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La Becquée

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The Project Gutenberg eBook of La Becquée

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Title: La Becquée

Author: René Boylesve

Release date: November 19, 2008 [eBook #27296]
Most recently updated: January 4, 2021

Language: French

Credits: Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA BECQUÉE ***

Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Pierre

Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

RENÉ BOYLESVE

LA BECQUÉE

ROMAN
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3

DU MÊME AUTEUR:

LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS.

LES BAINS DE BADE (épuisé).

SAINTE MARIE DES FLEURS.
LE PARFUM DES ILES BORROMÉES.
MADEMOISELLE CLOQUE.

RENÉ BOYLESVE

La Becquée

roman

PARIS
ÉDITIONS DE LA REVUE BLANCHE
23, BOULEVARD DES ITALIENS, 23

1901

À LOUIS GANDERAX

en témoignage de haute estime.

«Après avoir vu clairement que le travail des livres et la recherche de l'expression nous conduit tous au paradoxe, j'ai résolu de ne sacrifier jamais qu'à la conviction et à la vérité, afin que cet élément de sincérité complète et profonde dominât dans mes livres et leur donnât le caractère sacré que doit donner la présence divine du vrai, ce caractère qui fait venir des larmes sur le bord de nos yeux lorsqu'un enfant nous atteste ce qu'il a vu.»

(ALFRED DE VIGNY, Journal d'un poète.)

On me dit qu'il est imprudent de publier un roman qui ne traite pas des moeurs de Paris; d'autre prétendent que le roman de moeurs, fussent-elles parisiennes, a vécu. Ces opinions m'inquiéteraient beaucoup si je m'étais proposé, en écrivant mon livre, de séduire un certain public; mais, si je m'étais proposé cela, je serais encore bien plus inquiet de la valeur de mon livre…

Pour moi, écrire, c'est apaiser une fringale. Mon sujet pourra plaire ou non, mais je suis sûr d'y avoir mis un feu qui touchera quelqu'un.

_Je suis retourné, un jour, dans le pays où j'ai été enfant, où mes parents sont morts et où ils étaient nés. J'ai poussé la grille du jardin et la porte d'entrée; j'ai ouvert des placards; j'ai marché dans un long corridor; et la maison déserte se repeuplait et s'animait dans ma mémoire. J'ai été si ému par tout ce que je revoyais que, même longtemps après mon retour à Paris où l'on oublie tout, l'ébranlement de mon petit voyage persista et me parut d'un ordre supérieur à la plupart de mes souvenirs. C'est, je le crois, parce qu'il était fait d'un élément dépassant de haut mes émotions personnelles, et que les scènes et les figures que l'air natal m'évoquait étaient les scènes et les figures communes à la famille provinciale française qui a élevé les hommes âgés aujourd'hui d'environ trente ans.

J'ai pensé que ce caractère était digne d'être rapporté et j'ai tâché de le rendre en historien fidèle et en bon poète, j'espère: deux qualités sans lesquelles il est bien vain d'écrire des romans._

R.B.

LA BECQUÉE

«Ressemblans aux petits oysellets qui ne peuvent encore voler, et qui baillent tousjours attendans la becquée d'autruy.»

AMYOT.

I

L'ÉVÉNEMENT

Les petites Pergeline montrèrent le nez en riant: elles ne se tenaient pas de joie lorsqu'elles avaient pu entrer sans sonner, et parvenir à pas de loup, par le corridor, jusqu'à l'entrée de la cour.

Mais elles prirent aussitôt la figure penchée de toutes les personnes qui se présentaient à la maison:

—Mon «pauvre» Riquet, est-ce qu'on peut monter dire bonjour à ta «pauvre» maman?

La bonne, Adèle, qui allait puiser de l'eau, répondit pour moi:

—Bien sûr que oui, mesdemoiselles. Madame a voulu se lever pour voir passer monsieur en militaire. Vous la trouverez sur son fauteuil en attendant le tambour… Et chez vous? toujours pas de nouvelles de ce «pauvre» M. Paul?

Les deux jeunes filles levèrent les sourcils et les bras:

—Rien. Mais les Prussiens sont à Tours; ils ont lancé un obus contre l'Hôtel de Ville, et un autre qui a tué trois personnes, rue Royale.

—À Tours! mon bon Jésus! si près de chez nous! N'allez pas répéter ça là-haut; madame a une peur!…

Elles tournèrent les talons, chacune un doigt aux lèvres.

Adèle accrocha l'anse de son seau à la boucle humide du puits mitoyen, et sollicita d'une main la chaîne qui se dévida rapidement en faisant grincer la poulie. À ces cris d'oiseau, il était rare que la servante du capitaine Chevreau ne se montrât pas de l'autre côté; et les deux femmes causaient pendant que le seau buvait. Quelquefois, on apercevait le vieil officier retraité fumant la pipe ou sciant du bois dans sa cour.

La domestique voisine entre-bâilla en effet la porte du puits. Elle avait l'oeil émerillonné; elle nouait les brides d'un bonnet propre:

—Ils sont partis du bout de la ville, dit-elle. Dans cinq minutes, ils vont passer sous les fenêtres!… C'est monsieur qui les commande tous!… Une, deusse! une, deusse! faut voir!… et de la musique, et des rataplans!…

—Montez vite, me dit Adèle.

La malade était assise près d'une fenêtre. Elle portait un peignoir de laine rayé de blanc et de bleu. Elle avait une figure régulière et douce; elle se plaignait du poids de ses cheveux; ses yeux semblaient toujours vous regarder de loin; on n'osait pas toucher ses tempes, en l'embrassant, tant la peau était mince sur les fins ruisseaux des veines.

Elle m'attira et me tint longtemps près de sa joue, tandis que Marguerite Pergeline et sa soeur Georgette, les mains posées en araignées sur les vitres, épiaient le passage de la garde nationale.

Les deux jeunes filles sautèrent. On entendait le roulement du tambour et le filet de voix bravache du clairon tournant la rue. Les fenêtres s'ouvrirent, malgré le froid. L'horloger Papillaud, que l'on voyait, derrière la buée, travailler entre deux globes de pendule, quitta sa loupe, et vint, en boitant, se ranger devant sa boutique; les murs se garnirent de femmes, l'enfant au bras, de vieux bonshommes, la goutte au nez; on se bousculait contre la grille de la boucherie; le maître clerc de mon père, long garçon malingre, nous souriait, niché à demi dans le ventre ouvert d'un boeuf à l'étal.

—Les voilà! les voilà!

Une écume de gamins coiffés de chapeaux de gendarme en papier, brandissant des sabres de fer-blanc, des lattes, des manches à balais, était poussée par le couple tonitruant du tambour et du clairon.

Un éclat: un déchirement de l'atmosphère, une pétarade de notes martiales, cassa toutes les figures et les laissa un moment grimaçantes. Suivait une lourde masse d'espèces de soldats sans couleur, qui pilait le sol, avec des jambes de plomb. Le capitaine Chevreau, l'épée fulgurante, bedonnait, en tête.

—Comme c'est beau! dit Georgette.

—Oh! oui, dit Marguerite.

Elles nommaient un à un ces messieurs, qu'elles reconnaissaient.

—Madame Nadaud, voilà votre mari!…. Riquet, mais regarde donc ton papa!

Il nous favorisait d'un coup d'oeil oblique, et inclinait courtoisement vers nous la pointe de son sabre. Il portait un képi à galon blanc, d'un effet curieux au-dessus de ses favoris de notaire. Je réfléchissais de toutes mes forces:

—Alors, c'est ça, la guerre?

—La guerre, dit Georgette, c'est bien autre chose que ça! Tu n'as donc jamais vu Paul en uniforme?

Sa soeur aînée fit signe de se taire devant la malade. On essayait de lui cacher les progrès de l'invasion, dont chaque étape nouvelle l'étouffait.

En quittant la fenêtre, nous la trouvâmes retombée dans son fauteuil. Elle grelottait et pleurait. On me renvoya comme toutes les fois que les choses tournaient au sérieux:

—Allons, va jouer, mon petit bonhomme, et sois sage.

Derrière mon dos, Marguerite disait:

—De quoi vous tourmentez-vous? il faut bien qu'on apprenne à ces messieurs le maniement du fusil: ce n'est pas une raison pour qu'ils s'en servent.

Et Georgette:

—Rassurez-vous, madame, on affirme que l'obus de Tours sera le dernier tiré…

Dans l'escalier, je criais à la bonne:

—Adèle! tu sais que Georgette a dit ce que tu lui avais défendu!…

Adèle traversait le corridor en coup de vent:

—Monsieur Henri! voilà la calèche de Courance, avec votre grand'tante
Planté!

Je vis trois doigts de bas blanc au-dessus de la bottine qui tâtait le marche-pied, et puis la tête de Félicie Planté se releva. Elle faisait des yeux de poule pourchassée:

—Ma pauvre Adèle! j'avais à causer avec monsieur, et voilà-t-il pas que je le rencontre au milieu de cette chair à canon! Quand va-t-il rentrer, à présent?

—Hé! là là, ma'me Planté, qui est-ce qui serait en état de vous le dire? Ils vont tirer sur la route de la Ville-aux-Dames.

—C'est cela! de sorte que nous aurons l'avantage de traverser de nouveau ce tohu-bohu en retournant à Courance! La jument a failli s'emporter…

Sur le siège, Fridolin aspirait l'air, du coin de la lèvre: il savait le faire siffler par une petite brèche entre les dents. C'est ainsi qu'il préparait ses paroles.

—J'en demande bien pardon à madame. Ça serait-il l'heure de rencontrer Bismarck, je réponds de ma jument.

Félicie entra. Lorsqu'elle fut dans l'ombre du corridor, elle pinça la manche d'Adèle:

—Ma fille, il ne s'agit pas de perdre de temps. Vous allez me faire un paquet de l'argenterie, entendez-vous? Comptez-la, et mettez-moi les chiffres sur un bout de papier. Il faut enterrer tout ce qui a de la valeur. J'aurais voulu voir monsieur pour les bijoux de madame…

—Vous allez la voir, ma'me Planté. Elle est avec les demoiselles Pergeline. Et ne lui parlez point de tout ça, bien entendu… Hé! là là, mon Dieu, faut-il!…

Adèle continua de gémir en ficelant les cuillers, les fourchettes, les couteaux à fruits, des compotiers, la truelle à poisson, ma timbale… Elle s'interrompait pour aller au puits. La poulie chantait comme un moineau au coucher du soleil, et la bonne du capitaine était informée.

Georgette et Marguerite descendirent, avec la permission de m'emmener chez elles pour me faire aller à la balançoire. Le sol de leur jardin avait la coriacité du roc; on voyait, çà et là, dans les plates-bandes, de malheureux choux gelés. Mes amies me lançaient très haut, mais elles m'arrêtaient vite, de peur que je n'eusse mal au coeur; et elles montaient à ma place, toutes les deux, nez à nez, et pour longtemps, en parlant mariage.

—Quand est-ce que vous aurez fini?

—Bientôt.

Mais elles ployaient les genoux pour s'élancer de nouveau: leurs robes formaient tour à tour une grande pointe derrière les jambes, et le vent froid leur rougissait les joues.

Madame Pergeline, leur mère, me composa une tartine de mirabelles, et m'apprit qu'on se disposait à m'emballer avec l'argenterie pour me transporter à Courance.

—Vois-tu, mon petit, tu commences à faire trop de bruit dans la maison, pour ta pauvre maman. Et puis, on ne sait pas ce qui peut arriver…

Quand je rentrai, la calèche était encore à la porte, et Fridolin, selon sa coutume, adressait à un groupe d'hommes des expressions à lui toutes particulières, sentencieuses et comme découpées dans l'airain. Je trouvai Félicie en compagnie de mon père qui me toucha l'oreille et me dit:

—C'est toi, gamin?

Félicie frappait, du poing, une petite table:

—Si vous avez quatre sous, disait-elle, achetez de la terre, ils ne l'emporteront pas à leur semelle!

Il objectait qu'on l'accuserait d'avoir profité de la panique. Félicie s'agitait:

—Si j'avais seulement un rouge liard, moi!… Mais, en dehors des fermages de Courance, pas ça, voyez-vous, pas ça!

Mon père sourit, en notaire qui connaissait la propriété de Courance, et un peu en héritier.

—Voulez-vous que nous échangions votre fortune et la mienne?

—Ah! vous croyez que c'est brillant, vous? avec toutes les bouches que j'ai à nourrir: mes deux tantes Adélaïde et Victoire; la vieille tante Gillot; ma soeur, Célina, depuis la ruine de cet écervelé de Fantin,—lequel me tombera sur les bras un jour ou l'autre;—le frère de votre femme, Philibert, qui crie la faim à Paris; sans compter la fille du métayer Pidoux, que mon mari s'est mis en tête d'élever comme une princesse!…

On avait allumé la lampe. De Félicie, on ne voyait guère que la main extrêmement blanche, fine, aux fibres mobiles, aux vaisseaux saillants, et qui battait avec entêtement la table. Mon père était un peu coquet: il avait gardé son sabre; et chacun de ses mouvements nous valait un cliquetis insolite.

—J'emmène le petit, dit Félicie. Avez-vous les bijoux?

—Mais non! ils sont dans l'armoire, en face de «son» lit.

—Voyons?… Pendant que l'enfant lui dira adieu, faites donc semblant de prendre un mouchoir.

Nous montâmes à la chambre, en marchant sur la pointe des pieds. Dès la porte, nous entendîmes ma mère sangloter. Elle était au lit; elle s'épongeait les yeux; et le chagrin lui tirait par en bas les deux coins de la bouche.

On m'approcha du lit. Je me sentis pris à la taille par ce bras blanc qu'on m'abandonnait le matin pour jouer, quand je venais dire bonjour. Il me souleva, je ne sais comment; je me trouvai sur le lit, dans les larmes et dans les baisers.

—Mon pauvre petit, pourvu que je te revoie!…

—Oui, maman.

On disait derrière nous:

—Ce n'est pas une séparation éternelle…

—Que sera-ce plus tard, quand il ira au collège?

—Et quand il sera soldat!

La bouche qui pressait mes cheveux balbutia au milieu des hoquets:

—Au moins, es-tu content d'aller à Courance?

Je répondis:

—Oui.

Et je lui aurais fait tant de plaisir en lui disant: «Cela m'ennuie de te quitter!» Mais j'ai pensé à dire cela vingt ans plus tard.

Félicie et mon père m'arrachèrent, et me portèrent jusque sur le palier.

—Et les bijoux? demanda la tante.

—Sacrédié! je les ai oubliés.

Le long du chemin, dans la nuit, je ne songeais qu'au plaisir de coucher à Courance. Cela ne m'était arrivé qu'une fois, un soir qu'il pleuvait trop pour revenir à Beaumont. Et je me rappelais le petit lit, dans la chambre de Valentine Pidoux, qui était chargée de veiller sur moi. Cinq ou six fois elle me réveillait pour me demander si la pluie m'empêchait de dormir. Mais, le matin, par exemple, quel beau soleil, et comme tout était plus grand et plus clair que chez nous! La fenêtre donnait sur des touffes de lilas humides: les grappes fleuries venaient si près, qu'en se penchant on pouvait s'y mouiller la figure. Et, juste au-dessous, on voyait le bonnet blanc et le dos bombé de la Boscotte assise sur une chaise, les pieds sur un tabouret, et ourlant des serviettes. Fridolin chauffait le four; la fumée rousse conservait l'odeur de la flambée de genévriers et de bruyères. La cuisinière, Clarisse, portait sur sa tête des panerées de pâte bien levée, mobile comme une chair grasse. On entendait les coqs, les moineaux, les pigeons, les aboiements du chien Mirabeau, et le beuglement des veaux dans l'étable. Sous le grand marronnier blanc, tout en fleur, il y avait un tas de sable pour jouer, et on savait qu'on pourrait boire du lait frais à plein bol. Enfin, une à une, arrivaient mesdemoiselles Victoire et Adélaïde, deux vieilles filles jumelles, mes arrière-grand'tantes, grand'mère Fantin et Félicie, qui criaient d'en bas:

—Valentine! Valentine! est-ce que le petit a bien dormi?

Après quoi, on voyait l'oncle Planté, le mari de Félicie, habillé de velours à côtes, gagner la campagne par la petite porte jaune. Il ne comptait guère dans la maison, parce que Félicie lui préférait M. Laballue, un vieil ami qu'on appelait Sucre-d'Orge, à cause de son bon caractère. L'oncle Planté partait, au temps de la chasse, avec son fusil et son chien; battait les landes et les bois, et rentrait le plus souvent bredouille, en jurant comme un charretier. Le reste de l'année, il jardinait, à moins qu'il ne s'enfermât dans un pavillon à lui, où l'on disait qu'il triait des graines. On l'aimait beaucoup en secret, malgré sa rudesse; et ceux qui tenaient à ses faveurs ménageaient Valentine.

Valentine était l'aînée des dix enfants du métayer voisin, âgée de dix-huit ans, dodue, gâtée par le bien-être.

—Il faudra apprendre à vous habiller tout seul, me dit-elle, dès le premier soir, parce que, vous comprenez, moi, je ne suffirais pas à tout l'ouvrage avec mes dix doigts.

Je trouvai la même chambre, mais le printemps manquait. On nous fit brûler des javelles.

—C'est toujours ça de gagné, dit Valentine; si vous ne couchiez pas là, madame me défendrait d'allumer…

En revanche, madame lui avait bien recommandé d'éteindre la bougie avant de se déshabiller elle-même. Mais cela était contraire à ses habitudes. Je lui dis, entre les draps:

—Il ne faut pas te gêner…

Une jambe croisée sur le genou, à la caresse des dernières flammes, elle ôtait tranquillement son bas, après avoir à peu près tout ôté. Elle le jeta et me tira la langue.

Le lendemain, Félicie partit encore pour Beaumont, avec la calèche; elle emmenait grand'mère Fantin, sa soeur, qui devait y rester près de la malade. Quand elle revint, elle parlait d'une consultation du docteur Léveillé, en hochant la tête. Elle prononça une phrase que l'on répéta souvent dans la suite: «Le premier casque à pointe qu'elle verra lui entrera dans le coeur.» Mais elle avait les bijoux.

On ouvrit un puits perdu situé devant le perron de la maison neuve. Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde tendaient les paquets d'argenterie enveloppés de linge; Félicie tenait la feuille d'inventaire, et pointait, à l'aide d'un crayon qui trouait le papier contre la paume de sa main. On remplit ainsi trois caisses que Fridolin cloua, ficela et cacheta. Puis on les descendit dans la fosse, comme des cercueils d'enfants. Deux essieux de tombereau rouillés furent croisés à l'orifice et recouverts de planches épaisses. Enfin, on jeta de la terre.

Pendant longtemps, lorsqu'on passait à cet endroit, chacun frappait du talon pour éprouver le sol.

Des semaines s'écoulèrent; le printemps revint. On ne parlait jamais des sujets graves devant moi; je m'amusais beaucoup; et il n'arriva rien.

Un matin, de bonne heure, Félicie poussa la porte de notre chambre. Elle avait le teint brouillé, les yeux fiévreux. On crut que c'était le jour de ses névralgies. Mais elle ordonna à Valentine de m'emmener avec elle, et d'aller cueillir des morilles. Valentine objecta qu'il n'avait pas plu, la nuit, et qu'on ne trouverait pas de morilles.

—C'est bon! c'est bon! je sais ce que je dis, faites-moi le plaisir de partir tout de suite.

Puis elle parla à l'oreille de Valentine, qui leva les sourcils, me regarda et ne dit plus mot.

Pendant qu'elle traversait la cuisine, Clarisse et la Boscotte se précipitèrent sur Valentine, lui parlèrent bas, et me regardèrent. Nous sortîmes par la porte jaune: on était aussitôt dans les champs. Valentine courut vers une de ses soeurs, toute droite et tricotant un bas, au milieu des dindons, sur un terrain pelé. Elle lui parla à l'oreille, et, quand je passai près d'elle, la petite me regarda, comme les femmes.

Nous atteignîmes un cours d'eau, presque toujours à sec, qui traversait la propriété et lui donnait son nom: la Courance. Elle étendait en zigzag son lit inégal, tantôt raviné, profond ou rempli de sable, tantôt uni, à fleur de terre et tapissé d'une herbe fraîche. On ne passait près des buissons qui la bordaient qu'en les frappant de la canne afin de mettre en fuite les couleuvres. Et l'on s'entendait tout à coup héler d'en haut par un garçon ou par une fille de ferme juchés sur le pommeau d'un orme au tronc bossu, occupés à arracher les feuilles au long des tiges nouvelles.

Valentine était préoccupée et ne cherchait point de morilles. Je marchais devant elle; je courais; et je revenais sur mes pas, comme un chien en promenade. Je lui demandai:

—Pourquoi est-ce que tu es toute rouge?

—Ce n'est pas vrai! je ne suis pas rouge.

—Si, tu es rouge.

Ses yeux brillaient; elle avait envie de dire quelque chose. Elle soupira:

—Ah! si on ne me l'avait pas défendu!…

—Qu'est-ce qu'on t'a défendu?

—Mais, de vous le dire, donc!

—De me dire quoi?

—Ah! voilà!

—Pourquoi est-ce qu'on t'a défendu de me le dire?

—Parce que les grands malheurs, ça n'est pas fait pour les enfants.

—C'est un grand malheur qui est arrivé.

—Qui est-ce qui vous a dit ça?

—C'est toi. Qu'est-ce que c'est, un grand malheur?

—Ça dépend.

—Est-ce que c'est d'être ruiné comme grand-père Fantin?…

—Oh! il s'en fait de la bile, votre grand-père Fantin!…

—Oui, avec grand-père Fantin on ne peut pas savoir, puisque tante Félicie dit que ce n'est qu'un saltimbanque; mais vois grand'mère: elle dit que c'est triste de vivre aux crochets des autres. Est-ce que c'est papa qui est ruiné? est-ce que c'est tante Félicie? est-ce que c'est l'oncle Goislard? Est-ce que c'est madame Leduc? Non; madame Leduc, c'est la plus riche de toute la famille.

—Vous croyez ça? La dernière fois qu'elle est venue, et qu'on a mis la maison sens dessus dessous pour elle, elle avait des trous à ses bas!…

—Ah!… À moins que ce ne soit quelqu'un qui est mort?

—Peut-être.

—C'est mademoiselle Gillot?

—Pourquoi?

—Parce que c'est la plus vieille.

—Il n'y a pas que les vieux qui meurent.

—Non, mais alors il faut qu'on soit tout à fait malade.

—Qu'est-ce que vous appelez être tout à fait malade?

—C'est quand le curé vient.

À ce moment, j'eus pour la première fois peur d'apprendre quelque chose de très désagréable, et je sentis que j'aimais autant ne pas m'en occuper. Je fis observer à Valentine:

—Puisqu'on te l'a défendu, il ne faut pas le dire.

Un chien aboyait, vers la ferme d'Épinay. Valentine m'arrêta par le bras.

—Écoutez! On entend les voitures.

Sa figure était coquelicot. Elle se hissa, un pied contre la verrue d'un orme, et elle regardait sur la route de Beaumont.

Je la tirai par sa jupe:

—Moi, je veux voir!

—Vous le voulez?

—Oui.

—Vous ne direz pas, après, que c'est ma faute?

