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La Bataille

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Au milieu même des flammes et des braises, un homme apparaissait fantastique.


Enhardie, l'enfant questionna:

—Où allez-vous?

Felze voulut tenter une expérience:

—A la guerre.

—Hé!... A la guerre!...

Les doux yeux noirs avaient étincelé.

—A la guerre contre les Russes?

—Oui.

La mousmé s'était redressée, presque orgueilleuse. Felze, l'observant, lui demanda soudain:

—Voudrais-tu venir avec moi?

La réponse partit comme une balle:

—Oui!... je voudrais!... Je voudrais mourir ... et renaître sept fois, en donnant sept fois ma vie à l'Empire!...[8]

[1] Désignation la plus usuelle de K'ôung fou Tzèu (Confucius).

[2] Linn Lù. Liv. VI. Ch. XI, §25. (Tien et Tseng Si sont les prénom et nom du même philosophe.)

[3] Châ (serpent), le sixième des douze animaux du cycle chinois. L'an 1905 de l'ère chrétienne a été une année châ.

[4] Mai.—Les saisons chinoises retardent d'environ quarante jours sur les nôtres.

[5] Formule obligatoire J'aurais encore beaucoup de choses à vous dire (mais je ne vous les dis pas, crainte de vous ennuyer)

[6]

Petit oiseau, petit oiseau, où t'en-vas-tu?
Sur le mont Senghé, pour boire du saké.
J'en boirai une tasse, j'en boirai deux....

[7] Légende du xiie siècle se rattachant à l'histoire des guerres civiles entre les clans Taira et les clans Minamoto (1161-1185).

[8] Traduction littérale d'une phrase réellement entendue dans la bouche d'une servante d'auberge.


XXV

England expects that every man will do his duty.

Nelson and Bronte.

La cloche du vaisseau-amiral piqua deux coups doubles,—dix heures, selon la convention universelle des marins.—Et, sur tous les bâtiments, d'un bout à l'autre de la ligne, des cloches pareilles tintèrent et se répondirent. L'escadre,—un vice-amiral et un contre-amiral, deux divisions, six cuirassés,—faisait route à l'est, à petite vitesse. Le ciel était bas, la brise froide, la mer houleuse et l'horizon noyé de brume. Par tribord, l'île de Tsou,—Tsou-shima—dressait sa masse grise.

Une grande lame déferla au vent, et l'embrun pulvérisé vola jusque sur la plage arrière, du Nikkô[1].

Cinglé en plein visage, le marquis Yorisaka Sadao, qui allait et venait, s'arrêta pour s'essuyer les yeux, puis, tout aussitôt, reprit sa promenade silencieuse.

La plage, en forme de triangle arrondi, était large et longue, plane, sans rambardes ni parapets, et légèrement inclinée en abord, à la façon d'un glacis de forteresse. Elle était proprement la plate-forme et le socle de la grosse tourelle de retraite. Les deux canons jumeaux, hors de la double embrasure ovale, étendaient horizontalement leurs volées géantes, pareilles à deux colonnes trajanes couchées.

Passant sous l'une des pièces, le marquis Yorisaka leva la main pour caresser le métal sonore, qui vibra imperceptiblement, comme un gong de bronze effleuré du doigt.

A cet instant, quelqu'un toucha l'épaule du marquis Yorisaka, comme le marquis Yorisaka venait de toucher l'acier du canon.

—Cher, eh bien? quelles nouvelles?

Le marquis se retourna, et salua militairement à l'anglaise:

—Hé! c'est vous, kimi? comment allez vous?

Le commandant Herbert Fergan portait son uniforme britannique et fumait une pipe d'Oxford. Il avait seulement remplacé sa casquette galonnée par un suroît, identique, d'ailleurs, à ceux que portent par mauvais temps tous les marins du monde.

—Je vais tout à fait bien,—dit-il.—Y a-t-il quelque chose en vue, là-bas?

Son bras tendu montrait l'horizon du sud. Le marquis Yorisaka fit un signe négatif:

—Trop loin. Ils sont encore au sud de Mameseki, à plus de soixante milles... Mais ils viennent... Nous concentrons l'armée. Kamimoura est là, et aussi Ouriou...

Il indiqua le sud-est.

—Tout sera prêt pour midi. Et nous aurons encore une heure à attendre.

—Vous avez pris le contact cette nuit.

—Oui, en interceptant leurs télégrammes sans fil. Et puis, à cinq heures, le Shinano-Marou les a vus... Ils étaient à la cote 203, sur le parallèle de Sasebo, à quatre-vingts mille dans l'ouest ... ils avaient le cap sur le détroit... Oh! ils viennent... Tenez, en ce moment, l'escadre de Kataoka doit les canonner... Mais d'ici, on ne peut rien entendre... Du reste, une canonnade de croiseurs, ça ne compte guère...

Il caressa de nouveau l'énorme pièce allongée au-dessus de lui, une pièce de 305, celle-ci, une pièce de cuirassé.

—Voici qui compte davantage,—dit Fergan.

—Hé! je pense comme vous.

Le marquis Yorisaka parlait d'une voix très paisible. Il n'était pas même nerveux, comme le sont les Occidentaux les plus braves, à l'heure qui précède une grande bataille.

—Allons,—dit Fergan,—je crois que tout ira bien. Certes, le premier moment sera dur à passer. Les Russes sont de braves gens... Mais vous valez beaucoup mieux, surtout à présent... Sans flatterie, vous avez fait de considérables progrès, dans ces dernières semaines.

—Grâce à vous!—dit Yorisaka.

Il attachait sur Fergan un regard d'irréprochable gratitude. Fergan rougit légèrement:

—Non! je vous assure! Vous exagérez beaucoup... Le vrai, c'est que votre effort a été réellement splendide. Vous avez su mettre dans votre jeu tous les honneurs et tous les atouts, et vous allez très justement gagner le robre... Un beau robre: cette victoire décide de toute la guerre.—Si Rodjestvensky perd tout à l'heure un seul trick, Liniévitch, demain, est chelem en Mandchourie!

—Hé! je souhaite qu'il en soit ainsi...

Tous deux marchèrent quelques pas; ils écartaient les jambes et pliaient les genoux, pour résister au roulis. Les cuirassés continuaient à «faire» de l'est. Tsou-shima se profilait maintenant dans sa longueur, à huit ou neuf milles derrière. Et ce n'était plus, dans le lointain, qu'un brouillard gris de fer, à peine visible parmi les nuages gris de plomb.

—Ceci ne ressemble pas au soleil de Trafalgar,—fit observer le marquis Yorisaka, souriant.

—Non,—dit Fergan.—Mais, à Trafalgar, le soleil se cacha dès que la bataille ne fut plus indécise, et il y eut tempête le soir. Peut-être que cette bataille-ci est d'ores et déjà gagnée.

—Vous avez trop bonne opinion de nous, protesta le marquis.

Les hautes cheminées jetaient par intervalles d'épaisses bouffées noires que le vent rabattait aussitôt en tourbillons. Et la mer, déjà sombre, reflétait cette fumée en longues traces livides.

Reculant, jusqu'à la tourelle, le commandant anglais s'y adossa:

—Vous serez dans cette boîte-ci, tout à l'heure, Yorisaka?—dit-il.—C'est votre poste de combat, n'est-ce pas?

—Oui. Je commande la tourelle.

—J'irai vous y rendre visite, si vous le permettez...

—Vous me ferez grand honneur... Je compte sur vous... Ah! voici Kamimoura...

Il indiquait, à l'horizon, d'autres cheminées, à peine distinctes encore, qui sortaient de la mer, deux par deux ou trois par trois. On vit, l'instant d'après, les mâts et les coques. Les deux escadres, marchant à la rencontre l'une de l'autre, infléchissaient leurs routes vers le sud, pour prendre tout de suite leur formation tactique de combat.

—Nous restons en tête, bien entendu?—questionna Fergan.

—Bien entendu. Vous avez lu l'ordre préalable? Une seule ligne de file, les cuirassés devant, les croiseurs-cuirassés derrière. On engagera les douze navires à la fois... Et, soyez tranquille! nous ne recommencerons pas le 10 août aujourd'hui...

Il avait baissé les yeux, et son sourire devenait singulier, aigu, avec une sorte d'orgueilleuse amertume au coin de la bouche. Il poursuivit, parlant avec lenteur:

—Nous ne serons pas timides... Et nous nous battrons de près ... d'aussi près qu'il le faudra... La leçon est apprise...

Il releva brusquement son regard, et le fixa sur Fergan...

—Nous savons à présent que, pour vaincre sur mer, il faut se préparer avec méthode et prudence, puis se ruer avec fureur et folie... Ainsi firent Rodney, Nelson et le Français Suffren. Ainsi ferons-nous...

Herbert Fergan s'était détourné. Il ne répliqua pas. Il semblait suivre avec une extrême attention la contre-marche des croiseurs-cuirassés entrant en ligne. Une minute de silence pesa...

—Voulez-vous être assez indulgent pour m'excuser?—demanda tout à coup le marquis Yorisaka:—voici notre ami le vicomte Hirata qui me fait signe... Il s'agit d'une petite affaire technique...

Herbert Fergan, dans l'instant même, cessa d'observer l'évolution, qui pourtant n'était point achevée:

—Mais je vous en prie!... allez!... A bientôt, cher... Moi-même je dois d'ailleurs descendre. N'est-il pas l'heure de déjeuner? Nous dînerons tard, peut-être...

Il montra tout son flegme et l'assaisonna d'une pointe d'humour:

—Plus tard que nous n'avons jamais dîné, qui sait?

[1] Aucun navire du nom de Nikkô n'a pris part à la bataille de Tsou-shima. L'auteur, soucieux de conserver à l'«intrigue» de ce livre un caractère purement imaginatif, s'est vu forcé de recourir à un cuirassé qui n'exista pas, pour y situer des personnages et des aventures qui n'existèrent pas davantage. Il va de soi que, dans le récit qu'on va lire, tout ce qui ne concerne pas directement le Nikkô, son équipage et son état-major, est d'une exactitude historique rigoureuse.


XXVI

—Par conséquent, les tourelles manœuvreront à l'électricité?

—Oui, tant que les moteurs pourront tourner. En cas d'avarie, nous passerons à la manœuvre hydraulique. Et, en dernier lieu, à la manœuvre à bras. C'est l'ordre.

—Nous obéirons donc, honorablement.

Et le vicomte Hirata Takamori, ayant salué d'abord selon la discipline militaire, les doigts joints et levés jusqu'à la visière de la casquette, salua ensuite selon le rite des daïmios et des samouraïs, le corps plié à angle droit, les mains à plat sur les genoux.

—A présent, souffrez que je me retire..

Il s'en allait. Le marquis Yorisaka Sadao le retint:

—Hirata, êtes-vous très pressé? Il n'est pas encore midi. Vous plairait-il que nous causions un peu?

Le vicomte Hirata ouvrit un éventail qu'il portait dans sa manche:

—Yorisaka, vous me faites beaucoup d'honneur. En vérité, je n'osais abuser de vos nobles minutes, et tel était le motif de ma discrétion. Mais je suis flatté de votre condescendance. Dites-moi donc: que vous semble de cette pluie fine, pareille à un brouillard fondu? Ne pensez-vous pas que, tout à l'heure, nous pourrons en être gênés sur le champ de bataille?

Le marquis Yorisaka regarda distraitement la mer houleuse et brumeuse:

—Peut-être,—murmura-t-il.

Puis, soudain, face à son interlocuteur:

—Hirata, excusez mon impolitesse: je désirerais vous poser une question.

—Daignez le faire,—dit Hirata.

Il avait refermé son éventail, et penchait la tête en avant, comme pour mieux entendre. Le marquis Yorisaka parla très lentement, d'une voix grave et nette:

—Permettez-moi d'abord de rappeler quelques souvenirs qui nous sont communs. Nos familles, quoique souvent ennemies au cours des siècles anciens, ont combattu plus souvent encore l'une à côté de l'autre, durant beaucoup de guerres civiles ou extérieures. Récemment, je veux dire à l'époque du Grand Changement, nos pères ont pris les armes ensemble pour restaurer dans sa splendeur le pouvoir impérial. Et, quoique, un peu plus tard, lors des événements de Koumamoto[1], cette confraternité guerrière se trouvât rompue, le sang versé en cette occasion glorieuse ne nous empêcha point, vous et moi, de nous lier d'amitié, douze ans après, quand nous entrâmes, le même jour, au service de l'Empereur.

—Le sang versé, Yorisaka, lorsqu'il j'exige pas de vengeance, n'a jamais fait que cimenter l'union des deux familles l'une et l'autre fidèles observatrices du Bushido.

—Il en est certainement ainsi. Nous avons été, Hirata, comme sont deux doigts d'une seule main. Mais il me semble que nous ne le sommes plus. Me trompé-je? Je vous conjure de me donner là-dessus votre sentiment, sans courtoisie.

Le vicomte Hirata avait relevé la tête.

—Vous ne vous trompez pas,—dit-il simplement.

