on s'écorche avec bonheur! Puis, c'est fait, la cime est conquise, il s'agit de la garder. Alors, l'abomination commence, on a épuisé l'ivresse, on la trouve courte, amère au fond, ne valant pas la lutte qu'elle a coûté.
Plus d'inconnu à connaître, de sensations à sentir. L'orgueil a eu sa ration de renommée, on sait qu'on a donné ses grandes œuvres, on s'étonne qu'elles n'aient pas apporté des jouissances plus vives. Dès ce moment, l'horizon se vide, aucun espoir nouveau ne vous appelle là-bas, il ne reste qu'à mourir. Et pourtant on se cramponne, on ne veut pas être fini, on s'entête à la création comme les vieillards à l'amour, péniblement, honteusement... Ah; l'on devrait avoir le courage et la fierté de s'étrangler, devant son dernier chef-d'œuvre!» Il s'était grandi, ébranlant le haut plafond de l'atelier, secoué d'une émotion si forte, que des larmes parurent dans ses yeux. Et il revint tomber sur une chaise, en face de sa toile, il demanda de l'air inquiet d'un élève qui a besoin d'être encouragé:
«Alors, vraiment, ça vous paraît bien?... Moi, je n'ose plut croire. Mon malheur doit être que j'ai à la fois trop et pas assez de sens critique. Dès que je me mets à une étude, je l'exalte; puis, si elle n'a pas de succès, je me torture. Il vaudrait mieux ne pas y voir du tout, comme cet animal de Chambouvard, ou bien y voir très clair et ne plus peindre... Franchement, vous aimez cette petite toile?» Claude et Jory restaient immobiles, étonnés, embarrassés devant ce sanglot de grande douleur, dans l'enfantement.
À quel instant de crise étaient-ils donc venus, pour que ce maître hurlât de souffrance, en les consultant comme des camarades? Et le pis était qu'ils n'avaient pu cacher une hésitation, sous les gros yeux ardents dont il les suppliait, des yeux où se lisait la peur cachée de sa décadence. Eux, connaissaient bien le bruit courant, ils partageaient l'opinion que le peintre, depuis sa Noce au village, n'avait rien fait qui valût ce tableau fameux.
Même, après s'être maintenu dans quelques toiles, il glissait désormais à une facture plus savante et plus sèche.
L'éclat s'en allait, chaque œuvre semblait déchoir. Mais c'étaient là des choses qu'on ne pouvait dire, et Claude, lorsqu'il se fut remis, s'exclama:
«Vous n'avez jamais rien peint de si puissant!» Bongrand le regarda encore, droit dans les yeux. Puis, il se retourna vers son œuvre, s'absorba, eut un mouvement de ses deux bras d'hercule, comme s'il eût fait craquer ses os, pour soulever cette petite toile, si légère. Et il murmura, se parlant à lui-même:
«Nom de Dieu! que c'est lourd! N'importe, j'y laisserai la peau, plutôt que de dégringoler!» Il reprit sa palette, se calma dès le premier coup de pinceau, arrondissant ses épaules de brave homme, avec sa nuque large, où, il restait de la carrure obstinée du paysan, dans le croisement de finesse bourgeoise dont il était le produit.
Un silence s'était fait. Jory, les yeux toujours sur le tableau, demanda:
«C'est vendu?» Le peintre eut un geste vague d'excuse.
«Non... Ça me paralyse, quand j'ai un marchand dans le dos.» Et, sans cesser de travailler, il continua, mais goguenard à présent. «Ah! on commence à en faire un négoce, avec la peinture!... Positivement, je n'ai jamais vu ça, moi qui tourne à l'ancêtre... Ainsi, vous, l'aimable journaliste, leur en avez-vous flanqué des fleurs aux jeunes, dans cet article où vous me nommiez! ils étaient deux ou trois cadets là-dedans qui avaient tout bonnement du génie.» Jory se mit à rire.
«Dame! quand on a un journal, c'est pour en user.
Et puis, le public aime ça, qu'on lui découvre des grands hommes.
—Sans doute, la bêtise du public est infinie, je veux bien que vous l'exploitiez... Seulement, je me rappelle nos débuts, à nous autres. Fichtre! nous n'étions pas gâtés, nous avions devant nous dix ans de travail et de lutte, avant de pouvoir imposer grand comme ça de la peinture... Tandis que, maintenant, le premier godelureau sachant camper un bonhomme, fait retentir toutes les trompettes de la publicité. Et quelle publicité! un charivari d'un bout de la France à l'autre, de soudaines renommées qui poussent du soir au matin, et qui éclatent en coups de foudre, au milieu des populations béantes. Sans parler des œuvres, ces pauvres œuvres annoncées par des salves d'artillerie, attendues dans un délire d'impatience, enrageant Paris pendant huit jours, puis tombant à l'éternel oubli!
—C'est le procès à la presse d'informations que vous faites là, déclara Jory, qui était allé s'allonger sur le divan, en allumant un nouveau cigare. Il y a du bien et du mal à en dire, mais il faut être de son temps, que, diable!» Bongrand secouait la tête; et il repartit, dans une hilarité énorme:
«Non! non! on ne peut plus lâcher la moindre croûte, sans devenir un jeune maître... Moi, voyez-vous, ce qu'ils m'amusent, vos jeunes maîtres!» Mais, comme si une association d'idées s'était produite en lui, il s'apaisa, il se tourna vers Claude, pour poser cette question:
«À propos, et Fagerolles, avez-vous vu son tableau?
—Oui», répondit simplement le jeune homme.
Tous deux continuaient de se regarder, un sourire invincible était monté à leurs lèvres, et Bongrand ajouta enfin:
«En voilà un qui vous pille!».
Jory, pris d'un embarras, avait baissé les yeux, se demandant s'il défendrait Fagerolles. Sans doute, il lui sembla profitable de le faire, car il loua le tableau, cette actrice dans sa loge, dont une reproduction gravée avait alors un grand succès aux étalages. Est-ce que le sujet n'était pas moderne? est-ce que ce n'était pas joliment peint, dans la gamme claire de l'école nouvelle? Peut-être aurait-on pu désirer plus de force; seulement, il fallait laisser sa nature à chacun; puis, ça ne traînait pas dans les rues, le charrue et la distinction.
