L'Œuvre
Enfin, Sandoz vit des personnes se lever. Il s'élança, il conquit la table de haute lutte, au milieu du tas.
«Ah! fichtre! nous y sommes... Que veux-tu manger?» Claude eut un geste insouciant. Le déjeuner d'ailleurs fut exécrable, de la truite amollie par le court-bouillon, un filet desséché au four, des asperges sentant le linge humide; et encore fallut-il se battre pour être servi, car les garçons, bousculés, perdant la tête, restaient en détresse dans les passages trop étroits, que le flux des chaises resserrait toujours, jusqu'à les boucher complètement.
Derrière la draperie de gauche, on entendait un tintamarre de casseroles et de vaisselle, la cuisine installée là, sur le sable, ainsi que ces fourneaux de kermesse qui campent au plein air des routes.
Sandoz et Claude devaient manger de biais, étranglés entre deux sociétés, dont les coudes peu à peu entraient dans leurs assiettes; et, chaque fois que passait un garçon, il ébranlait les chaises d'un violent coup de hanche. Mais cette gêne, ainsi que l'abominable nourriture, égayait. On plaisantait les plats, une familiarité s'établissait de table à table, dans la commune infortune qui se changeait en partie de plaisir. Des inconnus finissaient par sympathiser, des amis soutenaient des conversations à trois rangs de distance, la tête tournée, gesticulant par-dessus les épaules des voisins. Les femmes surtout s'animaient, d'abord inquiètes de cette cohue, puis se dégantant, relevant leurs voilettes, riant au premier doigt de vin pur. Et ce qui était le ragoût de ce jour du vernissage, c'était justement la promiscuité où se coudoyaient là tous les mondes, des filles, des bourgeoises, de grands artistes, de simples imbéciles, une rencontre de hasard, un mélange dont le louche imprévu allumait les yeux des plus honnêtes.
Cependant, Sandoz, qui avait renoncé à finir sa viande, haussait la voix, au milieu du terrible vacarme des conversations et du service,«Un morceau de fromage, hein?... Et tâchons d'avoir du café.» Les yeux vagues, Claude n'entendait pas. Il regardait dans le jardin. De sa place, il voyait le massif central, de grands palmiers qui se détachaient sur les draperies brunes, dont tout le pourtour était orné. Là, s'espaçait un cercle de statues: le dos d'une faunesse, à la croupe enflée; le joli profil d'une étude de jeune fille, une rondeur de joue, une pointe de petit sein rigide; la face d'un Gaulois en bronze, une colossale romance, irritante de patriotisme bête; le ventre laiteux d'une femme pendue par les poignets, quelque Andromède du quartier Pigalle; et d'autres, d'autres encore, des files d'épaules et de hanches qui suivaient les tournants des allées, des fuites de blancheurs au travers des verdures, des têtes, des gorges, des jambes, des bras, confondus et envolés dans l'éloignement de la perspective. À gauche se perdait une ligne de bustes, la joie des bustes, l'extraordinaire comique d'une enfilade de nez, un prêtre à nez énorme et pointu, une soubrette à petit nez retroussé, une Italienne du XVe siècle au beau nez classique; un matelot au nez de simple fantaisie, tous les nez, le nez magistrat, le nez industriel, le nez décoré, immobiles et sans fin.
Mais Claude ne voyait rien, ce n'étaient que des taches grises dans le jour brouillé et verdi. Sa stupeur continuait, il eut une seule sensation, le grand luxe des toilettes, qu'il avait mal jugé au milieu de la poussée des salles, et qui là se développait librement, ainsi que sur le gravier de quelque serre de château. Toute l'élégance de Paris défilait, les femmes venues pour se montrer, les robes méditées, destinées à être dans les journaux du lendemain.
On regardait beaucoup une actrice marchant d'un pas de reine, au bras d'un monsieur qui prenait des airs complaisants de prince époux. Les mondaines avaient des allures de gueuses, toutes se dévisageaient de ce lent coup d'œil dont elles se déshabillent, estimant la soie, aunant les dentelles, fouillant de la pointe des bottines à la plume du chapeau. C'était comme un salon neutre, des dames assises avaient rapproché leurs chaises, ainsi qu'aux Tuileries, uniquement occupées de celles qui passaient. Deux amies hâtaient le pas, en riant. Une autre, solitaire, allait et revenait, muette, avec un regard noir.
D'autres encore, qui s'étaient perdues, se retrouvaient, s'exclamaient de l'aventure. Et la masse mouvante et assombrie des hommes stationnait, se remettait en marche, s'arrêtait en face d'un marbre, refluait devant un bronze; tandis que, parmi les rares bourgeois égarés là, circulaient des noms célèbres, tout ce que Paris comptait d'illustrations, le nom d'une gloire retentissante, au passage d'un gros monsieur mal mis, le nom ailé d'un poète, à l'approche d'un homme blême, qui avait la face plate d'un portier.
Une onde vivante montait de cette foule dans la lumière égale et décolorée, lorsque, brusquement, derrière les nuages d'une dernière averse, un coup de soleil enflamma les vitres hautes, fit resplendir le vitrail du couchant, plut en gouttes d'or, à travers l'air immobile; et tout se chauffa, la neige des statues dans les verdures luisantes, les pelouses tendres que découpait le sable jaune des allées, les toilettes riches aux vifs réveils de satin et de perles, les voix elles mêmes, dont le grand murmure nerveux et rieur sembla pétiller comme une claire flambée de sarments.
Des jardiniers, en train d'achever la plantation des corbeilles, tournaient les robinets des bouches d'arrosage, promenaient des arrosoirs dont la pluie s'exhalait des gazons trempés, en une fumée tiède. Un moineau très hardi, descendu des charpentes de fer, malgré le monde, piquait le sable devant le buffet, mangeant les miettes de pain qu'une jeune femme s'amusait à lui jeter.
Alors, Claude, de tout ce tumulte, n'entendit au loin que le bruit de mer, le grondement du public roulant en haut, dans les salles. Et un souvenir lui revint, il se rappela ce bruit, lui avait soufflé en ouragan devant son tableau. Mais, à cette heure, on ne riait plus: c'était Fagerolles, là-haut, que l'haleine géante de Paris acclamait.
Justement, Sandoz, qui se retournait, dit à Claude: «Tiens, Fagerolles!» En effet, Fagerolles et Jory, sans les voir, venaient de s'emparer d'une table voisine. Le dernier continuait une conversation de sa grosse voix.
«Oui, j'ai vu son enfant crevé. Ah! le pauvre bougre, quelle fin!» Fagerolles lui donna un coup de coude; et, tout de suite, l'autre, ayant aperçu les deux camarades, ajouta.
«Ah! ce vieux Claude!... Comment va, hein?... Tu sais que je n'ai pas encore vu ton tableau. Mais on m'a dit que c'était superbe.
—Superbe!» appuya Fagerolles.
Ensuite, il s'étonna.
«Vous avez mangé ici, quelle idée! on y est si mal!...
Nous autres, nous revenons de chez Ledoyen. Oh! un monde, une bousculade, une gaieté!... Approchez donc votre table que nous causions un peu.» On réunit les deux tables. Mais déjà des flatteurs, des solliciteurs relançaient le jeune maître triomphant. Trois amis se levèrent, le saluèrent bruyamment de loin. Une dame tomba dans une contemplation souriante, lorsque son mari le lui eut nommé à l'oreille. Et le grand maigre, l'artiste mal placé qui ne dérangeait pas et le poursuivait depuis le matin, quitta une table du fond où il se trouvait, accourut de nouveau se plaindre, en exigeant la cimaise, immédiatement. «Eh! fichez-moi la paix!» finit par crier Fagerolles; à bout d'amabilité et de patience. Puis, lorsque l'autre s'en fut allé, en mâchonnant de sourdes menaces:
«C'est vrai, on a beau vouloir être obligeant, ils vous rendraient enragés!... Tous sur la cimaise! des lieues de cimaise!... Ah! quel métier que d'être du jury! On s'y casse les jambes et l'on n'y récolte que des haines!» De son air accablé, Claude le regardait. Il sembla s'éveiller un instant, il murmura d'une langue pâteuse:
«Je t'ai écrit, je voulais aller te voir pour te remercier...
Bongrand m'a dit la peine que tu as eue... Merci encore, n'est-ce pas?»...
Mais Fagerolles, vivement, l'interrompit.
«Que diable! je devais bien çà à notre vieille amitié...
C'est moi qui suis content de t'avoir fait ce plaisir.» Et il avait cet embarras qui le reprenait toujours devant le maître inavoué de sa jeunesse, cette sorte d'humilité invincible, en face de l'homme dont le muet dédain suffisait en ce moment à gâter son triomphe.
«Ton tableau est très bien», ajouta Claude lentement, pour être bon et courageux. Ce simple éloge gonfla le cœur de Fagerolles d'une émotion exagérée, irrésistible, montée il ne savait d'où; et le gaillard, sans foi, brûlé à toutes les farces, répondit d'une voix tremblante:
«Ah! mon brave, ah! tu es gentil de me dire ça!» Sandoz venait enfin d'obtenir deux tasses de café, et comme le garçon avait oublié le sucre, il dut se contenter des morceaux laissés par une famille voisine. Quelques tables se vidaient, mais la liberté avait grandi, un rire de femme sonna si haut, que toutes les têtes se retournèrent.
On fumait, une lente vapeur bleue s'exhalait au-dessus de la débandade des nappes, tachées de vin, encombrées de vaisselle grasse. Lorsque Fagerolles eut également réussi à se faire apporter deux chartreuses, il se mit à causer avec Sandoz, qu'il ménageait, devinant là une force. Et Jory, alors, s'empara de Claude, redevenu morne et silencieux.
«Dis donc, mon cher, je ne t'ai pas envoyé de lettre, pour mon mariage... Tu sais, à cause de notre position, nous avons fait ça entre nous, sans personne... Mais, tout de même, j'aurais voulu te prévenir. Tu m'excuses, n'est-ce pas?» Il se montra expansif, donna des détails, heureux de vivre, dans la joie égoïste de se sentir gras et victorieux, en face de ce pauvre diable vaincu. Tout lui réussissait, disait-il. Il avait lâché la chronique, flairant la nécessité d'installer sérieusement sa vie; puis, il s'était haussé à la direction d'une grande revue d'art; et l'on assurait qu'il y touchait trente mille francs par an, sans compter tout un obscur trafic dans les ventes de collections. La rapacité bourgeoise qu'il tenait de son père, cette hérédité du gain qui l'avait jeté secrètement à des spéculations infimes, dès les premiers sous gagnés, s'étalait aujourd'hui, finissait par faire de lui un terrible monsieur saignant à blanc les artistes et les amateurs qui lui tombaient sous la main.
Et c'était au milieu de cette fortune que Mathilde, toute-puissante, venait de l'amener à la supplier en pleurant d'être sa femme, ce qu'elle avait fièrement refusé pendant six mois.
«Lorsqu'on doit vivre ensemble, continuait-il, le mieux est encore de régler la situation. Hein? toi qui as passé par là, mon cher, tu en sais quelque chose... Si je te disais qu'elle ne voulait pas, oui! par crainte d'être mal jugée et de me faire du tort. Oh! une âme d'une grandeur, d'une délicatesse!... Non, vois-tu, on n'a pas idée des qualités de cette femme-là. Dévouée, toujours aux petits soins, économe, et fine, et de bon conseil... Ah! c'est une rude chance que je l'aie rencontrée! Je n'entreprends plus rien sans elle, je la laisse aller, elle mène tout, ma parole!» La vérité était que Mathilde avait achevé de le réduire à une obéissance peureuse de petit garçon, que la seule menace d'être privé de confiture rend sage. Une épouse autoritaire, affamée de respect, dévorée d'ambition et de lucre, s'était dégagée de l'ancienne goule impudique.
Elle ne le trompait même pas, d'une vertu aigre de femme honnête, en dehors des pratiques d'autrefois, qu'elle avait gardées avec lui seul, pour en faire l'instrument conjugal de sa puissance. On disait les avoir vus communier tous les deux à Notre-Dame-de-Lorette. Ils s'embrassaient devant le monde, ils s'appelaient de petits noms tendres.
Seulement, le soir, il devait raconter sa journée, et si l'emploi d'une heure restait louche, s'il ne rapportait pas jusqu'aux centimes des sommes qu'il touchait, elle lui faisait passer une telle nuit, à le menacer de maladies graves, à refroidir le lit de ses refus dévots, que, chaque fois, il achetait plus chèrement son pardon.
«Alors, répéta Jory, se complaisant dans son histoire, nous avons attendu la mort de mon père, et je l'ai épousée.» Claude, l'esprit perdu jusque-là, hochant la tête sans écouter, fut seulement frappé par la dernière phrase. «Comment, tu l'as épousée?... Mathilde!» Il mit dans cette exclamation son étonnement de l'aventure, tous les souvenirs qui lui revenaient de la boutique à Mahoudeau. Ce Jory, il l'entendait encore parler d'elle en termes abominables, il se rappelait ses confidences, un matin, sur un trottoir, des orgies romantiques, des horreurs, au fond de l'herboristerie empestée par l'odeur forte des aromates. Toute la bande y avait passé, lui s'était montré plus insultant que les autres, et il l'épousait! Vraiment, un homme était bête de mal parler d'une maîtresse, même de la plus basse, car il ne savait jamais s'il ne l'épouserait pas, un jour.
«Eh! oui, Mathilde, répondit l'autre, souriant. Va, ces vieilles maîtresses, ça fait encore les meilleures femmes» Il était plein de sérénité, la mémoire morte, sans une allusion, sans un embarras sous les regards des camarades.
Elle semblait venir d'ailleurs, il la leur présentait, comme s'ils ne l'avaient pas connue aussi bien que lui.
Sandoz, qui suivait d'une oreille la conversation, très intéressé par ce beau cas, s'écria, quand ils se turent:
«Hein? filons... J'ai les jambes engourdies.» Mais, à ce moment, Irma Bécot parut et s'arrêta devant le buffet. Elle était en beauté, les cheveux dorés à neuf, dans son éclat truqué de courtisane fauve, descendue d'un vieux cadre de la Renaissance; et elle portait une tunique de brocart bleu pâle, sur une jupe de satin couverte d'Alençon, d'une telle richesse qu'une escorte de messieurs l'accompagnait. Un instant, en apercevant Claude parmi les autres, elle hésita, saisie d'une honte lâche, en face de ce misérable mal vêtu, laid et méprisé. Puis, elle eut la vaillance de son ancien caprice, ce fut à lui qu'elle serra la main le premier, au milieu de tous ces hommes corrects, arrondissant des yeux surpris. Elle riait d'un air de tendresse, avec une amicale moquerie qui pinçait un peu les coins de sa bouche.
«Sans rancune», lui dit-elle gaiement.
Et ce mot, qu'ils furent les seuls à comprendre, redoubla son rire. C'était toute leur histoire. Le pauvre garçon qu'elle avait dû violenter, et qui n'y avait pris aucun plaisir! Déjà, Fagerolles payait les deux chartreuses et s'en allait avec Irma, que Jory se décida également à suivre.
Claude les regarda s'éloigner tous les trois, elle entre les deux hommes, marchant royalement parmi la foule, très admirés, très salués. «On voit bien que Mathilde n'est pas là, dit simplement Sandoz. Ah! mes amis, quelle paire de gifles en rentrant!» Lui-même demanda l'addition. Toutes les tables se dégarnissaient, il n'y avait plus qu'un saccage d'os et de croûtes. Deux garçons lavaient les marbres à l'éponge, tandis qu'un autre, armé d'un râteau, grattait le sable, trempé de crachats, sali de miettes. Et, derrière la draperie de serge brune, c'était maintenant le personnel qui déjeunait, des bruits de mâchoires, des rires empâtés, toute la mastication forte d'un campement de bohémiens, en train de torcher les marmites. Claude et Sandoz firent le tour du jardin, et ils découvrirent une figure de Mahoudeau, très mal placée, dans un coin, près du vestibule de l'Est. C'était enfin la Baigneuse debout, mais rapetissée encore, à peine grande comme une fillette de dix ans, et d'une élégance charmante, les cuisses fines, la gorge toute petite, une hésitation exquise de bouton naissant. Un parfum s'en dégageait, la grâce que rien ne donne et qui fleurit où elle veut, la grâce invincible, entêtée et vivace, repoussant quand même de ces gros doigts d'ouvrier, qui s'ignoraient au point de l'avoir si longtemps méconnue.
Sandoz ne put s'empêcher de sourire.
«Et dire que ce gaillard a tout fait pour gâter son talent!... S'il était mieux placé, il aurait un gros succès.
—Oui, un gros succès, répéta Claude. C'est très joli.» Justement, ils aperçurent Mahoudeau, déjà sous le vestibule, se dirigeant vers l'escalier. Ils l'appelèrent, ils coururent, et tous trois restèrent à causer quelques minutes.
La galerie du rez-de-chaussée s'étendait, vide, sablée, éclairée d'une clarté blafarde par ses grandes fenêtres rondes; et l'on aurait pu se croire sous un pont de chemin de fer: de forts piliers soutenaient les charpentes métalliques, un froid de glace soufflait de haut, mouillant le sol, où les pieds enfonçaient. Au loin, derrière un rideau déchiré, s'alignaient des statues, les envois refusés de la sculpture, les plâtres que les sculpteurs pauvres ne retiraient même pas, une Morgue blême, d'un abandon lamentable.
Mais ce qui surprenait, ce qui faisait lever la tête, c'était le fracas continu, le piétinement énorme du public sur le plancher des salles. Là, on en était assourdi, cela roulait démesurément, comme si des trains interminables, lancés à toute vapeur, avaient ébranlé sans fin les solives de fer.
Quand on l'eut complimenté, Mahoudeau dit à Claude qu'il avait vainement cherché sa toile: au fond de quel trou l'avait-on fourrée? Puis, il s'inquiéta de Gagnière et de Dubuche, dans un attendrissement du passé, Où étaient les Salons d'autrefois, lorsqu'on y débarquait en bande, les courses rageuses à travers les salles, comme en pays ennemi, les violents dédains de la sortie ensuite, les discussions qui enflaient les langues et vidaient les crânes!
Personne ne voyait plus Dubuche. Deux ou trois fois par mois, Gagnière arrivait de Melun, effaré, pour un concert; et il se désintéressait tellement de la peinture, qu'il n'était venu au Salon, où il avait pourtant son paysage de Seine qu'il envoyait depuis quinze ans, d'un joli ton gris, consciencieux et si discret, que le public ne l'avait jamais remarqué.
«J'allais monter, reprit Mahoudeau. Montez-vous avec moi?» Claude, pâli d'un malaise, levait les yeux, à chaque seconde. Ah! ce grondement terrible, ce galop dévorateur du monstre, dont il sentait la secousse jusque dans ses membres!...
Il tendit la main sans parler. «Tu nous quittes? s'écria Sandoz. Fais encore un tour avec nous, et nous partirons ensemble.» Puis, une pitié lui serra le cœur, en le voyant si las.
Il le sentait à bout de courage, désireux de solitude, pris du besoin de fuir seul; pour cacher sa blessure.
«Alors, adieu, mon vieux... Demain, j'irai chez toi.» Claude, chancelant, poursuivi par la tempête d'en haut, disparut derrière les massifs du jardin.
Et, deux heures plus tard, dans la salle de l'Est, Sandoz, qui, après avoir perdu Mahoudeau, venait de le retrouver avec Jory et Fagerolles, aperçut Claude, debout devant sa toile, à la place même où il l'avait rencontré la première fois. Le misérable, au moment de partir, était remonté là, malgré lui, attiré, obsédé.