—Votre sincérité m'est précieuse,—répliqua le marquis Yorisaka, impassible.—Pardonnez-moi donc si j'y réponds par une sincérité égale. Quoique, en toutes circonstances, vous ayez continué de me témoigner mille égards dont je suis indigne; quoique personne n'ait assurément pu soupçonner, d'après vos paroles ou votre attitude, ce refroidissement de notre amitié, il m'est impossible d'endurer plus longtemps une humiliation même secrète. J'ai donc résolu d'en finir aujourd'hui même; et je vous prie, honorablement, de m'expliquer en quoi j'ai démérité auprès de vous. Telle est ma question.

Ils se regardaient l'un et l'autre fixement, tous deux immobiles et seuls au milieu de la plage arrière ruisselante de pluie et d'embrun. Au-dessus de leurs têtes, les deux canons de la tourelle étendaient leurs volées immenses. Et, tout alentour, la mer, violemment fouettée par le vent, gémissait et hurlait en bouleversant ses lames.

Le vicomte Hirata répondit plus lentement encore que le marquis Yorisaka n'avait parlé:

—Yorisaka, vous avez tout à l'heure rappelé des souvenirs qui nous sont communs. Soyez bien assuré que ces souvenirs-là n'étaient pas sortis de ma mémoire. Me permettrez-vous maintenant d'en rappeler d'autres, qui peut-être sont sortis de votre mémoire à vous? Vous avez parlé du Grand Changement. Il est exact qu'à cette époque illustre, origine de l'ère Meïji, votre clan et mon clan ont ensemble tiré le sabre pour le Mikado contre le Shôgoun. Mais avez-vous oublié la cause première de cette lutte? Il ne s'agissait pas de fidélité dynastique. Nul Shôgoun jamais n'avait usurpé les prérogatives essentielles des Divins Empereurs fils de la Déesse Solaire[2]. Et sept cents années durant, les princes Foudjiwara, ou Taïra, ou Minamoto, ou Hôjô, ou Ashikaga, ou Tokougawa, avaient, sans inconvénient, substitué leur volonté robuste à la faible volonté des Mikados. Qu'y avait-il donc, de changé pour que, tout à coup, tant d'hommes nobles voulussent détruire une organisation sept fois séculaire? Il y avait, Yorisaka, ceci: que, cinq ans plus tôt, des vaisseaux noirs venus d'Europe, avaient bombardé Kagoshima, et que le Shôgoun, au lieu de combattre, avait signé une paix honteuse. Telle fut en vérité la cause. Le Japon, ayant mangé l'insulte et n'ayant pas bu la vengeance, se leva d'un seul bond contre le Shôgoun, au cri dix mille fois répété de: «Mort à l'Étranger!...» Mort à l'Étranger. Ainsi crièrent nos ancêtres, marquis Yorisaka. Ainsi crièrent-ils sur tous les champs de bataille, jusqu'à ce que le Mikado eût été restauré dans sa puissance originelle. Ainsi crièrent mes ancêtres à moi; ainsi criaient-ils encore au jour rouge de Koumamoto, quand, indignés contre le nouveau pouvoir, en apparence aussi débile que l'ancien, ils marchaient derrière Saïgo, qui leur avait promis de laver la honte commune dans la victoire ou dans la mort. Ainsi crié-je aujourd'hui, moi. Car je suis l'héritier légitime de ces cadavres. Leurs tablettes funéraires n'ont jamais quitté ma ceinture. Depuis trente ans que je vis, j'attends l'heure de rendre à ces tablettes ce qui leur est dû: la libation de sang. Et voici que cette heure sonne!... Yorisaka, pardonnez-moi ce long discours. Je ne doute cependant pas qu'il ne vous ait donné pleine satisfaction. Vous n'avez certes point démérité auprès de moi. Et que vous importerait, d'ailleurs, le jugement d'un très petit daïmio, dépourvu d'intelligence? Mais je vous ai ouvert mon cœur et vous y avez lu comme dans un livre imprimé en beaux caractères chinois, très noirs: je hais l'étranger de toute la force de ma haine. Vous, au contraire, qui le haïssiez pareillement jadis, l'aimez aujourd'hui. N'avez-vous pas adopté peu à peu ses mœurs, ses goûts, ses idées, sa langue même, que vous parlez sans cesse avec cet espion anglais, soi-disant notre allié? Loin de moi l'outrecuidance d'un blâme! Tout ce que vous faites est, évidemment, bien fait. Mais nos sentiments opposés creusent entre nous un abîme, un abîme que rien ne pourra combler.

Le vicomte Hirata s'était tu. Le marquis Yorisaka ne répliqua pas tout de suite. Il avait écouté jusqu'au bout sans sourciller, ni détourner son regard. A la fin, ayant réfléchi plusieurs graves minutes, il embrassa d'un geste brusque tout l'horizon du sud, noyé de brumes et de fumées confuses, et, d'un ton détaché, questionna:

—Hirata, ne voyez-vous pas quelque chose, là-bas?... On a piqué midi, si je ne me trompe... Oui. En ce cas, ces nuages verticaux sont probablement les panaches des cheminées russes. Voici venir l'étranger, Hirata, l'étranger que vous croyez haïr si fort...

Il souriait, et ses paupières à demi closes bridaient ses yeux, les resserraient en deux fentes obliques, minces et noires.

—... L'étranger que vous croyez haïr si fort... A ce propos, Hirata ... vous avez pris connaissance des ordres secrets... La tactique est singulièrement modifiée, ne trouvez-vous pas?... en ce qui concerne l'artillerie, surtout...

—Oui...

—Oui! Singulièrement modifiée! On ne dispersera plus le tir, comme autrefois... Le feu sera concentré sur la tête des colonnes ennemies... En outre, afin de parer aux accidents de transmission, on a prévu pour les sections isolées une autonomie très large... La tentative est fort audacieuse. Peut-être ne l'aurions-nous pas risquée, si des renseignements de source européenne,—anglaise,—n'avaient persuadé l'amiral du succès plus que probable, du succès certain que notre audace nous vaudra. Ces renseignements, savez-vous, Hirata, qui les a obtenus? qui les a conquis ou volés, par la force ou par la ruse, hardiment, patiemment, péniblement? C'est moi, Hirata. Il se peut que vous haïssiez l'étranger autant que vous dites. Il se peut que je l'aime autant que vous croyez. Mais il se peut aussi qu'un ennemi tel que vous lui soit moins funeste qu'un ami tel que moi.

Le vicomte Hirata fronça les sourcils.

—Yorisaka,—dit-il,—ma stupidité est si grande que vous n'avez pas pu, je le vois, saisir le sens exact de mes paroles. Vous êtes assurément, pour la flotte russe, un adversaire plus dangereux que je ne suis. Et jamais n'est entrée dans ma tête l'injurieuse supposition que vous ne sachiez le mieux du monde faire votre devoir, et servir très utilement, les desseins de l'Empereur. Mais vous êtes comme ces maîtres d'armes qui tuent sans colère, quoique infailliblement. Aujourd'hui, je tuerai moins bien que vous. Mais je tuerai avec ivresse. Et ma fureur ne peut pas lier amitié avec votre indifférence.

Le marquis Yorisaka s'était croisé les bras:

—Jugez-vous donc,—dit-il, parlant presque bas,—jugez-vous donc que mon indifférence soit autre chose qu'un masque, sous lequel bouillonne une fureur plus furieuse peut-être que la vôtre?... Hirata, je pensais que vos yeux savaient mieux voir!...

Le marquis Yorisaka s'était cette fois départi de son calme:

—Je pensais que vos yeux avaient su lire en moi! Mon faux visage n'était que pour les hommes d'Europe. Et vous vous y êtes trompé, vous, un noble Nippon! Vicomte Hirata, vos ancêtres sont tombés à Koumamoto, et vous vous souvenez d'eux, et vous conservez pieusement leurs tablettes funéraires. Mais n'avez-vous pas compris la leçon qu'ils nous ont donnée par leur défaite et par leur mort? Leçon de patience et de prudence! leçon de ruse! Le temps n'est plus des batailles simplement gagnées au tranchant du sabre. Pour vaincre l'étranger, nous avons commencé, vous et moi, par aller dans ses écoles. Mais la science que nous y apprenions n'était pas grand'chose. En outre, nous l'apprenions mal. Nos cervelles japonaises n'assimilaient pas l'enseignement européen. Et je sentis vite la nécessité où nous étions d'acquérir d'abord des cervelles européennes, quoi qu'il pût nous en coûter par ailleurs. Je m'y appliquai; et peut-être y suis-je parvenu ... non sans fatigue et sans dure souffrance!... souffrance plus dure que personne ne saura jamais... Mais il le fallait pour l'affranchissement, pour l'exaltation de l'Empire. Je vous le dis, Hirata, le rouge m'est dix mille fois monté à la face, d'oublier, pour mieux imiter l'âme occidentale, les préceptes les plus rigoureux de l'éducation d'un daïmio: Mais je songeais alors aux malades que leurs médecins envoient se plonger dans des bains de boue, et qui en sortent guéris et robustes. Je sors aujourd'hui de ma boue à moi. J'en sors guéri de mon ancienne faiblesse et robuste pour la lutte qui va s'engager. Et je ne regrette rien. Mais je ne m'attendais pas, ayant accompli ma tâche, à subir le dédain d'un compagnon d'autrefois.

Les yeux du vicomte Hirata étincelèrent et sa voix résonna plus sèche:

—Je vous ai dit, Yorisaka, qu'il n'était pas question de dédain. Je prends l'extrême liberté de vous le redire. J'apprécie hautement le souci patriotique qui vous a guidé. Mais vous-même le proclamiez à l'instant: votre cervelle a cessé d'être japonaise pour devenir européenne. Ma cervelle à moi, tout à fait grossière, ne réussira jamais à imiter la vôtre. Pour nous entendre désormais, notre double effort serait donc vain. A présent, tout étant dit là-dessus, ne vous semble-t-il pas superflu de parler davantage?—Un seul mot encore,—fit Yorisaka Sadao.—J'ose vous questionner une seconde et dernière fois... Hirata, nous remporterons tout à l'heure, ici même, dans ce détroit de Tsou-shima, une grande victoire. Eussiez-vous préféré que cette victoire fût une défaite, mais que tous les Nippons d'aujourd'hui fussent encore pareils aux Nippons de Koumamoto:

—Je suis trop ignorant pour vous répondre selon la sagesse,—fit Hirata Takamori.—Mais permettez que très humblement, je vous interroge à mon tour: Êtes-vous certain que tout à l'heure nous serons, comme vous l'affirmez, vainqueurs! Et, si nous étions vaincus; avez-vous imaginé le nom dont l'Europe nous nommerait, l'Europe que nous aurions plagiée inutilement, ridiculement?

—Oui,—prononça le marquis Yorisaka.—L'Europe nous nommerait des singes. Mais nous ne serons pas vaincus.

—Yoshits'né lui-même le fut. Si nous l'étions?

—Nous ne le serons pas.

—Je le crois sur votre parole. Nous serons donc vainqueurs. Mais après?

—Après?

—Après la bataille? Après la paix signée? Vous rentrerez, Yorisaka, dans votre maison de Tôkiô. Vous y rapporterez votre cervelle européenne, et vos idées, et vos mœurs, et vos goûts européens. Et comme vous serez un héros très glorieux, le peuple japonais, séduit par votre illustre exemple, imitera vos goûts, vos mœurs, vos idées...

—Non,—dit Yorisaka.

[1] C'est à Koumamoto que Saïgo fut vaincu en 1877, et avec lui tout le clan Satsouma.

[2] Amateraç'no Ohomi Kami, qui enfanta la dynastie mikadonale.


XXVII

De l'avant à l'arrière et du spardeck jusqu'aux soutes, les trompettes nipponnes, aigres et stridentes, rappelaient au branle-bas de combat. Yorisaka Sadao, soulevant la trappe de fermeture, pénétra dans la tourelle de retraite.

—Fixe!

Le sous-officier, raide comme un bâton, saluait, les talons joints, la main à la visière. Les hommes, quartiers-maîtres et matelots, tournèrent vers le chef douze figures respectueusement souriantes.

—Repos!—dit Yorisaka.

Et il commença de passer une inspection brève, mais minutieuse.

La tourelle était une chambre basse, sans porte ni fenêtre, une chambre hexagonale, longue de dix mètres, large de huit, toute cuirassée d'acier épais. Les deux canons énormes l'emplissaient aux trois quarts; et le peu d'espace restant était accaparé par les berceaux, les châssis, les affûts, les monte-charges, les refouloirs, les écouvillons, les pointages, les lunettes, les hausses, les transmetteurs, et tout le tuyautage d'eau sous pression, et tout le tuyautage d'air comprimé, et toute la canalisation électrique, et tout l'inextricable fouillis de fer, de cuivre et de bronze que nécessite la manœuvre de deux pièces marines du plus gros calibre qui soit.

Six lampes à incandescence enveloppaient et pénétraient chaque mécanisme d'une lumière multiple, crue et sans ombres. Et le jour extérieur n'y ajoutait qu'une sorte de halo bleuâtre, filtré par la fente annulaire de là double embrasure, entre cuirasse et canon.