Elle m'avait déjà soulevé, et je voyais comme elle. Dans l'intervalle du frais feuillage des noyers, au delà d'un champ d'avoine, on distinguait très bien les voitures montant au pas la côte, à la sortie du parc de Courance. La calèche allait la première, menée par Fridolin. Dans le break découvert, on reconnaissait Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde avec la Boscotte, toutes enfouies sous des voiles noirs, et l'oncle Planté qui ne se déplaçait jamais.

—C'est arrivé ce matin à cinq heures et demie, dit Valentine.

Nous étions, elle et moi, aussi rouges que si l'on nous eût pris à manger du miel à l'office; et je ne pouvais rien dire du tout. Pourtant, les voitures passaient à portée de la voix, et d'ordinaire on eût crié: «Bonjour! bonjour! où allez-vous donc?» Je sentais contre mon front quelque chose de trop gros, qui ne parvenait pas à se loger dans ma cervelle d'enfant. Valentine me déposa à terre. Je pris un air très affairé; je marchais en soulevant du bout du pied le plus de cailloux possible, et je donnais de grands coups de baguette contre les buissons.

Valentine fut longtemps aussi sans parler. Enfin, elle me dit:

—Vous avez l'air de bouder.

Je marchais toujours du pas d'un monsieur sérieux, sans me retourner, sans faire plus de chemin qu'il ne fallait. Désormais, j'aurais cru indécent de courir.

II

LES FIGURES

Le jour suivant, on ouvrit la maison neuve, pour recevoir la famille.

Beaucoup ignoraient ces appartements, car on n'en usait que dans les circonstances solennelles, ou quand venait madame Leduc.

Je jouais devant le perron, à l'endroit même où se dissimulait le puits perdu, quand j'entendis secouer intérieurement les persiennes blanches. Le bois craqua comme si la porte se déchirait par le milieu; je vis un trou noir, étroit et haut, qui s'élargit: et Fridolin apparut, les bras en croix, repoussant de droite et de gauche les lames ajourées qui se pliaient en accordéon.

Il me salua, la casquette très bas, et dit: «Bonjour, Monsieur Henri», sur le ton d'un respect inusité, que j'attribuai à mes premiers vêtements de deuil. Je m'élançai pour voir le petit salon:

—Prenez garde! s'écria Fridolin, on glisse comme sur la pelure d'orange.

Il était en chaussettes de tricot bleu, et il relevait tous les doigts de pied en marchant sur le parquet froid. Je fus étonné de ne trouver au petit salon rien d'extraordinaire. Fridolin se baissait et tâtait les plinthes du revers de la main. Il aspira de l'air par sa brèche et prononça:

—Ne me parlez pas de l'humidité! la vermine est moins ravageuse.

Dans le grand salon, il dit, aussitôt l'irruption de la lumière:

—C'est princier.

Le meuble était de velours rouge. La pendule de la cheminée représentait une femme couchée; les candélabres de bronze étaient surmontés de cigognes qui faisaient leur possible pour se débarrasser d'un serpent enroulé à leur patte.

La salle à manger n'offrait de toutes parts qu'un miroir d'acajou; et partout où Fridolin, d'un coup de manche, enlevait la poussière, sur le buffet, sur la table, au dossier des chaises, je me dépêchais d'aller souffler de grands halos de buée, pour le plaisir de les voir se rétrécir et disparaître, comme sur les glaces, en laissant, au milieu, une petite goutte d'eau. Fridolin déclara:

—Ce n'est pas pour faire valoir celui-ci plutôt que celui-là; mais il y a davantage de «richesse» chez votre grand'tante Planté, que dans le château de monsieur le marquis de la Frelandière.

Il ajouta, en faisant tourner son bras droit comme une immense girouette:

—Il n'y a point de mal à dire ce que je vais vous dire… Le malheur qui est arrivé vous rendra maître de tout ça quarante ans plus tôt.

Malgré mon extrême jeunesse, j'étais déjà au courant de ces affaires d'héritage, tant les questions de fortune revenaient souvent dans les conversations de la famille. Combien de fois n'avais-je pas entendu Félicie dire à ma mère: «Quand je n'y serai plus, tu feras ici ce que tu voudras!» À propos de quoi la voix douce de celle qui venait de mourir insinuait régulièrement: «Et ce malheureux Philibert?—Oh! ton frère! ton frère!… c'est un grand dadais.»

Je demandai à Fridolin:

—Alors, mon oncle Philibert, lui, il n'aura rien?

La lèvre de Fridolin se retroussa sur l'endroit des dents où l'air sifflait; il raidit sa main abaissée horizontalement, et faucha dans l'espace quelque chose comme une plante parasite, qu'il semblait voir, et qui, à ses yeux, dut tomber.

—Celui-là, dit-il, c'est un «dévoyé».

Il y avait sur le compte de Philibert une histoire que je ne démêlai que plus tard et fil à fil, parce qu'on m'envoyait toujours promener quand il s'agissait de lui. Sa vie était un mauvais exemple, et il habitait Paris. Je savais qu'il dessinait, peignait des tableaux, et ne «réussissait pas». Lorsqu'à son sujet quelqu'un risquait: «Et dire qu'il a tant d'esprit!» Félicie vous fermait la bouche d'un: «Ça lui fait un beau gras de jambe!»

Philibert arriva, précisément, le soir de ce même jour, en compagnie de son père, c'est-à-dire mon grand-père Fantin, qu'on appelait Casimir. Ils avaient dû se contenter de la carriole de Pidoux, sous prétexte que la calèche et le break attendaient au train suivant Madame Leduc et ses bagages. Philibert était très maigre et avait beaucoup de chagrin. Le grand-père Fantin descendit du véhicule avec une larme à chaque oeil, mais il en versait pour n'importe quoi. On s'embrassa sous le marronnier de la cour. Personne n'osait parler le premier. On disait seulement: «Ma pauvre Félicie!…» «Mon pauvre Casimir!…» «Ma pauvre tante Adélaïde!…» «Votre pauvre femme a tenu à passer la nuit là-bas…» Grand-père demanda:

—Et le «pauvre» enfant, est-ce qu'il sait?

Je me détournai en rougissant. Les deux nouveaux venus m'embrassèrent.

Casimir n'était pas plus en odeur de sainteté que Philibert. Il avait «mangé» la fortune de sa femme, et Félicie se souvenait d'avoir payé ses dettes. Elle le disait capable d'engloutir la mer et ses poissons; elle le redoutait comme un fléau, et elle avait fait des pieds et des mains, après ses désastres, pour obtenir qu'il fût hébergé chez l'oncle Goislard, à Langeais, loin d'elle.

À la tombée de la nuit, on distingua le bruit des deux voitures, et tout le monde s'agita pour recevoir Madame Leduc.

Elle était la soeur de Casimir, mais personne ne lui donnait de titre de parenté, si ce n'était en sa présence et l'on disait «Madame Leduc», à cause de son grand air. L'oncle Planté était seul à se permettre, à son endroit, une facétie qui manquait rarement de succès: en parlant d'elle il disait «la duchesse». Mais, tout en souriant alors, on regardait du côté des portes qui ont plus d'oreilles que les murs, tant on craignait que Madame Leduc n'eût vent de cette petite liberté.

Fridolin ne la faisait point descendre, comme le commun des mortels, sous le marronnier de la cour; il la menait, au trot depuis la grille, par un détour élégant, sur l'esplanade sablée, devant la maison neuve; et il n'arrêtait la calèche que juste au pied du perron. Là, on se trouvait réunis à l'avance, et le coeur battant un peu, ainsi que pour la réception d'un prince.

—Mon Dieu! soupira Félicie, pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé en route!… Ordinairement nous allons au-devant d'elle, mais aujourd'hui, en vérité, on ne sait où donner de la tête…

Madame Leduc montra le nez hors de la portière, et dit:

—Est-ce que je couche à l'auberge?

Un souffle glacé passa sur les épaules. Madame Leduc devait avoir été froissée.

—À l'auberge! s'écria Félicie, que voulez-vous dire?

—Mais, reprit madame Leduc, votre dépêche est un peu laconique:
«Trouverez voiture gare», un point, c'est tout. Vous concevez…

Heureusement, grand-père, qui était très démonstratif, l'avait déjà embrassée en poussant de petits gloussements de tendresse. Elle passa ainsi de l'un à l'autre: «Mon pauvre Casimir!… Ma pauvre Félicie, etc.». Et l'acrimonie du premier moment se trouva noyée dans les larmes.

Grâce à la présence de madame Leduc, on dîna dans la salle à manger d'acajou et l'on passa la soirée dans le salon de velours rouge. L'oncle Planté était de mauvaise humeur parce qu'à cause de la «duchesse» on employait Valentine à la cuisine, et parce qu'il n'osait ni jurer ni bourrer sa pipe. Chacun se surveillait de peur de laisser échapper une expression qui pût être mal interprétée, non Casimir, toutefois, qui allait toujours de l'avant. Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde bâillaient à qui mieux mieux; Philibert crayonnait; Félicie allait et venait, en invoquant, à chaque entrée ou sortie, le prétexte d'ordres à donner. Madame Leduc parlait des calamités publiques et de son fils qui était «dans la magistrature». Au grossissement qu'elle donnait à ces mots, je compris que les Prussiens avaient mis fin à la guerre pour permettre à ce fils de recouvrer «ses fonctions de substitut». Le «Sacré Coeur de Jésus», les «zouaves pontificaux», les «communards», et le «comte de Chambord», étaient les termes qu'elle employait le plus souvent. Et toutes les fois qu'on risquait une allusion à la cérémonie du lendemain ou au malheur qui nous réunissait là, on me regardait comme si ce malheur eût été sur moi.

Valentine me fit raconter, en me couchant, ce qui s'était passé au grand salon:

—D'abord, ce n'est pas la peine de faire ma prière, parce que madame Leduc l'a récitée, tout haut, pour tout le monde, et en latin, tu sais, comme ça: «Bo, bo, bo, bo, bo… bo, bo, bo, bo, bo…», et puis, à un moment, c'est le grand-père Fantin qui lui répondait comme ça: «Bou, bou, bou, bou, bou… bou, bou, bou, bou, bou…»

—Et votre tante Félicie, qu'est-ce qu'elle a dit de ça?

—Tante Félicie, elle n'a rien dit, parce qu'elle a peur de madame Leduc; mais l'oncle Planté est sorti en bougonnant: «Sacrés faiseurs de simagrées!»

Valentine était au lit qu'elle répétait encore, en contrefaisant la voix de madame Leduc et de son frère: «Bo, bo, bo, bo, bo… bou, bou, bou, bou, bou…»

Elle ne m'éveilla, le lendemain, que très tard. Et quand je descendis, il n'y avait plus personne à la maison, que la cuisinière Clarisse et madame François, la gouvernante du curé de la Ville-aux-Dames, qu'on employait dans tout le pays, pour les grands repas.

Valentine me dit confidentiellement:

—On ne vous a pas emmené, parce que vous êtes trop impressionnable.

Madame François racontait des histoires à perte d'haleine en tournant ses sauces, et elle était très comique de sa personne, ayant une petite voix flûtée, un bout de nez pointu et luisant, et des lunettes bleues larges comme des pièces de cinq francs; en outre, on savait qu'elle portait une perruque et une crinoline. Monsieur le curé Fombonne, son maître actuel, était mêlé à toutes ses aventures, ainsi que plusieurs de ses confrères. Du même ton qu'elle m'eût confié: «Il y aura de la crème», elle m'annonça que Monsieur le curé serait du déjeuner.

La grille était restée ouverte après le départ des voitures, et des chiens étrangers erraient dans le jardin, la queue basse, le museau reniflant le sol. Je fis observer ce désordre à Valentine:

—Si tante Félicie voyait ça!…

Elle me répondit:

—Ce n'est pas aujourd'hui un jour comme un autre.

On arriva par paquets noirs vers midi. La calèche était pleine. Le break était plein. Je reconnus mon père dans son tilbury avec Casimir. Après, venait le cabriolet de Monsieur Laballue, le bon ami de Félicie, qui avait pris à côté de lui Monsieur le curé de la Ville-aux-Dames. Et on attendit encore Philibert, vingt minutes, avant de se mettre à table, car il n'avait pu trouver de place dans tout cela. Il revint seul et à pied.

Mon père pleura beaucoup lorsqu'il m'embrassa. Félicie, témoin de sa douleur, lui dit en me montrant du doigt:

—Maintenant, c'est pour cet enfant-là que nous devons défendre notre bien.

Il comprit, à travers ses larmes, le sens avantageux de ces paroles, et saisit la main de la tante.

Le temps était magnifique, et même un peu chaud. On avait fermé les persiennes de la salle à manger pour éviter le soleil qui, par une longue fente, réduisait ses rayons en une sorte de cloison lumineuse, où une poussière dorée dansait la sarabande.

Les mouches salissaient les desserts, et il venait parfois une abeille se poser lourdement au bord des compotiers.

Madame Leduc, ainsi qu'il fallait s'y attendre, avait pris le haut de la conversation. Elle abondait en idées nobles et généreuses, et on la savait capable de les mettre en pratique. Elle prêchait la dignité de l'institution familiale, la solidarité nécessaire de ses membres; et elle traversait la France de part en part pour assister au baptême, au mariage, aux obsèques d'un arrière-cousin. Pour un anniversaire, pour une rougeole, pour l'espoir d'une grossesse, elle vous écrivait des lettres à la manière d'une Sévigné. Elle prodiguait les conseils, elle ouvrait sa bourse; à tout le moins, on était assuré qu'elle priait pour vous. On trouvait sa vie édifiante. «Non! prétendait monsieur Laballue, en allumant ses petits yeux gris, car elle fait douter de la justice de Dieu…—Comment cela?—Parce qu'en récompense il aurait dû lui donner pour deux liards de bonne grâce!» C'était cela, en effet, qui lui manquait. Si flatté que l'on fût d'approuver ses théories, le coeur ne s'y prenait point.

Au fond, elle n'amusait personne, mais chacun sentait que c'était ce qui convenait aujourd'hui.

Cependant, lorsque, après avoir parlé de notre «perte cruelle», avec une éloquence trop aisée, elle nous invita à remercier la Providence pour «avoir distingué notre famille par une épreuve particulière», on fut gêné.

Monsieur le curé Fombonne sauva la situation:

—Remercions la Providence, dit-il, de nous accorder notre pain quotidien… et d'inspirer à la cuisinière de madame Planté des matelotes aussi réussies.

—Mais ce n'est pas ma cuisinière qui mérite des éloges, dit Félicie,
Monsieur le curé, c'est la vôtre!

—Jamais de la vie! Je n'ai pas mangé, depuis quinze ans, de matelote pareille, au presbytère.

—Nous en aurons le coeur net; Valentine, appelez donc madame
François.

On vit entrer, tout étourdie par la pénombre, la célèbre cuisinière du curé de la Ville-aux-Dames. Elle relevait son tablier d'un bras serré jusqu'au poignet par une fausse manche de lustrine, et étalait une main avec modestie contre la bavette blanche épinglée méticuleusement sur son sein. Son petit nez fureteur, au-dessous des conserves bleues, allait de droite et de gauche, et elle ressemblait assez à la tête d'une belette ou d'un rat sortis de l'ombre et surpris de voir de la compagnie.

—Eh bien! madame François, voilà monsieur le curé qui ne veut pas croire que c'est vous qui avez fait la matelote?…

Sa voix menue sembla venir d'un petit trou de flûte:

—Eh! mon Dieu! madame Planté, comme disait défunt monsieur le curé de Chaumussay, ne faut-il point toujours confesser la vérité? C'est bien moi qui ai fait la matelote.

—Saperlipopette! s'écria le curé Fombonne, comment se fait-il que vous ne m'en ayez jamais mis une au point comme celle-là?

Madame François agita sa figure futée; elle semblait sourire par le bout du nez, car on ne lui voyait pas les yeux sous ses disques d'azur, et sa bouche était close respectueusement. Elle avait l'air de ne point vouloir parler, et cependant elle parla:

—Monsieur le curé, dit-elle, en comprendra facilement la raison…
C'est que le vin de madame Planté est bien meilleur que le sien.

Elle jouit de son succès et se retira, tandis que Félicie disait à l'oreille du curé:

—Je vous en enverrai quelques bouteilles.

Le bon curé prêtait volontiers sa servante, en se laissant inviter dans les maisons où elle était rémunérée à souhait, et l'un et l'autre y trouvaient avantage.

Grand-père Fantin, qui était plus gourmand que le curé Fombonne, profita de la circonstance pour raconter l'histoire d'une certaine dinde à la chipolata, qu'il avait mangée pendant l'Exposition universelle de 1867. Elle avait pour but d'amener ceci: «Lord Bolingbroke, en me gratifiant d'un vigoureux shake hand, me dit: «Fantin, vous croyez connaître la chipolata? La première fois que vous viendrez à Londres, faites-moi donc l'amitié…, etc.»

Quand grand-père Fantin entamait cette histoire, chacun s'évertuait à la couper net et le plus tôt possible, d'abord parce qu'on la savait comme son pater, ensuite parce qu'il était pénible de le voir étaler les fastueuses relations qu'il s'enorgueillissait d'avoir eues dans le temps même où il faisait les affaires les plus déplorables. Après lord Bolingbroke, venait immanquablement Napoléon III. Sa Majesté s'était fort intéressée à un projet de charrue à vapeur, et en serrant la main de l'ingénieux inventeur, aussi violemment que le noble anglais, elle lui avait affirmé d'une voix émue: «Fantin, Nous avons l'oeil sur vous.»

Il parlait de ces choses avec une inconscience absolue, tandis qu'autour de lui les mémoires retraçaient la terrible aventure: la faillite à la fermeture de l'Exposition, la ruine, la prison pour dettes; ma grand'mère, ici présente, mendiant un emploi à Paris; la jeune fille, la morte d'hier, un mariage manqué, accourant, toute seule, implorer la charité des parents de province!… Lord Bolingbroke, Sa Majesté, la dinde à la chipolata: la nature heureuse de Casimir n'avait retenu que ces mots sonores et ces mirages.

Les jours où l'on négligeait les cérémonies, Félicie l'interrompait en disant: «Casimir, passons à la période contemporaine.»

Car on divisait la vie de grand-père Fantin en quatre périodes, comme un règne. Chacune débutait comme un âge d'or, et se terminait par une catastrophe. La première était la période africaine: il y était question de chênes-lièges, d'Arabes en révolte, de campements sous la tente et de cris de chacals; une série d'éblouissements suivis d'un brusque retour, de la vente du mobilier, des livres et de la dernière chemise. La seconde période était celle de Londres en 1855. On y entendait tinter des «Palais de Cristal», des «jeune reine pleine de fraîcheur…» et des «prince consort», etc. La troisième était baptisée période de la chipolata. Enfin la quatrième, qui durait encore, était celle du vieil oncle Goislard, ou «l'oncle à la mode de Bretagne», dont Casimir convoitait l'héritage, et, en attendant, usait les redingotes «malheureusement un peu étroites». Et comme on ne connaissait guère l'oncle Goislard que par les narrations de grand-père Fantin, c'était encore des féeries que ce nom évoquait. Chez l'oncle Goislard, les dîners étaient de trente couverts, les dames nombreuses, jeunes, belles et toujours «en peau», à moins que ce ne fût «outrageusement décolletées»; elles portaient des noms magnifiques et demeuraient dans des châteaux.

Trois ou quatre personnes, pour passer à un sujet anodin, s'écrièrent ensemble:

—Et avec tout cela qu'est-ce que devient donc mademoiselle Gillot?

—Demandez-le à M. le curé de la Ville-aux-Dames, dit Félicie; il la voit plus souvent que nous, car elle se fait de plus en plus sauvage et ne vient même plus à la maison… à moins qu'il ne fasse de l'orage, du grand vent…

—Ou qu'il n'y ait une éclipse?

—Oui, elle vient aussi quand elle a lu dans ses almanachs l'annonce d'une éclipse de lune ou de soleil. Sa terreur est de mourir au milieu d'un cataclysme. Elle se monte la tête dans la solitude. J'ai essayé d'introduire chez elle une petite bonne. Ah! bien, oui! Pas un être humain n'a pénétré depuis trois ans dans la pièce qu'elle occupe chez Pidoux!

—Le dimanche, dit le curé Fombonne, mademoiselle Gillot, qui est aimée des animaux comme un saint François d'Assise, est suivie jusqu'à la Ville-aux-Dames par une douzaine de perdreaux apprivoisés. Ils se tiennent sous ses jupons pendant la grand'messe, et leur conduite est exemplaire. Ce sont mes plus fidèles paroissiens.

—Mais aussi, monsieur le curé, faut-il avouer que votre servante les gâte!

—Madame François se contente de déposer sous la chaise de mademoiselle Gillot quelques oeufs de fourmis, qu'apprécient les petites bêtes… Il est vrai que votre respectable tante ne s'est jamais doutée du subterfuge. À voir ses perdreaux si sages, elle les croit bons chrétiens.

Madame Leduc pinçait les lèvres, parce qu'elle était très choquée des innocentes plaisanteries du curé. Elle ne concevait pas non plus qu'une personne de la famille vécût à la façon de la vieille mademoiselle Gillot. Mais mademoiselle Gillot, presque centenaire, gardait les habitudes de simplicité reçues dans sa jeunesse, et ce qu'elle nommait «le luxe» de Courance l'incommodait. Elle portait un bonnet blanc, comme les ancêtres, et quand elle venait, il fallait la croix et la bannière pour l'attirer plus loin que la cuisine.

Ce fut, pour chacun, une occasion de proclamer ses principes sur la famille. Enfin, on quitta la table, d'accord sur ce point que, si la France était appelée à se relever de ses désastres, elle le devrait à l'union, sanctifiée par l'amour et le désintéressement, de tous les citoyens autour du foyer.

Mon père offrit son bras à Félicie et, aussitôt à part, lui souffla:

—Il y avait un testament…

Philibert m'entraînait; il fut rejoint, au petit salon, par son père, dont le teint flambait:

—Un mot, mon garçon.

Grand-père Fantin lui prit la main, la lui serra, la lui tapota de caresses maternelles.

—Qu'est-ce qu'il y a? demanda Philibert.

—Je te le donne en cent!

—Finis, je t'en prie.

La voix de Casimir s'émietta tout à coup en trémolo, comme s'il eût tiré un registre à l'harmonium:

—Ta pauvre soeur, mon ami… ta pauvre soeur!…

—Eh bien?

—Elle nous a laissé, à chacun…

—Ah! elle nous a laissé quelque chose?

—Vingt mille francs!

Ses lèvres se retroussèrent aux deux coins, en toit de pagode.

Je sentis trembler la grande main de Philibert, qui tenait la mienne. Il me lâcha, porta son mouchoir à ses yeux, et s'en alla dans le corridor.

Grand-père Fantin haussa les épaules. Les vingt mille francs lui causaient, à lui, un tout autre effet. Il allait, dandinant et hanchant de droite et de gauche; il encensait tout venant des basques trop longues de l'étroite redingote. La nouvelle se répandait. Monsieur Laballue lui dit:

—Ça va mettre du beurre dans vos épinards.

Madame Leduc lui demanda:

—Qu'est-ce que tu vas faire de ça?

Puis elle s'acharna après lui. Elle lui tortillait un bouton de gilet; elle époussetait ses revers à coup de mignonnes chiquenaudes; elle finit par l'entraîner dehors.