C'était l'étouffement embrasé de cinq heures, lorsque la cohue, épuisée de tourner le long des salles, saisie du vertige des troupeaux lâchés dans un parc, s'effare et s'écrase, sans trouver la sortie. Depuis le petit froid du matin, la chaleur des corps, l'odeur des haleines avaient alourdi l'air d'une vapeur rousse; et la poussière des parquets, volante, montait en un fin brouillard, dans cette exhalaison de litière humaine. Des gens s'emmenaient encore devant des tableaux, dont les sujets seuls frappaient et retenaient le public. On s'en allait, on revenait, on piétinait sans fin. Les femmes surtout s'entêtaient à ne pas lâcher pied, à en être jusqu'au moment où les gardiens les pousseraient dehors, dès le premier coup de six heures.
De grosses dames s'étaient échouées. D'autres, n'ayant pas découvert le moindre petit coin pour s'asseoir, s'appuyaient fortement sur leurs ombrelles, défaillantes, obstinées quand même. Tous les yeux inquiets et suppliants, guettaient les banquettes chargées de monde. Et il n'y avait plus, flagellant ces milliers de têtes, que ce dernier coup de la fatigue, qui délabrait les jambes, tirait la face, ravageait le front de migraine, cette migraine spéciale des Salons, faite de la cassure continuelle de la nuque et de la danse aveuglante des couleurs.
Seuls, sur le pouf où ils se contaient déjà leurs histoires, dès midi, les deux messieurs décorés causaient toujours tranquillement, à cent lieues. Peut-être y étaient-ils revenus, peut-être n'en avaient-ils pas même bougé.
«Et, comme ça, disait le gros, vous êtes entré, en affectant de ne pas comprendre?
—Parfaitement, répondait le mince, je les ai regardés et j'ai ôté mon chapeau. Hein? c'était clair.
—Étonnant! vous êtes étonnant, mon cher ami!» Mais Claude n'entendait que les sourds battements de son cœur, ne voyait que l'Enfant mort, en l'air, près du plafond. Il ne le quittait pas des yeux, il subissait la fascination qui le clouait là, en dehors de son vouloir.
La foule, dans sa nausée de lassitude, tournoyait autour de lui; des pieds écrasaient les siens, il était heurté, emporté; et, comme une chose inerte, il s'abandonnait, flottait, se retrouvait à la même place, sans baisser la tête, ignorant ce qui se passait en bas, ne vivant plus que là-haut, avec son œuvre, son petit Jacques, enflé dans la mort. Deux grosses larmes, immobiles entre ses paupières, l'empêchaient de bien voir. Il lui semblait que jamais il n'aurait le temps de voir assez.
Alors, Sandoz, dans sa pitié profonde, feignit de ne pas avoir aperçu son vieil ami, comme s'il eût voulu le laisser seul, sur la tombe de sa vie manquée. De nouveau, les camarades passaient en bande, Fagerolles et Jory filaient en avant; et, justement, Mahoudeau lui ayant demandé où était le tableau de Claude, Sandoz mentit, l'écarta, l'emmena. Tous s'en allèrent.
Le soir, Christine n'obtint de Claude que des paroles brèves: tout marchait bien, le public ne se fâchait pas, le tableau faisait bon effet, un peu haut peut-être. Et, malgré cette tranquillité froide, il était si étrange, qu'elle fut prise de peur.
Après le dîner, comme elle revenait de porter des assiettes à la cuisine, elle ne le trouva plus devant la table. Il avait ouvert une fenêtre qui donnait sur un terrain vague, il était là, tellement penché, qu'elle ne le voyait pas. Puis, terrifiée, elle se précipita, elle le tira violemment par son veston.
«Claude! Claude! que fais-tu?» Il s'était retourné, d'une pâleur de linge, les yeux fous.
«Je regarde.» Mais elle feutra la fenêtre de ses mains tremblantes, et elle en garda une telle angoisse, qu'elle ne dormait plus la nuit.
XI
Dés le lendemain, Claude s'était remis au travail, et les jours s'écoulèrent, l'été se passa, dans une tranquillité lourde. Il avait trouvé une besogne, des petits tableaux de fleurs pour l'Angleterre, dont l'argent suffisait au pain quotidien. Toutes ses heures disponibles étaient de nouveau consacrées à sa grande toile: il n'y montrait plus les mêmes éclats de colère, il semblait se résigner à ce labeur éternel, l'air calme, d'une application entêtée et sans espoir. Mais ses yeux restaient fous, on y voyait comme une mort de la lumière, quand ils se fixaient sur l'œuvre manquée de sa vie.
Vers cette époque, Sandoz, lui aussi, eut un grand chagrin. Sa mère mourut, toute son existence fut bouleversée, cette existence à trois, si intime, où ne pénétraient que quelques amis, il avait pris en haine le pavillon de la rue Nollet. D'ailleurs, un brusque succès s'était déclaré, dans la vente jusque-là pénible de ses livres; et le ménage, comblé de cette richesse; venait de louer rue de Londres un vaste appartement, dont l'installation l'occupa pendant des mois. Son deuil avait encore rapproché Sandoz de Claude, dans un dégoût commun des choses. Après le coup terrible du Salon, il s'était inquiété de son vieux camarade, devinant en lui une cassure irréparable, quelque plaie où la vie coulait, invisible. Puis, à le voir si froid, si sage, il avait fini par se rassurer un peu.
Souvent, Sandoz montait rue Tourlaque, et quand il lui arrivait de n'y rencontrer que Christine, il la questionnait, comprenant qu'elle aussi vivait dans l'effroi d'un malheur, dont elle ne parlait jamais. Elle avait la face tourmentée, les tressaillements nerveux d'une mère qui veille sur son enfant et qui tremble de voir la mort entrer, au moindre bruit.
Un matin de juillet, il lui demanda: «Eh bien, vous êtes contente? Claude est tranquille, il travaille bien» Elle jeta vers le tableau son regard accoutumé, un regard oblique de terreur et de haine. «Oui, oui, il travaille... Il veut tout finir, avant de se remettre à la femme...» Et, sans avouer la crainte qui l'obsédait, elle ajouta plus bas:
«Mais ses yeux, avez-vous remarqué ses yeux?... Il a toujours ses mauvais yeux. Moi, je sais bien qu'il ment, avec son air de ne pas se fâcher... Je vous en prie, venez le prendre, emmenez-le pour le distraire. Il n'a plus que vous, aidez-moi, aidez-moi!» Dés lors, Sandoz inventa des motifs de promenade, arriva dès le matin chez Claude et l'enleva de force au travail. Presque toujours, il fallait l'arracher de son échelle, où il restait assis, même quand il ne peignait pas. Des lassitudes l'arrêtaient, une torpeur qui l'engourdissait pendant de longues minutes, sans qu'il donnât un coup de pinceau. À ces moments de contemplation muette, son regard revenait avec une ferveur religieuse sur la figure de femme, à laquelle il ne touchait plus; c'était comme le désir hésitant d'une volupté mortelle, l'infinie tendresse et l'effroi sacré d'un amour qu'il se refusait, dans la certitude d'y laisser la vie. Puis, il se remettait aux autres figures, aux fonds du tableau, la sachant toujours là pourtant, l'œil vacillant lorsqu'il la rencontrait, seulement maître de son vertige, tant qu'il ne retournerait point à sa chair et qu'elle ne refermerait pas les bras sur lui. Un soir, Christine, qui était reçue maintenant chez Sandoz, et qui ne manquait plus un jeudi, dans l'espérance de voir s'y égayer son grand enfant malade d'artiste, prit à part le maître de la maison, en le suppliant de tomber le lendemain chez eux. Et, le lendemain, Sandoz ayant justement des notes à chercher pour un roman, de l'autre côté de la butte Montmartre, alla violenter Claude, l'emporta, le débaucha jusqu'à la nuit.
Ce jour-là, comme ils étaient descendus à la porte de Clignancourt, où se tenait une fête perpétuelle, des chevaux de bois, des tirs, des guinguettes, ils eurent la stupeur de se trouver brusquement en face de Chaîne, trônant au milieu d'une vaste et riche baraque. C'était une sorte de chapelle très ornée: quatre jeux de tournevire s'y alignaient, des ronds chargés de porcelaines, de verreries, de bibelots dont le vernis et les dorures luisaient dans un éclair, avec des tintements d'harmonica, quand la main d'un joueur lançait le plateau, qui grinçait contre la plume; même un lapin vivant, le gros lot, noué de faveurs roses, valsait, tournait sans fin, ivre d'épouvante. Et ces richesses s'encadraient dans des tentures rouges, des lambrequins, des rideaux, entre lesquels, au fond de la boutique, comme au saint des saints d'un tabernacle, on voyait pendus trois tableaux, les trois chefs-d'œuvre de Chaîne, qui le suivaient de foire en foire, d'un bout à l'autre de Paris; la Femme adultère au centre, la copie du Mantegna à gauche, le poêle de Mahoudeau à droite. Le soir, quand les lampes à pétrole flambaient, que les tournevires ronflaient et rayonnaient comme des astres, rien n'était plus beau que ces peintures, dans la pourpre saignante des étoffés; et le peuple béant s'attroupait.
Une pareille vue arracha une exclamation à Claude.
«Ah! mon Dieu!... Mais elles sont très bien, ces toiles! elles étaient faites pour ça.» Le Mantegna surtout, d'une sécheresse si naïve, avait l'air d'une image d'Épinal décolorée, clouée là pour le plaisir des gens simples; tandis que le poêle minutieux et de guingois, en pendant avec le Christ de pain d'épice, prenait une gaieté inattendue.
Mais Chaîne, qui venait d'apercevoir les deux amis, leur tendit la main, comme s'il les avait quittés la veille.
Il était calme, sans orgueil ni honte de sa boutique, et il n'avait pas vieilli, toujours en cuir, le nez complètement disparu entre les deux joues, la bouche empâtée de silence, enfoncée dans la barbe.
«Hein? on se retrouve! dit gaiement Sandoz. Vous savez qu'ils font rudement de l'effet, vos tableaux.
—Ce farceur! ajouta Claude, il a son petit Salon à lui tout seul. C'est très malin, ça!» La face de Chaîne resplendit, et il lâcha son mot:
«Bien sûr!» Puis, dans le réveil de son orgueil d'artiste, lui dont on ne tirait guère que des grognements, il prononça toute une phrase;«Ah! bien sûr que si j'avais eu de l'argent comme vous, je serais arrivé comme vous, tout de même.» C'était sa conviction. Jamais il n'avait mis son talent en doute, il lâchait simplement la partie, parce qu'elle ne nourrissait pas son homme. Au Louvre, devant les chefs-d'œuvre, il était uniquement persuadé qu'il fallait du temps.
«Allez, reprit Claude redevenu sombre, n'ayez point de regrets, vous seul avez réussi... Ça marche, n'est-ce pas? le commerce.» Mais Chaîne mâchonna des paroles amères. Non, non, rien ne marchait, pas même les tournevires. Le peuple ne jouait plus, tout l'argent filait chez les marchands de vin.
On avait beau acheter des rebuts et donner le coup de paume sur la table, pour que la plume ne s'arrêtât pas aux gros lots: c'était à peine s'il y avait désormais de l'eau à boire. Puis, comme du monde s'était approché, il s'interrompit, il cria d'une grosse voix que les deux autres ne lui connaissaient point, et qui les stupéfia:
—«Voyez, voyez le jeu!... À tous les coups l'on gagne!» Un ouvrier, qui avait dans ses bras une petite fille souffreteuse, aux grands yeux avides, lui fit jouer deux coups. Les plateaux grinçaient, les bibelots dansaient dans un éblouissement, le lapin en vie tournait, tournait, les oreilles rabattues, si rapide, qu'il s'effaçait et n'était plus qu'un cercle blanchâtre. Il y eut une forte émotion, la fillette avait failli le gagner. Alors, après avoir serré la main de Chaîne encore tremblant, les deux amis s'éloignèrent.
«Il est heureux, dit Claude au bout d'une cinquantaine de pas, faits en silence.
—Lui! s'écria Sandoz, il croit qu'il a raté l'Institut, et il en meurt!».
À quelque temps de là, vers le milieu d'août, Sandoz imagina la distraction d'un vrai voyage, toute une partie qui devait leur prendre une journée entière. Il avait rencontré Dubuche, un Dubuche ravagé, morne, qui s'était montré plaintif et affectueux, remuant le passé, invitant ses deux vieux camarades à déjeuner à la Richaudière, où il se trouvait seul pour quinze jours encore, avec ses deux enfants. Pourquoi n'irait-on pas le surprendre, puisqu'il semblait si désireux de renouer? Mais Sandoz répétait en vain qu'il lui avait fait jurer d'amener Claude, celui-ci refusait obstinément, comme s'il était saisi de peur à l'idée de revoir Bennecourt, la Seine, les îles, toute cette campagne où des années heureuses étaient défuntes et ensevelies. Il fallut que Christine s'en mêlât, et il finit par céder, plein de répugnance. Justement, la veille du jour convenu, il avait travaillé très tard à son tableau, repris de fièvre. Aussi, le matin, un dimanche, dévoré de l'envie de peindre, s'en alla-t-il avec peine, dans une sorte d'arrachement douloureux. À quoi bon retourner là-bas? C'était mort, ça n'existait plus. Rien n'existait que Paris, et encore, dans Paris, il n'existait qu'un horizon, la pointe de la Cité, cette vision qui le hantait toujours et partout, ce coin unique où il laissait son cœur.
Dans le wagon, Sandoz, en le voyant nerveux, les yeux à la portière, comme s'il eût quitté pour des années la ville peu à peu décrue et noyée de vapeurs, s'efforça de l'occuper et lui conta ce qu'il savait de la situation vraie de Dubuche. D'abord, le père Margaillan, glorieux de son gendre médaillé, l'avait promené, présenté en tous lieux, à titre d'associé et de successeur. En voilà un qui allait mener les affaires rondement, construire moins cher et plus beau, car le gaillard avait pâli sur les livres! Mais la première idée de Dubuche fut déplorable: il inventa un four à briques et l'installa en Bourgogne, sur des terrains à son beau-père, dans des conditions si désastreuses, d'après un plan si défectueux, que la tentative se solda par une perte sèche de deux cent mille francs. Il se rabattit alors sur les constructions, où il prétendait vouloir appliquer des vues personnelles, un ensemble très mûri, qui renouvellerait l'art de bâtir. C'étaient les anciennes théories qu'il tenait des camarades révolutionnaires de sa jeunesse, tout ce qu'il avait promis de réaliser quand il serait libre, mais mal digéré, appliqué hors de propos, avec la lourdeur du bon élève sans flamme créatrice: les décorations de terres cuites et de faïences, les grands dégagements vitrés, surtout l'emploi du fer, les solives de fer, les escaliers de fer, les combles de fer; et, comme ces matériaux augmentent les frais, il avait de nouveau abouti à une catastrophe, d'autant plus qu'il était un administrateur pitoyable et qu'il perdait la tête depuis sa fortune, épaissi encore par l'argent, gâté, désorienté, ne retrouvant même pas son application au travail. Cette fois, le père Margaillan se fâcha, lui qui, depuis trente ans, achetait les terrains, bâtissait, revendait, en établissant d'un coup d'œil les devis des maisons de rapport; tant de mères de construction, à tant le mètre, devant donner tant d'appartements, à tant de loyer. Qui est-ce qui lui avait fichu un gaillard qui se trompait sur la chaux, la brique, la meulière, qui mettait du chêne où le sapin devait suffire, qui ne se résignait pas à couper un étage, comme un pain bénit, en autant de petits carrés qu'il le fallait! Non, non, pas de ça! il se révoltait contre l'art, après avoir eu l'ambition d'en introduire un peu dans sa routine, pour satisfaire un vieux tournent d'ignorant. Et, dès lors, les choses allèrent de mal en pis, des querelles terribles éclatèrent entre le gendre et le beau-père, l'un dédaigneux, se retranchant derrière sa science, l'autre criant que le dernier des manœuvres, décidément, en savait beaucoup plus qu'un architecte. Les millions périclitaient, Margaillan, un beau jour, jeta Dubuche à la porte de ses bureaux, en lui défendant d'y remettre les pieds, puisqu'il n'était pas même bon à conduire un chantier de quatre hommes. Un désastre, une faillite lamentable, la banqueroute de l'École devant un maçon!...
Claude, qui s'était mis à écouter, demanda:
«Alors, que fait-il, maintenant?
—Je ne sais pas, rien sans doute, répondit Sandoz. Il m'a dit que la santé de ses enfants l'inquiétait et qu'il les soignait.» Mme Margaillan, cette femme pâle, en lame de couteau, était morte phtisique; et c'était le mal héréditaire, la dégénérescence, car sa fille, Régine, toussait elle-même depuis son mariage. En ce moment, elle faisait une cure aux eaux du Mont-Dore, où elle n'avait point osé emmener ses enfants, qui s'étaient trouvés très mal, l'année précédente, d'une saison dans cet air trop vif pour leur débilité. Cela expliquait l'éparpillement de la famille: la mère, là-bas, avec une seule femme de chambre; le grand-père à Paris où il avait repris ses grands travaux, se battant au milieu de ses quatre cents ouvriers, accablant de son mépris les paresseux et les incapables; et le père réfugié à la Richaudière, commis à la garde de sa fille et de son fils, interné là, dès la première lutte, ainsi qu'un invalide de la vie. Dans un instant d'expansion, Dubuche avait même laissé entendre que, sa femme ayant failli mourir à ses secondes couches et s'évanouissant d'ailleurs au moindre contact trop vif, il s'était fait un devoir de cesser tous rapports conjugaux avec elle. Pas même cette récréation.
«Un beau mariage», dit simplement Sandoz, pour conclure.
Il était dix heures, quand les deux amis sonnèrent à la grille de la Richaudière. La propriété, qu'ils ne connaissaient point, les émerveilla: une futaie superbe, un jardin français avec des rampes et des perrons qui se déroulaient royalement, trois serres immenses, surtout une cascade colossale, une folie de rocs rapportés, de ciment et de conduites d'eau, où le propriétaire avait englouti une fortune, par une vanité d'ancien gâcheur de plâtre. Et ce qui les frappa plus encore, ce fut le désert mélancolique de ce domaine, les avenues ratissées, sans une trace de pas, les lointains vides que traversaient les rares silhouettes des jardiniers, la maison morte dont toutes les fenêtres étaient closes, sauf deux, entrebâillées à peine.
Pourtant, un valet de chambre, qui s'était décidé à paraître, les interrogea; et, quand il sut qu'ils venaient pour Monsieur, il se montra insolent, il répondit que Monsieur était derrière la maison, au gymnase. Puis, il rentra.—Sandoz et Claude suivirent une allée, débouchèrent en face d'une pelouse, et ce qu'ils virent les arrêta un instant.
Dubuche, debout devant un trapèze, levait les bras pour y maintenir son fils Gaston, un pauvre être malingre, qui avait, à dix ans, les petits membres mous de la première enfance; tandis que, assise dans une voiture, la fillette, Alice, attendait son tour, venue avant terne celle-là, si mal finie, qu'elle ne marchait pas encore, à six ans. Le père, absorbé, continua d'exercer les membres grêles du petit garçon, le balança, tâcha vainement de le faire se hausser sur les poignets; puis, comme ce léger effort avait suffi pour le mettre en sueur, il l'emporta et le roula dans une couverture: tout cela en silence, isolé sous le ciel large; d'une pitié navrée au milieu de ce beau parc...