Yorisaka Sadao fit le tour des deux culasses, scrutant toutes les choses une à une, et regardant chaque homme au visage. Puis, arrivant à l'échelle médiane, il en grimpa les trois marches, et s'assit sur la sellette de commandement. Sa tête dépassait ainsi le plafond blindé, et sortait de la tourelle par l'orifice du capot central. Ce capot, blindé lui-même, formait casque. Et Yorisaka Sadao, protégé de la sorte contre les coups ennemis, apercevait néanmoins tout le champ de bataille par trois trous assez larges ménagés dans le blindage. L'orifice du capot lui permettait d'autre part de communiquer facilement avec les canonniers, et de bien voir le fonctionnement des pièces.

Assis, il se baissa d'abord, et considéra, au-dessous de lui, toute la tourelle immobile et attentive. Une extraordinaire sensation de puissance se dégageait de cette formidable machine et de ces treize hommes qui en étaient la chair vivante et les nerfs. Le chef qui commandait à cela tenait vraiment dans sa main une foudre plus terrible que celle du ciel. Yorisaka Sadao, d'orgueil, crispa les poings. Puis, immédiatement calme, il haussa la tête, et regarda par les trous du casque,—par les trois trous, méthodiquement, de gauche à droite.

La mer déferlait toujours, glauque et creuse, sinistre sous le linceul opaque des nuages lourds. La plage arrière, aperçue en contre-bas, n'était qu'un radeau triangulaire, assiégé par les lames et ruisselant. L'armée avait viré de bord. Elle courait maintenant cap à l'ouest, vers Tsou-shima, chaque bâtiment s'efforçant de tenir bien son poste, et de serrer son intervalle aux quatre cents mètres réglementaires. La ligne s'allongeait sur près de trois mille marins, du Mikasa chef de file, à l'Iwate, matelot de queue. Le Nikkô suivait le Mikasa, le Shikishima suivait le Nikkô, et derrière cette première division, que le vieux Togo commandait en personne, toutes les autres s'avançaient en bel ordre, la division Kamimoura, la division Simamoura, tous les cuirassés, tous les croiseurs-cuirassés, toute la force vive de l'Empire. Dans le sillage écumeux et plat, Yorisaka Sadao voyait venir les hautes silhouettes grises hérissées de canons en bataille. Et le pavillon du Soleil Levant, arboré à chaque mât, semblait secouer sur les vaisseaux et sur la mer les prémices glorieuses du sang rouge près de couler...

—Balancez!... Tourelle à gauche!... Stop!... Tourelle à droite!...[1]

Le pointeur, assis entre les deux pièces, et l'œil à sa lunette, appuyait sur la crosse du pistolet de tir. Un bourdonnement doux monta du moteur électrique, et, docile comme un jouet, la tourelle géante tourna de droite à gauche, tourna de gauche à droite, entraînant comme fétus, sans bruit ni secousse, hommes, machines, canons, cuirasse. Sous les yeux de Yorisaka Sadao, l'horizon défila comme la toile sans fin d'un décor mobile. Par tribord, une escadre lointaine apparut, tout empanachée de fumée, une escadre de croiseurs qui, visiblement, se hâtait vers son poste de bataille,—Dewa sans doute, et Ouriou derrière lui... Par bâbord, la brume formait rideau, et l'on n'apercevait rien encore de l'ennemi, proche pourtant.

La cloche piqua un coup double, puis un coup simple:—une heure et demie. Une trompette sonna trois notes longues, puis deux notes brèves:—Préparez-vous à combattre par bâbord.—D'un signe, Yorisaka transmit l'ordre au pointeur. La tourelle vira, face à l'adversaire présumé.

—Chargez les pièces!

Un cliquetis de chaînes-galles annonça seul la manœuvre des monte-charges. Les servants, muets, s'affairaient, avec des gestes vifs et précis à miracle. Les deux culasses s'ouvrirent, les deux obus s'engouffrèrent dans le trou noir huileux des chambres à poudre, les deux refouloirs se déroulèrent sur leurs galets. Des sons nets marquaient le temps de la charge: le choc métallique des projectiles heurtant les cloisons de l'âme, le froissement des gargousses de soie poussées à coups de poing l'une sur l'autre, le battement clair des culasses refermées... Yorisaka Sadao, chronomètre en main, sourit: vingt-quatre secondes, presque un record! Les Russes feraient mieux, s'ils pouvaient...

Derechef, le silence régna. Par les trous du casque blindé, on continuait de ne rien apercevoir, rien que la brume et que la mer. Yorisaka Sadao, patient, cessa de regarder. Il prit son télémètre, et, scrupuleusement, le vérifia. Les miroirs n'étaient pas tout à fait parallèles: il corrigea l'erreur. Un télémètre de tourelle, mon Dieu! ce n'est pas grand'chose de précis. Mais si les télémètres de blockhaus venaient à manquer, comme au 10 août... Faute de sabre, le héros Yoshits'né dégainait un éventail...

Yorisaka Sadao reposa le télémètre, et, une fois de plus, haussa la tête. Est-ce que le brouillard n'allait pas se dissiper enfin?... Ah! du nouveau: un signal montait aux drisses, et le Mikasa, brusquement, venait sur la gauche...

Le timbre électrique résonna. Au tableau transmetteur deux lampes s'allumèrent; les aiguilles tournèrent sur les cadrans. Les trompettes de toute l'armée lançaient encore une fois leurs notes aigres. Yorisaka Sadao, soudain raidi sur sa sellette, commanda:

—Préparez-vous à combattre par tribord!... Tourelle à gauche! quatrième vitesse!

La tourelle, déjà, obéissait, pivotait.

—Distance, sept mille trois cents mètres! Correction: cinq millièmes à droite! Stop!

Les deux longues volées se dressèrent, braquant très haut leur gueule en arrêt. Yorisaka Sadao se pencha, fouillant des yeux la ligne trouble où se mêlaient le ciel et la mer... Oui... là-bas, droit au sud ... parmi les nuages opaques entassés sur l'horizon ... des volutes noirâtres montaient,—trois, quatre, cinq, régulièrement espacées ... sept, huit ... et d'autres encore ... douze, quinze, vingt, trente...

—Amorcez! Armez!

La voix calme ne tremblait pas, pas du tout.

L'appel téléphonique tinta. Yorisaka Sadao décrocha le récepteur:

—Allo!... Oui ... l'amiral télégraphie?...

Il se baissa, fit face aux canonniers, et répéta, sans un mot de commentaire:

—L'amiral télégraphie: «Le salut de l'Empire dépend du résultat de la bataille. Tous, faites votre devoir!»

Cette fois, la voix moins calme avait tremblé un peu. Mais, dans le même instant, elle recouvra toute sa froideur sèche:

—Quatre-vingts degrés! Pointez sur la tête de la ligne ... oui, à gauche, sur le bateau à deux cheminées... Attention!...

Yorisaka Sadao avait saisi son télémètre, et contrôlait les distances successivement inscrites au tableau transmetteur:

—Sept mille cent!... Six mille huit cents!... Six mille quatre cents!...

Il s'interrompit une seconde. Là-bas, sur les coques ennemies, maintenant bien distinctes, des éclairs brillaient soudain: les Russes ouvraient le feu ... trop loin peut-être...

—Six mille mètres!...

Il s'interrompit encore. A moins de cent mètres du Nikkô, une immense gerbe d'eau venait de jaillir et retombait en pluie lente,—le premier obus fouettant la mer, le premier obus tiré, en ce jour décisif, par l'Occident contre l'Orient... Yorisaka Sadao, dédaigneux, toisa le haut fantôme blanc, qui achevait de s'évanouir dans la brise. Ce n'était que cela: un peu d'embrun soulevé. Ils tiraient mal...

—Cinq mille neuf cents!...

D'autres obus éclataient çà et là, parmi les vagues, tous en deçà du but. Oui, les Russes tiraient très mal. Une interminable minute passa. Enfin un ronflement brutal, pareil au bruit des ailes d'une abeille démesurée, annonça un coup trop long... Et comme si ce coup trop long eût été le signal attendu pour la riposte, une détonation proche retentit, la première détonation japonaise...

—Cinq mille sept cents mètres!

La voix, toujours irréprochablement nette, détacha chaque syllabe en l'articulant:

—Commencez le feu!...»

Le halo bleuâtre, filtré par le jour extérieur à travers la double embrasure, entre cuirasse et canon, se changea tout d'un coup en un rayonnement pourpre, éblouissant: hors des gueules en arrêt, deux flammes prodigieuses s'étaient ruées, longues de vingt mètres et rouges comme sang. Une secousse effroyable ébranla la tourelle comme une rafale ébranle un roseau. Un tonnerre inouï, dont nul fracas terrestre ne saurait donner l'idée, déchira, accabla toutes les oreilles alentour, laissant tous les hommes, pour plusieurs secondes, sourds et presque ivres. Et les culasses énormes, lourdes chacune comme plusieurs canons de campagne, reculèrent de trois pieds et rebondirent en batterie, plus vite qu'un tireur exercé ne fait tourner le barillet de son revolver. Déjà, la voix de Yorisaka Sadao, glaciale et sereine, ramenait parmi les servants la lucidité et le sang-froid.

—Cinq mille six cents mètres!... Feu accéléré!...

[1] Les commandements japonais ont été traduits en commandements français équivalents.


XXVIII

Herbert Fergan s'abrita derrière ses mains en cornet, et alluma une cigarette. Il se tenait hors du blockhaus, afin de ne point encombrer davantage l'étroite cellule cuirassée dans laquelle s'agitaient le commandant, l'officier de manœuvre, l'officier de tir et leurs aides. Lui, debout sur la passerelle, et à découvert, regardait avec flegme les projectiles russes éclater à l'entour. Il était brave. Sa cigarette convenablement allumée, il reprit ses jumelles et recommença d'étudier les deux flottes, aux prises. Il regardait lentement, méticuleusement; il épiait avec une curiosité professionnelle les signes de fatigue ou de détresse que donnait l'un ou l'autre de ces combattants acharnés. Ici, c'était une muraille éventrée, un mât rompu, des superstructures en miettes. Là-bas, c'était une cheminée par terre, une tourelle écrasée, un blockhaus emporté. Le profil des vaisseaux, d'abord net et géométrique, se déformait, se dénivelait, se frangeait de débris et de décombres. Par intervalles, Herbert Fergan reposait ses jumelles, ouvrait son carnet, consultait sa montre, et notait quelque épisode de la bataille. Le canon hurlait sans interruption, et si fort que les oreilles brisées n'en souffraient même plus. Et ce n'était qu'en observant la lueur toujours égale et flamboyante dont le Nikkô s'enveloppait comme d'une gloire, que Fergan constatait la vigueur encore intacte du feu nippon. En face, au contraire, les bâtiments russes crépitaient déjà moins dru, comme des bûches à demi consumées, qui ne peuvent plus prodiguer leurs étincelles. Herbert Fergan pivota sur ses talons et parcourut d'un coup d'œil toute la circonférence de l'horizon. Les deux lignes opposées couraient parallèlement vers l'est, l'une régulière et bien manœuvrante, l'autre en désordre et sur le point d'être disloquée. Allons! l'événement justifiait les pronostics: Rodjestvensky n'«étalait» pas contre Togo. Sur le carnet, le crayon sténographia: «2 h. 35, bataille gagnée. Osliabia, désemparé, abandonne. Souwarof, hors de combat. Nikkô, point d'avaries majeures...» Herbert Fergan, bon prophète, sourit. Non que la victoire japonaise lui tînt à cœur! Tout au plus sa sympathie allait-elle moins volontiers aux rustres Moscovites qu'à ces Nippons dont il avait goûté fort agréablement l'hospitalité délicate et voluptueuse... Mais, pour peu qu'on y songeât, la flotte de Togo était proprement une flotte anglaise,—une flotte construite en Angleterre, armée en Angleterre, exercée, aguerrie selon la méthode et les principes anglais.—Et l'amour-propre britannique trouvait son compte dans un succès, tout bien pesé, national...


De la main du sous-officier, il prit le télémètre.


—All right! Avant une heure tout sera fini. Mais il faut vivre jusque-là!...

Un obus—le sixième ou le septième—éclatait sur le spardeck, émiettant çà et là quelques cadavres. Fergan, impassible, se pencha: le pont, tout à l'heure propre et poli comme un parquet de salon, n'était plus qu'un chaos de choses informes, emmêlées, enchevêtrées, déchiquetées, broyées. Du sang ruisselait. Des membres d'hommes, arrachés, alternaient avec des poitrines ouvertes et des entrailles répandues. Et du feu dévorait ces lambeaux. Mais l'eau des pompes à incendie combattait encore victorieusement les flammes, et, sur toutes choses, la canonnade triomphante ne tarissait point. Déchiré, dévasté, meurtri, le cuirassé n'en crachait pas moins furieusement la mort à la face de ses ennemis. Et Fergan, ayant sondé d'un regard toutes ces blessures béantes, mais superficielles, répéta la phrase inscrite l'instant d'avant sur le carnet de notes:

Nikkô, point d'avaries majeures...

Comme il prononçait le dernier mot, un officier, se précipitant hors du blockhaus, le heurta au passage, et, courtois, malgré la fièvre du moment, s'inclina pour s'excuser, avant de continuer sa route.

—Eh! Hirata, cher ami! où courez-vous ainsi?

