La Becquée
—Tout ce qui reluit n'est pas or, dit l'oncle Planté.
Hélas! ce n'était pas en vain que mon père était fils de paysans courbés sur le sol plat de la Beauce. Le plus maigre relief lui semblait une montagne; tout chemin de montagne escaladait le ciel. Il avait cru au déjeuner du château; il donnait sa foi aux avances d'un millionnaire qui étonnait le pays.
Vers neuf heures, il serra les mains et m'embrassa. On l'entoura jusqu'à la porte, par où venait un petit vent frisquet. Toutes ces dames se garantirent en enfonçant le cou dans les épaules. Chacun prêta l'oreille au bruit de la voiture descendant l'allée des ormes; on distingua nettement le choc de la grille de fer, le jeu de la serrure sous la main ferme de Fridolin, qui cracha haut, comme toujours. Cela fit dire à Félicie:
—Le vent a tourné.
Grand'mère toussa un peu, et risqua:
—Alors, ça ne va pas trop mal à Paris?
Félicie comprit ce qu'on réclamait d'elle; elle avança la lèvre inférieure et fit des yeux qui ne signifiaient rien de bon. Elle vint s'asseoir à la table qu'éclairait la lampe et dit:
—Il faudrait au moins que j'aie mes lunettes.
Ces demoiselles bondirent; elles tâtonnèrent sur la cheminée, sur la console, sur le canapé, à la recherche des lunettes. Félicie les tira de sa poche en même temps que l'enveloppe jaune. Le coeur battait à toutes ces bonnes femmes.
Félicie lut la lettre de Philibert d'une voix volontairement monotone, comme lorsqu'on veut paraître tout à fait détaché. De temps en temps, elle prenait un petit ton boudeur. Elle relevait les yeux fréquemment au-dessus de ses verres de lunettes pour surveiller la lampe; sa fine peau blanche et ridée de femme nerveuse et toujours émue semblait agitée par des remous profonds; et ces ondes couraient et se contrariaient sous son front, sous ses joues diaphanes, sous ce menton jadis si gracieux, d'après le crayon de Langeais.
Philibert écrivait des choses gentilles, avec l'humour et la libre allure de sa parole. Sa méthode avait consisté toujours à faire contre mauvaise fortune bon coeur. Il ignorait les expressions amères; au pire moment de sa détresse, personne ne se souvenait qu'il se fût plaint. Sa lettre rappelait les précédentes: il jetait question de ses travaux, que la famille ne prenait pourtant guère au sérieux. Mais il en parlait sans se dépiter, avec une sérénité inlassable. Certaines de ses phrases eussent pu paraître d'une ironie féroce: celles où, à l'aide des mots les plus simples, il vous donnait à entendre les pires tristesses de sa condition. Mais non, il n'y pensait pas: il avait la résignation de sa mère. Il disait: «J'ai vendu hier une frimousse de femme au pastel, vue de trois quarts en arrière, avec une nom d'un petit bonhomme de nuque un peu grasse et dorée comme un poulet qui cuit, à faire mourir de joie. J'ai sué dessus pendant un mois. J'ai pleuré devant deux jours; ça a été mes étrennes. Mon brocanteur m'en a donné cinq louis; c'est toujours bon à prendre…» On retenait seulement qu'il s'était fait un mois de cent francs, et on haussait les épaules. Il est vrai qu'il n'écrivait pas pour qu'on le comprît, mais pour raconter ce qui était.
Le ton ne différait pas de celui du paragraphe suivant où on lisait: «Nous sommes allés en bateau, dimanche, jusqu'à Suresnes. Ah! le joli soleil d'hiver!»
À la fin de sa lettre, seulement, il disait:
«Ma femme et ma fille, qui partagent mes sentiments, ont tenu à vous en faire part elles-mêmes, à leur façon. Ce sont deux bons coeurs qui vous aiment. Ma foi, je ne crois pas que cela puisse vous être désagréable.»
Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde soulignaient chaque mot par un signe de tête approbatif. Elles approuvaient tout confusément sans être certaines de bien entendre, mais en vertu d'un système; et elles répétaient, chaque fois que la voix de Félicie baissait:
—C'est un brave garçon!
—Comme il est bon! Comme il est bon!
Grand'mère, tournant le dos à sa soeur, construisait dans le foyer les châteaux de ses rêves et dissimulait l'émoi de sa figure. Félicie s'arrêta un moment, après avoir lu les derniers mots de Philibert. Les deux autres lettres étaient dessous; elle les touchait de ses doigts sans cesse agités. Une feuille de la dernière retombait, où l'on distinguait une écriture enfantine.
Félicie dit:
—Ah bien! moi, je suis fatiguée; lisez donc ça, vous autres.
Et elle tendit les deux lettres à qui voulut les prendre. Ces demoiselles les saisirent sans trop savoir comment interpréter la décision de Félicie. Elles cherchèrent leurs lunettes. Pendant ce temps, Félicie se leva. Elles se troublèrent; mademoiselle Adélaïde ne trouvait point son étui; mademoiselle Victoire écarquillait des yeux tout grands et n'y voyait goutte. Félicie ouvrit la porte:
—J'ai à parler à la cuisinière. Vous n'avez pas besoin de moi; vous savez lire, je pense.
Tout était perdu. Les deux pauvres demoiselles s'en rejetèrent la responsabilité:
—Tu es là qui te tâtes sur toutes les coutures, aussi! Tu sais bien que ça l'impatiente!
—Je me tâte, je me tâte! Eh bien, et toi qui as tes lunettes sur le nez et qui n'es pas fichue de lire un mot! Si tu avais commencé, elle serait restée jusqu'à la fin.
—Mais lisez donc!—fit grand'mère en se retournant brusquement, la joue rougie par la flamme;—lisez donc, sinon elle va être furieuse en rentrant.
La lettre de la femme de Philibert était très insignifiante. On y sentait les efforts de la malheureuse à remplir quatre pages sans prononcer un mot compromettant; des brouillons avaient dû précéder ce texte, et il portait des ratures. La lettre de l'enfant était émouvante. Elle écrivait:
«Il ne faut pas m'en vouloir de mon écriture, madame ma tante de Courance, parce que je ne peux pas me tenir comme les autres pour écrire, et je suis couchée jusqu'à l'âge de quinze ans, à ce que dit notre médecin, Bilboquet, qui est Américain et qui a un bien plus drôle de nom que celui-là, mais je ne sais pas l'écrire. Papa m'apprend à dessiner tout de même, et il paraît que je serai peintre de plafonds, ce qui rapporte plus d'argent que le reste qui n'en rapporte pas beaucoup. Et alors, je pense que, quand j'aurai une belle couverture qui me cache et une toilette mirobolante, je pourrai aller au Bois sans qu'on s'aperçoive de ce que j'ai…»
On avait tout lu, que Félicie causait encore avec la cuisinière.
Lorsqu'elle rentra, son premier regard fut pour la pendule.
—Dix heures! mais qu'est-ce que vous faites là? Il est temps d'aller se coucher.
Elle alluma elle-même les bougies rangées sur la console. Grand'mère et ces demoiselles, émues et désolées, les yeux pleins d'eau, barbotaient et se dépensaient en vains mouvements. Une d'elles osa dire, en tendant les lettres:
—Lis cela avant de t'endormir, Félicie!
Le ton avait une telle éloquence qu'il n'était pas possible de dire davantage. On se coucha encore confiants dans le lendemain. Mais Félicie ne fit plus jamais allusion à cette tentative d'introduction de la famille légitimée. Elle dit seulement à sa soeur:
—Quand tu écriras à ton fils, préviens-moi avant de fermer ta lettre.
C'était pour y glisser un billet de banque.
VIII
INDULGENCE DE LA CHAIR
Les pauvres femmes s'agitèrent du jour de l'An à Pâques, et Dieu seul connut tout à fait les complots étouffés, les alarmes secrètes, les timides rébellions et la sombre énergie que couvrit le battement des ailes de leurs bonnets noirs.
Ces scènes se passèrent dans la pièce au meuble d'utrecht, sous le geste du Cupidon et le sourire incertain de la disparue qui semblait nous regarder de très loin. On avait descendu du grenier d'anciens journaux illustrés qui sentaient la poussière, la lavande et la souris confusément. Je suivais, sur leurs images, la campagne d'Italie ou les grimaces des «semaines comiques» de Cham, lorsque le vent tordait les arbres du jardin, soufflait dans le corridor ou faisait trembler tout à coup le paravent de papier jaune.
Grand'mère et ces demoiselles, trop bonnes pour désespérer, caressaient la conviction que toutes les difficultés seraient aplanies; ne sachant par quel moyen, elles tranchaient la question par une date: Pâques. Pâques, c'était le bon Dieu, le printemps, la lumière; les causes justes devaient triompher à Pâques. Elles voyaient très bien Philibert arrivant avec sa femme et sa fille. Elles disposaient les chambres; elles savaient où l'on mettrait la petite voiture sur laquelle l'enfant passait sa vie étendue. Est-ce que Félicie ouvrirait la maison neuve? Une fois décidée, elle ne faisait pas les choses à demi.
Le temps coulait et Félicie ne se décidait point. Elle devenait si malade que l'on osait à peine lui parler. À l'époque de Carnaval, on piétinait encore sur place. Un événement faillit tout perdre: c'est que Philibert se fâchait.
Lui, si patient et si humble lorsqu'on maltraitait son art, il s'avisa d'être susceptible lorsqu'il s'agit de sa femme et de sa fille. Il regimba parce que la tante n'avait répondu que par un envoi d'argent aux deux lettres du 1er janvier. Trois mois on demeura sans nouvelles de lui; on ne s'en inquiétait pas trop, car il n'aimait pas écrire. Mais, vers la Mi-Carême, il avertit qu'il ne viendrait pas à Pâques.
La lettre était adressée à sa mère; il fallut la cacher à Félicie. Ce furent des mots couverts, des résolutions, des serments, des manoeuvres dans les ténèbres. Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde furent informées; M. Laballue sut la chose; on la confia même à l'oncle Planté. Que d'allées et venues! que de colloques dans les coins! que de «hem! hem!» la main sur la bouche, lorsqu'on entendait le pas de la maîtresse de maison! Tout le monde écrivit à Philibert, chacun de son côté, et à la dérobée; on me tint la main pour tracer quelques lignes suppliantes au bas d'une page. On affirmait qu'il avait failli tuer sa tante; on le conjurait d'être indulgent pour elle en raison de sa santé déplorable. Il eut peur et écrivit à Félicie elle-même une lettre très convenable où il annonçait qu'il arriverait la veille de Pâques, comme à l'ordinaire.
On respira; il semblait qu'on fût satisfait. Tel est l'avantage des pires maux qu'après les avoir redoutés, on se contente de l'état médiocre dont l'inconvénient semblait d'abord mériter la guerre.
On vit donc venir Philibert seul, sans songer que cela même constituait une défaite irréparable. En effet, si l'on n'accueillait pas la nouvelle famille à la première occasion qui suivait le mariage, y avait-il espoir qu'on le fît jamais?
Philibert ne manifesta point de rancune à sa tante; il l'embrassa tendrement, sous le marronnier, en descendant de voiture; et il prononça sans acrimonie ses premiers mots:
—Ma femme et ma fille m'ont chargé de tous leurs respects.
Mais il n'évita plus à aucun moment de parler de son intérieur. Les noms de Marceline et d'Adrienne lui étaient aussi fréquents que ceux de Riquet ou de Félicie.
On fut obligé de comprendre ce qu'il avait dû lui en coûter de se taire: car son amour se répandait avec toutes ses paroles. Félicie disait: «Oui, oui», sans ajouter jamais un mot d'encouragement.
Il s'encourageait tout seul. Il profitait du silence pour raconter sa vie passée côte à côte avec Marceline et Adrienne. Bientôt nous connûmes dans tous ses détails le petit «magasin de mercerie», situé au bas de la rue Monsieur-le-Prince, qui les avait, dix ans durant, aidés à vivre.
Ce magasin de mercerie fit mauvais effet. Ces demoiselles elles-mêmes trouvaient qu'il eût mieux valu n'en point parler. Non qu'elles manquassent de modestie! Elles étaient, toute leur vie, demeurées pauvres et à la charge de tel ou tel parent plus fortuné. Mais jamais l'idée ne leur fût venue qu'elles pussent exercer quelque métier rétribué. Ce préjugé gisait chez ces filles de petits bourgeois aussi profondément que chez d'authentiques duchesses.
Marceline ouvrait les volets à six heures, lavait les carreaux, balayait la boutique, pour vendre six sous de fil dans la matinée. Son enfant devenue malade, elle avait dû se multiplier. Elle avait confectionné des robes, habillé des filles du quartier latin.
—Elles venaient en cheveux, disait Philibert, et voulaient, à midi, une toilette pour aller le soir au théâtre.
—Assez! s'écria Félicie, nous n'avons pas besoin de tous ces détails…
Il revenait, malgré lui, à ces détails. Il racontait la vérité, sans adresse, donnant libre cours à sa reconnaissance envers sa femme méconnue.
—Je l'ai vue, disait-il, exécuter deux costumes dans sa journée: elle courait au Bon Marché acheter des étoffes, pendant que nous étions à table.
Grand'mère fit observer que madame Besnier, couturière à Beaumont, demanderait quinze jours pour un pareil travail.
Et on pensa à la couturière de Beaumont. La femme de Philibert n'était pas autre chose, malgré toute son activité. Et elle habillait des filles. L'auditoire ne s'échauffait point.
—Si tu avais été raisonnable, si tu avais fait comme tout le monde, cela ne serait pas arrivé.
Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde reprochaient à grand'mère de leur avoir caché cette misère. Grand'mère, qui n'était cependant pas fine, avait flairé que tout cela n'embellissait pas la cause de son fils. Elle s'était contentée de dire: «Je vous assure que sa femme a beaucoup de mérite.» En le répétant tous les jours, tandis que Félicie ne disait rien, elle avait fini par monter les têtes.
Philibert parlait aussi sottement de sa fille. Il croyait lui gagner des admirateurs en rapportant ce goût naturel de la jeune Parisienne pour la toilette, qui réjouissait son esprit artiste. Lorsqu'il disait qu'elle faisait elle-même ses chapeaux, à dix ans et demi, il avait un geste des doigts qui vous dessinait la forme, un peu extravagante pour la province; et le ravissement qu'on lisait dans ses yeux passait pour une coupable excitation à la coquetterie. Il nommait les peintres qui le suppliaient de laisser poser sa fille, tant elle était belle. Lui-même venait d'envoyer au Salon un portrait d'elle, couchée dans une barque et mangeant des cerises. La mère et lui ne rêvaient plus que d'installer la petite voiture dans un coin de la salle où la toile serait exposée.
—Singulière préparation à la première communion! dit Félicie.
Depuis que mesdemoiselles Victoire et Adélaïde étaient retournées insensiblement au parti de Félicie, elles avaient recouvré la paix qui réside du côté du plus fort. Elles éprouvaient un grand soulagement; elles s'épargnaient la peine de penser, de réfléchir, de juger, d'adopter une opinion: elles ressemblaient aux enfants qui ont eu peur, un instant isolés, et se croient sauvés dès qu'ils se sont bouché les yeux dans le giron de leur mère. Elles n'accordaient plus aux récits de Philibert qu'une oreille distraite, un peu gênées seulement quand l'audition de ses misères devenait touchante et faisait pleurer grand'mère.
Félicie y gagnait, de leur part, un redoublement d'attentions et de soins, ce qui n'était pas superflu, car son mal empirait. Il lui laissait si peu de répit qu'elle ne pouvait ni travailler ni lire, et elle s'y reprenait à dix fois pour mettre à jour ses livres de comptes. Le plus pénible était pour elle de se montrer malade devant ses gens. Quand un métayer venait compter et que la douleur la prenait en face de lui, elle tenaillait la table de ses doigts crispés et faisait «hu hu hu» du bout des lèvres, semblant poursuivre ses calculs. Mais, plusieurs fois, nous l'avons vue sortir brusquement par la porte du corridor, derrière le paravent. On n'osait pas la suivre; on ne savait que dire. On entendait respirer l'homme sur les petits sacs d'argent en grosse toile; chaque souffle poussait un peu plus loin l'odeur d'ail qu'il exhalait. Un jour, comme elle tardait à revenir, on la trouva affaissée dans le corridor, sur les marches de l'escalier. Elle se releva brusquement:
—Ce n'est rien, ce n'est rien.
Elle rentra et reprit son addition.
Son aversion pour les médecins désespérait la famille. Elle ne voulait même plus voir le docteur Léveillé. Elle fit venir de l'eau de Lourdes: une caisse. Elle alla à Beaumont, un dimanche matin, avant la première messe, se confessa, communia. Puis elle but pieusement. On parlait beaucoup d'un curé de la Charente qui guérissait. Elle s'informa et pratiqua sa méthode. Elle s'appliquait, le soir, sur l'estomac, des serviettes plongées dans l'eau bouillante. On l'entendait crier; elle se brûlait la peau. Le jour elle buvait une infusion de feuilles de noyer; une grande bouillotte, tenue sans cesse devant le feu, à distance, répandait dans la pièce ce parfum familier des routes de Courance, qui rappelait nos promenades d'été. On sut par les journaux que le curé était poursuivi pour exercice illégal de la médecine: elle cessa aussitôt le traitement, prise de peur. Alors, elle s'abandonna au mal, lui donnant toutefois deux ou trois ans avant qu'il vînt à bout de son corps.
M. Laballue avait épuisé tous les arguments afin de la décider à un voyage à Tours. Ce n'était pas en une séance, disait-il, qu'un médecin pouvait diagnostiquer la nature de sa maladie. Il connaissait une maison, tenue par des religieuses, excessivement propre, où il était possible de se soumettre à un examen prolongé des praticiens. Par la chirurgie, n'obtenait-on pas aujourd'hui des résultats merveilleux?
Félicie le regardait en dessous:
—Vous, vous savez quelque chose: le docteur Guérineau vous a dit ce que j'ai.
Il jurait ses grands dieux qu'il ne savait rien.
—Parce que, voyez-vous, s'il s'agit de m'ouvrir le ventre, j'aime mieux mourir là, tout de suite. Moi, je ne demande qu'une chose au bon Dieu, c'est de fermer l'oeil dans mon lit, chez moi.