Mais, en se relevant, il aperçut les deux amis.
«Comment! c'est vous!... Un dimanche, et sans m'avoir prévenu!».
Il avait eu un geste désolé, il expliqua tout de suite que, le dimanche, la femme de chambre, la seule femme à qui il osât confier les enfants, allait à Paris, et que, dès lors, il lui était impossible de quitter Alice et Gaston une minute.
«Je parie que vous veniez déjeuner?» Sur un regard suppliant de Claude, Sandoz se hâta de répondre:
«Non, non. Justement, nous ne pouvions que te serrer la main... Claude à dû se rendre dans le pays pour des affaires. Tu sais, il a vécu à Bennecourt. Et, comme je l'ai accompagné, nous avons eu l'idée de pousser jusqu'ici.
Mais on nous attend, ne te dérange pas.» Alors, Dubuche, soulagé, affecta de les retenir. Ils avaient bien une heure, que diable! Et tous trois causèrent.
Claude le regardait, étonné de le retrouver si vieux: le visage bouffi s'était ridé, d'un jaune veiné de rouge, comme si la bile avait éclaboussé la peau; tandis que les cheveux et les moustaches grisonnaient déjà. En outre, le corps semblait s'être tassé, une lassitude amère appesantissait chaque geste. Les défaites de l'argent étaient donc aussi lourdes que celles de l'art? La voix, le regard, tout chez ce vaincu disait la dépendance honteuse où il devait vivre, la faillite de son avenir qu'on lui jetait à la face, la continuelle accusation d'avoir mis au contrat un talent qu'il n'avait point, l'argent de la famille qu'il volait aujourd'hui, ce qu'il mangeait, les vêtements qu'il portait, les sous de poche qu'il lui fallait, la continuelle aumône enfin qu'on lui faisait, comme à un vulgaire filou dont on ne pouvait se débarrasser. «Attendez-moi, reprit Dubuche, j'en ai encore pour cinq minutes avec l'un de mes pauvres mimis, et nous rentrons.» Doucement, avec des précautions infinies de mère, il tira la petite Alice de la voiture, la souleva jusqu'au trapèze; et là, en bégayant des chatteries, en lui faisant risette, il l'encouragea, la laissa deux minutes accrochée, pour développer ses muscles; mais il restait les bras ouverts, à suivre chaque mouvement, dans la crainte de la voir se briser si elle lâchait de fatigue ses frêles mains de cire. Elle ne disait rien, elle avait de grands yeux pâles, obéissante pourtant malgré sa terreur de cet exercice, d'une telle légèreté pitoyable, qu'elle ne tendait pas les cordes, pareille à un de ces petits oiseaux étiques qui tombent des branches, sans les plier.
À ce moment, Dubuche, ayant jeté un coup d'œil sur Gaston, s'affola, en remarquant que la couverture avait glissé et que les jambes de l'enfant se trouvaient découvertes.
«Mon Dieu! mon Dieu! le voilà qui va prendre froid, dans cette herbe! Et moi qui ne puis bouger!... Gaston, mon mimi! Tous les jours, c'est la même chose: tu attends que je sois occupé avec ta sœur... Sandoz, recouvre-le, de grâce!... Ah! merci, rabats encore la couverture, n'aie pas peur!» C'était ça que son beau mariage avait fait de la chair de sa chair, c'étaient ces deux êtres inachevés, vacillants, que le moindre souffle du ciel menaçait de tuer comme des mouches. De la fortune épousée, il ne lui restait que ça, le continuel chagrin de voir son sang se gâter et s'endolorir, dans ce fils, dans cette fille lamentables, qui allaient pourrir sa race, tombée à la déchéance dernière de la scrofule et de la phtisie. Et, chez ce gros garçon égoïste, un père s'était révélé, admirable, un cœur enflammé d'une passion unique. Il n'avait plus que la volonté de faire vivre ses enfants, il luttait heure par heure, les sauvait chaque matin, avec l'effroi de les perdre chaque soir. Maintenant, eux seuls existaient, au milieu de son existence finie, dans l'amertume des reproches insultants de son beau-père, des jours maussades et des nuits glacées que lui apportait sa triste femme; et il s'acharnait, il achevait de les mettre au monde, par un continuel miracle de tendresse.
«Là, mon mimi, c'est assez, n'est-ce pas? Tu verras comme tu deviendras grande et belle!» Il replaça Alice dans la voiture, il prit Gaston, toujours enveloppé, sur l'un de ses bras; et, comme ses amis voulaient l'aider, il refusa, il se mit à pousser la petite fille de sa main restée libre.
«Merci, j'ai l'habitude. Ah! les pauvres mignons, ils ne sont pas lourds... Et puis, avec les domestiques, on n'est jamais sûr.» En entrant dans la maison, Sandoz et Claude revirent le valet de chambre qui s'était montré insolent; et ils s'aperçurent que Dubuche tremblait devant lui. L'office et l'antichambre, épousant les mépris du beau-père qui payait, traitaient le mari de Madame en mendiant toléré par charité. À chaque chemise qu'on lui préparait, à chaque morceau de pain qu'il osait redemander, il demandait l'aumône dans le geste impoli des domestiques.
«Eh bien, adieu, nous te laissons, dit Sandoz, qui souffrait.
—Non, non, attendez un moment... Les enfants vont déjeuner, et je vous accompagnerai avec eux. Il faut qu'ils fassent leur promenade.» Chaque journée était ainsi réglée heure par heure. Le matin, la douche, le bain, la séance de gymnastique, puis le déjeuner, qui était toute une affaire, car il leur fallait une nourriture spéciale, discutée, pesée, et l'on allait jusqu'à faire tiédir leur eau rougie, de crainte qu'une goutte trop fraîche ne leur donnât un rhume. Ce jour-là, ils eurent un jaune d'œuf délayé dans du bouillon, et une noix de côtelette, que le père leur coupa en tout petits morceaux. Ensuite, venait la promenade, avant la sieste.
Sandoz et Claude se retrouvèrent dehors, le long des larges avenues, avec Dubuche, qui poussait de nouveau la voiture d'Alice; tandis que Gaston, à présent, marchait près de lui. On causa de la propriété, en se dirigeant vers la grille. Le maître jetait sur le vaste parc des yeux timides et inquiets, comme s'il ne se fût pas senti chez lui. Du reste, il ne savait rien, il ne s'occupait de rien.
Il semblait avoir oublié jusqu'à son métier d'architecte qu'on l'accusait de ne pas connaître, dévoyé, anéanti d'oisiveté.
«Et tes parents, comment vont-ils?» demanda Sandoz.
Une flamme ralluma les yeux éteints de Dubuche.
«Oh! mes parents, ils sont heureux. Je leur ai acheté une petite maison, où ils mangent la rente que j'ai fait mettre au contrat... N'est-ce pas? maman avait assez avancé pour mon instruction, il fallait bien tout rendre, comme je l'avais promis... Ça, je peux le dire, mes parents n'ont pas de reproches à m'adresser.» On était arrivé à la grille, on stationna quelques minutes.
Enfin, il serra de son air brisé les mains de ses vieux camarades; puis, gardant un instant celle de Claude, il conclut, dans une simple constatation, où il n'y avait même pas de colère:
«Adieu, tâche de t'en sortir... Moi, j'ai raté ma vie.» Et ils le virent s'en retourner, poussant Alice, soutenant les pas déjà trébuchants de Gaston, lui-même avec le dos voûté et la marche lourde d'un vieillard.
Une heure sonnait, tous deux se hâtèrent de descendre vers Bennecourt, attristés, affamés. Mais d'autres mélancolies les y attendaient, un vent meurtrier avait passé là: les Faucheur, le mari, la femme, le père Poirette étaient morts; et l'auberge, tombée aux mains de cette oie de Mélie, devenait répugnante de saleté et de grossièreté. On leur y servit un déjeuner abominable, des cheveux dans l'omelette, des côtelettes sentant le suint, au milieu de la salle grande ouverte à la pestilence du trou à fumier, tellement remplie de mouches, que les tables en étaient noires. La chaleur du brûlant après-midi d'août entrait avec la puanteur, ils n'eurent pas le courage de commander du café, ils se sauvèrent.
«Et toi qui célébrais les omelettes de la mère Faucheur! dit Sandoz. Une maison finie... Nous faisons un tour, n'est-ce pas?» Claude allait refuser. Depuis le matin il n'avait qu'une hâte, marcher plus vite, comme si chaque pas abrégeait la corvée et le ramenait vers Paris. Son cœur, sa tête, son être entier était resté là-bas. Il ne regardait ni à droite ni à gauche, filant sans rien distinguer des champs ni des arbres, n'ayant au crâne que son idée fixe, dans une hallucination telle que, par moments, la pointe de la Cité lui semblait se dresser et l'appeler du milieu des vastes chaumes. Pourtant, la proposition de Sandoz éveillait en lui des souvenirs; et, une mollesse l'envahissant, il répondit:
«Oui, c'est ça, allons voir.»
Mais, à mesure qu'il avançait le long de la berge, il se révoltait de douleur. C'était à peine s'il reconnaissait le pays. On avait construit un pont pour relier Bonnières à Bennecourt: un pont, grand Dieu! à la place de ce vieux bac craquant sur sa chaîne, et dont la note noire, coupant le courant, était si intéressante! En outre, le barrage établi en aval, à Port-Villez, ayant remonté le niveau de la rivière, la plupart des îles se trouvaient submergées, les petits bras s'élargissaient. Plus de jolis coins, plus de ruelles mouvantes où se perdre, un désastre à étrangler tous les ingénieurs de la marine!
«Tiens! ce bouquet de saules qui émergent encore, à gauche, c'était le Barreux, l'île où nous allions causer dans l'herbe, tu te souviens?... Ah! les misérables!» Sandoz, qui ne pouvait voir couper un arbre sans montrer le poing au bûcheron, pâlissait de la même colère, exaspéré qu'on se fût permis d'abîmer la nature.
Puis, Claude, lorsqu'il s'approcha de son ancienne demeure, devint muet, les dents serrées. On avait vendu la maison à des bourgeois, il y avait maintenant une grille, à laquelle il colla son visage. Les rosiers étaient morts, les abricotiers étaient morts; le jardin, très propre, avec ses petites allées, ses carrés de fleurs et de légumes entourés de buis, se reflétait dans une grosse boule de verre étamé, posée sur un pied, au beau milieu; et la maison, badigeonnée à neuf, peinturlurée aux angles et aux encadrements en fausses pierres de taille, avait un endimanchement gauche de rustre parvenu, qui enragea le peintre. Non, non, il ne restait là rien de lui, rien de Christine, rien de leur grand amour de jeunesse! Il voulut voir encore, il monta derrière l'habitation, chercha le petit bois de chênes, ce trou de verdure où ils avaient laissé le vivant frisson de leur première étreinte; mais le petit bois était mort, mort avec le reste, abattu, vendu, brûlé.
Alors, il eut un geste de malédiction, il jeta son chagrin à toute cette campagne si changée, où il ne retrouvait pas un vestige de leur existence. Quelques années suffisaient donc pour effacer la place où l'on avait travaillé, joui et souffert? À quoi bon cette agitation vaine, si le vent, derrière l'homme qui marche, balaie et emporte la trace de ses pas? Il l'avait bien senti qu'il n'aurait point dû revenir, car le passé n'était que le cimetière de nos illusions, on s'y brisait les pieds contre des tombes.
«Allons-nous-en! cria-t-il, allons-nous-en vite! C'est stupide, de se crever ainsi le cœur!» Sur le nouveau pont, Sandoz tenta de le calmer, en lui faisant voir un motif qui n'existait pas autrefois, la coulée de la Seine élargie, roulant à pleins bords, dans une lenteur superbe. Mais cette eau n'intéressait plus Claude.
Il fit une seule réflexion: c'était la même eau qui, en traversant Paris, avait ruisselé contre les vieux quais de la Cité; et elle le toucha dès lors, il se pencha un instant, il crut y apercevoir des reflets glorieux, les tours de Notre-Dame et l'aiguille de la Sainte-Chapelle que le courant emportait à la mer.
Les deux amis, manquèrent le train de trois heures. Ce fut un supplice que de passer deux grandes heures encore, dans ce pays si lourd à leurs épaules. Heureusement, ils avaient prévenu chez eux qu'ils rentreraient par un train de nuit, si on les retenait. Aussi résolurent-ils de dîner en garçons, dans un restaurant de la place du Havre, pour tâcher de se remettre, en causant au ressert, comme jadis.
Huit heures allaient sonner lorsqu'ils s'attablèrent.
Claude, ou sortir de la gare, les pieds sur le pavé de Paris, avait cessé de s'agiter nerveusement, en homme qui se retrouvait enfin chez lui. Et il écoutait, de l'air froid et absorbé qu'il gardait maintenant, les paroles bavardes dont Sandoz essayait de l'égayer. Celui-ci le traitait comme une maîtresse qu'il aurait voulu étourdir: des plats fins et épicés, des vins, qui grisent. Mais la gaieté restait rebelle, Sandoz lui-même finit par s'assombrir.
Cette campagne ingrate, ce Bennecourt tant chéri et oublieux, dans lequel ils n'avaient pas rencontré une pierre qui eût conservé leur souvenir, ébranlait en lui tous ses espoirs d'immortalité. Si les choses, qui ont l'éternité, oubliaient si vite, est-ce qu'on pouvait compter une heure sur la mémoire des hommes?
«Vois-tu, mon vieux, c'est ce qui me donne des sueurs froides, parfois... As-tu jamais songé à cela, toi, que la postérité n'est peut-être pas l'impeccable justicière que nous rêvons? On se console d'être injurié, d'être nié, on compte sur l'équité des siècles à venir, on est comme le fidèle qui supporte l'abomination de cette terre, dans la ferme croyance à une autre vie, où chacun sera traité selon ses mérites. Et s'il n'y avait pas plus de paradis pour l'artiste que pour le catholique, si les générations futures se trompaient comme les contemporains, continuaient le malentendu, préféraient aux œuvres fortes les petites bêtises aimables!... Ah! quelle duperie, hein? quelle existence de forçat, cloué au travail, pour une chimère!... Remarque que c'est bien possible, après tout.
Il y a des admirations consacrées dont je ne donnerais pas deux liards. Par exemple, l'enseignement classique a tout déformé, nous a imposé comme génies des gaillards corrects et faciles, auxquels on peut préférer les tempéraments libres, de production inégale, connus des seuls lettrés. L'immortalité ne serait donc qu'à la moyenne bourgeoisie, à ceux qu'on nous entre violemment dans le crâne, quand nous n'avons pas encore la force de nous défendre... Non, non, il ne faut pas se dire ces choses, j'en frissonne, moi! Est-ce que je garderais le courage de ma besogne, est-ce que je resterais debout sous les huées, si je n'avais plus l'illusion consolante que je serai aimé un jour!» Claude l'avait écouté, de son air d'accablement. Puis, il eut un geste d'amère indifférence.
«Bah! qu'est-ce que ça fiche? il n'y a rien... Nous sommes plus fous encore que les imbéciles qui se tuent pour une femme. Quand la terre claquera dans l'espace comme une noix sèche, nos œuvres n'ajouteront pas un atome à sa poussière.
—Ça, c'est bien vrai! conclut Sandoz très pâle. À quoi bon vouloir combler le néant?... Et dire que nous le savons, et que notre orgueil s'acharne!» Ils quittèrent le restaurant, vaguèrent dans les rues, s'échouèrent de nouveau au fond d'un café. Ils philosophaient, ils en étaient venus aux souvenirs de leur enfance, ce qui achevait de leur noyer le cœur de tristesse. Une heure du matin sonnait, quand ils se décidèrent à rentrer chez eux. Mais Sandoz parla d'accompagner Claude jusqu'à la rue Tourlaque. La nuit d'août était superbe, chaude, criblée d'étoiles. Et, comme ils faisaient un détour, remontant par le quartier de l'Europe, ils passèrent devant l'ancien café Baudequin, sur le boulevard des Batignolles. Le propriétaire avait changé trois fois; la salle n'était plus la même, repeinte, disposée autrement, avec deux billards à droite; et les couches de consommateurs s'y étaient succédé, les unes recouvrant les autres, si bien que les anciennes avaient disparu comme des peuples ensevelis.
Pourtant, la curiosité, l'émotion de toutes les choses mortes qu'ils venaient de remuer ensemble, leur firent traverser le boulevard, pour jeter un coup d'œil dans le café, par la porte grande ouverte. Ils voulaient revoir leur table d'autrefois, au fond, à gauche.
«Oh! regarde! dit Sandoz, stupéfait.
—Gagnière!» murmura Claude. C'était Gagnière, en effet, tout seul à cette table, au fond de la salle vide. Il avait dû venir de Melun pour un de ces concerts du dimanche, dont il se donnait la débauche; puis, le soir, perdu dans Paris, il était monté au café Baudequin, par une vieille habitude des jambes.
Pas un des camarades n'y remettait les pieds, et lui, témoin d'un autre âge, s'y entêtait, solitaire. Il n'avait pas encore touché à sa chope, il la regardait, si pensif, que les garçons commençaient à mettre les chaises sur les tables pour le balayage du lendemain, sans qu'il bougeât.
Les deux amis hâtèrent le pas, inquiets de cette figure vague, pris de la terreur enfantine des revenants. Et ils se séparèrent rue Tourlaque.
«Ah! ce triste Dubuche! dit Sandoz en serrant la main de Claude, c'est lui qui nous a gâté notre journée.» Dès novembre, lorsque tous les vieux amis furent rentrés, Sandoz songea à les réunir dans un de ses dîners du jeudi, comme il en avait gardé la coutume. C'était toujours la meilleure de ses joies: la vente de ses livres augmentait, le faisait riche; l'appartement de la rue de Londres prenait un grand luxe, à côté de la petite maison bourgeoise des Batignolles; et lui restait immuable. En outre, cette fois, il complotait, dans sa bonhomie, de donner à Claude une distraction certaine, par une de leurs chères soirées de jeunesse. Aussi veilla-t-il aux invitations: Claude et Christine naturellement; Jory et sa femme, qu'il avait fallu recevoir depuis le mariage; puis, Dubuche qui venait toujours seul; Fagerolles, Mahoudeau, Gagnière enfin. On serait dix, et rien que des camarades de l'ancienne bande, pas un gêneur, pour que la bonne entente et la gaieté fussent complètes.
Henriette, plus méfiante, hésita, lorsqu'ils arrêtèrent cette liste de convives.
«Oh! Fagerolles? Tu crois, Fagerolles avec les autres?
Ils ne l'aiment guère... Et Claude non plus d'ailleurs, j'ai cru remarquer un froid...» Mais il l'interrompit, ne voulant pas en convenir.
«Comment! un froid?... C'est drôle, les femmes ne peuvent comprendre qu'on se plaisante. Au fond, ça n'empêche pas d'avoir le cœur solide.»