Penché sur sa toile, Bongrand, qui d'habitude ne lâchait que des éloges paternels sur les jeunes, frémissait, faisait un visible effort pour ne pas éclater. Mais l'explosion eut lieu malgré lui. «Fichez-nous la paix, hein avec votre Fagerolles! Vous nous croyez donc plus bêtes que nature!... Tenez vous voyez le grand peintre ici présent. Oui, ce jeune monsieur-là, qui est devant vous! Eh bien, tout le truc consiste à lui voler son originalité et à l'accommoder à la sauce veule de l'École des Beaux-Arts! Parfaitement! on prend du moderne, on peint clair, mais on garde le dessin banal et correct, la composition agréable de tout le monde, enfin la formule qu'on enseigne là-bas, pour l'agrément des bourgeois. Et l'on noie ça de facilité, oh cette facilité exécrable des doigts, qui sculpteraient aussi bien des noix de coco, de cette facilité coulante, plaisante, qui fait le succès et qui devrait être punie du bagne, entendez-vous!» Il brandissait en l'air sa palette et ses brosses, dans ses deux poings fermés.
«Vous êtes sévère, dit Claude gêné. Fagerolles a vraiment des qualités de finesse.
—On m'a conté, murmura Jory, qu'il venait de passer un traité très dangereux avec Naudet.»
Ce nom jeté ainsi dans la conversation, détendit une fois encore Bongrand, qui répéta, en dodelinant des épaules:
«Ah! Naudet... ah! Naudet...» Et il les amusa beaucoup, avec Naudet, qu'il connaissait bien. C'était un marchand, qui, depuis quelques années, révolutionnait le commerce des tableaux. Il ne s'agissait plus du vieux jeu, la redingote crasseuse et le goût si fin du père Malgras, les toiles des débutants guettées, achetées à dix francs pour être revendues quinze, tout ce petit train-train de connaisseur, faisant la moue devant l'œuvre convoitée pour la déprécier, adorant au fond la peinture, gagnant sa pauvre vie à renouveler rapidement ses quelques sous de capital, dans des opérations prudentes.
Non, le fameux Naudet avait des allures de gentilhomme, jaquette de fantaisie, brillant à la cravate, pommadé, astiqué, verni; grand train d'ailleurs, voiture au mois, fauteuil à l'Opéra, table réservée chez Bignon, fréquentant partout où il était décent de se montrer. Pour le reste, un spéculateur, un boursier, qui se moquait radicalement de la bonne peinture. Il apportait l'unique flair du succès, il devinait l'artiste à lancer, non pas celui qui promettait le génie discuté d'un grand peintre, mais celui dont le talent menteur, enflé de fausses hardiesses, allait faire prime sur le marché bourgeois. Et c'était ainsi qu'il bouleversait ce marché, en écartant l'ancien amateur de goût et en ne traitant plus qu'avec l'amateur riche, qui ne se connaît pas en art, qui achète un tableau comme valeur de Bourse, par vanité ou dans l'espoir qu'elle montera.
Là, Bongrand, très farceur, avec un vieux fond de cabotin, se mit à jouer la scène. Naudet arrive chez Fagerolles. «Vous avez du génie, mon cher. Ah! votre tableau de l'autre jour est vendu. Combien?—Cinq cents francs.
—Mais vous êtes fou! il en valait douze cents.
Et celui-ci, qui vous reste, combien?—Mon Dieu! je ne sais pas, mettons douze cents.—Allons donc, douze cents! Vous ne m'entendez donc pas, mon cher? il en vaut deux mille! Je le prends à deux mille. Et, dès aujourd'hui, vous ne travaillez plus que pour moi, Naudet; Adieu, adieu, mon cher, ne vous prodiguez pas, votre fortune est faite, je m'en charge.» Le voilà parti, il emporte le tableau dans sa voiture, il le promène chez ses amateurs, parmi lesquels il a répandu la nouvelle qu'il venait de découvrir un peintre extraordinaire. Un de ceux-ci finit par mordre et demande le prix. «Cinq mille. Comment! cinq mille! le tableau d'un inconnu, vous vous moquez de moi!—Écoutez, je vous propose une affaire: je vous le vends cinq mille et je vous signe l'engagement de le reprendre à six mille dans un an, s'il a cessé de vous plaire.» Du coup, l'amateur est tenté: que risque-t-il? bon placement au fond, et il achète. Alors, Naudet ne perd pas de temps, il en case de la sorte neuf ou dix dans l'année. La vanité se mêle à l'espoir du gain, les prix montent, une cote s'établit, si bien que, lorsqu'il retourne chez son amateur, celui-ci, au lieu de rendre le tableau, en paie un autre huit mille. Et la hausse va toujours son train, et la peinture n'est plus qu'un terrain louche, des mines d'or aux buttes Montmartre, lancées par des banquiers, et autour desquelles on se bat à coups de billets de banque!...
Claude s'indignait, Jory trouvait ça très fort, lorsqu'on frappa. Bongrand, qui alla ouvrir, eut une exclamation.
«Tiens! Naudet!... Justement, nous parlions de vous.» Naudet, très correct, sans une moucheture de boue, malgré le temps atroce, saluait, entrait avec la politesse recueillie d'un homme du monde qui pénètre dans une église.
«Très heureux, très flatté, cher maître... Et vous ne disiez que du bien, j'en suis sûr.
—Mais pas du tout, Naudet, pas du tout! reprit Bongrand d'une voix tranquille. Nous disions que votre façon d'exploiter la peinture était en train de nous donner une jolie génération de peintres moqueurs, doublée d'hommes d'affaires malhonnêtes.» Sans s'émouvoir, Naudet souriait.