Ses doigts, diaphanes comme la chair de ses joues, frémissaient quand elle prononçait: «chez moi». Son regard, si clair, si précis, s'affolait à l'idée d'être transportée chez des étrangers.
—De quoi vous effrayez-vous? disait Philibert. Milwaukee a fait trois opérations à Adrienne, ce n'est rien du tout.
—C'est celui qu'elle appelle Bilboquet? demanda Félicie.
—La petite ne se gêne pas avec lui, dit Philibert, parce qu'ils sont devenus deux grands amis.
On sourit, à cause du nom du chirurgien, et, en même temps, on se regardait à la dérobée parce que c'était la première fois que Félicie semblait se souvenir de la lettre du jour de l'An.
Elle sortait toujours dans l'après-midi. Sa volonté la portait plutôt que ses jambes. Philibert nous accompagnait.
Le printemps venait à petits pas au-devant de nous; la campagne était fraîche et pure comme l'aube humide; un blé jeune et soyeux, qui paraissait né du matin, jouait sous le vent; dans les chemins bordés de buissons gris encore, les fils de la Vierge vous chatouillaient la figure; on eût voulu mordre à même et manger les blancheurs roses des arbres en fleur.
Félicie marchait en s'aidant de la canne à corne d'or; elle regardait à droite et à gauche ses terres ensemencées; ses fines narines palpaient l'air nouveau qui allait tirer les germes du sol.
Elle se tourna brusquement vers Philibert, qui ne parlait pas, et elle lui dit à brûle-pourpoint:
—Enfin, elle vit, c'est un résultat, cela…
—Qui est-ce qui vit, ma tante?
—Mais… la petite… ta fille…
—Ma fille! répéta Philibert.
Il restait la bouche ouverte. Jamais Félicie n'avait spontanément daigné faire allusion à sa fille.
—Alors, tu crois que c'est ton médecin qui l'a sauvée?
—Milwaukee? oui.
—Raconte-moi ça.
Il reprit par le menu toutes les phases de la maladie d'Adrienne.
Quand il s'interrompait, Félicie murmurait:
—Il a fait ça!… Et alors, qu'est-ce qu'elle disait, la petite?…
L'important, c'est que ces êtres-là arrivent à vous inspirer
confiance… On l'endormait; et après, est-ce qu'elle souffrait?…
Comme cela, maintenant, vous êtes à tu et à toi avec le médecin?…
Et, à ton avis, toi, elle en reviendra?…
Il eut le tact de ne pas insister outre mesure, malgré son émotion qu'il contenait difficilement. Félicie le poussait sans cesse. Elle ne voulait point paraître s'intéresser trop au médecin, et parlait surtout d'Adrienne. Il comprenait le jeu de sa tante et n'épargnait aucun éloge du médecin. Mais les deux sujets étaient liés, et Philibert caressait des yeux un horizon nouveau, inespéré.
En rentrant à la maison, ils se turent, ce qui donna à leur conversation l'importance d'un secret. Les femmes sentent vite cela: grand'mère et ces demoiselles les regardaient l'un et l'autre en se demandant ce qu'il y avait. Cependant, même entre eux, Félicie et Philibert dissimulaient et rusaient. À chaque promenade ils étaient aussi lents à aborder le sujet qu'intimement impatients d'y aboutir, et ils employaient les détours les plus maladroits. Je les écoutais, trop jeune pour sourire du comique de leur embarras, et je me disais: «Ce sera pour la route de corail… Non?… Alors, ce sera pour les sapins d'Épinay. Pas encore. Ce sera pour la Chaume!» Quelquefois, nous arrivions jusqu'au dolmen, à l'heure du retour, avant qu'ils eussent trouvé le joint.
Félicie n'ignorait plus rien de la petite Adrienne; elle était édifiée sur le compte de Milwaukee, au point de le croire capable de miracles: et ils n'avaient pas encore parlé franchement.
Vers la fin du séjour de Philibert, nous étions assis tous les trois sur le dolmen, après une tournée insignifiante, mais par un temps charmant. Félicie portait pour la première fois son grand chapeau d'été, et les gens de la campagne se le montraient au loin comme l'indice des beaux jours. Elle promenait sur Courance le cadre arrondi que formait pour sa vue cette voûte de paille, et désignait du bout de la canne telle ou telle pièce de terre.
Ces rectangles inégaux, tapissant les terrains ondulés, flattaient les yeux par la variété et la douceur des tons. Les terres fortes et sombres au fond de la vallée, les terres légères et blondes sur les hauteurs, le sens divers des sillons de labour, les pièces défoncées à la charrue profonde, les semis passés à la herse, multipliaient les jeux de la lumière; le duvet naissant des blés et des avoines, le vert lointain des prés et les arbres fleuris répandaient une gaieté nouvelle.
Félicie se tourna vers Philibert:
—Tu ne dis rien?
—Il fait si bon!
Quand il était à la campagne, son coeur s'attendrissait pour un parfum qui passait, pour une feuille qui remuait, pour le chant d'un oiseau.
Félicie considéra un moment sa figure aux grands traits agréables. Son nez semblait moins osseux et moins long quand il avait bien mangé quinze jours durant; sa mâchoire et son front trahissaient des désirs immenses, et la douceur un peu fatiguée de ses yeux, une certaine mollesse de désenchantement.
Il reprit, en regardant devant lui:
—Il y a des moments où l'on voudrait avoir de grands bras pour embrasser tout.
—Te voilà toujours avec tes idées! dit Félicie.
Le soleil argentait la rivière et faisait étinceler sur la côte de Gruteau un nouveau toit d'ardoises. C'étaient les bâtiments destinés à couvrir la «machine élévatoire» de grand-père Fantin. Félicie haussa les épaules et soupira.
On entendait, sous les noyers des chemins, les lents chariots tirés par des boeufs, ou les carrioles plus légères. Félicie suivait chaque attelage:
—C'est le domestique de Pénilleau qui rapporte le linge de lessive… Ça, c'est la charrette du meunier… Voilà cet animal de Pidoux qui revient de Beaumont; ce n'est pas trop tôt!… Ne te presse pas, va, mon bonhomme!…
Des vols brusques de moineaux nous passaient sur la tête, déchirant l'air calme de petits cuic cuic âcres et pointus, puis se plaquaient tout à coup dans un buisson, comme une portée de plomb contre un talus. Les pies jacassaient. Une buée se forma au-dessus de la rivière et des prés, et, de ce nuage, premier signe des fraîcheurs du soir, parut sortir le triste cri des courlis; il s'approcha, en balançant, d'un bord à l'autre de la vallée, ses appels plaintifs.
Félicie porta vivement sa main au creux de l'estomac, se leva et s'en alla à l'écart. Le bruit de ses efforts douloureux vint jusqu'à nous. C'était toujours le «crabe» qui s'obstinait à ne pas sortir. Elle revint, le mouchoir aux lèvres et les joues animées par la secousse; elle prit dans sa poche un morceau de sucre enveloppé dans du papier, l'imbiba d'eau de mélisse, l'aspira et le croqua avec une voracité de toute la mâchoire, comme si elle s'accrochait, avec une énergie farouche, à quelque chose qui lui rendait la vie.
Le tumulte des oiseaux s'était élargi: c'était un joli vacarme qui courait les allées de noyers, les haies et la lisière des bois, et dont le parc de Courance, aux arbres touffus, semblait le puissant noyau sonore.
—Oh! je sais bien ce que j'ai, dit Félicie; je n'ai pas besoin de médecin pour me l'apprendre… J'ai un cancer à l'estomac.
—Mais non! mais non!
—Ta, ta, ta, je ne suis pas une enfant!
Philibert trembla qu'elle n'eût renoncé à toute consultation sous le prétexte qu'elle connaissait son mal. Je vis ses yeux qui s'apprêtaient à pleurer encore un rêve évanoui. Il hésitait à parler. Félicie avait quelque chose à dire. Elle attendait qu'une occasion vînt à son aide. Un bon moment de silence s'écoula. Tous les bruits étaient dissipés.
Comme un cri d'oiseau attardé, on entendit, dans la direction du moulin, mais venant des collines lointaines où les rayons du jour se mouraient, le sifflet du chemin de fer. Félicie dit:
—À propos, tu sais que j'ai pris une grave décision?
—Une décision?
—Oui. J'irai à Paris.
IX
LES MESSAGERS
Félicie annonça la nouvelle à table.
Je me souviens que l'oncle Planté trempait dans le jus un morceau de pain qu'il allait tendre à Mirabeau; il le tint en l'air, sous le coup de la surprise: de grosses gouttes en tombaient, une à une, comme d'une éponge.
Ces demoiselles firent une tête si drôle que Philibert ne put s'empêcher de rire, et, sa serviette sur la bouche, il dit:
—Voilà!… J'enlève ma tante!… Nous allons faire, rue
Monsieur-le-Prince, une noce à tout casser!
Félicie ne releva ni la liberté de l'expression ni l'allusion à la reconnaissance implicite du ménage légitimé. On restait stupéfait.
—Vous comprenez, dit-elle, ce n'est plus comme si j'allais confier ma peau au premier médecin venu. Celui-là voit la petite deux fois par semaine, et elle le tutoie. Quand elle lui dira: «Voilà ma vieille bonne femme de tante», il y a des chances pour qu'il ne me traite pas comme une chair d'amphithéâtre…
—Certainement! dit grand'mère, certainement!
Autour d'elle, chacun se répétait mentalement le «voilà ma vieille bonne femme de tante.» Qui est-ce qui mettait cela dans la bouche de l'enfant que Félicie affectait d'ignorer? C'était Félicie. Mais, comme elle avait toujours raison, chacun redit, après grand'mère:
—Certainement! certainement!
Félicie jugea toutefois qu'elle devait étayer sa détermination: elle rapporta ce qu'elle savait de Milwaukee. Elle donna les détails des opérations, insista sur les exemples d'habileté particulière, trouva des termes pour nous évoquer l'enfant renaissant sous les doigts de fée du savant étranger. Elle prononçait: «Bilboquet», et appelait la petite: «Adrienne», maternellement. Elle se tournait vers son neveu:
—N'est-ce pas, Philibert?
À la fin du dîner, tout cela paraissait simple et naturel. Chacun, à part soi, croyait avoir mené à bien cette oeuvre, même mesdemoiselles Adélaïde et Victoire, qui, ces derniers temps, travaillaient en sens contraire. Elles dirent à grand'mère:
—Puisque Félicie a décidé comme cela, tout est pour le mieux.
On alla se coucher contents.
De ce jour-là, notre humeur refleurit comme la terre sous la saison nouvelle. Le ciel semblait dégagé; on osait parler d'espoir. Félicie donnait le signal. Le docteur au nom exotique lui inspirait une foi complète. Après l'eau de Lourdes et le curé guérisseur qui n'avaient flatté que la partie anémiée de son esprit, Milwaukee, unissant la science au mystère de son pays d'origine, se présentait à point.—C'était la même femme qui ne pouvait souffrir les étrangers!—Elle était toute prête à se faire couper en morceaux s'il le fallait. Elle en parlait couramment, courageusement. Les termes affreux du manuel opératoire lui devenaient familiers. M. Laballue, le mercredi, lui lisait la Gazette des hôpitaux. Et l'aimable homme, lorsqu'il avait terminé, regardait la future patiente, de ses petits yeux doux, sous ses lunettes, et souriait.
—Ça vous amuse, vous? disait Félicie.
—Je songe, ma bonne amie, que Milwaukee pourrait bien vous éclater de rire au nez, à propos de toute votre charcuterie, et vous faire sauter vos maux d'estomac d'une petite chiquenaude!
On n'attendait plus qu'une lettre de Paris annonçant le rendez-vous fixé par Milwaukee.
Depuis le beau temps, mon père ne manquait plus de venir le lundi. Il était moins sombre; il avait plus d'entrain.
—Après tout, disait-on, la compagnie de ses Pope lui vaut peut-être mieux que celle de M. Clérambourg!
Étrange effet du ciel rasséréné! Cet homme, si criminel, durant l'hiver, pour avoir dîné dans une maison heureuse, nous parut, au printemps, mériter des distractions. Une de ces demoiselles fit observer qu'à tout prendre, il avait été très digne depuis son veuvage.
—Et il faut avouer que, pour un homme de son âge, la vie solitaire, à
Beaumont, n'a rien de séduisant.
On en tomba d'accord. Quand grand'mère était éloignée de son gendre, elle lui trouvait cent qualités.
—Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il ne porte pas ses quarante ans.
—Heu! heu!… Moi, je ne voudrais pas donner cent sous de chaque poil blanc qu'il a aux tempes!
—Oui, mais c'est du crin que ses cheveux! Il se tient bien; il n'a pas plus de ventre qu'étant garçon…
—J'entends toujours Adèle, qui faisait son ménage dès cette époque: «Madame! quand on voit cet homme-là passer dans la rue et qu'il est habillé, on ne peut pas s'empêcher de dire qu'il ne lui manque qu'une femme au bras.»
—Votre gendre se remariera, fit une de ces demoiselles.
On lui imposa silence de toutes parts.
Mais quelque chose mijotait, à quoi personne ne voulait prendre sur soi de risquer une allusion. Valentine m'avait dit en me couchant:
—On vous a trouvé une autre maman.
Les sous-entendus se multipliaient, s'entassaient:
—Un homme livré à lui-même est exposé à un coup de tête…
—La discrétion, c'est très joli; mais, faute d'un conseil donné à temps, on fait une sottise irréparable!…
—On n'épouse pas une femme, on épouse la famille…
—Une femme peut avoir toutes les vertus et être une affreuse marâtre pour l'enfant de son mari.
—Oh! si ce n'était pas le petit!…
—Voyez-vous une jeune fille qui trouve un enfant de sept ans dans sa corbeille de mariage?…
—L'idéal serait une veuve sans enfant.
—Ah! oui; mais voilà!…
—Moi, je dis qu'une veuve qui sait déjà ce que c'est qu'un enfant est plus disposée à en adopter un second…
—Surtout un petit garçon!
—Pourquoi?
—La femme a bien souvent une préférence pour le garçon.
—Principalement, quand elle n'a pas pu en avoir un.
—Ou qu'elle a déjà une fille…
Ce n'était pas encore pour cette fois. On ne prononça aucun nom. Mais, le lendemain, mademoiselle Adélaïde, en tricotant un bas, et même bâillant dans sa main, c'est-à-dire de l'air le plus détaché du monde, hasarda:
—C'est décidément une sérieuse amitié qu'a madame Leduc pour cette petite madame Letermillé?
Personne ne se pressa d'aller plus loin. Grand'mère dit:
—Je crois que c'est justice; la pauvre jeune femme a bien des vertus.
—Je m'en rapporterais à madame Leduc, d'autant plus qu'elle insiste dans ses lettres, d'une façon…
—Ah! tu l'as remarqué?
—Toi aussi?
—À moins qu'on ne soit aveugle!…
Et ce fut tout encore. Valentine me dit, le soir:
—Ça y est!
—Quoi donc?
—Votre maman numéro deux! c'est la dame que vous avez vue à Langeais, qui a une demoiselle de votre âge. Ça fait d'une pierre deux coups: vous allez gagner en même temps une petite soeur.
Je ne soufflais mot; elle me demanda:
—Vous n'êtes pas content?
—Comment est-ce que je l'appellerai?
—Qui?
—Madame Letermillé.
—Vous l'appellerez «maman».
—Et l'autre, alors, la vraie?
—On ne confondra point; n'ayez pas peur.
—C'est que, dis donc, madame Letermillé sera damnée!
—Pourquoi ça?
—C'est elle qui l'a dit à Philibert pendant qu'il lui passait un doigt sous la manche, au-dessous du coude, là où c'est le plus gras…
—On ne va pas en enfer pour si peu! Sans doute qu'ils essayaient de voir s'ils pouvaient se marier ensemble. Bientôt ce sera votre papa qui lui fera ça.
—Ah!
Je n'étais pas fâché à l'idée que Suzanne viendrait courir avec moi dans le jardin. Il était beau comme l'année d'avant, alors que je m'y amusais si bien au moment même où maman, la vraie, mourait à Beaumont. Les massifs regorgeaient de lilas et de lauriers fleuris; les cytises répandaient leur pluie d'or et les tamaris délicats leurs fines larmes roses. Chaque année, invariablement, l'oncle Planté disposait de ses mains, sur la pelouse, une corbeille de jacinthes et de tulipes, une de pétunias, une de dahlias et une de géraniums dans une couronne de bégonias.
Fridolin passait et repassait, à heures fixes, avec des arrosoirs lourds qui faisaient saillir les veines au long des bras tendus. Félicie m'apprenait à côtoyer sans avoir peur les ruches d'abeilles. Nous traversions au pas le bourdonnant village: elle s'arrêtait, comme dans ses fermes, à causer sur le pas des portes des petits chalets de paille; elle parlait avec ces bonnes ouvrières qui la connaissaient et la ménageaient. Puis nous allions, pour elles, jusqu'à la pompe du potager, remplir d'eau deux mortiers à bords plats où elles pouvaient aisément se poser à sec et boire.
Le beau temps nous valait des visites. Un roulement de voiture, hormis le lundi et le mercredi, mettait la maison en émoi. Valentine, les jupes haut troussées, courait jusqu'à mi-chemin de la grille. On la voyait revenir essoufflée, et jetant les noms à tous vents. Alors Félicie allait ou non faire toilette.
Nous reçûmes ainsi la famille Pergeline qui présentait le fiancé de Georgette. C'était un jeune receveur de l'enregistrement, déjà bedonnant, un peu bouffi de figure, frisé et «jouissant d'un teint rose». Mon ancienne amie prétendait autrefois, sur la balançoire, qu'elle n'épouserait jamais qu'un grand garçon pâle, au visage coupé d'une longue moustache noire, ou tout au moins châtain foncé. Elle s'accommodait pourtant de celui-ci. Ils s'asseyaient côte à côte et se touchaient souvent les mains. Ils se regardaient avec des yeux de braise. L'un d'eux commençait à avancer les lèvres en cul-de-poule; était-ce pour rire? Point du tout. De son plus grand sérieux, l'autre répondait par le même signe; et un tout petit bruit de baiser leur échappait. Tout à coup, leurs pensées muettes les faisaient rougir. Au goûter, ils burent et posèrent leurs verres si près l'un de l'autre que le cristal tinta.
