La Bataille
[1] Deux cent mille francs.—Chiffre historique.
[2] «Kimi», «mon cher», avec une nuance respectueuse.
[3] Le dotter et le deflection teacher sont deux instruments dont la pratique enseigne aux canonniers à pointer juste. Le loading-machine enseigne aux servants à charger rapidement.
[4] Les télémètres Barr and Stroud sont actuellement encore (1910) les seuls instruments au monde qui permettent de mesurer exactement la distance du canon au but, afin de régler convenablement la hausse.
XI
Marchant d'un pas fort allongé, Herbert Fergan n'avait pas mis dix minutes à gravir le coteau des Cigognes.
A la porte de la villa, il frappa trois coups pressés.
—Héi!...
La mousmé servante avait ouvert, et se prosternait devant l'ami du maître. Habitué de la maison, Fergan tapota la joue fraîche et ronde, et passa.
Le salon Louis XV recevait par toutes ses fenêtres ouvertes la caresse du soleil couchant. Aux tentures pompadour rougeoyaient des rayons obliques.
—Good evening,—dit Fergan.
La marquise Yorisaka à demi étendue au fond de sa bergère, se leva comme en sursaut.
—Good evening,—dit-elle.—Vous êtes seul? le marquis vous a quitté?
Elle parlait anglais aussi bien que français.
—Le marquis a dû courir chez le gouverneur, je ne sais pas pour quelle affaire. Il ne peut être revenu avant une heure.
—Ah!
Elle souriait d'un sourire un peu apprêté. Il s'approcha d'elle et, très simplement, d'un geste accoutumé, la prit dans ses bras et lui baisa la bouche.
—Mitsou, petite chose chérie!...
Elle s'était abandonnée, docile plutôt qu'amoureuse. Elle rendit le baiser, s'appliquant à le bien rendre comme elle l'avait reçu, comme le donnent les Occidentaux, des deux lèvres entr'ouvertes et aspirantes.
Fergan cependant la soulevait de terre, et, s'asseyant, l'asseyait sur ses genoux:
—Qu'avez-vous fait, tout aujourd'hui?
—Rien... Je vous attendais ... je n'espérais pas vous voir seul, ce soir...
Il se pencha sur elle et l'embrassa de nouveau:
—Vous êtes une ensorcelante mignonne... Qui avez-vous vu, cette après-midi?
—Personne ... le peintre...
—Le peintre?... Je suis sûr qu'il vous fait la cour!...
—Pas du tout!...
—Pas du tout? Très invraisemblable? Tous les Français font la cour à toutes les femmes!...
—Mais lui est trop vieux!...
—Il le dit, mais c'est coquetterie.
—Trop vieux, et d'ailleurs, amoureux d'une autre ... vous savez bien!... de cette Américaine, Mrs. Hockley...
—Je sais. Non, il n'est pas amoureux, il est esclave. Il la déteste beaucoup plus qu'il ne l'aime. Mais elle s'est emparée de lui... Il est Français... Elle est très belle et très vicieuse...
—Très vicieuse?
—Oui... Oh! oh! cela vous intéresse?
Il avait senti, dans sa main, la menotte emprisonnée tressaillir. Mais, peut-être, était-ce une illusion? La voix menue parlait le plus tranquillement du monde:
—Cela ne m'intéresse pas. Mais vous la connaissez, cette Mrs. Hockley?
—De réputation, oui. Tout le monde la connaît de réputation.
—Je veux dire: vous lui avez été présenté?
—Non.
—Alors, vous lui serez présenté.
—Comment?
—Elle viendra ici. J'ai promis de l'inviter.
—Elle vous a fait demander cette invitation?
—Non. Moi-même j'ai proposé.
—Miséricorde! pourquoi?
Elle réfléchit avant de répondre:
—Pour faire plaisir au peintre. Et aussi, parce que le marquis désire que je reçoive beaucoup d'Européennes...
Il rit et l'embrassa encore:
—Petite femme obéissante!...
Il lutinait les beaux cheveux noirs qui cédaient avec souplesse sous les doigts câlins.
—Si vous aviez conservé l'incommode coiffure des mousmés, je n'aurais pas la douceur de toucher ainsi vos cheveux. Cette coiffure-ci est beaucoup plus favorable...
Elle le regarda par la fente longue des paupières demi-fermées:
—C'est fait exprès...
Il devenait audacieux. Sa bouche, maintenant, pressait avidement les lèvres complaisantes, et ses mains dégrafaient le corsage, cherchant la nudité tiède des seins.
—Mitsou, Mitsou!... Petit rayon de miel délicieux!...
Elle ne résistait pas. Mais ses bras immobiles pendaient le long de son corps, et ne se refermèrent pas sur le buste de l'amant.
—Laissez-moi, à présent!... Herbert, je vous prie!... Laissez-moi et asseyez-vous ici, sagement! Sagement, oui!... Je veux vous faire un peu de musique...
Elle ouvrit le piano, fouilla un casier:
—Je veux vous chanter une chanson ... une chanson française toute nouvelle. Ecoutez bien les paroles.
Elle préluda. Ses mains touchaient le clavier avec une surprenante adresse. Elle chanta, s'accompagnant d'un jeu sûr, assez expressif. Son soprano très grêle, donnait à l'étrange mélodie une valeur de mystère et d'irréalité.
—Il m'a dit: «Cette nuit j'ai rêvé. J'avais ta chevelure autour de mon cou. J'avais tes cheveux comme un collier noir autour de ma nuque et sur ma poitrine.
«Je les caressais, et c'étaient les miens; et nous étions liés pour toujours ainsi, par la même chevelure, la bouche sur la bouche, ainsi que deux lauriers n'ont souvent qu'une racine.
«Et, peu à peu, il m'a semblé, tant nos membres étaient confondus, que je devenais toi-même ou que tu entrais en moi comme mon songe.
Quand il eut achevé, il mit doucement ses mains sur mes épaules, et il me regarda d'un regard si tendre, que je baissai les yeux avec un frisson...
Il avait écouté fort attentivement.
—C'est très joli,—dit-il avec politesse.
Pareil à tous les Anglais, il n'entendait pas grand'chose à la musique.
—Très joli,—répéta-t-il.—Et, surtout, vous jouez parfaitement bien.
Elle se taisait, les mains encore posées sur le dernier accord. Il jugea nécessaire de marquer une curiosité:
—Qui a fait cela?
Elle nomma le poète et le musicien. Il répéta les noms illustres:
—Monsieur Louys et monsieur Debussy... Oh! c'est réellement une chose considérable...
Il s'était levé.
Il vint derrière elle et se pencha pour baiser la nuque d'ambre pur...
—Vous êtes une excellente artiste...
Elle rit, incrédule et modeste:
—Je suis une écolière très médiocre. Je ne crois pas que vous ayez pu goûter le moindre plaisir à m'entendre.
Il protesta:
—J'ai goûté beaucoup de plaisir. Et je souhaite que maintenant vous chantiez une autre chanson.
Elle se fit prier. Il insista.
—Oui, une autre chanson; et cette fois, une chanson japonaise...
Elle tressaillit légèrement. Sa voix se posa, pour répondre après un court silence:
—Je n'ai pas de musique japonaise dans mon casier. Et comment pourrais-je, sur un piano?...
—Prenez votre koto...
Elle leva sur lui des yeux grand ouverts:
—Il n'y a point ici de koto.
Il cessa de sourire. Il était Anglais, peu enclin aux rêveries et aux spéculations de la pensée. Mais beaucoup de siècles civilisés avaient tout de même affiné sa race. Et il ne passait pas devant les spectacles extraordinaires de la vie sans en apercevoir la grandeur ou le mystère...
Elle avait dit: «Il n'y a point ici de koto». Le koto est une sorte de harpe très ancienne et très vénérable, dont l'usage fut jadis réservé aux plus nobles dames japonaises et aux courtisanes du premier rang. Née comme elle était, la marquise Yorisaka avait certes appris le koto dès sa plus petite enfance. Et sans nul doute, sa jeunesse s'était assidûment employée à pincer avec l'ongle d'ivoire les cordes sonores. Mais les temps modernes étaient venus. Et «il n'y avait plus ici de koto...»
Herbert Fergan, tout à coup, secouant sa brève songerie, baisa une fois encore la nuque de sa maîtresse.
—Mitsou, petite chose aimée, chantez tout de même, je vous en prie...
Elle consentit:
—Je chanterai... Voulez-vous... voulez-vous une tanka très vieille? Vous savez, une tanka? cette ancienne poésie de cinq vers que les princes et les princesses d'autrefois, échangeaient entre eux, à la cour du Mikado ou du Shôgoun... Celle-ci date de plus de mille ans. Je l'ai apprise quand j'étais encore un bébé. Et je me suis amusée à la traduire en anglais...
Ses doigts coururent sur le piano, inventant une harmonie triste et bizarre. Mais elle ne chanta pas, d'abord. Elle semblait hésiter. Et, pour l'engager à vaincre cette hésitation, Fergan, une fois encore, appuya longuement ses lèvres sur le cou tiède et duveté.
Alors la voix douce murmura très lente:
—Le temps des cerisiers en fleurs
N'est pas encore passé.
Maintenant cependant les fleurs devraient tomber,
Tandis que l'amour de ceux qui les regardent
Est à son extrême exaltation...
La chanteuse s'était tue et demeurait immobile. Herbert Fergan, debout tout près d'elle, allait la remercier d'un nouveau baiser...
A cet instant, quelqu'un parla, au fond du salon:
—Mitsouko, pourquoi chantez-vous ces petits refrains absurdes?
Herbert Fergan se redressa soudain, une sueur aux tempes. Le marquis Yorisaka, silencieusement, était entré. Avait-il vu?... Qu'avait-il vu?...
Il n'avait pas vu, sans doute. Car il parla, absolument calme:
—Mitsouko, vous ne dînerez pas avec nous, ce soir?
Elle s'était levée. Elle répondit, les yeux fixés vers la terre:
—Je suis très lasse. Je désirerais, en effet, si cela ne vous contrarie pas, être servie chez moi.
—Comme il vous plaira...
Elle était sortie. La porte, sans bruit avait glissé dans sa rainure. Herbert Fergan respira avec effort et passa sa main sur son front.
Amical et insinuant, Yorisaka Sadao fit quatre pas, et s'accouda au piano.
—Kimi, nous dînerons donc tête à tête, et nous causerons...
Il s'interrompit, plongea son regard au fond des yeux de l'Anglais:
—Nous causerons. J'ai beaucoup d'enseignements à recevoir encore de vous, beaucoup de conseils à vous demander. Il ne faut pas, il ne faut pas que nous recommencions la bataille du 10 août... Vous ne refuserez pas à un allié...
Herbert Fergan baissa le front. Ses joues rasées rougirent. Et, docilement, il commença de parler:
—Le 10 août ... le 10 août, vous avez été timides, très timides... Vous ne saviez pas, vous ne sentiez pas que vous étiez les plus forts. Vous n'avez pas eu foi en vous. Et vous vous êtes battus comme des gens qui ont peur de la défaite: trop sagement, trop habilement, de trop loin. Le seul secret anglais, c'est l'audace. Pour vaincre cette mer, il faut d'abord se préparer avec méthode et prudence, puis se ruer avec fureur et folie. Ainsi firent Rodney, Nelson et le Français Suffren... Par conséquent, pour la conduite du feu...
XII
... La porte, sans bruit, avait glissé dans sa rainure. Et la marquise Yorisaka était sortie.
Hors du salon, elle s'arrêta. Elle écouta, attentive.
Les voix d'Herbert Fergan et du marquis Yorisaka alternaient en phrases paisibles. A travers la cloison mince, des noms historiques passèrent, Rodney, Nelson, Suffren...
La marquise Yorisaka, d'un geste lent, toucha, du bout de ses doigts, ses deux tempes. Puis, marchant à pas muets, elle s'éloigna de la cloison.
La chambre attenant au salon n'était qu'un cabinet étroit, vide de meubles. La marquise Yorisaka traversa ce cabinet, traversa la pièce qui lui faisait suite, et parvint à l'aile extrême du logis.
Là, un couloir presque obscur s'allongeait entre deux panneaux de papier uni, surmonté de frises ajourées. Au fond, deux portes à coulisse se faisaient face. La marquise Yorisaka fit glisser la porte de gauche.
Une sorte d'alcôve était derrière cette porte, une alcôve de simple bois blanc, finement menuisé, mais absolument nu. Le plafond, très bas, montrait ses solives; le plancher, ses tatamis couleur de paille fraîche. Trois grands châssis de papier grenu tenaient lieu de fenêtres et de vitres. Et dans un coin, devant une toilette de poupée posée à même le sol et surmontée d'un miroir à cadre de laque, un coussin de velours noir figurait l'unique siège où l'on pût s'asseoir, s'agenouiller plutôt,—s'agenouiller à la japonaise.
Debout sur le seuil, la marquise Yorisaka frappa deux fois dans ses mains, et deux servantes accoururent.
Il n'y eut point de paroles prononcées. Bouches closes, les mousmés se prosternèrent d'abord, et déchaussèrent la maîtresse. Puis, prestement, elles la dévêtirent, ôtant le corsage de dentelle qui glissa vite le long des bras poudrés, ôtant la jupe de moire et les jupons de soie, ôtant le corset, ôtant la chemise, ôtant les bas d'Europe qui n'ont point de doigts comme les bas nippons.
Toute nue, la marquise Yorisaka s'enveloppa d'un kimono à grands ramages, mit ses pieds dans des sandales à brides d'étoffe, et, quittant d'abord l'alcôve de bois blanc, qui était sa chambre personnelle et intime, s'en fut se baigner dans une cuve d'eau brûlante, comme font toutes les femmes du Japon, chaque soir, un peu avant le coucher du soleil.
Puis elle revint. Elle laissa tomber son kimono. Elle repoussa du pied ses sandales. Et les servantes lui tendirent trois robes de crêpe léger, trois robes japonaises à grandes manches, toutes trois bleu de nuit, toutes trois sobrement semées d'une même rosace bizarre et hiératique,—le môn,—le blason.
Habillée, la marquise Yorisaka s'agenouilla devant son miroir. Les robes s'évasaient comme il sied. L'obi les ceinturait largement de son nœud magnifique. A deux mains, la chevelure fut détachée, séparée, lissée en bandeaux larges qui encadrèrent l'impassible visage. La marquise Yorisaka se releva, marcha un moment par la chambre, sortit dans le couloir demi-obscur. Et soudain, frappant encore dans ses paumes, elle ouvrit la porte de droite.
Une deuxième chambre apparut, pareille exactement à la première: mêmes panneaux de bois blanc et nu, mêmes châssis de papier diaphane, mêmes solives et mêmes tatamis. Mais au lieu d'une toilette et d'un miroir, deux tabernacles minuscules flanquaient un autel de cèdre poli, sur lequel s'alignaient des tablettes d'ancêtres.
Toujours silencieuse, la marquise Yorisaka se prosterna d'abord correctement devant les tablettes, et demeura, plusieurs minutes, les mains à plat sur le sol, et le front heurtant les nattes.
Puis elle s'agenouilla sur un coussin, devant une sorte de harpe horizontale qu'une servante, respectueuse, venait d'apporter entre ses bras.