Le vicomte Hirata descendait déjà l'échelle du faux pont. Il s'arrêta cependant, poliment, pour contenter d'un mot la curiosité de l'hôte anglais:

—Réparer la communication du blockhaus à la tourelle arriè...

Herbert Fergan n'entendit pas la dernière syllabe. Un obus éclatait encore, contre le blockhaus même, cette fois ... un obus de gros calibre, au fulmi-coton...

Fergan perçut un bruit immense, vit un brouillard couleur d'ocre plus brillant, beaucoup plus brillant que le soleil ... et se releva lourdement, péniblement, par un effort atroce des jambes et des bras, et un effort pire de la cervelle, de la cervelle ankylosée qui ne comprenait pas, qui avait cesse de comprendre...

La passerelle n'était plus là, ni le blockhaus. A leur place, il y avait ... il y avait du métal ... du fer, du cuivre, du bronze, mêlés, amalgamés, confondus ... du métal en charpie, en écheveau, en dentelle fine... C'était encore rouge de feu, et, par places, noir de cendres. Fergan, laborieusement, se rendit compte: l'obus avait tout emporté, tout fondu, tout évaporé... Et tout le monde était mort ... tout le monde, le commandant, l'officier de tir, l'officier de manœuvre, les aides ... tout le monde, excepté lui, Fergan, qui avait été seulement jeté, sans s'en apercevoir, ici ... ici, sur le spardeck, à vingt mètres de l'explosion... Il se redressa, il regarda à l'entour. Juste à côté de lui, une tête coupée, coupée très proprement, comme à la faux, gisait dans une flaque brune. Elle souriait, tranchée si vite que ses muscles, soudain paralysés, n'avaient pas même eu le temps d'effacer leur sourire...

Fergan parla, étonné que sa voix eût encore un son:

—Tout le monde ... oui ... tout le monde est mort... Tiens? non! pas tout le monde...

Au sommet du décombre encore incandescent, au milieu même des flammes et des braises, un homme apparaissait, fantastique. Accroché on ne savait à quoi, on ne savait comment, il se penchait au-dessus du tube acoustique qui descendait au plus profond du navire, vers le poste central, où convergent tous les porte-voix de l'artillerie, du gouvernail et des machines, et, dans ce tube béant, il criait des ordres, il commandait la manœuvre que les gens d'en bas, abrités, eux, exécutaient, sans soupçonner assurément l'effroyable posture de celui qui leur servait d'yeux, d'oreilles et d'intelligence, et qui, menacé à chaque seconde de l'anéantissement dans une fournaise sans nom, continuait, impassible, de guider vers la victoire le cuirassé toujours combattant!...

—Hirata Takamori!...

Herbert Fergan, encore chancelant, écarquillait les yeux, et contemplait avec stupeur l'officier japonais, debout sur son piédestal terrible. L'explosion de l'obus, évidemment, l'avait lancé, lui aussi, à bas de la passerelle pulvérisée... Et ce n'étaient pas seulement des reflets de feu, c'était du sang qui empourprait son uniforme noir... Mais, à peine abattu, il avait trouvé dans son énergie prodigieuse, dans l'orgueil de sa race daïmiaque, plus stoïque que ne fut Sténon et son école, la force surhumaine de secouer d'un seul coup sa torpeur, et de bondir d'instinct vers le poste de bataille le plus proche et le plus périlleux...

Fergan, humilié, sentit sa face chaude: un Japonais avait fait cela, alors que lui, Anglais, était resté, quoique sans blessure, par terre, accablé, évanoui...

Herbert Fergan, brusquement, fit demi-tour, et s'éloigna vers l'arrière, marchant à pas très lents et bombant la poitrine, soucieux, pour l'honneur de l'Angleterre, d'égaler la contenance du vicomte Hirata Takamori...


XXIX

Vous le croyez votre dupe: s'il feint de l'être, qui est plus dupe de lui ou de vous?

La Bruyère.

—Quatre mille quatre cents mètres!

Le marquis Yorisaka, l'œil rivé à la lunette du télémètre de tourelle, ne se retourna pas en entendant battre la trappe de fermeture. Herbert Fergan venait d'entrer, et désireux de ne point troubler les servants des pièces, il se tint sur la trappe même, immobile et muet.

—Quatre mille deux cents!

Ensemble, les deux canons géants tonnèrent. Fergan, pris au dépourvu, tournoya comme un homme blessé, et se retint contre la muraille...

—Quatre mille?

Après trente minutes de bataille, rien ici n'était changé;—rien, sauf un homme tout à l'heure vivant, maintenant mort. Son cadavre gisait sur le parquet d'acier, la tête ouverte: une clé de démontage, arrachée de son croc par le choc d'un projectile, avait fracassé cette tête. Accoutumés à voir du sang, les survivants s'étaient contentés de jeter un seau d'eau sur les débris rouges.—pour éviter qu'on glissât. Et le combat, bien entendu, continuait comme si de rien n'était,—froidement, silencieusement, obstinément.

—Quatre mille trois cents!

Toutefois, le tableau transmetteur d'ordres ne fonctionnait plus, et la tourelle, isolée, autonome, se battait comme elle pouvait, au jugé, à l'aveugle. Yorisaka Sadao s'estimait trop heureux, à présent, d'avoir, comme suprême corde à son arc, le télémètre de tourelle, qui seul lui permettait encore d'apprécier tant bien que mal, au travers de la fumée et de la brume, les variations de la distance et les changements de la correction...

—Quatre mille cinq!

Derechef, la double détonation éclata. Aguerri cette fois, Herbert Fergan se pencha en avant, et regarda au dehors par la fente annulaire de l'embrasure. Au bout de la ligne de mire, très loin, profilée en ombre chinoise sur l'horizon lumineux, la silhouette d'un cuirassé russe, apparaissait, cible déjà criblée. Des gerbes d'eau jaillissaient devant lui, soulevées par les coups trop courts. Fergan distingua tout à coup deux de ces gerbes, plus hautes que toutes les autres. Et il comprit que c'étaient les obus mêmes de la tourelle qui venaient de frapper là, en deçà du but.

—Bon!—murmura-t-il,—les Russes en ont assez!... Ils s'éloignent...

Et, dans le même instant, il songea que le réglage du tir allait devenir difficile. Plus de blockhaus, plus d'officier télémétriste... Mauvaises conditions pour obtenir un «pour cent» efficace, au moment que choisissait l'ennemi pour s'écarter brusquement du champ de bataille.

Car l'ennemi s'écartait, c'était positif. Par la fente annulaire, Fergan, clairement, vit le cuirassé de tête venir sur bâbord. Il gouvernait sur la queue japonaise, espérant sans doute l'envelopper, et fuir vers le nord à la faveur de la brume, toujours flottante et floconneuse. Mais déjà Togo, déjouant la manœuvre, obliquait lui-même à gauche. Et le Nikkô, imitant le coup de barre de l'amiral, fit route dans les eaux du Mikasa.

—Cessez le feu! Tourelle à droite!...

Les cuirassés russes doublaient l'arrière-garde. On allait combattre par bâbord. Toutes les conditions du tir s'en trouvaient naturellement bouleversées, et le réglage à reprendre élément par élément...

—Héi!...

Deux servants, lâchant leurs culasses, s'étaient jetés en avant, vers la sellette de commandement. Et Fergan, d'instinct, s'élança avec eux.

Le marquis Yorisaka Sadao venait de glisser jusqu'à terre,—sans un cri, sans un gémissement.

Mais son épaule, effroyablement déchirée, laissait ruisseler un tel flot de sang que, déjà, sa face jaune était devenue verte. Un éclat d'obus l'avait évidemment frappé par l'un des trois trous du casque, sans que de la tourelle on entendît rien, à cause du fracas ininterrompu qui régnait au dehors...

Les servants, aidés de Fergan, étendaient leur chef entre les deux pièces. Il n'était pas tout à fait mort. Il fit un signe il parla, très bas, mais d'une voix encore impérieuse:

—A vos postes!...

Les deux hommes obéirent. Fergan seul demeura penché vers le visage du mourant.

Et il se passa alors une chose singulière.

Le sous-officier de la tourelle, tout de suite, était accouru: à lui revenait l'honneur de prendre la place vacante. Il enjamba le corps grisant, se baissa pour ramasser le télémètre échappé de la main sanglante, et, près de monter sur la sellette, fit tourner l'instrument dans ses doigts, de l'air hésitant d'un homme qui s'avoue inexpert... Et Fergan, malgré sa tristesse sincère, sourit:

—Il va s'en servir Dieu sait comme!...

Or, le marquis Yorisaka, se raidissant, souleva sa main droite, et toucha le sous-officier, qui se retourna.

La tête agonisante s'agitait de droite à gauche:

—Non! pas vous!

Et les yeux déjà ternes, se fixèrent sur l'officier anglais, étonné:

—Vous!

Herbert Fergan eut un haut-le-corps stupéfait.

—Moi?

Il hésita trois secondes, Puis il s'agenouilla tout près de Yorisaka Sadao, et il parla bas,—comme on parle à un malade que le délire égare:

—Kimi, je suis Anglais ... neutre...

Il répéta deux fois, articulant bien, accentuant:

—Neutre ... neutre...

Mais il se tut soudain, parce que les lèvres blêmes remuaient, parce qu'un souffle en sortait, un murmure rauque, indistinct d'abord, mais bientôt plus net, affermi, des syllabes, des paroles, un chant:

—Le temps des cerisiers en fleurs n'est pas encore passé.
Maintenant cependant les fleurs devraient tomber,
Tandis que l'amour de ceux qui les regardent
Est à son extrême exaltation...

Herbert Fergan écoutait, et un froid brusque entra dans ses veines.

Les yeux presque morts ne détachaient pas leur regard, un regard immobile et sombre où semblait luire comme le reflet d'une ancienne vision. La voix, renforcée par un miracle d'énergie, chanta encore:

—Il m'a dit: «Cette nuit j'ai rêvé. J'avais ta chevelure autour de mon cou. J'avais tes cheveux comme un collier noir autour de ma nuque et sur ma poitrine...»

Plus pâle qu'Yorisaka lui-même, Herbert Fergan avait reculé d'un pas; et il détournait maintenant la tête pour échapper au regard terrible. Mais il n'échappait pas à la voix, à la voix plus terrible que le regard:

—Je les caressais et c'étaient les miens; et nous étions liés pour toujours ainsi, par la même chevelure, la bouche sur la bouche, ainsi que deux lauriers n'ont souvent qu'une racine...

La voix résonnait comme un cristal près de se rompre. Peu à peu, aux joues de Fergan, le sang était revenu. Et ce sang commençait d'empourprer toute la face d'une rougeur honteuse, humiliée, d'une rougeur de soufflet reçu en plein visage...

La voix acheva, plus pressante, et pareille à la voix d'un créancier âpre, qui tout à coup, impérieusement, réclamerait sa dette:

—Et peu à peu il m'a semblé, tant nos membres étaient confondus, que je devenais toi-même ou que tu entrais en moi comme mon songe...»

La voix, à bout de vie, s'éteignit. Et, seul, le regard s'obstina, lançant, dans une flamme dernière, un ordre véritable, clair, irrésistible...

Alors, Herbert Fergan, le front bas et les yeux vers la terre, céda,—obéit.—De la main du sous-officier, il prit le télémètre. Et il gravit les trois marches de l'échelle médiane, et il s'assit sur la sellette de commandement...

Par bâbord, les cuirassés russes, un à un, reparaissaient. Ils s'éloignaient, rapides...

—Un gentleman doit payer,—murmura Fergan.

Il manœuvrait les vis du télémètre. Dans l'oculaire de la lunette, la cible se profila, agrandie, précisée. Le pavillon de Saint-André montra sa croix bleue, nette sur le champ d'étamine blanche. Herbert Fergan, aide de camp du roi d'Angleterre, vit ce pavillon,—le pavillon du tsar.—Le tsar et le roi n'étaient point ennemis...

—Un gentleman doit payer,—répéta Fergan, sombre.

Il toussa. Sa voix résonna enrouée, mais distincte, résolue:

—Six mille deux cents mètres! Huit millièmes à gauche! Continuez le feu!

Dans le silence qui précéda la double détonation, il y eut, sous l'échelle, un bruit à peine perceptible. Le marquis Yorisaka Sadao avait achevé de mourir, sans tressaillement ni râle, discrètement, décemment, correctement. Sa bouche, toutefois, avant de se fermer pour toujours, avait balbutié deux syllabes japonaises, les deux premières syllabes d'un nom qui ne fut point achevé:

—Mitsou....


XXX

Du sommet de cet amas de débris qui était le seul vestige de la passerelle et du blockhaus emportés tous deux par le même obus, le vicomte Hirata Takamori se pencha une dernière fois sur le trou qui descendait vers le poste central, et jeta un dernier ordre, l'ordre qui terminait la journée, et changeait définitivement la bataille en victoire:

—Cessez le feu!

Au grand mât du Mikasa, le signal de Togo flottait et resplendissait, pareil à l'arc-en-ciel radieux des fins d'orage. Au zénith, parmi les nuages encore livides, une déchirure bleue s'épanouissait en forme de déesse ailée, planant.