C'était la cadette qui se mariait la première. L'aînée dit à ces demoiselles:
—Je comprends, quand on est sur le point de se marier, que l'on se permette des choses plus ou moins convenables; mais ma soeur s'en paie jusque-là!
Elle haussait les épaules:
—Que voulez-vous? maman n'y voit que du feu!
Madame Pergeline décrivait la toilette de la mariée déjà prête, et nous invitait à l'aller voir chez elle, exposée dans la pièce où l'on montrait, l'année précédente, l'uniforme du fils tué à l'ennemi.
—Monsieur votre gendre, dit-elle à grand'mère, nous a fait l'honneur d'y jeter un coup d'oeil, après la signature du contrat. Quel homme distingué!… Il rajeunit.
—C'est ce que nous disions l'autre jour.
—Le pauvre homme a chèrement payé sa dette, lui aussi…
On soupira; on leva les yeux sur la photographie de la morte. Madame
Pergeline trempait un biscuit dans un verre de vin vieux. Elle reprit:
—C'est la vie. On ne peut pas pleurer éternellement.
On ne distinguait pas bien la liaison de son discours; il semblait qu'elle en eût aspiré une portion avec le biscuit. Il y eut un instant d'embarras. Elle se leva en disant:
—D'ailleurs, il y a du mariage dans l'air, cette année. C'est dans l'air… N'est-ce pas, mignonne?
Elle étouffait déjà cette phrase énigmatique contre les joues de la jeune fille. La soeur aînée regardait chacun comme s'il venait de lui marcher sur la robe. On les reconduisit jusqu'à leur voiture.
Une visite inopinée nous arriva un jour, au moment où nous partions, Félicie et moi, pour notre tournée quotidienne. Nous touchions à la grille, quand, tout en haut de la route de Beaumont, quelque chose pointa.
—Attends, dit Félicie, voyons d'abord ce que c'est.
Cela n'allait pas vite et ne prit forme que peu à peu.
—On dirait deux dames dans une petite voiture de rien du tout…
—Qu'est-ce que tu chantes? dit Félicie; deux dames, une petite voiture?…
Elle fit la grimace. Elle pensait aux Américaines, que nous avions vues, un dimanche, à Beaumont, se promener en charrette anglaise alors que tout le monde sortait de l'église.
L'attelage descendait en zigzaguant. L'une des personnes frappait à tour de bras sur l'animal.
—A-t-on jamais vu pareille brutalité! dit Félicie; il n'y a que des
Yankees, des sauvages, pour…
—Tante! tu ne sais pas qui c'est? c'est monsieur le curé de la
Ville-aux-Dames avec madame François.
Madame François conduisait. Sa figure était ombragée d'une capeline baleinée, en tissu à fleurettes. Les disques bleus de ses conserves brillotaient sous cette petite voûte. Le bout de son nez, fureteur, émergeait tout seul en coupe-vent. M. le curé Fombonne était fortement établi à son côté et occupait presque tout l'espace de l'étroit véhicule. Ses gros doigts étaient croisés au-dessus de sa ceinture soutenue par l'embonpoint de l'abdomen. Dès qu'il reconnut madame Planté, il ôta son chapeau, et l'air mariait ses longs cheveux blancs avec les ailes de la capeline.
On n'avait point vu le curé depuis la scène du presbytère. Le pittoresque de l'équipage nous évita le malaise d'une première rencontre. Le petit âne, qui marchait en rechignant, se décida à trotter quand il fallut faire halte. Il passa devant nous, les oreilles droites, et tricotant des pattes avec un entrain que la gouvernante était impuissante à calmer. Elle se levait de son siège, gesticulait, criait à tue-tête, tandis que le curé, essayant de toucher l'animal par la douceur, l'appelait: «Mon ami, mon bon petit ami!…» Tout cela s'engouffra dans l'allée des ormes, Félicie et moi courant par derrière. Le bruit attira les domestiques, et Fridolin parut sous le marronnier. Il s'avança, avec son flegme ordinaire, et cueillit l'âne au passage, tel un joueur reçoit la balle contre la paume de la main.
Tout le monde s'extasia devant l'élégance de l'attelage. C'était bel et bien une charrette anglaise, et le harnais du bourriquet portait quatre boucles d'argent.
—Ça ne nous a pas coûté cher, dit madame François, c'est un cadeau.
—Chut! fit le curé, c'est un cadeau du diable!…
Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde, ainsi que grand'mère, étaient là.
On formait un cercle autour des nouveaux venus.
—Oui…—continua le curé sur un ton de mystère,—c'est ici le présent de… de… devinez, mesdames!…
On était très intrigué. Madame François riait de tout son coeur.
—J'ai failli refuser ce don magnifique, dit le curé: Timeo Danaos et dona ferentes! Mais le bon Dieu m'a inspiré une parole qui conciliera, je l'espère, les intérêts de l'Église et la convoitise toute profane d'un pauvre desservant: «Madame, ai-je dit à cette généreuse personne, madame, c'est sur un âne que Notre-Seigneur fit son entrée à Jérusalem… Puisse cette gentille petite bête vous conduire un jour à la véritable Église de Dieu!»
On se taisait toujours.
—Mesdames, reprit le curé, j'ai la ferme conviction que je ramènerai dans cette voiture une brebis égarée…
—Je donne ma langue au chat! dit Félicie.
Madame François la pinça à la manche, et, du cintre de sa cornette, jeta sous la voûte du chapeau de paille:
—Les protestants de la tasse à café!… Voyons, madame Planté, vous ne pensez qu'à eux, j'en lèverais la main! Mais c'est toujours comme ça quand il s'agit de deviner.
—J'étais à cent lieues de penser à ces…
—Vous seriez donc la seule, dans le pays, à ne point vous occuper d'eux! Le contraire serait bien plus croyable!…
Et elle se mit à rire, la main en écran devant les dents.
Félicie se laissa entraîner par elle, tandis que le curé demeurait dans l'autre groupe, selon une tactique sans doute préméditée.
—Que je vous dise, madame Planté, comment c'est que nous avons fait la connaissance de ces «Engliches». Et d'abord, ils ne nous ont pas donné seulement l'âne et la petite voiture, sans compter le service à café,—qui nous en fait deux avec le vôtre, car, soit dit en passant, j'ai bien racommodé la tasse:—ils nous ont donné cinq mille francs pour la réparation du clocher, sous prétexte que ce M. Pope, comme ils l'appellent, s'occupe des monuments de l'ancien temps! Mon Dieu! faut-il en avoir dans ses coffres pour faire des générosités pareilles d'un seul coup!… Telle que vous me voyez, moi, j'ai bien fait cadeau de trois mille francs au bon Dieu, mais j'y ai mis vingt ans!… Enfin, je voulais donc vous raconter, madame Planté, que ce monsieur était venu rôder bien des fois par chez nous, en tirant des photographies de l'église; même que monsieur le curé m'a dit un jour: «Madame François, envoyez donc Follette mordre un peu les talons de cet ostrogot!…» J'ai envoyé Follette qui s'est mise à aboyer comme si c'était le diable en personne, tant et si bien qu'il s'est en allé avec son ustensile, et qu'on ne l'a plus revu de trois mois… Et quand il est revenu, par exemple, c'était avec des dames, toutes mieux attifées les unes que les autres; et celle qui avait l'air de gouverner ce monde-là, une grande perche, unie comme un manche à balai, avec un chapeau de paille de garçon, tenait sur les bras, en guise de poitrine, sauf votre respect, madame Planté, un petit chien qui était gentil, mais qui était gentil comme un agneau! «Eh! que je dis à monsieur le curé en regardant par le rideau de vitrage, pourvu que Follette ne soit pas dehors, et qu'elle n'aille pas manger les chevilles de toute cette belle compagnie!» Madame Planté! je n'avais pas fini de parler, que je vois le petit chien sauter et se précipiter, la queue en trompette, au-devant de Follette qui hérissait un poil tout le long de l'échine, droit en l'air, à y brosser ses habits. «Nous voilà perdus! que je m'écrie. Follette ne va faire qu'une bouchée de ce petit bichon qui vaut peut-être des centaines de francs: avec ce monde-là, est-ce qu'on sait?—Courez vite, me dit monsieur le curé, courez vite, madame François, pour empêcher un malheur.» Madame Planté, ce que je vais vous dire vous paraîtra incroyable; mais c'est la preuve que tout arrive par la permission spéciale du bon Dieu. Voilà-t-il pas, aussitôt que j'ai mis le nez dehors, toute la société qui se tourne de mon côté; et des clignements d'yeux! et des chuchoteries! et des demoiselles qui se cognent les coudes! et le grand manche à balai qui vient à moi et qui me parle aussi clair que je vous parle, madame Planté. «Madame, qu'elle me dit poliment, c'est bien vous qui êtes chez monsieur le curé?—Mais, oui, madame.—Mon Dieu, madame, qu'elle reprend, que nous sommes donc bien aises de vous voir! nous avons tant entendu parler de vous et de vos mérites!—Je n'en ai guère, madame, que je lui fais.—Si, si! nous le savons.—Mon Dieu, madame, c'est sans doute qu'on vous aura parlé des trois mille francs que j'ai mis de ma poche dans le ménage de défunt monsieur le curé de Chaumussay: on ne peut rien tenir caché dans ces coquins de pays!…» Là-dessus, elle ne fait ni une ni deux, madame Planté: elle me glisse une pièce de vingt francs en or dans la main, en m'appelant par mon nom, comme si nous étions venues au monde porte à porte! «Madame François, qu'elle me dit, notre intention est de faire du bien autour de nous: monsieur le curé n'a-t-il pas des pauvres?—Oh! si fait! madame, que je lui dis, en tournant ma pièce dans le creux de ma main; c'est-il pour eux que vous me donnez tant d'argent!—Non! non! cela n'est rien; gardez-le; mais ne pourrions-nous pas faire une visite à monsieur le curé?—Eh! mesdames, la porte est toute grande ouverte, entrez donc; je vois bien que c'est le bon Dieu qui vous amène.»
—De ce moment-là, dit Félicie, voilà ces étrangers maîtres chez vous.
—Eh! mon Dieu! qu'est-ce que vous voulez donc, madame Planté? c'est-il bien nécessaire d'être plus royalistes que le roi? Pour dire la vérité, monsieur le curé ne leur a point fait mauvaise figure… Entre nous soit dit, madame Planté, vous qui avez de l'instruction, c'est-il vrai qu'ils ne sont pas baptisés?
Félicie ne s'était jamais posé la question. Provisoirement, elle secoua la tête.
—Eh! là, mon Jésus! c'est-il bien possible, et qu'ils soient en même temps si généreux? et polis! comme il n'y en a pas, même chez les nobles!… Il fallait les voir—je parle des deux amies, madame Pope avec celle qu'on appelle la Créole… en attendant,—il fallait les voir dans leur petite charrette: vous m'en croirez si vous voulez, même au galop de leur poney, quand elles me croisaient sur la route, pour me parler de la santé de monsieur le curé, elles s'arrêtaient net comme un lièvre qui a reçu le plomb dans les pattes. «Mon Dieu! que je leur dis une fois, mesdames, si monsieur le curé avait seulement une toute petite voiture cent fois moins jolie que la vôtre, pour aller faire sa tournée, il retarderait de dix ans son entrée au Paradis!…» Pas seulement trois jours après que j'avais dit ça, le jour de la Chandeleur, au matin, qu'est-ce que je vois arriver?…
—Je comprends, dit sèchement Félicie; je comprends.
—Eh pardi! madame Planté, vous me laissez réciter mon chapelet, et, quand j'ai le temps, je dirais le rosaire tout entier! Mais je m'aperçois que je vous ennuie à vous raconter des choses que vous savez peut-être bien déjà… M. Nadaud, le papa de ce petit garçon-là, aura eu la langue trop longue…
Félicie suspendit le pas et interrogea madame François du seul étonnement de ses yeux.
—Il n'y a point de mystère là-dessous, madame Planté. M. Nadaud était en compagnie de ces dames,—comme bien souvent,—quand elles sont venues nous faire leur beau cadeau, même qu'on a convenu, tous ensemble, que la première sortie de monsieur le curé, en voiture, serait pour vous faire visite.
—Comment, «tous ensemble»?… De quoi ces personnes se mêlent-elles en parlant de moi; elles n'ont jamais mis les pieds chez moi!
—À qui le dites-vous, madame Planté? Moi qui sais combien elles paieraient cher pour les y mettre!
Félicie:
—Est-ce qu'elles ont prononcé le chiffre?
—Ah! voyons, madame Planté, si vous prenez la chose du mauvais côté, il n'y aura point moyen de s'entendre. Écoutez-moi donc: on a bien du mal à tenir à distance celui qui est décidé à entrer chez vous.
—Sabre de bois! il se peut que des poules mouillées soient incapables de tenir les gens en respect. Mais je vous jure…
—Ne jurez point, madame Planté: on s'en repent toujours après. On dit qu'on fera et qu'on ne fera pas, et puis les choses se font toutes seules et par elles-mêmes. Un jour, vous serez à défendre votre grille, et on viendra vous annoncer que toute la compagnie vous attend au salon.
—Elle m'y attendra!…
—Le temps de faire votre toilette, madame Planté!… Je parie la voiture et le bourriquet, que vous irez leur dire bonjour, quand ça ne serait que pour ne pas faire affront au papa de ce petit jeune homme…
—«Au papa!…» Ah çà! que voulez-vous dire? Je n'ignore pas que Nadaud fréquente ce monde-là, mais je me plais à reconnaître qu'il a toujours eu le tact de ne pas chercher à me l'imposer.
—Madame Planté, je ne mettrais pas ma main au feu que vous ne vous seriez point aperçue de ses manigances!… Sans être ce qu'on appelle «malin, malin», M. Nadaud connaît les affaires; et ce n'est point un homme à ne pas entr'ouvrir les portes ou à ne pas les faire pousser devant lui, plutôt que d'être obligé de les défoncer au jour venu…
—J'en ai assez! dit Félicie, si on vous a payée pour m'apprendre quelque chose, parlez français!
—Allons! madame Planté! voilà-t-il pas que nous serions encore fâchées pour des malentendus! Ce que c'est que de ne point savoir causer: je resterai toute ma vie une bête, faute d'avoir été à l'école!… Mais, puisque vous êtes si curieuse, madame Planté, adressez-vous donc à monsieur le curé. Il en sait plus que moi, là-dessus comme sur autre chose, et puis, au moins, chez ces messieurs prêtres, on est toujours sûr que c'est le Saint-Esprit qui parle par leur bouche.
Nous vîmes vis-à-vis de nous, au tournant d'un massif d'arbres verts, le groupe composé de l'abbé Fombonne, de grand'mère et de ces demoiselles, qui avait fait le tour de la grande pelouse, comme nous, mais en sens inverse. Le premier mouvement des trois femmes fut de rebrousser chemin. Leur figure était décomposée. Monsieur le curé, pour elles, avait dû mettre les pieds dans le plat, cependant qu'on jugeait que Félicie méritait des préparations.
Elle comprit aux visages ce que le discours de madame François avait été impuissant à lui faire entendre.
—Monsieur le curé, dit-elle, vous êtes chargé de m'annoncer une nouvelle qui intéresse vivement la famille; qu'attendez-vous donc?
—Plût au ciel, dit le curé, que j'eusse été trouvé digne de servir d'intermédiaire entre deux maisons que Dieu bénit pour leur bienfaisance! Mon rôle est plus modeste; je m'entretenais simplement avec ces dames d'un projet d'union que tout le pays a fait avant les principaux intéressés, ce qui en montre la convenance… Je suis surpris de l'émotion…
—Qu'est-ce que vous voulez? dit Félicie, nous sommes un peu sensibles, chez nous… L'affection… les souvenirs… le deuil que nous portons…
—Croyez, madame,—dit le prêtre, en étendant les deux mains,—que je respecte profondément…
—Ah! s'écria Félicie, je ne sais vraiment pas ce qu'on respecte aujourd'hui. Je ne parle pas des pauvres morts que l'on remplace comme on fait d'une paire de chaussures! Mais quand je vois les ecclésiastiques eux-mêmes faire cause commune avec des aventuriers sans religion, des gens qui ont peut-être assassiné, volé,—qui vous dit le contraire? avez-vous vu leurs papiers?—des femmes vêtues comme des drôlesses et qui ont des moeurs de maquignons… eh bien! c'est plus fort que moi… mon sang se retourne, et je suis tentée de ne plus croire ni à Dieu ni à diable!…
—Madame Planté! dit le curé, est-il possible que j'entende votre bouche proférer un tel blasphème?…
—Oui! c'est possible! oui, je l'ai dit, et je le répète, et je le répéterai encore! Je ne crois plus à rien! à rien!
—Félicie! Félicie! par grâce, contiens-toi!
—Elle est malade, monsieur le curé!… Il faut être indulgent!
—C'est la surprise, le chagrin. La pauvre femme était si peu préparée à cette nouvelle!…
—Parfaitement! parfaitement! disait le curé.
Grand'mère et ces demoiselles agitaient les bras autour de Félicie, qui voulait parler encore et qui étouffait. Elle porta son mouchoir à ses lèvres; on dut la soutenir.
Monsieur le curé s'essuyait le front, à l'ombre, son chapeau à la main.
Madame François s'accroupit devant moi, me prit les mains et faillit m'appliquer sur la figure ses grands verres de lunettes bleus, qui me rappelèrent tout à coup ces lentilles par où l'on regarde, dans les baraques foraines, des exécutions de criminels célèbres ou des naufrages.
—Et nous, voyons, monsieur le petit jeune homme, qu'est-ce que nous disons de tout ça? Est-ce que nous n'aimerions pas avoir une maman bien fraîche et bien jolie?
Je rougis, sans répondre, et détournai la tête, parce que madame
François exhalait une petite odeur de moisi.
Mais elle tenait à s'informer:
—Ah! c'est peut-être bien aussi que notre tante Planté nous avait découvert une maman à son goût?… Ce n'est pas une bête, notre tante Planté: je parie bien que, du premier coup, elle avait mis la main sur une perle?…
Je dis, avec une assurance à la Fridolin:
—Ce n'était pas non plus ce qu'il fallait; mais, au moins, j'aurais eu une petite soeur pour jouer.