Monsieur le curé Fombonne, étalé sur un siège, fumait comme un propriétaire. Je m'empressai d'aller le dire à Félicie, au grand salon.

Elle avait d'autres chats à fouetter.

Elle était tellement en colère qu'elle baissa à peine le ton quand j'entrai:

—Vingt mille francs à ton mari! Mais, malheureuse, tu ne comprends donc pas que c'est de l'argent jeté à la rivière! À la rivière! qu'est-ce que je dis? Mais il n'a jamais eu liard en poche sans le risquer dans une aventure! Veux-tu que je t'apprenne ce que ça nous coûtera, les vingt mille francs de Casimir? Ça nous en coûtera cent mille!…

—Il m'a juré de les placer, disait grand'mère.

—Et tu crois ça, toi? Tu le crois encore, après trente-cinq ans qu'il te nourrit de balivernes!

—Je t'assure qu'il a toujours été sincère. Ce n'est pas sa faute s'il n'a pas eu de chance…

—C'est comme cela que vous raisonnez, vous autres: «Il n'a pas eu de chance!» Et il en aura peut-être davantage demain, n'est-ce pas? La chance, c'est d'avoir quelque chose dans la caboche; et quand on n'a pas encore senti sa cervelle à l'âge qu'il a, il est permis de supposer que ce qu'on porte entre les deux épaules, c'est un grelot!… Ah! il va toucher vingt mille francs! eh bien, écoute-moi, Célina: avant six mois, je parie ma tête que tu seras là, à te traîner à mes pieds pour me prier de boucher les nouveaux trous que ton benêt de mari aura creusés…

Elle marchait à grands pas dans la pièce demi-obscure, elle faisait rouler les chaises et les fauteuils sur le parquet, pour les aligner; puis elle en bouleversait l'ordonnance, et en imaginait une nouvelle. Cela produisait un bruit sourd, presque continu, pareil à des orages lointains. Grand'mère n'osait souffler. Félicie se répondit à elle-même:

—La famille!… la famille!… ils s'imaginent avoir tout dit, dès qu'ils ont eu de ce mot-là plein la bouche. Mais, quand la fortune a sombré, qu'est-ce qu'elle devient, la famille? Je vous le demande un peu! C'est très joli, ma parole, d'être tous réunis autour d'une même table et de s'y frotter les coudes les uns contre les autres; mais à la condition qu'il y ait quelqu'un qui paie le dîner!

Et elle alla vers la fenêtre; elle l'ouvrit. Il vint, au travers des volets, une bouffée d'air chaud qui sentait la verveine.

—C'est comme Philibert! poursuivit-elle; il ne sait seulement pas ce que c'est que l'argent, il ne va faire de cela qu'une bouchée!

—Pauvre garçon! avec toutes ses charges!…

On me regarda. Comme toutes les fois qu'il s'agissait de Philibert, on n'insista pas.

J'étais venu m'asseoir sur le rebord de la fenêtre. On entendait, avec le grand bourdonnement de tout ce qui vole dans le soleil, le murmure des voix de Casimir et de sa soeur assis non loin de là, sous les noisetiers. Je poussai la persienne pour les voir, et une phrase de grand'père Fantin nous arriva toute chaude:

—Notre coeur nous interdit de te laisser dans le pétrin…

Félicie bondit, et elle s'approcha de la fenêtre.

Madame Leduc, à grands gestes de la main, abattait la voix de Casimir, et l'on ne distingua plus rien que des mots de loin en loin: «Ce n'est pas que nous soyons gênés… malheureuse guerre… pèlerinage votif à Sainte-Anne d'Auray… pension… ma petite-fille au Sacré-Coeur…» Mais grand'père semblait faire exprès de prononcer très haut: «Mon argent… te tirer d'embarras… moi aussi, j'ai connu la misère… que diable! patientons jusqu'à la mort de l'oncle Goislard… mon argent… quant à ta détresse… mon argent…» Et on voyait le bras de Madame Leduc agité comme si elle chassait de la fumée: «Mais tais-toi donc! mais tais-toi donc!»

Félicie tomba dans un fauteuil.

—Ah bien! dit-elle, il ne manquait plus que cela!

—Qu'est-ce qu'il y a?

—Il y a que Madame Leduc demande de l'argent à ton mari!

—Ce n'est pas possible!

—Là, là, sous les noisetiers; j'ai entendu, de mes oreilles entendu… Avec le train qu'elle mène, elle devait en arriver là. La malheureuse est au bout de son rouleau.

—Demander de l'argent à Casimir! répétait grand'mère, pour la première fois qu'il en a!

Je fus très heureux de trouver à placer mon mot:

—Tante, Valentine m'a dit que quand Madame Leduc est venue à
Courance, l'année dernière, elle avait des trous à ses bas.

On me mit à la porte.

III

LE «DÉVOYÉ»

Lorsqu'on me disait de m'en aller, je me réfugiais dans le corridor. Il était très long et desservait toutes les pièces du rez-de-chaussée: la vieille maison, la maison neuve, et jusqu'au pavillon de l'oncle Planté, qu'en raison de son éloignement on appelait «le bout du monde». Ce corridor était dallé de briques; il y faisait frais; le moindre pas y résonnait; on y respirait une odeur de pomme et de miel, qui venait des placards; on y entendait les pigeons de la métairie roucouler ou s'envoler à grand bruit d'ailes, et il y avait aussi là-bas, là-bas, tout au fond, près de la porte du pavillon, l'horloge du bout du monde, dont le tic tac assourdissant était renommé à Courance.

Valentine sortait du pavillon. Elle m'embrassa en me demandant:

—Est-ce que je sens la pipe?

—Oui.

—Alors, vous êtes un petit menteur, parce que ce n'est pas vrai.

Je restai dans le corridor, à dessiner des bonshommes le long du mur, pendant qu'on ne me voyait pas.

Mais je cachai mon crayon, lorsque j'aperçus Philibert et sa mère.

Il disait, en tenant la main à plat, devant lui, comme lorsqu'on parle de la taille d'un enfant.

—La voilà haute comme cela, aujourd'hui.

—Déjà! dit grand'mère. Alors ça ne l'empêche pas de grandir?

Et il fut question d'un «corset orthopédique», qui coûterait au moins trois cents francs. Philibert ajouta:

—Enfin! maintenant, nous allons pouvoir le lui payer!…

Ils me virent et ne dirent plus rien.

Philibert me prit dans ses bras et m'enleva très haut. Il était grand; il avait un nez qui n'en finissait pas, et quelques poils blancs par-ci par-là, dans les cheveux et dans la barbe.

—Si nous allions faire une petite promenade avec cet enfant-là?

—Tâche, au moins, qu'il n'attrape pas chaud!

Nous descendîmes par l'allée des ormes qui formait une longue cathédrale de feuillage jusqu'à la grille. Après, on montait doucement par des chemins bordés de noyers; on atteignait, sur la gauche, une route que la nature du terrain teintait de rose, comme si on y eût pilé du corail.

Philibert me disait:

—Quand tu seras grand, qu'est-ce que tu veux faire? Être notaire comme ton papa?

—Tante Félicie veut que je reste ici, mais moi, je sais bien ce que je voudrais.

—Qu'est-ce que tu voudrais?

—Aller beaucoup en chemin de fer.

—Ah! ça t'amuse donc?

—Je ne sais pas, parce que je n'y suis jamais allé.

Quand nous fûmes arrivés aux sapins d'Épinay, il me dit de m'asseoir, et il tira de sa poche un album. Le remblai du fossé, à la lisière du bois, formait une petite chaîne de montagnes tapissée de mousse sèche et d'aiguilles polies, et c'était un jeu agréable de se laisser descendre rapidement jusqu'en bas.

—Mon petit, dit Philibert, tu vas éreinter ton fond de culotte…

—Qu'est-ce que ça fait? Regarde donc le tien: il est tout blanc.

Les enfants sont de petites bêtes cruelles, car je savais le mal que ma repartie devait causer à Philibert. Il était venu avec un unique pantalon noir, un peu fripé, et, quand il relevait le pan de sa redingote pour s'asseoir, on voyait que le drap était mince et luisant. Il ne m'en voulut pas; il soupira par son grand nez en feuilletant l'album, et j'allai m'installer près de lui.

Il y avait, à la première page, une dame que l'on apercevait de profil et qui pinçait légèrement sa robe, d'une main garnie de menus paquets.

—C'est, dit Philibert, une dame qui attend l'omnibus.

Puis vint l'omnibus, plein de personnages drôles. Après, vint une petite fille qui sautait à la corde.

—Qui est-ce? qui est-ce, dis?

Il passa aux feuilles suivantes, sans répondre. Mais je retrouvai plusieurs fois la tête de la même petite fille, couchée.

—C'est toujours celle que tu ne veux pas dire qui c'est? pas? On la reconnaît bien. Mais pourquoi est-elle couchée? Est-ce qu'elle est morte?

Il ferma brusquement l'album et dit:

—Allons, fiche-moi la paix! Occupe-toi de quelque chose.

Je m'assis à nouveau sur la crête de la montagne glissante, et, cette fois, sans l'avoir voulu, je me sentis dégringoler sur les aiguilles de pin, jusqu'au bas du fossé.

Et je me mis à rire, stupidement, à l'idée que Philibert allait croire que je l'avais fait exprès pour lui désobéir. En effet, il me regarda et dit, en haussant les épaules:

—Gamin!

De l'endroit où nous étions, on apercevait, dans un fond, côte à côte, les toits d'ardoises de Courance et les deux pignons de la vieille maison, couverts en tuile moussue. Le marronnier de la cour, énorme et rond comme un ballon qui va partir, cachait les communs et la métairie de Pidoux. On eût dit que le jardin était planté d'arbres aussi épais qu'une forêt, et je cherchais en vain à y retrouver les endroits où l'on me criait si souvent: «Veux-tu bien aller à l'ombre, tu vas attraper un coup de soleil!»

On pouvait suivre la Courance à ses gros buissons fréquentés des couleuvres, et à ses troncs d'ormes pelés, jusque vers l'horizon, où elle allait doucement se coucher dans le lit de la petite rivière d'Esve, entre les peupliers. Les bois étaient sur les hauteurs, et le reste de la vallée divisé en petits champs inégaux de seigles grêles, de blés sensibles au vent, ou de trèfle incarnat qui ressemble à un étalage de rubis sur une grande pièce de velours.

Nous n'étions pas loin d'Épinay: les poules en liberté venaient jusqu'auprès de nous picorer, gratter la terre, et elles semblaient converser entre elles avec des intonations de bonnes femmes irritables.

—On dirait grand'mère, en démêlant ses laines.

Philibert était étendu tout de son long, le nez en l'air. Il m'indiqua du doigt la cime des sapins:

—Et là-haut la jolie musique?…

Le vent s'élevait et faisait bruire au-dessus de nos têtes le feuillage des arbres centenaires. Cela ressemblait aux sons d'orgues lointaines. Je connaissais cela. Ma mère, une fois, m'avait dit, ici même: «Écoute! ce sont les églises du ciel qu'on entend…» Je m'en souvins et je fus sur le point de le répéter. Mais je n'osai pas parler de la disparue.

Nous fûmes distraits par une chanson d'une autre espèce. Le fermier d'Épinay, Pénilleau, arrivait de Beaumont, en titubant sur la route de corail. Et nous l'entendions de loin hurler la Marseillaise.

—Je dirai à tante Félicie qu'il a chanté ça.

—Tu vois bien qu'il ne sait pas ce qu'il fait, dit Philibert: il est plein comme un tonneau. Ce n'est pourtant pas fête aujourd'hui.

—C'est qu'il a été ce matin à la cérémonie, comme tous les fermiers.

—Ah!

Nous regardâmes l'ivrogne qui nous salua très poliment en passant devant nous. Mais il fut longtemps à essayer en vain de retrouver sa tête pour y replacer son chapeau. Et Philibert et moi, nous ne pûmes nous empêcher de rire.

Pénilleau n'avait cependant pas perdu tous les sens, car il désigna du bras le sentier, au bord de la Courance, et fit:

—De la tenue, Pénilleau! v'là la bourgeoise!

On voyait, entre des troncs d'ormes, passer le chapeau de Félicie.

C'était un chapeau cabriolet, en belle paille dorée par le temps, et que ses dimensions inusitées avaient rendu célèbre dans le pays. On le distinguait de fort loin: les fermières se préparaient à la visite de la propriétaire; les braconniers fuyaient; et les vieilles femmes qui possèdent des chèvres, sans un lopin de pâturage, se hâtaient de rassembler sur la route communale leur troupeau épars dans les taillis. Félicie faisait sa tournée chaque jour, par la pluie, le soleil ou le vent. Il ne naissait pas un agneau sur ses terres qu'elle n'en eût connaissance avant d'aller au lit.

Devant le chapeau, marchait grand-père Fantin; M. Laballue venait par derrière. Tout le monde savait que, lorsque madame Planté prenait le sentier de la Courance, c'était pour gagner, sur la gauche, la ferme de la Chaume, et terminer sa promenade par le Dolmen. Nous descendîmes la rejoindre. Elle me plongea un doigt dans le dos:

—Allons, marche avec nous, posément.

Elle cognait sur les buissons avec une canne à pomme fourchue et ornée d'une espèce d'ongle d'or. M. Laballue lui en avait fait cadeau, aussi l'appelait-on «la canne de Sucre-d'Orge»; et Félicie ne l'oubliait jamais en sortant.

Casimir parlait des blés, des sarrasins, des colzas, de la «culture intensive», des «guanos du Pérou». Il ne possédait aucune notion sérieuse d'agriculture. Félicie haussait les épaules, et M. Laballue, qui était lauréat des concours régionaux, glissait de temps à autre vers son amie un regard d'intelligence: «Ne vous fâchez pas; votre beau-frère dit des bêtises, mais cela nous distrait un peu…» Abusé par leur silence, l'ancien ami de lord Bolingbroke s'élançait, prenait un ton de professeur, croyait leur enseigner quelque chose. Il alla jusqu'à proposer, en se retournant tout à coup:

—Voulez-vous que je voie vos fermiers? je leur indiquerai…

Mais Félicie l'arrêta court:

—Ah! mais non, par exemple! Faites-moi donc le plaisir de vous occuper de ce qui vous regarde!…

Sans M. Laballue qui répandait la douceur, elle se fût mise en colère. Elle était bonne, mais vive, et toujours prête à partir, surtout quand il s'agissait de son bien.

C'était l'heure charmante des débuts de l'été, où l'on sent que le soir va succéder au jour. L'air agitait le feuillage odorant des noyers, et les oiseaux commençaient à regagner les arbres. Nous montions le mauvais chemin de la Chaume; on donnait son attention à ne point se tourner le pied dans les ornières; la campagne semblait déserte comme le dimanche, parce qu'on ne touche pas à la terre les jours de deuil; et nos cinq ombres noires étaient assez chagrines. Pourtant, je me souviens que quelque chose de léger et d'heureux frétillait ou dansait dans le profil d'une maigre avoine où dominaient les bleuets et les coquelicots.

Félicie heurta la porte à claire-voie de la ferme, et souleva en vain le loquet intérieur. Un chien s'éveilla, fit fuir les poules, et accourut, furieux et aboyant. Il s'empêtra dans la paille humide de la cour, et arriva, le dos en brosse et tous crocs dehors.

—Tes maîtres ne sont donc pas encore rentrés, mon bon Parisien? dit
Félicie.

Parisien rabattit la crête de son échine en reconnaissant «la bourgeoise»; il allongea ses pattes de devant, le train de derrière en l'air, et balançant en manière de parade le panache de sa queue couleur de feu; puis il bâilla familièrement. Un chat sortit par un trou noir, au bas d'une porte, prit le vent, monta à l'échelle; et, avec l'aisance d'une plume qui vole, fut presque aussitôt au haut du toit.

—Allons-nous-en! dit Félicie mécontente; quand ces gens-là vont à la ville, la journée en est!

Elle exprima ses doléances sur les mille tracas des propriétaires, et nous mena au Dolmen.

L'herbe, les ronces, les chardons envahissaient en liberté la grande pierre et un très vieux noyer, à demi mort, entrelaçait au-dessus, en guise de dais, les jolies courbes de ses branches. On s'asseyait ou s'adossait comme on pouvait contre la table inclinée. J'étais excessivement fier de connaître par coeur certaines cavités qui me permettaient de l'escalader et d'aller me planter au plus haut.

—Ne va pas me dégringoler sur la tête, au moins!

Et je regardais le chapeau, au-dessous de moi, sur lequel il ne fallait pas tomber. Il ressemblait, de là, à la toiture d'osier de ces fauteuils de jardin où s'abritent les personnes délicates. Il oscillait, tantôt à droite et tantôt à gauche, et, par ce léger mouvement de la tête, Félicie parcourait du regard presque toute l'étendue des quatre cents hectares de Courance. Elle encadrait chaque ferme, une à une, entre les bords de la capote de paille; elle inclinait la capote, et ce qu'elle voyait était à elle; elle l'inclinait encore, et c'était toujours sa terre, et cela s'appelait toujours Courance, sauf au couchant où s'avançait ce qu'on nommait «la Semelle de Gruteau».

Il était rare que quelqu'un ne dit pas à côté d'elle:

—Ah! nom d'un petit bonhomme! quel beau domaine vous avez là, madame
Planté!

Elle répondait avec modestie:

—Ce qui lui donne de la valeur, c'est qu'il est d'un seul tenant.

Sa vie s'était employée à arrondir l'héritage familial. Elle pointait du bout de sa canne les enclaves achetées une à une; les trous bouchés par elle et les zones conquises sur les voisins. Elle savait la contenance et la nature de chaque petit rectangle découpé si net par la diversité des cultures, et le nom qu'il portait sur le cadastre, et son rendement.

Philibert, qui ne parlait pas beaucoup, hasarda une opinion d'artiste. Il montrait la maison de Courance et les six fermes étalées en demi-cercle:

—Voulez-vous savoir ce que c'est que votre bibelot, ma tante? c'est un éventail. Voilà les six lames ouvertes avec les fermes à leurs extrémités, comme vignettes; la route de Beaumont, toute rose, c'est le ruban qui les relie par en haut, tandis que votre main tient le tout en fixant fermement la cheville…

—Oh! toi! ce ne sont pas les idées qui te manquent!

Philibert alla un peu plus loin pour dessiner notre groupe.

Félicie releva sa canne vers la rivière d'Esve qui glissait comme une couleuvre entre les peupliers:

—Voilà le défaut de la cuirasse! dit-elle; c'est ce satané moulin de Gruteau: des prairies de première qualité et le dos du petit coteau, un peu sec, par exemple, mais où l'on planterait des vignes. Et ça forme un pied qui s'avance sur moi jusqu'au talon; c'est facile à voir sur le plan.

—Pourquoi ne l'achetez-vous pas? dit Casimir.

—Vous en parlez bien à votre aise! je n'ai plus un sou vaillant, hormis ma propriété.

Grand-père Fantin entama un parallèle entre la propriété française et l'anglaise, et il vanta les perfectionnements du crédit dont il avait été témoin outre-Manche.

—Vous voulez Gruteau, dit-il: pourquoi n'empruntez-vous pas?

—Une hypothèque sur ma propriété? Jamais! jamais! entendez-vous, jamais!… Et puis, que vos Anglais fassent donc chez eux ce qu'il leur plaît. «Chacun chez soi», voilà ma devise.

—La leur est: «Partout chez moi», et ils la mettent en pratique. Monsieur le curé de la Ville-aux-Dames ne nous rapportait-il pas, il y a une heure, que des insulaires ont acheté le château de La Roche, au bord de la Creuse? Si je ne me trompe, c'est sur votre paroisse… Comment s'appellent-ils donc?…

—Les Pope, dit Félicie. Ce sont des Américains; des parpaillots. S'il n'y a que moi pour aller leur faire la révérence!…

—Ils sont charmants, fit M. Laballue. Il y a parmi eux trois ou quatre jeunes femmes fort jolies, dont une créole.

Du haut de mon perchoir, je m'écriai:

—Qu'est-ce que c'est que ça, tante, des créoles?

—Des femmes qui passent leur vie dans des hamacs, qui fument, qui sont malpropres et qui ne savent pas tenir leur ménage.

—Ma bonne amie! ma bonne amie! s'écria M. Laballue, je vous assure que vous exagérez!

—Ta, ta, ta!… je sais ce que je dis. Dans tous les cas, ce ne sont pas des gens à fréquenter. Ah bien! nous en prendrions, des moeurs!

—Sur le paquebot qui nous ramena d'Algérie, en 1832, dit Casimir, se trouvait une superbe créature née à l'île Bourbon…

—Descends, mon petit, fit Félicie, allons, va jouer un peu plus loin!

Je m'en allai retrouver Philibert, parce que, toutes les fois que grand-père Fantin commençait à parler d'une dame, il disait des choses inconvenantes. On voyait très bien cela d'avance à ses yeux. Quelquefois, je m'éloignais avant qu'on m'en eût donné l'ordre. Je n'avais pas tourné le dos, que M. Laballue faisait: «Oh! oh! oh!…» à cause de l'histoire, et j'entendis Félicie qui disait:

—Casimir, vous devriez avoir honte, un jour comme celui-ci!

Peu après, je rapportai en triomphe le dessin de Philibert. Félicie regarda et soupira:

—Le pauvre garçon sera toujours bon à amuser les enfants!

M. Laballue prit la défense de Philibert:

—Je vous affirme que c'est très original… Si, si, ma chère amie; il y a là quelque chose…

L'album en mains, je revins avec la ténacité méchante des enfants sur le sujet qui m'avait préoccupé:

—Tante, as-tu vu la petite fille qui saute à la corde? Tu sais, c'est la même qui est couchée plus loin. Oncle Philibert ne veut pas dire qui c'est… Tiens, la voilà! Est-ce que tu sais qui c'est, toi?

Quand elle l'eut vue, elle referma l'album et elle cria:

—Philibert, fais-moi donc le plaisir de reprendre tes élucubrations…, et puis, si j'ai un conseil à te donner, c'est de ne pas laisser traîner les paperasses!

Nous demeurâmes encore là quelque temps, car Félicie n'abandonnait cet endroit qu'à regret. Avec les premières ombres du soir, on vit courir les carrioles des fermes sur la route de Beaumont.

—Enfin! dit Félicie, les voilà!

À tel et tel embranchement, elles quittaient la route pour s'enfoncer dans une allée de noyers. Alors, elles disparaissaient, mais on les suivait à leur bruit grandissant. Et Félicie disait:

—Voilà Cornet… Ça, ce sont les gens de chez Pénilleau… Je reconnais le coup de fouet du père Moreau.

Des vols de courlis s'élevèrent, à longs cris, du côté de la rivière. Une pie attardée jacassait dans un arbre… De loin nous parvenait un bruit d'essieux: clic clac, clic clac. Un garçon de ferme sifflait. Des chiens aboyaient. Nous vîmes passer près de nous des vieilles femmes courbées sous un sac de toile bise; elles s'arrêtaient, le temps de nous reconnaître, et murmuraient des mots inintelligibles. Philibert nous fit remarquer les troncs des sapins d'Épinay qui étaient couleur gelée de groseille et qui s'assombrirent tout à coup. Félicie me dit de mettre mon foulard, et la cloche de Courance sonna l'heure du dîner.

