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La Chèvre d'Or

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The Project Gutenberg eBook of La Chèvre d'Or

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Title: La Chèvre d'Or

Author: Paul Arène

Release date: September 19, 2013 [eBook #43767]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Claudine Corbasson, Hans Pieterse and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CHÈVRE D'OR ***

Au lecteur

Page de titre

La Chèvre d'Or

DU MÊME AUTEUR

PETITE BIBLIOTHÈQUE LITTÉRAIRE
Jean des Figues.Le Tor d'Entrays.Le Clos des Ames.La Mort de Pan.Le Canot des six capitaines. 1 vol. avec portrait 6 fr.
Édition in-18 à 3 fr. 50
Vingt jours en Tunisie 1 vol.

Tous droits réservés.


PAUL ARÈNE


La Chèvre d'Or

PARIS

ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR

23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31


M DCCC XCIII


AU DOCTEUR
JEAN-MARTIN CHARCOT

En souvenir de nos voyages au joyeux pays de Provence, permettez-moi, cher Maître et cher Ami, de vous dédier La Chèvre d'Or. Ce petit roman romanesque ne parle pas de névrose. Peut-être vous plaira-t-il à cause de cela.

P. A.


La Chèvre d'Or


I
LETTRE D'ENVOI

Ris, ne te gêne point, ami très cher, ô philosophe!

Je te vois d'ici lisant ces lignes au fond du fastueux cabinet encombré de la dépouille des âges où, parmi les tableaux anciens, les émaux, les tapisseries, pareil à un Faust qui serait bibelotier, tu passes au creuset de la science moderne ce que l'humanité gardait encore de mystères, et uses tes jours, poussé par je ne sais quel contradictoire et douloureux besoin de vérité, à réduire en vaine fumée les illusions de ce passé dont le reflet pourtant reste ta seule joie; je te vois d'ici, et je devine la compatissante ironie qui, durant une minute, va éclairer ton numismatique profil.

Tel que tu me connais, devenu douteur par raison, guéri des beaux enthousiasmes et déshabitué de l'espérance, je suis très sérieusement occupé à la recherche d'un trésor.

Oui! ici, en Provence, dans un pays tout de lumière et de belle réalité, aux horizons jamais voilés, aux nuits claires et sans fantômes, je rêve ainsi, éveillé, le plus merveilleux des rêves.

Folie! vas-tu dire. Rassure-toi. Bientôt ta sagesse reconnaîtra qu'il me faudrait être fou pour renoncer à ma folie. Car le trésor en question est un trésor réel, palpable, depuis plus de mille ans enfoui, un vrai trésor en or et qui n'a rien de chimérique. Bien que comparable aux amoncellements de joyaux précieux et de frissonnantes pierreries dont l'imagination populaire s'éblouissait au temps des Mille et Une Nuits, aucun génie, aucun monstre ne le garde et bientôt il m'appartiendra.

Comment?... Laisse-m'en le secret une semaine encore.

Du reste j'avais, à ton intention, jeté sur le papier, d'abord pour occuper mes loisirs, plus tard pour amuser mon impatience, le détail exactement noté de mes sensations et de mes aventures depuis le jour de nos adieux.

Tu recevras le paquet en même temps que cette lettre. Tout un petit roman dont les circonstances ont seules tissé la trame et où ma volonté ne fut pour rien. Il n'y est question de trésor qu'assez tard. Je t'enverrai bientôt la suite et tu pourras ainsi t'associer aux émotions que je traverse. En attendant, montre-toi indulgent à ma chimère.

Pour te prouver que je suis lucide et que la manie des grandeurs ne m'a pas troublé le cerveau, je te jure qu'avant un mois, à Paris, je rirai avec toi et plus fort que toi de mes déconvenues si, au réveil, sous le dernier coup de pioche, je ne trouve, comme dans les contes, à la place du Colchos et de la Golconde espérés qu'un coffre vermoulu, des cailloux et des feuilles sèches.

II
EN VOYAGE

Me voici loin, résumons-nous!

Le bilan est simple: des amours ou soi-disant tels qui ne m'ont pas donné le bonheur; des travaux impatients qui ne m'ont pas donné la gloire; des amitiés, la tienne exceptée, qui m'ont toutes, en s'évaporant, laissé ce froid au cœur mêlé de sourde colère que provoque l'humiliation de se savoir dupe.

Bref! je me retrouve de même qu'au début, avec en moins la foi dans l'avenir et ce don précieux d'être trompé qui, seul, fait la vie supportable. Je ne rappelle que pour mémoire une fortune fort ébréchée sans même que je puisse me donner l'excuse de quelque honorable folie.