—Voyez-vous ça! dit-elle, à cet âge-là, ça a déjà ses idées sur les personnes!
Le comble de la disgrâce pour Félicie fut de devoir, après sa crise, demander pardon au prêtre:
—Monsieur le curé, j'ai eu la parole un peu vive…
Il fit le geste de l'absoudre.
—Je savais bien, chère madame, que votre nature est foncièrement chrétienne.
—Heu! heu! bougonnait Félicie; on a tant d'occasions de s'indigner!
Il l'exhorta à la patience, à la douceur. Les hommes ne sont-ils pas tous frères, qu'ils proviennent d'un continent ou de l'autre?
—Pourvu qu'ils paient! dit Félicie.
Grand'mère et ces demoiselles se redressèrent. Allait-elle repartir?
Par bonheur, les mots se métamorphosaient dans l'oreille de l'abbé Fombonne, et il n'en percevait que le sens favorable. Il dit qu'en effet l'argent servait à accomplir de belles et grandes choses. C'était trop l'avis de Félicie; nul argument ne pouvait la frapper davantage. Il le vit bien et en usa. Il la prenait en contradiction avec elle-même; mais, comme elle était sincère, elle baissait le ton. Tous deux, fils de la terre, se rapprochaient par leur goût commun de la richesse. Tout à coup, Félicie s'avisa:
—Mais votre créole n'a pas le sou, au milieu de tous ces millions! Vos Américains cherchent à l'écouler sur le continent, comme leur camelotte!… Qui sait?… un laissé pour compte, peut-être bien? Dame! je vous demande si c'est naturel, quand on a roulé sur le pavé des deux mondes, de venir épouser un notaire de province!… Allez! allez!… Ce niais de Nadaud a donné dans le miroir aux allouettes!
X
COUP SUR COUP
Félicie partit un matin, au grand étonnement du pays qui ne croyait point à ce voyage.
—Plus souvent, disait Pidoux, que ma'me Planté irait à Paris dépenser de l'argent!… Pour ce qui est de se faire ôter son mal avec un couteau, c'est trop chanceux!
On avait fait la malle, précipitamment, la veille, au reçu d'un télégramme de Philibert. Les fenêtres étaient ouvertes sur le jardin peuplé d'ombres; les papillons nocturnes heurtaient l'abat-jour, et toutes sortes de petites bêtes ailées venaient mourir au pied de la lampe. Félicie distribuait ses vêtements à Valentine agenouillée devant la caisse de bois noir, et elle inscrivait chaque objet, comme autrefois l'argenterie au bord du puits perdu. Entre temps, elle confiait à sa soeur:
—Mon testament est chez M. Laballue… Comme cela, il n'y aura pas d'indiscrétions.
L'émotion l'étouffait; elle s'épuisait à le dissimuler: de temps en temps, elle allait jusqu'à la fenêtre et s'y penchait, implorant le secours de l'air. Une courte pluie était tombée; la terre avait de l'odeur; des tampons d'ouate s'effilochaient à passer rapidement sous la lune; suspendue à la nuit par un fil invisible, une chauve-souris, petite loque de velours, oscillait lentement et en mesure.
—Madame, venez donc voir où je mets votre linge fin…
Elle tint à emporter une paire de draps.
—Si je n'en reviens pas, vous comprenez, je ne veux pas être ensevelie dans du linge d'hôpital.
Elle recommanda à Fridolin d'avoir bien soin de donner à boire aux abeilles.
—Que je vous dise: si vous voyez que le chèvrefeuille est trop lourd, n'ayez pas peur de tailler à même; il ne s'agit pas de laisser déchausser la muraille!… Ah! pendant que j'y pense, n'oubliez pas que c'est le cerisier près des framboises qu'il faut cueillir le premier.
À huit heures du matin, nous étions tous réunis sous le marronnier des communs, où Fridolin attelait la calèche. Valentine parut, portant des cartons, un panier, un sac, un parapluie, une ombrelle.
Mademoiselle Victoire, humide de rosée, revenait du jardin avec une gerbe de fleurs:
—Mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse de cela?
—Prends donc, prends donc: ça égaie!
On avait le coeur serré, et cela se voyait sur les figures. On ne disait mot, et puis, d'un coup, tout le monde s'élançait à la fois:
—Quel beau temps! c'est encore une chance.
—Oui, mais il ne faut pas se fier à la chaleur; as-tu bien ta couverture?
—Et ta quinine?
—Je parie qu'on n'a pas mis tes pantoufles!
—Tâche d'avoir un coin!
Tout cela n'était que du remplissage; tout cela avait déjà été dit.
Mais le silence faisait peur.
Clarisse accourut en essuyant sa main fraîchement rincée, et elle la tendit à sa maîtresse. Félicie la prit:
—Bonjour, ma fille; portez-vous bien!… Et ne les laissez pas mourir de faim!…
Fridolin, sérieux et droit, la main aux naseaux de la jument, dit d'une voix forte:
—Si madame est bien décidée à prendre le train, ce n'est pas le moment de raconter la trahison de Bazaine!
—Allons! dit Félicie.
Ces demoiselles la baisèrent à grand bruit. L'oncle Planté, timide et bourru, s'approcha.
Félicie vint à son aide:
—On peut bien s'embrasser, une fois dans la vie, dit-elle.
Ils s'embrassèrent, ce qui fit sourire. Mais l'oncle Planté écrasa deux larmes, de ses gros doigts velus.
Grand'mère et moi montâmes dans la voiture, car nous devions aller jusqu'à la gare. Félicie s'installa. Elle jeta un dernier coup d'oeil sur ses bâtiments familiers: l'écurie, l'étable, le toit aux lapins, la boulangerie, le pigeonnier. Elle désigna un pauvre fuchsia au bord d'une fenêtre:
—Faites donc attention! dit-elle, le fuchsia vous tombera sur la tête, un de ces quatre matins!
Elle aperçut, sous le décrottoir, les chaussures à semelles de bois qu'elle avait mises la veille pour sa dernière promenade, et elle dit encore:
—Rentrez donc mes galoches!
Fridolin nous emportait.
On nous apprit, à notre retour, que Pidoux était venu au premier vent du départ de Félicie. Il paraissait très étonné, et, ce voyage ne lui convenant pas, il avait commencé à faire du bruit dans la cuisine.
—Prenez garde, Pidoux! madame pourrait avoir manqué le train!…
Il était retourné chez lui. Il guettait notre rentrée et fut aussitôt que nous à la maison. Sa colère éclata: il ne craignait plus personne.
Il accusait Félicie d'avoir «vendu le pauvre monde» en s'esquivant juste au moment où les affaires de Gruteau empiraient.
—Faudrait pas venir nous dire qu'elle ne l'a pas fait exprès: c'est d'hier que le premier billet Fantin est arrivé protesté à Beaumont!
—C'est un hasard, dit grand'mère; si Félicie l'avait su, elle ne serait pas partie tranquille, quoiqu'elle vous ait répété cent fois que ces affaires ne la regardent pas.
—Elles ne la regardent pas? Eh bien! et vous, êtes-vous ma'me Fantin ou ne l'êtes-vous point?
—Mais, mon pauvre ami!…
—Il n'y a point d'ami!… Je causons affaires!
On dut recourir à l'oncle Planté. Il manquait d'arguments. Il se montra avec son fouet, son chien, ses jurons. Il tonna, fit plus de bruit que le métayer; les aboiements de Mirabeau s'élevèrent sur le tout et le couvrirent. Pidoux repassa la porte, la menace à la bouche.
La cuisinière secouait la tête:
—Il faut que madame soit loin, pour qu'on voie des choses pareilles!…
Mon père arriva à l'improviste. Ce n'était pas son jour. Était-il possible que la tante eût quitté Courance d'une manière si brusque, sans dire adieu? Il n'avait guère été flatté d'apprendre cela par Clérambourg.
—Comment?… par Clérambourg?
—Il sait tout… Si j'avais été prévenu plus tôt, je me serais hâté de faire part à ma tante d'une nouvelle qui doit apporter une certaine modification à ma vie…
Grand'mère le regarda par-dessus ses verres de lunettes:
—Avouez donc que vous accourez vous acquitter de la petite formalité aussitôt que Félicie a les talons dehors…
—Permettez!…
—Vous avez tort de vous effrayer: ma soeur n'est pas un croquemitaine. Si c'est pour sa santé que vous redoutiez l'effet de «la nouvelle», rassurez-vous: elle a essuyé le premier feu. Nous sommes informés.
—Ah!
—Pas par Clérambourg, nous autres, mais par des étrangers aussi…
Cela fait compensation.
Il y eut un petit silence embarrassant. Mademoiselle Adélaïde tricotait; sa soeur se levait presque toujours lorsque la conversation devenait difficile. Grand'mère cousait avec une application feinte, et mordait son fil.
—Ma conduite n'a rien d'incorrect. Somme toute, c'est par égard pour vous qui me représentez le passé, les souvenirs… toujours très chers, très respectés… que j'ai hésité à vous entretenir de… mes projets, tout au moins avant une certaine période de temps révolue…
On le laissa aller.
—Rien ne pressait, d'ailleurs: cela ne se fera pas encore de sitôt. Le bruit public donne une consistance prématurée à des choses lointaines…
Il s'arrêta. À l'ordinaire, il m'eût dit: «Eh bien! gamin?» et il m'eût pris sur son genou. Il n'y songea pas. Il avait l'air de m'annoncer, à moi aussi, «la nouvelle», et, pour la première fois, ma présence le gênait. Ces dames le sentaient bien et je crois qu'elles en éprouvaient un malin plaisir.
Enfin, il se donna du ton:
—J'épouse…, dit-il.
—Si nous sortions? interrompit grand'mère.
On se leva. Le malheureux s'épongea le front avant de franchir le seuil, et il fit au moins vingt pas sur le sable avec sa belle-mère et ses tantes avant de pouvoir ajouter un mot. Grand'mère se retourna pour m'ordonner d'aller jouer. Mais je restai planté là, tout rouge, tout penaud et ayant une grande envie de pleurer à cause de l'embarras atroce où j'avais vu mon père.
M. Laballue vint le mercredi, comme à l'ordinaire; non pas faute d'être averti du départ de Félicie, mais il eût jugé indécent de s'abstenir.
Ces dames furent sans complaisance: elles avaient cessé de le flatter depuis que ses services ne s'imposaient plus. Le dîner et la soirée furent on ne peut plus pénibles. Cependant M. Laballue se montra courageux et galant jusqu'au bout: il fit la lecture à haute voix, comme s'il s'adressait à son amie absente, et coucha. Il eût pu se venger en nous apprenant une mauvaise nouvelle qu'il savait, mais il ne le fit pas; et, le lendemain, il monta en voiture en nous disant:
—À mercredi prochain!
La mauvaise nouvelle nous arriva par le facteur qui parla, vingt minutes durant, avant de toucher à son verre de vin et de remettre le courrier à Valentine. Les souscripteurs de grand'père Fantin, impayés, poursuivaient. Le bruit courait la ville et prenait les proportions d'un scandale.
Fridolin aspira de l'air et dit:
—C'est l'écroulement de la maison!
Valentine nous répéta les paroles du facteur et celles de Fridolin.
Grand'mère s'assit, et sa figure diminua. Ses paupières fléchirent.
Elle sembla avaler quelque chose avec recueillement; mais ce ne fut
pas long. Et elle demanda:
—Il n'y a pas de lettres?
Si, il y avait deux lettres: une de Félicie, une de Philibert.
«Tranquillise-toi, ma bonne vieille, écrivait Philibert, la tante est arrivée, et il n'y a encore rien de cassé. J'ai été la cueillir à la gare, un peu blette, mais plus émue que fatiguée. Je crois bien qu'elle s'attendait à voir nos trois frimousses derrière les employés de l'octroi, et elle pensait avec terreur aux discours de bienvenue qui devraient s'échanger au débotté.—«Non, non, ma tante, nous faisons la fête à nous deux ce soir. Je vous ai retenu une chambre dans un petit hôtel très propre, près de Saint-Sulpice; vous y serez chez vous!» Elle s'est déridée tout de suite; nous avons soupé en tête à tête. Je l'ai laissée dormir, après avoir convenu que nous viendrions lui dire bonjour le lendemain matin.
«Nous voilà, à dix heures tapant, à l'hôtel: elle aura fait la grasse matinée, nous allons la trouver fraîche. «Madame Planté, s'il vous plaît?—Cette dame est sortie depuis huit heures.» Devine où elle était allée? À Notre-Dame-des-Victoires, d'abord, en accomplissement d'un voeu qu'elle avait fait pour le cas où son train la déposerait à Paris sans déraillement; ensuite, et sans perdre de temps, chez les grainetiers du quai. Nous l'attendons. À dix heures vingt, elle débarque, épouvantée des heures de voiture à payer. On l'avertit que nous sommes dans le salon de l'hôtel. On l'entend qui dit: «Mais il faut que j'aille rajuster un peu mon chapeau!» Je me montre: «Mais non, ma tante, allez-vous pas faire des manières!» Je lui prends la main: elle tremblait comme la feuille. Ma femme paraît en disant: «Enfin! enfin!» Je soulève Adrienne. Quand Félicie voit sa figure, elle est subjuguée, comme tout le monde. J'en étais sûr d'avance. Elle bredouille je ne sais quoi. Mais la petite, elle, ne perd pas la tête; elle lui dit: «On vous connaît bien, allez, madame la tante; papa a fait votre portrait et il se cache derrière en contrefaisant votre voix…»
«Félicie dit: «Ah! vraiment… ah! vraiment…—Et moi? dites-moi ce que vous pensez. Est-ce que ça se voit à ma figure que je suis… comme je suis?… Dame! il y a un voyou, une fois, qui m'a appelée la jolie bossue, quand je passais, couchée dans ma voiture! Je ne suis pas mal faite du tout, vous savez! Seulement, pour la force, autant essayer de mettre debout une serviette de table roulée dans son rond. Papa n'a pas voulu que je sorte ce matin avec ma robe neuve…» Et des détails sur celui-ci, sur celui-là; et des interrogations sur les bonnes gens de Courance! et des opinions sur le salon de peinture, sur la démolition des Tuileries, sur la libération du territoire! à mourir de rire. J'en pleurais de joie. Quand je te disais qu'elle est extraordinaire!
«C'est Félicie qui a été intimidée. Elle m'a dit qu'elle ne s'attendait pas à trouver ma femme et ma fille si éveillées, et qu'elles doivent la juger ridicule. Elle croyait Marceline une maritorne. Quant au bagout de la petite, elle en est tuée, littéralement.
«En somme, c'est beaucoup plus que je n'osais espérer, et je me frotte les mains. Je te tiendrai au courant.
«Je t'embrasse, ma chère bonne femme…
«Ton fils,
«PHILIBERT.»
«P.-S.—«Madame la tante», comme dit la petite, viendra dîner chez nous: on va mettre les petits plats dans les grands. Ma pauvre femme sue sang et eau.
«Dis-moi donc: je reçois l'une sur l'autre, deux lettres de mon père qui miaule comme un chat qui a la queue prise dans une porte, et traite son oncle Goislard de vieux grigou. Que se passe-t-il? Je ne comprends pas très bien. À l'entendre, il s'agirait de madame Leduc qui aurait essayé de taper le bonhomme et aurait échoué.—Tant de courroux à cause de sa soeur?
«Mon Dieu! pourvu que ses affaires ne se compliquent pas! Il m'a payé une année d'intérêts d'avance, ce qui me porte à croire que ça marche. Ah! pourquoi, même, après tant de déboires, ne peut-on s'arracher du coeur cette confiance incurable en son père? Cependant, je te jure bien que, si j'avais su l'antipathie de Félicie pour cet achat du moulin, j'aurais gardé mon argent. Il serait peut-être mangé à l'heure qu'il est, mais je préférerais en porter le deuil, plutôt que de me sentir pousser une chair de poule à râper du sucre, quand il me vient à l'idée que Félicie peut découvrir qu'il y a des godets à moi sur la machine élévatoire.
«P…»
HOTEL des SAINTS-GERVAIS ET PROTAIS
3, rue du Cherche-Midi.
«Ma chère Célina,
«J'ai fait un bon voyage et ça ne va pas plus mal. Vous allez recevoir par le chemin de fer trois sacs de chez Vilmorin, l'un de flageolets nains, l'autre de petits pois de Clamart, le troisième de choux-fleurs d'automne. Ils seront adressés en gare à Port-de-Piles; il faudra les aller prendre avec le break, et ce sera une occasion de sortir le petit, qui ne marche pas assez depuis mon départ. Fais-moi le plaisir de dire à Fridolin de me semer cela tout de suite dans les deux plates-bandes libres, à gauche de l'allée d'oseille, et dans le carré qui touche les asperges; les choux-fleurs, le plus près de la pompe.
«Je ne verrai le médecin que demain. Il est nécessaire, paraît-il, que je sois complètement reposée. En attendant, je m'exaspère. Philibert veut que je me promène en voiture; il n'a pas l'air de se douter de ce que ça coûte. Sans compter que, d'après ce qu'il me dit aujourd'hui, l'opération—si elle est inévitable—me reviendra plus cher que l'on n'avait estimé d'abord.
«J'ai vu «le ménage» de près: c'est à faire pitié.
«Ton mari est en correspondance assidue avec son fils. Je ne les avais jamais sus en si bons termes. Philibert parle de la maison Goislard comme s'il y était. Il a une façon de traiter par-dessous la jambe madame Letermillé, qui ne concorde guère avec l'opinion de madame Leduc. Il est vrai que le pauvre garçon rira de tout, jusqu'à sa dernière bouchée de pain.
«Dis à Planté que je lui ai trouvé des guêtres de chasse. Il pourrait bien se donner la peine d'aller demander à Pénilleau le résultat de son marché de mardi, à Beaumont.
«Il faut que le petit sache au moins jusqu'à Philippe le Bel à mon retour, et le bassin de la Loire tout entier.
«Allons, souhaite le bonjour autour de toi; je ne puis penser à tout, mais reporte-toi aux recommandations que je t'ai mises avant de partir sur un morceau de papier.
«Ta soeur affectionnée,
«FÉLICIE Fe PLANTÉ.»