«Le mot est dur, mais si charmant! Allez, allez, cher maître, rien ne me blesse de vous.» Et, tombant en extase devant le tableau, les deux petites femmes qui cousaient:
«Ah! mon Dieu! je ne le connaissais pas, c'est une merveille!... Ah! cette lumière; cette facture si solide et si large! Il faut remonter à Rembrandt, oui, à Rembrandt!... Écoutez, cher maître, je suis venu simplement pour vous rendre mes devoirs, mais c'est ma bonne étoile qui m'a conduit. Faisons enfin une affaire, cédez-moi ce bijou... Tout ce que vous voudrez, je le couvre d'or.» On voyait le dos de Bongrand s'irriter à chaque phrase.
Il l'interrompit rudement.
«Trop tard, c'est vendu.
—Vendu, mon Dieu! Et vous ne pouvez vous dégager?
Dites-moi au moins à qui, je ferai tout, je donnerai tout...
Ah! quel coup terrible! vendu, en êtes-vous bien sûr?
Si l'on vous offrait le double?
—C'est vendu, Naudet, et en voilà assez, hein!» Pourtant, le marchand continua à se lamenter. Il resta quelques minutes encore, se pâma devant d'autres études, fit le tour de l'atelier avec les coups d'œil aigus d'un parieur qui cherche la chance. Lorsqu'il comprit que l'heure était mauvaise et qu'il n'emporterait rien, il s'en alla, saluant d'un air de gratitude, s'exclamant d'admiration jusque sur le palier.
Dès qu'il ne fut plus là, Jory, qui avait écouté avec surprise, se permit une question.
«Mais vous nous aviez dit, il me semble... Ce n'est pas vendu, n'est-ce pas?».
Bongrand, sans répondre d'abord, revint devant sa toile.
Puis, de sa voix tonnante, mettant dans ce cri toute la souffrance cachée, tout le combat naissant qu'il n'avouait pas:
«Il m'embête! jamais il n'aura rien!... Qu'il achète à Fagerolles!».
Un quart d'heure plus tard, Claude et Jory prirent eux-même congé, en le laissant au travail, acharné dans le jour qui tombait. Et, dehors, quand le premier se fut séparé de son compagnon, il ne rentra pas tout de suite rue de Douai, malgré sa longue absence. Un besoin de marcher encore, de s'abandonner à ce Paris, où les rencontres d'une seule journée lui emplissaient le crâne, le fit errer jusqu'à la nuit noire, dans la boue glacée des rues, sous la clarté des becs de gaz, qui s'allumaient un à un, pareils à des étoiles fumeuses au fond du brouillard.
Claude attendit impatiemment le jeudi, pour dîner chez Sandoz: car ce dernier, immuable, recevait toujours les camarades, une fois par semaine. Venait qui voulait, le couvert était mis. Il avait eu beau se marier, changer son existence, se jeter en pleine lutte littéraire: il gardait son jour, ce jeudi qui datait de sa sortie du collège, au temps des premières pipes. Ainsi qu'il le répétait lui-même, en faisant allusion à sa femme, il n'y avait qu'un camarade de plus.
«Dis donc, mon vieux, avait-il dit franchement à Claude, ça m'ennuie beaucoup...
—Quoi donc?
—Tu n'es pas marié... Oh! moi, tu sais, je recevrais bien volontiers ta femme... Mais ce sont les imbéciles, un tas de bourgeois qui me guettent et qui raconteraient des abominations...
—Mais certainement, mon vieux, mais Christine elle même refuserait d'aller chez toi... Oh! nous comprenons très bien, j'irai seul, compte là-dessus!» Dès six heures, Claude se rendit chez Sandoz, rue Nollet, au fond des Batignolles; et il eut toutes les peines du monde à découvrir le petit pavillon que son ami occupait. D'abord, il entra dans une grande maison bâtie sur la rue, s'adressa au concierge, qui lui fit traverser trois cours; puis, il fila le long d'un couloir entre deux autres bâtisses, descendit un escalier de quelques marches, buta contre la grille d'un étroit jardin: c'était là, le pavillon se trouvait au bout d'une allée. Mais il faisait si noir, il avait si bien failli se rompre les jambes dans l'escalier, qu'il n'osait se risquer davantage, d'autant plus qu'un chien énorme aboyait furieusement. Enfin, il entendit la voie de Sandoz, qui s'avançait en calmant le chien.
«Ah! c'est toi... Hein? nous sommes à la campagne.
On va mettre une lanterne, pour que notre monde ne se casse pas la tête... Entre, entre... Sacré Bertrand, veux-tu te taire! Tu ne vois donc pas que c'est un ami, imbécile!» Alors, le chien les accompagna vers le pavillon, la queue haute, en sonnant une fanfare d'allégresse. Une jeune bonne avait paru avec une lanterne, qu'elle vint accrocher à la grille, pour éclairer le terrible escalier.
Dans le jardin, il n'y avait qu'une petite pelouse centrale, plantée d'un immense prunier, dont l'ombrage pourrissait l'herbe; et, devant la maison, très basse, de trois fenêtres de façade seulement, régnait une tonnelle de vigne vierge, où luisait un banc tout neuf, installé là comme ornement sous les pluies d'hiver, en attendant le soleil.
«Entre», répéta Sandoz.
Il l'introduisit, à droite du vestibule, dans le salon, dont il avait fait son cabinet de travail. La salle à manger et la cuisine étaient à gauche. En haut, sa mère, qui ne quittait plus le lit, occupait la grande chambre; tandis que le ménage se contentait de l'autre et du cabinet de toilette, placé entre les deux pièces. Et c'était tout, une vraie boîte de carton, des compartiments de tiroir, que séparaient des cloisons minces comme des feuilles de papier. Petite maison de travail et d'espoir cependant, vaste à côté des greniers de jeunesse, égayée déjà d'un commencement de bien-être et de luxe.