Un cri immense volait de navire à navire, plus vite que ne volent les risées du nord-ouest, quand souffle la mousson d'automne: le cri de triomphe du Japon vainqueur, le cri de triomphe de l'antique Asie, affranchie pour jamais du joug européen:

Teikokou banseï!

—Vie éternelle à l'Empire!

Hirata Takamori, debout, répéta trois fois ce cri. Puis, déployant d'un coup sec l'éventail qui n'avait pas quitté sa manche, il promena du sud au nord et de l'ouest à l'est, un regard d'inexprimable orgueil. L'heure, certes, était bonne, et grisait mieux que dix mille coupes de saké! Trente-trois années durant, depuis le jour que sa mère avait accouchée de lui, Hirata Takamori, consciemment ou inconsciemment, n'avait vécu qu'en attendant cette heure. Mais pour l'ivresse sublime qui maintenant le suffoquait et le noyait comme dans une mer d'alcool pur, trente-trois années n'étaient pas une attente trop longue:

Teikokou banseï!

La clameur, à peine apaisée, reprenait et redoublait. A contre-bord des cuirassés, un aviso, le Tatsouta, défilait. Sur sa passerelle, un officier embouchait un porte-voix, et répétait de proche en proche l'ordre du jour dont il était porteur:

—«Les illustres vertus de l'Empereur et l'invisible protection des Ancêtres Impériaux, nous ont donné victoire pleine et entière. A tous qui avez fait de votre mieux, félicitations!»

A cet instant même, le soleil, perçant tout à coup les nuages et la brume, apparut, tangentant l'horizon de l'ouest.

Il apparut tout rouge, pareil à la boule monstrueuse, teinte de feu et de sang, que roule le Dragon Céleste à travers les plaines d'azur ... pareil au disque éblouissant qui règne au centre du pavillon de l'Empire... Et il plongea dans la mer, obliquement.

Hirata Takamori le regardait. C'était comme le symbole de la patrie nipponne, qui flottait là, qui promenait son dernier rayon, sa dernière caresse lumineuse sur ce champ de bataille où tant de sang venait de couler pour que la patrie nipponne fût plus grande!... Et voilà que, soudain, l'allégorie fut précisée, magnifiée: un vaisseau russe, vaincu, désemparé, incendié, traînait au loin, dans l'ouest, son agonie. Tout à coup le soleil atteignit cette carcasse ruinée, cette ombre près de s'engloutir, et l'entoura comme d'un linceul de pourpre et d'or. Les mâts brisés, les cheminées chancelantes, la coque dénivelée, déchirée, se dessinèrent funèbres sur l'orbe éblouissant. Hirata Takamori reconnut ce vaisseau qui allait mourir. C'était le Borodino, l'un de ceux-là mêmes que le Nikkô avait combattus de plus près... Et le soleil, peu à peu, s'enfonça et disparut. Et le vaisseau disparut aussi, en même temps...

Hirata Takamori fit demi-tour. Le Tatsouta s'approchait du Nikkô et le hélait:

—Liberté de manœuvre pour la nuit.—Rendez-vous demain matin à Matsou-shima.

—Bien,—dit Hirata.

—L'amiral désire savoir le nom de l'officier qui a pris le commandement du Nikkô après la destruction du blockhaus?

—C'est moi: le vicomte Hirata.... Hirata shishakou!...

Il omit son prénom et répéta son titre familial, afin que tous les ancêtres eussent leur juste part de l'honneur qui était fait au descendant.

Les deux navires s'éloignaient déjà, emportés par leur erre.

—Vicomte Hirata,—cria l'officier du Tatsouta,—il m'est agréable de vous annoncer la satisfaction particulière de l'amiral, et son intention de vous nommer avec éloge dans son rapport au Divin Empereur.

Sans répliquer, le vicomte Hirata s'inclina jusqu'à terre. Quand il se releva, le Tatsouta n'était plus à portée...

Un trompette traversait le pont, allant d'une échelle à l'autre. Hirata Takamori l'appela, donna l'ordre de sonner le branle-bas du soir...

—On alignera les morts sur la plage arrière, honorablement.

La nuit tombait maintenant, vite. On alluma les feux de position et les feux de route. Hirata Takamori, abdiquant pour un temps ses fonctions de commandant par intérim, quitta la passerelle et fit une ronde à travers les coursives dévastées du Nikkô. Les circuits électriques avaient été hachés. Mais, à force d'ingéniosité et d'adresse, des circuits de fortune avaient pu être rétablis. Et presque partout l'éclairage était normal.

Au bout de sa ronde, Hirata Takamori parvint à la plage arrière, et, ayant salué deux fois, à l'ancienne mode, passa la revue des morts...

Ils étaient trente-neuf. On les avait couchés côté à côte, sur deux rangs, sous la double volée des grands canons jumeaux. Ils dormaient là, leurs corps en loques bien rassemblés et recousus dans des sacs de toile grise, et leurs têtes calmes souriant aux rayons de la lune.

Deux quartiers-maîtres, lanternes en main, éclairèrent chaque visage. Un enseigne, à voix respectueuse, faisait l'appel. Il passa d'abord devant trois sacs vides. On n'avait pas retrouvé vestige du commandant mort, non plus que de l'officier de manœuvre, non plus que de l'officier de tir.

Devant le quatrième sac, l'enseigne nomma:

—Capitaine de vaisseau Herbert W. Fergan.

Hirata Takamori se baissa. L'officier anglais avait été frappé par un éclat d'obus au-dessous du menton, à la gorge même. Les deux carotides étaient tranchées et la moelle épinière en bouillie.

—Où a-t-il été tué?—questionna Hirata.

—Dans la tourelle de 305.

—Hé!... On meurt partout!...

Ce fut toute l'oraison funèbre d'Herbert Fergan.

Devant le cinquième sac, l'enseigne nomma:

—Lieutenant de vaisseau Yorisaka Sadao.

Hirata Takamori s'arrêta net, ouvrit la bouche pour parler, et se tut.

Le cadavre du marquis Yorisaka Sadao avait les yeux grand ouverts. Et ces yeux, vraiment, semblaient regarder encore ... regarder droit devant eux,—droit à travers la vie,—regarder dédaigneusement, orgueilleusement, triomphalement...

Marchant plus vite et d'un pas plus saccadé, le vicomte Hirata avait parcouru l'une après l'autre les deux rangées de visages endormis.

L'enseigne, saluant, allait se retirer. Le vicomte le retint, l'appelant par son nom:

—Narimasa, voulez-vous me faire l'honneur de m'accompagner dans ma chambre?

—Ainsi ferai-je, très honorablement,—répondit renseigne empressé.

Ils descendirent ensemble. Sur un geste du vicomte, l'enseigne s'agenouilla. Il n'y avait point de tatami,—la discipline moderne excluant des navires de guerre les nattes de riz, trop inflammables. Mais Hirata avait jeté par terre deux confortables carreaux de velours.

—Excusez mon impolitesse,—dit-il:—je commettrai l'inconvenance de régler devant vous le service de nuit, avant toute autre chose.

—Je vous supplie de le faire,—dit l'enseigne.

Des sous-officiers entrèrent, auxquels le vicomte donna ses ordres. Et quand tous se furent retirés, Hirata Takamori prit le pinceau, et traça sur deux pages de son bloc-notes plusieurs centaines de caractères bien calligraphiés.

—Excusez-moi,—dit-il encore,—mais tout cela avait son importance.

Il arracha les deux feuilles du bloc-notes et les tendit à l'enseigne.

—Ceci, d'ailleurs, est pour vous ... si vous daignez me faire la grâce d'être l'exécuteur de mes dernières volontés.

Surpris, l'enseigne regarda son chef.

—Oui,—dit Hirata Takamori.—Je vais, Narimasa, me tuer tout à l'heure. Et je vous serai très obligé, à vous qui êtes d'une très noble famille de bons samouraïs, de bien vouloir m'assister dans mon karakiri.

Le jeune officier ne s'étonna plus, et n'eut garde de poser aucune question discourtoise.

—C'est un honneur illustre que vous faites à moi et à tous mes ancêtres,—dit-il simplement.—Je suis très heureux d'être à même de vous servir.

—Voici mon sabre.—dit Hirata.

Il avait dégainé d'un fourreau de laque une splendide lame ancienne, dont la garde était de fer forgé en forme de feuilles de chêne. Il enveloppa cette lame d'un papier de soie, et la tendit à l'enseigne Narimasa.

Je suis à votre disposition, respectueusement, dit l'enseigne en prenant le sabre.

Hirata Takamori s'agenouilla en face de son hôte, et parla selon la politesse:

—Narimasa, puisque vous daignez me servir de second en cette cérémonie, il convient que vous connaissiez ma raison. Ce matin, au cours d'une conversation que le marquis Yorisaka m'avait fait l'honneur de m'accorder, mon intelligence infirme m'a fait prononcer diverses paroles, que ce soir, j'estime avoir été inconvenantes. Il est, je crois, préférable que ces paroles soient effacées.

—Je ne vous contredirai point, si vous en jugez ainsi.

—Aurez-vous donc la bonté d'attendre que j'aie tout préparé pour ce qui nous reste à faire?

—Ainsi ferai-je, très honorablement.

Une sorte de cabinet de toilette était attenant à la chambre. Le vicomte Hirata y passa pour revêtir le costume obligatoire, immuablement fixé par les rites.

Il revint.

—En vérité,—dit-il,—je suis confus, et vous poussez très loin la complaisance.

—Je fais à peine ce que je dois,—dit Narimasa.

Le vicomte Hirata s'était agenouillé de nouveau près de son hôte. Il tenait maintenant dans sa main droite un poignard enveloppé de papier de soie, comme le sabre. Il sourit:

—Ce m'est une grande joie de pouvoir aujourd'hui mourir à mon gré,—dit-il.—Notre victoire est si complète que l'empire peut aisément se passer d'un de ses sujets, et surtout du moins utile.

—Je vous félicite,—dit l'enseigne.—Mais je ne puis approuver votre modestie. Je pense au contraire que rien ne saurait atténuer la perte que va faire l'Empire, si l'exemple irréprochable, que vous nous léguez à tous, ne la réparait presque absolument.

—Je vous suis obligé,—dit Hirata.

Il se détourna et, très lentement, mit la lame du poignard à nu.

—L'exemple du marquis Yorisaka est plus grand que le mien,—dit-il.

Il effleurait du doigt le tranchant du poignard. Sans bruit, l'enseigne se leva du carreau de velours, et, debout derrière le vicomte, étreignit à deux mains la poignée du sabre, nu maintenant comme le poignard.

—Beaucoup plus grand,—répéta le vicomte Hirata.

Il fit un mouvement à peine perceptible. Narimasa, qui se pencha, ne vit plus la lame du poignard. Le ventre était ouvert le plus régulièrement du monde. Un peu de sang coulait déjà.

—Beaucoup plus grand, en vérité,—répéta encore le vicomte Hirata Takamori.

Il parlait toujours aussi net, mais moins fort. Un coin de sa bouche remonta légèrement, premier signe d'une souffrance atroce, impassiblement contenue.

La jambe droite en arrière et le genou gauche plié, Narimasa détendit brusquement le ressort bandé de ses reins, de sa poitrine et de ses deux bras. La tête du vicomte Hirata Takamori, tranchée d'un seul coup, tomba sur les nattes blanches.

On ne vit le sabre que l'instant d'après, quand il se releva, rose.


XXXI

Jean-François Felze, au bas de l'escalier de pierre qui montait à flanc de colline vers le faubourg de Diou Djen Dji, renvoya son kourouma, et commença de gravir les marches familières.

Il pleuvait. De Mogui jusqu'à Nagasaki, il n'avait pas cessé de pleuvoir. Quatre heures durant, les deux hommes-coureurs avaient pataugé dans la boue et les flaques, sans ralentir leur trot ni interrompre le voyage, sauf aux portes des tchayas où l'on doit boire, et devant les boutiques de cordonniers, où il faut changer de sandales. Et l'on était entré dans la ville à bonne allure, en éclaboussant les deux trottoirs de Founa-Daïkou machi. La foule habituelle emplissait le quartier commerçant. Un moutonnement de parapluies couvrait les rues.

Mais l'escalier de Diou Djen Dji, comme toujours, était désert. Et Felze, se hâtant sous les ondées, put atteindre la maison aux lanternes violettes sans que nul passant s'étonnât de voir un ke tôdjin[1] frapper à la porte mystérieuse du grand mandarin chinois, porte que les Japonais eux-mêmes ne franchissaient guère.

—Midi,—avait constaté Felze, au moment d'entrer chez son hôte.

Il appréhenda d'être importun. Un fumeur d'opium s'endort habituellement fort après l'aube, et ne se soucie guère d'être réveillé avant le déclin du soleil. Il est vrai que, pour les voyageurs, les rites ont des accommodements.

—D'ailleurs,—songea Felze,—il est recommandé, sur toutes choses, d'obéir à la volonté des vieillards. Et le très vieux Tcheou Pé-i m'a mandé clairement auprès de lui. En cela au moins sa lettre n'est point ambiguë.