Une musique naquit, lugubre et lente, dont le rythme et l'harmonie ne ressemblaient en rien aux harmonies ni aux rythmes de l'Occident. Des sons mystérieux se succédèrent et se mêlèrent, des phrases sans commencement ni fin s'ébauchèrent, des rêveries, des tristesses, des plaintes lamentables frémirent parmi d'étranges grincements sinistres, qui rappelaient le bruit des bises d'hiver et le cri des oiseaux nocturnes. Sur tout cela, une mélancolie désespérée planait...
Agenouillée à la mode antique dans la salle de ses ancêtres, la marquise Yorisaka jouait du koto...
XIII
La semaine qui suivit, Jean-François Felze ayant achevé le portrait de la marquise Yorisaka, celle-ci ne manqua pas de convier Mrs. Hockley à venir, «sans aucune espèce de cérémonie, prendre une tasse de thé dans la villa du coteau des Cigognes, et y admirer la belle œuvre du maître, avant que le marquis Yorisaka l'emportât sur son cuirassé».
Mrs. Hockley n'eut garde de refuser l'invitation. Elle décida de s'y rendre en compagnie du maître lui-même, et voulut que miss Elsa Vane, la lectrice, les accompagnât.
—Vous n'emmenez pas le lynx Romeo?—demanda Felze, comme la caravane quittait l'Yseult.
—Vous êtes comique!—riposta Mrs. Hockley.
On était au 1er mai. Malgré les nouvelles alarmistes que répandait chaque matin le Nagasaki Press, les officiers japonais en permission n'avaient pas encore reçu l'ordre de rallier Sasebo.
A la porte du jardin, le marquis Yorisaka vint accueillir ses hôtes. Il portait, comme toujours, son uniforme noir à galons d'or. Mrs. Hockley, favorablement impressionnée, observa qu'il n'y avait aucune différence entre cet uniforme et celui des officiers de la grande marine américaine. Le marquis Yorisaka s'en déclara confus et orgueilleux.
Dans la villa, le salon Louis XV avait un air de gala. Les vases de Sèvres débordaient de fleurs, et le chevalet qui portait le tableau était élégamment drapé de satin liberty. La marquise Mitsouko, en robe de guipure molle, fit la révérence à sa visiteuse, et, pour lui mieux faire honneur, ne voulut parler qu'anglais.
—Le maître me pardonnera, si je suis aujourd'hui infidèle à sa belle langue française. Mais je suis sûre qu'à bord de l'Yseult, lui-même a la galanterie de parler comme vous, madame!
Charmée, Mrs. Hockley ne marchanda ni les louanges, ni les compliments les plus directs. Réellement, la marquise Yorisaka était une enchanteresse! Et combien gracieuse, et combien jolie, et combien cultivée! Les vieux peuples d'Europe confinent leurs femmes dans la frivolité ou dans le ménage. Mais les nations jeunes ont d'autres idées et d'autres ambitions. Mrs. Hockley appréciait la supériorité de ses propres compatriotes sur les Européennes. Et elle se réjouissait de tout son cœur de voir les Japonaises marcher superbement sur les traces des Américaines.
—Vous savez l'anglais, le français, l'allemand peut-être?...
—Quelques mots...
—Le japonais naturellement. Le chinois aussi?
Ce fut le marquis Yorisaka qui répondit non.
—Vous avez reçu une instruction tout à fait occidentale! Êtes-vous allée à New-York?
La marquise Yorisaka n'y était point allée, mais le regrettait de toutes ses forces.
—Comme cette toilette parisienne vous sied parfaitement bien!... Et votre main est un bijou!
Felze, d'assez sombre humeur, ne disait mot. Et miss Vane, dédaigneuse, imitait son silence. Malgré l'empressement des maîtres de la maison, malgré la cordialité expansive de Mrs. Hockley, la réception se fût peut-être refroidie, si le commandant Herbert Fergan n'était arrivé fort à point. Le marquis Yorisaka lui marqua la plus grande amitié. Et Felze dut se dérider un peu pour n'être point impoli, car l'Anglais était en verve.
—Monsieur Felze,—avait-il dit tout d'abord,—vous souvenez-vous d'un passage de Thucydide qui est peut-être ce qu'il y a de plus profond dans la littérature psychologique de tous les pays et de tous les siècles? Excusez-moi de faire le pédant: nous autres Anglais sommes très forts en grec... C'est même cette force-là qui nous fait, dans la vie pratique, si piteusement inférieurs aux compatriotes de Mrs. Hockley... Or donc, l'an III de la 87e olympiade, au plus fort de la célèbre peste qui dévasta Athènes, Thucydide nous affirme qu'une véritable folie de plaisir s'abattit sur la ville pourtant pleine de deuils et d'agonies. Et il ne s'en étonne point d'ailleurs, et semble considérer la chose comme tout à fait naturelle,—selon l'instinct humain. Oui.—Eh bien! monsieur Felze, Thucydide n'a pas tort. Car ce matin, moi qui suis à Nagasaki comme les Athéniens d'alors étaient à Athènes, je veux dire sous la menace d'une mort inattendue et foudroyante, je me suis éveillé avec le désir de jouir très énergiquement de la vie!...
Jean-François Felze avait levé les sourcils:
—Vous êtes sous une menace de mort?
—Je suis sous la menace d'un boulet russe. Moi aussi je dois rejoindre bientôt le cuirassé du marquis Yorisaka. Et j'assisterai à la prochaine bataille. Magnifique spectacle, monsieur Felze, mais assez périlleux. Avez-vous quelquefois vu des combats de gladiateurs? Je vais en voir un. Aucune chose n'est plus excitante! Toutefois, petit inconvénient: il n'y a point de gradins autour du cirque, si bien que je suis forcé de descendre dans l'arène!
Il riait. Et le marquis Yorisaka, gladiateur débonnaire, riait avec lui, de la meilleure grâce du monde.
Herbert Fergan avait ensuite complimenté fort adroitement Mrs. Hockley sur son yacht. L'Américaine en était orgueilleuse, et se plaisait à entendre redire qu'elle possédait incontestablement le plus beau navire de plaisance qui existât. Toutefois, malgré la valeur d'un éloge décerné par un capitaine de vaisseau, aide de camp du roi d'Angleterre, Mrs. Hockley n'y prêta qu'une oreille distraite, et ne détourna point son attention de la marquise Yorisaka, qui l'occupait toute.
Assises toutes deux sur le sopha, et près l'une de l'autre, l'Américaine et la Japonaise faisaient maintenant figures d'amies intimes. Mrs. Hockley s'était emparée des mains de sa nouvelle amie, et lui parlant à voix confidentielle, l'interrogeait infatigablement sur son enfance, sa jeunesse, son mariage, ses goûts, ses plaisirs, ses lectures, ses idées religieuses et ses opinions philosophiques. Elle déployait dans cette inquisition toute l'exaspérante curiosité des femmes de sa race, lesquelles s'entraînent, dès qu'elles sont petites filles, au sport des questions innombrables et inutiles, des questions sans intérêt ni fin, et, toute leur vie, emmagasinent au fond de leurs cervelles mille et mille renseignements, mille et mille documents—laborieusement obtenus, laborieusement classés, rangés, étiquetés,—jamais assimilés, jamais compris...
Et Felze peignait, silencieux, enthousiasmé
Mais la marquise Yorisaka, inaccoutumée, supportait volontiers l'assaut indiscret de sa visiteuse. Complaisante, elle répondait à tout et ne se lassait point. Elle donnait à Mrs. Hockley, qui n'était certes point capable de s'en rendre compte, une bonne preuve de la docilité des femmes du Nippon. Et elle abandonnait avec une imperceptible coquetterie ses petits doigts d'ivoire soyeux à l'étreinte des blanches mains occidentales, jolies aussi, mais très grandes par comparaison...
Miss Vane, à l'autre bout du salon, avait découragé les attentions de Herbert Fergan et du marquis Yorisaka lui-même. Immobile et nonchalante au fond d'une bergère, elle jetait par intervalles un bref regard vers le sopha. Et Felze souriait, avec un peu d'ironie et un peu d'amertume.
On servait le thé. Toutes les fenêtres étaient ouvertes et l'on apercevait, au-dessous d'un ciel pommelé, les montagnes en dents de scie qui bordent les deux rives du golfe, et au-dessous des montagnes, les cimetières verdoyants qui enserrent la ville brune et bleue. Il faisait doux, à cause du soleil encore haut qui tempérait la fraîcheur du printemps humide.
—Monsieur le marquis Yorisaka,—dit enfin Mrs. Hockley,—je sens que je suis prise d'une grande affection pour votre femme, et je désire nouer avec elle une intime amitié. Je crains en outre qu'après votre départ pour la guerre elle ne s'ennuie beaucoup, seule. Et j'espère que mes très fréquentes visites la distrairont. S'il le faut, je prolongerai le séjour ici de mon yacht. Mais je ne souffrirai pas qu'une femme aussi belle et aussi intéressante attende dans la tristesse le retour glorieux de son mari. François Felze a d'ailleurs l'ambition de peindre une seconde fois la marquise, dans une sorte de travesti, je crois. Je l'accompagnerai afin que les usages corrects soient respectés comme il est convenable. Et je ne quitterai Nagasaki qu'après votre victoire sur les sauvages russes.
Le marquis Yorisaka s'inclina fort bas. Et il allait répondre, quand la porte s'ouvrit devant un personnage qu'on n'attendait point.
C'était un officier de la marine japonaise, un officier en uniforme, pareil de la tête aux pieds au marquis Yorisaka: même âge, même grade et même allure. Les deux visages différaient cependant par un détail: le marquis Yorisaka portait la moustache, à l'européenne, et la lèvre du nouveau venu était rasée.
Il entra, et tout d'abord salua à l'ancienne mode, le corps plié en deux, les mains sur les genoux. Puis, marchant vers le marquis Yorisaka, il le salua particulièrement, avant de lui adresser, en langue japonaise, un compliment cérémonieux, auquel le marquis répondit avec beaucoup de déférence.
Le commandant Fergan, cependant, s'était approché de Jean-François Felze:
—Regardez bien, cher monsieur! Voici l'ancien Japon qui nous fait sa révérence!
Le marquis Yorisaka avait pris par la main son visiteur et se tournait vers l'assistance.
—J'ai l'honneur de vous présenter mon très noble camarade, le vicomte Hirata Takamori, lieutenant de vaisseau comme moi à bord du Nikkô... Soyez assez bons pour l'excuser, il ne sait pas l'anglais ... ni le français...
Tout le monde s'inclina. Le vicomte Hirata, une fois de plus, cassa d'un plongeon son échine raide. Puis ayant présenté quelques hommages courtois, mais brefs, à la marquise Yorisaka, qui les reçut demi-prosternée, il conduisit à part le marquis, et l'entretint assez longuement, sur un ton fort animé.
—J'ai connu ce vicomte Hirata au cours de la dernière campagne,—expliquait Fergan à Felze.—C'est un homme bien curieux, qui retarde tout juste de quarante ans sur son siècle. Et vous savez qu'au Japon quarante ans en valent quatre cents, dès qu'on a remonté plus haut que la révolution de 1868. Le vicomte Hirata est un fils de daïmio, comme notre hôte. Mais, tandis que les Yorisaka furent du clan Choshoû, originaire de l'île Hondo, les Hirata furent du clan Satsouma, originaire de l'île Kioushoû. Cela fait une prodigieuse différence. Les Choshoû ont été jadis des lettrés, des poètes et des artistes. Les Satsouma ont été seulement des guerriers. Quand vint cette fameuse révolution, que les Japonais appellent le Grand Changement, Satsouma et Choshoû prirent ensemble les armes pour le Mikado, contre le Shôgoun. Et leur victoire militaire amena leur désastre féodal, parce que le Mikado, débarrassé du Shôgoun, n'eut rien de plus pressé que l'abolition des clans, des daïmios et de leurs samouraïs. Choshoû se résigna tout de suite au nouvel ordre de choses. Satsouma ne se résigna pas. Les parents du marquis Yorisaka se modernisèrent en un clin d'œil, et l'empereur n'a pas eu, dans la réorganisation de l'Empire, d'auxiliaires plus dociles et plus intelligents. Les parents du vicomte Hirata s'enfermèrent neuf ans dans leurs tanières de Kagoshima, et, quand ils en sortirent, le 17 février 1877, ce fut pour se ruer, sabre au poing, contre les troupes impériales, à la suite du vieux chef rebelle Saïgo. Ils furent vaincus. Tous moururent... Oui, monsieur Felze, le propre père de l'officier que voilà fut tué en se battant contre l'empereur, l'empereur qui règne aujourd'hui! Et j'ai tout lieu de croire que le vicomte Hirata Takamori professe exactement les mêmes opinions que tous ses ancêtres!...
La chose comique, c'est qu'il n'en est pas moins un excellent officier, fort au courant des armes les plus récentes. A bord du Nikkô, il est chargé des machines électriques, et peu d'ingénieurs européens le vaudraient...
A cet instant, le marquis Yorisaka, qui avait écouté en silence le discours japonais du vicomte Hirata Takamori, se retourna vers ses hôtes:
—Mon très noble camarade m'informe que nous serons tous deux ... (il se reprit en regardant Fergan) ... tous trois ... rappelés demain à Sasebo...
Un silence brusque tomba. Jean-François Felze regarda vers le sopha. La marquise Yorisaka, tressaillant sans doute, avait ôté ses mains des mains de Mrs. Hockley.
Puis, Herbert Fergan, le premier, parla:
—Que vous disais-je tout à l'heure à propos de Thucydide, monsieur Felze!... Quoi qu'il m'arrive en cette aventure, je serai content de partager sur le Nikkô le sort de la belle œuvre que voici...
Il montrait le portrait, dont Mrs. Hockley n'avait point encore songé à remarquer la présence. Ainsi rappelée au prétexte réel de la réception, l'Américaine se leva, et vint considérer l'image de son amie japonaise.
Le vicomte Hirata, à quatre pas de là, avait aperçu le tableau. Ses yeux comparèrent rapidement le visage asiatique peint sur la toile au visage occidental de Mrs. Hockley, qui s'était approchée pour mieux voir. Et, parlant à mi-voix, il prononça quelques mots nippons que le commandant Fergan fut seul à surprendre.
—C'est un jugement artistique?—questionna Felze, curieux.
—Non, cher monsieur! Un bon Satsouma prononce rarement des jugements artistiques... Le vicomte Hirata n'a émis qu'une opinion ethnologique, assez savoureuse d'ailleurs. Voici la traduction de ses paroles: «Notre peau est jaune, la leur est blanche; l'or est plus précieux que l'argent[1].»
[1] Avant le commandant Herbert Fergan, M. André Bellessort entendit un samouraï de Kagoshima prononcer une phrase toute pareille.—C. F.
XIV
La chambre de Mrs. Hockley, à bord de l'Yseult, avait été copiée sur celle de S. M. l'Impératrice de Russie, à bord du Standardt. L'ameublement en était anglais, avec profusion de boiseries claires, de laqués vert d'eau et de marqueteries ton sur ton. Le lit de cuivre n'avait pour tous rideaux qu'une mousseline, brochée de grands iris. Le tapis était d'un feutre ras, cloué. Et des photographies tenaient lieu d'objets d'art. Mrs. Hockley, à cette exacte imitation d'une souveraine austère dans ses goûts, trouvait la double satisfaction de sa vanité démocratique et de son instinct du confort. Le luxe véritable, le luxe des ors, des marbres, des tableaux de maîtres, des statues antiques, on le prodiguait orgueilleusement dans les salons et dans les halls. Mais aux appartements intimes s'adaptait mieux la moelleuse simplicité des capitonnages britanniques.