«Hein? cria-t-il, nous en avons, de la place! Ah! c'est joliment plus commode que rue d'Enfer! Tu vois, j'ai une pièce à moi tout seul. Et j'ai acheté une table de chêne pour écrire, et ma femme m'a donné ce palmier, dans ce vieux pot de Rouen... Hein? c'est chic!» Justement, sa femme entrait. Grande, le visage calme et gai, avec de beaux cheveux bruns, elle avait par-dessus sa robe de popeline noire, très simple, un large tablier blanc; car, bien qu'ils eussent pris une servante à demeure, elle s'occupait de la cuisine, était fière de certains de ses plats, mettait le ménage sur un pied de propreté et de gourmandise bourgeoises.
Tout de suite, Claude et elle furent d'anciennes connaissances.
«Appelle-le Claude, chérie... Et toi, vieux, appelle-la Henriette... Pas de madame, pas de monsieur, ou je vous flanque chaque fois une amende de cinq sous.» Ils rirent, et elle s'échappa, réclamée à la cuisine par un plat du Midi, une bouillabaisse, dont elle voulait faire la surprise aux amis de Plassans. Elle en tenait la recette de son mari lui-même, elle y avait acquis un tour de main extraordinaire, disait-il.
«Elle est charmante, ta femme, dit Claude, et elle te gâte.» Mais Sandoz, assis devant sa table, les coudes parmi les pages du livre en train, écrites dans la matinée, se mit à parler du premier roman de sa série, qu'il avait publié en octobre. Ah! on le lui arrangeait, son pauvre bouquin! C'était un égorgement, un massacre, toute la critique hurlant à ses trousses, une bordée d'imprécations, comme s'il eût assassiné les gens, à la corne d'un bois.
Et il en riait, excité plutôt, les épaules solides, avec la tranquille carrure du travailleur qui sait où il va. Un étonnement seul lui restait, la profonde inintelligence de ces gaillards, dont les articles bâclés sur des coins de bureau, le couvraient de boue, sans paraître soupçonner la moindre de ses intentions. Tout se trouvait jeté dans le baquet aux injures: son étude nouvelle de l'homme physiologique, le rôle tout-puissant rendu aux milieux, la vaste nature éternellement en création, la vie enfin, la vie totale, universelle, qui va d'un bout de l'animalité à l'autre, sans haut ni-bas, sans beauté ni laideur; et les audaces de langage, la conviction que tout doit se dire, qu'il y a des mots abominables nécessaires comme des fers rouges, qu'une langue sort enrichie de ces bains de force; et surtout l'acte sexuel, l'origine et l'achèvement continu du monde, tiré de la honte où on le cache, remis dans sa gloire, sous le soleil. Qu'on se fâchât, il l'admettait aisément; mais il aurait voulu au moins qu'on lui fit l'honneur de comprendre et de se fâcher pour ses audaces, non pour les saletés imbéciles qu'on lui prêtait.
«Tiens! continua-t-il, je crois qu'il y a encore plus de niais que de méchants... C'est la forme qui les enrage en moi, la phrase écrite, l'image, la vie du style. Oui, la haine de la littérature, toute la bourgeoisie en crève!» Il se tut, envahi d'une tristesse.
«Bah! dit Claude après un silence, tu es heureux, tu travailles, tu produis, toi!» Sandoz s'était levé, il eut un geste de brusque douleur.
«Ah! oui, je travaille, je pousse mes livres jusqu'à la dernière page... Mais si tu savais! si je te disais dans quels désespoirs, au milieu de quels tourments! Est-ce que ces crétins ne vont pas s'aviser aussi de m'accuser d'orgueil! moi que l'imperfection de mon œuvre poursuit jusque dans le sommeil! moi qui ne relis jamais mes pages de la veille, de crainte de les juger si exécrables que je ne puisse trouver ensuite la force de continuer!...
Je travaille, eh! sans doute, je travaille! je travaille comme je vis, parce que je suis né pour ça; mais, va, je n'en suis pas plus gai, jamais je ne me contente, et il y a toujours la grande culbute au bout!» Un éclat de voix l'interrompit, et Jory parut, enchanté de l'existence, racontant qu'il venait de retaper une vieille chronique pour avoir sa soirée libre. Presque aussitôt, Gagnière et Mahoudeau, qui s'étaient rencontrés à la porte, arrivèrent en causant. Le premier, enfoncé depuis quelques mois dans une théorie des couleurs, expliquait à l'autre son procédé.
«Je pose mon ton, continuait-il. Le rouge du drapeau s'éteint et jaunit; parce qu'il se détache sur le bleu du ciel, dont la couleur complémentaire, l'orangé, se combine avec le rouge.»
Claude, intéressé, le questionnait déjà, lorsque la bonne apporta un télégramme. «Bon! dit Sandoz, c'est Dubuche qui s'excuse, il promet de nous surprendre vers onze heures.» À ce moment, Henriette ouvrit la porte toute grande, et annonça elle-même le dîner. Elle n'avait plus son tablier de cuisinière, elle serrait gaiement, en maîtresse de maison, les mains qui se tendaient. À table! à table! il était sept heures et demie, la bouillabaisse n'attendait pas. Jory ayant fait remarquer que Fagerolles lui avait juré qu'il viendrait, on ne voulut rien entendre: il devenait ridicule, Fagerolles, à poser pour le jeune maître, accablé de travaux!
La salle à manger où l'on passa, était si petite que, voulant y installer le piano, on avait dû percer une sorte d'alcôve, dans un cabinet noir, réservé jusque-là à la vaisselle. Pourtant, les grands jours, on tenait encore une dizaine autour de la table ronde sous la suspension de porcelaine blanche, mais à la condition de condamner le buffet, si bien que la bonne ne pouvait plus y aller chercher une assiette. D'ailleurs, c'était la maîtresse de maison qui servait; et le maître, lui, se plaçait en face, contre le buffet bloqué, pour y prendre et passer ce dont on avait besoin.
Henriette avait mis Claude à sa droite, Mahoudeau à sa gauche; tandis que Jory et Gagnière s'étaient assis aux deux côtés de Sandoz.
«Françoise! appela-t-elle. Donnez-moi donc les rôties, elles sont sur le fourneau.»
Et, la bonne lui ayant apporté les rôties, elle les distribuait deux par deux dans les assiettes, puis commençait à verser dessus le bouillon de la bouillabaisse, lorsque la porte s'ouvrit.