La porte, d'abord ouverte sur l'apparition du domestique vêtu de soie bleue, puis refermée, se rouvrit au bout du laps qu'exige la courtoisie. Et Felze, ayant attendu exactement comme il convenait, ni trop, ni trop peu, se persuada qu'il arrivait à l'heure correcte.

Tcheou Pé-i, en effet, ayant reçu, depuis la veille, un très grand nombre de rapports et de messages, tous d'importance, avait renoncé au sommeil pour la durée entière des événements en cours. Il fumait au lieu de dormir, et luttait ainsi sans effort contre la fatigue d'une veille déjà longue de trente-six heures.

Et il vint au-devant du visiteur, et il le reçut avec tout le cérémonial obligatoire, sans que Felze pût distinguer aucune trace de lassitude ou d'insomnie sur la face jaune aux joues concaves dont la bouche sans lèvres souriait.

Puis, dans la fumerie tendue de satin jaune et brodée, du plafond au plancher, de nobles sentences philosophiques écrites en beaux caractères de soie noire,—après avoir bu le vin chaud qu'apporta, selon la bienséance, le serviteur lettré dont la toque était ornée d'une boule de turquoise,—Jean-François Felze et Tcheou Pé-i se couchèrent au milieu de l'amas soyeux des coussins et des étoffes sur trois nattes superposées, plus fines qu'un tissu de lin.

Et ils parlèrent, face à face, le plateau à opium entre leurs poitrines. Ils parlèrent en observant la bienséance et les règles traditionnelles, tandis que deux enfants, agenouillés près de leurs têtes, chauffaient au-dessus de la lampe verte les lourdes gouttes suspendues au bout des aiguilles, et fixaient la pâte bien cuite sur le fourneau des pipes d'argent, d'ivoire, d'écaille ou de bambou.

—Fenn Ta-Jênn,—avait dit d'abord Tcheou Pé-i,—quand on scella, en ce lieu même et sous mes yeux, la lettre grossière et mal calligraphiée que j'ai eu la témérité de dicter pour vous au moins ignorant de mes secrétaires, j'ai prononcé la parole d'usage: I lou fou sing!—Puisse l'Étoile du Bonheur vous accompagner sur la route!—Car je savais que votre cœur vous pousserait à exaucer sur-le-champ mon humble prière, et à nouer sans perdre une heure les cordons du manteau de voyage. Vous arrivez avec une exactitude solaire. Et je m'aperçois avec honte que j'ai été grandement importun. En sorte que je ne saurais vous remercier jusqu'où je dois.

—Pé-i Ta-Jênn,—avait répliqué Jean-François Felze,—la lettre magnifique que j'ai reçue de vous m'a fait à propos souvenir des préceptes de la philosophie, que j'allais oublier, et m'a rappelé à temps dans le Juste et invariable Milieu[2], d'où j'étais sur le point de sortir. Souffrez que je reçoive avec reconnaissance votre bienfait.

Ils fumèrent. La fumerie était tout obscure. Les draperies opaques excluaient le jour extérieur. On eût cru qu'il faisait pleine nuit. Du plafond les neuf lanternes violettes versaient leur clarté de vitrail. La vie brutale semblait proscrite de ce royaume, infiniment pacifique, où n'avait accès qu'une vie surhumaine,—atténuée, assagie, libérée des passions violentes et vaines, libérée du mouvement inharmonieux.

—A présent,—commença Tcheou Pé-i,—il est convenable que je dissipe pour vous les obscurités de ma lettre, obscurités dues, ainsi que certainement vous l'avez deviné, à la seule infirmité de mon esprit.

—Il m'est impossible,—répliqua Felze,—de souscrire à vos paroles. J'ai vu, dans ce qu'il vous plaît de nommer des obscurités, le sage artifice d'un pinceau très vieux, qui ne se soucie pas de confier à un courrier, même fidèle, la vérité toute nue et imprudente.

Tcheou Pé-i sourit et joignit les mains pour remercier:

—Fenn Ta-Jênn, il m'est délectable d'entendre la musique de votre courtoisie. Permettez-moi d'y répondre en observant la règle: «Quiconque est chargé de délivrer un message ou de publier une nouvelle ne laisse pas le message ou la nouvelle passer une nuit dans sa maison. Il délivre ou publie le jour même.» Fenn Ta-Jênn, ce matin, au second chant du coq, une jonque de la Nation Centrale est entrée dans ce port, et d'autres jonques l'ont suivie. Leurs patrons, gens à mon service, et qui usent leurs cœurs pour accomplir la volonté de l'Auguste Élévation, m'ont instruit, moi le premier, de ce que les autorités de ce royaume ignoraient encore. Je vous en instruis vous-même: hier, non loin d'une île que les hommes du Nippon nomment Tsou-shima, mille et dix mille vaisseaux se sont heurtés sur la mer. L'immense flotte des Oros a succombé dans cette bataille. Il n'en reste que des épaves. Et je me suis souvenu des préceptes du Li Ki, et j'ai pris la liberté de vous les rappeler dans ma lettre: «Au premier mois de l'été, on ne lève pas pour la guerre de grandes multitudes d'hommes. Parce que le Souverain qui domine en ce mois, Iên Ti, l'Empereur du Feu, les vouerait à l'extermination.»

Jean-François Felze, brusquement, s'était redressé. Il s'accouda sur les nattes et faillit oublier la bienséance.

—Que dites-vous, Pé-i Ta-Jênn? La flotte russe vaincue? détruite?... Est-ce que...

Il se retint à temps, conscient de l'énormité qu'il allait commettre, en posant une question à son hôte; indulgent, Tcheou Pé-i s'empressait de parler, masquant ainsi, avec adresse, l'inconséquence du visiteur:

—Beaucoup de rapports m'ont été faits. Je n'ignore maintenant plus rien d'essentiel. Vous plairait-il d'écouter un récit exact?


Debout contre le mur, immobile et muette, la marquise écoutait.


Felze s'était ressaisi:

—Il me plaira, assurément,—dit-il, redevenu décent,—il me plaira d'écouter tout ce que vous jugerez bon de me faire entendre.

—Fumons donc,—dit Tcheou Pé-i,—et souffrez que mon secrétaire intime, à qui la noble langue des Fou-lang-sai n'est pas étrangère, vienne ici nous prêter sa lumière, et lise et traduise la substance utile de tout ce qui nous est arrivé depuis ce matin.

Et, des mains de l'enfant agenouillé près de sa tête, il prit une pipe, cependant que Jean-François Felze, des mains de l'autre enfant, en prenait une autre. Les volutes de fumée grise se mêlèrent autour de la lampe constellée de mouches et de papillons d'émail vert.

Aux pieds des fumeurs, le secrétaire intime, très vieil homme coiffé d'une toque à boule de corail ciselé, s'était accroupi, et lisait de sa voix rauque, inhabile aux sons occidentaux...

—Fenn Ta-Jênn,—dit Tcheou Pé-i, quand fut achevée la longue lecture,—il vous souvient peut-être d'une conversation que nous avons eue, en ce lieu, le lendemain même de votre arrivée dans cette ville. Vous me demandiez alors si j'estimais que le Soleil Levant dût inévitablement succomber dans sa lutte contre les Oros. Je vous répondis que je n'en savais rien, et qu'au surplus cela n'importait pas.

—Il me souvient parfaitement,—dit Felze.—Votre condescendance daigna même me promettre que nous reparlerions ensemble de cette bagatelle, lorsque le temps en serait venu.

—Votre mémoire est irréprochable,—dit Tcheou Pé-i.—Eh bien! Quel temps jamais sera plus favorable que n'est celui-ci? Voilà que le Soleil Levant, loin de succomber, triomphe. Il sied que nous examinions à loisir la vraie valeur de sa victoire. Et si notre examen nous persuade que cette valeur est proprement nulle, nous aurons eu raison d'affirmer jadis que la guerre actuellement en cours est une bagatelle, et que son issue n'importait pas.

Silencieux, Felze, qui venait de fumer, repoussa doucement la pipe chaude, et, posant sur le coussin de cuir sa joue gauche, fixa son regard sur les yeux de son hôte. Tcheou Pé-i fuma lui-même et commença:

—Il est écrit dans le livre de Méng Tzèu. «Vous entreprenez des guerres; vous mettez en péril la vie des chefs et des soldats; vous vous attirez l'inimitié des princes. Votre cœur y trouve-t-il de la joie? Non. Vous agissez ainsi pour la seule poursuite de votre grand dessein, vous désirez étendre les limites de vos États, et tenir sous vos lois jusqu'aux étrangers. Mais poursuivre un tel dessein par de tels moyens, c'est monter sur un arbre pour attraper des poissons. La force s'opposant à la force n'a jamais produit que ruine et barbarie. Il convient seulement de s'appliquer à exercer dans l'administration la bienfaisance. Dès lors, tous les officiers, y compris ceux des nations extérieures, veulent avoir des charges dans votre palais. Tous les laboureurs, y compris ceux des nations extérieures, veulent cultiver la terre dans vos campagnes. Tous les marchands, soit ambulants, soit sédentaires, y compris ceux des nations extérieures, veulent déposer leurs marchandises dans votre marché. S'ils sont disposés de la sorte, qui pourra les arrêter. Je sais un prince qui régnait d'abord sur un territoire de soixante-dix lis, et qui a régné ensuite sur tout l'Empire[3]

Tcheou Pé-i, solennel, ponctua la citation d'une sorte d'exclamation poussée du plus profond de la gorge.

—Il est écrit dans le livre de K'òung Tzèu: «La principauté de Lou penche vers son déclin et se divise en plusieurs parties. Vous ne savez pas lui conserver son intégrité; et vous pensez à exciter une levée de boucliers dans son sein. Je crains bien que vous ne rencontriez de grands embarras non pas sur la frontière, mais dans l'intérieur même de votre maison[4]

Tcheou Pé-i répéta son exclamation respectueuse; puis, ayant fermé les yeux:

—Il me paraît que ces textes s'appliquent avec une égale justesse à l'Empire des Oros, vaincu, et au royaume du Soleil Levant, vainqueur. Tout peuple qui engage une guerre inutile et sanglante abdique sa sagesse ancienne et renie la civilisation.

C'est pourquoi il n'importe aucunement que le nouveau Japon, barbare, ait abattu la nouvelle Russie, barbare. Il n'aurait pas importé davantage que la nouvelle Russie eût abattu le nouveau Japon. C'était le combat du tigre rayé contre le tigre ocellé. L'issue de ce combat est sans intérêt pour les hommes.

Il appuya sa bouche sans lèvres contre le jade d'une pipe que lui tendait l'enfant agenouillé, et, d'un seul trait, aspira toute la fumée grise.

—Sans intérêt,—répéta-t-il.

Ses yeux rouverts promenaient de droite à gauche leurs lueurs perspicaces.

—Ma mémoire à moi—reprit-il après un silence—est tout à fait infidèle et incertaine. Mais, au cours de la conversation que nous avons eue, le lendemain de votre arrivée dans cette ville, vous avez prononcé des paroles si mémorables que je n'ai pu, malgré mon infirmité, les oublier. Vous avez très ingénieusement comparé l'Empire à un vase enfermant la précieuse liqueur des anciens préceptes. Et vous avez, non sans grande raison, redouté pour la liqueur inestimable la fragilité du vase impérial. Si l'Empire est en effet subjugué, qu'adviendra-t-il des anciens préceptes? A cette question très philosophique, la pauvreté de mon intelligence ne me permit point de répondre sur-le-champ. Je réponds, après dix mille réflexions et méditations, je réponds aujourd'hui, éclairé enfin par les événements. L'immortalité des anciens préceptes n'est pas liée à la vie périssable de l'Empire. L'Empire peut être subjugué: pourvu que le Fils du Ciel ait fait son devoir jusqu'au bout, observé les rites, gardé les cinq lois morales, et pratiqué les trois vertus indispensables, qui sont l'humanité, la prudence et la force d'âme; pourvu que chaque prince, chaque ministre, chaque préfet, chaque homme du peuple aient pareillement fait leur devoir, observé les rites, gardé les cinq lois et pratiqué les trois vertus, il n'importe en rien que l'Empire soit vaincu ou soit vainqueur. Il n'importe en rien que tous ses habitants soient morts ou soient vivants. S'ils sont morts, leur exemple irréprochable leur survit, et leurs ennemis mêmes sont contraints de l'admirer et de le suivre. Et l'immortalité des anciens préceptes en est renouvelée et rajeunie. Au contraire, la nation qui s'écarte du Milieu Invariable en vue d'un avantage momentané, d'un succès fugitif, d'une gloire apparente ou d'un profit mensonger, compromet gravement sa réputation et son honneur, et ne peut plus laisser dans l'histoire qu'un souvenir souillé, capable de corrompre par contagion toutes les nations à venir, jusqu'à la trentième et jusqu'à la soixantième génération.

Il suspendit son discours pour considérer attentivement la pipée fort grosse que l'enfant agenouillé près du plateau de nacre venait de coller sur un fourneau nettoyé de frais. Puis concluant:

—Que pèse la destinée matérielle d'une seule nation, en regard de l'évolution morale de l'humanité entière?