Dans l'après-midi, nous vîmes revenir mon père, cette fois-ci homme d'affaires.
—Ah çà! dit-il, mais cela va très mal; je viens d'apprendre par
Clérambourg…
—Clérambourg!… Clérambourg!… dit grand'mère, si c'est Clérambourg qui conseille les gens du pays, il leur en fait faire de belles!
—Je vous affirme, au contraire, qu'il s'est épuisé à empêcher l'exécution… Il comptait si bien y réussir qu'il ne m'avait pas averti des menaces.
—Oui, oui; tout cela, c'est du joli. Et si Félicie apprend ce qui se passe?… Et, en somme, que se passe-t-il? Moi, je ne connais rien aux affaires.
—Les créanciers ont obtenu hypothèque sur Gruteau, ils provoquent la mise en vente. J'ai vu le rouleau d'affiches.
—Eh bien! ils vendront, ils se paieront; et puis après?
—Après? mais il y aura les autres, ceux qui ont fait signer des effets à un an, à deux ans, et que le prix de la vente judiciaire ne saurait suffire à désintéresser.
—Eh bien! ceux-là, dites-moi,—n'entrez pas dans vos explications, je n'y comprends goutte,—ceux-là, qu'est-ce qu'ils peuvent contre mon mari?
—Mon Dieu!… votre mari est insolvable.
—Alors? alors?…
Il écarta les bras et les laissa retomber au long du corps en signe de néant.
—Vous êtes sûr qu'ils ne peuvent rien?…
Elle fit le geste d'appréhender son interlocuteur au gilet. Une seule chose effrayait la malheureuse femme, à l'épreuve des désastres de fortune: la terrible contrainte par corps.
Le notaire secoua la tête:
—Non, non! dit-il,… abolie.
Elle respira.
Mon père la regardait, comme une enfant, étonné de sa simplicité et de son ignorance, quoiqu'il la connût bien. Il reprit:
—Il reste toutefois un petit point noir: c'est la solidarité morale de la famille. Il est disgracieux…
—Oh! oh!—interrompit-elle,—après les services qu'il a rendus à son vieil oncle Goislard, il est en droit d'escompter une avance.
—Une avance?
—Sur l'héritage. Voyons, entre nous, le bonhomme a quatre-vingts ans sonnés!… Non, non! ce qui m'inquiète, c'est Félicie… La voyez-vous entre les mains des médecins, à Paris, apprenant cela et s'exagérant les choses?
Mon père répéta: «S'exagérant les choses…» Il marchait en tortillant ses favoris. Il dit:
—C'est agaçant, c'est agaçant!… tout cela tombe bien mal à propos.
Nous descendions l'allée des ormes. Une pelouse, plantée de pommiers, s'étalait à notre gauche jusqu'au mur, où l'on voyait l'oncle Planté, sur une échelle, semant des culs de bouteilles pour éloigner les maraudeurs. Mirabeau, qui était couché non loin de son maître, bondit au roulement d'un véhicule. Il distinguait, au bruit, les voitures devant entrer par la grille, et les carrioles de fermiers ou de fournisseurs, qui suivaient, derrière le mur, le chemin des communs. Il attendit, le poil en brosse. Cela arrivait à fond de train: c'était le boucher.
On vit le sommet de la casquette qui courait comme un rat sur la crête du mur; mais quelque chose de luisant lui était accolé. Au premier saut hors de l'ornière, on reconnut un chapeau haut de forme.
—Une visite!
Au même moment, l'oncle Planté descendait de son échelle, et il restait là, tout benêt, les bras en manche de veste.
Un second cahot; nous fîmes tous:
—Ah! mon Dieu!
Une face large, rayonnante et rose, un saint sacrement dans une gloire de favoris blancs; des yeux qui s'amincirent comme ceux d'un enfant qui fait une espièglerie; une bouche en croissant, et une voix de fausset qui lança:
—Coucou!
—Casimir!… soupira grand'mère.
—Coucou! répétait Casimir, secoué par l'allure endiablée de la voiture.
La tête plongeait ou se relevait, tel un canot que la mer agite, au gré de la profondeur inégale des ornières. Elle sombra derrière les pommiers. Une étroite éclaircie nous la rendit, à cinquante pas de nous…
—Coucou!
L'oncle Planté nous rejoignait. Il regardait sa belle-soeur et mon père, l'air stupide. Ils ne valaient pas mieux.
Grand'mère dit:
—Heureusement que Félicie n'est pas là!
On sonnait à la porte. Sous le marronnier, grand-père Fantin s'avança. Il portait, comme un nourrisson sur le bras, les trois sacs de graines: choux-fleurs, flageolets nains, petits pois de Clamart. Il fit, de sa main libre, un salut à la mousquetaire, envoya ses yeux de côté, et dit:
—C'est moi… Voilà tout ce que j'ai trouvé à la gare.
Il embrassa sa femme en bégayant des phrases sentimentales. Le faible oncle Planté lui donna la main et dit:
—Vous pouvez vous flatter d'avoir de la chance! Félicie vous aurait mal reçu.
—Comment! ce que me disait mon conducteur serait vrai? Félicie n'est pas ici?
Chacun fit non.
—Je m'explique pourquoi je n'ai trouvé personne à la descente du train: vous n'avez pas reçu ma lettre?
—Quelle lettre?
—J'ai écrit à Félicie hier, pour lui demander l'hospitalité, vu l'urgence…
—Seigneur Jésus! s'écria grand'mère, elle aura reçu cela à Paris! Tu l'as tuée, malheureux, tu l'as tuée!
—Encore! dit Casimir,—se souvenant des «Félicie en mourra» dont on l'avait abreuvé.
Mon père tourmentait sa barbe.
—Voyons! fit-il, tout n'est peut-être pas perdu. Je remonte en voiture et cours à la poste de Beaumont: il est possible qu'on n'ait pas encore réexpédié la lettre. Je dirai que madame Planté est de retour.
—Courez! courez! dit grand'mère; et faites-nous rapporter la nouvelle; vous nous sauvez la vie!
Grand-père Fantin ne s'inquiétait point. Il donna à entendre qu'il avait l'estomac creux. Et il glissait des gauloiseries à mesdemoiselles Victoire et Adélaïde, qui se bousculaient pour le servir et murmuraient: «Quel homme!… quel drôle de corps!…»
Il se faisait fort d'arrêter les poursuites par le seul fait de sa présence chez Félicie.
—C'est ce que j'exposais dans ma lettre à cette chère amie, dit-il! «Le malheur est venu de ce que vous m'avez fermé votre porte; il cessera du jour où j'en aurai repassé le seuil. Question de sympathie à part, c'est une affaire que je vous propose, un mariage de raison, si vous aimez mieux. Vous souffrirez de la persécution de mes ennemis plus que d'une alliance avec moi, et notre alliance étouffera la persécution.»
Ces demoiselles pensaient que cela était très bien dit, mais n'y comprenaient rien du tout; grand'mère pas davantage.
—En somme, qu'est-ce que je demande à Félicie? une seule chose: qu'elle m'abrite sous son toit.
—Autrement dit: à son auberge!—osa lancer l'oncle Planté.
On changea de conversation. Comment allait l'oncle Goislard? et madame
Leduc? et cette petite madame Letermillé? et mademoiselle Bringuet?
—Laissons cela! dit-il, j'ai soif d'air pur!
—Hein?
On s'écarta. Qu'allait-on apprendre encore?
—Je m'en doutais, fit grand'mère, il y a eu là-bas du grabuge…
—Tu ne te doutais de rien, dit Casimir.
Il avalait de grandes cuillerées d'oeufs au lait.
—Parle, lui dit sa femme.
—De grâce! que l'on me permette de souffler…
On l'installa provisoirement. Il devait mettre en ordre une correspondance volumineuse. Placé «au centre de ses opérations»,—la plupart de ses créanciers étaient du pays,—il s'agissait de faire face aux difficultés. Il écrivit jusqu'à l'heure du dîner.
On était sur les épines, parce qu'aucune nouvelle n'arrivait du bureau de poste. On supputait l'heure des levées, le départ de Langeais, l'arrivée à Beaumont, la réexpédition directe sur Paris. Une diligence était chargée du service postal à Beaumont. À la rigueur, on retrouverait peut-être la lettre à la station du chemin de fer, mais les employés la livreraient-ils? Par bonheur, grand-père nous étourdit avec ses histoires, même anciennes. Les repas étaient ordinairement si mornes qu'on lui sut presque gré d'être là. Et il captivait, parce qu'on attendait toujours l'explication de ses paroles mystérieuses.
Vers la fin du dîner, Mirabeau aboya. On eut un petit coup au coeur. On allait savoir si Félicie avait ou non reçu la lettre: l'annonce des événements, de la présence de Casimir à sa table.
On entendit tinter la sonnette de la cour. Puis, plus rien. Le chien avait fui et n'aboyait plus. Grand'mère se leva à demi; sa chaise nous parut produire un grand bruit. Tous ensemble firent:
—Chut!…
Puis quelqu'un dit:
—Écoutez!
—Ce n'est rien.
—Mais si!
—Chut!…
Tout à coup, des chaises déplacées vivement dans la cuisine; une porte intérieure qui grince, mais pas une voix. Enfin, des pas précipités, la porte ouverte brusquement, et Clarisse, sans lumière, effarée, qui hurle comme si elle avait vu la mort:
—Madame!
Et elle s'efface. On voit s'avancer dans l'ombre la face d'ivoire de
Félicie.
Grand'mère et ces demoiselles se signent, croient à une apparition, à la fin du monde.
D'instinct, chacun s'est mis debout.
L'exaltation et la colère rendent la figure de Félicie véritablement surhumaine.
Le premier mot qui sort de sa bouche:
—Allez-vous-en!
Cela s'adresse à Casimir. Il salue; il agite sa serviette; on l'entend murmurer:
—Mais, ma bonne!…
—Allez-vous-en!
Félicie se rapproche de lui. Elle tient à la main son parapluie et son ombrelle; elle les élève sur lui;
—Allez-vous-en!
Grand'mère, toute blême, les yeux chavirés soudain dans deux grands trous bistrés, prend son mari par la manche:
—Retire-toi, un instant, dit-elle; on s'expliquera plus tard: elle est si malade!
Il sort, en disant:
—Je vais prendre un peu l'air.
Alors, Félicie s'assied; elle allonge sur la nappe sa main encore gantée. Dans le cadre noir de la capote nouée sous le menton, sa tête semble rognée, grattée, réduite aux dimensions d'une bille de billard. Le crâne pousse la peau du front en avant, la tend, à craquer; les tempes sont vidées; les joues sont flasques comme du linge de lessive; les yeux—ce qui n'échappe à personne—ont perdu leur éclat. Une pitié insurmontable nous saisit; on surprend dans les gorges le petit ronflement étouffé qui annonce la montée des larmes.
C'est elle qui parle la première:
—Le petit n'a pas été malade?
—Mais non, mais non!… Et toi, ta santé?… Comment se fait-il?…
—Moi? Je suis condamnée, je viens mourir dans mon lit.
Tous protestent. Ils mentent d'un même élan. Elle reprend:
—J'ai vu le médecin. Opération urgente. Tout était prêt. Ce matin, j'ai reçu par la poste une affiche de mise en vente. J'ai pris le train.
—Une affiche!… C'est donc cela!…
—Philibert était là; il a fait des yeux blancs. Il a dit: «Mes vingt mille francs sont f…!» Ça lui a échappé.
—Le pauvre garçon avait cela sur le coeur! Il a failli te l'avouer cent fois.
—C'est un crétin. Il s'est fait voler; c'est bien fait.
On entend des soupirs, des mains croisées comme pour invoquer Dieu, qui retombent sur la table. C'est le râle des espérances nées le mois dernier aussi soudainement qu'elles meurent en ce moment même: le relèvement de la santé de Félicie, la rentrée en grâce de Philibert. Quel est l'assassin? Casimir.
Et c'est pour Casimir qu'on implore.
Dans le jardin, il a allumé un cigare; et la petite rondelle de braise ardente passe et repasse sur un fond d'ombre et d'étoiles. Quelles catastrophes nouvelles prépare son génie? En attendant, il faut obtenir pour lui la permission de ne pas coucher dehors.
Il coucha dedans, et fit mieux.
Mon père arriva à bride abattue, ayant à demi crevé son cheval, ouvert lui-même la grille. Il arrêta sa voiture devant la maison et cria:
—J'ai la lettre!
On se regarda. Il descendit, entra, l'enveloppe à la main. Il vit
Félicie. Son bras s'abattit, et il fit malgré lui:
—Sacrebleu!
On dut tout expliquer à Félicie. Elle lut la lettre de Casimir et sa colère redoubla:
—Il ne passera pas la nuit chez moi! dit-elle. Puisque Nadaud est là, il va l'emmener avec lui à Beaumont. Il y a un hôtel pour les voyageurs.
Alors commença l'oeuvre de charité de grand'mère et de ces demoiselles. Toutes les raisons de sentiment furent épuisées. Mon père y ajouta quelques considérations plus positives: il craignait surtout le scandale qui résulterait de cette expulsion d'un homme, somme toute malheureux. Félicie demeurait inflexible. Enfin, on osa faire allusion au motif invoqué par Casimir lui-même dans la lettre dont la lecture avait été si fâcheuse. Et ce fut cet argument qui porta. Félicie posa l'index sur son front, réfléchit et dit:
—Quant à l'abriter sous mon toit, jamais de la vie! Mais, qu'il ait l'air d'être mon hôte, provisoirement; si cela peut aboutir à une transaction avec les créanciers, j'aurais tort de m'y refuser. Il est bien convenu, une fois pour toutes, que je ne m'engage à rien.
Elle était excédée. Sa tête penchait en avant, ce que nous n'avions jamais encore remarqué. Elle avait essayé en vain de prendre un potage. Elle dit qu'elle se sentait la gorge nouée avec une corde de la grosseur du petit doigt.
Grand'mère la pria, en désignant l'homme au cigare dans l'ombre du jardin:
—Permets-lui d'achever son dîner!
Et elle alla le chercher.
Il n'était point troublé, et dit, en entrant, qu'il faisait un temps superbe. On parla de la saison qui s'annonçait chaude. Les pluies manquaient à Langeais. Si on l'eût écouté, rien n'était plus aisé que d'aménager une prise d'eau dans la Loire même; mais non! Et Cadoudal tarissait les pompes! Ces idées potagères lui remirent en mémoire les trois petits sacs de graines trouvés à la gare.
—Alors, dit Félicie, c'est vous qui les avez apportés?
Elle lui avait adressé la parole!
Quand elle sut qu'il avait parcouru à pied, les petits sacs et sa valise à bout de bras, la route de Port-de-Piles jusqu'à la rencontre fortuite du boucher, elle dut le remercier. En plein désastre, il bénéficiait de tout. C'était l'histoire de sa vie entière qui se poursuivait, identique.
Il se fit conduire le lendemain à Beaumont, dans le break de la maison; il vit son notaire, ses créanciers; parla, promit, jura, se montra surtout, et montra davantage encore la voiture de madame Planté et Fridolin. En trois journées de démarches, sa faconde, sa mine épanouie et l'adresse qu'il laissait à chacun: «Casimir Fantin, à Courance», avaient conjuré le danger immédiat. On le voyait arriver, le soir, en triomphateur. L'intérêt de ses récits était en proportion des craintes que l'on avait éprouvées, et on finissait par accorder du mérite au moindre pas qu'il faisait pour se tirer de l'abîme. Mieux que cela: ce genre de préoccupation détournait Félicie de l'obsession de sa maladie,—danger désormais le plus redoutable, car elle se frappait,—et voilà qu'on en savait gré à Casimir.
Cependant, Félicie fit observer qu'à Langeais on paraissait se soucier médiocrement de l'absent: point de nouvelles.
—Peuh! faisait Casimir.
—Mais enfin! dit Félicie, tout votre espoir de salut gît là-bas?
—Hu-hu!…
—Quoi?
—Je dis: Hu-hu!…
—Et moi, je ne comprends pas ce que cela signifie.
—Eh bien! puisque le sort en est jeté, je vais vous conter la chose en deux mots.
La famille était assise à l'ombre des noisetiers, sur des chaises de jardin.
—D'abord, dit-il, c'est la faute de ma soeur. Depuis un an et plus, madame Leduc ébranlait la maison Goislard de ses jérémiades. Entre nous soit dit, c'est une femme à la côte… Que voulez-vous que j'y fasse? Que vouliez-vous qu'y fît le bonhomme Goislard? Chantepie est un trou, un précipice; sa fortune entière y eût sombré. Il opposait la sourde oreille. On parla plus fort: un jour, il montra qu'il entendait… ne pas souscrire un maravédis. Madame Leduc fut parfaite: elle avait entrepris la conversion religieuse de l'ingrat vieillard; elle la poursuivit avec une patience angélique. On avait obtenu les pratiques extérieures du culte; les liens spirituels se resserrèrent progressivement: le curé dînait trois fois la semaine. On passa aux sacrements: pour Pâques, l'oncle Goislard se confessa. Alors, le curé parla en faveur de madame Leduc. L'oncle appela son notaire, s'enferma avec lui, et, le soir, au dessert, confia au prêtre que sa fortune, jusqu'au dernier liard, était placée en viager.
—C'était une plaisanterie, dit Félicie.
—C'était la pure vérité, dit Casimir.
—Mais, malheureux! qu'allez-vous manger?
Il se leva, prit le dossier de la chaise de rotin, la balança, en regardant le ciel, et il dit:
—«Aux petits des oiseaux, il donne la pâture…»
Ces dames le contemplaient. À la stupéfaction de leur regard, il se mêlait une sorte de respect pour le don merveilleux d'insouciance qu'avait reçu cet homme.
—Enfin, soupira Félicie, il vous reste que le bonhomme est taillé pour gagner la centaine: tant qu'il vivra, vous aurez toujours le couvert…
—Certainement, dit Casimir, certainement!…
On s'en tint là pour cette journée.
Enfin une lettre de madame Leduc arriva. Félicie fit un soubresaut en déchiffrant le timbre.
—Tiens, dit-elle à Casimir, votre soeur est donc à Langeais?
—Mais oui.
—Ah!
Langeais, ce 19 juin.