«Fagerolles, enfin! dit-elle. Placez-vous là, près de Claude.» Il s'excusa d'un air de galante politesse, allégua un rendez-vous d'affaires. Très élégant maintenant, pincé dans des vêtements de coupe anglaise, il avait une tenue d'homme de cercle, relevée par la pointe de débraillé artiste qu'il gardait. Tout de suite, en s'asseyant, il secoua la main de son voisin, il affecta une vive joie.
«Ah! mon vieux Claude! Il y a si longtemps que je voulais te voir! Oui, j'ai eu vingt fois l'idée d'aller là-bas; et puis, tu sais, la vie...» Claude, pris de malaise devant ces protestations, tâchait de répondre avec une cordialité pareille. Mais Henriette, qui continuait de servir, le sauva, en s'impatientant.
«Voyons, Fagerolles, répondez-moi... Est-ce deux rôties que vous désirez?
—Certainement, madame, deux rôties... Je l'adore, la bouillabaisse. D'ailleurs, vous la faites si bonne! une merveille!» Tous, en effet, se pâmaient, Mahoudeau et Jory surtout, qui déclaraient n'en avoir jamais mangé de meilleure à Marseille; si bien que la jeune femme, ravie, rose encore de la chaleur du fourneau, la grande cuiller en main, ne suffisait que juste à remplir les assiettes qui lui revenaient; et même elle quitta sa chaise, courut en personne chercher à la cuisine le reste du bouillon, car la servante perdait la tête.
«Mange donc! lui cria Sandoz. Nous attendrons bien que tu aies mangé.»
Mais elle s'entêtait, demeurait debout.
«Laisse... Tu ferais mieux de passer le pain. Oui, derrière toi, sur le buffet... Jory préfère les tartines, la mie qui trempe.»
Sandoz se leva à son tour, aida au service, pendant qu'on plaisantait Jory sur les pâtées qu'il aimait.
Et Claude, pénétré par cette bonhomie heureuse, comme réveillé d'un long sommeil, les regardait tous, se demandait s'il les avait quittés la veille, ou s'il y avait bien quatre années qu'il n'eût dîné là, un jeudi. Ils étaient autres pourtant, il les sentait changés, Mahoudeau aigri de misère, Jory enfoncé dans sa jouissance; Gagnière plus lointain, envolé ailleurs; et, surtout, il lui semblait que Fagerolles, près de lui, dégageait du froid, malgré l'exagération de sa cordialité. Sans doute, leurs visages avaient vieilli un peu, à l'usure de l'existence; mais ce n'était pas cela seulement, des vides paraissaient se faire entre eux, il les voyait à part, étrangers, bien qu'ils fussent coude à coude, trop serrés autour de cette table. Puis, le milieu était nouveau: une femme, aujourd'hui, apportait son charme, les calmait par sa présence. Alors, pourquoi, devant ce cours fatal des choses qui meurent et se renouvellent, avait-il donc cette sensation de recommencement? pourquoi aurait-il juré qu'il s'était assis à cette place, le jeudi de la semaine précédente? et il crut comprendre enfin: c'était Sandoz qui, lui, n'avait pas bougé, aussi entêté dans ses habitudes de cœur que dans ses habitudes de travail, radieux de les recevoir à la table de son jeune ménage, ainsi qu'il l'était jadis de partager avec eux son maigre repas de garçon. Un rêve d'éternelle amitié l'immobilisait, des jeudis pareils se succédaient à l'infini, jusqu'aux derniers lointains de l'âge. Tous éternellement ensemble! tous partis à la même heure et arrivés dans la même victoire! Il dut deviner la pensée qui rendait Claude muet, il lui dit au travers de la nappe, avec son bon rire de jeunesse:
«Hein? vieux, t'y voilà encore! Ah! nom d'un chien; que tu nous as manqué!... Mais, tu vois, rien ne change, nous sommes tous les mêmes... N'est-ce pas? vous autres!».
Ils répondirent par des hochements de tête. Sans doute, sans doute!...
«Seulement, continua-t-il épanoui, la cuisine est un peu meilleure que rue d'Enfer... Vous en ai-je fait manger, des ratatouilles!» Après la bouillabaisse, un civet de lièvre avait paru; et une volaille rôtie, accompagnée d'une salade, termina le dîner. Mais on resta longtemps à table, le dessert traîna, bien que la conversation n'eût pas la fièvre ni les violences d'autrefois: chacun parlait de lui, finissait par se taire, en voyant que personne ne l'écoutait. Au fromage, cependant, lorsqu'on eut goûté d'un petit vin de Bourgogne, un peu aigrelet, dont le ménage s'était risqué à faire venir une pièce, sur les droits d'auteur du premier roman, les voix s'élevèrent, on s'anima.
«Alors, tu as traité avec Naudet? demanda Mahoudeau, dont le visage osseux d'affamé s'était creusé encore. Est-ce vrai qu'il t'assure cinquante mille francs la première année?» Fagerolles répondit du bout des lèvres:
«Oui, cinquante mille... Mais rien n'est fait, je me tâte, c'est raide de s'engager ainsi. Ah! c'est moi qui ne m'emballe pas!—Fichtre! murmura le sculpteur, tu es difficile. Pour vingt francs par jour, moi, je signe ce qu'on voudra.» Tous, maintenant, écoutaient Fagerolles, qui jouait l'homme excédé par le succès naissant. Il avait toujours sa jolie figure inquiétante de gueuse; mais un certain arrangement des cheveux, la coupe de la barbe lui donnaient une gravité. Bien qu'il vînt encore de loin en loin chez Sandoz, il se séparait de la bande, se lançait sur les boulevards, fréquentait les cafés, les bureaux de rédaction, tous les lieux de publicité où il pouvait faire des connaissances utiles. C'était une tactique, une volonté de se tailler son triomphe à part, cette idée maligne que, pour réussir, il ne fallait plus avoir rien de commun avec ces révolutionnaires, ni un marchand, ni les relations, ni les habitudes. Et l'on disait même qu'il mettait les femmes de deux ou trois salons dans sa chance, non pas en mâle brutal comme Jory, mais en vicieux supérieur à ses passions, en simple chatouilleur de baronnes sur le retour.