J'avais très distinct le sentiment de cela, il y a un instant, dans l'éternelle chambre d'hôtel banale et triste, en écoutant l'horloge de la ville sonner.

Par une rencontre qui n'a rien de singulier, cette horloge, au milieu de la nuit, sonnait l'heure de ma naissance, cependant qu'à défaut de calendrier, un bouquet d'anniversaire, envoi d'une trop peu oublieuse amie, me disait avec une cruelle douceur le chiffre de mes quarante ans... Ne serait-ce point la cloche d'argent du palais d'Avignon, au même tintement grêle et clair, qui ne sonnait qu'à la mort des papes?

Il me semble qu'en moi quelque chose vient de mourir.

A quoi me résoudre? M'établir pessimiste? Non pas, certes! J'aurais trop peur de ta bien portante raillerie.

Après tout, je ne suis plus riche: mais il me reste de quoi vivre libre. Je ne suis plus jeune: mais il y a encore une dizaine de belles années entre l'homme qui m'apparaît dans cette glace et un vieillard. Il est trop tard pour songer à la gloire: mais le travail, même sans gloire, a ses nobles joies.

Et, puisque je n'eus pas le génie d'être créateur, peut-être qu'un effort dans l'ordre scientifique, une série de recherches, établies nettement et courageusement poursuivies, me débarrasseront des désespérantes hésitations qui, si souvent, m'ont laissé tomber l'outil des mains à mi-tâche devant des entreprises trop purement imaginatives pour ne pas, à certains moments douloureux, apparaître creuses et vaines au raisonneur et au timide que le hasard a fait de moi.

Après avoir cherché, réfléchi, je me suis donc fixé une besogne selon mon courage et mes goûts.

Tu sais, s'il m'est permis d'employer une expression que tu affectionnes et que as même, je crois, un peu inventée, quel enragé traditioniste je suis.

En exil au milieu du monde moderne, j'ai cette infirmité qu'aucune chose ne m'intéresse si je n'y retrouve le fil d'or qui la rattache au passé. Mon sentiment, d'ailleurs, peut se défendre; l'avenir nous étant fermé, revivre le passé reste encore le seul moyen qui s'offre à nous d'allonger intelligemment nos quelques années d'existence.

Tu sais aussi, pour m'avoir souvent plaisanté sur un vague atavisme barbaresque que ton érudition moqueuse me prêtait, tu sais quel faible j'eus toujours pour les souvenirs de la civilisation arabe.

Dans ce beau pays où, par la langue et par la race, au-dessus du vieux tuf ligure, tant de peuples, Phéniciens, Phocéens, Latins, ont laissé leur marque, les derniers venus, les Arabes seuls m'intéressent.

Plus que la Grecque qui, avec ses yeux gris-bleu s'encadrant de longs sourcils noirs, évoque la vision de quelque Cypris paysanne, plus que la Romaine dont souvent tu admiras les fières pâleurs patriciennes, me plaît, rencontrée au détour d'un sentier, la souple et fine Sarrasine, aux lèvres rouges, au teint d'ambre. Et tandis que d'autres sentent leur cœur battre à la trouvaille d'un fragment d'urne antique ou d'une main de déesse que le soleil a dorée, je ne fus jamais tant ému qu'un jour, dans Nîmes, près des bains de Diane, dont les vieilles pierres disparaissaient sous un écroulement de rose, en foulant, parmi les débris, le plafond de marbre fouillé et gaufré que les envahisseurs venus d'Afrique par l'Espagne ajoutèrent ingénument aux ornements ioniens du temple des nymphes.

On accueillit en amis, chez nous, ces chevaleresques aventuriers qui, au milieu du dur moyen-âge, nous apportaient, vêtus de soie, la grâce et les arts d'Orient. Quand les Arabes vaincus se réembarquèrent, la Provence entière pleura comme pleurait Blanche de Simiane au départ de son bel émir.

J'avais entrepris autrefois sur ce sujet un travail, hélas! interrompu trop vite, et retrouve même fort à propos un carnet jauni dont bien des pages sont restées blanches. Je ferai revivre, en les complétant, ces notes longtemps oubliées. Je recommencerai mes longues courses sous ce ciel pareil au ciel d'Orient, à travers ces rocs mi-africains qui portent le palmier et la figue de Barbarie, le long de ces calanques bleues propices au débarquement, de ces plages où, dans le sable blond, s'enfonçait la proue des tartanes.