IV

UN HOMME VEUF

On me ramena à Beaumont, vers la fin de l'été, parce que mon père s'ennuyait trop. Grand'mère vint s'y installer en même temps et prendre la direction du ménage.

Je n'eus rien de plus pressé que de courir chez mesdemoiselles
Pergeline, et je leur annonçai:

—Vous savez, maintenant, moi, j'ai une petite cousine!

—Comment, une cousine? où l'as-tu trouvée?

Mes deux amies étaient en deuil, comme moi, car elles avaient perdu leur frère Paul à la guerre; et il y avait son uniforme étendu sur un lit, dans une chambre où l'on entrait comme à l'église.

—D'abord, il ne faut pas le dire! C'est une cousine dont on ne parle pas.

Elles me saisirent chacune par une main, et m'emmenèrent dans le jardin, sous la tonnelle. Elles portaient de longs sarraus noirs, agrafés dans le dos.

—C'est que le noir est si chaud, par cette température! disaient-elles; alors, sous ces fourreaux-là, n'est-ce pas? on peut ne rien mettre du tout, et on est à l'aise… Allons! qu'est-ce que c'est que cette cousine? Tu n'as pas d'oncle marié. C'est une petite-fille de madame Leduc?

—Non, il n'est pas défendu de parler des petites-filles de madame
Leduc.

—Oh! mais… qu'est-ce qu'il veut dire? en voilà, un roman!

Marguerite, l'aînée, s'étant assise sous la tonnelle, me prit sur ses genoux, et elle donna un coup à son chapeau de paille pour qu'il ne me chatouillât pas la figure.

—Comment s'appelle-t-elle, ta nouvelle cousine?

—Je ne sais pas.

—Ah! ah! tu es un petit farceur!… tu n'as pas plus de cousine qu'il n'y en a dans le creux de ma main.

—Si. Autrefois, elle sautait à la corde; maintenant, elle est couchée parce qu'il lui est arrivé un accident, et on lui achètera un corset qui coûte au moins trois cents francs…

—Pauvre petite! Quelle espèce d'accident lui est-il arrivé?

—Je ne sais pas.

—Mais d'où sort-elle? Elle a poussé, comme ça, sous un chou? Ton oncle Philibert n'est pas marié…

—Ça ne fait rien.

Elles se regardèrent toutes les deux.

—Il a une femme qui n'est pas sa femme…

—Oh!

—C'est pour cela qu'il est un «dévoyé», et il n'aura rien dans l'héritage de tante Félicie.

Elles joignirent les mains:

—Mais qu'est-ce que tu nous racontes là? C'est absolument insensé!
Avec qui causais-tu donc, quand tu étais à Courance?

—Avec Valentine.

—Et c'est Valentine qui t'a appris ces histoires?

—Elle ne voulait pas, mais je lui ai dit: «Si tu ne veux pas, moi, je dirai à tante Félicie que tu sens la pipe.»

—Comment! elle fume la pipe?

—Non, c'est l'oncle Planté.

—Ah!

Georgette, les coudes aux genoux et le menton gentiment assis sur le petit pliant que formaient les paumes des mains jointes, fit tout à coup:

—Eh bien, tout ça, c'est du joli!

—Tu y comprends quelque chose? demanda sa soeur.

—Je comprends qu'il faut se méfier de ces gamins-là qui vont mettre leur nez partout.

Elle se pencha à l'oreille de Marguerite pour lui parler tout bas. Je fus vexé: je me jetai sur elle en lui allongeant une grande tape au hasard.

Elle se retourna avec une grimace qui lui découvrait les dents et le bout de la langue; et elle arrondit la main sur sa gorge, du côté droit, comme lorsqu'on tâte avec précaution une pêche d'espalier qui semble mûre.

—Le vilain brutal! Tu devrais bien commencer à t'apercevoir que nous ne sommes pas des garçons!

—Ce que tu nous as dit là n'est pas bien, fit Marguerite. Tu as de la chance d'avoir eu aussi, toi, un grand malheur, parce que sans cela on t'aurait grondé… D'abord, quand on sait quelque chose qu'il ne faut pas dire, on ne le dit pas.

De peur que nous ne fussions fâchés, elles me firent aller à la balançoire; mais, dès qu'elles m'eurent bien lancé, elles me plantèrent là et coururent au-devant de leur mère qui rentrait. Madame Pergeline vint m'embrasser et me dit, d'un air très grave, un doigt devant la bouche:

—Mon enfant, si vous avez appris des choses en cachette de vos parents, il faut bien vous garder de les répéter, parce que votre papa serait très mécontent.

Elle prévoyait juste, madame Pergeline.

Un matin, mon père fit une scène à sa belle-mère pendant le déjeuner.

Il avait su au bureau de tabac que «les histoires de Philibert» couraient la ville; et ce qu'il jugeait le plus scandaleux, c'était que «le petit» fût informé de l'existence de «l'enfant naturelle» et s'en vantât dans les maisons où il allait.

Grand'mère étouffait son chagrin; elle disait:

—Voyons! voyons! ne vous emportez pas. Tout se sait à la longue; on ne peut rien tenir caché; mais il faut aussi avoir pitié des malheureux. Le pauvre Philibert a eu sa jeunesse brisée par les mauvaises affaires de son père. Il n'a jamais pu obtenir de situation qui lui permît de se marier. Je ne le défends pas, non, certes! je suis la première à souffrir de ce qui est. Mais l'enfant est l'intelligence même, paraît-il. Elle est belle comme le jour, et elle n'a devant elle que quelques années à vivre… Personne ne s'est informé de leur misère pendant le siège, personne, puisque cela vous brûle la bouche à tous, de prononcer leur nom. Oh! Félicie m'a remis de l'argent pour eux, à plusieurs reprises, elle a été généreuse, mais sans jamais demander seulement: «Où sont-ils? que font-ils? courent-ils un danger?» On a toujours tort de vivre irrégulièrement, mais on en est bien puni.

—Quand on s'est retranché de la famille, de la société, on n'a plus droit à leur appui. Il faut faire comme tout le monde.

—Ah! ce n'est pas toujours facile. Vous n'avez pas vécu à Paris, vous!

—Qui est-ce qui le forçait à vivre à Paris?

—Mais il avait une vocation, ce garçon; puisqu'il voulait faire de la peinture…

—Ta, ta, ta!… des bêtises!

Ce fut la première difficulté entre grand'mère et son gendre, mais elle se représenta très souvent; il en naquit d'autres. Tout était prétexte à querelles. Se disputer devenait une habitude.

Mon père demeurait des journées entières dans son cabinet, ou bien il allait chez son prédécesseur, M. Clérambourg.

M. Clérambourg était un homme assez vieux, qui ne riait jamais et laissait tomber du bout des lèvres des paroles piquantes comme des flèches. Il passait pour un puits de science. Il donnait des conseils gratuits, et évitait au pays beaucoup de procès. Il faisait une peur terrible à grand'mère, et elle prétendait que mon père se desséchait le coeur près de lui.

—Inutile de vous demander où il faut vous envoyer chercher s'il vient des clients?

—Je vais chez Clérambourg.

—Après tout, cela vaut peut-être autant que de séjourner au bureau de tabac…

—Qu'entendez-vous par séjourner au bureau de tabac?

—J'entends qu'un homme dans votre situation, et si fraîchement veuf, devrait éviter de se montrer si souvent dans un magasin où tous les freluquets se donnent rendez-vous autour d'une personne…

Il partait en haussant les épaules. Et la belle-mère allait à la fenêtre le surveiller, par acquit de conscience, jusqu'au coin de la rue.

Que de fois madame Pergeline, qui était au courant de nos soucis, prodigua à sa voisine des expressions compatissantes, dans le genre de celles-ci: «Ah! vous pouvez vous flatter d'avoir un gendre qui est joliment élégant!… Ah! cela, on peut le dire: il n'y en a pas un comme lui en ville pour faire retourner les têtes!…»

Ou bien grand'mère demandait à son gendre pourquoi il allait si souvent au château de la Frelandière.

C'était une coquetterie de mon père, dont les parents avaient été laboureurs, d'être reçu chez le marquis de la Frelandière. Il faisait alors laver la victoria et prenait une cravate blanche ornée d'une fine fleur de lis en jais. Il dissimulait sa serviette d'homme d'affaires. On le retenait parfois à déjeuner au château.

—Et aujourd'hui, interrogeait grand'mère avec malice, avez-vous au moins vu ces dames?

—La marquise? faisait mon père, un peu embarrassé.

—La marquise, la comtesse, la vicomtesse… est-ce que je sais? Les avez-vous vues, oui ou non?

—Mais certainement, je les ai saluées dans le parc.

—Elles n'ont donc pas déjeuné avec vous?

—Vous comprenez, quand le marquis a à causer d'affaires…

—Ah çà! mais, mon ami, on vous fait déjeuner à l'office!…

Ce genre de taquinerie l'exaspérait particulièrement. Il jetait sa serviette sur la table et s'en allait.

Il nous arriva, un soir, dans un état d'agitation peu ordinaire.

—Eh bien, dit-il, je viens d'en apprendre de belles! Savez-vous à quoi s'occupe en ce moment votre mari? oui, votre mari, M. Casimir Fantin!

Grand'mère frissonna. Elle avait appris de son mari tant de choses désastreuses!

—Non, vous ne devineriez pas!… il est tout bonnement en train de négocier un emprunt pour acheter le moulin de Gruteau.

—Le moulin de Gruteau? Mais c'est fou! Mais Félicie le guigne depuis trente ans; elle n'a jamais pu trouver le moyen de l'acheter.

—Il paraît qu'il l'a trouvé, lui. Il n'y a que les meurt-de-faim pour avaler les bouchées doubles. Il a écrit, de Langeais, à Clérambourg; il lui demande des conseils.

—Oh! si ça vient par Clérambourg!…

—Clérambourg a cru devoir me prévenir afin que nous puissions à temps éviter un désastre.

—Mon Dieu! mon Dieu! ne parlons pas de cela à Félicie, elle en mourrait.

Cette alerte fournit aux deux ennemis un motif d'union momentanée, et l'on combina de concert les stratagèmes propres à empêcher ce diable de grand-père Fantin de se relancer en de nouvelles aventures. Il fut décidé que l'on accepterait, enfin, l'invitation qu'adressait chaque année le vieil oncle Goislard, et que nous irions, grand'mère et moi, pendant une ou deux semaines, à Langeais, tenter de faire avorter le projet.

Il y eut certainement quelque chose de providentiel dans ce voyage, car, sans cette raison de quitter Beaumont, nous nous en éloignions, peu après, de la façon la plus regrettable.

Nous avions eu des pluies d'automne. La cour était sombre; le feuillage des chasselas roses du mur mitoyen luisait sous les averses; des jours se passaient à regarder les grosses gouttes rejaillir sur le pavé, en jets d'eau fluets. Les gouttières jasaient, d'une voix d'arrière-gorge, comme des commères infatigables. Un clerc, le col relevé, son mouchoir sur la tête, se dirigeait, en courant, vers une porte trouée en as de coeur; on voyait de grands parapluies bleus, ruisselants, monter sur deux jambes mouillées l'escalier extérieur de l'étude. Adèle allait de sa cuisine au puits, son jupon en guise de capeline; et la bonne du capitaine manquait souvent d'obéir au signal du chant plaintif de la poulie. Marguerite et Georgette venaient, en voisines, dire bonjour. Le deuil leur allait à ravir et on leur adressait des compliments sur leur taille; elles parlaient toujours mariage. Grand'mère pleurait souvent; et maintenant que je savais tout, elle m'entretenait quelquefois de la petite cousine malheureuse que j'avais à Paris.

Un de ces jours moroses, nous entendîmes le sifflement de la soie dans le porte-parapluie, suivi d'un petit choc du bout plombé contre la cuvette de fonte, et mon père entra, à l'heure où il avait coutume de se rendre chez M. Clérambourg.

—Ah! dit-il, j'avais oublié de vous prévenir que je ne dînerai pas ce soir à la maison.

Grand'mère releva ses lunettes sur son front.

—Oui, je ne trouve plus de raison plausible de me dérober, surtout alors qu'il s'agit d'un dîner tout à fait sans cérémonie.

—Chez Clérambourg?

—Mais non: chez les Pope.

—Comment! chez les Pope? Vous dînez sans cérémonie chez les Pope!
Mais, vous n'avez seulement pas dit que vous fréquentiez ces gens-là!

—«Ces gens-là… ces gens-là!…» Mais aussi vous êtes tellement difficile… Et puis, d'ailleurs, peu importe! Je connais «ces gens-là», et c'est chez eux que je vais.

Grand'mère, qui tenait son ouvrage à la main, lâcha tout: ses ciseaux tombèrent et se fichèrent par la pointe dans le parquet. Elle ôta ses lunettes, les plia machinalement, et tâtonna sur un guéridon pour y chercher l'étui. Sa tête était agitée d'un petit tremblement; elle regardait, droit devant elle, le bouton brillant de la porte d'entrée. Mon père, debout, regardait dans la cour. Il n'y eut plus un mot. C'est ce qui était le plus effrayant.

Une ou deux minutes s'écoulèrent ainsi. On attendait le coup de tonnerre. Mon père fit claquer plusieurs fois ses doigts, puis il éleva les deux poings fermés à la hauteur des oreilles, en découvrant les dents canines. Je crus qu'il allait défoncer les vitres. Certainement, il voulait battre ou briser. Il était poussé à bout. Il y avait quelque chose qu'il ne pouvait plus supporter. Il dit seulement, en abaissant les poings:

—Partez! partez! Allez à Langeais!

Grand'mère se sauva, en m'entraînant, et fit sa malle.

V

L'ONCLE À LA MODE DE BRETAGNE

Par l'effet d'une grâce merveilleuse, que Dieu n'accorda jamais qu'à l'extrême jeunesse ou à grand-père Fantin, dans ce voyage qui ressemblait à un exil, je voyais tout en rose. Langeais! l'oncle Goislard, ou mieux: «l'oncle à la mode de Bretagne!» c'étaient des mots qui, depuis les genoux de ma nourrice, tintaient des airs de fête à mes oreilles. On m'avait appris que Langeais était au bord d'un fleuve dix fois plus large que nos rivières, et possédait un château du moyen âge, avec des créneaux, des meneaux, des douves, et tout ce qui s'ensuit. À Langeais, Félicie et grand'mère avaient été jeunes, et cette seule circonstance en faisait un pays de Cocagne. En outre, je comptais n'y voir que des dames «outrageusement décolletées», ce qui ne touchait que ma curiosité, mais très vivement. Tout cela ne fleurait-il pas le conte de fées? Et j'étais assis, les yeux bêtes à force de rêves, sur ma banquette de seconde classe, vis-à-vis de ma pauvre grand'mère, chassée par son gendre, encore une fois humiliée, et s'en venant heurter de front,—pour le salut de Félicie, notre commune providence,—le chimérique auteur d'humiliations sans nombre.

À l'arrêt du train, grand-père Fantin amenuisait ses petits yeux et souriait d'un favori à l'autre, même avant que de nous voir. Notre surprise fut de trouver là Philibert.

—Comment! lui dit sa mère, toi, ici?

—On m'a fait venir.

—Oui, oui,—interrompit Casimir,—nous hébergeons ce gaillard-là, depuis trois semaines. Il prend du ventre.

Il ajouta, à l'oreille de sa femme:

—Je ne désespère pas de lui voir «faire une fin» dans le pays!

Elle demeura ébaubie. Il envoya ses yeux de côté, selon sa coutume lorsqu'il annonçait une nouvelle invraisemblable, et dit, en parodiant le militaire:

—Fait'ment!

Philibert allait devant, chargé des colis.

Grand'mère, qui était un diplomate plus empressé qu'habile, dit, sans perdre de temps:

—Casimir, voyons: cette affaire de Gruteau, c'est une plaisanterie, j'espère?

—Mais non! ça ne marche pas mal.

Et, indiquant du doigt son fils:

—Il m'a confié ses vingt mille francs.

—Ah! mon Dieu!

Nous venions de tourner dans une longue rue pavée, et au bout était le château. Il paraissait énorme et tout gris. Nous nous dirigions vers lui. En continuant notre chemin, nous aurions pu frapper à la grille de la grande porte ogivale, au fond d'une cavité sombre, au delà du fossé; et, en levant les yeux, on n'apercevait que des mâchicoulis, des fenêtres pointues, des tours, des tours, et de hauts pignons couverts d'ardoises. Je devins fou: j'allais, j'allais… On me rappela:

—Riquet! mais ce n'est pas si loin!

Nous étions déjà chez l'oncle à la mode de Bretagne.

On toucha une grosse boucle de cuivre poli qui faisait marteau contre la porte cochère, et, au milieu de l'un des battants peints en vert, une petite porte s'ouvrit.

Je remarquai aussitôt une grande étendue de sable bien ratissé, des orangers en caisse, et des marronniers dont le feuillage jaune et roux empêchait de voir loin, sauf par une voûte ménagée à même la montagne d'ombrage, et qui semblait creusée dans de l'or. Et, au fin bout de ce tunnel, on distinguait, toutes petites, comme si on les eût regardées par une lorgnette à l'envers, des cloches à melons étincelant au soleil.

Mademoiselle Bringuet, la gouvernante, vint à nous, un trousseau de clefs à la main. Elle s'informa avec beaucoup de politesse de notre santé, de celle de madame Planté et de celle de toute la famille; et elle donna des ordres concernant les bagages.

Elle nous invita à entrer dans une salle à manger qui sentait les prunes et le pain frais.

—Prenez-vous votre collation tout de suite? demanda-t-elle, ou bien préférez-vous commencer par un brin de toilette?

Grand'mère objecta qu'elle dirait volontiers bonjour à l'oncle
Goislard.

Nous marchâmes, tous à la queue leu leu, par de longs corridors. Ils étaient ornés de gravures. Je vis aussi une horloge qui ressemblait à celle du «bout du monde», mais en plus beau. Enfin, mademoiselle Bringuet nous fit signe: «Attention! pas de bruit!»

Elle poussa une porte, puis une double porte, rejeta la tête vers nous et dit:

—Il ne dort pas; entrez.

Tout au bout d'une pièce quatre fois grande comme le salon de Courance, et entièrement garnie de tableaux et de tapisseries, nous vîmes, par-dessus une table encombrée de gros livres, une tête rose et blanche. À mesure que nous approchions, les yeux, d'un très joli bleu, s'animèrent, et la bouche bredouilla des paroles difficiles à saisir.

Je fus étonné de voir un monsieur si vieux et si propre. Il était rasé de près; sa longue redingote s'ouvrait sur un gilet de piqué; il portait le ruban de la Légion d'honneur. Ses cheveux tombaient de chaque côté de sa figure comme les rideaux blancs d'un berceau; et, de fait, il était si soigné et si frais qu'il ressemblait un peu à un bébé.

Il voulait absolument se mettre debout pour nous recevoir. Mademoiselle Bringuet lui appliqua les deux mains sur les épaules en disant:

—Non! non! ce n'est pas le moment de faire la belle jambe; il faut ménager vos forces.

Mais il devint rouge; il se fâchait; il parla nettement:

—Sacrédié! dit-il, on me fait bien lever pour madame Leduc!

Grand'mère lui tendit les mains, l'embrassa, le radoucit. Il s'attendrit en regardant la vieille bonne femme qu'elle était devenue, car ils ne s'étaient pas rencontrés depuis longtemps. On lui dit, en me poussant entre ses jambes:

—Voilà le petit.

Toutes les fois qu'on me présentait à quelqu'un, on levait les yeux au ciel, où l'on semblait voir celle qui aurait dû être près de moi.

Quand on prononça le nom de Félicie, il se retourna, et dit à mademoiselle Bringuet de lui apporter un crayon que Pajou le fils avait fait d'elle en 1830, et qui était accroché à gauche de la cheminée.

À l'aspect de cette figure charmante, entre deux énormes manches à gigot, et sous la haute coiffure à la girafe, tout le monde hocha la tête: «Non, non, ce n'est plus cela, Félicie…» L'oncle Goislard soupira, puis il éleva sa main droite un peu branlante, et joignit le pouce et l'index comme s'il recueillait dans l'espace une pincée de poudre impalpable:

—Elle a été exquise! dit-il.

Ces ressouvenirs, entre gens déchus, étaient d'une mélancolie qui ne manquait pas de grâce. Grand-père Fantin ne comprit pas qu'il en rompait le charme en se mettant à chantonner sur un ton badin:

    Ah! combien je regrette
    Et ma jambe bien faite,
    Et mon bras si dodu!…

On nous reconduisit à la salle à manger, tout en nous annonçant que nous aurions le plaisir de voir madame Leduc dans la soirée. Je courus au jardin dès qu'il me fut possible, afin de passer sous le tunnel qui semblait creusé dans une montagne d'or. Philibert m'accompagna. Les choses étaient beaucoup plus simples qu'elles ne m'avaient paru à mon entrée par la porte cochère.

Sous la voûte des marronniers, à mi-chemin, il y avait deux bancs qui se faisaient vis-à-vis. Je m'assis sur l'un et sur l'autre, pour prendre possession des lieux. Le vent agita les feuilles sèches; Philibert et moi, nous courûmes avec elles jusqu'aux cloches à melons, en frappant dans nos mains. Mon oncle paraissait beaucoup mieux qu'à son dernier voyage à Courance. Je lui dis:

—N'est-ce pas que, quand tu es à Courance, tante Félicie te fait peur?

Il me regarda en riant:

—Et l'oncle Goislard, à toi, il ne te fait pas peur?

—Il n'a pas l'air méchant, mais il est décoré.

—Eh bien?

—Est-ce que c'est qu'il a fait la guerre?

—Non, il n'est jamais sorti de chez lui.

—Alors, qu'est-ce qu'il a fait?

—Rien.

—Alors, pourquoi est-il décoré?

—Parce qu'il a toujours été bien avec tout le monde.

—Ah!… Mais, au moins, il faut être bien pendant très très longtemps?

—Tu vois: quatre-vingts ans, à peu près.

—Ça doit être difficile.

—Je te crois!

Au potager, le vieux domestique Cadoudal marchait, entre deux arrosoirs ébouriffés de pluie scintillante, aussi attentif que s'il eût tenu à bout de bras des crinolines de cristal. Il enjamba la bordure de buis, posa d'un même coup les deux arrosoirs sur le sable et ôta son chapeau en me regardant tout droit, car il nous avait vus sans lever les yeux.

—Alors, dit-il, c'est ça le jeune monsieur qui est le neveu de ma'me
Planté, anciennement mam'selle Gillot?

Et il dirigea son regard au loin, en recueillant sur le dos de la main les grosses perles de sueur de son front qui ruisselait comme les pommes d'arrosage. Puis il fit claquer sa langue:

—Nom de d'là! mam'selle Gillot, si je me la rappelle! Je me la rappelle comme le nom de mon père!… Tenez! la v'là qui descend l'escalier avec sa gentille frimousse, et qui appelle défunt la mère Ribotteau, la cuisinière: «Célestine! combien donc que vous avez payé la friture?» Et Célestine qui répond par le soupirail: «Mais, mademoiselle, c'est rapport à la crue de la Loire…» Et puis, est-ce que je sais? Des bêtises, quoi! Ah dame! fallait pas lui faire prendre une pièce de cent sous pour un écu de six livres. Bougre! celui-là qui l'a eue, avec sa dot, n'a pas fait un mauvais coup!…

Il souleva ses arrosoirs, et ajouta:

—C'est égal, elle ne doit plus être fraîche, à l'heure qu'il est!…

Et cela le fit rire; il s'en allait vers la pompe en riant tout haut et dodelinant de la tête.