Justement, Jory lui signala un article, dans l'unique dessein de se donner une importance, car il avait la prétention d'avoir fait Fagerolles, comme il prétendait jadis avoir fait Claude.
«Dis donc, as-tu lu l'étude de Vernier sur toi? En voilà un encore qui me répète!
—Ah! il en a, lui, des articles!» soupira Mahoudeau.
Fagerolles eut un geste insouciant de la main; mais il souriait, avec le mépris caché de ces pauvres diables si peu adroits, s'entêtant à une rudesse de niais, lorsqu'il était si facile de conquérir la foule. Ne lui suffisait-il pas de rompre, après les avoir pillés? Il bénéficiait de toute la haine qu'on avait contre eux, on couvrait d'éloges ses toiles adoucies, pour achever de tuer leurs œuvres obstinément violentes.
«As-tu lu, toi, l'article de Vernier? répéta Jory à Gagnière. N'est-ce pas qu'il dit ce que j'ai dit?» Depuis un instant, Gagnière s'absorbait dans la contemplation de son verre sur la nappe blanche, que le reflet du vin tachait de rouge. Il sursauta.
«Hein! l'article de Vernier?
—Oui, enfin tous ces articles qui paraissent sur Fagerolles.» Stupéfait, il se tourna vers celui-ci.
«Tiens! on écrit des articles sur toi... Je n'en sais rien, je ne les ai pas vus... Ah! on écrit des articles sur toi; pourquoi donc?» Un fou rire s'éleva, Fagerolles seul ricanait de mauvaise grâce, croyant à une farce méchante. Mais Gagnière était d'une absolue bonne foi: il s'étonnait qu'on pût faire un succès à un peintre qui n'observait seulement pas la loi des valeurs. Un succès à ce truqueur-là, jamais de la vie! Que devenait la conscience?
Cette gaieté bruyante échauffa la fin du dîner. On ne mangeait plus, seule la maîtresse de maison voulait encore remplir les assiettes.
«Mon ami, veille donc, répétait-elle à Sandoz, très excité au milieu du bruit. Allonge la main, les biscuits sont sur le buffet.» On se récria, tous se levèrent. Comme on passait ensuite la soirée là, autour de la table, à prendre du thé, ils se tinrent debout, continuant de causer contre les murs, pendant que la bonne ôtait le couvert. Le ménage aidait, elle remettant les salières dans un tiroir, lui donnant un coup de main pour plier la nappe.
«Vous pouvez fumer, dit Henriette. Vous savez que ça ne me gêne nullement.»
Fagerolles, qui avait attiré Claude dans l'embrasure de la fenêtre, lui offrit un cigare, que celui-ci refusa.
«Ah! c'est vrai, tu ne fumes pas... Et, dis donc, j'irai voir ce que tu rapportes. Hein? des choses très intéressantes. Tu sais, moi, ce que je pense de ton talent. Tu es le plus fort...» Il se montrait très humble, sincère au fond, laissant remonter son admiration d'autrefois, marqué pour toujours à l'empreinte de ce génie d'un autre, qu'il reconnaissait, malgré les calculs compliqués de sa malice. Mais son humilité s'aggravait d'une gêne, bien rare chez lui, du trouble où le jetait le silence que le maître de sa jeunesse gardait sur son tableau. Et il se décida, les lèvres tremblantes.
«Est-ce que tu as vu mon actrice, au Salon? Aimes-tu ça, franchement?» Claude hésita une seconde, puis en bon camarade:
«Oui, il y a des choses très bien.» Déjà, Fagerolles saignait d'avoir posé cette question stupide; et il achevait de perdre pied, il s'excusait maintenant, tâchait d'innocenter ses emprunts et de plaider ses compromis. Lorsqu'il s'en fut tiré à grand-peine, exaspéré contre sa maladresse, il redevint un instant le farceur de jadis, fit rire aux larmes Claude lui-même, les amusa tous. Puis, il tendit la main à Henriette, pour prendre congé. «Comment! vous nous quittez si vite?
—Hélas! oui; chère madame. Mon père traite ce soir un chef de bureau, qu'il travaille pour la décoration... Et, comme je suis un de ses titres, j'ai dû jurer de paraître.» Lorsqu'il fut parti, Henriette, qui avait échangé quelques mots tout bas avec Sandoz, disparut; et l'on entendit le bruit léger de ses pas au premier étage: depuis le mariage, c'était elle qui soignait la vieille mère infirme, s'absentant ainsi à plusieurs reprises dans la soirée, comme le fils autrefois.
Du reste, pas un des convives n'avait remarqué sa sortie. Mahoudeau et Gagnière causaient de Fagerolles, se montraient d'une aigreur sourde, sans attaque directe.
Ce n'était encore que des regards ironiques de l'un à l'autre, des haussements d'épaules, tout le muet mépris de garçons qui ne veulent pas exécuter un camarade. Et ils se rabattirent sur Claude, ils se prosternèrent, l'accablèrent des espérances qu'ils mettaient en lui. Ah! il était temps qu'il revînt, car lui seul, avec ses dons de grand peintre, sa poigne solide, pouvait être le maître, le chef reconnu. Depuis le Salon des Refusés, l'école du plein air s'était élargie, toute une influence croissante se faisait sentir; malheureusement, les efforts s'éparpillaient, les nouvelles recrues se contentaient d'ébauches, d'impressions bâclées en trois coups de pinceau; et l'on attendait l'homme de génie nécessaire, celui qui incarnerait la formule en chefs-d'œuvre. Quelle place à prendre! dompter la foule, ouvrir un siècle, créer un art! Claude les écoutait, les yeux à terre, la face envahie d'une pâleur. Oui, c'était bien là son rêve inavoué, l'ambition qu'il n'osait se confesser à lui-même. Seulement, il se mêlait à la joie de la flatterie une étrange angoisse, une peur de cet avenir, en les entendant le hausser à ce rôle de dictateur, comme s'il eût triomphé déjà. «Laissez donc! finit-il par crier, il y en a qui me valent, je me cherche encore!» Jory, agacé, fumait en silence. Brusquement, comme les deux autres s'entêtaient, il ne put retenir cette phrase:
«Tout ça, mes petits, c'est parce que vous êtes embêtés du succès de Fagerolles.» Ils se récrièrent, éclatèrent en protestations. Fagerolles! le jeune maître! quelle bonne farce! «Oh! tu nous lâches, nous le savons, dit Mahoudeau.