Ce jeudi-là, Henriette voulut soigner le menu. Elle avait maintenant tout un petit personnel à diriger, une cuisinière, un valet de chambre; et, si elle ne faisait plus des plats elle-même, elle continuait à tenir la maison sur un pied de chère très délicate, par tendresse pour son mari, dont la gourmandise était le seul vice. Elle accompagna la cuisinière à la halle, passa en personne chez les fournisseurs. Le ménage avait le goût des curiosités gastronomiques, venues des quatre coins du monde. Cette fois, on se décida pour un potage queue de bœuf, des rougets de roche grillés, un filet aux cèpes, des raviolis à l'italienne, des gelinottes de Russie, et une salade de truffes, sans compter du caviar et des kilkis en hors-d'œuvre, une glace pralinée, un petit fromage hongrois couleur d'émeraude, des fruits, des pâtisseries. Comme vin, simplement, du vieux bordeaux dans les carafes, du Chambertin au rôti, et un vin mousseux de la Moselle au dessert, en remplacement du vin de champagne, jugé banal.
Dès sept heures, Sandoz et Henriette attendirent leurs convives, lui en simple jaquette, elle très élégante dans une robe de satin noir tout unie. On venait chez eux en redingote, librement. Le salon, qu'ils achevaient d'installer, s'encombrait de vieux meubles, de vieilles tapisseries, de bibelots de tous les peuples et de tous les siècles, un flot montant, débordant à cette heure, qui avait commencé aux Batignolles par le vieux pot de Rouen, qu'elle lui avait donné un jour de fête. Ils couraient ensemble les brocanteurs, ils avaient une rage joyeuse d'acheter; et lui contentait là d'anciens désirs de jeunesse, des ambitions romantiques, nées jadis de ses premières lectures; si bien que cet écrivain, si farouchement moderne, se logeait dans le Moyen Âge vermoulu qu'il rêvait d'habiter à quinze ans. Comme excuse, il disait en riant que les beaux meubles d'aujourd'hui coûtaient trop cher, tandis qu'on arrivait tout de suite à de l'allure et à de la couleur, avec des vieilleries, même communes. Il n'avait rien du collectionneur, il était tout pour le décor, pour les grands effets d'ensemble; et le salon, à la vérité, éclairé par deux lampes de vieux Delft, prenait des tons fanés très doux et très chauds, les ors éteints des dalmatiques réappliqués sur les sièges, les incrustations jaunies des cabinets italiens et des vitrines hollandaises, les teintes fondues des portières orientales, les cent petites notes des ivoires, des faïences, des émaux, pâlis par l'âge et se détachant contre la tenture neutre de la pièce, d'un rouge sombre.
Claude et Christine arrivèrent les derniers. Cette dernière avait mis son unique robe de soie noire, une robe usée, finie, qu'elle entretenait avec des soins extrêmes, pour les occasions semblables. Tout de suite, Henriette lui prit les deux mains, en l'attirant sur un canapé. Elle l'aimait beaucoup, elle la questionna, en la voyant singulière, les yeux inquiets dans sa pâleur touchante. Qu'avait-elle donc? souffrait-elle? Non, non, elle répondit qu'elle était très gaie, très heureuse de venir; et ses regards, à chaque minute, allaient vers Claude, comme pour l'étudier, puis se détournaient. Lui paraissait excité, d'une fièvre de paroles et de gestes qu'il n'avait pas montrée depuis plusieurs mois. Seulement, par instants, cette agitation tombait, il demeurait silencieux, les yeux larges et perdus, fixés là-bas, au loin dans le vide, sur quelque chose qui semblait l'appeler.
«Ah! mon vieux, dit-il à Sandoz, j'ai achevé ton bouquin cette nuit. C'est rudement fort, tu leur as cloué le bec, cette fois.» Tous deux causèrent devant la cheminée, où des bûches flambaient. L'écrivain, en effet, venait de publier un nouveau roman; et, bien que la critique ne désarmât pas, il se faisait enfin, autour de ce dernier, cette rumeur du succès qui consacre un homme, sous les attaques persistantes de ses adversaires. D'ailleurs, il n'avait aucune illusion, il savait bien que la bataille, même gagnée, recommencerait à chacun de ses livres. Le grand travail de sa vie avançait, cette série de romans, ces volumes qu'il lançait coup sur coup, d'une main obstinée et régulière, marchant au but qu'il s'était donné, sans se laisser vaincre par rien, obstacles, injures, fatigues.
«C'est vrai, répondit-il gaiement, ils faiblissent, cette fois! Il y en a même un qui a fait la fâcheuse concession de reconnaître que je suis un honnête homme. Voilà comment tout dégénère!... Mais, va! ils se rattraperont.
J'en sais dont le crâne est trop différent du mien pour qu'ils acceptent jamais ma formule littéraire, mes audaces de langue, mes bonshommes physiologiques évoluant sous l'influence des milieux; et je parle des confrères qui se respectent, je laisse de côté les imbéciles et les gredins...
Le mieux, vois-tu, pour travailler gaillardement, c'est de n'attendre ni bonne foi ni justice. Il faut mourir pour avoir raison.» Les yeux de Claude s'étaient brusquement dirigés vers un coin du salon, trouant le mur, allant là-bas, où quelque chose l'avait appelé. Puis, il se troublèrent, ils revinrent, tandis qu'il disait:
«Bah! tu parles pour toi. Si je crevais, moi, j'aurais tort... N'importe, ton bouquin m'a fichu une sacrée fièvre.
J'ai voulu peindre aujourd'hui, impossible! Ah! ça va bien que je ne puisse pas être jaloux de toi, autrement tu me rendrais trop malheureux.» Mais la porte s'était ouverte, et Mathilde entra, suivie de Jory. Elle avait une toilette riche, une tunique de velours capucine, sur une jupe de satin paille, avec des brillants aux oreilles et un gros bouquet de roses au corsage. Et ce qui étonnait Claude, c'était qu'il ne la reconnaissait pas, devenue très grasse, ronde et blonde, de maigre et brûlée qu'elle était. Sa laideur inquiétante de fille se fondait dans une enflure bourgeoise de la face, sa bouche aux trous noirs montrait maintenant des dents trop blanches, quand elle voulait bien sourire, d'un retroussement dédaigneux des lèvres. On la sentait respectable avec exagération, ses quarante-cinq ans lui donnaient du poids, à côté de son mari plus jeune, qui semblait être son neveu. La seule chose qu'elle gardait était une violence de parfums, elle se noyait des essences les plus fortes, comme si elle eût tenté d'arracher de sa peau les senteurs d'aromates dont l'herboristerie l'avait imprégnée; mais l'amertume de la rhubarbe, l'âpreté du sureau, la flamme de la menthe poivrée persistaient; et le salon, dès qu'elle le traversa, s'emplit d'une odeur indéfinissable de pharmacie, corrigée d'une pointe aimé de musc.
Henriette, qui s'était levée, la fit asseoir en face de Christine. «Vous vous connaissez, n'est-ce pas? Vous vous êtes déjà rencontrées ici?».
Mathilde eut un regard froid sur la toilette modeste de cette femme, qui, disait-on, avait vécu longtemps avec un homme, avant d'être mariée. Elle était d'une rigidité excessive sur ce point, depuis que la tolérance du monde littéraire et artistique l'avait fait admettre elle-même dans quelques salons. D'ailleurs, Henriette, qui l'exécrait, reprit sa conversation avec Christine, après les strictes politesses d'usage.
Jory avait serré les mains de Claude et de Sandoz. Et, debout avec eux, devant la cheminée, il s'excusait, auprès de ce dernier, d'un article paru le matin même dans sa revue, qui maltraitait le roman de l'écrivain.
«Mon cher, tu le sais, on n'est jamais le maître chez soi... Je devrais tout faire, mais j'ai si peu de temps!
Imagine-toi que je ne l'avais même pas lu, cet article, me fiant à ce qu'on m'en avait dit. Aussi tu comprends ma colère, quand je l'ai parcouru tout à l'heure... Je suis désolé, désolé...
—Laisse donc, c'est dans l'ordre, répondit tranquillement Sandoz, Maintenant que mes ennemis se mettent à me louer, il faut bien que ce soient mes amis qui m'attaquent.»
De nouveau, la porte s'entrebâilla, et Gagnière se glissa doucement, de son air vague d'ombre falote. Il arrivait droit de Melun, et tout seul, car il ne montrait sa femme à personne. Quand il venait dîner ainsi, il gardait à ses souliers la poussière de la province, qu'il remportait le soir même, en reprenant un train de nuit. Du reste, il ne changeait pas, l'âge semblait le rajeunir, il blondissait en vieillissant.
«Tiens! mais Gagnière est là!» s'écria Sandoz.
Alors, comme Gagnière se décidait à saluer les dames, Mahoudeau fit son entrée. Lui, avait blanchi déjà, avec sa face creusée et farouche, où vacillaient des yeux d'enfance. Il portait encore un pantalon trop court, une redingote qui plissait dans le dos, malgré l'argent qu'il gagnait à présent; car le marchand de bronzes, pour lequel il travaillait, avait lancé de lui des statuettes charmantes, que l'on commençait à voir sur les cheminées et les consoles bourgeoises.
Sandoz et Claude s'étaient tournés, curieux d'assister à cette rencontre de Mahoudeau avec Mathilde et Jory.
Mais la chose se passa très simplement. Le sculpteur s'inclinait devant elle, respectueux, lorsque le mari, de son air d'inconscience sereine, crut devoir la lui présenter, pour la vingtième fois peut-être.
«Eh! c'est ma femme, camarade! Serrez-vous donc la main!» Alors, très graves, en gens du monde que l'on force à une familiarité un peu prompte, Mathilde et Mahoudeau se serrèrent la main. Seulement, dès que celui-ci se fut débarrassé de la corvée et qu'il eut retrouvé Gagnière dans un coin du salon, tous deux se murent à ricaner et à se rappeler en mots terribles les abominations d'autrefois.
Hein? elle avait des dents aujourd'hui, elle qui jadis ne pouvait pas mordre, heureusement!
On attendait Dubuche, car il avait formellement promis de venir.
«Oui, expliqua tout haut Henriette, nous ne serons que neuf. Fagerolles nous a écrit ce matin, pour s'excuser: un dîner officiel, où il a été brusquement forcé de paraître... Il s'échappera et nous rejoindra vers onze heures.»
Mais, à ce moment, on apporta une dépêche. C'était Dubuche qui télégraphiait;«Impossible de bouger. Toux inquiétante d'Alice.»
«Eh bien, nous ne serons que huit!» reprit Henriette, avec la résignation chagrine d'une maîtresse de maison qui voit s'émietter ses convives.
Et, le domestique ayant ouvert la porte de la salle à manger en annonçant que Madame était servie, elle ajouta:
«Nous y sommes tous... Offrez-moi votre bras, Claude.» Sandoz avait pris celui de Mathilde, Jory se chargea de Christine, tandis que Mahoudeau et Gagnière suivaient, en continuant de plaisanter crûment ce qu'ils appelaient le rembourrage de la belle herboriste.
La salle à manger où l'on entra, très grande, était d'une vive gaieté de lumière, au sortir de la clarté discrète du salon. Les murs, couverts de vieilles faïences, avaient des tons amusants d'imagerie d'Épinal. Deux dressoirs, l'un de verrerie, l'autre d'argenterie, étincelaient comme des vitrines de joyaux. Et la table surtout braisillait au milieu, en chapelle ardente, sous la suspension garnie de bougies, avec la blancheur de sa nappe, qui détachait la belle ordonnance du couvert, les assiettes peintes, les verres taillés, les carafes blanches et rouges, les hors-d'œuvre symétriques, rangés autour du bouquet central, une corbeille de roses pourpres.
On s'asseyait, Henriette entre Claude et Mahoudeau, Sandoz ayant à ses côtés Mathilde et Christine, Jory et Gagnière aux deux bouts, et le domestique achevait à peine de servir le potage, lorsque Mme Jory lâcha une phrase malheureuse. Voulant être aimable, n'ayant pas entendu les excuses de son mari, elle dit au maître de la maison: «Eh bien, vous avez été content de l'article de ce matin, Édouard en a revu lui-même les épreuves avec tant de soin!» Du coup, Jory se troubla, bégaya:
«Mais non! mais non! Il est très mauvais, cet article, tu sais bien qu'il a passé pendant mon absence, l'autre soir.» Au silence gêné qui s'était fait, elle comprit sa faute.
Mais elle aggrava la situation, elle lui jeta un regard aigu, en répondant très haut, pour l'accabler et se mettre à part:
«Encore un de tes mensonges! Je répète ce que tu m'as dit... Tu entends, je ne veux pas que tu me rendes ridicule!».
Cela glaça le commencement du dîner. Vainement, Henriette recommanda les kilkis, seule Christine les trouva très bons. Sandoz, que l'embarras de Jory récréait, lui rappela joyeusement, quand les rougets grillés parurent, un déjeuner qu'ils avaient fait ensemble à Marseille, autrefois. Ah! Marseille, la seule ville où l'on mange!
Claude, absorbé depuis un instant, sembla sortir d'un rêve, pour demander, sans transition:
«Est-ce que c'est décidé? est-ce qu'ils ont choisi les artistes, pour les nouvelles décorations de l'Hôtel de ville?...
—Non, dit Mahoudeau, ça va se faire... Moi, je n'aurai rien, je ne connais personne... Fagerolles lui-même est très inquiet. S'il n'est point ici ce soir, c'est que ça ne marche pas tout seul... Ah! il a mangé son pain blanc, ça se gâte, ça craque, leur peinture à millions!» Il eut un rire de rancune enfin satisfaite, et Gagnière à l'autre bout de la table, laissa entendre le même ricanement. Alors, ils se soulagèrent en paroles mauvaises, ils se réjouirent de la débâcle qui consternait le monde des jeunes maîtres. C'était fatal, les temps prédits arrivaient, la hausse exagérée sur les tableaux aboutissait à une catastrophe. Depuis que la panique s'était mise chez les amateurs, pris de l'affolement des gens de Bourse, sous le vent de la baisse, les prix s'effondraient de jour en jour, on ne vendait plus rien. Et il fallait voir le fameux Naudet au milieu de la déroute! Il avait tenu bon d'abord, il avait inventé le coup de l'Américain, le tableau unique caché au fond d'une galerie, solitaire comme un dieu, le tableau dont il ne voulait même pas dire le prix, avec la certitude méprisante de ne pouvoir trouver un homme assez riche, et qu'il vendait enfin deux ou trois cent mille francs à un marchand de porcs de New York, glorieux d'emporter la toile la plus chère de l'année. Mais ces coups-là ne se recommençaient pas, et Naudet, dont les dépenses avaient grandi avec les gains, entraîné et englouti dans le mouvement fou qui était son œuvre, entendait maintenant crouler sous lui son hôtel royal, qu'il devait défendre contre l'assaut des huissiers.
«Mahoudeau, vous ne reprenez pas des cèpes?» interrompit obligeamment Henriette. Le domestique présentait le filet, on mangeait, on vidait les carafes de vin; mais l'aigreur était telle, que les bonnes choses passaient sans être goûtées, ce qui désolait la maîtresse et le maître de la maison. «Hein? des cèpes? finit par répéter le sculpteur. Non, merci.» Et il continua.
«Le drôle, c'est que Naudet poursuit Fagerolles. Parfaitement! il est en train de le faire saisir... Ah! ce que je rigole, moi! Nous allons en voir, un nettoyage, avenue de Villiers, chez tous ces petits peintres à hôtel. La bâtisse sera pour rien, au printemps... Donc, Naudet, qui avait forcé Fagerolles à bâtir, et qui l'avait meublé comme une canin, a voulu reprendre ses bibelots et ses tentures. Mais l'autre a emprunté dessus, paraît-il... Vous voyez l'histoire: le marchand l'accuse d'avoir gâché son affaire en exposant, par une vanité d'étourdi; le peintre répond qu'il entend ne plus être volé; et ils vont se manger, j'espère bien!» La voix de Gagnière s'éleva, une voix inexorable et douce de rêveur éveillé.
«Rasé, Fagerolles!... D'ailleurs, il n'a jamais eu de succès.»
On se récria. Et sa vente annuelle de cent mille francs, et ses médailles, et sa croix? Mais lui, obstiné, souriait d'un air mystérieux, comme si les faits ne pouvaient rien contre sa conviction de l'au-delà. Il hochait la tête, plein de dédain.
«Laissez-moi donc tranquille! Jamais il n'a su ce que c'était qu'une valeur.» Jory allait défendre le talent de Fagerolles, qu'il regardait comme son œuvre, lorsque Henriette leur demanda un peu de recueillement pour les raviolis. Il y eut une courte détente, au milieu du bruit cristallin des verres et du léger cliquetis des fourchettes. La table, dont la belle symétrie se débandait déjà, semblait s'être allumée davantage, au feu âpre de la querelle. Et Sandoz, gagné d'une inquiétude, s'étonnait: qu'avaient-ils donc à l'attaquer si durement? n'avait-on pas débuté ensemble, ne devait-on pas arriver dans la même victoire? Un malaise, pour la première fois, troublait son rêve d'éternité, cette joie de ses jeudis qu'il voyait se succéder, tous pareils, tous heureux, jusqu'aux derniers jours lointains de l'âge. Mais ce ne fut encore qu'un frisson à fleur de peau. Il dit en riant:
«Claude, ménage-toi, voici les gelinottes... Hé! Claude, où es-tu?».
Depuis qu'on se taisait, Claude était retourné dans son rêve, les regards perdus, reprenant des raviolis, sans savoir; et Christine, qui ne disait rien, triste et charmante, ne le quittait pas des yeux. Il eut un sursaut, il choisit une cuisse parmi les morceaux de gelinottes qu'on servait, et dont le fumet violent emplissait la pièce d'une odeur de résine.
«Hein! sentez-vous ça? cria Sandoz, amusé. On croirait qu'on avale toutes les forêts de la Russie.»
Mais Claude revint à sa préoccupation. «Alors, vous dites que Fagerolles aura la salle du Conseil municipal?» Et cette parole suffit, Mahoudeau et Gagnière, remis sur la piste, repartirent. Ah! un joli badigeonnage à l'eau claire, si on la lui donnait, cette salle; et il faisait assez de vilenies pour l'avoir. Lui, qui, autrefois, affectait de cracher sur les commandes, en grand artiste débordé par les auteurs, il assiégeait l'administration de ses bassesses, depuis que sa peinture ne se vendait plus. Connaissait-on quelque chose d'aussi plat qu'un peintre devant un fonctionnaire, et les courbettes, et les concessions, et les lâchetés? une honte, une école de domesticité, que cette dépendance de l'art, sous le bon vouloir imbécile d'un ministre! Ainsi, Fagerolles, pour sûr, à ce dîner officiel, était en train de lécher consciencieusement les bottes de quelque chef de bureau, quelque crétin à empailler!
«Mon Dieu! dit Jory, il fait ses affaires, et il a raison...
Ce n'est pas vous qui paierez ses dettes.—Des dettes, est-ce que j'en ai, moi qui ai crevé la faim? répondit Mahoudeau d'un ton rogue. Est-ce qu'on se fait bâtir un palais, est-ce qu'on a des maîtresses comme cette Irma, qui le ruine?» Gagnière, de nouveau, l'interrompit, de son étrange voix d'oracle, lointaine et fêlée.—«Irma, mais c'est elle qui le paie!» On se fâchait, on plaisantait, le nom d'lrma volait par-dessus la table, lorsque Mathilde, réservée et muette jusque-là, par une affectation de bon genre, s'indigna vivement, avec des gestes effarés, une bouche prude de dévote qu'on violente.
—«Oh! messieurs! Oh! messieurs!... Devant nous, cette fille... Pas cette fille, de grâce!» Dés lors, Henriette et Sandoz, consternés, assistèrent à la déroute de leur menu. La salade de truffes, la glace, le dessert, tout fut avalé sans joie, dans la colère montante de la querelle; et le Chambertin, et le vin de la Moselle passèrent comme de l'eau pure. Vainement, elle souriait, tandis que lui, bonhomme, s'efforçait de les calmer, en faisant la part des infirmités humaines. Pas un ne lâchait prise, un mot les rejetait les uns sur les autres, acharnés.