Au bout du jardin, était un belvédère composé d'une terrasse établie sur quatre piliers de bois. Au-dessous, on s'abritait du soleil; en haut, on avait l'agrément de la vue. D'un côté, on contemplait le château, et, au-dessus des grosses tours à toits pointus, sur une petite colline boisée, les ruines sombres et jolies, toutes velues de lierre noir, d'un château plus ancien. De l'autre côté, on eût distingué la Loire, sans la levée construite contre les inondations; on se contentait de voir passer le chemin de fer et de plonger à même dans le jardin de M. Futaine.

—Le jardin de M. Futaine,—me dit Philibert,—a été tracé pour former le prolongement exact de celui où nous sommes. C'est que M. Futaine n'attend que la mort de l'oncle Goislard pour abattre le mur de séparation. En effet, l'oncle a vendu par avance maison et jardin. Mais, comme il s'est réservé le droit d'en user jusqu'à son dernier jour, il aime à venir ici faire la nique à son successeur. L'autre soir, on l'a grimpé jusque-là, et il a hélé de loin M. Futaine: «Et vos arbres, comment vont-ils?—Ils vont bien.—Moi aussi.»

Nous étions sur le belvédère, dans l'espoir de voir passer le train de
Nantes, lorsque Cadoudal nous appela, et nous aperçûmes mademoiselle
Bringuet qui nous adressait de grands signaux.

—Madame Leduc est arrivée, me dit Philibert; dépêchons-nous.

Nous descendîmes quatre à quatre. Au bas des marches, il me dit:

—Je ne suis pas trop malpropre, au moins?

Je battis le dos de son veston.

La voiture de madame Leduc était dans la cour, et le cocher, en chapeau haut de forme, commençait à dégarnir le cheval. J'eus une surprise à trouver une petite fille, à peu près de mon âge, qui courait de toutes ses forces après un chat. Elle s'arrêta net pour venir à Philibert, et lui sauta au cou comme une vieille connaissance, en me jetant une oeillade de côté. Philibert, la bouche encore enfouie dans ses cheveux, lui demandait:

—Et ta maman?

—Maman? dit la petite, ah! elle avait joliment peur que vous ne soyez parti!

Et, se tournant aussitôt vers moi, elle me tendit la main:

—Est-ce que tu veux être mon petit mari?

Je sentis que je devenais rouge et prenais mon air niais. Nous étions tous au salon avant que j'eusse répondu un mot.

Cette fois, on avait mis l'oncle Goislard debout. Mademoiselle
Bringuet le soutenait par un bras, grand-père Fantin par l'autre.
Madame Leduc lui offrait son front qu'il baisait, tout en souriant à
la mère de la petite fille, une jeune femme que je trouvai très jolie.
Tout le monde parlait en même temps:

—Madame Letermillé, une bonne amie à nous… À quelle heure avez-vous quitté Chantepie?—Une poussière aveuglante…—Sept quarts d'heure de voiture, vous pensez!—Mon Dieu, que voilà une fillette qui a l'air raisonnable!…—Aussi nous ne nous ferons pas prier pour rester quelques jours…—Elle a nom Suzanne.—Hélas! la santé de Félicie…—Ah! M. Philibert nous a bien manqué!—Voyons ce charmant petit garçon…

Le charmant petit garçon n'en menait pas large. Suzanne le poursuivait derrière les dossiers des chaises, et, plus vive et plus adroite, se trouvait tout à coup en face de lui pour lui souffler dans le nez:

—Tu ne veux pas être mon petit mari? Dis pourquoi? dis pourquoi?

Je restais stupide. Une idée lui vint:

—Que tu es drôle! dit-elle. Mais ça n'a aucune importance! J'en ai un dans toutes les maisons où je vais. À quoi jouons-nous?

La maman m'embrassa. Elle sentait très bon. Quand elle ne regardait pas Philibert, il suivait des yeux son cou découvert, sa gorge forte et les coussins si bien bombés de ses hanches, comme s'il eût craint d'en perdre.

—Où demeures-tu? me demanda Suzanne.

—À Beaumont.

—Qu'est-ce que c'est que ça, Beaumont? C'est un trou?

—Et toi, où demeures-tu?

—À Vaucottes: c'est un château à grand'maman, tout près de Chantepie, la maison de madame Leduc; mais du temps de papa, nous demeurions à Paris, et puis à Biarritz, à Cannes. Tu ne connais pas ces endroits-là, toi… Mais tu sais, si papa avait vécu, nous serions depuis longtemps sur la paille, parce que c'était un panier percé… Toi, c'est ta maman que tu as perdue: est-ce que tu penses encore à elle?

Une petite bonne vint prendre Suzanne. On monta s'habiller pour le dîner. Dans l'escalier, madame Leduc confiait à grand'mère:

—J'arrive ainsi, les trois quarts du temps, le samedi, comme par hasard. Cela me permet de veiller à ce que l'on conduise notre cher vieillard à la messe du dimanche. Croiriez-vous que, si je ne m'en étais mêlée, Casimir—tout aussi bien que cette Bringuet, du reste—le laissait descendre à la tombe sans le réconcilier avec l'Église!

—Hélas! dit grand'mère, je crois que le bonhomme n'a jamais eu beaucoup de religion.

—Mais, à ce compte-là, ma chère, tous ces messieurs mourraient comme des chiens. Dieu merci! notre zèle n'est pas toujours sans récompense, vous en serez témoin: le bon oncle nous édifiera par sa piété.

—Tant mieux!

—Que dites-vous de madame Letermillé?

—Mais… très jolie!

On trouva l'oncle Goislard assis à table avant ses hôtes, car il n'aimait pas qu'on le vît marcher avec ses béquilles. Pour passer le temps, il avait fait appeler la petite bonne de madame Letermillé, et il lui demandait son nom en lui appuyant le doigt au menton, ce qui répandit un froid durant quelques minutes. Mais lui, mis en humeur par un minois agréable, entama des histoires de jeunesse. Grand'père Fantin souriait avec indulgence en attendant le moment de placer quelqu'une des siennes qu'il jugeait plus intéressantes.

L'oncle Goislard était né en pleine Terreur, à Saumur, dans une maison située sur la place où fonctionnait la guillotine. Il disait, entre deux cuillerées de potage:

—J'ai tété ma nourrice pendant qu'elle regardait tomber les têtes.

Par la fenêtre, il avait vu Napoléon, au retour de la guerre d'Espagne:

—Un petit homme vêtu de drap de billard, avec une figure taillée dans du navet.

Il tint un moment sa cuiller en l'air; il se ramassa sur lui-même, fit de gros yeux, de grosses joues, et devint rouge, pour lâcher de nous redonner, dans sa bouche, le tonnerre de trois mille gorges hurlant à la fois: «Vive l'Empereur!»

—Mon bon oncle, dit madame Leduc, pourrez-vous bien jamais après cela crier: «Vive la République»?

—Voilà quarante-trois ans que je suis maire: comme homme public, j'engage chaque année les enfants des écoles à applaudir le gouvernement…

On ne pouvait s'empêcher d'admirer cet homme venu au monde à une heure où nulle âme, libre de choisir son sort, n'eût consenti à y descendre, et qui avait vécu quatre-vingts ans, heureux, dans de petites villes paisibles.

Le lendemain, on le mena à la messe sans qu'il opposât la moindre difficulté. En revenant à la maison, dans sa voiture basse, où grand'mère et moi étions montés avec lui, il parlait des dames qu'il avait reconnues pendant l'office, et il faisait l'éloge du curé:

—C'est un gaillard, disait-il. Il a sauvé quinze personnes en se jetant à la nage, lors de l'inondation de 66. Et il mange comme quatre!

Au pas d'une petite jument grise, qui était douce comme un agneau, Cadoudal nous promena dans la ville et sur la levée de la Loire. On voyait de longs sables jaunes qui s'étiraient en pâlissant jusqu'à l'horizon, léchés par une eau langoureuse, entre des peupliers fatigués par l'automne. On avait fait sauter le pont durant la guerre, et ces arches, ouvertes au-dessus du lit immense et à demi déserté du fleuve, attristaient encore la lassitude ou l'épuisement du paysage.

—Et ça s'emplit tout d'un coup, disait l'oncle Goislard: l'eau vous arrive au galop, comme de la cavalerie… J'en ai eu chez moi jusqu'au plafond du premier.

Quand nous rentrâmes, grand-père Fantin et madame Leduc tenaient un conciliabule.

—Pardon, fit grand'mère, je suis de trop?

—Mais non! ma bonne, mais pas du tout, au contraire… nous parlions de votre fils…

—S'il est question du complot que vous avez fait pour marier
Philibert, je vous avertis que je ne trempe pas les mains là dedans.

Ils tombèrent des nues.

—Comment cela? comment cela? Expliquez-vous, Célina!

—Je m'entends; ça suffit.

—Voyons! est-ce que la jeune femme vous est antipathique?

—S'il était nécessaire de formuler mon opinion sur la jeune femme, je vous dirais que je la trouve un peu jolie pour lui donner le bon Dieu sans confession. Mais il s'agit de Philibert: il a un fil à la patte.

—On vous propose de le couper, dit madame Leduc. La situation de votre fils est humiliante pour la famille, vis-à-vis du monde, et il est lamentable d'en être réduits, avec Philibert, à causer de la pluie ou du beau temps, de peur de nous heurter à une vie privée qui doit nous rester aussi étrangère que celle du Grand Lama…

—Lama, Lama… dit grand'mère, tout ce que je sais, c'est qu'il adore sa fille.

Casimir tira son trémolo:

—Pauvre petit être! dit-il, Dieu le reprendra comme il l'a donné, sans qu'on l'en prie…

—Non, Casimir, fit madame Leduc, tes paroles ne sont pas chrétiennes. Prions Dieu, au contraire, qu'il laisse la vie à l'infortunée créature. Mais il y a cent moyens d'arranger les choses. Voyons: la mère, je suppose, malgré sa faute, n'est pas absolument dénuée de sentiments humains; elle s'estimerait très heureuse de conserver la jouissance de l'enfant, moyennant…

Grand'mère leva la main:

—Philibert ne fera pas ça! s'écria-t-elle; on peut dire de lui ce qu'on voudra, mais il est honnête…

—Plaît-il? dit madame Leduc.

—Je veux dire: il aime sa fille, et il ne fera pas cela. Mais lui, l'avez-vous pressenti, au moins?

—Philibert? il est emballé!

—Parlons peu et parlons bien, dit Casimir; je pose en fait que le garçon est totalement incapable de gagner sa vie.

—Et vous négligeriez une aubaine?… Voilà une fortune qui se présente…

—Aussi rondelette que la personne,—interrompit Casimir, les yeux réduits à la dimension de petits pois.—Sache, d'ailleurs, une fois pour toutes, ma chère Célina, que la jeune femme est absolument toquée de lui. Il l'amuse, il la fait rire; ça la change. Voilà cinq ans qu'elle ronge son frein dans son castel de Vaucottes; elle meurt de l'envie d'aller à Paris; elle y eût filé vingt fois, n'était sa mère qui la tient prisonnière à cause de sa beauté. Avec une figure comme celle-là, tu comprends, une jeune veuve a tôt fait de voir flamber sa réputation… Disons-le: ici même, la pauvre femme n'échappe pas à la calomnie.

—C'est flatteur!

—Songe, ma bonne, que notre fils n'est pas non plus tout frais baptisé!

Grand'mère était inapte à formuler une idée nette. Elle m'entraîna dans sa chambre, en faisant:

—Tout ça… tout ça…

Elle ôta son chapeau, tourna, vira, hésita.

—Mon petit, dit-elle, va me chercher Philibert.

Je descendis au jardin. Philibert était assis près de madame Letermillé, sur un des bancs du tunnel d'or. Je m'avançai pour m'acquitter de ma commission. Ils causaient. Ils s'interrompirent pour dire, chacun à son tour: «Tiens, voilà Riquet!» du même ton qu'ils eussent dit: «Voilà les canards…» ou: «Voilà le sifflet du chemin de fer…» J'avais l'amour-propre d'un jeune coq; je rougis et restai coi. On n'aurait pu ni me faire exécuter un mouvement, ni m'arracher un mot.

Madame Letermillé portait une robe ouverte en carré sur son cou de blonde; elle croisait les jambes dans une attitude familière, et entrelaçait ses doigts sur le genou en tendant ses bras demi-nus. Elle disait:

—Je m'en doutais! vous l'épouserez…

—Ce n'est pas elle qui le demande, répondait Philibert; mais pour la petite, cela vaudra mieux.

—Avouez que vous l'aimez.

Philibert considéra toute madame Letermillé, de ses cheveux à son cou, à sa belle gorge, à ses bras, à ses jambes croisées, au petit bout de pied pointu qui frétillait au bas de la robe. Puis ses yeux se reportèrent au loin, vers la figure absente.

—Il s'en faut, dit-il, qu'elle ait jamais eu la figure d'une Vénus. Ç'a été une demi-journée et une nuit de parfum dans la chambre: un bouquet de violettes d'un sou!… Les grandes ivresses, les mots qui vous sortent de la bouche tout de travers, les yeux de carpe, non, non, toutes ces belles histoires-là, ça n'a jamais été mon affaire.

—Alors?

—Alors? Mais nous avons supporté tout plein d'embêtements bras dessus, bras dessous. C'est ça qui vous entraîne à faire lit commun.

—Le fait est que mon mari et moi, par exemple, qui avions tout pour être heureux…

—Ça n'a pas marché?…

—Ah bien! ouiche!… Voyez-vous, monsieur Philibert, ce n'était pas l'homme qu'il me fallait.

—Ah!

Madame Letermillé avait désenlacé ses doigts, et, d'une main molle, elle s'appliquait à enlever une poussière imaginaire sur l'étoffe tendue par son genou:

—Moi, j'avais toujours rêvé d'un homme… d'un homme… comment peut-on expliquer cela? enfin, d'un homme pas comme un autre.

—On prétend qu'on ne rêve que ce qu'on a vu…

—Ou ce qu'on verra.

Philibert eut l'air embarrassé. Il dit:

—Les femmes ont de drôles de goûts.

—Seriez-vous de ceux qui croient que toutes les femmes se ressemblent?

Il leva encore les yeux sur madame Letermillé:

—Il n'y en a pas des tas comme vous!

—Oh! vous dites cela en m'examinant de la tête aux pieds; mais si j'étais laide—supposez que je sois laide—est-ce que vous diriez cela encore?

—Je ne peux pas supposer que vous soyez laide.

—Voilà! vous éludez la question… Oh! les hommes! les hommes! que vous êtes agaçants!

D'un mouvement d'impatience, elle jeta son pied en l'air, puis elle abaissa la jambe, et s'assit à plein sur le banc, en appliquant les deux épaules au dossier incliné. Et elle leva les bras derrière la nuque, ce qui fit éclore les deux coudes hors des manches.

Elle ouvrit la bouche, un moment, avant de se décider à parler, et je vis tout le petit fer à cheval de ses dents du haut. On entendait les canards de la basse-cour voisine, et, au loin, les cris de Suzanne jouant à lancer la balle sur le belvédère.

—Monsieur Philibert, je vais vous faire mes adieux, savez-vous?

—Vous partez?

—Dame! vous ne pensez pas que je vais continuer à tomber ici tous les quatre matins! Ma mère soutient que je me compromets.

—Avec l'oncle Goislard?

—Il est plus galant que vous! il n'y a pas de quoi rire… Et puis, lui, au moins, est célibataire… À propos, dites donc, vous m'inviterez à la noce, j'espère?

—À quelle noce?

—À la vôtre, parbleu! Est-ce que vous n'y pensez plus?

—Pourquoi me reparlez-vous de cela?

—Moi? mais pour rien!… Parce que ce sera amusant.

—Vous trouvez?

—Je dis: «Ce sera amusant…» je veux dire: ce sera un mariage… un mariage… original, comme vous, d'ailleurs… Vous auriez pu épouser une duchesse…

—Grâce au brillant de ma situation, ou de mes habits?

Il montrait le drap luisant de sa redingote.

—Taisez-vous donc! Les femmes doivent se jeter à votre cou!

Il ouvrit les bras et dit familièrement:

—Voyons voir?…

—Bas les pattes! Voulez-vous bien!… Pour le coup, si maman était là!…

Philibert sembla gêné et ne dit plus rien. Elle croisa les jambes de nouveau et fit gazouiller son pied dans la soie. Elle se redressa brusquement et posa son bras sur celui de Philibert:

—Avouez-le, dit-elle, je vous fais l'effet d'une coquette?

Il regarda le bras; il dit:

—Mais non! mais non!…

—Si! si! Parlez-moi franchement.

Il cherchait à formuler son opinion, à ne pas mentir et à ne pas blesser la jeune femme; il trouva:

—Vous êtes si jolie!

—Pan! ça y est! Je l'attendais! On ne m'en dit jamais d'autres!…

Elle frappa le sol de ses deux talons à la fois, et, le menton entre les mains, les coudes aux genoux, elle trépignait en secouant sa tête blonde:

—Avec mon mari, qui m'horripilait, j'étais insupportable; il aurait dû me battre: il revenait le premier, avec des yeux de carpe, comme vous dites, et les mêmes mots dans la bouche: «Vous êtes si jolie!» Veuve, j'ai voulu m'envoler, prendre l'air. Taratata! la famille m'a pincée au collet: «Vous êtes trop jolie pour vivre seule!…» Je vis cloîtrée entre ma mère et ma fille: le pays fourmille d'histoires sur mon compte! «On ne nous fera pas croire, jolie comme elle est…» J'ai failli me remarier avec un officier habitant Fontainebleau; l'homme, la ville, tout me plaisait: bernique! j'étais trop jolie pour une ville de garnison. Monsieur le curé me dit que j'aurai beaucoup de mal à gagner le paradis. «Pourquoi?—Ah! madame…» Je vois venir la phrase et l'arrête. Que je sois bécasse, que je sois méchante, je lis dans les yeux de ces messieurs: «Ça ne compte pas, elle est si jolie!…» Seulement, que je ne sois quelquefois pas plus bête qu'une autre; que j'aie, moi aussi, par-ci par-là, mes petites qualités, ça ne compte pas davantage: je suis jolie, et c'est assez. Je vous raconte mes misères, et vous ne me plaignez pas, vous non plus. Vous devez avoir raison, puisque, en dépit de tout cela, je ne changerais de figure avec personne. Ah! monsieur Philibert, voulez-vous que je vous dise mon opinion? C'est qu'une jolie femme a bien du mérite à ne pas mériter les horreurs qu'on dit d'elle!…

Elle ramena les mains sur ses yeux, et sa tête eut tout à coup les soubresauts de l'agonie d'un poulet auquel on a coupé la gorge. Je compris qu'elle pleurait, que cela devenait sérieux, et qu'il fallait absolument m'en aller. Je revins à la maison tout doucement, sans me retourner, honteux comme le chien qui a volé une côtelette.

J'étais tellement sûr d'être grondé que je restai dans le corridor, au lieu de remonter à la chambre de grand'mère. Je m'assis sur un coffre à bois; j'aurais préféré me cacher dedans.

La maison était à l'orage. On se disputait partout.

Dans sa chambre, au rez-de-chaussée, l'oncle Goislard criait à tue-tête qu'il ne déjeunerait pas si on ne lui donnait un pantalon blanc.

—Un pantalon blanc! ripostait mademoiselle Bringuet, mais pour qui?
Est-ce que vous croyez que ces dames font attention à vos guiboles?

—Taisez-vous! ou je vous fiche à la porte! Je veux mon pantalon blanc.

—C'est bon! Mais je vous enfile par-dessous un caleçon de tricot. Ça vous mettra des mollets là où il vous en manque.

Dans la pièce où nous les avions laissés, madame Leduc et son frère élevaient la voix à qui mieux mieux, et, pendant les intervalles d'un bruit d'assiettes et de cristaux venu de la salle à manger, leur dialogue éclatait en bourrasques, rappelant le vacarme de l'étude, à Beaumont, les dimanches et les jours de marché:

—… nouvel emprunt hypothécaire… Si, au lieu de jeter ton argent dans ton moulin de Gruteau…

—Mais, ta propriété de Chantepie est grevée jusqu'à la moelle!

—Une simple avance sur l'héritage…

—D'ailleurs, mon moulin de Gruteau…

—Ton moulin de Gruteau! mais tu n'as pas la moitié des fonds nécessaires!…

—… syndicat… solderai totalité…

—Félicie en mourra!

Grand'mère parut au bas de l'escalier; elle eut tôt fait de m'apercevoir:

—Eh bien, et ton oncle Philibert?

Je restais assis sur mon coffre à bois, les jambes pendantes, rougissant encore.

—Si nous étions chez nous, je te donnerais une tape, entends-tu?

Puis elle me dit que je ne serais jamais bon à rien, et qu'elle ne me confierait plus de commissions.

—Allons! cours vite me chercher ton oncle au jardin et dis-lui que le déjeuner est prêt.

Je dus retourner au jardin. Philibert avait passé un doigt sous la manche courte de la jeune femme et, de ce doigt, il lui caressait le gras du bras; une petite raie de lumière désignait ce relief de l'étoffe soyeuse et oscillait. Madame Letermillé disait:

—Vous me ferez damner!

En se mettant à table, elle prétendit qu'un coup de vent lui avait versé un tombereau de sable dans les yeux.

Suzanne me chuchota:

—C'est de la frime!…

Dans l'après-midi, Philibert parla à son père:

—Je file à l'anglaise, parce que, si je reste un jour de plus ici, je fais des bêtises.

—Peuh! mon garçon, c'est encore de ton âge!…

—Dame! vous me jetez une femme dans les bras. Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse?

Grand-père Fantin, du ton pincé de madame Leduc:

—«Vous me jetez dans les bras!…» Sois respectueux, je te prie.

—Turlututu!

—Philibert!

—Je demande: «Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse?»

Casimir lui tapa sur le ventre du revers de la main:

—Mais, bêta! que tu passes avec elle chez le notaire!

—Merci.

—Quoi?

—Pour qui me prends-tu?

—Pour un nigaud!

Ils se séparèrent. Philibert partit à la suite d'un grand tapage. Tout le monde avait la figure chaude comme lorsqu'on a couru au soleil.

Madame Letermillé se prit d'amitié pour grand'mère, qui fut touchée par son chagrin. Elle acheva de la gagner en me comblant de caresses et lui disant qu'elle serait toute sa vie malheureuse de n'avoir qu'une fille: c'était un petit garçon comme moi qu'elle eût aimé.

—Je n'en aurai jamais un! Je ne me remarierai pas.

—Qui sait?

—Votre famille inspire tant de sympathie! Cela ne se commande pas.

Grand'mère commençait à revenir des préjugés du public envers la jeune veuve.

Madame Letermillé voulut nous emmener à Vaucottes:

—Ah! par exemple, disait-elle, je veux que vous y veniez avant de passer à Chantepie, parce que, en sortant de chez votre belle-soeur, tout vous paraîtra un peu fade. Il faut avouer qu'il n'y a pas au monde une maîtresse de maison comparable à madame Leduc.

—Elle sait ce que cela lui coûte.

—Elle était née pour épouser un grand seigneur.