«CHÈRE FÉLICIE,
«Grâce à Dieu, voici enfin une minute de loisir, et je ne saurais la mieux employer qu'à vous donner une marque nouvelle de ma toujours fidèle et bien affectueuse sympathie. Comment va votre chancelante santé? Vous savez comme elle m'est précieuse. Ah! n'étaient de plus impérieux devoirs, combien volontiers j'eusse été m'en informer moi-même, aux côtés de mon frère courbé sous les épreuves! La Providence en a décidé autrement; elle nous dicte notre conduite à chacun. Soyons les serviteurs aveugles des grandes causes. Obéissons sans murmures!
«J'ai à vous informer d'une petite révolution que j'ai accomplie ici, ou mieux, et pour éviter l'emploi de ce mot démagogique, d'une mesure de salubrité indispensable à la dignité d'une maison rendue sacrée, j'oserai le dire, par la présence d'un vieillard vénérable et qui se prépare à la mort.
«Je ne doute pas que notre chère Célina—qui a été à même de juger de visu—ne vous ait parlé d'une certaine Bringuet, intrigante de profession, sans pudeur comme sans foi, et remplissant, près de notre excellent oncle, les fonctions de gouvernante. Cette créature éhontée, placée entre deux hommes, l'un affaibli par l'âge, et l'autre dont nous connaissons, hélas! le caractère débile, était parvenue—par quels moyens, grand Dieu! je lui fais la charité de ne point les examiner!—à posséder la haute main sur l'ensemble des affaires de la maison. Relations, fournisseurs, maniement de la fortune mobilière, tout y passait. Résultats: un coulage désastreux, la ruine à bref délai et, très probablement, la constitution d'un formidable magot dans le bas de la demoiselle. Combien de fois ai-je dit à Casimir: «Mon ami, ouvre l'oeil!» Casimir haussait les épaules, objectait l'ordre apparent, la santé du vieil oncle, le danger de rompre ses habitudes. Bref, un homme pieds et poings liés à cette sirène d'eaux ménagères! Pour elle, pas plus de secrets que pour l'oreiller; les embarras du moulin étaient sa chose. «Casimir, Casimir! cette fille te trahira!…» Il me riait au nez. On méprisait mes avis; et qu'arrivait-il? Il arrivait que le ver, poursuivant son oeuvre souterraine, rongeait pour jamais, par sa base, l'espoir de mon imprudent et coupable frère. Au prix de quelle stipulation ténébreuse la domestique a-t-elle exécuté sur la fortune de son maître ce tour de passe-passe qui l'a fait disparaître à la bouche même de l'affamé? Je l'ignore. Mais le tour a été joué. Il n'était que temps. Le bruit du moulin de Gruteau devenait sinistre. Casimir dormait sur les deux oreilles. Mademoiselle Bringuet devait rire en chantonnant: «Meunier, tu dors…» Quand il s'éveilla pour frapper à la caisse, M. Goislard n'avait plus, à lui appartenant, que ses hardes et ses béquilles.
«Mince événement, chère amie, quand on le compare à notre salut! Casimir a eu bien tort de s'en fâcher et de bouder, et surtout de récriminer tout haut, de façon à s'attirer de son oncle l'algarade après laquelle il aura beaucoup de mal à rentrer en grâce, que dis-je? à remettre les pieds à la maison!
«Dieu merci, je suis là. Par ma présence continue, par des soins éclairés, une femme peut beaucoup obtenir; et la religion, que le cher vieillard embrasse, enseigne l'indulgence et le pardon. Donc, espoir, mais patience! Il faut d'abord laisser se cicatriser la blessure causée par l'exécution de mademoiselle Bringuet.
«Car c'est fait. Et me voici dans la place. La tâche sera ingrate, mais le contentement de la conscience et les joies du coeur sont le vrai, le seul paiement des sacrifices.
«Ma brave et charmante amie madame Letermillé m'a secondée dans l'aride besogne. Je l'aurai souvent, je l'espère; sa grâce et sa beauté dérident le maître de la maison; les jeux de l'enfant avec la soubrette le rajeunissent. Il est convenu que mes enfants et petits-enfants viendront passer les vacances. Inutile d'ajouter que notre voeu le plus cher serait de vous voir vous joindre à eux. Nous donnerons des dîners et nous recevrons, comme du temps de Casimir. Je ne veux modifier en rien les habitudes de notre vieux parent bien-aimé. Puisse le ciel prolonger de longues années sa vie désormais édifiante, et la vôtre, chère Félicie! Je ne lui demande point d'autre récompense.
«Recevez, chère Félicie, etc.
«VVE LEDUC.»
C'était vers la fin du déjeuner. Le Cupidon était assis sur la pointe des deux aiguilles et visait, de sa petite flèche d'or, la photographie aux beaux yeux paisibles. Les stores baissés, de leurs mille raies de lumière et d'ombre, nous composaient l'atmosphère exquise des intérieurs d'été. On entendait sur le toit du pignon pointu le roucoulement des pigeons et, de plus loin, le chant des poules pondeuses, et, de presque partout, cette douce sonorité bienheureuse des choses qui chauffent au soleil. Au bord des tasses à café, les mouches, la tête en bas, pompaient la fine mousse blonde; d'autres, rappelant de vieilles dames aux voiles de crêpe, pénétraient dans le sucrier blanc, comme dans une église neuve, et, là dedans, trafiquaient, se bousculaient, se chevauchaient, parfois expulsaient l'une d'elles tout à coup, pour quelque mystérieux scandale dont les commentaires faisaient bruire les parois de porcelaine.
Félicie lut la lettre sans donner aucun signe d'étonnement, d'indignation ou de douleur. On voyait, au travers des lunettes, la chair grossie des paupières immobiles; seul, un coin de la lèvre supérieure, à droite, battait, comme un pouls. Elle passa le papier bordé d'un mince filet noir à sa soeur, qui le passa à mademoiselle Adélaïde, et ainsi de suite. Quand chacun en eut pris connaissance, Félicie le jeta à Casimir.
On se leva. Pas une parole n'avait été prononcée; aucune ne le fut, sinon celle-ci, lorsque Casimir voulut ouvrir la bouche:
—Taisez-vous.
Et Félicie, en le regardant, quoiqu'elle fût de sa taille, semblait le regarder tout petit et par terre. Elle ne pouvait plus désormais éprouver de colère contre lui: il était garanti par l'excès même de sa sottise et de sa misère.
Pour tout autre que Casimir, c'était le moment de s'écrier: «Je suis sauvé!» Mais il n'avait ni malice, ni esprit de calcul. Il se confiait simplement à sa destinée qui n'avait jamais failli à le rasseoir en bonne place, aussitôt touché le fond du gouffre. Tel était l'élan communiqué par le coup de pied reçu à Langeais, que l'expulsé défonçait la porte d'entrée de Courance. Un toit valait l'autre.
XI
«ENTREZ! ENTREZ!… TANT QU'IL Y AURA DU PAIN DANS LA HUCHE…»
La résignation de Félicie nous effraya plus que sa colère.
Elle jouait aux cartes avec Casimir!
Ils étaient assis l'un vis-à-vis de l'autre, à une petite table ovale; le matin, l'après-midi, le soir, tous les jours de la semaine hormis celui où venait M. Laballue. Les termes du bésigue et du piquet s'élevaient seuls dans le salon d'utrecht, avec les gazouillements des jetons d'ivoire. Grand'mère et ces demoiselles osaient à peine regarder les deux partenaires, et tremblaient.
On était presque plus à l'aise quand la douleur physique faisait crier Félicie. Alors, elle jetait les cartes et allait se tordre sur le canapé. On avait descendu le paravent, malgré l'été; elle dissimulait sa torture derrière les images grotesques, et elle se piquait à la morphine. On entendait s'amollir sa plainte, et ses soupirs se régulariser et décroître, puis se relever en un souffle de bien-être ou d'extase. Et elle reprenait le jeu qui lui trompait l'attente de la mort.
Il n'était plus question de rien. Il semblait que la vie morale nous manquât totalement. Ce qui eût, autrefois, retourné la maison, ne parvenait pas à soulever une onde sur l'accalmie plus inquiétante, à vrai dire, que la tempête.
Un jour, l'oncle Planté surprit Casimir qui pinçait Valentine, dans le corridor. Il jura si fort que tout le monde accourut, même Félicie; et l'on comprit. Personne ne dit mot. L'oncle lui-même se tut.
On laissait parler Casimir à table; on lui permettait de prendre la voiture pour aller au moulin ou chez son notaire. Un de ses créanciers sonna, un matin. Il le reçut sous les noisetiers. De son fauteuil, Félicie apercevait les deux hommes qui discutaient.
—Quand le ciel croulerait, soupirait-elle, qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse?
—Félicie! voyons, tu ne dis pas ce que tu penses!
—Moi? Ah bien! je vous prie de vous imaginer qu'à mon âge les illusions sont tombées! Je l'ai déjà répété cent fois: je ne crois plus à rien de rien.
Elle n'avait pas mis le pied hors des murs, depuis son retour de Paris. Ses jambes la trahissaient; à cause de ses crises fréquentes, elle redoutait même une sortie en voiture. Adieu les tournées dans les fermes, les promenades sous les noyers, les haltes sous les vieux sapins ou au dolmen! Elle pouvait marcher jusqu'aux abeilles, et revenir. C'est là qu'elle allait volontiers:
—Bonjour, leur disait-elle, vous me reconnaissez donc encore? Allons, travaillez bien… Et puis, ne vous étonnez pas trop si vous ne me voyez plus.
Quel regard, lorsque, penchée sur la canne fourchue, elle considérait l'allée fuyant au fond du jardin, sous les lilas, où il fallait s'abstenir de risquer un pas de plus, sous peine de se faire traîner pour revenir, comme une bourrée de bois mort!
—Écoute, mon petit, écoute!
Elle entendait la pluie que répandaient les arrosoirs de Fridolin, et en même temps le bruit d'une bêche:
—Va voir, mon petit, si c'est ton oncle Planté qui bine les poiriers.
J'espère bien qu'ils ne m'ont pas pris encore un homme de journée…
Elle prétendait ne plus croire à rien!
Un des secrets tourments de ces dames était de n'avoir pas su contraindre la malade à retourner à Paris. Peut-être eût-il été encore temps de l'opérer, bien que le chirurgien eût déclaré la chose urgente: «Quand on pense qu'à l'heure qu'il est, Félicie serait sauvée!…» Une lettre alarmée arriva de Paris. La croissance d'Adrienne nécessitait une opération nouvelle: «Oh! un rien! Mais, avec ces satanées histoires-là, est-on jamais parfaitement tranquille? Et les frais, grand Dieu!…» Deux jours après, une dépêche: «Ange succombé dans nos bras. Fous de douleur.» Cette fois-ci, Milwaukee avait échoué.
—Vous voyez ce que c'est! dit Félicie. Mourir pour mourir, autant s'en aller à son heure.
Elle envoya des secours à Paris et oublia, dans sa lettre, son dernier ressentiment contre Philibert. Le malheureux écrivit des pages éperdues, à donner des inquiétudes pour sa raison. On l'invita à venir se remettre à Courance. Il télégraphia: «Avec ma femme?» Félicie fit répondre: «Avec ta femme.» Ils arrivèrent. Leur chagrin était indescriptible, leur détresse complète. Le tableau du Salon, vendu trois cents francs au brocanteur, pour les honoraires du médecin; les études, la dernière pochade, pour les frais de l'église. Au moins, la petite chérie avait eu un enterrement convenable; quant au monument, on verrait plus tard.
Philibert et sa femme furent installés au premier étage de la maison neuve. Marceline était une femme commune, que la timidité, la peine, et aussi l'ivresse de se voir à Courance, excitaient à parler beaucoup, de tout, sans cesse, à tort et à travers. On ne pensa presque pas à s'en choquer; pas plus qu'on ne songea qu'on s'était battu, une année entière, à propos de l'admission de cette femme à la maison. On n'en était plus à faire la petite bouche.
Félicie avait adopté quelques phrases qu'elle répétait: «Quand le ciel croulerait…» «Entrez! entrez…! tant qu'il y aura du pain dans la huche…», allusion à l'hébergement forcé de Casimir, du ménage parisien, de la future famille de mon père. Lorsqu'elle causait toute seule avec M. Laballue, elle parlait souvent de «faire la part du feu».
Mon père annonça que son mariage était fixé au 1er septembre.
—C'est un excellent moment, dit Félicie, pour le voyage de noces.
—Oh! nous n'irons pas loin. Comme la cérémonie doit avoir lieu à
Paris, nous nous contenterons d'y séjourner un peu.
—À Paris?
—M. Pope, oncle et tuteur, a conservé son domicile légal à Paris. Je préfère, d'ailleurs, à tous égards…
—Parfaitement! parfaitement!
Après mille précautions oratoires, il demanda la permission de présenter sa fiancée. Félicie jeta un: «Ma maison est ouverte!» qui lui coupa la respiration.
Ces manifestations de libéralisme affecté faisaient courir des frissons sur les épaules. L'intransigeance de jadis nous eût paru bien préférable.
Mon père tournait son chapeau, comme un paysan. Il hésitait; il balbutia:
—Mais… c'est que…
Elle vint à son aide:
—C'est qu'elle ne peut pas venir toute seule?… Que les Pope l'amènent! Entrez! entrez!…
La veille du jour fixé pour la visite, Félicie commanda d'ouvrir le grand salon, et Fridolin parut, les bras en croix, entre les persiennes repliées. La mine de ce serviteur dévoué s'effondrait en même temps que la figure altière de Courance. Il avait vieilli plus que Félicie. Il prononçait à tout propos des jugements sombres. Il aspira l'air par sa brèche, et dit:
—Il me semble que je livre les fortifications de la ville de Metz.
—Plaît-il? dit Valentine qui battait déjà les meubles.
—Suffit, jeunesse!
Malgré le mal que l'on se donnait pour être calme, la prochaine entrée des Pope à Courance causait de violentes palpitations. Grand'mère me prit par la main et me mena devant la photographie:
—Mon enfant, te rappelles-tu ta maman?
—Oui.
—Eh bien! mets-toi cela dans la tête: quoi qu'il arrive, et quoi qu'on te dise, tu n'auras jamais qu'une maman; c'est celle-là. Il n'y en a pas de meilleure ni de plus belle. C'était une sainte; elle est au ciel; elle te voit. Allons! promets-lui que tu l'aimeras toujours.
Je joignis les mains et je dis:
—N'aie pas peur, maman; l'autre, c'est bon pour papa, mais moi…
—Ce n'est pas comme cela qu'il fallait t'exprimer, dit grand'mère, mais enfin, c'est bien. Allons, tiens-toi propre, et sois poli quand on t'embrassera.
Ce fut vers quatre heures que fut signalé le roulement de la voiture. Valentine courut à la grille, pour être bien sûre, et elle remonta l'allée en hurlant:
—V'là les Pope! V'là les Pope!
Chaque pas du cheval trottant sous les ormes nous heurtait la poitrine. Au sortir de l'allée, on reconnut la victoria de mon père. À côté de lui: du rouge et des cheveux noirs. Point de Pope.
La voiture, évitant les communs, vint par l'esplanade sablée, et s'arrêta devant le perron. Mon père sauta, mais un peu tard pour présenter la main, et la robe rouge, prise au marchepied, découvrit une jambe, fine et longue, jusqu'au genou.
Nous vîmes cela du petit salon. Quelqu'un fit: «Aïe! aïe!» comme lorsqu'on est piqué d'une aiguille, et une grimace passa sur les visages.
—C'est heureux, dit grand'mère, que le marchepied ne soit pas plus haut!
Mon père monta le perron, ému, pâle comme son gilet.
Les Pope avaient dû partir pour Paris, en vue des préparatifs urgents. Mademoiselle les rejoindrait sous peu; elle s'était soumise à un désir d'escapade, d'une incorrection!…
—Un enlèvement! dit-il.
Les lèvres murmuraient:
—Charmant! charmant!
On fut tout de suite sans façons. On m'embrassa, avec force compliments. C'était la deuxième femme, pour moi, qui sentît si bon. Le salon fut promptement imprégné de son parfum. Elle avait des cheveux luisants, épais, bouillonnants, débordants; des yeux deux fois plus grands que les nôtres; un petit front; une bouche tout en dehors, étroite, écarlate. Quand elle souriait, ses dents étaient plus claires que le jour.
Elle avait un brimborion d'accent étranger, un rien, une résonance ancienne demeurée à la voûte du palais, une musique entendue d'au delà de l'eau. C'est elle qui parlait le plus, car elle était le moins embarrassée. Évidemment, on lui trouvait «mauvais genre», mais le trouble qu'elle répandait par son étrangeté nous gagnait. Je ne voulais plus m'en aller de ses jupes; je la respirais de toutes mes forces; je me laissais asseoir sur ses genoux, et, quand elle me pressait, je restais le nez contre son corsage. En m'embrassant, elle me causait un plaisir extraordinaire.
Mon père triomphait, et les couleurs lui revenaient, quoiqu'il eût un regard d'homme ivre. Les pauvres figures de ces dames faisaient peine à voir.
On se leva pour passer à la salle à manger, où des rafraîchissements étaient préparés. On s'étonnait que la créole fût si peu prodigue de détails sur la Nouvelle-Orléans. Car on se la figurait élevée au milieu des rizières, des nègres, des serpents boas. Elle avait vécu vingt-deux ans à Paris.
—Cela ne me rajeunit pas! disait-elle.
Elle connaissait beaucoup les peintres; pas Philibert, toutefois. Mais il ne s'en froissa point, et ils parlèrent ensemble d'expositions.
—Et vous ne regrettez pas Paris?
—On y est si méchant! dit-elle.
Félicie s'excusa de ne point nous accompagner au jardin; grand'mère tint à rester près de sa soeur; les vieilles tantes s'étaient éclipsées ainsi que l'oncle Planté. Ce fut Casimir qui assuma le rôle de cicérone; et il semblait montrer sa propriété.
La créole ondulait devant nous, ployant la taille pour éviter les branches, ou tendant la joue, soudain, à la caresse d'une pointe de feuille. Elle se retournait et abusait de son rire facile. Près des abeilles, elle ramena des deux mains sa robe en avant, et courut comme une fillette. Félicie et grand'mère, assises sous les noisetiers, la regardaient de loin. Mon père me dit:
—Dans quelques jours, elle sera ta maman. Est-ce que tu l'aimeras?