Heureux le soir et n'ayant pas perdu ma journée, si je découvre quelque nom de famille ou de lieu dont la consonance dise l'origine, si j'aperçois au soleil couchant, près de la mer, sur une cime, quelque village blanc, avec une vieille tour sarrasine gardant encore ses créneaux et l'amorce de ses moucharabis.

Dans ce pays hospitalier, indulgent aux mauvais chasseurs, un fusil jeté sur l'épaule me donnera l'accès auprès des paysans.

La mission, gratuite d'ailleurs et peu déterminée, que ton amitié, à tout hasard, m'avait obtenue du ministère, me fera bien accueillir des savants locaux, des curés, des instituteurs, et me permettra de fouiller les vieux cahiers de tailles, les cadastres, les résidus d'archives.

Et, après un mois ou deux de cette érudition en plein air, j'espère te rapporter sinon d'importantes découvertes, du moins un ami solide et bronzé à la place du Parisien ultra-nerveux que tu as envoyé se refaire l'esprit et le corps au soleil.

III
LA PETITE CAMARGUE

Mais avant d'entrer en campagne, avant de mettre à exécution tous ces beaux projets, j'aurais besoin de me recueillir quelques jours. Si j'allais demander l'hospitalité à patron Ruf? Il vit sans doute encore. Nous sommes liés depuis quatre ans, et voici comment je fis sa connaissance.

Je voyageais, suivant la côte de Marseille à Nice, quand un soir, pas bien loin d'ici, aux environs de l'Estérel, mon attention fut attirée par une demeure rustique dont la singularité m'intéressa.

C'était, au pied d'un rocher à pic, une de ces cabanes basses spéciales au delta du Rhône, faites de terre battue et de roseaux, et d'une physionomie si caractéristique avec leur toit blanc de chaux, relevé en corne.

Le rocher, évidemment, plongeait autrefois dans la mer; mais l'amoncellement de sables rejetés là par les courants, l'alluvion d'une petite rivière dont l'embouchure paresseuse s'étale en dormantes lagunes avaient peu à peu fait de la baie primitive une étendue de limon saumâtre coupée çà et là de flaques d'eau où poussent des herbes marines, quelques joncs et des tamaris.

Trouver ainsi, en pleine Provence levantine, une minuscule Camargue et sa cabane de gardien avait déjà de quoi me surprendre; mais mon étonnement fut au comble quand j'aperçus, raccommodant des filets devant la porte, une femme vêtue du costume rhodanien.

A mon approche, l'homme sortit. Je le saluai d'un «bien le bonjour!» Au bout d'un moment nous nous trouvions les meilleurs amis du monde.

Ruf Ganteaume, et plus usuellement patron Ruf, compromis en 1851 pour avoir, avec son bateau, facilité la fuite de quelques soldats de la résistance, s'en était tiré, ma foi! à bon compte, évitant Cayenne et Lambessa, par un internement aux environs d'Arles.

Plus heureux que d'autres, en sa qualité de pêcheur, il put gagner sa vie sur le fleuve, se maria et revint au pays après l'amnistie, avec sa femme, née Tardif, des Tardif de Fourques, et qu'il continuait à appeler Tardive.

Ruf et Tardive avaient un fils qu'ils voulurent me présenter.

On cria: «Ganteaume! Ganteaume!» Je m'attendais à quelque solide gaillard déjà tanné par le soleil et la mer; je vis sortir d'une touffe de tamaris un tard-venu de dix ans, les cheveux ébouriffés, l'air sauvage, tenant par les pattes une grenouille qu'il venait de capturer. C'était M. l'Aîné, porteur du nom, c'était Ganteaume.

Je parvins à apprivoiser Ganteaume, et vécus chez ces braves gens toute une semaine. J'avais promis de leur donner de mes nouvelles. Je ne l'ai point fait. Me reconnaîtront-ils après quatre ans?...

Ils m'ont reconnu, et j'ai trouvé toutes choses en état.

Une cabane toujours neuve; car Ruf, à chaque automne, en renouvelle la toiture de roseaux, et Tardive, tous les samedis, Ganteaume tenant le seau où flotte la chaux délayée, rebadigeonne crête et murs, suivant la coutume du pays d'Arles.

Comme changement, quelques rides sur la face incrustée de sel du patron, et quelques fils d'argent dans les bandeaux grecs de Tardive.

Ganteaume, poussé vite, est devenu un vaillant garçonnet aux cheveux frisottants de petit blond qui brunira. Ganteaume ne pêche plus aux grenouilles. Quand il ne va pas à la mer, il monte Arlatan, un étalon camarguais, blanc comme la craie, vif comme la poudre, que son père, avec le harnachement en crin tressé, les étriers pleins, la haute selle, ramena de Fourques où l'avait appelé un héritage.