Il n'y a pas de danger que tu écrives deux lignes sur nous, maintenant.
—Dame, mon cher, répondit Jory, vexé, tout ce que j'écris sur vous, on me le coupe. Vous vous faites exécrer partout... Ah! si j'avais un journal à moi!» Henriette reparut, et les yeux de Sandoz ayant cherché les siens, elle lui répondit d'un regard, elle eut ce sourire tendre et discret, qu'il avait lui-même jadis, quand il sortait de la chambre de sa mère. Puis, elle les appela tous, ils se rassirent autour de la table, tandis qu'elle faisait le thé et qu'elle le versait dans les tasses. Mais la soirée s'attrista, engourdie d'une lassitude. On eut beau laisser entrer Bertrand, le grand chien, qui se livra à des bassesses devant le sucre, et qui alla se coucher contre le poêle, où il ronfla comme un homme. Depuis la discussion sur Fagerolles, des silences régnaient, une sorte d'ennui irrité s'alourdissait dans la fumée épaissie des pipes. Même Gagnière, à un moment, quitta la table, pour se mettre au piano, où il estropia en sourdine des phrases de Wagner, avec les doigts raides d'un amateur qui fait ses premières gammes à trente ans.
Vers onze heures, Dubuche, arrivant enfin, acheva de glacer la réunion. Il s'était échappé d'un bal, désireux de remplir envers ses anciens camarades ce qu'il regardait comme un dernier devoir; et son habit, sa cravate blanche, sa grosse face pâle exprimaient à la fois la contrariété d'être venu, l'importance qu'il donnait à ce sacrifice, la peur qu'il avait de compromettre sa fortune nouvelle. Il évitait de parler de sa femme, pour ne pas avoir à l'amener chez Sandoz. Quand il eut serré la main de Claude, sans plus d'émotion que s'il l'avait rencontré la veille, il refusa une tasse de thé, il parla lentement, en gonflant les joues, des tracas de son installation dans une maison neuve dont il essuyait les plâtres, du travail qui l'accablait, depuis qu'il s'occupait des constructions de son beau-père, toute une rue à bâtir, près du parc Monceau.
Alors, Claude sentit nettement quelque chose se rompre.
La vie avait-elle donc emporté déjà les soirées d'autrefois, si fraternelles dans leur violence, où rien ne les séparait encore, où pas un d'eux ne réservait sa part de gloire?
Aujourd'hui, la bataille commençait. Chaque affamé donnait son coup de dent. La fissure était là, la fente à peine visible, qui avait fêlé les vieilles amitiés jurées, et qui devait les faire craquer, un jour, en mille pièces. Mais Sandoz, dans son besoin d'éternité, ne s'apercevait toujours de rien, les voyait tels que rue d'Enfer, aux bras les uns des autres, partis en conquérants. Pourquoi changer ce qui était bon? est-ce que le bonheur n'était pas dans une joie choisie entre toutes, puis éternellement goûtée?
Et, une heure plus tard, lorsque les camarades se décidèrent à s'en aller, somnolents sous l'égoïsme morne de Dubuche qui parlait sans fin de ses affaires, lorsqu'on eut arraché du piano Gagnière hypnotisé, Sandoz, suivi de sa femme, malgré la nuit froide, voulut absolument les accompagner jusqu'au bout du jardin, à la grille. Il distribuait des poignées de main, il criait: «À jeudi, Claude!... À jeudi, tous!... Hein? venez tous!—À jeudi!» répéta Henriette, qui avait pris la lanterne et qui la haussait, pour éclairer l'escalier.
Et, au milieu des rires, Gagnière et Mahoudeau répondirent en plaisantant:
«À jeudi, jeune maître!... Bonne nuit, jeune maître!» Dehors, dans la rue Nollet, Dubuche appela tout de suite un fiacre, qui l'emporta. Les quatre autres remontèrent ensemble jusqu'au boulevard extérieur, presque sans échanger un mot, l'air étourdi d'être depuis si longtemps ensemble. Sur le boulevard, une fille ayant passé, Jory se lança derrière ses jupes, après avoir prétexté des épreuves qui l'attendaient au journal. Et, comme Gagnière arrêtait machinalement Claude devant le café Baudequin, dont le gaz flambait encore, Mahoudeau refusa d'entrer, s'en alla seul, roulant des idées tristes, là-bas, jusqu'à la rue du Cherche-Midi.—Claude se trouva, sans l'avoir voulu, assis à leur ancienne table, en face de Gagnière silencieux. Le café n'avait pas changé, on s'y réunissait toujours le dimanche, une ferveur s'était déclarée même, depuis que Sandoz habitait le quartier; mais la bande s'y noyait dans un flot de nouveaux venus, on était peu à peu submergé par la banalité montante des élèves du plein air. À cette heure, du reste, le café se vidait; trois jeunes peintres, que Claude ne connaissait pas, vinrent, en se retirant, lui serrer la main; et il n'y eut plus qu'un petit rentier du voisinage, endormi devant une soucoupe. Gagnière, très à l'aise, comme chez lui, indifférent aux bâillements de l'unique garçon qui s'étirait dans la salle, regardait Claude sans le voir, les yeux vagues.