J'avais envie de dire oui, à cause de sa bonne odeur; mais je me souvins de la leçon de grand'mère. Il en eut le soupçon et reprit d'un ton impératif:
—Il faut que tu l'aimes. C'est moi qui te le dis. Je suis ton père, sacrédié!…
Nous ne les vîmes plus avant le mariage. Mais grand-père Fantin, qui consultait M. Clérambourg, nous donna des nouvelles. Les Pope, partis pour Paris, ne devaient plus revenir à Beaumont. Le château de la Roche était en vente,—le pays, entièrement exploré, n'offrant plus d'attraits à madame.
—Ces insulaires, disait M. Clérambourg, ont du mal à s'acclimater dans nos petits endroits; il leur faut du neuf tous les matins. Nadaud va perdre une bonne maison…
—Il en a pris la fleur, dit Casimir.
—Elle lui coûtera cher, dit M. Clérambourg.
On sut, en effet, que non seulement le marquis de la Frelandière, mais la plupart des maisons nobles, et plusieurs propriétaires catholiques lui avaient retiré leur clientèle. La valeur de son étude s'en trouvait singulièrement diminuée. De dépit, n'affichait-il pas des opinions démocratiques?
—Parfait, disait M. Clérambourg, quand vous avez la bonne fortune de trouver des capitalistes assez excentriques pour vous soutenir; mais, dans l'état actuel de la propriété foncière, les idées avancées sont incompatibles avec le notariat.
Casimir développait ce sujet avec complaisance, car c'était détourner l'attention de ses affaires personnelles. La table, augmentée d'une rallonge pour les trois bouches nouvelles, restait silencieuse; on baissait le nez dans son assiette et relevait un oeil furtif sur Félicie. Elle ne bronchait pas.
Une seule chose semblait la préoccuper désormais: la morphine et le nombre des piqûres autorisées. On avait dû lui arracher la seringue, ainsi que le petit flacon de baume souverain et mortel, car elle en abusait. Cette exécution s'était faite, un mercredi soir, Sucre-d'Orge étant monté sur ses grands chevaux et ayant parlé à sa vieille amie comme à un animal indompté; l'oncle Planté, Philibert et toutes les femmes formant cercle autour d'elle et frappant du pied. Scène affreuse. On avait vu, pour la première fois, Félicie pleurer. Elle avait cédé à la force, et remis entre les mains de sa soeur l'étui plat en maroquin noir. Depuis lors, elle pleurait quelquefois, pareille à une enfant privée de sa poupée, et redemandait la chose avec des minauderies gentilles et puériles, plus atroces que des cris. Grand'mère allait avec elle derrière le paravent et la piquait. Dans la griserie du soulagement, il arrivait que Félicie embrassât sa soeur.
Le paravent prenait l'aspect d'une clôture sacrée derrière laquelle se passaient des scènes mystérieuses. Je n'osais plus en déchiffrer les légendes. Les messieurs au bain, les curés de village, les mamans-canards, ne donnaient plus envie de rire.
Félicie m'envoyait avec Philibert dans les fermes. L'application du malheureux à s'initier à l'agriculture était touchante. Il interrogeait les femmes dans les champs; il faisait causer les enfants au bord des chemins, afin de surprendre les notions par trop élémentaires dont il n'osait avouer l'ignorance: l'époque où l'on sème le blé, où l'on fume la terre, où l'on taille la vigne, où l'on doit rentrer les regains. Mais son cerveau était rebelle à tout cela; souvent il écoutait mal ce qu'il s'était donné tant de peine à demander, et il demeurait absorbé par quelque particularité pittoresque de la personne qui lui parlait. Bien des fois aussi, tout en marchant, tout en causant, quelque chose comme un flot lui montait à la gorge, et il détournait la tête: c'était le regret d'Adrienne, qui se gonflait dans son coeur. Il restait maladroit dans les rapports que nous faisions à Félicie, et il était humilié parce qu'elle m'écoutait de préférence.
Quand elle nous ordonnait de lui ramener Pénilleau, Cornet, ou le père Moreau, elle humait sur les épaules du paysan, par-dessus le livre de comptes, l'odeur de chacune de ses terres, de chacune de ses étables, et elle en évoquait avec une précision minutieuse les plus infimes détails, comme un exilé qui pense au jardin de son père. Elle ne congédiait plus ses hommes sans leur dire:
—C'est peut-être la dernière fois que nous comptons ensemble; mais, que j'y sois ou que je n'y sois plus, il n'y aura rien de changé.
On interprétait de différentes façons ces paroles ambiguës. L'interroger sur l'avenir semblait encore prématuré et de mauvais goût. Elle-même ajoutait parfois ce commentaire:
—Qu'est-ce que je suis, moi? rien. Qui est-ce qui vous nourrit? c'est
Courance.
On le savait bien; et c'était Courance que tous convoitaient.
Cet appétit naturel se dissimulait à peine depuis que Félicie baissait. Casimir était certain de prévoir la teneur du testament, à un legs près. Il s'interdisait d'être trop optimiste: les parents âgés ne devaient compter que sur une petite rente… à moins que la nécessité, surgissant des affaires du moulin de Gruteau, ne forçât la main à la testatrice: «Avec le tiers d'une ferme, elle comblerait le trou!…» Selon lui, «Courance serait partagé en deux moitiés divises ou indivises, attribuées aux deux neveux: Philibert, d'une part, et le petit, de l'autre, venant en représentation de feu sa pauvre mère».
—Du petit, n'en parlons pas: Nadaud sera là qui prendra les intérêts de son fils et qui, personnellement, aura faim pour plusieurs. J'ai tout lieu d'espérer que Philibert se conduira bien avec nous…
—Mais, l'oncle Planté? disait grand'mère.
En effet! on l'oubliait toujours. Cependant, il était probable qu'il garderait, sa vie durant, la jouissance de toute la fortune.
—La mort de sa femme, quoi qu'on en pense, sera pour lui un grand coup.
—Il a toujours eu l'habitude de vivre dans son ombre.
La plus acharnée à connaître son sort à venir était la vieille tante Gillot, la centenaire. Elle venait fréquemment, depuis le voyage de Paris, sous prétexte de demander des nouvelles, et la peur qu'elle avait que l'on touchât à la rente que lui servait Félicie perçait sous toutes ses interrogations. Elle eut plus d'audace que les autres et ouvrit la brèche en parlant presque nettement. Tout le monde s'y précipita:
—Un malheur est si vite arrivé! Félicie, vois-tu, il n'est jamais trop tôt pour mettre ordre à ses affaires…
—Tout est en ordre, nous le savons bien. Ah! certes, ce n'est pas la confiance en toi qui nous manque!
—Mais c'est précisément cette confiance aveugle que nous avons en toi, qui nous fait redouter de tomber entre les mains de Dieu sait qui!
—Il est bien évident que nous pouvons tous disparaître avant toi, mais, notre chandelle éteinte, à nous, personne ne s'en apercevra: tandis que…
Félicie regarda une à une toutes les bouches et dit:
—Vous aurez à manger.
XII
LA TERRE EST SAUVE!
Félicie s'alita dans les premiers jours de septembre.
On ne la vit pas descendre, un matin; au moment de se mettre à table, ces dames s'interrogèrent en désignant la place vide, et grand'mère fit signe de la tête: «Non». Pendant quelques jours encore, on posa son couvert, à la place habituelle, devant la cheminée, sous la photographie et le Cupidon. L'oncle Planté regardait, en face de lui, la serviette sanglée dans le rond d'ivoire.
La femme de Philibert se révéla promptement une garde-malade incomparable. Elle, grand'mère et la Boscotte montaient et descendaient tout le jour; on les rencontrait dans le corridor, faisant du vent à leur passage. Et Félicie ne voulait point que les autres personnes entrassent dans sa chambre, car elle avait honte de se montrer délabrée.
Une après-midi, je l'aperçus du dehors. La fenêtre ouverte, au-dessus de la salle à manger d'acajou, laissait voir un bonnet blanc et le bras d'une camisole à dessins mauves. Le bonnet tourna, et les yeux bleus parurent dans une chair couleur de paille d'avoine. Ils se fixèrent à distance. Ils devaient, au delà du parc, caresser le coteau où mûrissait la vendange. Ils restèrent là, longtemps. Peut-être voyaient-ils plus loin encore… Le jour était magnifique; un air doux soulevait le parfum des héliotropes autour du perron; la jolie rouille de l'automne commençait de gagner les touffes d'arbres; l'oncle Planté, au bout de la pelouse, mettait en place les bulbes des jacinthes; contre le mur, entre les tamaris et un grand bouleau blond, Fridolin passait aux grappes de chasselas, comme à de belles chevelures dorées, des filets de crin; et, de l'autre côté de la clôture, on entendait un homme qui poussait la charrue en nommant tour à tour ses boeufs: «Brun» et «Rosé». Çà et là, un cri d'oiseau, une voix dans la campagne. Tous les bruits étaient familiers et charmants. Et, au-dessus de cela, dans le grand désert du ciel immobile, qui dira jamais ce qu'il y avait, pour qu'un enfant, qui ne recevait que l'impression confuse des choses, en ait frémi?
Philibert, étonné de me trouver si attentif, frappa dans ses mains. Je sautai, et, là-haut, la face jaune abaissa les yeux sur nous.
Elle était prise! On l'avait vue; ne pouvait-on l'approcher? Philibert demanda la permission de monter. Elle branla sa pauvre tête désespérée. Nous insistâmes. Alors elle nous dit:
—Eh bien! attendez un peu que je fasse un brin de toilette.
Marceline parut au bord de la fenêtre, tenant à deux mains la veilleuse, un tablier bleu à la ceinture. Toujours en train, tuant son chagrin à force d'agir, elle travaillait plus que les bonnes, veillait la malade, la changeait, lui cuisinait des plats légers, connaissait tous les soins subtils. Félicie, humiliée d'abord, la boudait sans tiédir son zèle, mais, vaincue par son courage, elle la prenait en affection et ne permettait plus qu'aucune autre personne la touchât. Grand'père Fantin en augurait beaucoup de bien pour les dispositions testamentaires.
Derrière nous, tout le monde pénétra dans la chambre, et, de ce jour-là, Félicie, qui ne comptait plus les défaites, laissa voir sa décrépitude.
Elle était assise dans un grand fauteuil garni de toile de Jouy à vignettes, et sa personne semblait tassée, réduite, ainsi que sa figure, comme si «le crabe» l'eût mangée tout entière. La table de nuit portait des fioles; un guéridon les six livres des fermes, en toile noire élimée aux angles; une armoire de noyer qu'on ouvrait souvent exhalait une odeur de lavande et d'iris.
Elle parut étonnée de nous voir si nombreux tout à coup autour d'elle:
—Mon Dieu! dit-elle, mais combien donc est-ce qu'il y en a?
On se compta, en riant, sans en avoir envie. On lui dit qu'il y aurait demain une tête de plus, si elle le voulait bien: madame Leduc réclamait la faveur de venir l'embrasser.
—Oh! oh! dit Félicie, cela sent mon enterrement.
Elle demanda à grand-père Fantin s'il voyait un inconvénient à se rencontrer avec sa soeur, malgré le tour qu'elle lui avait joué. Il n'en voyait aucun.
—Allons! vous n'êtes pas susceptible.
Trois jours après, le frère et la soeur se faisaient mille tendresses, et ils se promenaient, bras dessus, bras dessous, dans les allées de Courance: les meilleurs amis du monde.
La première conséquence du séjour de madame Leduc fut que Félicie témoigna le désir de voir un prêtre. Elle ne voulait point entendre parler de l'abbé Fombonne, curé de sa paroisse; mais elle dit qu'elle recevrait monsieur le curé de Beaumont.
Le curé de Beaumont était un vieillard sec, très distingué et très digne. Originaire d'une grande famille, en dix années de ministère il avait distribué sa fortune. Il prêchait le renoncement au monde et vivait conformément à sa parole. C'est pour cela qu'on parlait peu de lui.
Quand il vint, on le laissa avec sa pénitente, et leur entretien dura longtemps. Félicie en sortit maussade.
—Je gage que monsieur le curé vous a reproché votre attachement aux biens terrestres?
—Peu importe! dit-elle; mais, quand j'aurai besoin d'un conseil, ce n'est pas à lui que je m'adresserai.
—Je vois qu'il n'a pas été de votre avis.
Ce petit incident causa des inquiétudes. On soupçonna qu'elle avait consulté le curé à propos de son testament. Pourquoi n'approuvait-il pas ses intentions? Et l'inquiétude s'accrut parce que Félicie se préparait décidément à la mort, et ne parlait pas d'ajouter le moindre codicille à ses dispositions déjà anciennes.
Grand'mère blâmait ceux qui doutaient de sa soeur:
—À vous entendre, en vérité, on la croirait inhumaine; mais depuis quinze ans, vingt ans, qui est-ce donc qui nous a donné la becquée? Elle ne nous laissera pas mourir de faim; elle nous l'a promis; moi, je ne lui demande pas autre chose.
Madame Leduc fut un ferment nouveau au milieu du groupe de ceux que la réserve de Félicie commençait à aigrir. Des conciliabules secrets se reformaient autour d'elle. Grand'père Fantin parlait très haut et accusait Sucre-d'Orge d'être le mauvais conseiller de Félicie. Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde, elles-mêmes, étaient assez tapageuses.
Philibert, lui, dessinait des projets pour le monument de sa fille. Sa femme se dépensait sans mot dire. L'oncle Planté abandonnait le jardinage, négligeait Valentine, s'enfermait tout seul, ou errait sur les routes avec Mirabeau. En son absence, Casimir annonça:
—Je vais frapper un grand coup.
—Oh! je t'en supplie, dit sa femme, ne fais rien!
Madame Leduc avait imaginé de nous réunir chaque soir auprès du lit de la malade afin d'y réciter la prière en commun. Elle y joignait une lecture pieuse que l'on écoutait en silence. C'étaient ordinairement de noires méditations où le nom de la mort revenait fréquemment ainsi que le «vanité des vanités» que la lectrice prononçait sur un ton lamentable, et de préférence en latin. Félicie, le nez levé vers le ciel du lit, donnait l'exemple de la patience. Un soir, comme on se retirait, elle me retint par la main et me dit:
—Mon petit, tu es bien jeune pour comprendre les termes bizarres qu'on emploie devant toi; mais tu as de la mémoire et tu te souviendras plus tard de ce que tu auras entendu. Crois-en ta vieille tante qui est tout près d'aller se faire juger par le bon Dieu; ce n'est pas vrai!… tout n'est pas vain. Leur vanitas vanitatum, c'est un charabia de gens qui n'ont jamais été bons à rien. Méfie-toi toujours des grands mots; c'est comme pour les fruits trop poussés: ça n'a aucun goût.
«Rappelle-toi quand nous nous promenions ensemble: tu allais te pencher sur la terre pour distinguer le blé tout petit; quelque temps après, nous l'apercevions de la route; un beau jour il était aussi haut que toi; une autre fois, le vent le couchait comme si les troupeaux s'étaient vautrés dessus, et je me faisais des cheveux blancs! enfin on le voyait battre, au milieu de nuages de poussière, et on comptait le nombre des boisseaux de grain. Est-ce que c'était une plaisanterie? Est-ce que nous avions tort d'épier les brins d'herbe dans les champs, et de nous intéresser à eux, et de croire en eux comme en des amis? Est-ce qu'ils nous ont jamais trompés? Est-ce qu'ils se sont jamais lassés de devenir le pain que Fridolin met au four? Est-ce que ce pain—que mange madame Leduc comme les autres—est une vanité? Et le beau vin qui sent la framboise et que ton oncle Planté regarde à contre-jour, par plaisir, en clignant des yeux? Et nos sapins? Et les souches qui font les flambées d'hiver? Et nos moutons? Et nos bonnes bêtes de vaches? Et les jolis fromages bleus, dont les paysans se nourrissent? Des vanités, sans doute? Imbéciles! Pourquoi ne parlent-ils pas de cela dans leurs prières, au lieu de nous donner la frousse avec leurs histoires apocalyptiques? Moi, mon enfant, je remercie le bon Dieu de m'avoir permis de voir toutes ces vanités-là renaître sous mes yeux, tous les ans, bien régulièrement,—avec des hauts et des bas,—soixante-cinq années bien comptées.
«Retiens ceci: c'est qu'il faut s'attacher à quelque chose et s'y cramponner comme s'il n'y avait rien au monde de plus important; il faut regarder près de soi, et non pas dans les étoiles; autrement, tu feras des mots et point d'ouvrage. Va te coucher, mon petit bonhomme.
Dorénavant, Félicie me prit fréquemment la main, au pied de son lit, ou sur ses genoux quand on l'asseyait dans le fauteuil. Et elle me parlait de Courance:
—Ton père, ta grand'mère, tes oncles, tes tantes, c'est très bien, disait-elle, mais regarde cette terre-là: c'est elle qui les fera vivre tous.
Elle achevait parfois ses phrases entre ses dents, soit parce que la douleur lui poignardait l'estomac, soit parce qu'elle les jugeait au-dessus de mon âge. J'entendais souvent:
—On n'y touchera pas! Non, non! pas une motte de terre!…
Je restais des heures avec elle, un grand livre ouvert, près de la fenêtre. Le temps se maintenait au beau; c'était la splendide sérénité de septembre. On apercevait jusqu'à la ligne sinueuse des peupliers dans les prés, et jusqu'aux vignes rouges dont les sarments épamprés, relevés soigneusement autour de l'échalas rigide, faisaient de chaque cep un petit soldat de bronze rangé pour la bataille. À l'extrême droite, autour du caillou gris du dolmen, descendaient les rangs plus clairs des vignes blanches. Sous les noyers des routes, au loin, un homme, haut comme une quille, passait, et l'oeil de Félicie le suivait. D'un champ de chaume s'élevait tout à coup une lourde volée de perdreaux. Devant la maison, Mirabeau, couché dans le sable, les quatre pattes en l'air, se roulait et modulait des vagissements de bonheur. Félicie se dressait; ses narines transparentes battaient, et j'avais peur qu'elle ne se jetât par la fenêtre pour aller embrasser la surface de la terre.