Ayant jugé de la sorte, il fuma coup sur coup deux pipes. Et la drogue ayant versé de l'indulgence dans son âme, il sourit:

—Le royaume du Soleil Levant, trop jeune, ignore ces choses. Il les saurait, s'il avait vécu, comme la Nation Centrale, dix mille années, et si, d'année en année, il était devenu plus sage.

Felze avait écouté sans rien dire. Mais Tcheou Pé-i ne parlant plus, la courtoisie maintenant ordonnait au visiteur de rompre le silence. Et le visiteur s'en souvint.

—Pé-i Ta-Jênn,—dit-il,—vous êtes mon frère aîné, très vieux et très sage. Et, certes, je ne reprendrai pas un seul mot dans tout ce que vous avez dit. Comme vous, je pense que le royaume du Soleil Levant est un royaume jeune. Les jeunes royaumes sont comme les jeunes hommes: ils aiment la vie d'un amour exagéré. Pour ne pas mourir, le royaume du Soleil Levant s'est écarté du Milieu Invariable. Son excuse réside dans la beauté de la vie et dans la laideur de la mort. Pé-i Ta-Jênn, aimer la vie est une vertu.

—Oui,—prononça le fumeur.—Mais la pratique d'aucune vertu ne doit conduire les hommes hors du Milieu Invariable, hors de la Loi Primordiale, base et piédestal de la société et du monde.

Il se renversa sur le dos, et toucha de la nuque l'oreiller de cuir. Sa main aux ongles démesurés s'éleva vers les lanternes du plafond.

—Sous la dynastie Han,—dit il,—un Empereur régna, qui se nommait Kao. Il avait, se conformant aux rites, une épouse-impératrice, du nom de Lu, et une concubine-princesse, du nom de Tsi.

«Et celle-là lui avait donné un fils, prince du premier rang, qu'on appelait Hoéi; et celle-ci lui avait donné un fils, prince du second rang, qu'on appelait Joui.

«Or, quand l'Empereur fut plein de jours, il manda ses ministres et ses grands préfets, et les interrogea afin de savoir si les philosophes de l'antiquité autorisaient les souverains de la Nation Centrale à changer l'ordre de succession au trône, et si lui, Kao, pouvait par conséquent suivre le désir de son cœur, et léguer le pouvoir au prince du second rang, Joui, plutôt qu'au prince du premier rang, Hoéi. A quoi les ministres et les grands préfets répondirent que non. Alors, obéissant aux philosophes, l'Empereur Kao légua le pouvoir au prince du premier rang, Hoéi, puis tomba majestueusement (dans la mort), comme tombe la cime d'une haute montagne[5].

«En ce temps-là, le prince du premier rang, Hoéi, n'était pas encore capable de diriger lui-même les cérémonies en l'honneur des esprits qui veillent sur la terre et les grains. Devenu Empereur, il porta des vêtements très courts[6]. En sorte que l'épouse-impératrice, Lu, exerça la régence.

«C'était une femme au cœur dur.

«Elle fit d'abord emprisonner la princesse concubine Tsi, la réservant pour des supplices. Elle ordonna ensuite que le prince du second rang, Joui, fût empoisonné; et elle envoya le poison au précepteur de ce prince.

«Mais le précepteur, homme juste, ayant relu tous les livres sacrés et tous les livres classiques, n'y trouva pas l'autorisation de tuer l'élève à lui confié par le Fils du Ciel défunt. C'est pourquoi, plutôt que d'obéir, il but lui-même le poison.

«Et la nouvelle en étant parvenue aux oreilles de l'Empereur-enfant, Hoéi, celui-ci, plein d'admiration et de pitié, prit sous sa protection le prince-enfant, Joui, et la mère de ce prince, Tsi. Et l'impératrice-régente, Lu, n'osa pas poursuivre sur-le-champ ses desseins noirs.

«Elle attendit, comme attend le tigre rayé, lorsqu'il guette le départ du berger pour ensanglanter le troupeau. Et quand vint le troisième mois de l'été, l'Empereur étant allé, comme il est prescrit, pêcher les grandes tortues marines, elle profita de cette absence.

«Elle tua d'abord de ses mains le prince du second rang, Joui, en lui traversant la cervelle de longues aiguilles. Elle tira ensuite de prison la mère de ce prince, Tsi, et lui coupa le nez, les lèvres et les quatre membres à l'articulation des coudes et des genoux. Enfin, lui ayant diminué les oreilles au fer rouge, en forme d'oreilles de porc, elle lui fit boire un philtre qui ôte l'intelligence et la condamna à vivre sur le fumier, au sud du palais, et à porter le nom de truie humaine.

«Toutes choses évidemment inspirées par l'esprit de rancune; et cruelles.

«L'Empereur Hoéi, cependant, revenait, ayant pêché les grandes tortues marines. Arrivant au palais par la plaine du sud, il vit, en passant, la truie humaine. Et, saisi d'horreur à cette vue, il s'écria, avant d'avoir réfléchi: «Ceci est contraire à l'humanité. Ma mère a eu tort.»

«Or, cette histoire nous est rapportée dans toutes les annales de l'Empire, par tous les philosophes et par tous les grands lettrés.

«Et toutes les annales, et tous les philosophes, et tous les grands lettrés s'accordent à ne pas blâmer l'impératrice-régente, Lu, quoi qu'elle ait effectivement manqué à la vertu d'humanité, mais sans outrepasser son droit d'impératrice-régente, maîtresse absolue en l'absence de l'Empereur-enfant.

«Et toutes les annales, et tous les philosophes, et tous les grands lettrés s'accordent à blâmer l'Empereur-enfant, Hoéi, quoi qu'il ait observé la vertu d'humanité, mais en manquant à la Loi Primordiale, laquelle ordonne aux fils de ne jamais juger leurs mères. Car il est écrit dans le Néi Tse[7]: «En présence de leurs parents, les fils obéissent et se taisent.»

Tcheou Pé-i laissa retomber sa main, et se tut. Et cette fois, Jean-François Felze ne répliqua pas.

La fumée grise emplissait maintenant la fumerie d'un brouillard odorant. Au-dessus de ce brouillard, les neuf lanternes violettes brillaient comme brillent les étoiles dans une nuit de novembre, embrumée. Plusieurs heures avaient coulé, onctueuses comme du lait.

Et Jean-François Felze, reconquis peu à peu par la drogue souveraine, commençait d'oublier toutes choses extérieures, et doutait de bonne foi qu'il existât, hors de ces murs de satin jaune, un monde réel où des êtres vivaient et ne fumaient point...

Mais Tcheou Pé-i, tout à coup, toussa deux fois, et sa voix rauque résonna encore, dissipant le rêve presque cristallisé du visiteur:

—Fenn Ta-Jênn, quand le philosophe s'est élevé jusqu'aux spéculations suprêmes de la pensée, il n'en redescend pas sans effort vers les incidents médiocres de la vie. K'oung Tzèu toutefois excellait en cela. Et il sied que, très humblement, nous l'imitions. Sachez donc, après avoir su tout le reste, que plusieurs des hommes que vous avez connus dans ce pays sont morts hier: le marquis Yorisaka Sadao, et son ami le vicomte Hirata Takamori, et son autre ami, l'étranger de la Nation aux Cheveux Rouges. Tous ont péri glorieusement selon la morale des guerriers.

Trop de pipes avaient, l'une après l'autre, insinué leur vertu sereine dans l'âme de Jean-François Felze. Jean-François Felze, apprenant de la sorte le deuil total et la ruine du seul foyer nippon où il eût été reçu en ami, ne s'émut pas.

—Cette mort est triste,—dit-il simplement,—à cause de la solitude très lamentable où va vivre désormais la marquise Yorisaka Mitsouko, laquelle perd du même coup son mari et ses amis les plus chers.

—Oui,—dit Tcheou Pé-i.

Il parla d'une voix plus grave:

—Avant qu'une folie coupable ne perturbât ce royaume, les règles du deuil y étaient observées. La femme privée de son mari prenait la robe de grosse toile bise sans ourlets, et portait la ceinture et le bandeau faits de deux torons de chanvre tordus ensemble;—cela pour trois années. Elle s'abstenait de parler avec élégance. Elle se privait de nourriture afin de pâlir convenablement son visage. Souvent même, elle entrait au couvent et y attendait la mort.

—Les femmes d'aujourd'hui—reconnut Felze ont moins de vertu.

—Oui,—dit encore Tcheou Pé-i.

Ses yeux aigus scrutaient le visiteur.

—Fenn Ta-Jênn,—reprit-il au bout d'un temps,—je sais et vous savez le commandement des rites: «Les hommes ne parleront pas de ce qui concerne les femmes, et ce qui est dit et fait dans le gynécée ne sortira pas du gynécée». Je ne désobéirai point à ce commandement. Mais je songe que tout à l'heure, et quoique la marquise Yorisaka Mitsouko ait souvent négligé la modestie féminine et, de la sorte, enfreint la Loi Primordiale, vous voudrez vous-même observer la vertu d'humanité, et lui apprendre avec ménagement le malheur qui la frappe, malheur qu'elle apprendrait demain matin, d'un autre que vous, sans nulle préparation. C'est pourquoi je vous dirai, prudemment, ce qu'il faut que vous n'ignoriez point. Naguère, vous me demandiez si j'estimais qu'une femme, dont le mari s'est écarté de la voie droite, manque à son devoir, en prenant, elle aussi, le sentier détourné, afin de marcher dans les traces de celui qu'elle a promis de suivre pas à pas jusqu'à la mort. J'ai réservé ma réponse, me taisant par ignorance. Je réponds maintenant, instruit: il est possible que la femme dont nous venons de parler ait pris le sentier détourné afin de marcher dans les traces, non pas de son mari, mais d'un autre homme. Et peut-être ne sera-ce pas en apprenant la mort du marquis Yorisaka, que la marquise Yorisaka pleurera.

—Herbert Fergan,—murmura Felze hésitant...

—Vous avez appris ce que vous deviez apprendre,—interrompit Tchéou Pe-i.—Souffrez qu'à présent nous fumions comme il convient, dans la pipe de bambou noir.

Et lorsqu'ils eurent fumé, il ajouta:

—La flamme de la lampe baisse.

Un serviteur se hâta, apportant une burette d'huile et un flambeau allumé. Felze, alors se souvint qu'il est écrit dans le Kiou-Li[8]:

«Levez-vous quand les torches arrivent.»

Et, observant tout le cérémonial, il prit congé.

[1] Ke tôdjin, barbare hirsute, ou baka tôdjin, imbécile barbare,—étranger.

[2] L'Invariable Milieu (Tchoug Ioung), où Confucius a placé l'absolue sagesse.

[3] Méng-Tzèu, liv. I, chap. i.

[4] Lioun Iou, liv. VIII, chap. xvi.

[5] Périphrase rituelle pour exprimer qu'un Fils du Ciel est mort.

[6] Périphrase rituelle pour exprimer qu'un Fils du Ciel n'est pas majeur. Le respect interdit aux Chinois de compter l'âge de l'Empereur.

[7] Dixième livre du Li Ki.

[8] Livre premier du Li Ki,—Kiou Li,—Petites Règles de Bienséance.


XXXII

Dehors, la pluie avait cessé. Les nuages épuisés abandonnaient leurs teintes livides. Des flèches de soleil les perçaient çà et là. Et la campagne, encore verte d'eau fraîche et déjà dorée de lumière, avait remis sa robe de printemps.

Jean-François Felze marcha lentement, humant à pleins poumons la senteur vivante de la terre, et rassasiant ses yeux de la clarté pure du jour.

Au bas de l'escalier de Diou Djen Dji, il pensa tout à coup à consulter sa montre:

—Trois heures et demie déjà! Eh! il n'est que temps d'aller au coteau des Cigognes: où je risque fort de trouver visage de bois...

Il se hâta vers les rues fréquentées, où l'on a chance de trouver des kouroumas maraudeurs.

—Corvée, corvée, corvée!—songeait-il.—Pauvre petite! N'importé comment, je la plains de toute mon âme! Et qu'elle pleure Herbert Fergan ou Yorisaka Sadao, je pleurerai de bon cœur avec elle!

Il hocha la tête. Il se souvenait du garden-party à bord de l'Yseult, et de Mrs. Hockley et du prince Alghero....

—Las!—murmura-t-il.—L'alcool d'Europe monte vite à la tête d'une mousmé, cette mousmé fût-elle marquise!...

Rue Megasaki, il n'y avait point de kourouma. Et il n'y en avait point non plus rue Hirobaba. Felze gagna Moto-Kago machi l'inévitable. Une foule opaque s'y pressait et s'y bousculait, et il ne fallait pas avoir une longue pratique des foules japonaises pour voir du premier coup d'œil que celle-ci était tout hors d'elle-même et bouleversée par une extraordinaire émotion. La nouvelle de la grande victoire remportée la veille venait d'être répandue dans Nagasaki. Et déjà chaque boutique, chaque logis, chaque fenêtre s'ornait précipitamment de drapeaux et de banderoles. Surexcitée follement, ivre d'orgueil et de triomphe, la foule abandonnait la mesure et la décence nationale et manifestait sa joie presque comme les cohues d'Occident manifestent la leur. Il y avait des cris, des chants, des cortèges. Il y avait des bagarres et presque des rixes. Il y avait des énergumènes et peut-être des ivrognes. Felze, s'efforçant de traverser la rue pour gagner le quai, faillit tomber. Deux mousmés s'étaient précipitées contre ses jambes, deux mousmés qui couraient et s'égosillaient, leurs belles coques noires en grand désordre, des mèches flottant au vent.