Minuit venait de sonner.
Étendue sur le lit, un coude contre l'oreiller et la joue dans la main, Mrs. Hockley, seulement vêtue de ses bagues et d'une chemise de surah noir, beaucoup plus transparente qu'une dentelle, écoutait miss Elsa Vane lui faire à haute voix la lecture du soir.
Miss Elsa Vane, lectrice correcte, était assise sur une chaise à dossier droit, et n'avait point quitté sa robe de dîner, robe, d'ailleurs, plus indécente, en sa qualité de robe, que la chemise de Mrs. Hockley, en sa qualité de chemise,—la différence en était du dégrafé au nu,—mais, tout de même, robe. Et l'habit faisant, comme chacun le sait, le moine, miss Vane corrigeait, par son vêtement et par son attitude, ce que Mrs. Hockley pouvait avoir d'un peu hardi dans son attitude et dans son vêtement.
Tel était d'ailleurs le cérémonial de chaque soirée. Mrs. Hockley n'en changeait point, détestant toute infraction au protocole.
Et miss Vane lisait, ce soir-là, le chapitre onze du volume dont elle avait lu, la veille, le chapitre dix.
La voix légèrement nasillarde, comme sont toutes les voix yankees, mais bien timbrée, et très grave pour un timbre de jeune fille, achevait en scandant les mots:
—«Et cependant—étrange contradiction pour ceux qui croient au temps—l'histoire géologique nous montre que la vie n'est qu'un court épisode entre deux éternités de mort, et que, dans cet épisode même, la pensée consciente n'a duré et ne durera qu'un moment. La pensée n'est qu'un éclair au milieu d'une longue nuit.
«Mais c'est cet éclair qui est tout.»
—M. Poincaré,—prononça Mrs. Hockley,—est un original écrivain.
Miss Vane, fatiguée, buvait la traditionnelle citronnade, lemonsquash, préparée d'avance.
—Original,—répéta Mrs. Hockley.—Philosophique assurément. Un peu superficiel, ne trouvez-vous pas? Trop français et dépourvu de la profondeur allemande...
—Oui,—dit miss Vane,—les Allemands adaptent à chaque sujet une langue particulière qu'il est agréable de connaître et de comprendre, parce qu'elle fixe notre esprit. M. Poincaré parle la langue de tout le monde. Et il y a là une frivole tendance.
Mrs. Hockley, nonchalamment, se renversait sur le dos et prenait un de ses genoux entre ses mains jointes:
—Frivole, en vérité. Vous avez raison, Elsa. En outre, cette langue vulgaire crée un danger d'athéisme. Il est impropre que le peuple sans instruction lise tels livres qui lui paraîtraient irréligieux.
—Vous pensez que réellement ces livres ne sont pas irréligieux?
—Certes. Je pense. Ils ne sont clairement qu'une paradoxale spéculation. Ils n'ébranlent aucune foi.
Les mains jointes sur le genou glissèrent le long de la jambe, et saisirent, au bas de la chemise légèrement retroussée, la cheville découverte. Mrs. Hockley, dans cette attitude nouvelle, entreprit de compléter sa pensée:
—La Sainte Bible...
Mais deux coups frappés à la porte interrompirent cet exorde.
—Est-ce François?
—C'est moi,—dit Felze.
Il entra, et regarda les deux femmes: miss Vane toujours assise, et son livre près d'elle,—Mrs. Hockley couchée sur le dos et ses mains, nouées l'une à l'autre, serrant maintenant son pied nu.
—Vous parliez théologie, si j'ai bien entendu?
Il prononça le mot «théologie», avec tout le respect convenable.
—Non théologie, mais philosophie; à cause de ce livre-ci...
Pour désigner du doigt le livre en question, Mrs. Hockley avait lâché son pied. Et la jambe soudain libre, glissa sur le lit et s'allongea très blanche hors de la chemise noire.
Felze considéra un instant cette jambe, puis détourna ses yeux vers le volume encore ouvert:
—Peste!—dit-il,—vous avez des lectures hautaines.
Il se pencha, lut à mi-voix:
—«La pensée n'est qu'un éclair au milieu d'une longue nuit. Mais c'est cet éclair qui est tout...» Tiens! je répéterai cette affirmation à un Chinois que je sais, et qui l'approuvera... Mais j'y songe: c'est contre ce terrible Poincaré que vous appeliez la Sainte Bible à votre secours?
Mrs. Hockley, dédaigneuse, agita lentement, de droite à gauche, sa main scintillante de diamants.
—Cela eût été superflu. Et, d'ailleurs, ce Poincaré n'est pas terrible. Miss Vane, tout à l'heure, l'a raisonnablement estimé frivole.
Felze écarquilla les yeux, mais se souvint à temps d'une parole récemment entendue sous la lumière philosophique de neuf lanternes violettes: «Il convient d'écouter les femmes et de ne pas leur répondre.» Et Felze ne répondit pas.
Mrs. Hockley l'interrogeait déjà:
—Avez-vous été à la gare?
—Oui. Et j'ai fait vos adieux au marquis Yorisaka.
—Il est donc parti. Le commandant anglais est-il parti également?
—Oui. Et le vicomte Hirata Takamori avec eux.
—Ce vicomte Hirata ne m'intéresse pas parce que je le crois peu civilisé. Mais dites-moi: avez-vous vu la marquise?
—Non.
—Elle n'était donc pas à la gare... Il me paraît ainsi qu'elle n'est point amoureuse de son mari; ne vous paraît-il pas?
—Je suis plus lent que vous à apprécier.
—Je saurai d'ailleurs ses réels sentiments. Quel jour avez-vous l'intention de commencer le portrait en travesti?
—Demain ou après. Rien ne me presse. Mais ne pensez-vous pas que ce mot «travesti» est plutôt désobligeant pour la marquise Yorisaka, quand vous l'appliquez au costume national des femmes du Japon?
—Pourquoi désobligeant? puisque la marquise ne porte plus ce costume national? Vous êtes sans cesse comique. Ah!... je vous prie: quelle a été votre fantaisie de ne pas rentrer à bord pour dîner? Vous êtes bien entendu tout à fait libre. Mais j'ai reçu votre billet étonnamment tard.
Felze allongea les lèvres:
—Quelle a été ma fantaisie? Je ne sais pas. La gare est très éloignée. Quand le train fut parti, le soleil allait se coucher. J'ai traversé la moitié de la ville. Les rues, sous le ciel lilas, luisaient comme pavées d'améthystes. Je n'ai pas eu le courage de continuer mon chemin. Je me suis arrêté pour mieux voir. Et quand le dernier reflet fut épanoui, je me suis senti tout d'un coup si las et si triste, que j'ai mieux aimé ne pas vous infliger ma présence.
Mrs. Hockley, attentive, avait soulevé sa tête blonde au-dessus de l'oreiller ajouré.
—Oh!—dit-elle, frappée.—Vous parlez avec une extraordinaire poésie...
Elle se tut, cherchant peut-être à se représenter la vision des rues bariolées par le crépuscule, et n'y parvenant probablement pas. Puis, se renversant de nouveau:
—Mais ensuite, qu'avez-vous fait?
—J'ai été saluer mon ami chinois Tcheou-Pé-i.
—Combien étrange le plaisir que vous trouvez à fréquenter chez cet homme ridicule... Avez-vous, ce soir, fumé l'opium?
—Non.
—Pourquoi?
—Parce que ... parce que j'avais l'intention de rentrer ici, tôt...
Il attachait maintenant sur elle un regard insistant. Elle rit brusquement:
—Miss Vane, je trouve qu'il entre par ce sabord une odeur très japonaise... Et je sais que vous n'aimez pas... Voulez-vous prendre le vaporisateur?... Oui, vaporisez partout, je vous prie, et aussi sur le lit ... et sur moi...
Miss Vane obéissante et silencieuse pressait le petit piston du flacon d'or. Sous la caresse fraîche du parfum, Mrs. Hockley avait raidi et cambré tout son corps, et les pointes de ses seins tendaient le surah transparent.
Felze passa deux fois sa main sur son front, puis ferma les yeux. Le rire de Mrs. Hockley résonna de nouveau très clair.
—C'est assez... Remettez le vaporisateur, Elsa. Je suis présentement tout à fait bien. Quelle heure est-il?
—Minuit et demi.
—Je pense que vous souhaitez tous deux aller dormir.
Il n'y eut point de réponse. Miss Vane rangeait avec lenteur le flacon d'or sur son étagère. Felze, immobile, n'avait pas rouvert les yeux.
—Oui!—trancha soudain Mrs. Hockley.—Vous devez être fatigués. Bonsoir!...
L'un après l'autre, ils s'approchèrent du lit, docilement. Mrs. Hockley leur tendit sa main droite ouverte. Miss Vane, d'un geste inattendu, baisa la paume de cette main. Felze ne fit qu'en effleurer le bout des ongles.
—Bonsoir!—répéta Mrs. Hockley.
A la porte, Felze s'effaçait pour laisser passer la jeune fille.
—François!—appela Mrs. Hockley, soudain.—Restez un moment, vous seul...
Miss Vane était dehors. Elle poussa la porte d'une main sans doute maladroite, car le pêne craqua presque violemment.
Felze, demeuré comme on l'y conviait, avança de trois pas. Et la lumière rose des lampes électriques éclaira son visage un peu pâli.
Mrs. Hockley souriait:
—Réellement, j'ai un remords de vous retenir quand vous êtes à ce point épuisé... Il vaudrait mieux que vous alliez vous coucher, comme a fait miss Vane...
Il était tout près du lit. Il s'agenouilla, prit la main pendante, et, passionnément, appuya sa bouche sur la chair du bras tiède:
—O Betsy! ce soir par exception, daignerez-vous ne pas me faire trop souffrir?
Elle pencha sa tête vers lui:
—Êtes-vous bien certain que vous n'aimeriez pas davantage rentrer dans votre chambre et faire une peinture de ces rues, telles des améthystes?... Non?...
XV
Mrs. Hockley, dès le lendemain, accompagna Jean-François Felze chez la marquise Yorisaka. Ou plutôt, elle l'y conduisit.
A son habitude, la marquise Yorisaka reçut ses visiteurs le plus aimablement du monde. Mais le but officiel de la visite fut manqué: il ne put être question de commencer le portrait «en travesti». La marquise, quoique bien avertie, se présenta vêtue de sa plus jolie robe parisienne. Et quand Felze lui fit le reproche, et réclama la toilette japonaise promise, il lui fut répondu qu'au dernier moment, on avait manqué du courage nécessaire pour endosser une vieille défroque.
—Je suis d'ailleurs heureuse de ce courage qui vous a manqué,—approuva Mrs. Hockley,—parce que vous êtes assurément beaucoup plus séduisante dans ce tea-gown.
Sur quoi, deux heures coulèrent en bavardages. Mrs. Hockley prenait un plaisir extrême à entendre des paroles anglaises sortir de la bouche étroite et fardée d'une dame asiatique. Et la marquise Yorisaka se prêtait aux effusions de sa nouvelle amie avec un singulier mélange de complaisance et de coquetterie.
Felze, maussade, n'ajouta que des monosyllabes à la conversation. Mais quand vint l'heure de se retirer, il insista pour un prochain rendez-vous, qui serait, cette fois, une véritable séance de pose.
On était au mercredi 3 mai. Le prochain rendez-vous fut donné pour le vendredi 5. Mais il en fut de ce jour-là comme de l'avant-veille. La marquise Yorisaka, le matin même, avait reçu, par le paquebot de France, un envoi de son couturier favori. Et naturellement, elle ne résista pas au plaisir de montrer à Mrs. Hockley «la dernière création de la rue de la Paix».
—Je pense—dit Mrs. Hockley—qu'aucune femme à Paris ou à New-York n'est dans cette dernière création aussi gracieuse que vous êtes.
Felze, deux fois déçu, ne souffla pas. Mais il fit si grise mine qu'à l'instant des adieux, la marquise Yorisaka le prit à part:
—Cher maître,—dit-elle en français,—je m'en veux vraiment de vous avoir encore manqué de parole... Je vois que vous êtes fâché contre moi. Si, si, je le vois, et vous avez raison, et j'ai tort... Mais je rachèterai ma faute. Écoutez: venez tout seul, comme vous veniez pour l'autre portrait... Venez demain. Et je vous jure que, cette fois, je poserai comme il vous plaira...
Mrs. Hockley s'avançait:
—Dites-vous un secret?
—Oh non! je faisais seulement mes excuses au maître, parce que je sens bien que jamais je n'oserais paraître devant vous dans une simple robe japonaise, très laide et qui vous déplairait. Alors, pour que le maître me pardonne, je lui offrais de poser tout de même devant lui comme il le désire, mais un jour que vous ne seriez pas là, vous!...
—Demain, dit Felze.
Et il admira la diplomatie nipponne. Mrs. Hockley, très flattée, souriait:
—Oui. Cela est tout à fait bien. Car moi aussi, je préfère vous voir toujours avec des robes très belles. Le maître viendra donc ici demain, et je ne viendrai pas. Mais après-demain je viendrai et il ne viendra pas. Ainsi, les choses seront égales.
Elle réfléchit un instant:
—Je suis d'ailleurs persuadée que, malgré le costume barbare, la peinture sera parfaite, parce que le propre talent de François Felze est tourné vers les bizarreries.
Elle réfléchit encore:
—Seulement, est-il correct, et selon les coutumes de cette contrée, qu'un homme pénètre seul dans votre maison, tandis que votre mari est à la guerre?
—Bah!—fit la marquise Yorisaka, insouciante.
XVI
—Voulez-vous,—avait proposé la marquise Yorisaka, rougissant tout d'un coup sous son fard,—voulez-vous que je pose en véritable dame d'autrefois? Je le ferai pour que vous soyez content, et parce que vous m'avez promis de toujours garder ce portrait au fond de votre atelier, à Paris, et de ne jamais le montrer à personne... Oui: je songe qu'il y a ici un koto, et que je pourrais faire semblant d'en jouer, pendant que vous peindrez. Sur les kakemonos du temps jadis, les femmes de daïmios sont souvent représentées jouant ainsi du koto, car le koto était un instrument réputé très noble... Alors, si cela peut vous faire plaisir...
Coiffée en larges bandeaux lisses, et tout habillée d'un crêpe de Chine bleu sombre où se détachaient, hiératiques, les rosaces blanches du môn, la marquise Yorisaka, dans son salon parisien, entre le piano et la glace Pompadour, apparaissait semblable à quelqu'une de ces statues archaïques sans prix, que les empereurs des siècles légendaires firent sculpter pour l'ornement de leur palais d'or pur, et qui vieillissent aujourd'hui dans la galerie banale d'un musée d'Europe entre un rideau de coton rouge et trois murs de plâtre peint.
Et Felze peignait, silencieux, enthousiaste.
Le modèle avait pris la pose et la gardait avec l'immobilité asiatique. Les genoux reposaient sur un coussin de velours, la robe évasée s'épanouissait autour des jambes repliées à plat, et, hors de la manche large comme une jupe, une main nue, armée de l'ongle d'ivoire, touchait les cordes du koto.
—N'êtes-vous pas lasse?—avait demandé Felze au bout d'une longue demi-heure.
—Non. Autrefois, nous avions l'habitude de rester agenouillées ainsi, indéfiniment...