Ce n'était plus l'ennui vague, la satiété somnolente qui attristait parfois les anciennes réunions; c'était maintenant de la férocité dans la lutte, un besoin de se détruire. Les bougies de la suspension brûlaient très hautes, les faïences des murs épanouissaient leurs fleurs peintes, la table semblait s'être incendiée, avec la débâcle de son couvert, sa violence de causerie, ce saccage qui les enfiévrait là, depuis deux heures.
Et Claude, au milieu du bruit, dit enfin, lorsque Henriette se décida à se lever, pour les faire taire:
«Ah! l'Hôtel de ville, si je l'avais, moi, et si je pouvais! C'était mon rêve, les murs de Paris à couvrir!» On retourna au salon, dont le petit lustre et les appliques venaient d'être allumés. On y eut presque froid, en comparaison de l'étuve d'où l'on sortait; et le café calma un instant les convives. Personne, du reste, n'était attendu, en dehors de Fagerolles. C'était un salon très feutré, le ménage n'y racolait pas des clients littéraires, n'y muselait pas la presse à coups d'invitations, La femme exécrait le monde, le mari disait en riant qu'il lui fallait dix ans pour aimer quelqu'un, et l'aimer toujours. N'était-ce pas le bonheur, irréalisable? quelques amitiés solides, un coin d'affection familiale. On n'y faisait jamais de musique, et jamais on n'y avait lu une page de littérature.
Ce jeudi-là, la soirée parut longue, dans la sourde irritation qui persistait. Les dames, devant le feu mourant, s'étaient mises à causer; et, comme le domestique, après avoir ôté le couvert, rouvrait la salle voisine, elles restèrent seules, les hommes allèrent y fumer, en buvant de la bière.
Sandoz et Claude, qui ne fumaient pas, revinrent bientôt s'asseoir côte à côte sur un canapé, près de la porte. Le premier, heureux de voir son vieil ami excité et bavard, lui rappelait des souvenirs de Plassans, à propos d'une nouvelle apprise la veille: oui, Pouillaud, l'ancien farceur du dortoir, devenu un avoué si grave, avait des ennuis, pour s'être laissé pincer avec des petites gueuses de douze ans. Ah! l'animal de Pouillaud! Mais Claude ne répondait plus, l'oreille aux aguets, ayant entendu prononcer son nom dans la salle à manger, et tâchant de comprendre.
C'étaient Jory, Mahoudeau et Gagnière, qui avaient recommencé le massacre, inassouvis, les dents longues.
Leurs voix, d'abord chuchotantes, s'élevaient peu à peu.
Ils en arrivaient à crier.
«Oh! l'homme, je vous abandonne l'homme, disait Jory en parlant de Fagerolles. Il ne vaut pas cher... Et il vous a roulés, c'est vrai, ah! ce qu'il vous a foulés, en rompant avec vous et en se faisant un succès sur votre dos! Aussi vous n'avez guère été malins.» Mahoudeau, furieux, répondit:
«Pardi! il suffisait d'être avec Claude pour être flanqué à la porte de partout.
—C'est Claude qui nous a tués», affirma carrément Gagnière.
Et ils continuèrent, abandonnant Fagerolles auquel ils reprochaient son aplatissement devant les journaux, son alliance avec leurs ennemis, ses câlineries à des baronnes sexagénaires, tapant désormais sur Claude devenu le grand coupable. Mon Dieu! l'autre après tout n'était qu'une simple gueuse, comme il y en a tant, parmi les artistes, qui raccrochent le public au coin des rues, qui lâchent et déchirent les camarades, pour faire monter le bourgeois chez eux. Mais Claude, ce grand peintre raté, cet impuissant incapable de mettre une figure debout, malgré son orgueil, les avait-il assez compromis, assez fichus dedans! Ah! oui, le succès était dans la rupture! S'ils avaient pu recommencer, c'étaient eux qui n'auraient pas eu la bêtise de s'entêter à des histoires impossibles! Et ils l'accusaient de les avoir paralysés, de les avoir exploités, parfaitement! exploités, et d'une main si maladroite et si lourde, qu'il n'en avait lui-même tiré aucun parti.
«Enfin, moi, reprit Mahoudeau, ne m'a-t-il pas rendu idiot un moment? Quand je songe à ça, je me tâte, je ne comprends plus pourquoi je m'étais mis de sa bande.
Est-ce que je lui ressemble? Est-ce qu'il y avait quelque chose de commun entre nous?... Hein? c'est exaspérant de s'en apercevoir si tard!...
—Et à moi donc, continua Gagnière, il m'a bien volé mon originalité! Croyez-vous que ça m'amuse d'entendre à chaque tableau, répéter derrière moi, depuis quinze ans:
C'est un Claude!... Ah! non, j'en ai assez, j'aime mieux ne plus rien faire... N'empêche que si j'avais vu clair autrefois, je ne l'aurais pas fréquenté.» C'était le sauve-qui-peut, les derniers liens qui se rompaient, dans la stupeur de se voir tout d'un coup étrangers et ennemis, après une longue jeunesse de fraternité. La vie les avait débandés en chemin, et les profondes dissemblances apparaissaient, il ne leur restait à la gorge que l'amertume de leur ancien rêve enthousiaste, cet espoir de bataille et de victoire côte à côte, qui maintenant aggravait leur rancune.
«Le fait est, ricana Jory, que Fagerolles ne s'est pas laissé piller comme un niais.» Mais, vexé, Mahoudeau se fâcha. «Tu as tort de rire, toi, car tu es aussi un joli lâcheur...
Oui, tu nous disais toujours que tu nous donnerais un coup de main, quand tu aurais un journal à toi...
—Ah! permets, permets...», Gagnière se joignit à Mahoudeau.
«C'est vrai, ça! Tu ne vas plus raconter qu'on te coupe ce que tu écris sur nous, puisque tu es le maître...
Et jamais un mot, tu ne nous as pas seulement nommés, dans ton dernier Salon.» Gêné et bégayant, Jory s'emporta à son tour.
«Eh! c'est la faute de ce bougre de Claude!... Je n'ai pas envie de perdre mes abonnés, pour vous être agréable.
Vous êtes impossibles, là, comprenez-vous! Toi, Mahoudeau, tu peux te décarcasser à faire des petites choses gentilles; toi, Gagnière, tu auras beau même ne plus rien faire du tout: vous avez une étiquette dans le dos, il vous faudra dix ans d'efforts avant de la décoller; et encore, on en a vu qui ne se décollaient jamais... Le public s'amuse, vous savez! il n'y avait que vous pour croire au génie de ce grand toqué ridicule, qu'on enfermera un de ces quatre matins.» Alors, ce fut terrible, tous les trois parlèrent à la fois, en arrivèrent aux reproches abominables, avec des éclats tels, des coups si durs de mâchoires, qu'ils semblaient se mordre.
Sur le canapé, Sandoz, troublé dans les gais souvenirs qu'il évoquait, avait dû lui-même prêter l'oreille à ce tumulte, qui lui arrivait par la porte ouverte.
«Tu entends, lui dit Claude très bas, avec un sourire de souffrance, ils m'arrangent bien!... Non, non, reste là, je ne veux pas que tu les fasses taire. J'ai mérité ça, puisque je n'ai pas réussi.» Et Sandoz, pâlissant, continua d'écouter cet enragement dans la lutte pour la vie, cette rancune des personnalités aux prises, qui emportait sa chimère d'éternelle amitié!...
Henriette, heureusement, s'inquiétait de la violence des voix. Elle se leva et alla faire honte aux fumeurs d'abandonner ainsi les dames, pour se quereller. Tous rentrèrent dans le salon, suant, soufflant, gardant la secousse de leur colère. Et, comme elle disait, les yeux sur la pendule, qu'ils n'auraient décidément pas Fagerolles ce soir-là, ils se remirent à ricaner, en échangeant un regard.
Ah! il avait bon nez, lui! ce n'était pas lui qu'on prendrait à se rencontrer avec d'anciens amis devenus gênants, et qu'il exécrait!
En effet, Fagerolles ne vint pas. La soirée s'acheva péniblement. On était retourné dans la salle à manger, où le thé se trouvait servi sur une nappe russe, brodée en rouge d'une chasse au cerf; et il y avait, sous les bougies rallumées, une brioche, des assiettes de sucreries et de gâteaux, tout un luxe barbare de liqueurs, whisky, genièvre, kummel, raki de Chio. Le domestique apporta encore du punch, et il s'empressait autour de la table, pendant que la maîtresse de la maison remplissait la théière au samovar, bouillant en face d'elle. Mais ce bien-être, cette joie des yeux, cette odeur fine du thé ne détendaient pas les cœurs.
La conversation était retombée sur le succès des uns et la mauvaise chance des autres. Par exemple, n'était-ce pas une honte, ces médailles, ces croix, toutes ces récompenses qui déshonoraient l'art, tant on les distribuait mal? Est-ce qu'on devait rester d'éternels petits garçons en classe? Toutes les platitudes venaient de là, cette docilité et cette lâcheté devant les pions, pour avoir des bons points!
Puis, dans le salon de nouveau, comme Sandoz, désolé, en arrivait à souhaiter ardemment de les voir partir, il remarqua Mathilde et Gagnière, assis côte à côte sur un canapé, parlant musique avec langueur, au milieu des autres exténués, sans salive, les mâchoires mortes.
Gagnière, en extase, philosophait et poétisait. Mathilde, cette vieille gaupe engraissée, exhalant sa senteur louche de pharmacie, faisait les yeux blancs, se pâmait sous le chatouillement d'une aile invisible. Ils s'étaient aperçus, le dernier dimanche, aux concerts du Cirque, et ils se communiquaient leur jouissance, en phrases alternées, envolées, lointaines.
«Ah! monsieur, ce Meyerbeer, cette ouverture de Struensée, cette phrase funèbre, et puis cette danse de paysans si emportée, si colorée, et puis la phrase de mort qui reprend, le duo des violoncelles!... Ah! monsieur, les violoncelles, les violoncelles!...
—Et, madame, Berlioz, l'air de fête de Roméo?... Oh! le solo des clarinettes, les femmes aimées, avec l'accompagnement des harpes! Un ravissement, une blancheur qui monte... La fête éclate, un Véronèse, la magnificence tumultueuse des Noces de Cana; et le chant d'amour recommence, oh! combien doux, oh! toujours plus haut, toujours plus haut!...
—Monsieur, avez-vous entendu, dans la symphonie en la de Beethoven, ce glas qui revient toujours, qui vous bat sur le cœur?... Oui, je le vois bien, vous sentez comme moi, c'est une communion que la musique...
Beethoven, mon Dieu! qu'il est triste et bon d'être deux à le comprendre, et de défaillir!...
—Et Schumann, madame, et Wagner, madame!... La rêverie de Schumann, rien que les instruments à cordes, une petite pluie tiède sur les feuilles des acacias, un rayon qui les essuie, à peine une larme dans l'espace!... Wagner, ah! Wagner, l'ouverture du Vaisseau fantôme, vous l'aimez, dites que vous l'aimez! Moi, ça m'écrase. Il n'y a plus rien, plus rien, on meurt...» Leurs voix s'éteignaient, ils ne se regardaient même pas, anéantis, coude à coude, leur visage en l'air, noyé, surpris, Sandoz se demanda d'où Mathilde pouvait tenir ce jargon. D'un article de Jory, peut-être. D'ailleurs, il avait remarqué que les femmes causaient très bien musique, sans en connaître une note. Et lui, que l'aigreur des autres n'avait fait que chagriner, s'exaspéra de cette pose langoureuse. Non, non, c'en était assez! qu'on se déchirât, passe encore! mais quelle fin de soirée, cette farceuse sur le retour, roucoulant et se chatouillant avec du Beethoven et du Schumann!...
Gagnière, heureusement, se leva tout d'un coup. Il savait l'heure au fond de son extase, il n'avait que juste le temps de reprendre son train de nuit. Et, après des poignées de main molles et silencieuses, il s'en alla coucher à Melun.
«Quel raté! murmura Mahoudeau. La musique a tué la peinture, jamais il ne fichera rien.»
Lui-même dut partir, et à peine la porte s'était-elle refermée sur son dos, que Jory déclara:
«Avez-vous vu son dernier presse-papiers? Il finira par sculpter des boutons de manchette... En voilà un qui a raté la puissance!» Mais déjà, Mathilde était debout, saluant Christine d'un petit geste sec, affectant une familiarité mondaine à l'égard d'Henriette, emmenant son mari, qui l'habilla dans l'antichambre, humble et terrifié des yeux sévères dont elle le regardait, ayant à régler un compte.
Alors, derrière eux, Sandoz cria, hors de lui:
«C'est la fin, c'est fatalement le journaliste qui traite les autres de ratés, le bâcleur d'articles tombé dans l'exploitation de la bêtise publique!... Ah! Mathilde la Revanche!» Il ne restait que Christine et Claude. Ce dernier, depuis, que le salon se vidait, affaissé au fond d'un fauteuil, ne parlait plus, repris par cette sorte de sommeil magnétique qui le raidissait, les regards fixes, très loin, au-delà des murs. Sa face se tendait, une attention convulsée la portait en avant: il voyait certainement l'invisible, il entendait un appel du silence.
Christine s'était levée à son tour, en s'excusant de partir ainsi les derniers. Henriette lui avait saisi les mains, et elle lui répétait combien elle l'aimait, elle la suppliait de venir souvent, d'user d'elle en tout comme d'une sœur; tandis que la triste femme, d'un charme si douloureux dans sa robe noire, secouait la tête avec un pâle sourire,«Voyons, lui dit Sandoz à l'oreille, après avoir jeté un coup d'œil sur Claude, il ne faut pas vous désoler ainsi... Il a beaucoup causé, il a été plus gai ce soir. Ça va très bien.» Mais elle, d'une voix de terreur:
«Non, non, regardez ses yeux... Tant qu'il aura ces yeux-là, je tremblerai... Vous avez fait ce que vous avez pu, merci. Ce que vous n'avez pas fait, personne ne le fera. Ah! que je souffre, de ne plus compter, moi! de ne rien pouvoir!» Et tout haut:—«Claude, viens-tu?» Deux fois, elle dut répéter la phrase. Il ne l'entendait pas, il finit par tressaillir et par se lever, en disant, comme s'il avait répondu à l'appel lointain, là-bas, à l'horizon:
«Oui, j'y vais, j'y vais.»—Lorsque Sandoz et sa femme se retrouvèrent seuls enfin, dans le salon où l'air s'étouffait, chauffé par les lampes, comme alourdi d'un silence mélancolique après l'éclat mauvais des querelles, tous les deux se regardèrent, et ils laissèrent tomber leurs bras, dans le navrement de leur malheureuse soirée. Elle, pourtant, tâcha d'en rire, murmurant:
«Je t'avais prévenu, j'avais bien compris...» Mais il l'interrompit encore d'un geste désespéré. Eh quoi! était-ce donc la fin de sa longue illusion, de ce rêve d'éternité, qui lui avait fait mettre le bonheur dans quelques amitiés choisies dès l'enfance, puis goûtées jusqu'à l'extrême vieillesse. Ah! la bande lamentable, quelle cassure dernière, quel bilan à pleurer, après cette banqueroute du cœur! Et il s'étonnait des amis qu'il avait semés le long de la route, des grandes affections perdues en chemin, du perpétuel changement des autres, autour de son être qu'il ne voyait pas changer. Ses pauvres jeudis l'emplissaient de pitié, tant de souvenirs en deuil, cette mort lente de ce qu'on aime! Est-ce qu'ils allaient se résigner, sa femme et lui, à vivre au désert, cloîtrés dans la haine du monde? Est-ce qu'ils ouvriraient la porte toute large, devant le flot des inconnus et des indifférents?
Peu à peu, une certitude se faisait au fond de son chagrin: tout finissait et rien ne recommençait, dans la vie. Il sembla se rendre à l'évidence, il dit avec un gros soupir:
«Tu avais raison... Nous ne les inviterons plus à dîner ensemble, ils se mangeraient.»
Dehors, dès qu'ils débouchèrent sur la place de la Trinité, Claude lâcha le bras de Christine et il bégaya qu'il avait une course; il la pria de rentrer sans lui. Elle l'avait senti trembler d'un grand frisson, elle resta effarée de surprise et de crainte: une course, à une pareille heure, à minuit passé! pour aller où, pour quoi faire? Il tournait le dos, il s'échappait, quand elle le rattrapa, en le suppliant, en prétextant qu'elle avait peur, qu'il ne la laisserait pas, si tard, remonter ainsi à Montmartre. Cette considération parut seule le ramener. Il lui reprit le bras, ils gravirent la rue Blanche et la rue Lepic, se trouvèrent enfin rue Tourlaque. Et, devant leur porte, après avoir sonné, de nouveau il la quitta.
«Te voici chez nous... Moi, je vais faire ma course.» Déjà, il se sauvait, à grandes enjambées, en gesticulant comme un fou. La porte s'était ouverte, et elle ne la referma même pas, elle s'élança, pour le suivre. Rue Lepic, elle le rejoignit; mais, de crainte de l'exalter davantage, elle se contenta dès lors de ne pas le perdre de vue, marchant à une trentaine de mètres, sans qu'il la sût derrière ses talons. Après la rue Lepic, il redescendit la rue Blanche, puis il fila par la rue de la Chaussée-d'Antin et la rue du Quatre-Septembre, jusqu'à la rue Richelieu.
Quand elle le vit s'engager dans cette dernière, un froid mortel l'envahit: il allait à la Seine, c'était l'affreuse peur qui la tenait, la nuit, éveillée d'angoisse. Et que faire, mon Dieu! Aller avec lui, se pendre à son cou, là-bas? Elle n'avançait plus qu'en chancelant, et à chaque pas qui les rapprochait de la rivière, elle sentait la vie se retirer de ses membres. Oui, il s'y rendait tout droit: la place du Théâtre-Français, le Carrousel, enfin le pont des Saints-Pères. Il y marcha un instant, s'approcha de la rampe, au-dessus de l'eau, et elle crut qu'il se jetait; un grand cri s'étouffa dans l'étranglement de sa gorge. Mais non, il demeurait immobile. N'était-ce donc que la Cité, en face, qui le hantait, ce cœur de Paris dont il emportait l'obsession partout, qu'il évoquait de ses yeux fixes au travers des murs, qui lui criait ce continuel appel à des lieues, entendu de lui seul? Elle n'osait l'espérer encore, elle s'était arrêtée en arrière, le surveillant dans un vertige d'inquiétude, le voyant toujours faire le terrible saut, et résistant au besoin de s'approcher, et redoutant de précipiter la catastrophe, si elle se montrait. Mon Dieu! être là, avec sa passion ravagée, sa maternité saignante, être là, assister à tout, sans pouvoir même risquer un mouvement pour le retenir!
Lui, debout, très grand, ne bougeait pas, regardait dans la nuit.
C'était une nuit d'hiver, au ciel brouillé, d'un noir de suie, qu'une bise, soufflant de l'ouest, rendait très froide.