—Dites: le marquis de Carabas!

—Avec cela, elle fait beaucoup de bien.

—Oh! c'est une excellente femme.

Depuis l'échec du projet conjugal qui les avait unis, madame Leduc et son frère étaient retombés en bisbilles, et les discussions s'envenimaient entre eux. Elle le pinçait par la manche, au sortir de table, et l'entraînait: «Casimir, un mot, je te prie…» Elle lui emboîtait le pas lorsqu'il quittait le salon. Elle guignait sa présence au jardin. Lorsqu'elle le soupçonnait d'y fumer un cigare, elle jetait prestement une mantille sur ses épaules et trottait à sa rencontre.

Un jour, on les vit revenir ainsi, surpris par la pluie, sans cesser de se chamailler. Et pendant que madame Leduc frottait son pied sur les lames du décrottoir, on entendit grand-père Fantin secouer ses lourds talons sur les dalles de brique du corridor, et lancer un mot extraordinaire qui retentit comme un triple soufflet:

—Zut! zut! zut!

Madame Leduc ne pénétra point dans le corridor; elle courut aux écuries, sous l'averse, appelant son cocher. Ne l'ayant point trouvé, elle cria: «Cadoudal! Cadoudal!» comme on crie: «Au feu! au feu!» Point de Cadoudal.

Elle retroussait d'une main ses jupes et, de l'autre, assujettissait les doubles boudins de ses tempes, que le mouvement ébranlait. On l'aperçut de la cuisine, et l'on alla à elle avec un parapluie. On lui apprit que le cocher et Cadoudal assistaient à une réunion politique. Ils ne revinrent, d'ailleurs, qu'à la nuit, l'un et l'autre complètement ivres.

Madame Leduc annonça à grand'mère qu'elle venait d'essuyer les insultes de Casimir et qu'elle partirait sur l'heure et à pied. Mais, dans son emportement, elle révéla que Casimir avait acheté Gruteau, grâce à un emprunt de quarante mille francs, plus l'argent à lui confié par son fils. Grand'mère fut aux abois. Elle appela sur-le-champ Casimir. Il enfonçait les deux mains dans les poches à ouvertures horizontales de son pantalon; sa bouche formait un arc paisiblement suspendu à chacun de ses favoris. Il dit qu'il était content de son opération. Grand'mère avoua que son voyage avait pour unique but de l'empêcher: ce serait un désastre; Félicie en mourrait…

—Elle en mourra! répéta madame Leduc.

Casimir ne comprenait pas du tout pourquoi on lui cornait sans cesse aux oreilles ce «Félicie en mourra».

—Félicie, dit-il, est une timorée, qui aurait pu dix fois se payer Gruteau, si elle n'avait eu peur de risquer un écu. Il fallait procéder comme moi! Cela lui servira de leçon.

—Mon Dieu! mon Dieu! s'écriait grand'mère, et c'est fait? c'est signé?

—J'ai donné procuration ce matin. Je devais en finir pour résister aux obsessions de ma…

Madame Leduc agita sa main en abat-voix, comme sous les noisetiers de
Courance. Mais grand-père Fantin continuait:

—Tu pourras dire à Félicie que, si je n'avais promptement immobilisé mes vingt mille francs, on me les arrachait du gousset pour les précipiter dans le gouffre de Chantepie…

Madame Leduc se dressa, toute blême:

—Le gouffre de Chantepie!…

Sa tête vacillait; ses yeux étaient hagards; elle fit le geste d'implorer le secours du ciel.

Il répéta l'expression, la commenta, en démontra la justesse. À Chantepie, tout était subordonné à l'ostentation. Envers et contre tous, on voulait tenir «son rang».

—Quel rang? Que sommes-nous? D'où sortons-nous? disait-il. Ton mari, ma chère, gagnait sa vie dans les farines. Notre papa vendait des pierres à moudre le blé. Nos ancêtres en cassaient, probablement, le long des routes, un petit loup de toile à garde-manger sur les paupières. Quand on n'a plus d'argent, on est fichu; il faut se jeter dans les affaires ou bien à l'eau!

—Casimir, disait grand'mère, songe un peu à qui tu parles.

Madame Leduc se redressa:

—Ah çà, dis donc! tu te plais à m'écraser là, comme une miette de pain sous le pied, parce que tu es à te goberger à la table de l'oncle Goislard! Mais j'ai les mêmes droits que toi à la succession de l'oncle Goislard!… Et je te préviens que je ne les abandonnerai pas. Je suis mère de famille, entends-tu? et je n'abandonnerai pas mes droits!

—Tu me fais rire avec tes droits! Mais les tiens comme les miens se mesureront aux services rendus…

—C'est pour cela que tu accapares le bonhomme, avec la complicité de ta Bringuet qui m'a tout l'air d'une intrigante. Eh mais! eh mais! s'il me prenait fantaisie, à moi, de venir réclamer ma part de votre mission de dévouement?

Casimir arrondit les bras en mimant le transport de madame Leduc vers la chambre de l'oncle Goislard.

—À ton aise! ma chère, à ton aise! Il ne tient qu'à toi, dès ce soir, de présenter le pot au valétudinaire…

—Trêve d'obscénités! dit madame Leduc. On croirait, à vous écouter, que les seuls soins physiques soient dus aux pauvres moribonds. À la fin, ma charité se révolte! Et je suis curieuse de savoir qui osera s'opposer à ce que la parente vienne relever la salariée au chevet du vieillard et lui fournir la suprême consolation de paroles issues du coeur!

Grand-père Fantin toucha le bouton de la porte:

—Je vais prévenir que tu nous restes, ma bonne amie. Faut-il donner ton linge au blanchissage?

Ce fut notre départ, à grand'mère et à moi, qui fut décidé, d'abord parce que notre mission diplomatique avait échoué, ensuite, à cause des mauvaises nouvelles de la santé de Félicie. Ses douleurs névralgiques augmentaient; elle subissait de fréquentes crises; elle réclamait sa soeur pour surveiller la maison.

Nous montâmes, un dernier soir, sur le belvédère. On parlait peu, ou par petites phrases sourdes, comme les grondements espacés de l'horizon après l'orage. L'odeur des buis et de la terre se soulevait en fortes bouffées. Au-dessus des marronniers égrenant leurs feuilles d'or, la sombre masse du château aux tours pointues prenait un aspect fantastique dans le ciel. Un train passa, et madame Letermillé soupira:

—C'est le train de Paris.

M. Futaine, que l'on entendait ratisser dans l'ombre, s'approcha de nous, leva la tête, et, n'apercevant pas la silhouette de l'oncle Goislard, demanda si, par hasard, il ne serait point malade.

—Non pas! non pas! Mais la saison s'avance, et nous le mettons au lit de bonne heure pour lui tenir le teint frais.

Par-dessus le mur de séparation, les petites grenouilles des deux jardins destinés à s'unir croisaient leur chant mélancolique.

VI

LA PROPRIÉTAIRE

Et nous voilà sur la route de Courance. Nous n'étions pas fiers. Grand'mère roulait sous son chapeau de sombres pensées qui s'exprimaient tant bien que mal par de gros soupirs. Qu'allait-elle dire à Félicie? Par où commencerait-elle? Quand elle portait des messages tristes ou difficiles, sa coutume était de servir d'un coup tout le paquet, comme font souvent les êtres faibles. Mais il fallait tenir compte de l'état de Félicie et de la gravité particulière des nouvelles.

Je revois sa figure dans notre étroit compartiment de drap bleu. Elle avait un nez épais: celui de Philibert, un peu moins long, un peu plus charnu, des yeux soumis, un beau front, une figure régulière. Elle était mise avec la plus grande simplicité, car elle n'avait jamais d'argent, et taillait elle-même ses robes dans des pièces d'étoffe enroulées sur une planchette de bois, qu'une ou deux fois par an Félicie apportait de Beaumont et lui donnait en disant: «Tiens, voilà!» Sa peur était de perdre nos billets de chemin de fer qu'elle tenait contre la paume de la main, et surveillait toutes les cinq minutes par l'ouverture de son gant de fil noir.

Et ses yeux malheureux se relevaient vers la portière, un peu pareils par l'hébétement à ces pauvres beaux yeux des bêtes qu'on aperçoit dans les trains de marchandises. Enfin, quand nous fûmes sur le point d'arriver, elle pencha la tête au dehors, reconnut la voiture et me dit:

—Si, par hasard, tante Félicie était venue au-devant de nous, il ne s'agirait pas de faire le petit bavard. Tu diras que tu t'es bien amusé, et ça suffit.

Fridolin, seul, était là avec le break et une quantité de châles. Il nous avertit que madame n'avait pas voulu laisser sortir la calèche, crainte de verser, à la nuit, dans le chemin de Gruteau, où l'on passe à gué la rivière.

—Mais comment va-t-elle? demanda grand'mère.

Il fut long à répondre, comme toujours, et, après une forte aspiration:

—Ce n'est point à moi de dire qu'elle va ou qu'elle ne va pas; mais M. Léveillé a été demandé l'autre jour en consultation, et il a fait acheter chez le pharmacien de quoi monter une ambulance!

—Et on ne sait pas ce qu'elle a?

Il prépara encore sa réponse:

—Ça la prend et ça la quitte. Celui-là qui en dira plus long est plus savant que moi.

La nuit tomba, un peu avant Gruteau, comme l'avait prévu Félicie! Fridolin descendit pour allumer les lanternes. On vit un instant son visage rasé, entre de courts favoris gris, tout seul illuminé au milieu de l'ombre, et vite auréolé de bestioles volantes, tandis qu'on entendait le bruit de l'eau et de la roue du moulin. La jument hésita au contact du sol humide; Fridolin jura: alors elle frappa de ses quatre fers l'eau courante qui nous entoura en jaillissant assez haut.

—Gare à toi! dit grand'mère, ne te penche pas!

Un sifflement de courroies sur des poulies qui ronflent; le grand battement des palettes garnies d'une herbe de velours; un bruit de sabots rythmant la marche d'un homme chargé qui passe sur de longues planches flexibles; par une fenêtre éclairée, la vue d'un X en lanières de cuir, dont les jambages courent éperdument en sens inverse: ainsi nous apparut le moulin de Gruteau.

La jument s'ébroua au sortir de l'eau; Fridolin offrit à la brèche de sa dent une prise d'air puissante et prononça:

—S'il y a quelqu'un d'infaillible, il peut me jeter la pierre, mais on ne m'empêchera point de dire mon idée: c'est que voilà un bon dieu de bâtiment qui fera passer plus d'une nuit blanche à madame.

Si grand'mère eût été perspicace, elle se fût épargné de se mettre l'esprit à la torture afin de découvrir pour sa soeur des formules adoucissantes. Félicie connaissait l'achat de Gruteau. De telles opérations ne demeurent pas vingt-quatre heures ignorées dans un petit pays. C'est à cette nouvelle qu'elle devait la recrudescence de sa maladie nerveuse.

Nous la trouvâmes plutôt alerte qu'affaissée. Elle avait, dans son oeil bleu, cette lumière qu'on voyait poindre chaque fois qu'il était possible de constater la justesse de ses prévisions. À peine eut-elle embrassé sa soeur, qu'elle se planta devant elle:

—Qu'est-ce que je t'avais dit?

Elle en savait plus que nous. Ce fut elle qui apprit à grand'mère le nom des bailleurs de fonds: des gens du pays; de tout petits capitalistes, des paysans, qui avaient escompté plutôt la solidarité morale des Planté que la succession Goislard sur laquelle Casimir établissait son crédit. Pidoux y était de deux mille francs. Elle voulait le mettre à la porte; sans Valentine, elle l'eût déjà exécuté. Par bonheur, elle ignorait l'emploi du legs de Philibert. On se garda de la renseigner.

—Quant à Casimir, dit-elle, qu'il ne s'avise pas de remettre les pieds ici!

Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde ne soufflaient mot; mais elles participaient toujours aux ennuis de chacun, très sincèrement. Elles tournaient sur les talons, allaient, venaient, touchaient à tout, croyaient se rendre utiles, incapables en réalité de faire quoi que ce fût. On trouva Valentine engraissée. Elle nous dit:

—Tous mes corsages ont craqué.

La maison neuve était fermée, bien entendu, et l'on avait repris l'existence modeste dans la salle commune du vieux pavillon, dit Pavillon pointu, à cause de son toit à pignon. Il était crépi à la chaux et orné, à la manière rustique, de lierre, de vignes vierges, et d'un bouquet de chèvrefeuille fort pesant dans la belle saison, qui arrachait les crampons, fatiguait la muraille et donnait des inquiétudes.

Cette salle, au parquet de bois blanc, contenait un mobilier d'ancien utrecht jaune. Une pendule en zinc doré portait un beau Cupidon adolescent, le carquois riche et l'arc tendu. Les mouches, durant cinquante ans d'ébats, avaient criblé le plafond de taches de rousseur. Un panneau était mangé par d'immenses placards. Une console de marbre noir, à cariatides nubiennes, servait quelquefois de marchepied pour atteindre une étagère-bibliothèque où l'on puisait rarement. Une porte-fenêtre donnait sur le jardin, une porte dérobée menait au corridor.

Il y avait aussi un piano que l'on n'ouvrait plus, parce que c'était ma mère qui l'avait touché la dernière.

Et, sur le guéridon de Félicie, se trouvait depuis quelque temps une boîte plate, de forme oblongue, contenant de fines balances à quinine, avec des poids en minces lames de cuivre carrées. Plusieurs fois par jour, elle pesait la farine amère en faisant la grimace, et, à l'aide d'un couteau d'argent, la déposait sur un disque de pain à chanter qu'elle mouillait dans une cuiller et pliait adroitement en forme de petite omelette. Outre ses névralgies, elle souffrait de maux de coeur fréquents, et voulait tenir à sa portée un verre d'eau, du sucre, et de l'eau de mélisse des Carmes.

La première fois que Félicie fit allusion, devant moi, aux affaires intimes de Philibert, ce fut en pesant sa quinine. Quinze jours durant, une sourde tempête avait secoué les bonnets de ces dames et m'avait relégué dans le corridor. Un seul bruit m'en était parvenu: à savoir qu'une «révolution» s'accomplissait encore quelque part. Félicie crut devoir m'annoncer:

—Il faut te dire, mon enfant, que ton oncle Philibert s'est marié, le 15 de ce mois, à Paris.

—Alors, je vais bientôt voir ma petite cousine?

Félicie laissa tomber son couteau d'argent, qui renversa les plateaux et fit vibrer les lamelles de cuivre. Elle regarda grand'mère:

—Ah çà! dit-elle, tu avais donc parlé au petit? En vérité, il n'y a plus d'enfants!

Grand'mère dit:

—On ne leur apprend rien.

Depuis lors, une association d'idées s'établit, dans l'esprit de Félicie, entre cette pesée de quinine et le mariage de Philibert. L'habitude en gagna les uns et les autres; et il arrivait fréquemment qu'en voyant les plateaux balancer au bout de leurs trois fils de soie, quelqu'un dit: «À propos, tu sais, quand Philibert viendra, à Pâques…»

Avant l'année présente, où les événements avaient tout bouleversé, l'usage était que Philibert vînt à Pâques. Il fallait prévoir qu'il se rétablirait, et chacun était anxieux de savoir ce que Félicie déciderait au sujet de la nouvelle famille. Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde passaient pour très pitoyables; grand'mère n'était que dévouement; on ne doutait pas que l'oncle Planté adoptât le parti que choisirait sa femme. C'est ce parti que tous ignoraient.

Pour le pressentir, on tâtait M. Laballue, qui venait dîner le mercredi. Mais il répondait simplement: «Vous verrez que tout s'arrangera pour le mieux.»

Et ces dames me conseillaient en cachette: «Quand tu te promènes avec tante Félicie, parle-lui donc de ta petite cousine.»

Moi seul, en effet, n'avais pas peur de Félicie, parce que les enfants pénètrent très bien le coeur secret. Peut-être leur instinct les porte-t-il aussi à aimer les forts. Et Félicie était la tête qui dirigeait et protégeait tout le monde. Mais, parce que j'étais plus souvent que les autres avec elle, je savais mieux aussi ses ennuis, et j'évitais de lui être désagréable.

Elle n'interrompait pas ses tournées quotidiennes, malgré sa mauvaise santé. À l'été de la Saint-Martin, elle prenait encore son chapeau de paille monumental, la canne de Sucre-d'Orge et un foulard pour me garantir le cou au retour, et nous partions tous les deux, accompagnés ordinairement jusqu'à la petite porte jaune, ou bien jusqu'à la grille, par ces demoiselles et par grand'mère, toutes paresseuses des jambes, et qui agitaient longtemps la main, en signe d'adieu.

On boudait encore Pidoux pour avoir confié ses économies à Casimir, et, quand nous passions sous les noyers gaulés, les filles du métayer, occupées à ramasser les dernières noix poisseuses, se retournaient derrière Félicie et lui adressaient des pieds de nez. Un jour, elle s'en aperçut, fut dans une grande colère, brandit sa canne en criant:

—Vilaine engeance! vilaine engeance!

D'un coup, toute la marmaille s'enfuit, s'empêtra, s'aplatit pêle-mêle, les galoches en l'air, et hurlant comme si on l'eût saignée.

—Allons-nous-en! dit Félicie; elles diront à leur père que je les ai battues. Tu vois, mon enfant, quel avantage il y a à entretenir de la tête aux pieds une Pidoux à la maison!

Toutes les soeurs de Valentine étaient jalouses, et Pidoux mécontent qu'on ne lui eût adopté qu'une fille.

Le vent s'élevait à mesure que nous quittions le bas de la vallée. Quand nous atteignîmes la route de corail, Félicie fut obligée de marcher en tournant la tête de côté, afin de ne présenter à la brise que le flanc de son chapeau qui s'emplissait, se soulevait et l'étranglait avec les brides. À notre halte habituelle, sous les sapins d'Épinay, elle s'assit à l'abri d'un tronc énorme.

—Ce sont de fameux arbres, dit-elle. C'est le grand-père Gillot qui les a plantés. Souviens-toi de cela plus tard.

Tout à coup, je la vis se relever:

—Mon petit, regarde là-bas, toi qui vois bien. Est-ce que ce n'est pas encore la mère Fluteau qui sort du taillis avec ses chèvres? Je parie que depuis le petit jour, elle est en train de manger mon bois!

Et la voilà courant, brandissant sa canne et proférant des malédictions contre la mère Fluteau. Le vent s'engouffre dans la capote du chapeau qu'elle retient comme elle peut; sa robe se retrousse à mi-jambe; elle marche de biais; elle marche à reculons, mais elle avance quand même, dans l'espoir de tomber sur la bonne femme aux chèvres avant qu'elle ait eu le temps de rallier son troupeau.

Cependant, la vieille, qui a reconnu de loin le chapeau, pousse ses trois chèvres au beau milieu de la route communale, en tricotant pacifiquement un bas de laine.

—Ah! je vous y prends encore une fois, vous, la Fluteau! Mais je vous réponds bien que c'est la dernière, et je vous mène carrément devant le juge de paix!

—Hé là!… ma chère dame Planté, vous voilà-t-il dans un état, à cette heure! Vous me prenez, que vous dites?… À quoi donc que vous me prenez?

—Oh! ce n'est pas la peine de chercher à faire la maligne. Vos chèvres sortent du taillis: je les ai vues, de mes yeux vues!

—Hé là!… mon bon Jésus! Faut-il bien se tourner les sangs pour des affaires qui ne sont point! Regardez-les, mes chèvres; elles broutillent l'herbe du bon Dieu qui est à tout le monde, sur la route. Et regardez-le, votre bois: est-il pas encore là votre bois? on l'a-t-il mangé, votre bois?

—Taisez-vous! je vous dis que vos chèvres sortent du taillis, je les ai vues.

—Vous les avez vues! Ah bien! en voilà une chose qui est trompeuse, la vue, par exemple! il n'y en a pas de plus trompeuse. Tenez, que je vous dise, ma'me Planté: pas plus tard que l'autre soir, est-ce que je ne crois pas voir mon homme monté dans le noyer, tout ras le mur de votre château? Et que je m'écrie: «Veux-tu bien descendre, sacré Fluteau! Attends un peu que je te dénonce à la gendarmerie pour voler les noix de ma'me Planté!»

—Comment! Fluteau me vole mes…

—Attendez donc! que vous êtes donc pressée! Voilà-t-il pas que j'entends une voix de vipère qui me siffle du haut de votre noyer: «Tire-toi, la vieille, et plus vite que ça, ou je te tombe dessus!» Et savez-vous qui c'était, ma'me Planté, voulez-vous que je vous dise qui c'est qui était dans votre noyer?

—Mais certainement.

—Je vous le dirai bien! mais donnant, donnant. Si je vous le dis, vous me laisserez tranquille avec mes chèvres…

—Mais allez donc! allez donc!

—Eh bien, c'était le gars à ma'me François, la servante à M. le curé de la Ville-aux-Dames. Faut point ébruiter ça, ma'me Planté, ça ferait peut-être du tort à la religion. Mais c'est un mauvais sujet, et qui causera plus de dommage que de bien en faisant comme ça la navette de chez M. le curé chez votre vieille tante Gillot…

—Comment! la navette?… comment! la tante Gillot?…

—Oh! ma'me Planté veut me faire jaser! Vous ne seriez pas la seule à ne pas savoir que mam'selle Gillot donne tout ce qu'elle a à monsieur le curé de la Ville-aux-Dames: meubles, linge, vaisselle, bois de chauffage, et tout le fourniment… Je ne parle pas de ses perdreaux, parce que ça, c'est des bêtises, mais ils font tout de même de jolis rôtis à la table de monsieur le curé… Je sais bien que tout ça, c'est en vue de son salut, comme on dit, à cette chère demoiselle. Après ça, me voilà, moi, que je cause, et que je cause… mais je ne garantis rien, non, ma'me Planté, je ne garantis rien.

—C'est bon! dit Félicie.

En rentrant à la maison, elle fut saisie par ses douleurs; elle se tordait sur le canapé d'utrecht, et la chair de ses joues prenait le ton de la paille. Elle voulait aller elle-même chez la tante Gillot, où personne n'avait pénétré depuis des années. Mais elle ne trouva point de répit. Le lendemain, qui était un dimanche, elle sortit, tout habillée pour la messe, tandis que Fridolin attelait la calèche. On l'attendit longtemps. Le vent amena le son des cloches de Beaumont et de la Ville-aux-Dames, avant qu'elle fût rentrée.

Quand elle parut à la petite porte de la cour, sa figure était bouleversée. Elle monta rapidement dans la voiture où nous étions installés et se pencha à la portière:

—Allez, et ne nous faites pas verser.

Puis elle se préoccupa; elle demanda à sa soeur:

—As-tu bien recommandé à ces demoiselles de ne pas ouvrir la bouche au curé ni à madame François?

—Oui, oui; ne te fais donc pas tant de mauvais sang!

Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde, par une vieille habitude de modestie, allaient à la messe en carriole, à la Ville-aux-Dames, tandis qu'on nous menait en calèche au chef-lieu de canton.

—Sais-tu ce que j'ai vu chez la tante Gillot?

Grand'mère ouvrit ses yeux peureux et cependant toujours résignés d'avance.

—J'y ai vu le désert!… On lui a tout pris; on l'a rongée jusqu'à l'os; il lui reste un bois de lit et la paillasse.