Son mal empira vers la fin du mois. On ne pouvait plus la lever ni la toucher. Le buste était dévoré, les jambes gonflées de vaisseaux douloureux. Elle poussait une petite plainte monotone et continue. Grand'mère défendait sa porte contre Casimir et contre madame Leduc qui voulaient sans cesse lui parler affaires; et cela nous valait des chamailleries, des disputes, étouffées sur le palier, à grands gestes, et qui reprenaient dans l'escalier et dans le corridor pour se prolonger en bourdonnement dans la maison tout entière. Un jour, l'oncle Planté ouvrit la porte de son pavillon, près de l'horloge; il tenait à la main son fouet à manche court, et il cria dans le long boyau sonore:
—N… de D…! allez-vous vous taire!
Ses mots étaient rares. Ceux-ci furent entendus jusques aux communs; et les domestiques les répétèrent longtemps.
Grand'mère nous raconta, le soir, qu'elle avait trouvé l'oncle à la porte de chez sa femme et n'osant frapper; qu'elle l'avait fait entrer, qu'il s'était mis à genoux au pied du lit, et que, sans pouvoir se rien dire,—comme toute leur vie,—Félicie et lui étaient demeurés cinq minutes la main dans la main.
Il ne quittait plus son fouet, car depuis quelque temps son rôle consistait à chasser Pidoux qui, chaque jour, venait s'informer de ce que «la bourgeoise» avait décidé «rapport aux affaires». On avait dû embobeliner de linge le battant de la sonnette, à la porte jaune, à cause des créanciers de Casimir qui ne se privaient plus d'approcher. Ils cognaient contre la porte; ce bruit sinistre, du moins, ne parvenait pas jusqu'à Félicie; et ils déambulaient avec leur débiteur, dissimulés sous la voûte des ormes.
Le médecin les y croisait tous les jours; le curé de Beaumont les y rencontra; mon père, lors de sa première visite, après le mariage, passa au milieu d'eux, en voiture, avec sa femme.
Grand'mère en profita, dès qu'il eut mis pied à terre, pour l'engager à tenter une démarche près de Félicie:
—D'un trait de plume, elle pourrait expulser de sa maison tous ces corbeaux!… Un petit sacrifice, et mon pauvre mari est sauvé!… Elle s'est déjà tant de fois montrée généreuse…
Il n'osa pas refuser, mais ne dissimula point le peu d'espoir qu'il avait de réussir. Il nous laissa sa femme et monta chez la malade.
Quand il redescendit, madame Leduc lui demanda:
—Eh bien! vous a-t-elle parlé?
—Oui.
Il n'y eut qu'un bond vers lui. Sa femme resta toute seule en arrière.
—Qu'est-ce qu'elle a dit?
—Que toutes ses dispositions étaient prises depuis longtemps, qu'elle n'avait pas à y changer un iota; que son testament se trouvait chez M. Laballue; qu'il serait ouvert après sa mort.
—Elle n'ajoutera rien à son testament?
—Pas un iota!
On savait à peu près la date du testament. Il avait dû être composé au moment où Félicie s'était résolue au voyage de Paris. À peine convertie à l'idée de la dignité du mariage de Philibert, elle ignorait alors et les mérites de la mère et les grâces de la petite Adrienne; et elle ne soupçonnait pas l'étendue des désastres de Casimir.
—Ainsi, elle n'ajoutera rien? répétait-on.
—Pas un iota! répétait mon père.
—Mais, lui avez-vous rapporté ce que vous avez vu sous les ormes?
—Ce que j'ai vu sous les ormes?…
—Sa maison envahie? La menace planant sur la tête de son beau-frère, du père de Philibert, du grand-père de l'enfant?…
—Elle m'a dit: «Je m'en vais… il est grand temps… parce qu'on serait capable de me faire commettre des sottises.»
—Vous voyez bien! elle sent qu'il y aurait quelque chose à faire!
—Oui: des sottises.
Casimir, ayant congédié ses souscripteurs, rentra. Il écrasait sous l'aisselle un mince rouleau de papier orange. Il baisa la main de la jeune mariée, lui adressa un compliment et s'adossa à la cheminée. On tremblait toujours quand on le voyait revenir de ses réunions d'affaires. Cependant il avait l'air vainqueur.
Il prit le rouleau; entre le pouce et l'index, il pinça le haut de la feuille, et, d'un mouvement preste, déroula comme un étendard une affiche d'un ton éclatant. On lut: Moulin de Gruteau… Vente par autorité de justice… Cela suffisait.
Ses yeux étaient à demi clos; il indiquait du doigt les lettres capitales, et il souriait comme un grand-papa qui montre la lanterne magique aux petits enfants.
—Cette fois, dit-il, c'est pour de bon.
Le notaire s'écria:
—Comment! Mais je croyais que vous aviez fait surseoir à six mois!…
—À huitaine!
Grand'mère se précipita sur le papier orange:
—Cache ça! dit-elle.
—Nenni! fit Casimir.
Nous sortîmes presque tous, car on ne savait que dire de l'événement.
Le jour tombait. Vers la rivière, sous un ciel de lilas, les courlis à la voix plaintive annonçaient la nuit. Quelque chose remuait soudain dans les fourrés de lauriers-cerises ou de fusains, et un oiseau fuyait. Des chats passaient, pareils à de l'ouate légère que le vent soulève. L'un d'eux miaula, au loin, et mademoiselle Adélaïde fit: «Ah! mon Dieu!» parce qu'elle croyait reconnaître la chouette. La tante Gillot l'avait entendue, disait-elle, et n'en dormait plus. L'ombre épaisse du jardin nous repoussait sur l'esplanade sablée; l'entrée des allées couvertes semblait l'ouverture de puits profonds, tandis que la maison neuve gardait de la lumière sur ses murs blancs. Des éclairs, très espacés, soudain changeaient l'aspect des choses. Quand la chauve-souris voletait au-dessus de nous, ces dames ramenaient leurs épaules en avant.
Un grand bruit de voix d'hommes, venu de l'intérieur, nous arrêta net. On prêta l'oreille. Un murmure dans la chambre de Félicie; trois pas sur le parquet; une porte ouverte; et l'éclat d'une querelle nous arriva. Puis on distingua l'organe brisé de Félicie:
—Mais, qu'est-ce qu'il y a? Marceline, Marceline!…
Une main dut tâtonner sur la table de nuit, un chandelier roula et tomba. Tout se tut. On entendit refermer la porte, et Marceline qui disait:
—Ne vous tourmentez pas, ce n'est rien. C'est votre mari et Casimir qui ne se voyaient pas dans l'obscurité.
Un simple gémissement de Félicie nous parvint. Elle était assez exténuée pour ne pas s'enquérir de ce que son mari et Casimir faisaient là, à sa porte!…
Le silence s'étala de nouveau. La douce lumière de la veilleuse teinta l'ombre dans la chambre de Félicie, et la femme de Philibert avança le buste au dehors pour fermer les volets. La lampe s'allumait aussi dans le pavillon, et l'on apercevait Valentine racontant quelque chose avec des gestes désordonnés. Une de ces demoiselles se détacha du groupe et y alla; puis l'autre; madame Leduc les y rejoignit. Quand nous arrivâmes à notre tour, chacun faisait: «Ch… t, ch… t, ch… t!» et nous ne sûmes encore rien.
On se mit à table. Marceline descendait; elle nous dit en branlant la tête:
—Le pouls est si faible… si faible!…
—Envoyez chercher le prêtre! dit madame Leduc.
—Montons! dit Casimir.
L'oncle Planté exécuta un bond, de sa place à la porte. Il se campa contre l'issue du corridor:
—Tonnerre! dit-il, vous n'irez pas!
—Vous séquestrez votre femme! dit Casimir.
—Quand je devrais, jour et nuit, faire la sentinelle à la porte de ma femme, je vous empêcherai de pénétrer chez elle!
On se regardait. Valentine s'écria:
—V'là que ça recommence! ils vont encore se colleter!
Quelqu'un poussa la porte dans le dos de l'oncle Planté, et la Boscotte parut. Elle demanda pardon, bredouilla, s'excusa de nouveau et dit enfin:
—La peur nous a pris, là-haut… Si c'était un effet de votre bonté que quelqu'un monte…
—Un prêtre, un prêtre! cria de toutes ses forces madame Leduc.
Et elle passa comme une balle sous le bras de l'oncle Planté. Il la suivit. Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde coururent après lui dans le corridor. Casimir s'y engouffra. Tous disparurent.
J'étais resté tout seul. J'entendais Fridolin parler très fort à la cuisine. De temps en temps dans le corridor, une femme en chaussons courait, et ses jupes faisaient autant de bruit qu'un vent d'orage qui surprend la lessive étendue.
Puis, Fridolin déposa ses sabots; il devait marcher en chaussettes, et chacun de ses pas était marqué par le poids de son corps; il fit siffler l'air par sa brèche, aux premières marches de l'escalier.
Valentine descendit essoufflée; elle entra et m'empoigna:
—Venez vite, venez vite!…
La chambre de Félicie était imprégnée d'une odeur de sucre brûlé. Tous les gens de la maison s'y trouvaient. Madame Leduc, en l'absence du prêtre, approchait un crucifix en cuivre du creux de l'oreiller où gisait quelque chose comme un foulard de soie jauni et froissé: c'était la tête de Félicie. Madame Leduc récitait les prières; et Casimir, qui savait tous les psaumes par coeur, marmottait les répons à genoux sur la descente de lit. Il voulut me faire avancer pour embrasser la mourante; mais grand'mère se jeta sur moi et me retint:
—C'est de la folie! tu ne sais pas comme cet enfant est sensible!
Je fus rejeté en arrière. Madame Leduc vint à la commode chercher un chapelet. Elle se lamentait à haute voix:
—Allez donc vivre à la campagne, pour mourir sans le secours des sacrements!
Et elle mit le chapelet aux mains inertes de Félicie, qui ne l'avaient guère touché, sa vie durant.
On ouvrit les volets pour donner de l'air. Des éclairs illuminaient la campagne. Un instant, on distingua les vignes rouges comme si elles eussent été à trente mètres, et Fridolin dit:
—Madame aurait donné le paradis pour avoir l'oeil une fois de plus à ses vendanges.
L'oncle Planté qui se tenait en arrière, près du domestique, grommela:
—Sacré bougre! c'est vous qui avez dit la vérité.
Et les larmes lui montèrent à ce moment.
Les lumières attiraient les bêtes de nuit; la chauve-souris entra et agita ses petits oripeaux aux quatre coins de la pièce. La créole poussa un cri. Son mari lui conseilla de sortir. Grand'mère me dit:
—Va-t'en, toi aussi, mon petit, va-t'en!
La jeune femme me donna la main. Nous descendîmes tous les deux à la salle à manger. Elle ne trouvait rien à dire. De temps en temps elle m'embrassait.
Au bout de vingt minutes, Valentine ouvrit sans frapper et nous annonça:
—C'est fini.
Alors, on entendit les gens descendre et passer dans le corridor. La cuisinière et la Boscotte sanglotaient. Fridolin rechaussa ses sabots.
Casimir vint manger une croûte et dit à mon père:
—Il s'agit de prévenir M. Laballue.
—Je m'en charge.
—Et la lecture du testament pourrait avoir lieu?…
—Mais, demain.
Le lendemain, M. Laballue vint, avec une serviette de maroquin sous le bras. Tout le monde s'enferma dans le salon. La créole et moi restâmes seuls dehors.
Elle m'emmena au jardin. Elle mangeait des grappes de raisin dorées. Elle mordit à même une pêche d'espalier, sans la cueillir; et on pouvait compter ses fines dents régulières sur la chair du fruit blessé.
J'étais tellement accoutumé à l'ordre en toutes choses, et au respect des moindres objets de Courance, que je restai stupéfait devant cette fantaisie:
—Si on voyait ça!
Elle me répondit aussitôt:
—Qui voulez-vous que cela regarde?
Je lui montrai, près de la pompe, les choux-fleurs et, un peu plus loin, les deux plates-bandes de petits pois de Clamart et de flageolets nains, qui poussaient, et que Félicie n'avait jamais vus hors de terre.
Nous remontâmes par l'allée des abeilles. Chaque ruche était entourée d'un crêpe noir. Cet usage du pays la fit sourire; et, parce qu'elle avait peur des piqûres, elle se sauva. Les abeilles en deuil me bourdonnaient toutes sortes de choses aux oreilles; j'avais envie de leur parler, en me rappelant les paroles que Félicie leur adressait si souvent, mais je sentais que je me mettrais à pleurer si j'ouvrais la bouche. La jeune femme me cria:
—Oh! vous voulez faire le petit homme brave, mais vous avez les joues blanches comme un pierrot.
La famille déboucha soudain de la maison neuve, et noircit le perron. Mon père s'en détacha vivement et accourut. À dix pas de sa femme, il annonça:
—C'est le gamin qui est légataire universel!
Et il m'embrassa beaucoup plus tendrement qu'à l'ordinaire. Les groupes discutaient. Madame Leduc élevait une voix aigre au-dessus des autres:
—Tout ne sera pas rose pour l'héritier, disait-elle; les rentes à payer aux parents absorberont le plus clair des revenus…
On entendit M. Laballue qui héritait du chapeau de paille de Félicie et de la canne qu'il lui avait donnée:
—Les intentions de madame Planté, dit-il, n'ont jamais été d'avantager celui-ci au détriment de celui-là, mais de sauvegarder l'intégrité de la terre. Le veuf, usufruitier, ne vendra pas la propriété de son fils, et le jeune légataire, à l'abri du besoin et non endetté, respectera les volontés de sa tante…
On hurlait autour de lui:
—Mais tout le monde les eût respectées!
—Pourquoi ne pas rétablir le droit d'aînesse?
—Et les majorats, pendant que nous y sommes?
Philibert était le plus malheureux et le plus frustré de tous; il ne récriminait pas. Il disait à sa femme:
—Ah! pour sûr, que j'aurais bazardé ma part!
Madame Leduc, demeurée sur les marches du perron, lançait:
—Tout cela n'est rien: les intérêts matériels pèsent peu dans la balance du véritable chrétien; mais les sentiments! mais l'honneur! Or, que vois-je? Un aïeul infortuné, vieilli dans les entreprises, usé par les déboires, d'une part réduit à grignoter la rente de sa femme, et d'autre part poursuivi par des créanciers voraces auxquels il ne pourra opposer que cette triste fin de non recevoir, tare du galant homme: l'insolvabilité! Les héritiers de cette riche propriété ont beau jeu! Capital par-ci, pain sous la dent par-là, c'est parfait! Mais qui d'entre eux ne rougira en voyant passer près de soi, le regard louche et le poing menaçant, le prêteur impayé, le souscripteur confiant qui, un jour, ouvrit sa bourse à votre grand-père, à votre père, à votre frère, à votre époux? Non!…
M. Laballue coupa le discours:
—Madame Planté, dit-il, professa toute sa vie un égal mépris pour les filous et pour les imbéciles, et elle ne se fût fait, et ne s'est fait aucun scrupule de passer la tête haute vis-à-vis des personnes qui, dans une pensée de spéculation, ont escompté sa générosité débonnaire. Elle a pourvu aux premières nécessités, sans en oublier aucune, et elle a sauvegardé l'avenir. Le reste eût été un luxe qui dépassait ses moyens. «Quant à mon légataire, m'a-t-elle dit cent fois, je suis bien tranquille: celui qui possédera la terre sera toujours respecté.»
Les éclats de voix de Valentine appelèrent l'attention vers le berceau de chèvrefeuille, et on la vit qui sautait au cou de son père. Elle accourut et embrassa les vieilles tantes, grand'mère et l'oncle Planté. On dut la faire taire en lui montrant, au premier, la fenêtre aux volets clos. Elle remerciait tout le monde des cinq mille francs que lui laissait Félicie pour sa dot. Pidoux, à distance, mais de la voix des paysans qui porte loin, disait:
—Avec les deux mille francs que j'y suis de ma poche, ça fait un cadeau de trois mille francs, pour celui qui compte juste. Enfin!…
Il reprit, le lendemain, le service de la carriole interrompu depuis la brouille; et les trois voitures montèrent l'allée de noyers, derrière le corps de Félicie porté à bras par des femmes de son âge, qui se relayaient souvent. Des retardataires couraient à travers les chaumes. Les chiens aboyaient à l'agitation de la campagne. Une longue file de voitures se joignit à nous au croisement de la route de corail. Et tout le long du trajet, à chaque embranchement, notre fleuve de deuil se grossissait de sombres ruisseaux. À la bifurcation de la Ville-aux-Dames, madame François se faufila dans le cortège.
Le curé de Beaumont donna l'absoute, et l'abbé Fombonne prononça quelques paroles. On descendit Félicie dans le grand trou voisin de la tombe de ma mère. Ma pauvre grand'mère tomba sur les genoux, au bord de la fosse, quand on lui mit le goupillon à la main; et elle ne s'en allait plus. On dut la pousser, car beaucoup d'autres personnes avaient à faire le même signe d'adieu. Privée du seul caractère solide qu'elle eût rencontré le long de sa vie, elle s'en allait à la dérive, et elle ne reconnaissait plus les gens qui lui tendaient la main.
Courance parut dépeuplé. L'oncle Planté alla à la chasse, un jour, et ne revint pas. On le trouva, la nuit, sous les sapins d'Épinay que vénérait sa femme et grâce à Mirabeau qui faisait retentir le bois de ses hurlements. Son fusil lui était parti dans la figure. Ceux qui avaient compris le muet amour de cet homme timide pour sa femme, ne s'étonnèrent pas outre mesure de l'accident.
Un mercredi, la voiture de Sucre-d'Orge monta l'allée des ormes comme autrefois. On crut rêver; on se demanda si le temps avait coulé. Le fidèle ami venait réclamer, selon son droit, le chapeau et la canne. Quelqu'un les avait déposés sur le canapé d'utrecht; et personne n'osait y toucher. À les voir là, on eût dit que Félicie était sur le point de sortir. M. Laballue fit une courte visite et prit les objets, pieusement. Il les tint à la main, de la porte du pavillon à sa voiture, et les plaça à côté de lui sur le coussin. On les regarda s'en aller, tant qu'on put, jusqu'à la grille.
FIN
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