Paris allumé s'était endormi, il n'y avait plus là que la vie des becs de gaz, des taches rondes qui scintillaient, qui se rapetissaient, pour n'être, au loin, qu'une poussière d'étoiles fixes. D'abord, les quais se déroulaient, avec leur double rang de perles lumineuses, dont la réverbération éclairait d'une lueur les façades des premiers plans, à gauche les maisons du quai du Louvre, à droite les deux ailes de l'Institut, masses confuses de monuments et de bâtisses qui se perdaient ensuite, en un redoublement d'ombre, piqué des étincelles lointaines. Puis, entre ces cordons fuyant à perte de vue, les ponts jetaient des barres de lumières, de plus en plus minces, faites chacune d'une traînée de paillettes, par groupes et comme suspendues. Et là, dans la Seine, éclatait la splendeur nocturne de l'eau vivante des villes, chaque bec de gaz reflétait sa flamme, un noyau qui s'allongeait en une queue de comète. Les plus proches, se confondant, incendiaient le courant de larges éventails de braise, réguliers et symétriques; les plus reculés, sous les ponts, n'étaient que des petites touches de feu immobiles. Mais les grandes queues embrasées vivaient, remuantes à mesure qu'elles s'étalaient, noir et or, d'un continuel frissonnement d'écailles, où l'on sentait la coulée infinie de l'eau. Toute la Seine en était allumée comme d'une fête intérieure, d'une féerie mystérieuse et profonde, faisant passer des valses derrière les vitres rougeoyantes du fleuve. En haut, au-dessus de cet incendie, au-dessus des quais étoilés, il y avait dans le ciel sans astres une rouge nuée, l'exhalaison chaude et phosphorescente qui, chaque nuit, met au sommeil de la ville une crête de volcan.
Le vent soufflait, et Christine, grelottante, les yeux emplis de larmes, sentait le pont tourner sous elle, comme s'il l'avait emportée dans une débâcle de tout l'horizon.
Claude n'avait-il pas bougé? N'enjambait-il pas la rampe?
Non, tout s'immobilisait de nouveau, elle le retrouvait à la même place, dans sa raideur entêtée, les yeux sur la pointe de la Cité, qu'il ne voyait pas.
Il était venu, appelé par elle, et il ne la voyait pas, au fond des ténèbres. Il ne distinguait que les ponts, des carcasses fines de charpentes se détachant en noir sur l'eau braisillante. Puis, au-delà, tout se noyait, l'île tombait au néant, il n'en aurait pas même retrouvé la place, si des fiacres attardés n'avaient promené, par moments, le long du Pont-Neuf, ces étincelles filantes qui courent encore dans les charbons éteints. Une lanterne rouge, au ras du barrage de la Monnaie, jetait dans l'eau un filet de sang. Quelque chose d'énorme et de lugubre, un corps à la dérive, une péniche détachée sans doute, descendait avec lenteur au milieu des reflets, parfois entrevue, et reprise aussitôt par l'ombre. Où avait donc sombré l'île triomphale? Était-ce au fond de ces flots incendiés? Il regardait toujours, envahi peu à peu par le grand ruissellement de la rivière dans la nuit. Il se penchait sur ce fossé si large, d'une fraîcheur d'abîme, où dansait le mystère de ces flammes. Et le gros bruit triste du courant l'attirait, il en écoutait l'appel, désespéré jusqu'à la mort.
Christine, cette fois, sentit, à un élancement de son cœur, qu'il venait d'avoir la pensée terrible. Elle tendit ses mains vacillantes, que flagellait la bise. Mais Claude était resté tout droit, luttant contre cette douceur de mourir; et il ne bougea pas d'une heure encore, n'ayant plus la conscience du temps, les regards toujours là-bas, sur la Cité, comme si, par un miracle de puissance, ses yeux allaient faire de la lumière et l'évoquer pour la revoir.
Lorsque enfin Claude quitta le pont d'un pas qui trébuchait, Christine dut le dépasser et courir, afin d'être rentrée rue Tourlaque avant lui.
XII
Cette nuit-là, par cette bise aigre de novembre qui soufflait au travers de leur chambre et du vaste atelier, ils se couchèrent à près de trois heures. Christine, haletante de sa course, s'était glissée vivement sous la couverture, pour cacher qu'elle venait de le suivre; et Claude, accablé, avait quitté ses vêtements un à un, sans une parole. Leur couche, depuis de longs mois, se glaçait; ils s'y allongeaient côte à côte, en étrangers, après une lente rupture des liens de leur chair: volontaire abstinence, chasteté théorique, où il devait aboutir pour donner à la peinture toute sa virilité, et qu'elle avait acceptée, dans une douleur fière et muette, malgré le tournent de sa passion. Et jamais encore, avant cette nuit-là, elle n'avait senti entre eux un tel obstacle, un pareil froid, comme si rien désormais ne pouvait les réchauffer et les remettre aux bras l'un de l'autre.
Pendant près d'un quart d'heure, elle lutta contre le sommeil envahissant. Elle était très lasse, une torpeur l'engourdissait; et elle ne cédait pas, inquiète de le laisser éveillé. Pour dormir elle-même tranquille, elle attendait chaque soir qu'il s'endormit avant elle. Mais il n'avait pas éteint la bougie, il restait les yeux ouverts, fixés sur cette flamme qui l'aveuglait. À quoi songeait-il donc? était-il demeuré là-bas, dans la nuit noire, dans cette haleine humide des quais, en face de Paris criblé d'étoiles, comme un ciel d'hiver? et quel débat intérieur, quelle résolution à prendre convulsait ainsi son visage? Puis invinciblement, elle succomba, elle tomba au néant des grandes fatigues.
Une heure plus tard; la sensation d'un vide, l'angoisse d'un malaise, l'éveilla dans un tressaillement brusque.
Tout de suite, elle avait tâté de la main la place déjà froide, à côté d'elle: il n'était plus là, elle l'avait bien senti en dormant. Et elle s'effarait, mal réveillée, la tête lourde et bourdonnante, lorsqu'elle aperçut, par la porte entrouverte de la chambre, une raie de lumière qui venait de l'atelier. Elle se rassura, elle pensa qu'il y était allé chercher quelque livre, pris d'insomnie. Ensuite, comme il ne reparaissait pas, elle finit par se lever doucement, pour voir. Mais ce qu'elle vit la bouleversa, la planta sur le carreau, pieds nus, dans une telle surprise, qu'elle n'osa d'abord se montrer.
Claude, en manches de chemise malgré la rude température, n'ayant mis dans sa hâte qu'un pantalon et des pantoufles, était debout sur sa grande échelle, devant son tableau. Sa palette se trouvait à ses pieds, et d'une main il tenait la bougie, tandis que de l'autre il peignait. Il avait des yeux élargis de somnambule, des gestes précis et raides, se baissant à chaque instant, pour prendre de la couleur, se relevant, projetant contre le mur une grande ombre fantastique, aux mouvements cassés d'automate. Et pas un souffle, rien autre, dans l'immense pièce obscure, qu'un effrayant silence.
Frissonnante, Christine devinait. C'était l'obsession, l'heure passée là-bas, sur le pont des Saints-Pères, qui lui rendait le sommeil impossible, et qui l'avait ramené en face de sa toile, dévoré du besoin de la revoir, malgré la nuit. Sans doute; il n'était monté sur l'échelle que pour s'emplir les yeux de plus près. Puis, torturé de quelque ton faux, malade de cette tare au point de ne pouvoir attendre le jour, il avait saisi une brosse, d'abord dans le désir d'une simple retouche, peu à peu emporté ensuite de correction en correction, arrivant enfin à peindre comme un halluciné, la bougie au poing, dans cette clarté pâle que ses gestes effaraient. Sa rage impuissante de création l'avait repris, il s'épuisait en dehors de l'heure, en dehors du monde, il voulait souffler la vie à son œuvre, tout de suite.
Ah! quelle pitié, et de quels yeux trempés de larmes Christine le regardait! Un instant, elle eut la pensée de le laisser à cette besogne folle, comme on laisse un maniaque au plaisir de sa démence. Ce tableau, jamais il ne le finirait, c'était bien certain maintenant. Plus il s'y acharnait, et plus l'incohérence augmentait, un empâtement de tons lourds, un effort épaissi et fuyant du dessin. Les fonds eux-mêmes, le groupe des débardeurs surtout, autrefois solides, se gâtaient; et il se butait là, il s'était obstiné à vouloir terminer tout, avant de repeindre la figure centrale, la Femme nue, qui demeurait la peur et le désir de ses heures de travail, la chair de vertige qui l'achèverait, le jour où il s'efforcerait encore de la faire vivante. Depuis des mois, il n'y donnait plus un coup de pinceau, et c'était ce qui tranquillisait Christine, ce qui la rendait tolérante et pitoyable, dans sa rancune jalouse: tant qu'il ne retournait pas à cette maîtresse désirée et redoutée, elle se croyait moins trahie.
Les pieds gelés par le carreau, elle faisait un mouvement pour regagner le lit, lorsqu'une secousse la ramena. Elle n'avait pas compris d'abord, elle voyait enfin. De sa brosse trempée de couleur, il arrondissait à grands coups des fourres grasses, le geste éperdu de caresse; et il avait un rire immobile aux lèvres, et il ne sentait pas la cire brûlante de la bougie qui lui coulait sur les doigts; tandis que, silencieux, le va-et-vient passionné de son bras remuait seul contre la muraille: une confusion énorme et noire, une étreinte emmêlée de membres dans un accouplement brutal. C'était à la Femme nue qu'il travaillait.
Alors, Christine ouvrit la porte et s'avança. Une révolte invincible, la colère d'une épouse souffletée, chez elle, trompée pendant son sommeil, dans la pièce voisine, la poussait. Oui, il était bien avec l'autre, il peignait le ventre et les cuisses en visionnaire affolé, que le tournent du vrai jetait à l'exaltation de l'irréel; et ces cuisses se doraient en colonnes de tabernacle, ce ventre devenait un astre, éclatant de jaune et de rouge purs, splendide et hors de la vie. Une si étrange nudité d'ostensoir, où des pierreries semblaient luire, pour quelque adoration religieuse, acheva de la fâcher. Elle avait trop souffert, elle ne voulait plus tolérer cette trahison.
Pourtant, d'abord, elle se montra simplement désespérée et suppliante. Ce n'était que la mère qui sermonnait son grand fou d'artiste. «Claude, que fais-tu là?... Claude, est-ce raisonnable, d'avoir des idées pareilles? Je t'en prie, reviens te coucher, ne reste pas sur cette échelle, où tu vas prendre du mal.» Il ne répondit pas, il se baissa encore pour tremper son pinceau, et fit flamboyer les aines, qu'il accusa de deux traits de vermillon vif.
«Claude, écoute-moi, reviens avec moi, de grâce... Tu sais que je t'aime, tu vois l'inquiétude où tu m'as mise...
Reviens, oh! reviens, si tu ne veux pas que j'en meure, moi aussi, d'avoir si froid et de t'attendre.» Hagard, il ne la regarda pas, il lâcha seulement d'une voix étranglée, en fleurissant de carmin le nombril:
«Fous-moi la paix, hein! Je travaille.» Un instant, Christine resta muette. Elle se redressait, ses yeux s'allumaient d'un feu sombre, toute une rébellion gonflait son être doux et charmant. Puis, elle éclata, dans un grondement d'esclave poussée à bout.
«Eh bien, non, je ne te foutrai pas la paix!... En voilà assez, je te dirai ce qui m'étouffe, ce qui me tue, depuis que je te connais. Ah! cette peinture, oui! ta peinture, c'est elle, l'assassine, qui a empoisonné ma vie. Je l'avais pressenti, le premier jour, j'en avais eu peur comme d'un monstre, je la trouvais abominable, exécrable; et puis, on est lâche, je t'aimais trop pour ne pas l'aimer, j'ai fini par m'y faire, à cette criminelle... Mais, plus tard, que j'en ai souffert, comme elle m'a torturée! En dix ans, je ne me souviens pas d'avoir vécu une journée sans larmes... Non, laisse-moi, je me soulage, il faut que je parle; puisque j'en ai trouvé la force. Dix années d'abandon, d'écrasement quotidien; ne plus rien être pour toi, se sentir de plus en plus jetée à l'écart, en arriver à un rôle de servante; et l'autre, la voleuse, la voir s'installer entre toi et moi, et te prendre, et triompher, et m'insulter...
Car ose donc dire qu'elle ne t'a pas envahi membre à membre, le cerveau, le cœur, la chair, tout! Elle te tient comme un vice, elle te mange. Enfin, elle est ta femme, n'est-ce pas? Ce n'est plus moi, c'est elle qui couche avec toi... Ah! maudite! Ah! gueuse!» Maintenant, Claude l'écoutait, dans l'étonnement de ce grand cri de souffrance, mal éveillé de son rêve exaspéré de créateur, ne comprenant pas bien encore pourquoi elle lui parlait ainsi. Et, devant cet hébétement, ce frissonnement d'homme surpris et dérangé dans sa débauche, elle s'emporta davantage, elle monta sur l'échelle, lui arracha la bougie du poing, la promena à son tour devant le tableau.
«Mais regarde donc! mais dis-toi donc où tu en es!
C'est hideux, c'est lamentable et grotesque, il faut que tu t'en aperçoives à la fin! Hein? est-ce laid, est-ce imbécile?... Tu vois bien que tu es vaincu, pourquoi t'obstiner encore? Ça n'a pas de bon sens, voilà ce qui me révolte... Si tu ne peux être un grand peintre, la vie nous reste, ah! la vie, la vie...» Elle avait posé la bougie au poing, et comme il était descendu, trébuchant, elle sauta pour le rejoindre, ils se trouvèrent tous les deux en bas, lui tombé sur la dernière marche, elle accroupie, serrant avec force les mains inertes qu'il laissait pendre. «Voyons, il y a la vie... Chasse ton cauchemar, et vivons, vivons ensemble... N'est-ce pas trop bête de n'être que deux, de vieillir déjà, et de nous torturer, de ne pas savoir nous faire du bonheur? La terre nous prendra assez tôt, va! tâchons d'avoir un peu chaud, de vivre, de nous aimer. Rappelle-toi, à Bennecourt!... Écoute mon rêve.
Moi, je voudrais t'emporter demain. Nous irions loin de ce Paris maudit, nous trouverions quelque part un coin de tranquillité, et tu verrais comme je te rendrais l'existence douce, comme ce serait bon, d'oublier tout aux bras l'un de l'autre... Le matin, on dort dans son grand lit; puis, ce sont des flâneries au soleil, le déjeuner qui sent bon, l'après-midi paresseuse, la soirée passée sous la lampe.
Et plus de tourments pour des chimères, et rien que la joie de vivre!... Cela ne te suffit donc pas que je t'aime, que je t'adore, que je consente à être ta servante, à exister uniquement pour ton plaisir... Entends-tu, je t'aime, je t'aime, et il n'y a rien de plus, c'est assez, je t'aime!» Il avait dégagé ses mains, il dit d'une voix morne, avec un geste de refus:
«Non, ce n'est point assez... Je ne veux pas m'en aller avec toi, je ne veux pas être heureux, je veux peindre.
—Et que j'en meure, n'est-ce pas? et que tu en meures, que nous achevions tous les deux d'y laisser notre sang et nos larmes!... Il n'y a que l'art, c'est le tout-puissant, le dieu farouche qui nous foudroie et que tu honores. Il peut nous anéantir, il est le maître, tu diras merci.
—Oui, je lui appartiens, qu'il fasse de moi ce qu'il voudra... Je mourrais de ne plus peindre, je préfère peindre et en mourir... Et puis, ma volonté n'y est pour rien.
C'est ainsi, rien n'existe en dehors, que le monde crève!» Elle se redressa, dans une nouvelle poussée de colère.
Sa voix redevenait dure et emportée. «Mais je suis vivante, moi! et elles sont mortes, les femmes que tu aimes... Oh! ne dis pas non, je sais bien que ce sont tes maîtresses, toutes ces femmes peintes.
Avant d'être la tienne, je m'en étais aperçue déjà, il n'y avait qu'à voir de quelle main tu caressais leur nudité, de quels yeux tu les contemplais ensuite, pendant des heures. Hein? était-ce malsain et stupide, un pareil désir chez un garçon? brûler pour des images, serrer dans ses bras le vide d'une illusion! et tu en avais conscience, tu t'en cachais comme d'une chose inavouable. Puis, tu as paru m'aimer un instant. C'est à cette époque que tu m'as raconté ces bêtises, tes amours avec tes bonnes femmes, comme tu disais en te plaisantant toi-même.
Souviens-toi, tu prenais en pitié ces ombres, lorsque tu me tenais entre tes bras... Et ça n'a pas duré, tu es retourné à elles, oh! si vite! comme un maniaque retourne à sa manie. Moi qui existais, je n'étais plus, et c'étaient elles, les visions, qui redevenaient les seules réalités de ton existence... Ce que j'ai enduré alors, tu ne l'as jamais su, car tu nous ignores toutes, j'ai vécu près de toi, sans que tu me comprennes. Oui, j'étais jalouse d'elles. Quand je posais, là, toute nue, une idée seule m'en donnait le courage: je voulais lutter, j'espérais te reprendre; et rien, pas même un baiser sur mon épaule, avant de me laisser rhabiller! Mon Dieu! que j'ai été honteuse souvent! quel chagrin j'ai dû dévorer, de me sentir dédaignée et trahie!...
Depuis ce moment, ton mépris n'a fait que grandir, et tu vois où nous en sommes, à nous allonger côte à côte toutes les nuits, sans nous toucher du doigt. Il y a huit mois et sept jours, je les ai comptés! il y a huit mois et sept jours que nous n'avons rien eu ensemble.» Elle continua hardiment, elle parla en phrases libres, elle, la sensuelle pudique, si ardente à l'amour, les lèvres gonflées de cris, et si discrète ensuite, si muette sur ces choses, ne voulant pas en causer, détournant la tête avec des sourires confus. Mais le désir l'exaltait, c'était un outrage que cette abstinence. Et sa jalousie ne se trompait pas, accusait la peinture encore, car cette virilité qu'il lui refusait, il la réservait et la donnait à la rivale préférée.
Elle savait bien pourquoi il la délaissait ainsi. Souvent d'abord, quand il avait le lendemain un gros travail, et qu'elle se serrait contre lui en se couchant, il lui disait que non, que ça le fatiguerait trop; ensuite, il avait prétendu qu'au sortir de ses bras, il en avait pour trois jours à se remettre, le cerveau ébranlé, incapable de rien faire de bon; et la rupture s'était ainsi peu à peu produite, une semaine en attendant l'achèvement d'un tableau, puis un mois pour ne pas déranger la mise en train d'un autre, puis des dates reculées encore, des occasions négligées, la déshabitude lente, l'oubli final. Au fond, elle retrouvait la théorie répétée cent fois devant elle: le génie devait être chaste, il fallait ne coucher qu'avec son œuvre.
«Tu me repousses, acheva-t-elle violemment, tu te recules de moi, la nuit, comme si je te répugnais, tu vas ailleurs, et pour aimer quoi? un rien, une apparence, un peu de poussière, de la couleur sur de la toile!... Mais, encore un coup, regarde-la donc, ta femme là-haut! vois donc quel monstre tu viens d'en faire, dans ta folie!
Est-ce qu'on est bâtie comme ça? est-ce qu'on a des cuisses en or et des fleurs sous le ventre?... Réveille-toi, ouvre les yeux, rentre dans l'existence.» Claude, obéissant au geste dominateur dont elle lui montrait le tableau, s'était levé et regardait. La bougie, restée sur la plate-forme de l'échelle, en l'air, éclairait comme d'une lueur de cierge la Femme, tandis que toute l'immense pièce demeurait plongée dans les ténèbres. Il s'éveillait enfin de son rêve, et la Femme, vue ainsi d'en bas, avec quelques pas de recul, l'emplissait de stupeur.