—Las!—dit encore Felze.—Il n'importe véritablement pas beaucoup que le nouveau Japon ait vaincu la Russie, nouvelle ou vieille...

Sur le quai les kouroumayas n'avaient toutefois point perdu leur ancienne courtoisie. Et Felze, ayant prononcé les mots magiques: Yorisaka koshakou, il y eut grande concurrence parmi toute la gent trotteuse, pour l'honneur de conduire l'étranger très honorable chez le noble marquis, jadis daïmio...


XXXIII

Dans le boudoir pompadour, entre le piano d'Erard et la glace à cadre doré, rien n'était changé. Par les fenêtres à vitres, des rayons de soleil entraient joyeusement, répandant partout un air de fête, et parsemant de pierreries multicolores les fleurs des porte-bouquets. Felze observa que ces fleurs n'étaient plus comme jadis des branches coupées aux cerisiers nationaux, mais des orchidées américaines...

—Qui sait!—songea-t-il, soudain amer.—L'Amérique a passé par là... Herbert Fergan lui-même n'obtiendra peut-être pas une larme! Tant mieux et tant pis!

Il s'était approché de la fenêtre, il regardait le jardin minuscule, et ses rocailles, et ses cascades, et ses forêts pour Lilliputiens. Une voix qu'il n'avait point oubliée, une voix chantante et douce, menue comme un cri d'oiseau, répéta tout à coup derrière lui, la phrase de bienvenue qui l'avait accueilli pour la première fois, dans ce même salon, six semaines auparavant:

—Oh! cher maître!... Que je suis confuse de vous avoir fait attendre si longtemps!

Et, toujours comme jadis, une menotte d'ivoire clair se tendit vers le baiser.

Mais cette fois, Felze, ayant touché de ses lèvres les doigts soyeux, ne répondit rien à la phrase d'accueil.

Sans prendre garde à ce silence, la marquise Yorisaka bavardait gaiement:

—Hé! nous pensions bien, Mrs. Hockley et moi, que vous auriez bientôt assez de votre excursion! Avez-vous été très loin? N'avez-vous pas reçu trop de pluie? Rapportez-vous de belles esquisses? Dès demain, j'irai à bord de l'Yseult, et je veux absolument que vous me montriez tout!

Elle parlait avec plus de hardiesse qu'autrefois. Elle était vêtue d'une robe Louis XV en mousseline brodée, rose sur rose. Elle portait une capeline de tulle à grandes brides nouées. Elle s'appuyait sur une ombrelle à falbalas, rose comme la robe. Et dans cet accoutrement, combiné pour la taille des femmes que l'on rencontre au Pré Catelan ou à Armenonville, elle paraissait, petite, petite, petite...

Felze toussa trois fois, puis entama une phrase:

—Je suis revenu...

—Hé!—dit la marquise Yorisaka,—je suis si contente que vous soyez revenu!

—Je suis revenu—répéta Felze...

Et il se tut, regardant très fixement la jeune femme.

Elle souriait. Mais sans doute les yeux de Felze parlèrent-ils à cet instant plus clairement que sa bouche. Le sourire s'effaça brusquement des jolies lèvres fardées, et sur les yeux obliques et minces les cils battirent inquiets:

—Vous êtes revenu?...

Entre les grandes brides de tulle rose, sous la capeline fanfreluchée, le visage, tout d'un coup métamorphosé, était redevenu intensément asiatique.

Quatre secondes passèrent, lentes comme quatre minutes. La voix menue parla de nouveau; et elle ne chantait plus du tout, devenue mystérieusement unie, monotone, grise:

—Vous êtes revenu ... pour?...

Laborieusement, Felze acheva:

—Pour vous dire ... qu'hier ... du côté de Tsou-shima, il s'est livré une grande bataille...

Il y eut un bruit de soie froissée. L'ombrelle à falbalas était tombée. Elle resta par terre.

—Une très grande bataille ... entre l'escadre russe et la flotte japonaise... Vous ne saviez pas encore?...

Il s'interrompit comme pour reprendre haleine. Debout contre le mur, immobile et muette, la marquise Yorisaka Mitsouko écoutait:

—Non, vous ne pouvez pas encore savoir... Une très grande bataille. Très sanglante, naturellement... Oui, beaucoup de blessés...

Elle ne bougeait pas, elle ne parlait plus. Elle s'adossait toujours au mur; elle faisait face au messager sinistre..

—Beaucoup de blessés... Ainsi je crois savoir que le vicomte Hirata...

Elle ne remua pas...

—Et le marquis Yorisaka lui-même...

Pas un tressaillement.

—Et le commandant Herbert Fergan...

Pas un clignement de paupières.

—Sont ... blessés...

Dans la gorge de Felze, les mots s'embarrassaient:

—Blessés ... grièvement blessés...

Le mot terrible ne voulait pas sortir. Quatre secondes encore se traînèrent.

—Morts,—dit enfin Felze, très bas.

Il avait ouvert les mains. Il avança légèrement les bras, prêt à soutenir la victime. Il avait vu souvent, en pareil cas, des femmes s'évanouir. Mais la marquise Yorisaka Mitsouko ne s'évanouit pas.

Alors, il s'éloigna un peu, pour mieux la voir. Toujours immobile et debout, on l'eût dit clouée à son mur,—crucifiée. Elle était très pâle. Elle semblait tout d'un coup grandie.

—Morts,—redit Felze,—morts très glorieusement.

Et il se tut, ne trouvant plus de paroles.

Alors les lèvres fardées s'agitèrent. Dans tout le visage figé et glacé, ces lèvres seules semblaient vivre, avec les yeux,—les yeux grands ouverts, pareils à deux lampes funéraires bien allumées:

—Défaite?... ou victoire?...

—Victoire!—affirma Felze.

Il appuya:

—Victoire décisive: la flotte russe a succombé tout entière. Il n'en reste plus que des épaves. Ce n'est pas en vain que tant d'hommes héroïques ont versé leur sang. Le Japon, à jamais, triomphe!

Aux joues blêmes, une rougeur, lentement, remonta. La bouche étroite parla de nouveau, de la même voix grise et calme:

—Merci... Adieu...

Et Felze, ainsi congédié, salua et recula vers la porte.

Sur le seuil il s'arrêta pour saluer encore...

La marquise Yorisaka n'avait pas bougé. Elle demeurait rigide et raidie, indéchiffrable, inconnaissable,—asiatique, asiatique des talons aux cheveux, asiatique à ce point qu'on n'apercevait plus sa défroque occidentale. Et le mur tendu de soie lui faisait une sorte de cadre, au milieu duquel elle apparaissait à présent, grande, grande, grande...


XXXIV

Au-dessus du temple d'O-Souwa, dans le petit parc de la colline Nishi, parmi les camphriers centenaires, les érables et les cryptomérias d'où pendaient toujours de splendides glycines arborescentes, Jean-François Felze, une heure durant, avait erré.

Sa rêverie, d'instinct, l'avait conduit là, en sortant de cette villa du coteau des Cigognes dont la porte s'était refermée derrière lui, à peu près comme se referme la porte d'un tombeau sur les talons des fossoyeurs. Il avait eu besoin, tout de suite, de solitude, d'ombre et de silence. Machinalement, il avait marché jusqu'au petit parc, distant de moins d'un mille. Et les allées touffues et la futaie profonde l'avaient retenu. Il était monté, par l'allée de l'est, jusqu'au sommet de la colline. Il en était redescendu par l'allée de l'ouest. Il s'était arrêté aux coudes du chemin, pour contempler les vallons verts ondulants vers la plaine, et la ville couleur de brume assise au bord du fiord couleur d'acier. Il avait plongé son regard dans les cours et dans les jardins du grand temple. Il s'était promené sur la terrasse du sud, plantée de cerisiers en quinconces...

Et partout il avait vu, au lieu du paysage étalé sous ses yeux, l'image, gravée sur sa rétine, d'une femme debout, adossée contre un mur...

A présent, il avait quitté le petit parc. Très las, il voulait regagner la ville, regagner l'Yseult, et se reposer enfin, chez lui, dans sa cabine, de ce voyage trop long, et trop lugubrement terminé... Mais une obsession mystérieuse l'égarait, le détournait de sa route. Il avait pris à droite au lieu de prendre à gauche. Et il se retrouvait au flanc du coteau des Cigognes, à cent pas à peine de la maison en deuil...

Il s'était arrêté net. Il allait rebrousser chemin. Un trot précipité de kouroumayas lui fit relever la tête. Il s'entendit nommer:

—François! est-ce vous?

Une dizaine de kouroumas accouraient à la queue leu leu, chargés de toilettes claires et de jaquettes à orchidées. Tout le Nagasaki américain était là. et Mrs. Hockley à sa tête, Mrs. Hockley, plus belle que jamais, dans une robe de mousseline, brodée rose sur rose, sœur jumelle de la robe que Felze avait vue tout à l'heure sur la marquise Yorisaka Mitsouko.

Le kourouma de Mrs. Hockley avait fait une halte brusque, et tous les kouroumas qui le suivaient butaient à qui mieux mieux les uns sur les autres.

—François!—disait Mrs. Hockley,—êtes-vous réellement de retour? Je suis heureuse de vous voir. Venez avec nous: nous allons tous ensemble, en pique-nique, goûter dans une forêt très belle que le prince Alghero connaît. Et nous devons prendre ici la-marquise Yorisaka...

—Voulez-vous d'abord m'écouter?—dit Felze.

Elle avait mis pied à terre. Il s'approcha d'elle, et, négligeant tout préambule:

—Je viens de voir, moi, la marquise. Et je vous avertis tout de suite: le marquis a été tué hier, à Tsou-shima.

—Oh!—exclama Mrs. Hockley.

Elle avait crié si fort que tout le pique-nique fut dans l'instant à bas des kouroumas, et, mis au courant, s'apitoya dans diverses langues:

—Pauvre, pauvre, pauvre petite chérie!... Mitsouko darling!... what a pity!... O poverina!...

—Je pense qu'il faut aller sur-le-champ la consoler,—dit Mrs. Hockley.—Je vais donc, et j'emmène d'abord le prince Alghero, qui est particulièrement intime avec la marquise. Je reviendrai ensuite chercher tout le monde.

Elle marcha résolument jusqu'à la porte. Elle frappa. Mais, pour la première fois, la nê-san portière n'ouvrit point et ne tomba point à quatre pattes devant la visiteuse. Derechef, Mrs. Hockley frappa, frappa plus fort, ébranla des deux poings le battant clos. Et le battant clos ne céda point.

Dépitée, Mrs. Hockley recula jusqu'aux kouroumas, et prit à témoin l'assistance.

—Il est incroyable que dans cette maison personne n'entende ni ne réponde. Assurément, la marquise n'est point informée. Car il lui serait doux et réconfortant d'avoir en ce moment ses amis autour d'elle. Je songe aux moyens de lui faire parvenir un message...

—Inutile,—dit Felze soudain.—Voyez!

La porte, à laquelle personne ne frappait plus, venait de s'ouvrir. Et un singulier cortège en sortait.

Des serviteurs, des servantes, tous et toutes en vêtements de voyage, tous et toutes chargés et encombrés de ces jolis paquets bien pliés, de ces jolies boîtes bien menuisées, de ces jolis sacs de papier bien indéchirables, qui sont les malles et les valises nationales du vieux Nippon, s'en allaient à petits pas, trottinant les uns après les autres, s'en allaient par le sentier de l'ouest, celui qui mène à la station de chemin de fer de Nagasaki à Moji, à Kyôto et à Tôkiô...

Et, tout à coup, derrière les servantes et les serviteurs, et suivi lui-même d'autres serviteurs et d'autres servantes, un kourouma franchit la porte et prit le sentier qui mène à la station ... un kourouma traîné par deux hommes-coureurs ... un kourouma de maître, très élégant... Sur les coussins, une forme blanche était assise...

Une forme blanche. Une femme en deuil, vêtue à l'ancienne mode, de toile unie sans ourlets, comme les rites prescrivent que soient vêtues les veuves. Une femme qui s'en allait, raide et hiératique, la tête droite et les yeux fixes:—la marquise Yorisaka...

Elle passa. Elle passa près du prince Alghero, sans lui donner un regard. Elle passa près de Mrs. Hockley, sans prononcer un mot. Elle passa près de Jean-François Felze...

Elle s'éloigna sur le sentier, lentement, et toujours entourée de son escorte...

Jean-François Felze arrêta le dernier serviteur, et l'interrogea en japonais:

—C'est la marquise Yorisaka Mitsouko,—répondit l'homme:—Yorisaka koshakou foudjin.—Son mari à été tué hier à la guerre. Elle va à Kyôto, pour vivre dans le couvent bouddhiste des filles de daïmios,—pour y vivre sous le cilice et pour y mourir,—honorablement.

Atlantique, an 1326 de l'Hégire.

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