Il continuait de peindre et son ardeur première ne se ralentissait pas. Dans cette demi-heure, une ébauche était née, très belle.
—Vous devriez,—dit-il soudain,—jouer tout de bon, et non faire semblant. J'ai besoin que vous jouiez, pour l'expression de votre visage...
Elle tressaillit:
—Je ne sais pas jouer du koto.
Mais il la regarda:
—En vérité, quand on s'agenouille si bien sur un coussin d'Osaka, je ne crois pas qu'on puisse ne pas savoir jouer du koto...
Elle rougit encore, et baissa les yeux. Puis, cédant au pouvoir magnétique de cette volonté qu'elle subissait, elle pinça doucement les cordes sonores. Une harmonie bizarre s'égrena.
Felze, les sourcils froncés, la lèvre sèche, poussait avec une sorte de violence son pinceau sur la toile déjà lumineuse. Et l'esquisse semblait prendre vie sous ce pinceau magicien.
A présent, le koto vibrait plus fort. La main enhardie se laissait aller à l'ardeur du rythme mystérieux, très différent de tous les rythmes que connaît l'Europe. Et le visage penché revêtait peu à peu l'inquiétant sourire des idoles contemplatives que le Japon ancien sculptait dans l'ivoire ou le jade.
—Chantez!—ordonna brusquement le peintre.
Docile, la bouche étroite et fardée chanta. Ce fut un chant presque indistinct, une sorte de mélopée qui commençait et s'achevait en murmure. Le koto prolongeait ses notes assourdies, soulignant parfois, d'un trait plus aigu, d'incompréhensibles syllabes. Plusieurs minutes, l'étrange musique dura. Puis la musicienne se tut, et il sembla qu'elle était épuisée.
Felze, sans lever la tête, interrogea presque à voix basse:
—Où avez-vous appris cela?
La réponse vint comme du fond d'un rêve:
—Là-bas ... quand j'étais petite, petite ... dans le vieux château de Hôki, où je suis née... Chaque matin d'hiver, avant l'aube, dès que les servantes avaient ouvert les shôdji[1], dès que le vent glacé de la montagne m'avait secouée de mon sommeil et chassée du petit matelas très mince qui était mon lit, on m'apportait le koto d'étude, et je jouais, agenouillée, jusqu'après le lever du soleil. Et alors, je descendais pieds nus dans la grande cour souvent blanche de neige, et je regardais mes frères s'exercer à l'escrime du sabre, et je m'exerçais, moi, à l'escrime de la hallebarde, car la règle l'ordonnait ainsi. Les longues lames de bambou claquaient en se heurtant. Il fallait endurer en silence les coups cinglants aux bras et aux mains, et la morsure de la neige aux jambes... Quand la leçon était prise, les servantes m'habillaient en cérémonie, et j'allais d'abord me prosterner devant mon père, que je trouvais toujours dans l'appartement des femmes... Il m'emmenait alors avec lui recevoir le salut des samouraïs, des valets d'armes et des autres domestiques. Les belles robes de soie traînaient leurs plis, les fourreaux laqués des sabres froissaient les fourreaux laqués des poignards. Et je souhaitais dans mon cœur que tout demeurât pareil pendant un millier d'années...
Le pinceau s'était arrêté, et le peintre immobile avait fermé les yeux pour mieux entendre.
—Et je souhaitais dans mon cœur mourir mille fois, plutôt que vivre une vie étrangère ou différente. Mais plus vite que le mont Foudji ne change de couleur au crépuscule, toute la surface de la terre a été métamorphosée. Et je ne suis pas morte...
Les doigts songeurs griffèrent les cordes du koto. Des sons s'éveillèrent, mélancoliques. La voix menue répétait, comme un refrain de chanson:
—Je ne suis pas morte ... pas morte ... pas morte... Et la vie nouvelle m'a enveloppée, comme les filets des oiseleurs enveloppent les faisans pris au piège... Les faisans pris au piège, et trop longtemps gardés dans des cages étroites, ne savent plus ouvrir leurs ailes, et oublient l'ancienne liberté...
Le koto pleurait à petit bruit.
—Dans ma cage à moi, où m'ont enfermée beaucoup d'oiseleurs très habiles et très sages, j'ai peur d'oublier aussi, peu à peu, la vie ancienne... Déjà je ne me souviens plus des préceptes que j'ai jadis appris dans les Livres classiques et dans les Livres Sacrés[2]. Et parfois, oh! parfois, je n'ai plus envie de m'en souvenir...
Le koto jeta trois notes pareilles à des cris.
—... Je n'ai plus envie. Et puis ... je ne sais plus, je ne sais plus ... peut-être dois-je oublier? Les préceptes qu'on m'apprend aujourd'hui sont autres... Comment goûterais-je le riz brûlant, en gardant sur ma langue la saveur du poisson cru?... Je crois que je dois oublier...
La main avait lâché les cordes, et retombait muette dans les plis de la manche de soie.
—... A Hôki, la neige de la grande cour était très froide à mes pieds nus, et les sabres de bambou très douloureux à mes bras tendres... Maintenant, il n'y a plus de sabres ni de neige. Et les servantes n'ouvrent plus les shôdji de ma chambre avant que le soleil chaud m'ait réveillée...
Un éclat de rire inattendu résonna, grêle comme le tintement d'un verre fêlé.
—... Il est certainement meilleur d'oublier ... d'oublier tout. J'oublierai... Ho!...
Le koto, frappé du pied, par mégarde, avait résonné comme un gong.
La marquise Yorisaka ne retira pas son pied tout de suite. Ses yeux égarés continuaient de regarder on ne savait où, dans le vide. Et elle demeurait immobile comme une statue agenouillée. A la fin, d'un geste de migraine, elle appuya ses deux pouces sur ses tempes. Puis elle se reprit à rire, plus doucement.
—Hé!—dit-elle,—il me semble que je vous ai ennuyé par beaucoup de bavardages très sots...
Jean-François Felze s'était remis à peindre. Il ne répondit point.
—Oui,—dit encore la marquise Yorisaka,—j'ai parlé sans écouter mes paroles. Je vous prie de me pardonner. Les femmes sont souvent tout à fait déraisonnables.
Elle effleurait de l'ongle le koto.
—C'est cette vieille, vieille musique qui a troublé ma tête... Il ne faudra rien répéter à personne, n'est-ce pas, jamais? Parce que c'est une chose honteuse de dire des folies...
Felze peignait toujours en silence.
—Vous ne répéterez pas, je le sais. Votre amie, Mrs. Hockley, serait fâchée. Et je crois qu'elle me mépriserait. Elle est tellement charmante! Je l'admire! et je voudrais lui ressembler...
Felze recula de deux pas, et tendit vers la toile son pinceau victorieux. Le portrait, quoique inachevé, vivait maintenant, vivait d'une vie personnelle et puissante. Et les yeux de ce portrait,—des yeux d'Extrême-Asie, profonds, secrets, obscurs,—fixaient sur la marquise Yorisaka, admiratrice de Mrs. Hockley, une regard d'ironie singulière.
[1] Shôdji, cloisons mobiles faites d'un cadre tendu de papier épais.
[2] Livres chinois qui étaient autrefois la base de l'éducation japonaise.
XVII
—Est-il réellement incorrect que vous veniez à ce garden-party que je veux donner sur le yacht?—avait demandé Mrs. Hockley.
—Oh! si peu! et je désire tellement y venir!—avait répondu la marquise Yorisaka.
Elle y était donc venue.
Partout où s'arrêtait Mrs. Hockley, au cours de ses voyages sur mer, une fête sensationnelle était de rigueur à bord de l'Yseult. Y étaient conviés, selon le cas, les corps diplomatiques ou consulaires, les colonies étrangères, tant européennes qu'américaines, et le beau monde du cru, quand beau monde il y avait. A Nagasaki, les Japonais des hautes classes n'abondent point. La ville est une ancienne cité shôgounale. Elle n'a jamais eu d'aristocratie de terroir. Elle n'est peuplée que de petites gens, boutiquiers, artisans, bourgeois sans importance. Les Occidentaux qui habitent la Concession ne fréquentent guère cette plèbe indigène, dont ils diffèrent par l'éducation autant que par la race. Si bien qu'au garden-party donné par Mrs. Hockley, le gouverneur et le commandant de l'arsenal s'étant excusés pour raisons d'ordre militaire, la seule marquise Yorisaka composa tout l'élément nippon.
Elle n'en fut naturellement que plus remarquée.
Le pont supérieur de l'Yseult, le spardeck,—qui régnait du mât avant au mât arrière, et faisait terrasse au-dessus des appartements de réception, avait été transformé en jardin véritable, avec parterres, pelouses et grand bosquet de cerisiers en fleurs. Cent ouvriers, de ces ouvriers japonais dont chacun vaut six des nôtres par l'adresse délicate et l'ingéniosité, avaient travaillé toute une nuit à cette création champêtre qui semblait tenir de la magie. Rien n'y manquait, pas même le miroir d'eau, un lac en miniature, avec rives de marbre, rocailles, lotus, et monstrueux cyprins d'Extrême-Asie, cornus, barbus, chevelus. Vers la poupe du navire, une estrade de gazon surélevait l'orchestre et le corps de ballet: douze géishas en robes sombres, qui jouaient du tambourin ou de ce rebec nippon qu'on appelle shamicen; et huit maïkos, brillantes comme des arcs-en-ciel, qui dansaient, l'une après l'autre ou par groupes, les pas pittoresques et charmants du vieux Japon.
La marquise Yorisaka, en face de cette exposition délicate de l'élégance et de la grâce nationales, montrait une robe de satin liberty, incrustée de guipure de Venise, et quatre plumes d'autruche sur une immense cloche en paille d'Italie.
Les invités de Mrs. Hockley encombrèrent bientôt tout ce jardin miraculeux d'une foule admirative, mais bruyante. C'était une foule principalement américaine. Et même au Japon, dans la propre patrie de la politesse et des raffinements, l'Américain demeure ce qu'il est partout: un barbare assez brutal. Les hôtes de l'Yseult piétinèrent les plates-bandes et cassèrent par divertissement les basses branches des arbres fleuris. Après quoi, ayant donné deux coups d'œil aux danseuses, pareilles, sur le gazon de leur estrade, à de grands papillons multicolores, ils se hâtèrent de descendre aux appartements du yacht et commencèrent d'assaillir la salle à manger, où était le buffet.
Après quoi, ayant donné deux coups d'œil aux danseuses...
Moins pressés toutefois, moins affamés peut-être, quelques groupes s'attardèrent sous l'ombre rose des cerisiers, en face des géishas et des maïkos. C'étaient les Européens, et l'élite civilisée des Yankees, les Yankees de Boston ou de New-Orleans. Sans trop s'émerveiller du spectacle et du concert l'un comme l'autre familiers à tous les yeux et à toutes les oreilles d'Extrême-Orient, ces gens moins primitifs marquèrent une attention courtoise aux réjouissances offertes et firent à la maîtresse du lieu la cour qu'ils lui devaient. Mrs. Hockley s'était assise sur l'herbe, et signalait à chacun le contraste bizare et féerique du jardin suspendu au-dessus des vagues et du paysage maritime qui l'enveloppait. Felze avait imaginé cela.
—J'ai pensé que ce serait une très curieuse chose—disait Mrs. Hockley.—Il faut regarder en se plaçant ici, afin d'apercevoir l'horizon juste entre ces deux massifs de verdure.
La marquise Yorisaka, pour regarder comme il fallait, se penchait sur l'épaule de son amie. Un peu effarée par le bruit et la cohue, elle avait d'instinct cherché refuge auprès de la seule femme qui ne fût pas pour elle une inconnue. Mrs. Hockley, d'ailleurs, goûtait le plaisir de montrer à ses hôtes une marquise japonaise habillée en Parisienne. Et elle ne manqua point de faire autant de présentations qu'elle put. Mais, pour beaucoup de personnes qui étaient là,—touristes, négociants, industriels,—la différence était médiocre entre les deux termes: «japonais» et «sauvage». Force gens d'Amérique et même d'Allemagne ou d'Angleterre, que Mrs. Hockley avait conduits, et non sans orgueil, devant l'héritière des antiques daïmios de Hôki, la traitèrent plutôt en bête curieuse qu'en femme du monde.
Il y eut toutefois des exceptions.
Il y en eut même une dont la marquise Yorisaka sembla flattée.
Trois jours plus tôt, un visiteur avait franchi la coupée de l'Yseult, sollicitant l'honneur d'être admis auprès du maître Jean-François Felze. Le cas était fréquent. Nombre d'étrangers souhaitaient connaître l'illustre ami de Mrs. Hockley. Et Mrs. Hockley tirait vanité de ces hommages qu'elle obligeait Felze d'accueillir, et dont elle prenait sa part quand le peintre, toujours soucieux d'abréger les entrevues, se débarrassait de ses admirateurs en leur offrant de les introduire auprès de la propriétaire du yacht, ce qu'ils ne pouvaient manquer d'accepter.
Toutes sortes de gens se présentaient ainsi, simples curieux le plus souvent. Mais cette fois, le personnage s'était révélé d'importance. Il n'était rien de moins qu'un gentilhomme italien de fort bonne race, le prince Federico Alghero, des Alghero de Gênes. Et Mrs. Hockley, grande liseuse du Gotha, n'ignorait point que les princes Alghero comptent authentiquement trois doges dans leurs ancêtres. Elle apprécia comme il convenait un seigneur de si haut lignage, d'autant que le prince Federico se trouva par surcroît être un homme de la meilleure mine et de la plus irréprochable distinction.
Invité au garden-party, il s'y était rendu. Nommé à la marquise Yorisaka, il s'inclina devant elle comme il eût fait devant la plus noble des dames d'Italie, et, très cérémonieusement, lui baisa la main.
J'arrive de Tôkiô,—dit-il.—Et j'ai eu l'honneur d'entendre parler de vous, Madame, il y a quinze jours, à la fête des Fleurs de Cerisiers, chez Sa Majesté l'Impératrice.
Son anglais était très pur. Mais ayant bientôt découvert que la marquise savait le français, ce fut en français qu'il poursuivit:
—Je suis sûr, Madame, que vous aimez mieux parler français qu'anglais ... et vous aimeriez mieux encore parler italien.
—Pourquoi?
—Parce que chaque nation préfère parler sa langue propre, celle qui a été formée naturellement à l'image de son caractère et de son génie. Il y a une si grande différence entre la nation japonaise et l'anglaise, que vous devez faire un effort certain pour traduire en anglais votre pensée nipponne. L'effort est moindre pour une traduction française. Il n'existerait presque pas pour une traduction italienne, parce que l'Italie et le Japon se ressemblent beaucoup.
—Beaucoup?
—Oui. Vous êtes comme nous, braves, courtois, chevaleresques et subtils. En outre, vos poètes et les nôtres ont chanté le même amour, héroïque et délicat.
La marquise Yorisaka souriait, silencieuse.
—Oh!—dit le prince Alghero,—je sais à quoi vous songez ... et vous avez raison: il est bien vrai que nos poètes à nous ont chanté surtout la passion des amoureux pour les amoureuses, et les vôtres, selon la coutume d'Asie, la passion des amoureuses pour les amoureux. Mais quoi? cela prouve seulement que chez vous et chez nous, ce ne sont point les mêmes épaules qui portent l'inutile fardeau de la pudeur...