Qui donc venait de peindre cette idole d'une religion inconnue? qui l'avait faite de métaux, de marbres et de gemmes, épanouissant la rose mystique de son sexe, entre les colonnes précieuses des cuisses, sous la voûte sacrée du ventre? Était-ce lui qui, sans le savoir, était l'ouvrier de ce symbole du désir insatiable, de cette image extra-humaine de la chair, devenue de l'or et du diamant entre ses doigts, dans son vain effort d'en faire de la vie? Et, béant, il avait peur de son œuvre, tremblant de ce brusque saut dans l'au-delà, comprenant bien que la réalité elle même ne lui était plus possible, au bout de sa longue lutte pour la vaincre et la repétrir plus réelle, de ses mains d'homme. «Tu vois! tu vois!» répétait victorieusement Christine.
Et lui, très bas, balbutiait:
«Oh! qu'ai-je fait?... Est-ce donc impossible de créer? nos mains n'ont-elles donc pas la puissance de créer des êtres?» Elle le sentit faiblir, elle le saisit entre ses deux bras.
«Mais pourquoi ces bêtises, pourquoi autre chose que moi, qui t'aime?... Tu m'as prise pour modèle, tu as voulu des copies de mon corps. À quoi bon, dis? est-ce que ces copies me valent? elles sont affreuses, elles sont raides et froides comme des cadavres... Et je t'aimé, et je veux t'avoir. Il faut tout te dire, tu ne comprends pas, quand je rôde autour de toi, que je t'offre de poser, que je suis là, à te frôler, dans ton haleine. C'est que je t'aime, entends-tu? c'est que je suis en vie, moi! et que je te veux...» Éperdument, elle le liait de ses membres, de ses bras nus, de ses jambes nues. Sa chemise, à moitié arrachée, avait laissé jaillir sa gorge, qu'elle écrasait contre lui, qu'elle voulait entrer en lui, dans cette dernière bataille de sa passion. Et elle était la passion elle-même, débridée enfin avec son désordre et sa flamme, sans les réserves chastes d'autrefois, emportée à tout dire, à tout faire, pour vaincre. Sa face s'était gonflée, les yeux doux et le front limpide disparaissaient sous les mèches tordues des cheveux, il n'y avait plus que les mâchoires saillantes, le menton violent, les lèvres rouges.
«Oh! non, laisse! murmura Claude. Oh! je suis trop malheureux!».
De sa voix ardente, elle continua:
«Tu me crois peut-être vieille. Oui, tu disais que je me gâtais, et je l'ai cru moi-même, je m'examinais pendant la pose, pour chercher des rides... Mais ce, n'était pas vrai, ça! Je le sens bien, que je n'ai pas vieilli, que je suis toujours jeune, toujours forte...»
Puis, comme il se débattait encore:
«Regarde donc!» Elle s'était reculée de trois pas; et, d'un grand geste, elle ôta sa chemise, elle se trouva toute nue, immobile, dans cette pose qu'elle avait gardée durant de si longues séances. D'un simple mouvement du menton, elle indiqua la figure du tableau. «Va, tu peux comparer, je suis plus jeune qu'elle...
Tu as eu beau lui mettre des bijoux dans la peau, elle est fanée comme une feuille sèche... Moi, j'ai toujours dix-huit ans, parce que je t'aime.» Et, en effet, elle rayonnait de jeunesse sous la clarté pâle. Dans ce grand élan d'amour, les jambes s'effilaient, charmantes et fines, les hanches élargissaient leur rondeur soyeuse, la gorge ferme se redressait, gonflée du sang de son désir.
Déjà, elle l'avais repris, collée à lui maintenant, sans cette chemise gênante; et ses mains s'égaraient, le fouillaient partout, aux flancs, aux épaules, comme si elle eût cherché son cœur, dans cette caresse tâtonnante, cette prise de possession, où elle semblait vouloir le faire sien; tandis qu'elle le baisait rudement, d'une bouche inassouvie, sur la peau, sur la barbe, sur les manches, dans le vide.
Sa voix expirait, elle ne parlait plus que d'un souffle haletant, coupé de soupirs.
«Oh! reviens, oh! aimons-nous... Tu n'as donc pas de sang, que des ombres te suffisent? Reviens, et tu verras que c'est bon de vivre... Tu entends! vivre au cou l'un de l'autre, passer des nuits comme ça, serrés, confondus, et recommencer le lendemain, et encore, et encore...» Il frémissait, il lui rendait peu à peu son étreinte, dans la peur que lui avait faite l'autre, l'idole; et elle redoublait de séduction, elle l'amollissait et le conquérait.
«Écoute, je sais que tu as une affreuse pensée, oui! je n'ai jamais osé t'en parler, parce qu'il ne faut pas attirer le malheur; mais je ne dors plus la nuit, tu m'épouvantes... Ce soir, je t'ai suivi, là-bas, sur ce pont que je hais, et j'ai tremblé, oh! j'ai cru que c'était fini, que je ne t'avais plus... Mon Dieu! qu'est-ce que je deviendrais? J'ai besoin de toi, tu ne vas pas me tuer peut-être!... Aimons-nous, aimons-nous...» Alors, il s'abandonna, dans l'attendrissement de cette passion infinie. C'était une immense tristesse, un évanouissement du monde entier où se fondait son être. Il la serra éperdument, lui aussi, sanglotant, bégayant:
«C'est vrai, j'ai eu la pensée affreuse... Je l'aurais fait, et j'ai résisté en songeant à ce tableau inachevé... Mais puis-je vivre encore, si le travail ne veut plus de moi?
Comment vivre, après ça, après ce qui est là, ce que j'ai abîmé tout à l'heure?
—Je t'aimerai et tu vivras. '-Ah! jamais tu ne m'aimeras assez... Je me connais bien. Il faudrait une joie qui n'existe pas, quelque chose qui me fît oublier tout... Déjà tu as été sans force. Tu ne peux rien.
—Si, si, tu verras... Tiens! je te prendrai ainsi, je te baiserai sur les yeux, sur la bouche, sur toutes les places de ton corps. Je te réchaufferai contre ma gorge, je lierai mes jambes aux tiennes, je nouerai mes bras à tes reins, je serai ton souffle, ton sang, ta chair...» Cette fois, il fut vaincu, il brûla avec elle, se réfugia en elle, enfonçant la tête entre ses seins, la couvrant à son tour de ses baisers.
«Eh bien, sauve-moi, oui! prends-moi, si tu ne veux pas que je me tue!... Et invente du bonheur, fais-m'en connaître un qui me retienne... Endors-moi, anéantis-moi, que je devienne ta chose, assez esclave, assez petit, pour me loger sous tes pieds, dans tes pantoufles... Ah! descendre là, ne vivre que de ton odeur, t'obéir comme un chien, manger, t'avoir et dormir, si je pouvais, si je pouvais!» Elle eut un cri de victoire. «Enfin! tu es à moi, il n'y a plus que moi, l'autre est bien morte!» Et elle l'arracha de l'œuvre exécrée, elle l'emporta dans sa chambre à elle, dans son lit, grondante, triomphante. Sur l'échelle, la bougie qui s'achevait clignota un instant derrière eux, puis se noya. Cinq heures sonnèrent au coucou, pas une lueur n'éclairait encore le ciel brumeux de novembre. Et tout retomba aux froides ténèbres.
Christine et Claude, à tâtons, avaient roulé en travers du lit. Ce fut une rage, jamais ils n'avaient connu un emportement pareil, même aux premiers jours de leur liaison. Tout ce passé leur remontait au cœur, mais dans un renouveau aigu qui les grisait d'une ivresse délirante.
L'obscurité flambait autour d'eux, ils s'en allaient sur des ailes de flamme, très haut, hors du monde, à grands coups réguliers, continus, toujours plus haut. Lui-même poussait des cris, loin de sa misère, oubliant, renaissant à une vie de félicité. Elle le fit blasphémer ensuite, provocante, dominatrice, avec un rire d'orgueil sensuel. «Dis que la peinture est imbécile.—La peinture est imbécile.—Dis que tu ne travailleras plus, que tu t'en moques, que tu brûleras tes tableaux, pour me faire plaisir.—Je brûlerai mes tableaux, je ne travaillerai plus.—Et dis qu'il n'y a que moi, que de me tenir là, comme tu me tiens, est le bonheur unique, que tu craches sur l'autre, cette gueuse que tu as peinte. Crache, crache donc, que je t'entende!
—Tiens! je crache, il n'y a que toi.» Et elle le serrait à l'étouffer, c'était elle qui le possédait. Ils repartirent, dans le vertige de leur chevauchée à travers les étoiles.
Leurs ravissements recommençaient, trois fois il leur sembla qu'ils volaient de la terre au bout du ciel. Quel grand bonheur! comment n'avait-il pas songé à se guérir dans ce bonheur certain? Et elle se donnait encore, et il vivrait heureux, sauvé, n'est-ce pas? maintenant qu'il avait cette ivresse.
Le jour allait naître, lorsque Christine, ravie, foudroyée de sommeil, s'endormit aux bras de Claude. Elle le liait d'une cuisse, la jambe jetée en travers des siennes, comme pour s'assurer qu'il ne lui échapperait plus; et, la tête roulée sur cette poitrine d'homme qui lui servait de tiède oreiller, elle soufflait doucement, un sourire aux lèvres.
Lui, avait fermé les yeux; mais, de nouveau, malgré sa fatigue écrasante, il les rouvrit, il regarda l'ombre. Le sommeil le fuyait, une sourde poussée d'idées confuses remontait dans son hébétement, à mesure qu'il se refroidissait et se dégageait de la griserie voluptueuse, dont tous ses muscles restaient ébranlés. Quand le petit jour parut, une salissure jaune, une tache de boue liquide sur les vitres de la fenêtre, il tressaillit, il crut avoir entendu une voix haute l'appeler du fond de l'atelier. Ses pensées, étaient revenues toutes, débordantes, torturantes, creusant son visage, contractant ses mâchoires dans un dégoût humain, deux plis amers qui faisaient de son masque la face ravagée d'un vieillard. Maintenant, cette cuisse de femme, allongée sur lui, prenait une lourdeur de plomb; il en souffrait comme d'un supplice, d'une meule dont on lui broyait les genoux, pour des fautes inexpiées; et la tête également, posée sur ses côtes, l'étouffait, arrêtait d'un poids énorme les battements de son cœur. Mais, longtemps, il ne voulut pas la déranger, malgré l'exaspération lente de tout son corps, une sorte de répugnance et de haine irrésistibles qui le soulevait de révolte. L'odeur du chignon dénoué, cette odeur forte de chevelure, surtout, l'irritait. Brusquement, la voix haute, au fond de l'atelier, l'appela une seconde fois, impérieuse. Et il se décida, c'était fini, il souffrait trop, il ne pouvait plus vivre, puisque tout mentait et qu'il n'y avait rien de bon.
D'abord, il laissa glisser la tête de Christine, qui garda son vague sourire; ensuite, il dut se mouvoir avec des précautions infinies, pour sortir ses jambes du lien de la cuisse, qu'il repoussa peu à peu, dans un mouvement naturel, comme si elle fléchissait d'elle-même. Il avait rompu la chaîne enfin, il était libre. Un troisième appel le fit se hâter, il passa dans la pièce voisine, en disant:
«Oui, oui, j'y vais!» Le jour ne se débrouillait pas, sale et triste, un de ces petits jours d'hiver lugubres; et, au bout d'une heure, Christine se réveilla dans un grand frisson glacé. Elle ne comprit pas. Pourquoi donc se trouvait-elle seule? Puis, elle se souvint: elle s'était endormie, la joue contre son cœur, les membres mêlés aux siens. Alors, comment avait-il pu s'en aller? où pouvait-il être? Tout d'un coup, dans son engourdissement, elle sauta du lit avec violence, elle courut à l'atelier. Mon Dieu! est-ce qu'il était retourné près de l'autre? est-ce que l'autre venait encore de le reprendre, lorsqu'elle croyait l'avoir conquis à jamais?
Au premier coup d'œil, elle ne vit rien, l'atelier lui parut désert, sous le petit jour boueux et froid. Mais, comme elle se rassurait en n'apercevant personne, elle leva les yeux vers la toile, et un cri terrible jaillit de sa gorge béante.
«Claude, oh! Claude...» Claude s'était pendu à la grande échelle, en face de son œuvre manquée. Il avait simplement pris une des cordes qui tenaient le châssis au mur, et il était monté sur la plate-forme en attacher le bout à la traverse de chêne, clouée par lui un jour, afin de consolider les montants. Puis, de là-haut, il avait sauté dans le vide. En chemise, les pieds nus, atroce avec sa langue noire et ses yeux sanglants sortis des orbites, il pendait là, grandi affreusement dans sa raideur immobile, la face tournée vers le tableau, tout près de la Femme au sexe fleuri d'une rose mystique, comme s'il lui eût soufflé son âme à son dernier râle, et qu'il l'eût regardée encore, de ses prunelles fixes.
Christine, pourtant, restait droite, soulevée de douleur, d'épouvante et de colère. Son corps en était gonflé, sa gorge ne lâchait plus qu'un hurlement continu. Elle ouvrit les bras, les tendit vers le tableau, ferma les deux poings.
«Oh! Claude, oh! Claude... Elle j'a repris, elle t'a tué, tué, tué, la gueuse!» Et ses jambes fléchirent, elle tourna et s'abattit sur le carreau. L'excès de la souffrance avait retiré tout le sang de son cœur, elle demeura évanouie par terre, comme morte, pareille à une loque blanche, misérable et finie, écrasée sous la souveraineté farouche de l'art. Au-dessus d'elle, la Femme rayonnait avec son éclat symbolique d'idole, la peinture triomphait, seule immortelle et debout, jusque dans sa démence.
Le lundi seulement, après les formalités et les retards occasionnés par le suicide, lorsque Sandoz vint le matin, à neuf heures, pour le convoi, il ne trouva qu'une vingtaine de personnes sur le trottoir de la rue Tourlaque. Dans son gros chagrin, il courait depuis trois jours, forcé de s'occuper de tout; d'abord, il avait dû faire transporter à l'hôpital de Lariboisière Christine, ramassée mourante; ensuite, il s'était promené de la mairie aux pompes funèbres et à l'église, payant partout, cédant à l'usage, plein d'indifférence, puisque les prêtres voulaient bien de ce cadavre au cou cerclé de noir. Et, parmi les gens qui attendaient, il n'aperçut encore que des voisins, augmentés de quelques curieux; tandis que des têtes s'allongeaient aux fenêtres, chuchotantes, excitées par le drame. Sans doute les amis allaient venir. Il n'avait pu écrire à la famille, ignorant les adresses; et il s'effaça, dès qu'il vit arriver deux parents, que les trois lignes sèches des journaux avaient tirés sans doute de l'oubli où Claude lui-même les laissait: une cousine âgée à tournure louche de brocanteuse, un petit cousin, très riche, décoré, propriétaire d'un des grands magasins de Paris, bon prince dans son élégance, désireux de prouver son goût éclairé des arts. Tout de suite, la cousine monta, fit le tour de l'atelier, flaira cette misère nue, redescendit, la bouche dure, irritée d'une corvée inutile. Au contraire, le petit cousin se redressa et marcha le premier derrière le corbillard, menant le deuil avec une correction charmante et fière.
Comme le cortège partait, Bongrand accourût et resta près de Sandoz, après lui avoir serré la main. Il était assombri, il murmura, en jetant un coup d'œil sur les quinze à vingt personnes qui suivaient:
«Ah! le pauvre bougre!... Comment! il n'y a que nous deux?» Dubuche était à Cannes avec ses enfants. Jory et Fagerolles s'abstenaient, l'un exécrant la mort, l'autre trop affairé. Seul, Mahoudeau rattrapa le convoi à la montée de la rue Lepic, et il expliqua que Gagnière devait avoir manqué le train. Lentement, le corbillard gravissait la pente rude, dont le lacet tourne sur le flanc de la butte Montmartre. Par moments, des rues transversales qui dévalaient, des trouées brusques montraient l'immensité de Paris, profonde et large ainsi qu'une mer. Lorsqu'on déboucha devant l'église Saint-Pierre, et qu'on transporta le cercueil, là-haut, il domina un instant la grande ville. C'était par un ciel gris d'hiver, de grandes vapeurs volaient, emportées au souffle d'un vent glacial; et elle semblait agrandie, sans fin dans cette brume, emplissant l'horizon de sa houle menaçante.
Le pauvre mort qui l'avait voulu conquérir et qui s'en était cassé la nuque, passa en face d'elle, cloué sous le couvercle de chêne, retournant à la terre, comme un de ces flots de boue qu'elle roulait. À la sortie de l'église, la cousine disparut, Mahoudeau également. Le petit cousin avait repris sa place derrière le corps. Sept autres personnes inconnues se décidèrent, et l'on partit pour le nouveau cimetière de Saint-Ouen, que le peuple a nommé du nom inquiétant et lugubre de Cayenne. On était dix.
«Allons, il n'y aura que nous deux, décidément», répéta Bongrand, en se remettant en marche près de Sandoz.
Maintenant, le convoi, précédé par la voiture de deuil où s'étaient assis le prêtre et l'enfant de chœur, descendait l'autre versant de la butte, le long de rues tournantes et escarpées comme des sentiers de montagne. Les chevaux du corbillard glissaient sur le pavé gras, on entendait les sourds cahots des roues. À la suite, les dix piétinaient, se retenaient parmi les flaques, si occupés de cette descente pénible, qu'ils ne causaient pas encore. Mais, au bas de la rue du Ruisseau, lorsqu'on tomba à la porte de Clignancourt, au milieu de ces vastes espaces, où se déroulent le boulevard de ronde, le chemin de fer de ceinture, les talus et les fossés des fortifications, il y eut des soupirs d'aise, on échangea quelques mots, on commença à se débander.
Sandoz et Bongrand, peu à peu, se trouvèrent à la queue, comme pour s'isoler de ces gens qu'ils n'avaient jamais vus. Au moment où le corbillard passait la barrière, le second se pencha.
«Et la petite femme, qu'en va-t-on faire?
—Ah! quelle pitié! répondit Sandoz. Je suis allé la voir hier à l'hôpital. Elle a une fièvre cérébrale. L'interne prétend qu'on la sauvera, mais qu'elle en sortira vieillie de dix ans et sans force... Vous savez qu'elle en était venue à oublier jusqu'à son orthographe. Une déchéance, un écrasement, une demoiselle ravalée à une bassesse de servante! Oui, si nous ne prenons pas soin d'elle comme d'une infirme, elle finira laveuse de vaisselle quelque part.
—Et pas un sou, naturellement?
—Pas un sou. Je croyais trouver les études qu'il avait faites sur nature pour son grand tableau, ses études superbes dont il tirait ensuite un si mauvais parti. Mais j'ai fouillé vainement, il donnait tout, des gens le volaient.
Non, rien à vendre, pas une toile possible, rien que cette toile immense que j'ai démolie et brûlée moi-même, ah! de grand cœur, je vous assure, comme on se venge!» Ils se turent un instant. La route large de Saint-Ouen s'en allait toute droite, à l'infini; et, au milieu de la campagne rase, le petit convoi filait, pitoyable, perdu, le long de cette chaussée, où coulait un fleuve de boue.