«À propos, demanda ce dernier, qu'expliquais-tu donc à Mahoudeau, ce soir? Oui, le rouge du drapeau qui tourne au jaune, dans le bleu du ciel... Hein? tu pioches la théorie des couleurs complémentaires.» Mais l'autre ne répondit pas. Il prit sa chope, la reposa sans avoir bu, finit par murmurer, avec un sourire d'extase:
«Haydn, c'est la grâce rhétoricienne, une petite musique chevrotante de vieille aïeule poudrée... Mozart, c'est le génie précurseur, le premier qui ait donné à l'orchestre une voix individuelle... Et ils existent surtout, ces deux-là, parce qu'ils ont fait Beethoven... Ah! Beethoven, la puissance, la force dans la douleur sereine, Michel-Ange au tombeau des Médicis! Un logicien héroïque, un pétrisseur de cervelles, car ils sont tous partis de la symphonie avec chœurs, les grands d'aujourd'hui!» Le garçon, las d'attendre, se mit à éteindre les becs de gaz, d'une main paresseuse, en traînant les pieds. Une mélancolie envahissait la salle déserte, salie de crachats et de bouts de cigare, exhalant l'odeur de ses tables poissées par les consommations; tandis que, du boulevard assoupi, ne venaient plus que les sanglots perdus d'un ivrogne.
Gagnière, au loin, continuait à suivre la chevauchée de ses rêves.
«Weber passe dans un paysage romantique, conduisant la ballade des morts, au milieu des saules éplorés et des chênes qui tordent leurs bras... Schubert le suit, sous la lune pâle, le long des lacs d'argent... Et voilà Rossini, le don en personne, si gai, si naturel, sans souci de l'expression, se moquant du monde, qui n'est pas mon homme, ah! non, certes! mais si étonnant tout de même par l'abondance de son invention, par les effets énormes qu'il tire de l'accumulation des voix et de la répétition enflée du même thème... Ces trois-là, pour aboutir à Meyerbeer, un malin qui a profité de tout, mettant après Weber la symphonie dans l'opéra, donnant l'expression dramatique à la formule inconsciente de Rossini. Oh! des souffles superbes, la pompe féodale, le mysticisme militaire, le frisson des légendes fantastiques, un cri de passion traversant l'histoire! Et des trouvailles, la personnalité des instruments le récitatif dramatique accompagné symphoniquement à l'orchestre, la phrase typique sur laquelle toute l'œuvre est construite... Un grand bonhomme! un très grand bonhomme!
—Monsieur, vint dire le garçon, je ferme.»
Et, comme Gagnière ne tournait même pas la tête, il alla réveiller le petit rentier, toujours endormi devant sa soucoupe.
«Je ferme, monsieur.» Frissonnant, le consommateur attardé se leva, tâtonna dans le coin sombre où il se trouvait pour avoir sa canne; et, quand le garçon la lui eut ramassée sous les chaises, il sortit.
«Berlioz a mis de la littérature dans son affaire. C'est l'illustrateur musical de Shakespeare, de Virgile et de Goethe. Mais quel peintre! le Delacroix de la musique, qui a fait flamber les sons, dans des oppositions fulgurantes de couleurs. Avec ça, la fêlure romantique au crâne, une religiosité qui l'emporte, des extases par-dessus les cimes.
Mauvais constructeur d'opéra, merveilleux dans le morceau, exigeant trop parfois de l'orchestre qu'il torture, ayant poussé à l'extrême la personnalité des instruments, dont chacun pour lui représente un personnage. Ah! ce qu'il a dit des clarinettes: «Les clarinettes sont les «femmes aimées», ah! cela m'a toujours fait couler un frisson sur la peau... Et Chopin, si dandy dans son byronisme, le poète envolé des névroses! Et Mendelssohn, ce ciseleur impeccable, Shakespeare en escarpins de bal, dont les romances sans paroles sont des bijoux pour les dames intelligentes!... Et puis, et puis, il faut se mettre à genoux...»
Il n'y avait plus qu'un bec de gaz allumé au-dessus de sa tête, et le garçon, derrière son dos, attendait, dans le vide noir et glacé de la salle. Sa voix avait pris un tremblement religieux, il en arrivait à ses dévotions, au tabernacle reculé, au saint des saints.
«Oh! Schumann, le désespoir, la jouissance du désespoir! Oui, la fin de tout, le dernier chant d'une pureté triste, planant sur les ruines du monde!... Oh! Wagner, le dieu, en qui s'incarnent des siècles de musique! Son œuvre est l'arche immense, tous les arts en un seul, l'humanité vraie des personnages exprimée enfin, l'orchestre vivant à part la vie du drame; et quel massacre des conventions, des formules ineptes! quel affranchissement, révolutionnaire, dans l'infini!... L'ouverture du Tannhäuser, ah! c'est l'alléluia sublime du nouveau siècle: d'abord, le chant des pèlerins, le motif religieux, calme, profond, à palpitations lentes; puis, les voix des sirènes qui l'étouffent peu à peu, les Voluptés de Vénus pleines d'énervantes délices, d'assoupissantes langueurs, de plus en plus hautes et impérieuses, désordonnées; et, bientôt, le thème sacré qui revient graduellement comme une aspiration de l'espace, qui s'empare de tous les chants et les fond en une harmonie suprême, pour les emporter sur les ailes d'un hymne triomphal!
—Je ferme, monsieur», répéta le garçon.
Claude, qui n'écoutait plus, enfoncé lui aussi dans sa passion, acheva sa chope et dit très haut:
«Hé! mon vieux, on ferme!» Alors, Gagnière tressaillit. Sa face enchantée eut une contraction douloureuse, et il grelotta, comme, s'il retombait d'un astre. Goulûment, il but sa bière; puis, sur le trottoir, après avoir serré en silence la main de son compagnon, il s'éloigna, s'enfonça au fond des ténèbres.
Il était près de deux heures, lorsque Claude rentra rue de Douai. Depuis une semaine qu'il battait de nouveau Paris, il y rapportait ainsi chaque soir les fièvres de sa journée. Mais jamais encore il n'était revenu si tard, la tête si chaude et si fumante. Christine, vaincue par la fatigue, dormait sous la lampe éteinte, le front tombé au bord de la table.