Il appuyait sur les yeux de la marquise le regard de ses yeux à lui, des yeux italiens, d'une douceur chaude:
—Il serait très amusant, à cause de cela, qu'une Japonaise daignât se laisser aimer par un Italien...
Et il commença de flirter, assez adroitement.
Le gros des invités se répandait à présent par tout le yacht, et visitait jusqu'aux cabines, avec ce fabuleux sans gêne des gens qui ne sont point marins, et n'arrivent jamais à se persuader qu'un navire est une habitation privée, dont certains logis sont intimes à l'égal d'un cabinet de toilette ou d'une chambre à coucher.
Felze, qui abominait ces invasions, s'était, dès le premier assaut, claquemuré chez lui. Et là, verrou bien tiré, il avait ouvert le carton mystérieux qui cachait à tous les yeux profanes le portrait, maintenant achevé, d'une marquise Yorisaka vêtue en princesse japonaise du temps jadis. Et, contemplant cette marquise-là, il se consolait de ne point voir l'autre, la marquise Yorisaka déguisée en femme d'Occident.
Dans l'un des salons, plusieurs tables avaient été disposées. Le bridge et le poker avaient réuni leurs fidèles. On joue beaucoup dans la Concession de Nagasaki, comme on joue dans la Concession de Shanghaï, comme on joue dans celle de Yokohama ou dans celle de Kôbé, comme on joue généralement partout dans cet Extrême-Orient où les Européens s'enrichissent et s'ennuient. La partie était assez forte. Des femmes, des jeunes filles mêmes, mêlées aux hommes, la renchérissaient, relançant et contrant sans mesure ni prudence. Et l'or et les billets couraient sur le tapis.
Mrs. Hockley cependant avait quitté sa pelouse de gazon et guidait vers le buffet ceux de ses hôtes qui n'avaient point voulu se séparer d'elle. La marquise Yorisaka accepta le bras du prince Alghero.
—Vraiment,—disait le prince,—je suis impardonnable. Vous devez mourir de soif, Madame... Mais, à bavarder avec vous, j'oubliais absolument l'heure...
Il pressait doucement contre lui la main toute petite qui s'était posée sur son bras.
Apprivoisée, la marquise Yorisaka riait, non sans coquetterie.
Un maître d'hôtel s'était approché.
—Une coupe de champagne?—proposa le prince.
—Oui, s'il vous plaît... Mais plutôt un grand verre, avec de l'eau ... beaucoup d'eau ... et de la glace...
Il alla faire lui-même le mélange. Elle goûta:
—Hé!... mais ... vous n'avez point mis d'eau du tout.
—Si!... mais un peu seulement... Mrs. Hockley n'a pas permis davantage. Et puis, Madame, une Européenne comme vous ne va pas faire ici la Japonaise, et réclamer de l'eau ou du thé!...
Elle rit encore, et but. Le prince, sournoisement, avait ajouté du whisky au champagne.
Mrs. Hockley s'approchait:
—Mitsouko, petite chérie, je suis si heureuse que vous soyez ici! N'a-t-elle pas bien fait,—Mrs. Hockley en prenait à témoin le prince Alghero—n'a-t-elle pas bien fait de mettre dehors les absurdes vieilles règles de cette contrée, et devenir au garden-party, comme si le marquis eût été là pour l'amener?
Le prince approuvait. Il questionna toutefois:
—Le marquis Yorisaka est à la guerre?
—Oui. A Sasebo. Il reviendra bientôt glorieux, et je dis qu'alors il sera content d'apprendre qu'en son absence, sa femme a mené la libre et joyeuse vie d'une femme d'Amérique ou d'Europe. Oui, il sera content, parce qu'il est un homme très civilisé. Et je désire boire immédiatement à ses succès contre les barbares Russes!
On passait des cocktails au gingembre. La marquise Yorisaka dut en prendre un de la main de Mrs. Hockley.
Le prince Alghero avait repris contre son bras la petite main dégantée.
—Assurément,—dit-il,—un officier qui a le bonheur de se battre ne souffrirait pas que sa femme fût triste pendant que lui-même gagne des batailles...
—Cela est très bien dit!—affirma Mrs Hockley.
Et elle fit apporter d'autres cocktails.
Un peu plus tard, la marquise Yorisaka, toujours accaparée par le prince Alghero, entra au salon de jeu.
Depuis un temps, elle marchait dans une sorte d'étourdissement. Elle avait très chaud, et ses tempes battaient comme d'une fièvre singulière. Une gaîté sans cause était en elle, et jaillissait parfois en rires imprévus. A présent, quand elle sentait contre sa main nue la pression câline du bras où elle s'appuyait, elle y répondait complaisamment des doigts et de la paume.
Les dames japonaises goûtent quelquefois au saké national. Mais le saké est une liqueur si douce qu'on la boit comme nous buvons le vin sucré, à pleins bols et brûlante, et qu'un homme en avale volontiers deux ou trois douzaines de coupes en une seule nuit. Les cocktails yankees sont d'humeur moins bénigne, et même le champagne français, quand on l'alcoolise un tantinet...
Entre les tables de bridge et les tables de poker, quelques joueurs très cosmopolites avaient improvisé un baccara. Un baccara sans banquier, un tout petit chemin de fer, qui tournait agréablement autour du tapis, et vidait au passage les mains imprudentes pour le juste profit des mains avisées. A l'instant que la marquise Yorisaka entrait, le hasard des cartes attirait justement vers ce baccara la curiosité générale. La partie en effet y touchait à l'une de ces minutes passionnées où le jeu cesse d'être un plaisir et devient une lutte. Deux jeunes femmes, l'une Allemande et l'autre Anglaise, celle-là assise et tenant les cartes, celle-ci debout et pontant, s'affrontaient, un gros tas de billets entre elles. L'Anglaise venait de perdre cinq fois de suite et ses mises cinq fois doublées avaient seules fourni la forte liasse qui, selon la règle du chemin de fer, devenait l'obligatoire enjeu du sixième coup, si ce coup était tenu.
Ironique et légèrement agressive, l'Allemande comptait:
—Cinquante, cent, deux cents. Il y a quatre cents yens.
Opiniâtre, l'Anglaise lança le défi:
—Banco!
Leurs yeux s'entre-regardaient sans aménité. Leurs doigts s'effleurèrent en saisissant les cartes, avec un air de vouloir se griffer.
—Carte?
—Huit!...
Il y eut un brouhaha: l'Allemande avait encore gagné.
Rien n'est plus étranger à une Japonaise que le jeu, dans le sens où l'on entend ce mot lorsqu'il s'agit de baccara. Le Japon ne connaît, en fait de cartes, qu'un tarot spécial, délicatement enluminé d'oiseaux et de fleurs et dont les jeunes filles jouent entre elles avec autant d'innocence que jouent nos fillettes à pigeon-vole ou au furet. La marquise Yorisaka, quoique ayant vécu, comme elle s'en vantait parfois, quatre années à Paris, n'avait jamais fait qu'y entrevoir, dans les salons diplomatiques, une ou deux tables de whist, silencieuses et graves à souhait.
—Il y a huit cents yens,—proclamait la dame allemande, non sans quelque insolence.
Et comme sa rivale vaincue se taisait:
—Vous ne faites plus banco cette fois?
Défiée de la sorte, la dame anglaise rougit excessivement. Mais huit cents yens font quatre-vingts livres sterling et la somme est rondelette, surtout pour qui vient de perdre déjà l'équivalent. La dame anglaise n'avait sans doute plus quatre-vingts livres sterling, car elle se retourna vers la galerie, implorant à la ronde une association:
—Moitié avec moi?
—Cela vous amuserait-il?—demanda le prince Alghero à la marquise Yorisaka.
—Oui,—répondit-elle au hasard.
—La marquise fait moitié,—annonça le prince en posant son propre portefeuille sur le tapis.
Chacun se retourna vers la nouvelle venue, à qui la dame anglaise adressait son sourire de gratitude, et la dame allemande uns œillade hostile.
Les cartes, déjà, étaient données.
—Prenez-les, Madame,—offrit, le plus gracieusement du monde, la dame anglaise.
La marquise Yorisaka prit les cartes, et, peu experte, les tendit à son cavalier:
—Qu'est-ce qu'il faut faire?
Alghero regarda, et rit:
—Il faut crier: «Neuf!...» Vous avez gagné!
Et lui-même abattit le point.
Triomphante à son tour, la dame anglaise attira l'enjeu d'un râteau vif, et d'abord en sépara quatre billets de cent yens:
—Voici votre part, Madame...
La marquise Yorisaka prit les billets, en ouvrant plus larges ses longs yeux obliques.
—Quatre cents yens,—dit-elle au prince qui l'entraînait,—mais alors, si j'avais perdu, j'aurais perdu quatre cents yens?
—Sans doute...
—Hé!... je ne les avais pas dans ma bourse!...
—Qu'importe! Je les avais, moi, et vous m'auriez permis de vous les prêter... Elle rit:
—J'aurais permis ... oui ... mais...
—Ne sommes-nous pas amis?
Ils étaient seuls dans un vestibule tout planté de grands cycas qui séparait la salle de jeu d'une bibliothèque. Le prince tout à coup se pencha:
—Amis ... et même ... un peu davantage?...
Il avait touché de ses lèvres la petite bouche peinte.
La marquise Yorisaka ne se fâcha point, ni ne recula. C'est qu'elle avait chaud de plus en plus, et qu'elle sentait maintenant sa tête tour à tour lourde comme plomb ou légère comme liège. Dans ce vertige envahissant, après le champagne, les cocktails et le baccara, un baiser n'était pas une bien terrible affaire... La moustache italienne était d'ailleurs soyeuse et parfumée ... parfumée d'une senteur inconnue, grisante, brûlante...
Soudain, un orchestre, qui n'était plus celui des géishas, commença de jouer une valse. Mrs. Hockley, soucieuse de faire danser ceux de ses invités qui le souhaiteraient, n'avait pas négligé les violons. Et le dernier-salon de l'Yseult, grand hall fait exprès, s'emplit aussitôt de couples tournoyants.
—Il faut que vous valsiez.—exigea le prince Alghero.
—Mais je ne sais pas...
Plus encore que notre jeu, nos danses sont incompréhensibles aux Japonaises, incompréhensibles et scandaleuses. Le Japon n'est point du tout une contrée où la pruderie règne en maîtresse; mais homme ni femme ne s'aviserait d'y pousser l'indécence jusqu'à s'étreindre en public, taille à taille et poitrine à poitrine, pour donner à tous les yeux le spectacle éhonté d'une manière de coït...
Mais, saisie par le prince Alghero, la marquise Yorisaka oublia quelques principes de plus, et se laissa, sans grande résistance, guider dans l'impudique tourbillon.
—Combien ensorcelante!—jugea Mrs. Hockley, en regardant du seuil de la salle de danse, la marquise Yorisaka Mitsouko qui valsait à perdre haleine, décoiffée, pourpre, et pressée dans les bras du prince italien comme un petit faisan de Yamato dans les griffes de quelque grand oiseau de proie d'outre-mer.
XVIII
Les derniers rayons du soleil, effleurant les montagnes de l'ouest au-dessus du vieux village d'Inasa, vinrent, par le sabord grand ouvert, frapper Jean-François Felze au visage. Jean-François Felze se leva de son fauteuil, referma son carton à croquis et, prudemment, déverrouilla sa porte. Depuis un bon quart d'heure, les flonflons de l'orchestre à danser s'étaient tus.
—Cette aimable bacchanale est peut-être terminée,—espéra Felze.
Et il se risqua hors de sa chambre.
Le gros des invités était parti. Quelques privilégiés seuls, retenus à dîner par Mrs. Hockley, restaient encore, et devisaient sous les cerisiers du jardin, non loin de la pelouse gazonnée qui avait servi d'estrade aux géishas et aux maïkos. Felze, s'approchant, aperçut tout d'abord, à l'écart du principal groupe, et flirtant d'assez près, un couple dont la vue lui fit écarquiller les yeux.
Tout justement, Mrs. Hockley, ayant distribué quelques ordres aux valets, revenait vers ses hôtes. Felze l'arrêta au passage:
—Pardon!—dit-il,—j'ai la berlue, je crois... Ce n'est pas la marquise Yorisaka que je vois là accoudée à cette rambarde?
Mrs. Hockley leva son face-à-main:
—Vous n'avez nullement la berlue. C'est la marquise.
Felze feignit une stupéfaction excessive.
—Comment?—dit-il,—le marquis est donc revenu de Sasebo?
—Non que je sache.
—Bah? Ce n'est pas lui, là, qui baise la main de sa femme?
—Vous êtes comique! Ne voyez-vous pas que c'est le prince Alghero, que vous-même m'avez présenté?
Felze recula d'un pas et se croisa les bras:
—Ainsi,—dit-il,—non contente d'avoir traîné cette pauvre petite à votre fête, non contente de l'avoir ainsi compromise gravement, dangereusement peut-être, non contente de lui avoir sans nul doute exhibé dix mille choses indécentes ou révoltantes à ses yeux, vous avez mis le comble à tout cela, en jetant bon gré mal gré la marquise Yorisaka aux bras de cet Italien, pour qu'il en use comme il ferait d'une coquette de Rome ou de Florence, voire de New-York?
Mrs Hockley, ayant écouté attentivement, parti d'un éclat de rire:
—Combien extravagant! Je pense qu'il est réellement mauvais pour vous de rester trop longtemps enfermé dans votre chambre, car vous dites ensuite de pures folies. Aucune chose indécente ou révoltante n'a été ici exhibée, je vous prie de le croire. Et la marquise elle-même a nié qu'il fût incorrect à elle de venir au garden-party. Elle est d'ailleurs venue librement, et librement elle a flirté. Je trouve votre indignation tout à fait ridicule, parce que la marquise est une dame civilisée, et que n'importe quelle dame civilisée flirterait comme flirte la marquise. Cela est on ne peut plus innocent...
—Vous avez raison,—interrompit Felze.
Il appuyait sur le mot «raison». Il répéta:
—Vous avez raison. Toutefois, êtes-vous très sûre que la marquise Yorisaka soit une dame civilisée pareille à n'importe quelle dame civilisée?... Pareille à vous?...
—Pourquoi ne serait-elle pas?
—Pourquoi? Je n'en sais rien. Elle n'est pas, voilà le fait. Ne cherchons pas pourquoi, si vous le voulez bien, ce sera plus court. Je vous dis simplement ceci, sans discussion vaine ni philosophie à perte de vue: vous ne connaissez pas la marquise Yorisaka. Et vous vous trompez prodigieusement sur son compte. Vous la croyez faite à votre image, ou à l'image de cette péronnelle, votre miss Vane. Eh bien! non! la marquise Yorisaka ne s'orne pas d'un prénom wagnérien, et elle n'écrit pas sa correspondance à la machine. Elle ne met pas une chemise de soie noire pour disserter sur la physique mathématique. Elle n'a point de lynx apprivoisé, et ne parle pas exclusivement par questionnaires et conférences. Elle est pourtant ce que vous dites: une dame civilisée ... plus civilisée que vous, peut-être, mais civilisée comme vous, non. Vous portez toutes deux des robes qui se ressemblent. Mais, sous ces robes, vos corps et vos âmes ne se ressemblent pas... Vous souriez? Vous avez tort. Je vous affirme qu'entre la marquise et vous, l'abîme est encore plus large, beaucoup plus large que cet océan Pacifique qui sépare Nagasaki de San Francisco! Cessez donc de tenter un rapprochement difficile. Et laissez en paix cette pauvre petite, qui n'a que faire, elle, Japonaise, de vos exemples américains, trop américains.