—Mon Dieu! mais c'est abominable!

—Oh! nous allons avoir tantôt une jolie scène avec le curé!

—Avec le curé!… Félicie, tu n'y penses pas!

—J'y pense si bien que je fais faire un crochet à la voiture sur la Ville-aux-Dames, aussitôt après la messe de Beaumont. Non, non, je n'entends pas qu'on nous tonde la laine sur le dos; j'en aurai le coeur net; je saurai ce qui s'est passé.

Au carrefour, en face du bureau de tabac, la voiture fendit l'agglomération des paysans en blouse bleue. Ils se rangeaient sans se presser, n'ouvrant leur masse compacte que sous les pieds du cheval, et portaient la main au chapeau en dardant sur nous de petits yeux vifs.

Félicie et grand'mère adressaient des bonjours à droite et à gauche lorsqu'elles apercevaient quelque personne de connaissance: une dame endimanchée, avec sa fille, qui se faufilaient à travers la foule, s'escrimant à mettre un dernier doigt de gant, la main encombrée du paroissien à tranche d'or; des fournisseurs sur le pas de leur porte; des fermières assises entre leurs paniers d'oeufs frais et de légumes; ou des messieurs avec qui l'on était mal, et qui saluaient cependant ces dames, d'un geste sec. Et c'étaient des tours de hanches, des inclinaisons d'échine et des oeillades tantôt révérencieuses et tantôt familières, renouvelés à la même heure, au même endroit, cinquante-deux fois l'an. Et tout le temps de la messe, d'ailleurs interminable, on échangeait des signes de tête, mesurés et gradués selon la chaleur des relations.

Ce jour-là, après l'office, nous vîmes pour la première fois la créole. Elle passa, en charrette anglaise, à côté d'une longue dame blonde qui conduisait elle-même.

Madame Pergeline la montra à grand'mère en disant:

—La voilà!

—Qui donc?

—Ah! si votre gendre était là!…

—Mon gendre?…

—Je veux dire que M. Nadaud, qui aime la société distinguée, n'aurait pas manqué de lui tirer son coup de chapeau…

Félicie pinça les lèvres en regardant s'éloigner la charrette anglaise, et elle dit:

—On se demande où ces gens-là vont chercher de l'argent pour payer des toilettes aussi ébouriffantes.

—Pour la blonde, dit madame Pergeline, ce sont des gens qui remuent l'or à la pelle. Mais on prétend que celui qui épousera la créole la prendra nue comme le revers de la main.

Et nous remontâmes en voiture pour aller souhaiter le bonjour à mon père, toujours très occupé le dimanche. Je traversais la salle des clercs bondée de paysans, et j'entrais sans frapper. Mon père se tenait souvent debout, consultant son «répertoire», le porte-plume à l'oreille, et j'attendais qu'il prît garde à moi; quelquefois il était appliqué à former le mot secret qui ouvrait la caisse, et il tournait de petits disques de cuivre à alphabet circulaire. Il m'embrassait et me disait: «Bonjour, gamin!» et: «À demain soir!…» Car il venait à Courance à jours fixes. Je m'en retournais à la voiture où Félicie, qui s'impatientait vite, me disait régulièrement: «Allons, monsieur le lambin, j'ai cru que tu n'en finirais pas.»

Aujourd'hui, elle avait la fièvre: elle préparait à l'abbé Fombonne «un plat de sa façon».

On pénétrait chez le curé de la Ville-aux-Dames par le jardin. Un long fil de fer agitait la sonnette à portée de l'oreille de madame François; un autre fil touché par elle, de la cuisine, lui permettait d'ouvrir sans se déranger. À peine avait-on mis le pied dans le potager du presbytère, que l'on apercevait de loin, sous un auvent orné de bois découpé, madame François, une main en abat-jour sur ses lunettes bleues, l'autre relevant un tablier d'une blancheur dominicale.

Comme on observe, en province, le moindre manquement aux habitudes,
Félicie fit remarquer:

—Madame François n'est pas sous l'auvent…

La porte du salon se trouvant entre-bâillée, nous vîmes mesdemoiselles Victoire et Adélaïde, assises côte à côte sous une lithographie de Notre-Dame de Lourdes. Elles venaient le dimanche se reposer là, en attendant que Pidoux, qui les conduisait, eût terminé ses affaires. À notre entrée, elles prirent une mine si étrange que Félicie ne put s'empêcher de leur demander:

—Qu'est-ce qu'il y a?

—Mais, rien du tout, Félicie, rien du tout.

—Je suis sûre que vous avez parlé à madame François!

—Parlé? mais de quoi donc, Félicie? Je te jure…

—Ta, ta, ta! vous l'avez avertie des histoires de la mère Fluteau!

Et Félicie frappa du poing sur un guéridon où un jeu de cartes était posé. Les petits rectangles au dos bleu gras volèrent par la pièce.

Ces demoiselles eurent peur; elles se ratatinèrent sur le canapé.

—Écoute, Félicie, dit mademoiselle Adélaïde, c'est vrai; nous l'avons avertie parce que nous avons eu pitié d'elle…

—Ce n'est pas vrai!—s'écria Félicie, accoutumée aux détours qui précèdent la vérité.—Je vais vous dire, moi, comment cela s'est passé: c'est elle qui, en voyant vos têtes de l'autre monde, vous a tiré les vers du nez!

—C'est vrai! c'est vrai! firent-elles, allégées, heureuses, au fond, de n'avoir plus rien à dissimuler.

Mais elles s'aplatirent de nouveau, à l'entrée de madame François.

L'accusée arrivait à pas de loup, chaussée de ces bottines de drap mat, à la semelle souple comme la plante d'un pied nu, et qui semblent faire corps avec les vieilles personnes pieuses. Elle referma aussitôt la porte sur elle en éteignant le bruit. Et, pour la première fois, on lui vit ôter ses lunettes bleues. Ses yeux délicats étaient tout roses. Elle croisa les mains sur sa bavette, soigneusement épinglée, dans une attitude empruntée aux images de dévotion; et elle s'inclina, comme à l'église. Elle releva les yeux sur Félicie, tout droit. Elle était si propre que, dès le premier aspect, on se défendait de lui imputer une mauvaise action.

—Me voilà, madame Planté, dit-elle. Voyons donc, il faut tâcher de nous expliquer toutes les deux pendant que monsieur le curé mange sa côtelette… Alors, c'est à cause de mademoiselle Gillot que vous êtes fâchée comme ça? Mais, ma chère dame, elle nous a donné tout de la main à la main: il n'y a personne pour m'opposer un démenti.

—C'est ce qui vous trompe! Moi, je soutiens que vous lui avez tout extorqué morceau par morceau. Mademoiselle Gillot n'a jamais été prodigue de son bien.

—Pardi! madame Planté, vous n'êtes point sans savoir, aussi bien que moi, que qui ne demande rien n'a rien… C'est-il pas les impies et les francs-maçons qui vont venir nous apporter de quoi entretenir l'église? Eh! mon bon Jésus, si je n'allais pas quêter chez l'un chez l'autre, il y aurait bien des chances pour que le bon Dieu et ses saints aillent, comme on dit, sauf votre respect, le derrière tout nu! Voyons, madame Planté, faut être raisonnable. Voilà trente ans bientôt que je sers chez ces Messieurs; vous m'en croirez si vous voulez, c'est la première fois qu'on me fait reproche d'avoir enrichi l'église du bon Dieu. Défunt ce pauvre monsieur le curé de Chaumussay me l'a dit de sa bouche en rendant son dernier soupir: «Madame François, qu'il m'a dit, je ne sais pas comment vous avez fait votre compte; mais, depuis que vous êtes entrée au presbytère, je n'ai jamais manqué de rien, et j'ai toujours dîné comme un archevêque. Notre-Seigneur vous en donnera la récompense.» Voilà comme il a parlé, monsieur le curé de Chaumussay…

—Il ne s'agit pas du curé de Chaumussay; il s'agit d'une vieille femme que vous avez dévalisée!

—Si on peut dire! madame Planté! C'est-il bien vous que j'entends me parler comme ça! Mais, je lui aurais corné aux oreilles, à votre vieille tante, que je ne voulais point de ses frusques, elle nous les aurait envoyées par le messager! Voilà ce qu'elle aurait fait, madame Planté! Autrement, elle se serait crue damnée pour son éternité.

—Qu'est-ce que vous me chantez là? C'est vous qui lui avez mis ces idées-là dans la tête!

—Moi! ma bonne chère dame, moi! mais je ne suis rien de rien qu'une malheureuse servante; je n'ai seulement point appris à lire et à écrire: comment donc que j'aurais pu convertir mademoiselle Gillot, qui est d'une famille riche, à des idées qu'elle n'avait pas?… Voyez-vous bien, madame Planté, les paroles de défunt monsieur le curé de Chaumussay sont là: «Madame François, Notre-Seigneur vous en donnera la récompense.» Voilà des paroles. Eh bien! pourquoi c'est-il qu'il a dit ça, monsieur le curé de Chaumussay? C'est parce que le bon Dieu lui a soufflé au moment de mourir: «Madame François t'a donné tout ce qu'elle avait, oui, tout. Elle avait trois mille francs d'économies, et bien placés, en bons billets, à cinq du cent: elle les a mis dans ton ménage.» Oui, madame, c'est comme si je l'avais entendu qui lui soufflait ça! Un peu plus, et ce pauvre monsieur le curé n'aurait jamais rien su de ce que j'avais fait pour lui; non! si ça n'avait pas été le bon Dieu qui est toujours là à fureter dans les coins pour savoir ce qui s'y passe, il serait mort sans m'en avoir seulement dit merci!… Faut point vous tourmenter, madame Planté: s'il y a une récompense pour moi qui ai mis mes trois mille francs dans l'Église, il y en aura une pour mademoiselle Gillot. Mais je vous demande bien pardon, voilà monsieur le curé qui tape sur son verre…

Elle tourna sur les talons et disparut. Félicie demeura abasourdie.
Mais grand'mère et ces demoiselles avaient été touchées du premier
coup par l'accent de vérité qui marquait le discours de madame
François:

—Tu vois, c'est une brave femme.

—Comment! une brave femme? s'écria Félicie; mais vous avez donc perdu le sens commun? Une femme qui s'en va flibuster le bien d'autrui pour faire manger des côtelettes à son curé! Et vous trouvez cela superbe, vous? Est-ce que Notre-Seigneur mangeait des côtelettes, lui? Est-ce qu'il est mort en remerciant sa bonne de l'avoir fait dîner comme un archevêque, lui? Mais, répondez-moi donc! Mais vous ne voyez donc pas qu'elle vous fait tourner en bourriques, vous comme les autres, avec ses paroles du curé de Chaumussay? Je voudrais vous y voir, à défendre votre bien, vous autres! Ah! vous avez de la chance de n'avoir pas le sou!…

Grand'mère et ces demoiselles restaient muettes: on ne répliquait jamais à Félicie. Elle allait et venait à grands pas dans le salon du presbytère. Devant chaque siège, il y avait un tapis de la largeur d'une assiette, composé de petits hexagones de draps multicolores. Elle les déplaçait, et grâce à son goût de l'ordre, les replaçait à mesure, du bout du pied, malgré son emportement.

Soudain, elle s'arrêta devant un bureau d'acajou orné de cuivres opulents. Elle rappelait le chien en arrêt. Elle bondit et toucha le meuble si brusquement qu'une des six tasses à café qu'il portait tomba et se brisa. On sursauta; mais Félicie criait:

—Le bureau du grand-père Gillot!

—Félicie, voyons, Félicie! je t'en supplie, ne fais pas de scandale!

—Mais le voilà, le scandale, le voilà! Je vous dis que c'est le bureau du grand-père Gillot! Vous le connaissez bien. Vous n'avez donc plus de sang dans les veines? On vous vole votre mobilier, et vous êtes là, à vous regarder comme des chiens de faïence!

Ces demoiselles n'avaient jamais eu de mobilier. Grand'mère avait vu vendre le sien quatre fois. L'indignation de Félicie ne les gagnait point.

—Mais, hasarda grand'mère, madame François t'a expliqué…

—Il n'y a pas d'explications devant ça! On vous fait avaler tout ce qu'on veut avec des explications, mais devant une pièce à conviction ce n'est plus possible. On nous a volés. Qu'on aille me chercher Pidoux: il va me remporter ce meuble-là, tout de suite, dans sa carriole, chez mademoiselle Gillot.

Et elle touchait de nouveau le bureau de famille; elle en maniait et faisait claquer toutes les poignées de cuivre; elle se cognait les doigts contre sa propriété.

—Vous ne voulez pas aller me chercher Pidoux? Moi, j'y vais.

Elle se précipita vers la porte. Mais elle n'eut pas la peine de l'ouvrir: monsieur le curé entrait.

On vit, dans le jour clair du corridor, sa grosse bedaine, où des miettes de pain étaient encore attenantes; il y en avait un chapelet aux grains blonds dans un des plis de la ceinture remontée jusque sur l'estomac. Tout rayonnait en lui: sa bonne face rouge et réjouie, son large nez gras, ses yeux d'enfant.

Il ouvrit les deux mains de chaque côté du corps, de ce geste accueillant et tendre qu'on prête au bon pasteur. Son regard contenait la plénitude du bonheur et de la bonté. Il souriait comme une mère qui va embrasser ses enfants. Ses cheveux blancs lui dessinaient une espèce d'auréole. Pour tous les gens qui étaient là, assurément, il était Dieu lui-même.

—Madame Planté!—prononça-t-il de sa voix grasse,—madame Planté est chez moi avec toute sa chère famille! Et on ne m'avertit pas! Je mettrai un de ces jours ma gouvernante à la porte,—dit-il, en riant de tout son coeur,—car, à supposer que notre saint-père le pape s'avise de venir me faire visite, elle ne me préviendrait pas pendant mon déjeuner!

Le flot de sa bonhomie coulait. Sous une pareille fraîcheur, quelle colère ne se fût amollie? Félicie, surprise et dépitée, se taisait. Elle ne savait plus que penser ni que dire vis-à-vis de cette puissance presque mystérieuse.

—Me ferez-vous l'honneur de demeurer un petit instant? ajouta-t-il. Vous n'avez pas déjeuné, sans doute, mesdames? Accepteriez-vous un biscuit trempé dans un doigt de vin?

Il allait de l'une à l'autre, innocent jusqu'à l'évidence; il portait l'odeur de la campagne et de la santé physique; il répandait aussi le parfum de l'espoir céleste. Une heure ne s'était pas écoulée depuis qu'il avait quitté les habits sacerdotaux. Il fit partir, d'une chiquenaude, la blonde guirlande des petites miettes de pain fixée à la ceinture, enfonça sous l'écharpe de soie ses gros doigts ronds, et se carra au milieu de ces femmes émues.

Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde toussaient, caquetaient, disaient des paroles sans suite, dans l'intention de couvrir on ne savait quel mot menaçant. Félicie n'allait-elle pas éclater? Qu'allait-il advenir? Et c'étaient elles et grand'mère, habituellement silencieuses, qui faisaient le plus de bruit.

Le curé leur montra la lithographie de Notre-Dame de Lourdes: un cadeau que venait de lui adresser une de ses paroissiennes. Il toucha un relief en stuc de Saint-Pierre de Rome: un don de madame la comtesse de la Frelandière. Il remarqua la tasse brisée, dont les morceaux gisaient sur le sol.

—Qui est-ce qui a fait ça? s'écria-t-il. Madame François aura encore laissé entrer Minet. Il est impossible de rien conserver, ma parole d'honneur! Ou vous brise tout jusque dans la main: c'est une dérision…

—Ne vous fâchez pas, monsieur le curé, dit Félicie; c'est moi qui l'ai cassée, tout à l'heure, en portant la main sur ce bureau… Je suis bien maladroite.

Le curé s'excusa. En ce cas, ce n'était rien du tout, une bagatelle. Cependant, il considérait du coin de l'oeil les ruines de la tasse à café:

—Ce service,—dit-il, en baissant la voix,—me vient, vous ne le croiriez pas, mesdames, d'une famille étrangère et, qui pis est, hérétique! Oui, mesdames,—ajouta-t-il en faisant de gros yeux,—ceci est un présent des richissimes protestants de Beaumont que l'on nomme les Pope. J'ai été très sensible à cette attention d'une famille infidèle. Qui sait? c'est peut-être le premier pas de la brebis égarée vers le bercail.

—Je suis d'autant plus aux regrets, dit Félicie.

—J'ai placé ce magnifique service,—continua le curé avec une ineffable candeur et une intention flatteuse,—sur le plus beau meuble qui me vienne de mademoiselle Gillot, votre respectable tante; c'est un parent à vous! dit-il en riant et tapotant le ventre du bureau.

Tout le monde trembla. Félicie raviva un instant la flamme de ses yeux colères.

—Je trouve, dit-elle, que ma tante Gillot pousse la générosité…

À cent lieues de soupçonner un reproche, le curé l'interrompit:

—Mademoiselle Gillot est une sainte, dit-il; elle fait pour l'Église ce qu'elle peut… Dieu lui en saura gré.

Ce fut dit si simplement et d'une figure si garantie de toute arrière-pensée, que les plus farouches eussent été désarmés. En vérité, si Félicie lui eût exprimé ses reproches, il n'eût pas compris. Il n'y avait plus qu'à s'en aller.

Le bon curé, le sang au visage, s'exténuait à ramasser les parcelles de la tasse brisée.

—Allons!—dit Félicie en lui tendant la main,—monsieur le curé, je vois bien qu'il faudra que je répare ma maladresse en vous priant d'accepter un service complet.

Ces demoiselles ne continrent pas leur joie. Elles faillirent embrasser Félicie qui avalait son dépit et leur disait:

—Ah çà! mais qu'avez-vous?

Madame François se montra à propos pour reconduire ces dames. Elle glissa dans l'oreille de Félicie:

—Vous voyez bien, madame Planté, il ne s'agit que de s'entendre.

Félicie se tapit au fond de la calèche et ne dit rien le long de la route. De temps en temps elle penchait à la portière sa tête diaphane et ses yeux de poule pourchassée, afin de surveiller la carriole, parce que Pidoux était ivre.

Grand'mère, qui récitait son chapelet, s'interrompait pour supplier sa soeur:

—Mais ne te tourmente donc pas tant!

VII

LES FEUILLETS DU CALENDRIER

Cette défaite fut extrêmement pénible à Félicie. Son amour-propre déjà blessé par l'affaire de Gruteau, qui n'en était qu'à ses débuts, se trouva tout à vif pour endurer la nouvelle épreuve. Elle en exagéra l'importance. Elle ne voyait que ruse et spoliation du haut en bas de l'échelle sociale. Dans l'intervalle de ses crises de nerfs, elle se mit à vérifier de vieux comptes. Elle se rappelait tout à coup telle et telle circonstance où l'on avait dû la voler; elle convoqua à plusieurs reprises ses métayers. Ensemble ils exerçaient leur mémoire et exhumaient d'anciens cours de marchés, en regardant en l'air, les yeux vers les taches de rousseur du plafond. Le pire était que l'incident de la Ville-aux-Dames troublait sa foi qui, sans être vive, lui laissait l'espoir d'occuper là-haut, avec l'indulgence de Dieu, un petit coin,—oh! de moindre importance que Courance, probablement, elle n'était pas exigeante,—mais qui serait bien à elle et qu'elle administrerait de façon à édifier le souverain maître… Et, moins elle était certaine de la vie future, plus elle se cramponnait à la présente qu'elle sentait lui échapper par la maladie.

Elle m'enseignait le respect de la terre et l'amour de tout objet qui contribuait à donner à Courance sa physionomie. Elle m'inculquait les vertus conservatrices:

—Mon petit, méfie-toi des idées nouvelles: des fariboles!

Et je me trouvais mal à l'aise pour lui parler de ma petite cousine, comme le voulaient grand'mère et ces demoiselles: car je sentais que, pour Félicie, cette famille de Philibert était une intruse qu'on essayait de pousser à Courance afin de partager la propriété.

Depuis son mariage, Philibert se permettait, dans sa correspondance, de timides allusions aux siens; il écrivait «Adrienne» tout court, pour désigner sa fille; il parlait de «sa femme», mais avec discrétion. À table, quelquefois, quand cela n'allait pas trop mal, grand'mère se risquait à prononcer: «la petite Adrienne», ou: «la femme de Philibert», et c'était très héroïque de sa part. Elle tâchait d'accoutumer les oreilles, après quoi les esprits suivent aisément. Nous n'étions qu'à l'entrée de l'hiver et Pâques demeurait la date extrême. On avait le temps.

La veille de la Toussaint, en même temps qu'on allumait le premier feu et que l'on serrait dans une armoire le chapeau de paille de Félicie, on disposait un paravent vis-à-vis la porte du corridor. C'était un cérémonial immuable. À l'heure du déjeuner, on entendait frapper à la porte. «Qui est là?» Personne ne répondait. On allait ouvrir, et l'on ne voyait qu'une feuille de paravent en papier jaune, à vignettes, et deux mains rouges. Cela s'avançait gravement, et, par derrière, éclatait tout à coup le rire de Valentine.

Elle déposait l'objet poussiéreux et l'essuyait, en soufflant dessus à grosses joues. Une à une, les quatre feuilles étaient déployées, et l'on renouvelait connaissance avec les drôles de bonshommes qu'elles portaient, ainsi qu'on eût fait avec de vieux amis. On y voyait des compositions grotesques de Gustave Doré, au trait, de la fantaisie la plus extravagante. Quelle joie c'était de retrouver ces bals de la banlieue parisienne au temps de Louis-Philippe, ces foires de village avec un «monsieur le curé» rond comme un tonneau et des pompiers casqués comme dans les vaudevilles! Une scène de bains de mer, «côté des hommes, côté des dames», passait pour très divertissante: un monsieur maigre, affreux et barbu enjambait la corde de séparation et mettait en fuite un essaim de dames effarouchées, dont deux ressemblaient, à s'y méprendre, à grand'mère et à Félicie. Certains animaux de Grandville avaient acquis, à la longue, l'importance de véritables personnes: des professeurs du Conservatoire figurés par des canards, des moineaux, des merles, dont les becs, large ouverts, laissaient échapper des nuées de triples croches. Deux dames sarcelles excitaient une particulière sympathie: c'étaient des mères franchissant le porche du «temple des Arts» pour y prendre leurs «demoiselles» à la sortie du cours. À leur déhanchement, à l'attitude penchée de leur cou, on devinait et l'orgueil maternel et les charmes des gracieuses petites qui faisaient l'objet de leur entretien.

J'appris à lire en déchiffrant les légendes du paravent. Félicie me tapait sur les doigts avec son petit couteau à quinine, lorsque je n'épelais pas bien. On s'en rapportait à M. Laballue du soin de parfaire mon éducation, le mercredi.

À quatre heures de l'après-midi, ce jour-là, Félicie commençait à croire qu'elle entendait sa voiture et envoyait Fridolin ouvrir la grille. Grand'mère hochait la tête:

—Tu vois bien que Mirabeau n'aboie pas…

—Mirabeau? il est sourd. Son maître le tuera à le faire engraisser comme une volaille.

Et on prêtait l'oreille: on n'entendait plus rien.