Une double clôture de palissades la bordait, de vagues terrains s'étalaient à droite et à gauche, il n'y avait au loin que des cheminées d'usine et quelques hautes maisons blanches, isolées, plantées de biais. On traversa la fête de Clignancourt: des baraques, des cirques, des chevaux de bois aux deux côtés de la route, grelottant sans l'abandon de l'hiver, des guinguettes vides à des balançoires verdies, une ferme d'opéra-comique: À la Ferme de Picardie, d'une tristesse noire, entre ses treillages arrachés.
«Ah! ses anciennes toiles, reprit Bongrand, les choses qui étaient quai de Bourbon, vous vous souvenez? Des morceaux extraordinaires! Hein? les paysages rapportés du Midi, et les académies faites chez Boutin, des jambes de fillette, un ventre de femme, oh! ce ventre... C'est le père Malgras qui doit l'avoir, une étude magistrale, que pas un de nos jeunes maîtres n'est fichu de peindre...
Oui, oui, le gaillard n'était pas une bête. Un grand peintre, simplement!
—Quand je pense, dit Sandoz, que ces petits fignoleurs de l'école et du journalisme l'ont accusé de paresse et d'ignorance, en répétant les uns à la suite des autres qu'il avait toujours refusé d'apprendre son métier!... Paresseux, mon Dieu! lui que j'ai vu s'évanouir de fatigue, après des séances de dix heures, lui qui avait donné sa vie entière, qui s'est tué dans sa folie de travail!... Et ignorant, est-ce imbécile! Jamais ils ne comprendront que ce qu'on apporte, lorsqu'on a la gloire d'apporter quelque chose, déforme ce qu'on apprend. Delacroix, aussi, ignorait son métier, parce qu'il ne pouvait s'enfermer dans la ligne exacte. Ah! les niais, les bons élèves au sang pauvre, incapables d'une incorrection!». Il fit quelques pas en silence, puis il ajouta:
«Un travailleur héroïque, un observateur passionné dont le crâne s'était bourré de science, un tempérament de grand peintre admirablement doué... Et il ne laisse rien.
—Absolument rien, pas une toile, déclara Bongrand.
Je ne connais de lui que des ébauches, des croquis, des notes jetées, tout ce bagage de l'artiste qui ne peut aller au public... Oui, c'est bien un mort, un mort tout entier que l'on va mettre dans la terre!» Mais ils durent presser le pas, ils s'attardaient en causant; et, devant eux, après avoir roulé entre des commerces de vins mêlés à des entreprises de monuments funèbres, le corbillard tournait à droite, dans le bout d'avenue qui conduisait au cimetière. Ils le rejoignirent, ils franchirent la porte avec le petit cortège. Le prêtre en surplis, l'enfant de chœur armé du bénitier, tous les deux descendus de la voiture de deuil, marchaient en avant.
C'était un grand cimetière plat, jeune encore, tiré au cordeau dans ce terrain vide de banlieue, coupé en damier par de larges allées symétriques. De rares tombeaux bordaient les voies principales, toutes les sépultures, débordantes déjà, s'étendaient au ras du sol, dans l'installation bâclée et provisoire des concessions de cinq ans, les seules que l'on accordât; et l'hésitation des familles à faire des frais sérieux, les pierres qui s'enfonçaient faute de fondations, les arbres verts qui n'avaient pas le temps de pousser, tout ce deuil passager et de pacotille se sentait, donnait au vaste champ une pauvreté, une nudité froide et propre, d'une mélancolie de caserne et d'hôpital. Pas un coin de ballade romantique, pas un détour feuillu, frissonnant de mystère, pas une grande tombe parlant d'orgueil et d'éternité. On était dans le cimetière nouveau, aligné, numéroté, le cimetière des capitales démocratiques, où les morts semblent dormir au fond de cartons administratifs, le flot de chaque matin délogeant et remplaçant le flot de la veille, tous défilant à la queue comme dans une fête, sous les yeux de la police, pour éviter les encombrements.
«Fichtre! murmura Bongrand, ce n'est pas gai, ici.
—Pourquoi? dit Sandoz, c'est commode, on a de l'air...
Et, même sans soleil, voyez donc comme c'est joli de couleur.»
En effet, sous le ciel gris de cette matinée de novembre, dans le frisson pénétrant de la bise, les tombes basses, chargées de guirlandes et de couronnes de perles, prenaient des tons très fins, d'une délicatesse charmante. Il y en avait de toutes blanches, il y en avait de toutes noires, selon les perles; et cette opposition luisait doucement, au milieu de la verdure pâlie des arbres nains. Sur ces loyers de cinq ans, les familles épuisaient leur culte: c'était un entassement, un épanouissement que le récent jour des Morts venait d'étaler dans son neuf. Seules, les fleurs naturelles, entre leurs collerettes de papier, s'étaient fanées déjà. Quelques couronnes d'immortelles jaunes éclataient comme de l'or fraîchement ciselé. Mais il n'y avait que les perles, un ruissellement de perles cachant les inscriptions, recouvrant les pierres et les entourages, des perles en cœurs, en festons, en médaillons, des perles qui encadraient des sujets sous verre; des pensées, des mains enlacées, des nœuds de satin, jusqu'à des photographies de femme, de jaunes photographies de faubourg, de pauvres visages laids et touchants, avec leur sourire gauche.
Et, comme le corbillard suivait l'avenue du Rond-Point, Sandoz, ramené à Claude par son observation de peintre, se remit à causer.
«Un cimetière qu'il aurait compris, avec son enragement de modernité... Sans doute, il souffrait dans sa chair, ravagé par cette lésion trop forte du génie, trois grammes en moins ou trois grammes en plus, comme il le disait, lorsqu'il accusait ses parents de l'avoir si drôlement bâti!
Mais son mal n'était pas en lui seulement, il a été la victime d'une époque... Oui, notre génération a trempé jusqu'au ventre dans le romantisme, et nous en sommes restés imprégnés quand même, et nous avons eu beau nous débarbouiller, prendre des bains de réalité violente, la tache s'entête, toutes les lessives du monde n'en ôteront pas l'odeur.» Bongrand souriait.
«Oh! moi, j'en ai eu par-dessus la tête. Mon art en a été nourri, je suis même impénitent. S'il est vrai que ma paralysie dernière vienne de là, qu'importe! Je ne puis renier la religion de toute ma vie d'artiste... Mais votre remarque est très juste: vous en êtes, vous autres, les fils révoltés. Ainsi, lui, avec sa grande Femme nue au milieu des quais, ce symbole extravagant...
—Ah! cette Femme, interrompit Sandoz, c'est elle qui l'a étranglé. Si vous saviez comme il y tenait! Jamais il ne m'a été possible de la chasser de lui... Alors, comment voulez-vous qu'on ait la vue claire, le cerveau équilibré et solide, quand de pareilles fantasmagories repoussent dans le crâne?... Même après la vôtre, notre génération est trop encrassée de lyrisme pour laisser des œuvres saines. Il faudra une génération, deux générations peut-être, avant qu'on peigne et qu'on écrive logiquement; dans la haute et pure simplicité du vrai... Seule, la vérité, la nature, est la base possible, la police nécessaire, en dehors de laquelle la folie commence; et qu'on ne craigne pas d'aplatir l'œuvre, le tempérament est là, qui emportera toujours le créateur. Est-ce que quelqu'un songe à nier la personnalité, le coup de pouce involontaire qui déforme et qui fait notre pauvre création à nous!» Mais il tourna la tête, il ajouta brusquement:
«Tiens! qu'est-ce qui brûle?... Ils allument donc des feux de joie, ici?» Le convoi venait de tourner, en arrivant au Rond Point, où était l'ossuaire, le caveau commun, peu à peu empli de tous les débris enlevés des fosses, et dont la pierre, au centre d'une pelouse ronde, disparaissait sous un amoncellement de couronnes, déposées là au hasard par la piété des parents qui n'avaient plus leurs morts à eux.
Et, comme le corbillard roulait doucement à gauche, dans l'avenue transversale numéro deux, un crépitement s'était fait entendre, une grosse fumée avait grandi, au-dessus des petits platanes bordant le trottoir. On approchait avec lenteur, on apercevait de loin un gros tas de choses terreuses qui s'allumaient. Puis, on finit par comprendre.
Cela se trouvait au bord d'un vaste carré, qu'on avait fouillé profondément de larges sillons parallèles, pour en arracher les bières, afin de rendre le sol à d'autres corps, de même que le paysan retourne un chaume avant de l'ensemencer de nouveau. Les longues fosses vides bâillaient, les buttes de terre grasse se purgeaient sous le ciel; et, dans ce coin du champ, ce qu'on brûlait ainsi, c'étaient les planches pourries des bières, un bûcher énorme de planches fendues, brisées, mangées par la terre, tombées en un terreau rougeâtre. Elles refusaient de flamber, humides de boue humaine, éclatant en sourdes détonations, fumant seulement avec une intensité croissante, de grandes fumées qui montaient dans le ciel blafard, et que la bise de novembre rabattait, déchirait en lanières rousses, volantes, au travers des tombes basses de toute une moitié du cimetière. Sandoz et Bongrand avaient regardé, sans une parole.
Puis, quand ils eurent dépassé le feu, le premier reprit:
«Non, il n'a pas été l'homme de la formule qu'il apportait. Je veux dire qu'il n'a pas eu le génie assez net pour la planter debout et l'imposer dans une œuvre définitive... Et voyez, autour de lui, après lui, comme les efforts s'éparpillent! Ils en restent tous aux ébauches, aux impressions hâtives, pas un ne semble avoir la force d'être le maître attendu. N'est-ce pas irritant, cette notation nouvelle de la lumière, cette passion du vrai poussée jusqu'à l'analyse scientifique, cette évolution commencée si originalement, et qui s'attarde, et qui tombe aux mains des habiles, et qui n'aboutit point, parce que l'homme nécessaire n'est pas né?... Bah! l'homme naîtra, rien ne se perd, il faut bien que la lumière soit.
—Qui sait? Pas toujours! dit Bongrand. La vie avorte, elle aussi... Vous savez, je vous écoute, mais je suis un désespéré, moi. Je crève de tristesse, et je sens tout qui crève... Ah! oui, l'air de l'époque est mauvais, cette fin de siècle encombrée de démolitions, aux monuments éventrés, aux terrains retournés cent fois, qui tous exhalent une puanteur de mort! Est-ce qu'on peut se bien porter, là-dedans? Les nerfs se détraquent, la grande névrose s'en mêle, l'art se trouble: c'est la bousculade, l'anarchie, la folie de la personnalité aux abois... Jamais on ne s'est tant querellé et jamais on n'y a vu moins clair que depuis le jour où l'on prétend tout savoir.» Sandoz, devenu pâle, regardait au loin les grandes fumées rousses rouler dans le vent.
«C'était fatal, songea-t-il à demi-voix, cet excès d'activité et d'orgueil dans le savoir devait nous rejeter au doute; ce siècle, qui a fait déjà tant de clarté devait s'achever sous la menace d'un nouveau flot de ténèbres...
Oui, notre malaise vient de là. On a trop promis, on a trop espéré, on a attendu la conquête et l'explication de tout; et l'impatience gronde. Comment! on ne marche pas plus vite? la science ne nous a pas encore donné, en cent ans, la certitude absolue, le bonheur parfait?
Alors, à quoi bon continuer, puisqu'on ne saura jamais tout et que notre pain restera aussi amer? C'est une faillite du siècle, le pessimisme tord les entrailles, le mysticisme embrume les cervelles; car nous avons eu beau chasser les fantômes sous les grands coups de lumière de l'analyse, le surnaturel a repris les hostilités, l'esprit des légendes se révolte et veut nous reconquérir, dans cette halte de fatigue et d'angoisse... Ah! certes! je n'affirme rien, je suis moi-même déchiré. Seulement, il me semble que cette convulsion dernière du vieil effarement religieux était à prévoir. Nous ne sommes pas une fin, mais une transition, un commencement d'autre chose...
Cela me calme, cela me fait du bien, de croire que nous marchons à la raison et à la solidité de la science...» Sa voix s'était altérée d'une émotion profonde, et il ajouta:
«À moins que la folie ne nous fasse culbuter dans le noir, et que nous ne partions tous, étranglés par l'idéal, comme le vieux camarade qui dort là, entre ses quatre planches.» Le corbillard quittait l'avenue transversale numéro deux, pour tourner à droite dans l'avenue latérale numéro trois; et, sans parler, le peintre montra du regard à l'écrivain un carré de sépultures que longeait le cortège.
Il y a là un cimetière d'enfants, rien que des tombes d'enfants, à l'infini, rangées avec ordre, régulièrement séparées par des sentiers étroits, pareilles à une ville enfantine de la mort. C'étaient de toutes petites croix, blanches, de tout petits entourages blancs, qui disparaissaient presque sous une floraison de couronnes blanches et bleues, au ras du sol; et le champ paisible, d'un ton si doux, d'un bleuissement de lait, semblait s'être fleuri de cette enfance couchée dans la terre. Les croix disaient les âges: deux ans, seize mois, cinq mois. Une pauvre croix, sans entourage, qui débordait et se trouvait plantée de biais dans une allée, portait simplement: Eugénie, trois jours. N'être pas encore et dormir déjà là, à part, comme les enfants que les familles, aux soirs de fête, font dîner à la petite table!
Mais, enfin, le corbillard s'était arrêté, au milieu de l'avenue. Lorsque Sandoz aperçut la fosse prête, à l'angle du carré voisin, en face du cimetière des tout-petits, il murmura tendrement: «Ah! mon vieux Claude, grand cœur d'enfant, tu seras bien à côté d'eux.»
Les croque-morts descendaient le cercueil. Maussade, sous la bise, le prêtre attendait; et des fossoyeurs étaient là, avec des pelles. Trois voisins avaient lâché en route, les dix n'étaient plus que sept. Le petit cousin, qui tenait son chapeau à la main depuis l'église, malgré le temps affreux, se rapprocha. Tous les autres se découvrirent, et les prières allaient commencer, lorsqu'un coup de sifflet déchirant fit lever les têtes.
C'était, dans ce bout vide encore, à l'extrémité de l'avenue latérale numéro trois, un train qui passait sur le haut talus du chemin de fer de ceinture, dont la voie dominait le cimetière. La pente gazonnée montait, et des lignes géométriques se détachaient en noir sur le gris du ciel, les poteaux télégraphiques reliés par les minces fils, une guérite de surveillant, la plaque d'un signal, la seule tache rouge et vibrante. Quand le train roula, avec son fracas de tonnerre, on distingua nettement, comme sur un transparent d'ombres chinoises, les découpures des wagons, jusqu'aux gens assis dans les trous clairs des fenêtres. Et la ligne redevint nette, un simple trait à l'encre coupant l'horizon; tandis que, sans relâche, au loin, d'autres coups de sifflet appelaient, se lamentaient, aigus de colère, rauques de souffrance, étranglés de détresse. Puis, une corne d'appel résonna, lugubre.
«Revertitur in terram suam unde erat...», récitait le prêtre, qui avait ouvert un livre et qui se hâtait.
Mais on ne l'entendait plus, une grosse locomotive était arrivée en soufflant, et elle manœuvrait juste au-dessus de la cérémonie. Celle-là avait une voix énorme et grasse, un sifflet guttural, d'une mélancolie géante. Elle allait, venait, haletait, avec son profil de monstre lourd. Brusquement, elle lâcha sa vapeur, dans une haleine furieuse de tempête.
«Requiescat in pace, disait le prêtre.
—Amen», répondait l'enfant de chœur.
Et tout fut emporté, au milieu de cette détonation cinglante et assourdissante, qui se prolongeait avec une violence continue de fusillade.
Bongrand, exaspéré, se tournait vers la locomotive. Elle se tut, ce fut un soulagement. Des larmes étaient montées aux yeux de Sandoz, ému déjà des choses sorties involontairement de ses lèvres, derrière le corps de son vieux camarade, comme s'ils avaient eu ensemble une de leurs causeries grisantes d'autrefois; et, maintenant, il lui semblait qu'on allait mettre en terre sa jeunesse; c'était une part de lui-même, la meilleure, celle des illusions et des enthousiasmes, que les fossoyeurs enlevaient, pour la faire glisser au fond du trou. Mais, à cette minute terrible, un accident vint encore augmenter son chagrin. Il avait tellement plu, les jours précédents, et la terre était si molle qu'un brusque éboulement se produisit. Un des fossoyeurs dut sauter dans la fosse, pour la vider à la pelle, d'un jet lent et rythmique. Cela n'en finissait pas, s'éternisant au milieu de l'impatience du prêtre et de l'intérêt des quatre voisins, qui avaient suivi jusqu'au bout, sans qu'on sût pourquoi. Et, là-haut, sur le talus, la locomotive avait repris ses manœuvres, reculait en hurlant, à chaque tour de roue, le foyer ouvert, incendiant le jour mode d'une pluie de braise.
Enfin, la fosse fut vidée, on descendit le cercueil, on se passa le goupillon: C'était fini. Debout, de son air correct et charmant, le petit cousin fit les honneurs, serra les mains de tous ces gens qu'il n'avait jamais vus, en mémoire de ce parent dont il ne se rappelait pas le nom la veille. «Mais il est très bien, ce calicot», dit Bongrand, qui ravalait ses larmes.
Sandoz, sanglotant, répondit:
«Très bien.» Tous s'en allaient, les surplis du prêtre et de l'enfant de chœur disparaissaient entre les arbres verts, les voisins débandés flânaient, lisaient les inscriptions.
Et Sandoz, se décidant à quitter la fosse à demi comblée, reprit:
«Nous seuls l'aurons connu... Plus rien, pas même un nom!
—Il est bien heureux, dit Bongrand, il n'a pas de tableau en train, dans la terre où il dort... Autant partir que de s'acharner comme nous à faire des enfants infirmes, auxquels il manque toujours des morceaux, les jambes ou la tête, et qui ne vivent pas.
—Oui, il faut vraiment manquer de fierté, se résigner à l'à-peu-près et tacher avec la vie... Moi qui pousse mes bouquins jusqu'au bout, je me méprise de les sentir incomplets et mensongers, malgré mon effort.» La face pâle, ils s'en allaient lentement, côte à côte, au bord des blanches tombes d'enfants, le romancier alors dans toute la force de son labeur et de sa renommée, le peintre déclinant et couvert de gloire.
«Au moins, en voilà un qui a été logique et brave, continua Sandoz. Il a avoué son impuissance et il s'est tué.
—C'est vrai, dit Bongrand. Si nous ne tenions pas si fort à nos peaux, nous ferions tous comme lui... N'est-ce pas?...
—Ma foi, oui. Puisque nous ne pouvons rien créer, puisque nous ne sommes que des reproducteurs débiles, autant vaudrait-il nous casser la tête tout de suite.» Ils se retrouvaient devant le tas allumé des vieilles bières pourries. Maintenant, elles étaient en plein feu, suantes et craquantes; mais on ne voyait toujours pas les flammes, la fumée seule avait augmenté, une fumée âcre, épaisse, que le vent poussait en gros tourbillons, et qui couvrait le cimetière entier d'une nuée de deuil.
«Fichtre! onze heures! dit Bongrand en tirant sa montre.
Il faut que je rentre.» Sandoz eut une exclamation de surprise.
«Comment! déjà onze heures!» Il promena sur les sépultures basses, sur le vaste champ fleuri de perles, si régulier et si froid, un long regard de désespoir, encore aveuglé de larmes. Puis, il ajouta:
«Allons travailler.»