Il avait parlé un peu nerveusement. Mrs. Hockley répliqua du ton le plus posé—la controverse académique était son fort:
—Je ne pense pas ainsi. Je pense qu'une Américaine ne diffère pas d'une Japonaise, lorsqu'elles sont deux créatures de même éducation et de culture égale. Et, en outre, je prétends que je connais la marquise Yorisaka, parce que je l'ai vue fréquemment et que nous avons eu ensemble d'intimes et passionnantes conversations. Je dis encore que l'abîme entre la marquise et moi est actuellement comblé à causé des paquebots, des chemins de fer, du téléphone et des autres sensationnelles inventions qui ont rapetissé le monde, et supprimé la distance entre les divers peuples. Tous vos arguments sont, par conséquent réfutés... Au reste, comment vous-même comprendriez-vous mieux que je ne fais les choses concernant la marquise Yorisaka? Elle est une femme; vous êtes un homme. Et tous les psychologues prononcent que les hommes et les femmes ne peuvent jamais se déchiffrer réciproquement...
Felze interrompit pour la seconde fois:
—Je vous en conjure, ne faisons pas de psychologie! Les grands ressorts du cœur humain ne sont pour rien dans cette affaire. Ne dévions pas. Il s'agit de la marquise Yorisaka Mitsouko, que voilà, à dix pas d'ici, en train de se faire agréablement tripoter par un monsieur qu'elle ne connaissait pas il y a deux heures, et qu'elle a connu chez vous, par vous. Or, c'est par moi que vous-même avez connu la sus-dite marquise. Par moi, et chez son mari, le marquis Yorisaka Sadao. J'estime donc avoir quelque responsabilité dans les désagréments qui pourraient résulter pour le susdit marquis du susdit tripotage. Et j'ai, malgré mes cheveux blancs, la jeunesse de croire qu'il est médiocrement honorable de favoriser l'inconduite d'une femme dont le mari, confiant, est à la guerre. C'est pourquoi je vous prie de bien vouloir m'épargner cette louche besogne, et vous l'épargner du même coup. Vous allez, aussitôt que la politesse le permettra, mettre à la porte vos derniers hôtes, et particulièrement ce prince Alghero, que je préférerais n'avoir jamais rencontré. Après quoi vous me chargerez de reconduire chez elle la marquise Yorisaka, comme doit être reconduite, le soir, une femme seule, crainte d'irrespectueuse rencontre. C'est convenu, n'est-ce pas?
—Cela ne peut pas être convenu, dit Mrs. Hockley.
Elle exposa, paisiblement:
—Vos scrupules sont ce qu'il y a de plus absurde. Toutefois, il est véritable que vous m'avez procuré mon introduction chez la marquise. Aussi voudrais-je faire ce que vous désirez, afin de vous prouver ma reconnaissance. Mais j'ai tout à l'heure retenu le prince et la marquise, ainsi que les autres personnes que vous voyez encore là-bas, afin que tous ensemble dînent à bord du yacht pour mieux achever la soirée. J'ai même positivement promis au prince de le placer à table auprès de la marquise. Je dois donc tenir ma parole. Mais pour que vous soyez consolé, je vous placerai, comme le prince, auprès de la marquise, de l'autre côté.
—Merci; non,—dit Felze.
Il s'était redressé, brusque:
—Non. Je vous connais assez pour ne pas insister davantage. Mais, s'il en est ainsi, moi, je dînerai en ville.
—Oh!—dit-elle, très ironique,—je crois deviner: vous êtes jaloux. C'est une habitude que vous avez, je ne m'étonne donc pas. Mais, je vous demande: êtes-vous jaloux de la marquise à propos du prince? ou de moi à propos de la marquise? puisque vous avez déjà cette bizarrerie bien française de me quereller souvent à cause de mon intime amitié pour miss Vane!...
Felze avait pâli:
—Vous trouverez bon,—dit-il lentement,—que je ne réponde pas à une question injurieuse. A présent, adieu.
Elle le considéra, inquiète:
—Adieu? Oh! voulez-vous réellement dîner en ville?
—Je vous l'ai dit.
—Où?
—N'importe où. Ailleurs. A une table qui ne réunira pas sous votre complaisante protection la marquise Yorisaka et le prince Alghero.
Il salua et fit demi-tour. Elle hésita une demi seconde. Puis, prompte, elle allongea la main et le retint par la manche.
—François! je vous prie! ne boudez pas!
Très rarement, Mrs. Hockley daignait laisser apercevoir qu'il n'était pas indifférent, même à une Américaine très belle et très millionnaire, de garder en cage, et de montrer, à tout venant, l'héritier le moins indigne des Titien et des Van Dyck,—Jean-François Felze. Mais ce soir-là, elle s'oublia. C'est qu'en vérité, ce Felze fantasque choisissait bien mal son heure d'être rétif: l'heure exacte d'un dîner qu'il eût incontestablement rehaussé de sa présence!
—François! je vous prie! Écoutez raisonnablement! Je ne puis pas, sur votre caprice, renvoyer une nombreuse compagnie que j'ai invitée avec prières... Mais je regrette beaucoup vous avoir fâché, quoique je ne comprenne pas comment. Et je vous promets de faire tout ce qu'il vous plaira pour que vous me pardonniez. Oui, ce qu'il vous plaira ... dès demain ... ou ce soir même.
Elle appuyait sur Felze un regard insistant et ses lèvres se fronçaient comme pour une offre sensuelle.
Mais son instinct yankee, pétri d'une ruse trop grossière, l'avait conseillée à rebours. Felze était Français, et le plus habile des grands corrupteurs, Walpole, notait déjà, il y a trois cents ans, combien délicatement doit se négocier l'achat d'une conscience française...
Felze, pâle l'instant d'avant, devint plus rouge que le ciel de l'ouest, et violemment, se cabra:
—Parbleu!—dit-il.—Il ne vous manque plus que de m'offrir un chèque! Mais pour ce chèque-là, j'ai peur que vous ne soyez pas assez riche!
Déconcertée, elle se taisait. Il continua, plus froid:
—Terminons. Aussi bien, cette scène a suffisamment duré. J'ai donc le désespoir de m'excuser auprès de vous, si je vous fais, au dernier moment, faux bond. Je reviendrai demain, dès que je serai assuré de ne plus retrouver sur le yacht ce couple que vous avez assemblé et dont l'assemblage me déplaît.
Il partait tout de bon. Elle se fâcha à son tour:
—Très bien! allez! Mais je veux que vous soyez prévenu: vous ne serez pas demain plus assuré qu'aujourd'hui... Oui, il est très possible que j'invite encore ce couple qui vous déplaît, et qui me plaît à moi!...
—Ah!—dit-il, sarcastique.—L'Yseult va devenir bateau de rendez-vous? Merci de m'en avertir. Ce n'est donc pas demain que je rentrerai à bord.
—Faites ainsi, si vous l'aimez mieux. Il est certainement préférable que vous passiez votre mauvaise humeur hors d'ici. Vous êtes libre, et s'il vous convient même de ne jamais rentrer?
Elle le bravait, sachant bien que, sur ce terrain-là, elle était forte de toute sa faiblesse à lui. Et en effet, il baissa les yeux, et il baissa aussi le ton, pour répondre:
—Il me conviendra de rentrer, dès que je ne risquerai plus de revoir ce que je vois en ce moment...
Il montrait d'un signe de tête les deux silhouettes accoudées à la rambarde, et trop proches l'une de l'autre.
—Vous êtes chez vous. Faites à votre gré. Mais moi, j'ignorerai au moins ce que je ne puis empêcher.
Il s'en alla brusquement, évitant de la regarder, et la laissant debout, dépitée et rageuse.
Le soleil était couché. Il commençait de faire nuit sombre sur la mer.
XIX
Le sampan qui emportait Felze accosta l'escalier de la Douane. Felze sauta à terre, et, marchant au hasard, gagna Moto-Kago machi, la rue inévitable, quartier général de tous les touristes et de tous les marchands de curiosités. On ne peut guère n'y pas tomber d'abord, dès qu'on quitte le quai pour explorer la ville. Et les guides et les kouroumayas ne manquent jamais de vous y faire admirer les seules boutiques à vitrines que l'engouement du Japon nouveau pour les modes occidentales ait encore acclimatées à Nagasaki.
Le crépuscule ne rougissait plus qu'une bande de ciel très mince, au-dessous d'une autre bande à peine plus large, celle-ci verte comme une prodigieuse écharpe d'émeraudes. Et tout le reste du firmament, bleu de nuit, scintillait déjà d'étoiles.
Nagasaki, bruyant, tumultueux, encombré de badauds, bariolé de lanternes, multicolores, commençait de vivre sa vie nocturne. Des kouroumas couraient à la queue leu leu, en longs monômes précipités. Des files de mousmés baguenaudaient, riant et bavardant, leurs voix aiguës et leurs petits patins de bois emplissaient toute la rue d'un concert baroque, moitié flûte et moitié castagnettes. Des Nippons en costume européen, d'autres, plus nombreux, en kimono national, allaient, venaient, trottinaient, s'abordaient et se saluaient, sans heurts ni bousculades, car les foules japonaises sont merveilleusement plus courtoises que les nôtres. Les magasins et les bazars regorgeaient d'acheteurs, échangeant avec les marchands mille révérences à quatre pattes. Des échoppes en plein vent étalaient de bizarres victuailles et les vendeurs chantaient à pleins poumons leurs denrées. Quelques étrangers, disséminés dans cette cohue opaque, y semblaient perdus comme des barques au milieu d'une mer.
Felze, songeur, marchait à petits pas. Il parvint aux deux tiers de Moto-Kago machi avant d'avoir su au juste où il souhaitait aller. Mais, à la porte d'un ciseleur d'écaille, il dut s'arrêter, pour faire place à six matelots anglais qui, lentement, gravement et l'un après l'autre, entraient dans l'étroite boutique à dessein d'y acheter sans doute les bibelots de l'étalage,—sampans porte-plumes ou kouroumas porte-encriers.—Felze toisa ces hommes, tous grands, roses et blonds, et qui donnaient parmi la foule nipponne une sensation d'exotisme égale à celle qu'eussent donnée six matelots japonais dans Regent's Street. Et Felze se souvint qu'il avait tout à l'heure quitté l'Yseult pour n'y point revenir de si tôt, et qu'il se trouvait dans Nagasaki, n'ayant pas encore dîné.
—Voyons,—dit-il tout haut,—il faudrait pourtant organiser cette fugue, et souper, et se coucher...
Il regarda vers les ruelles adjacentes, qui escaladaient les premières pentes de la montagne. Là-haut, était le faubourg Diou Djen Dji, et l'hospitalière maison aux trois lanternes violettes, avec sa fumerie habillée de soie jaune et odorante de bonne drogue. Felze se rappela le proverbe hindou, célèbre d'une extrémité de l'Asie à l'autre: «Qui fume l'opium s'affranchit de la faim, de la peur et du sommeil.» Mais, tout aussitôt, il secoua la tête:
—Si je vais frapper chez Tcheou-Pé-i, j'y passerai la nuit entière; et, à l'aube, les pipes m'auront si bien consolé que la vie m'apparaîtra couleur de rose, et que je regagnerai ma cage en humeur de tout accepter et de tout approuver. Non! pas ça!...
Il fit demi-tour, et considéra la rue grouillante:
—Souper? se coucher? très facile: les hôtels ne manquent pas. Mais j'ai peu de bagage, et je ne me soucie guère d'envoyer chercher à bord une chemise de nuit... Il me faudrait quelque auberge campagnarde et proprette, avec servantes-blanchisseuses et kimonos pour voyageurs... Cela se trouve...
Il revoyait les tchayas et les yadoyas[1] de village où l'avaient conduit, au hasard des chemins et des sentiers, ses promenades des précédentes semaines. Toute l'île de Kioûshoû n'est qu'un immense jardin, le plus joli, le plus verdoyant, le plus harmonieux de la terre. Trois paysages radieux repassèrent en trois instants sous les jeux de Felze: le col d'Himi, plus chatoyant qu'un vallon de Suisse; la cascade de Kouannon, avec ses cèdres noirs et ses érables roux; et l'adorable terrasse de Mogui, qui domine un golfe méditerranéen entre deux montagnes écossaises.
Jean-François Felze, brusquement, fit signe à un kourouma qui passait vide.
L'homme-cheval, empressé, vint ranger son véhicule contre le trottoir.
—Mogui!—dit Felze.
—Mogui?—répéta le kouroumaya, stupéfait.
Les touristes, en effet, n'ont guère l'habitude de choisir la nuit noire pour leurs excursions champêtres. Et Mogui peut compter pour deux excursions plutôt que pour une seule: la route en est fort accidentée, et longue d'au moins deux ri, huit ou neuf de nos kilomètres.
—Mogui!—insista Felze.
Philosophe par profession, le kouroumaya ayant dûment entendu, n'objecta plus rien.
Mais, comme le léger équipage s'ébranlait, Felze songeant tout à coup à une lettre qu'il voulait écrire et songeant aussi qu'il commençait d'avoir faim, fit toucher d'abord au restaurant européen le plus proche.
Il dîna, il écrivit. Puis, remontant en kourouma, il répéta son premier ordre:
—Mogui.
Un second coureur était venu s'adjoindre au premier, comme il sied pour les courses fatigantes. La nuit était fraîche; Felze assujettit autour de ses jambes la couverture de laine brune, s'enfonça dans les coussins, et regarda les étoiles. Déjà la voiturette, au grand trot des quatre jambes nues, jaunes et musclées, avait dépassé la limite des faubourgs, et roulait sur une route déserte.
Et l'aventure s'acheva comme s'achèvent toutes les aventures.
Presque au zénith, la lune luisait dans le ciel nocturne, blanche comme un croissant de jade parmi la chevelure bleue d'une mousmé. Et, tout alentour, des nuages couleur de perle flottaient, incessamment chassés, déformés, métamorphosés par la brise. Felze suivait des yeux leur vol changeant, comme un tableau magique, dessiné par le vent, colorié par la lune. Dans le décor étoilé du firmament, des figures pâles et floues s'agitaient avec lenteur, et leurs gestes confus semblaient le reflet mystérieux d'autres gestes, de gestes réels et humains que des êtres vivants accomplissaient sans nul doute, dans la même seconde, quelque part, sous l'infaillible miroir des cieux.
Trois grands oiseaux noirs, cigognes ou grues, traversèrent tout à coup la voûte lactée, volant à tire d'aile des montagnes de l'est aux montagnes de l'ouest. Mais Jean-François Felze ne les vit pas.
Jean-François Felze avait fermé les yeux, obsédé par l'apparence bizarre d'une grande nuée, qui s'allongeait, pareille à une femme demi-nue, couchée sur un lit. Deux autres nuées, toutes proches, se découpaient comme deux autres femmes, assises auprès de la première, dans une attitude d'extraordinaire intimité...
[1] Tchaya, maison de thé. Yadoya, auberge.
XX
Tcheou Pé-i, étendu sur trois nattes au milieu de la fumerie odorante, fumait sa soixantième pipe, quand un serviteur coiffé d'une toque à boule d'albâtre[1], souleva le rideau de la porte, et, saluant, selon la règle, la tête inclinée bas, les poings réunis et secoués au-dessus du front, supplia le maître de daigner recevoir un message qu'un étranger venait d'apporter..