J'appliquais le nez et les deux mains contre la vitre froide de la fenêtre, et, jusqu'à ce que la buée fût épaisse, je regardais le ciel gris, la terre et les arbres dénudés, et des moineaux qui venaient, en pépiant, tout près de là, picorer les miettes du déjeuner. Soudain, Mirabeau, qui semblait dormir, allongé devant le feu comme un rôti, se levait brusquement, grommelait, allait à la porte en agitant la queue.

—Cette fois…, disait Félicie.

Et elle était heureuse de revoir son «Sucre-d'Orge».

Leur amitié se perdait dans la nuit des temps, prétendaient grand'mère et ces demoiselles qui en étaient jalouses. Elle provenait de ce que M. Laballue était doux. Lui seul savait recevoir, sans se rebiffer jamais, les vivacités de Félicie. Cette aménité, par un effet contraire, nous exaspérait presque tous.

Quand M. Laballue faisait la lecture après le dîner, l'oncle Planté allumait son bougeoir et s'en allait en grognant dans son pavillon «du bout du monde»; grand'mère prenait son chapelet, ces demoiselles s'endormaient. Il lisait, du même ton onctueux et admiratif, les Contes à ma fille, de Bouilly, et Paul et Virginie, du Chênedollé ou du Chateaubriand; des vers de Lamartine ou des vers de Madame Amable Tastu. Quelquefois, M. Laballue repartait dans la soirée; mais l'hiver, et surtout au temps de la chasse, il couchait et restait jusqu'au jeudi soir. L'oncle Planté refusait de lui prêter son chien; c'était le seul acte de protestation qu'il se permît.

L'opposition à Sucre-d'Orge s'était atténuée, ces derniers temps, parce qu'on avait beaucoup à obtenir de Félicie, et que l'on comptait la prendre par son grand ami. Peu s'en fallût qu'on ne lui fît la cour. Comme il était sans rancune et très sensible à la flatterie, il se laissait gagner. Ce fut grâce à lui que l'on décida la malade à recourir à un célèbre médecin de Tours nommé Guérineau.

Quelle affaire! C'était la terreur de Félicie qu'un homme habile lui découvrît une affection mortelle. Avec toute son énergie, elle avait une peur terrible de mourir. Et elle aimait à se reposer sur l'ignorance du docteur Léveillé qui se contentait de lui dire: «C'est nerveux», et la gavait de drogues ordinaires. M. Laballue, qui ne prononçait jamais un mot plus haut que l'autre, s'éleva un soir comme un ouragan soudain et dit:

—Votre docteur Léveillé est un âne!

Et, trois mercredis de suite, il développa cette proposition. Lui-même se chargea d'aller à Tours pressentir le docteur Guérineau et finalement l'amena, avec le concours du médecin de Beaumont. On m'avait ordonné de rester à jouer dans la cour, sous le marronnier, le temps que durerait la consultation. Le cheval de M. Léveillé et celui de M. Laballue, non dételés, labouraient le sol, sous l'oeil de Fridolin. La Boscotte, la cuisinière ou Valentine venaient tour à tour informer le domestique mâle de ce qui se passait à l'intérieur. Elles lui parlaient, la main en cornet sur la bouche. Fridolin recevait ces communications d'un air impassible; il flattait de la main les naseaux des deux bêtes et aspirait l'air vif, du coin de la lèvre. La mère Pidoux, qui était craintive, vint gratter à la petite porte jaune et demanda:

—Croyez-vous qu'elle en réchappe?

Les deux médecins sortirent enfin; ils déposèrent chacun une petite pièce dans la main de Fridolin et montèrent en voiture.

On ne fut pas plus avancé. Le docteur Guérineau n'avait rien ordonné, sinon d'interrompre l'usage des médicaments. Félicie dit qu'il était un charlatan: il ne lui inspirait aucune confiance, et c'était de l'argent jeté par la fenêtre. Et, à cause de cette visite du médecin de Tours, on vint de quatre lieues à la ronde s'informer de sa santé, ce qui la mit dans tous ses états.

Elle surmonta ses douleurs. L'idée de la déchéance lui était intolérable. Au coeur de l'hiver, elle se montra comme par le passé dans ses métairies. Coiffée d'un chaud bonnet noir, emmitouflée d'un long châle, à la main son parapluie ou sa canne à corne d'or, elle arpentait les chemins et les sentiers et enfonçait ses galoches dans le purin des cours de ferme.

Parfois, son mal l'arrêtait, et elle s'appuyait du coude contre un noyer, espérant toujours vomir «le crabe qui lui rongeait l'intérieur», puis, les yeux inondés, à la suite d'efforts atroces, elle tirait de sa poche un flacon qui ne la quittait pas, et buvait à même l'eau de mélisse des Carmes.

—Ne te tourmente pas, mon enfant, disait-elle; quand on est vieux, vois-tu, on a ses petites misères… mais il faut accomplir son devoir jusqu'au bout.

Et nous marchions contre la bise, car il s'agissait de savoir si les maçons travaillaient à la grange de Pénilleau, qu'une tempête avait endommagée.

Arrivés à Épinay, elle me disait de rester là, de peur d'abîmer mes souliers; et elle s'avançait toute seule au milieu des travaux. Elle relevait ses jupes ou les ramenait tout à coup entre ses genoux serrés et se plantait sur le sol grémilleux et blondi par la chaux vive. Elle mesurait de l'oeil l'ouvrage exécuté depuis la veille, et, du bout de sa canne, donnait des indications en appelant chaque homme par son nom.

—S'ils ne savaient que je reviendrai demain, ils ne feraient pas oeuvre de leurs dix doigts!

Nous retournions souvent à travers champs, par le plus court, parce que le soleil, tout pâle, comme un grand chapeau de paille d'Italie, descendait là-bas, derrière les peupliers nus de Gruteau. Nos pas martelaient la terre gelée. Des vols de corbeaux s'élevaient, à longue distance, en croassant, s'abattaient, se relevaient, pour s'abattre encore, pareils à un grain noir qu'un grand semeur invisible, et marchant à pas comptés, eût semé dans le ciel d'hiver.

D'ordinaire, nous rentrions sans sonner, par la petite porte des communs, et nous passions par la cuisine. Un jour, Clarisse et la Boscotte nous y accueillirent avec des yeux lourds et gênés, et Félicie vit Pidoux qui se tenait tapi près du foyer, touchant la boîte de sel gris. Il tournait son chapeau entre ses mains et il dit:

—C'est moi, que je venais, ma'me Planté, rapport à bien des choses, depuis le temps qu'on ne se cause plus…

Elle le laissa parler, pendant qu'elle changeait de chaussures.

Il fut promptement question du moulin. Elle lui montra la porte.

—C'est pas pour vous fâcher, ma'me Planté; voyons donc! On avait l'habitude de vous demander conseil quand on était dans l'embarras; voilà donc tout changé, à c'te heure?

—Est-ce que vous m'avez demandé conseil quand vous avez été mettre deux mille francs dans la poche de M. Fantin?

—Allons! ma'me Planté, vous voulez rire! Votre beau-frère ou bien vous, voyons! c'est-il pas la même chose?

Elle frappa la table de cuisine d'un grand coup de canne qui ébranla les épaules de tous et fit vibrer les cuivres. Elle savait où le paysan voulait en venir.

—Une fois pour toutes, dit-elle, entendez-le bien: je ne fais honneur qu'à ma signature.

Mais elle pensa que Pidoux pouvait connaître quelque chose de nouveau sur l'affaire; et la curiosité l'emporta. Elle lui permit de s'expliquer.

Il était surtout indigné de ce que le vieil oncle Goislard se portât très bien. L'agent voyer de Beaumont arrivait justement de Langeais et il avait vu le bonhomme passer fort gaillard dans sa petite voiture.

—Ce n'est pas ça que nous avait dit votre beau-frère… Dame! s'il ne se dépêche pas d'hériter, il pourrait bien se trouver mal à l'aise pour payer ses billets à six mois…

—Il a signé des billets à six mois? demanda Félicie.

—Ça se dit. J'aime mieux que ça soit à d'autres qu'à moi, mais c'est tout de même dommage pour le pauvre monde de voir son argent couler à la rivière… sans compter que ça ne fait pas de bien non plus à la famille…

—Que voulez-vous dire?

—Rien, ma'me Planté, rien du tout. Je n'ai point en vue de vous offenser.

Il revenait à son idée fixe: savoir si Félicie laisserait protester les billets. Il reprit:

—Ce n'est pas non plus pour critiquer ce qui se fait à Gruteau pendant que nous sommes là à causer, vous et moi, ma'me Planté; il n'y a point de danger que je me mêle de ce qui ne me regarde point…

Et il attendait l'effet de ces petites piqûres à la curiosité de
Félicie. Elle l'interrogea elle-même:

—Qu'est-ce qui se fait donc à Gruteau?

Il entra dans mille détails. Grand-père Fantin commandait des travaux gigantesques; il bouleversait le régime des cultures autour du moulin; il remplaçait la meule de pierre par des cylindres d'acier; et, entre autres améliorations, voulait irriguer un plateau situé à quelque vingt mètres au-dessus du niveau de la rivière. Dans tout le pays, il était déjà question de la «machine élévatoire».

—Pour du beau matériel, c'est du beau matériel!… En cas que la chose ne réussisse pas à votre beau-frère, celui-là qui achètera le tout au rabais ne fera pas une mauvaise opération…

Il fixait sur Félicie ses petits yeux brillants, en passant la main sur la râpe d'une barbe de huit jours.

—C'est tout ce que vous aviez à me dire? interrogea Félicie.

—Pardi! ma'me Planté, j'avais à vous dire sans avoir à vous dire… Une fois qu'on est à causer, on peut aller loin! Il y a bien aussi la question de ma fille Valentine…

—Comment! la question de votre fille Valentine?

—Ma'me Planté ne veut pas me reprocher de m'occuper de mon enfant. La voilà bien instruite et bien éduquée, à c'te heure, c'est-il pas la vérité? Et, pour ce qui est de la fraîcheur, elle en a, et de la tournure, sauf votre respect, à faire fauter un vicaire… Vous pensez bien, ma'me Planté, qu'elle n'est point sans être demandée…

—Qui est-ce qui vous l'a demandée?

—C'est celui-ci et celui-là, pardi! Il ne manque point de galants pour une fille dans sa position… Mais, pour ce qui est d'être prêt à mettre sa signature au bas d'un papier, ça sera-t-il celui-ci, ça sera-t-il celui-là? c'est selon la dot qu'elle aura.

—Vous avez une dot à lui donner?

—Ma'me Planté veut rire!

—Je n'en ai pas l'air.

—Alors, ça sera pour une autre fois, ma'me Planté. On est de revue, n'est-ce pas? Il n'y a point de rivière à passer de chez vous chez nous. N'ayez pas peur, pour cette question-là, je dormons sur les deux oreilles: M. Planté, qui est bien savant, n'est pas sans connaître qu'on paie tout en argent comptant dans le monde où je vivons… On ne lui fait point la malhonnêteté de croire qu'il ne sera pas généreux…

Félicie était assise devant le feu et présentait à la flamme haute ses pieds chaussés de pantoufles. Elle se redressa et chercha de la main sa canne, dont on l'avait débarrassée. Je crois qu'elle en eût fendu le crâne du paysan cynique et finaud. Dans le court moment que dura son geste inutile, elle comprit la nécessité de se taire et de sembler n'avoir pas entendu. Elle gagna la porte comme un automate, blême et frôlant la table et la huche, et elle dit:

—Bonjour, Pidoux.

Les heures de la triste saison tournaient au cadran de bronze, sous le corps gracieux du Cupidon. Quand elles sonnaient, ces dames levaient la tête sans interrompre leur ouvrage, et il se trouvait invariablement quelqu'un pour annoncer le nombre des battements du petit marteau. Le feu de bois sec pétillait; on confiait des châtaignes à la cendre brûlante; tout à coup cela sentait le roussi: on se levait et secouait ses robes; ou bien une châtaigne faisait explosion, et tout le monde se mettait debout. On était sensible au souffle du vent, à la moindre goutte de pluie au dehors; la température était l'objet d'une préoccupation constante, et l'on avait presque des battements de coeur lorsque, le temps s'étant mis à la neige, on épiait, les yeux au ciel sali, la chute tremblotante des premières blancheurs.

Les flammes semblaient s'allonger dans la grande cheminée, à mesure que le jour baissait. Peu à peu, sur leur ouvrage, les doigts de ces dames s'immobilisaient, et, avant que l'on se décidât à allumer la lampe, il s'écoulait toujours quelques minutes durant lesquelles le foyer nous éclairait tout seul, pareil à un guignol où danseraient des pantins rouges.

Grand'mère, frileuse, tenait les pincettes et, la main gauche posée en guise d'écran devant les yeux, elle tisonnait. Elle était sans rival dans l'art d'asseoir une bûche de fond contre la montagne de cendres, de disposer en avant la bûche moyenne retenue par la tige de fer, et d'unir le tout au moyen de rondins vite embrasés et dont il convient de relever attentivement et une à une, les parcelles aveuglantes, au fur et à mesure de leurs chutes. Parfois même, et en face d'un feu parfaitement équilibré, maniant son instrument favori, elle pinçait, dans le vide, des tisons imaginaires. C'était lorsqu'elle suivait son rêve. Et alors, il lui arrivait de prononcer tout haut: «J'en connais qui seraient heureux de se chauffer là…» Ce n'était pas compromettant; cela pouvait s'appliquer à beaucoup. Cela s'appliquait à Philibert et à sa famille. Personne n'en doutait. Elle essayait d'éveiller un écho, à tout hasard, et mesdemoiselles Victoire et Adélaïde, ses complices, louchaient à la dérobée du côté de Félicie.

Les deux vieilles tantes n'approchaient point du feu, hantées sans cesse par l'appréhension de l'incendie. Elles travaillaient, infatigablement, chacune à un coin de la porte-fenêtre. Il fallait les déranger pour passer au dehors; et, au moindre signe, elles soulevaient leur petite installation et s'aplatissaient, s'effaçaient. Ah! si elles avaient pu ne tenir point de place!

Un de ces soirs d'hiver, à la tombée du jour, nous reçûmes la visite extraordinaire de l'arrière-grand'tante, mademoiselle Gillot. Elle venait remercier Félicie qui lui avait renouvelé son mobilier, reconstitué son trousseau, rétabli sa provision de bois.

Elle disparaissait tout entière sous un caban noir en usage chez les femmes du pays, et dont l'ample capeline embobelinait sa tête de centenaire. Elle était couverte d'un semis de givre qui fondit rapidement et mouilla tout. Après l'avoir approchée, chacun s'essuya les mains. On recourut à mille cérémonies pour la contraindre à s'asseoir, car elle avait la timidité des solitaires et se trouvait très incommodée. Quand elle fut sur la chaise, il s'éleva d'elle une vapeur, comme du goulot de la bouillotte.

Elle se nourrissait l'esprit des prônes du curé de la Ville-aux-Dames et de la lecture d'almanachs divers. La préoccupation de l'avenir absorbait toutes les facultés de cette malheureuse qui avait achevé sa vie; elle voyait partout des présages, et ses présages étaient sinistres. À son avis, le ciel était hautement courroucé contre l'homme et résolu à une vengeance exemplaire. Elle nous prédit cent calamités.

À cette heure à demi ténébreuse, on finissait par y croire. Félicie ordonna d'allumer la lampe. Mademoiselle Gillot qui se couchait avec le jour, se retira, et on n'en fut pas fâché. On la reconduisit jusqu'à la porte de la cuisine où on l'abandonna aux soins de la Boscotte munie d'une lanterne.

Vers le milieu de décembre, il tomba une grande quantité de neige. Les routes devenues impraticables, nous fûmes quinze jours sans voir mon père, et M. Laballue manqua un mercredi. Mais, lui, huit jours après, venait à pied, à demi gelé. On trouva cela très bien. Félicie dit, en se tournant vers sa soeur:

—Ce n'est pas ton gendre qui en ferait autant!

Et on levait les yeux vers la photographie de la morte, dont on avait placé des agrandissements dans toutes les pièces. On la plaignait comme si le veuf l'eût négligée ou trahie, en témoignant pour la famille moins de zèle que M. Laballue. La calme figure nous regardait de son cadre d'ébène, la lèvre souriante et les yeux graves, telle qu'on l'avait connue. On n'eût pu dire si elle souffrait ou si elle était heureuse. Chacun interprétait son visage à sa guise.

Du moindre geste du malheureux veuf on était jaloux; on discutait des jours entiers l'opportunité de ses déplacements; on lui faisait la moue chaque fois que l'on avait vent d'un dîner chez les Pope; on épiait les personnes qu'il pouvait fréquenter chez M. Clérambourg; afin de l'éloigner du bureau de tabac, que de maux n'avait-on pas prédits aux fumeurs! Un soir, M. Laballue affirma à table que l'on connaissait l'amant de la dangereuse buraliste. On tressaillit. Il nomma le receveur de l'enregistrement, petit homme bilieux et vindicatif. C'est une des rares occasions où l'on put voir grand'mère et Félicie pousser un soupir de soulagement.

En raison du temps que l'on avait passé sans voir mon père, on l'invita, avec quelque cérémonie, à Noël. On l'attendait, malgré le dégel qui laissait les routes en mauvais état. La veille de la fête, il envoya un mot disant que sa jument s'était couronnée en glissant sur le pont. L'accident était vrai; nous pûmes nous en convaincre à Beaumont, en sortant de la grand'messe. Mon père quitta ses clients pour venir jusqu'à la calèche présenter ses excuses.

—Eh bien! dit Félicie, rien n'est plus simple: je vous envoie chercher ce soir par Fridolin qui vous ramènera.

—Sapristi! je n'avais pas pensé à ce moyen d'aller dîner chez vous; sans quoi je n'aurais pas accepté ailleurs…

—Ah! très bien.

On se regarda de part et d'autre, un peu embarrassés.

—Vous allez vous mouiller les pieds dans le ruisseau, dit Félicie en relevant doucement la glace. À une autre fois!

—C'est cela, c'est cela, à une autre fois!

Félicie fit arrêter la voiture devant le bureau de tabac pour acheter des bougies, des allumettes, un jeu de cartes. Fridolin descendit s'acquitter de ces commissions. On voyait, entre les cigarettes et les pipes, une grande femme brune vêtue d'un peignoir bleu, qui parlait en faisant virer prestement ses petits paquets sanglés en croix d'une ficelle qu'elle coupa net, finalement, sur la lame du porte-bobine. Quand Fridolin ouvrit la portière pour nous passer ses achats, il nous dit, de ce ton solennel qui affectait de couvrir des secrets diplomatiques:

—Paraît qu'il s'en est fallu de peu que madame ne trouve pas à acheter une demi-douzaine de bougies dans la ville, rapport au dîner de la maison Pope.

—Ah! fit Félicie.

Elle et sa soeur se regardèrent.

Toutes les deux ensemble me demandèrent si j'avais faim. Je savais ce que cela voulait dire: si je n'étais pas trop pressé de déjeuner, on obliquait à droite au sortir de Beaumont et on allait «là-haut», c'est-à-dire au cimetière.

Nous avançâmes entre les tombes. La boue nous avalait les pieds jusqu'aux chevilles, et refermait d'elle-même ses lèvres gluantes sur la trace de nos pas. De peur que je ne prisse un rhume, grand'mère me permettait de marcher sur les pierres funéraires, et elle me tenait par la main lorsque je sautais de l'une à l'autre. L'endroit où ma mère reposait était entouré d'un petit jardin sablé, et d'une grille de fer, au pied d'un cyprès. Deux places rectangulaires étaient réservées, l'une à grand'mère, l'autre à Félicie, de chaque côté de la dalle de marbre blanc où on lisait difficilement, entre les couronnes à peine défraîchies: «Marie-Félicie-Clémence… dans sa vingt-huitième année…» Arrivées là, les deux soeurs tombaient à genoux; elles faisaient des signes de croix, elles croyaient prier Dieu; mais leur âme s'adressait directement à l'être chéri qu'elles n'avaient pas encore complètement désappris d'embrasser. Elles recueillaient dans leur mémoire fidèle sa jolie figure et ses mains; elles l'appelaient par son nom: «Marie… ma chère Marie…» Elles lui demandaient pardon pour celui qui, ce soir, allait dîner chez les Pope.

Des deux dates de Noël et du jour de l'an que nous envisagions un peu comme des phares dans notre nuit d'hiver, l'une était donc passée sans rompre la monotone tristesse de Courance. On n'y avait gagné qu'un nouveau motif d'inquiétude.

—Quand une année se met à être mauvaise, disait mademoiselle Adélaïde, il ne faut rien en espérer de bon. Mais attendons le 1er janvier: il n'y a rien de tel que de changer de calendrier.

Le 1er janvier, mon père vint dès le matin afin de nous consacrer la journée. Il était de bonne humeur; il apportait des jouets pour moi et des cadeaux pour tout le monde. Il amenait avec lui le facteur rencontré sur la route. Celui-ci nous remit une grosse lettre de Paris où l'on reconnaissait l'écriture de Philibert.

L'enveloppe contenait trois lettres: une de Philibert, une de sa femme, une de sa fille. Jamais ces deux dernières ne s'étaient permis une relation avec la famille. Nous fûmes tous témoins de l'émotion de Félicie lorsqu'elle distingua d'un coup d'oeil ces écritures diverses. Elle ne retint que la lettre de Philibert et en prit connaissance, puis elle replaça le tout dans l'enveloppe et la glissa dans sa poche en disant:

—C'est un peu long; je finirai cela plus tard.

Personne n'osa lui en demander davantage, mais on fut gêné tout le jour par cet événement dont chacun s'efforçait d'augurer les conséquences. Ces demoiselles et grand'mère s'interrogeaient dans les coins.

—Qu'est-ce que tu en penses, toi?

—J'ai bien peur que le pauvre garçon n'ait commis une imprudence.

—La lettre de la petite sauvera tout.

Les trois lettres étaient contenues dans une grande enveloppe jaune. Félicie l'avait pliée en deux dans le sens de la longueur, et un bon bout pointait hors de la poche. Il hypnotisait ces dames; elles le suivaient des yeux quand Félicie changeait de place.

On supposa qu'elle ne voulait point régler l'incident devant mon père. Après avoir tant désiré qu'il vînt, on était presque impatient de son départ. Il dîna et ne se montra point pressé. On l'avait rarement vu si loquace.

Il ne fit aucun mystère de son dîner de Noël; il disait merveilles de la famille Pope. Le luxe de ces étrangers l'exaltait. Comme notaire, il connaissait leur fortune; il citait des chiffres énormes, d'un petit air narquois et familier.

—Leur fortune! leur fortune! s'écria Félicie, l'avez-vous vue? en quoi consiste-t-elle?

—Dans l'exploitation des cornes de boeufs sur les rives du
Mississipi.

Félicie et l'oncle Planté se récrièrent. Hormis la terre et la rente, ils ne concevaient pas que l'on pût faire fonds de quelque chose. Mon père, au contraire, s'était promptement «modernisé» au contact des Américains; il défendait leur cause avec chaleur, vantait leurs moeurs, proclamait leur supériorité, enfin semblait avoir découvert le Pérou. Mais on sentait trop qu'il se laissait éblouir.

Sa belle-mère lui dit:

—Je vois que les Frelandière sont enfoncés!

Il eut pour les Frelandière un petit geste dédaigneux. Nous sûmes plus tard que, sous le prétexte de ses attaches avec la famille protestante, le marquis lui avait retiré la clientèle du château.

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