Tcheou Pé-i soutenait dans sa main gauche le bambou d'une pipe que l'enfant agenouillé près du plateau guidait au-dessus de la lampe. Tcheou Pé-i ne s'interrompit point, et ne remua pas sa main. Mais, muet, il ferma les yeux pour consentir.
Dans l'instant, le rideau de la porte s'écarta encore et le secrétaire intime, très vieil homme coiffé d'une toque à boule de corail ciselé[2], entra. Correct, il fit d'abord le geste de se prosterner. Mais Tcheou Pé-i, affable, se hâta de l'en empêcher.
Debout, le secrétaire intime offrit le message. C'était une lettre européenne, contenue dans une enveloppe cachetée. Tcheou Pé-i n'y jeta qu'un regard.
—Ouvre,—dit-il avec politesse,—et permets que je t'ennuie et te fatigue; prête-moi ta lumière.
Les serviteurs présents reculèrent aussitôt, avec la discrétion prescrite. Seul demeura l'enfant préposé aux pipes, parce que l'opium est au-dessus de tous les rites.
Le secrétaire, respectueux et prompt, fouillait déjà sa ceinture, et, détachant son stylet, fendait l'enveloppe:
—Je me conforme humblement,—murmura-t-il,—à l'ordre du Ta-Jênn.
Et il déplia la lettre. Ses yeux obliques se rapetissèrent.
—Les nobles caractères,—annonça-t-il,—sont de la langue que parlent les Fou-lang-sai.
—Lis avec ta science,—dit Tcheou Pé-i.
Le secrétaire intime avait jadis accompagné en Europe l'ambassadeur extraordinaire. Et son français n'était pas inférieur à celui de Tcheou Pé-i.
—Je me conforme humblement,—dit-il encore,—à l'ordre très noble...
Et il commença de sa voix rauque, déshabitué des sons occidentaux:
Lettre du stupide Fenn à son frère aîné, très vieux et très sage, Tcheou Pé-i, le grand lettré, académicien, vice-roi, et membre des conseils impériaux.
Le tout petit salue jusqu'à terre son frère aîné. Il lui demande, avec dix mille respects, des nouvelles de sa santé, et prend la liberté audacieuse de lui envoyer cette lettre sans intérêt.
Le tout petit ose ensuite informer son frère aîné d'une détermination soudaine quoique réfléchie. Il est écrit dans le Liun Iu: «Quand l'Empire est bien gouverné, l'Empereur règle lui-même les cérémonies et la musique[3].» Le tout petit, aujourd'hui même, a connu avec amertume le déshonneur qui résulte de vivre dans une principauté où les cérémonies sont oubliées, la musique inharmonieuse, et les remontrances inutiles. Il est écrit dans le livre de Méng Tzèu: «Celui qui est chargé d'un emploi, s'il ne peut s'en acquitter, doit se retirer[4].» Le tout petit, dans la principauté où il vit, s'efforçait jusqu'à présent d'épargner à une femme encore chaste de trop funestes exemples, et à son époux des disgrâces imméritées. Mais l'effort est vain. Et le tout petit, ne pouvant ainsi s'acquitter de son emploi, a pris la résolution de se retirer. A quelque distance de cette ville,—à quinze lis, selon la mesure de la Nation Centrale—est un lieu nommé Mogui. Le tout petit a dessein de s'y rendre et d'y demeurer plusieurs jours. Le tout petit supplie son frère aîné, très sage et très vieux, de daigner l'excuser, s'il cesse, durant ce laps, de frapper à la porte bienveillante au-dessus de laquelle pendent trois lanternes violettes.
L'homme faible, mais sincère, et qui agit selon son cœur, obtient quelquefois la haute faveur de n'être pas jugé une créature haïssable. C'est dans cet espoir que le tout petit a pris son pinceau malhabile, et s'est permis d'adresser à son frère vieux et illustre des phrases inélégantes et dépourvues de sagesse. Ce dont il sollicite, avec humilité, son pardon.
Le tout petit aurait encore maintes choses à dire. Mais il n'ose, sûr d'avoir déjà trop importuné son très vieux frère. Le tout petit referme donc son cœur, et renonce à exprimer tous les sentiments dont ce cœur est plein.
Le secrétaire intime avait lu.
Tcheou Pé-i acheva la pipe qu'il fumait, repoussa le bambou, appuya sa nuque sur le petit oreiller de cuir, et, levant vers les lanternes du plafond sa main droite, fit jouer la lumière violette sur ses ongles démesurément longs.
—Ho!—dit-il sur un ton de réflexion.
Il considéra l'enfant agenouillé qui pelotait une goutte d'opium contre le verre chaud de la lampe, et songea tout haut, par brèves phrases chinoises:
—Houei, de Liou-hia[5], ne gardait pas assez sa dignité. Et le conducteur de char Wang Leang ne le prit pas pour modèle. Il convient d'approuver Wang Leang.—Toutefois, même les hommes du plus petit peuple savent que les beaux chemins ne mènent pas loin[6]. Il faut que je pense à cela, que je pense à droite et que je pense à gauche[7].
L'enfant collait sur le fourneau la pipée cuite à point. Tcheou Pé-i reprit le bambou dans sa main gauche, et fuma. Puis, la dernière parcelle brune correctement évaporée:
—L'homme qui part pour un voyage douloureux,—prononça-t-il très gravement,—oublie souvent son cœur sous la porte...
Il s'interrompit, et, sans transition, éclata de rire. Les caractères chinois sin (cœur) et menn (porte), placés l'un au-dessous de l'autre et combinés ensemble, forment un troisième caractère dont la signification est «mélancolie». Tcheou Pé-i, lettré subtil, se réjouissait comme il sied de son docte calembour. Mais, ayant ri, il redevint sentencieux:
—L'homme qui reste,—conclut-il,—doit donc veiller fraternellement sur ce cœur oublié, et en prendre soin.
[1] Mandarin de sixième classe.
[2] Mandarin de deuxième classe.
[3] Kouong fou Tzeu, livre VIII, chap XVI, §2.
[4] Meng Tzeu, livre II, chap II, §5.
[5] Philosophe de l'antiquité, renommé par son extrême tolérance.—Tcheou Pé-i cite ici une phrase de Méng Tzèu et fait allusion à une anecdote célèbre dans les annales chinoises. Wang Leang, malgré l'ordre du grand préfet, refusa de conduire le char de l'archer maladroit Hi. Ce dont il fut loué comme ayant, contrairement aux opinions de Houei, maintenu toute la dignité de sa profession, même contre un ordre dangereux à enfreindre.
[6] Proverbe chinois.
[7] Tsouo sen you siang. Idiotisme très usité.
XXI
La mousmé servante,—la nê-san à belle robe ceinturée de satin pourpre, à beau chignon d'ébène sculpté et verni,—se faufila trotte-menu dans la chambre close, et, bruyamment, fit glisser dans leurs rainures les shôdjis à vitres de papier.
Jean-François Felze, qui dormait à plat sur les nattes, entre deux f'tons de soie ouatée, s'éveilla en sursaut et se dressa, drapé d'un immense kimono bleu et blanc, à grands ramages.
Dans le cadre de la fenêtre, maintenant large ouverte, la mer apparaissait, nocturne encore sous un ciel où pâlissaient les étoiles. Mais, à l'horizon, les montagnes très lointaines d'Amakousa et de Shimabara, qui bornent la rive orientale du golfe, commençaient d'être visibles. L'aube naissait.
—Un peu tôt!—murmura Felze.
Il avait recommandé qu'on le prévînt juste à temps pour le lever du soleil. Mais, sans doute, l'auberge n'avait-elle point d'horloge. La nê-san, d'ailleurs, ayant tiré son dernier shôdji, non sans y avoir mis toute sa petite force, et non sans s'être pincé les doigts, s'agenouillait près du voyageur avec un sourire si candide et si poli, que Felze se garda du moindre reproche comme d'une impardonnable grossièreté. Et comme, visiblement, on attendait ses ordres, il rassembla tout son japonais pour demander, par pure courtoisie:
—Fouro ga dékimachita ka[1]?
Très sûr, à pareille heure, de s'entendre répondre:
—Mada dékimasen[2]....
Ce qui ne manqua point.
Très vite, cependant, la croupe onduleuse des montagnes de l'ouest se profila plus noire sur un ciel qui s'éclaircissait d'instant en instant. L'aurore, singulièrement prompte et brutale, chassait l'aube. Des nuages apparurent, bleuâtres d'abord, et tout d'un coup, tachés de sang, comme si quelque sabre aérien les eût tailladés. Puis, le rouge, et le gris, et le bleu se fondirent en une vive teinte d'or pur. La mer brilla, ocellée de cuivre rose et d'acier bleu. Et, soudain, bondissant au-dessus du rivage et de la mer, le Soleil Levant rayonna sur tout l'Empire; et tout l'Empire sembla frissonner de joie.
Felze, ébloui, se détourna. Toujours à côté de lui et toujours agenouillée, la petite servante regardait avidement le flamboyant spectacle. Felze vit dans les yeux obliques le reflet rapide de l'astre emblème. Et ce fut dans les humbles prunelles nipponnes comme un mystérieux éclair d'orgueil.
—Le bain de l'honorable voyageur est prêt!...
Une seconde nê-san venait d'entrer, et se prosternait dès la porte. Une troisième, derrière la seconde, montrait sa frimousse la plus accueillante. Et toutes ensemble, processionnellement, conduisirent Felze vers le baquet de bois plein d'eau quasi bouillante, baignoire traditionnelle de toutes les yadoyas villageoises.
Sous le regard très attentif, mais très innocent des trois mousmés, l'honorable voyageur laissa tomber le kimono bleu et blanc, enjamba le rebord cerclé de fer et s'accroupit... Son grand corps d'homme blanc emplissait aux trois quarts la cuve, faite à la mesure des corps nippons, moitié moins volumineux. Sa peau très claire et transparente, rougissait sous la brûlure de l'eau. Nu, ses membres toujours robustes et souples lui donnaient l'air encore jeune, malgré les boucles argentées de ses cheveux et de sa barbe.
Curieuses, les trois nê-san s'approchaient, allongeaient un doigt, touchaient cette extraordinaire peau blanche, pour s'assurer qu'elle était vraiment naturelle,—pas fardée.—Et de gentils rires puérils s'égrenaient des trois bouches peintes.
Les cloisons de bois uni luisaient si propres qu'on les eût crues rabotées de la veille. Les solives du plafond, à force de netteté, semblaient neuves. Le kimono bleu, à peine à terre, avait été ramassé en grande hâte par des menottes soigneuses, et emporté vers la lessive toujours prête. Un autre kimono, violet, celui-ci, et frais lavé, et fleurant bon, attendait que l'honorable voyageur se fût, dans son baquet, échaudé comme on doit... Les mousmés déployaient déjà la belle étoffe souple et crépue, et se haussaient à qui mieux mieux, pour élever les manches au niveau nécessaire...
Quand Jean-François Felze sortit du bain et fut enveloppé du kimono violet, frais lavé et fleurant bon, il crut sentir, réelle et palpable autour de ses épaules, la caresse accueillante du vieux Japon courtois, simple et sain.
[1] «Le bain est-il prêt?»
[2] «Pas encore prêt.»
XXII
Autour de Mogui, tous les chemins ressemblent à des allées de parc.
Felze, ayant marché au hasard une demi-heure, en tournant le dos à la mer, parvint au bout d'un col touffu et sinueux, à l'orée d'un grand bois de bambous.
Le ciel était très bleu, et le soleil assez chaud. Felze avisa un tronc renversé sur le bord de la route, et s'assit.
Le lieu était propice aux voyageurs las. Felze, admirant le paysage étendu à ses pieds, ne se souvint pas d'en avoir jamais vu de plus harmonieux ni de plus souriant. Ce n'était qu'un vallon borné par un coteau. Mais toute la grâce et toute la délicatesse japonaises semblaient s'être réunies sur ces pelouses et parmi ces bosquets, pour en composer un jardin non pareil, qu'aucun jardinier de France ou d'Angleterre n'eût jamais su dessiner ni planter. Des parterres de gazon s'étageaient en terrasses, séparés par des haies vives ou des rocailles. Des arbustes fleuris alternaient avec des hêtres pourprés, des camphriers bruns et de gigantesques cèdres d'où coulaient en cascades d'immenses grappes de glycines. Le sommet du coteau s'arrondissait en forme de sein, et supportait un porche antique fait de deux colonnes frustes et d'une poutre de pierre. Un escalier passait dessous, propylée mystérieux d'un temple disparu...
—La merveille,—murmura Felze,—c'est que ceci n'est point du tout un jardin, mais bel et bien une terre de culture et de rapport. Ces pelouses sont des rizières. Ces corbeilles, des potagers. Ces taillis servent d'écrans contre le soleil d'août et la bise d'octobre. Et la chute d'eau que voici alimente un canal d'irrigation...
Il s'accouda sur ses genoux, et posa ses joues dans ses mains:
—En Europe, des champs comme ceux-ci seraient très laids... Mais les laboureurs de ce pays féérique ne ressemblent point aux nôtres. Et je crois qu'ils ne pourraient véritablement pas mener leur charrue, si chaque chose autour d'eux n'avait été d'abord préparée, disposée, calculée pour la plus grande joie de leurs yeux artistes!...
Il écouta. Au-dessus de sa tête, les bambous chantaient dans le vent. C'étaient des bambous arborescents comme il n'en pousse guère qu'au Japon: plus épais que nos tilleuls et plus hauts que nos peupliers; mais d'un feuillage si mince et si mobile que nos saules ou nos bouleaux n'en sauraient donner l'idée.
Dans un bois de bambous, le soleil pénètre toujours presque librement, malgré la densité drue des troncs et l'enchevêtrement des ramures. Et l'ombre y est ténue, légère, lumineuse...
Felze, immobile, goûtait la douceur délicate de l'heure et du lieu. Devant lui, sur la route, un kourouma passa, allant au pas. Une mousmé s'y prélassait, nonchalante et jolie. Sa robe était gris perle et son obi ponceau, avec une doublure de satin violet. Un parasol à mille nervures, qui tournait dans une jolie main ambrée; un éventail; une longue branche de fleurs fraîche cueillie, complétaient le gracieux équipage, qui disparut parmi les bambous comme un grand papillon chatoyant parmi de hautes herbes.
—En vérité, en vérité,—songea Felze,—ce serait dommage que toute cette japonerie si fine et si précieuse fut piétinée par les grosses bottes moscovites!...
XXIII
Cinq jours durant, Jean-François Felze vécut à la japonaise dans l'auberge japonaise de Mogui. Et il ne lui en fallut pas plus pour devenir Japonais lui-même.
L'existence, toute rustique, quoique délicate, d'une yadoya à l'ancienne mode le changeait délicieusement des complications perfectionnées, mais quelque peu grossières, en usage sur un yacht américain. D'autre part, il avait quitté l'Yseult dans un accès de colère et d'indignation que la paix pastorale dont il jouissait maintenant était on ne peut plus propre à bien calmer.
Jean-François Felze n'était pas de ces amants qui ne peuvent vivre qu'attachés aux jupes de leur maîtresse. Et d'abord, il n'aimait point Betsy Hockley. Il la désirait, il la subissait, il ne pouvait s'affranchir d'elle. Il avait à certaines heures besoin de sa bouche, comme un homme altéré a besoin d'eau.—Passée la cinquantaine, les gens qui ont souvent soif prennent volontiers l'habitude de boire toujours à la même fontaine.—Mais, dans cette nécessité sensuelle, semblable en tous points à un appétit, il n'y avait point de place pour la tendresse, et il y en avait pour le mépris. Chaque soir,—après une longue journée de promenades, de tchayas, de dînettes au riz et au poisson sec, de marivaudages avec les mousmés d'alentour, quand Felze, derrière ses shôdjis clos, se couchait entre les deux f'tons de soie ouatée, et attendait le sommeil, peut-être sentait-il assez douloureusement, dans sa chair soudain happée, la morsure aiguë d'un désir. Mais la saine lassitude du plein air et de la marche faisait office de narcotique. Une chasteté de cinq fois vingt-quatre heures n'est pas encore insupportable.
En cinq jours donc, Jean-François Felze était devenu suffisamment Japonais. Le sixième jour, il devint Japonais davantage...
Ce sixième jour avait débuté par un orage assez brutal, avec averses, rafales et grands roulements de tonnerre. Après quoi la pluie se mit à tomber, et le vent à souffler, comme pluie et vent savent faire au mois de mai, dans cette île de Kioûshoû qui est le rendez-vous préféré des typhons de printemps. Il fit tout de suite froid, et l'on dut rallumer quelques braises dans les hibachis, parce que le contraste était rude, de cette bise humide et du soleil presque trop ardent qui s'était couché la veille. Une brume grise flotta sur le golfe et l'on n'aperçut plus les montagnes mauves de Shimabara et d'Amakousa. L'horizon s'était rapproché, et le ciel basset la mer terne se mêlaient, sans frontière précise.
Felze, considérant la campagne ruisselante et les chemins déjà détrempés, appréhenda l'inévitable ennui d'une longue solitude dans sa chambre nue, que l'hibachi attiédissait fort mal. Mais il avait oublié la courtoisie nipponne. Les trois nê-san, dès que l'honorable voyageur fut sortie du baquet-baignoire, l'accompagnèrent processionnellement jusque chez lui. Et, l'honorable voyageur n'ayant point manifesté le désir de quitter tout de suite, pour ses vêtements européens, le kimono matinal dont on venait de l'envelopper, on s'agenouilla poliment sur les nappes, et on s'efforça de le distraire par une conversation tout ensemble badine et choisie.
Il n'est pas très difficile de bavarder, voir de flirter, avec de petites filles japonaises. L'honorable voyageur jargonnait très médiocrement; mais ses trois partenaires rivalisaient de bonne volonté pour bien l'entendre. Les pires difficultés furent aplanies et l'on parla du soleil absent, de la pluie déplorable, du brouillard, du froid, des tempêtes, des cerisiers dépouillés de leur parure rose, avec toutes les nuances de regret, d'indignation, d'inquiétude, de terreur et de mélancolie qui convenaient.
Felze écoutait, répondait, approuvait, et, sur toutes choses, regardait d'assez près la plus jolie des trois mousmés, une poupée très mignonne quoique dodue, et dont les joues rondes et fraîches contrastaient d'amusante manière avec des yeux pensifs et un sourire délicat.
Ces yeux-là et ce sourire, sur le visage d'une servante d'auberge auraient eu de quoi étonner en Europe. Mais au Japon les moindres ouvrières et les plus humbles paysannes ont très souvent l'air d'être des princesses déguisées...
—Évidemment,—songea Felze,—la marquise Yorisaka jouant du koto avait tout de même un autre regard... Mais la marquise Yorisaka jouait rarement du koto...
Il ferma les yeux un instant. Puis, secouant le souvenir, il commença résolument de faire la cour à la mousmé, lui demandant son nom, son âge, et lui adressant tout ce qu'il savait de compliments nippons. Ce que voyant, les deux autres nê-san, discrètes, se hâtèrent de s'éclipser sous d'ingénieux prétextes. Car en Extrême-Orient, comme en Extrême Occident, une fille d'auberge est professionnellement obligée à beaucoup de mystérieuses complaisances envers chaque honorable voyageur qui a daigné la distinguer parmi ses compagnes.
Seul avec O-Setsou san,—elle s'appelait O-Setsou san, «mademoiselle Très-Chaste»,—Felze, soucieux de n'être point impoli, dut user de cette solitude, et risquer les gestes d'usage. En jeune personne très bien élevée, O-Setsou san résista le temps correct, ni trop ni trop peu. Et l'aventure s'acheva comme s'achèvent toutes les aventures qui ont pour décor une chambre à verrou, et pour acteurs un homme et une femme désireux de s'épargner charitablement l'un à l'autre tout déplaisir et toute humiliation.
A demi couché sur les tatamis, Felze, un coude à terre et la nuque sur le poing, regardait en silence sa maîtresse d'une minute debout devant lui, et silencieuse comme lui.
Elle avait marqué, jusque dans l'abandon, une mesure et une décence rares. Elle avait pris, pour se rajuster, une attitude exquise de modestie vraie et de jolie simplicité.
—Elle s'appelle O-Setsou san,—pensait Felze.—Et elle n'est en somme qu'une petite prostituée clandestine. Mais je crois, en vérité, que toutes les Japonaises de toutes les castes, y compris cette, caste-là mériteraient de s'appeler O-Setsou san.
Il continuait de la regarder, toujours muet et immobile. Elle hésita, attentive à ne pas lui déplaire. Que souhaitait-il! Fallait-il rire ou demeurer grave? se taire ou parler? Elle se décida pour une moue moitié mutine et moitié tendre, et pour une caresse timide des deux menottes tendues vers lui...
Ils causaient maintenant. Enhardie, elle renouait le bavardage interrompu tout à l'heure; elle posait une à une les questions immuables, celles que posent à chacun de leurs amants d'outre-mer chacune des petites filles jaunes, brunes ou noires qui, n'importe où, sur la terre ronde, prêtent aux passants le sourire de leur bouche et l'étreinte de leurs bras nus...
—D'où venez-vous?... Quel est le nom de votre pays?... Pourquoi avez-vous quitté votre maison lointaine?... Les femmes que vous aimiez là-bas devaient être beaucoup plus belles et avoir beaucoup plus d'esprit que moi...
Felze, à son tour, l'interrogea. Où était-elle née? Qui étaient ses parents? Avait-elle beaucoup d'amants? beaucoup d'amis? beaucoup d'amies? Était-elle heureuse? A chaque demande, elle répliquait d'abord d'une révérence, puis d'une longue phrase fleurie, évasive le plus souvent. Et elle se taisait parfois après les premiers mots, et elle riait alors en secouant la tête, comme pour dire que tout cela n'avait réellement aucune importance et que le bonheur ou le malheur d'une simple nê-san ne valait pas qu'on prît la peine de s'en informer.
—Robe ouverte, âme close!—murmura Felze.—Voilà qui bouleverserait la morale des honnêtes dames de chez nous, toujours prêtes à faire étalage de leur psychologie la plus intime. En Europe, la pudeur est réservée pour l'usage externe. Ici...
Il sourit, se souvenant d'une citation du Cheu-King[1] que lui avait apprise Tcheou-Pé-i:
—«Par-dessus son vêtement de soie brodée, elle met une tunique très simple.» Oui!... C'était la vieille mode chinoise... Les nê-san la suivent encore. Ailleurs, c'est la soie brodée qu'on met par-dessus.
Tout de même, les âmes les mieux closes s'entr'ouvrent parfois, quand on appuie inopinément sur un de leurs ressorts secrets. Felze, au hasard de la causerie, nomma tout à coup la ville d'Osaka, où l'Yseult avait relâché, six semaines plus tôt. Et la petite fille sage et circonspecte s'oublia jusqu'à tressaillir:
—Hé!... Osaka?...
Felze la questionna du regard. Elle expliqua, un peu confuse:
—J'ai été à l'école à Osaka...
Puis, après un silence:
—Quand ma mère m'a vendue, j'ai eu du chagrin.
Son visage s'était imperceptiblement crispé. Une tristesse voila les yeux minces, un pli oblique se creusa du coin de la bouche à l'angle des narines. Mais, dans l'instant même, un effort surprenant refoula la pauvre grimace douloureuse et, résolu, correct, un sourire y succéda.
Felze prit la main de l'enfant, une main qui n'était pas vilaine, et la baisa, non sans respect.
—J'ai vu,—songeait-il,—des laques anciens, dont le travail représentait dix ans de la vie d'un artiste. Et j'ai admiré ces laques. Mais le sourire que voilà, sur ce visage de petite servante, combien représente-t-il de siècles d'une civilisation toute tendue vers l'héroïsme et l'élégance?...
Des pensées rapides s'enchaînèrent dans sa cervelle:
—Tcheou Pé-i,—dit-il, presque à haute voix,—estimerait peut-être que cette civilisation vaut d'être sauvée, par n'importe quel moyen...
[1] Le troisième des livres sacrés (King): Y-King (Sciences Occultes), Chou-King (Annales), Cheu-King (Vers), Li-Ki (Rites), Tchun-Tsiou (Printemps et Automne).
XXIV
L'enveloppe était très longue et très étroite, et cachetée à la cire. Felze, ayant rompu le sceau, dégagea une feuille de papier soyeux, douze ou quinze fois repliée sur elle-même. Cela se dépliait comme un papyrus se déroule, et la lettre, dictée en français, avait été calligraphiée, au pinceau et à l'encre de Chine, par une main plus habile à tracer les caractères de Confucius que l'alphabet occidental. Si bien qu'une fois étalé dans toute sa longueur, l'étrange message ressemblait assez exactement à ces bandes de calicot sur lesquelles on imprime à la queue leu leu, au-dessous d'une flamboyante image, les couplets et le refrain d'une complainte populaire.
Felze lut:
Lettre de l'ignorant Tcheou Pé-i, à Fenn Ta-Jênn, le grand lettré, haut dignitaire de l'illustre Académie du royaume Fou-lang-sai.
Votre frère cadet, Tcheou, vous salue jusqu'à terre. Il s'informe avec dix mille respects de votre santé, et prend l'extrême liberté de vous envoyer cette lettre.
Le disciple Tseng Si, répondant au Tzèu[1], exprima un souhait: «A la fin du printemps, quand les vêtements de la saison sont filés et cousus, aller, avec ma rêverie, baigner mes mains et mes pieds dans la source tiède de la rivière I, respirer l'air frais sous les arbres de Ou iu, chanter des vers, et revenir,—voilà ce que j'aimerais.» Le Tzèu dit en soupirant: «J'approuve le sentiment de Tien[2].»
En cette année châ[3], au troisième mois du printemps[4], mon frère aîné Fenn Ta-Jênn, ayant accompli les rites, est allé, avec sa rêverie, baigner ses mains et ses pieds dans la source tiède, respirer l'air frais sous les arbres, et chanter des vers. A présent, il est convenable qu'il revienne, afin de se conformer à la prudente parole du disciple Tseng Si.
Il ne faut pas observer au premier mois de l'été les règlements propres au troisième mois du printemps.
Et il est profitable de relire l'enseignement donné dans le Li Ki:
«Au premier mois de l'été, on ne lève pas pour la guerre de grandes multitudes d'hommes. Parce que le souverain qui domine est Ien Ti, l'Empereur du Feu.»
Pensez à cela, pensez-y à droite, pensez-y à gauche. Dans la très misérable maison dont la porte est surmontée de trois lanternes violettes, des messagers sont arrivés, apportant des nouvelles de la mer. Et d'autres messagers sont attendus.
J'aurais encore beaucoup de choses à vous dire[5]. Mais je me résigne à finir cette lettre sans pouvoir vous exprimer mes sentiments. Et le tout petit attend très impatiemment votre retour.
Les shôdjis étaient ouverts, et le vent du large entrait librement dans la chambre. Le golfe apparaissait houleux et sombre. Des vagues, à perte de vue, déferlaient.
Felze, méditatif, avait relu deux fois l'étrange missive. Relevant enfin les yeux, il regarda la mer.
—Vilain temps,—songea-t-il.—Une queue de typhon qui passe... Quoi qu'en dise le calendrier de Tcheou Pé-i, l'été est encore loin... Nous ne sommes qu'au 28 mai...
Il compta sur ses doigts:
—Oui, au 28 mai... au 28 mai 1905... Et ce 28 mai, ma foi, ressemble à un 28 mars... N'importe, il faut se remettre en route. Tout cela mérite d'être éclairci...
Il frappa dans ses mains. A l'instant, la porte glissa dans sa rainure, et la petite O-Setsou san se prosterna sur le seuil:
—Héi!...
Quoique, depuis trois fois vingt-quatre heures, la nê-san vînt chaque nuit rejoindre Felze avec une fidélité de gentille épouse, et qu'elle sût alors oser toutes les familiarités les plus conjugales, elle n'en gardait pas moins, hors du lit, sa place exacte de servante. Et le premier appel la trouvait toujours aux aguets, prompte, souriante et soumise.
—Je veux...—dit Felze.
Il s'interrompit, curieux d'épier sur le visage qui se levait, attentif, une première émotion. Aurait-elle du chagrin, cette petite, en apprenant tout d'un coup, avec brusquerie, que son amant allait partir? Les oïrans des Yoshivaras, même indifférentes, s'accrochent volontiers aux manches de leurs hôtes d'une nuit: cela fait partie du code de politesse.
—Je veux—répéta Felze—un kourouma avec deux hommes coureurs. Tout de suite: parce que, tout de suite, je veux retourner à Nagasaki.
—Héi!...
Elle était toujours à quatre pattes. Elle baissa si vite le front pour saluer jusqu'à terre que Felze n'eut pas le temps de rien lire dans les yeux noirs instantanément cachés. Et quand elle se redressa pour trottiner vers la porte et exécuter l'ordre du maître, elle avait déjà composé son minois comme l'exigeait la courtoisie, et elle souriait docilement, avec juste ce qu'il fallait de tristesse.
La nê-san était sortie. Felze, attendant qu'elle revînt, fit ses préparatifs, qui consistaient à remettre, au lieu du kimono de crêpe fin, la chemise empesée, le pantalon de drap raide et le veston à manches étroites.
Vêtu, le voyageur regarda au dehors. La pluie avait cessé. Mais le vent continuait de chasser par le ciel des nuages lourds, tout prêts à ruisseler de plus belle sur la campagne. Malgré quoi, huit ou dix fillettes barbotaient bravement sur la plage, leurs socques de bois s'enfonçant dans le sable mouillé. La plus grande chantait à pleine voix le vieux refrain populaire:
—Souz'mé, souz'mé doko itta?
—Senghé yama é saké nomini.
No mou tcha wan, no mou ftats[6]...
—Leurs pères ou leurs frères se battent peut-être aujourd'hui, contre Rodjestvensky ou contre Liniévitch,—pensa Felze.—Mais quand les Japonais se battent, les Japonaises savent chanter... Ainsi faisait l'héroïne Sidzouka, quand le héros Yoshits'né, proscrit, errait dans la dangereuse solitude des monts couleur de violette, «où grimpent seuls les sangliers[7]»...
O-Setsou san, déjà revenue, se prosternait derechef sur le seuil.
—Le kourouma de l'honorable voyageur est prêt!...
—Adieu,—dit Felze.
Il se pencha vers le petit corps agenouillé, le releva, et presque tendrement, posa ses lèvres sur la bouche fraîche.