Mon installation est bientôt prête. Ganteaume, qui couchera à côté de ses parents, me cède sa chambre; il me semble qu'elle m'attendait.

En l'honneur de mon arrivée, on a dîné d'une bouillabaisse pêchée par patron Ruf lui-même et servie, suivant l'usage, sur une écorce de liège oblongue creusée légèrement, pareille à un bouclier barbare. Nous avions chacun pour assiette une moitié de nacre, moules gigantesques aux reflets d'argent et d'acajou que les barques, à grand effort, d'un câble noué en nœud coulant, arrachent dans les récifs du golfe.

A part ce détail tout local des assiettes et du plat, j'aurais pu, avec cet horizon d'eaux miroitantes, de tamaris en dentelle sur l'or du couchant, et le clairin d'Arlatan qui tintait, me croire au bord du Vaccarès, dans quelque coin perdu, entre la tour Saint-Louis et les Saintes.

Derrière les dunes, la vague chantait.

Jusqu'à minuit, Tardive, belle d'humble orgueil, me fit l'éloge de son bonheur. Ganteaume sommeillait. Patron Ruf fumait sans rien dire. Et j'admirais cet inconscient poète qui, pour que sa femme se sentît heureuse et l'aimât, sur un peu de terre amoncelée par l'eau d'un ruisseau, lui avait refait une patrie.

IV
PATRON RUF

Patron Ruf, en réalité, vit de sa pêche que Tardive, montée sur Arlatan, va deux ou trois fois par semaine vendre à la ville. Mais son orgueil est d'être corailleur.

Ne devient pas corailleur qui veut! Le titre se transmet de père en fils, et les membres de la corporation, une fois reçus, jurent le secret.

Un triste métier, paraît-il, que celui de mousse apprenti. Patron Ruf a passé par là, restant des journées entières au fond du bateau—pendant que l'équipage, avant de promener le filet-drague dans les hauts-fonds, s'orientait, pour reconnaître les endroits propices, sur quelque rocher remarqué, quelque ensignadou de la côte—et ne respirant guère que le soir, quand, la journée finie, le bateau amarré, il s'agissait de chercher de l'eau, de ramasser du bois et de faire la bouillabaisse.

A seize ans, patron Ruf avait été initié. Et maintenant encore, dès que les mois d'été arrivent, le diable ne l'empêcherait pas d'aller rejoindre la flottille des Confrères au cap d'Antibes. Expéditions mystérieuses où l'on emporte deux, trois jours de vivres, où l'on feint d'embarquer pour Gênes, la Corse, la Sardaigne, bien qu'en somme on ne perde guère la terre de vue.

Juin approchant, patron Ruf parle de partir, d'emmener cette fois Ganteaume.

Mais Tardive gardera Ganteaume, et c'est là leur seule querelle.

En attendant, patron Ruf m'a pris pour second. Tous les matins nous filons au large jeter le gangui ou bien tendre les palangrottes.

Hier, la mer est devenue grosse subitement. Un peu de mistral soufflait! nous avons dû, au retour, tirer des bordées.

Patron Ruf tenait la barre et ne parlait pas. Ganteaume courait pieds nus sur le plat-bord, tout entier à sa voile et à ses cordages. Et tandis que les grandes lames, lentes et lourdes, se déroulaient sous le soleil pareilles à du plomb fondu, je m'amusais, passager inutile, à regarder la côte aride, les collines échelonnées montant ou s'abaissant les unes derrière les autres selon que la bordée nous rapprochait de la rive ou bien nous ramenait au large.

A la cime d'un pic, dans le soleil, une tache blanche brillait. Je demandai:—«Est-ce un village?—Le Puget..., répondit patron Ruf sans lâcher sa pipe.—Le Puget-Maure!» ajouta Ganteaume.

L'aspect du lieu, ce nom sarrasin, surexcitaient ma curiosité savante. J'aurais voulu d'autres détails. Mais patron Ruf, furieux d'un coup de barre donné à faux, s'obstinait dans sa taciturnité; malgré mon impatience, je dus me résigner et attendre que la belle humeur lui revînt avec le beau temps.

Aujourd'hui le vent a augmenté.

Au cagnard, entre deux buttes de sable tiède où le vif soleil des jours de mistral allume des paillettes, nous causons, patron Ruf et moi, tandis que là-bas Tardive cuisine et que Ganteaume vagabonde sur la plage ramassant, pour me les montrer, des coquilles, des os de seiche, des pierres ponces, et les épis d'algue feutrés en boules brunes que rejette au milieu de flocons d'écume la grande colère de la mer.

Dans nos conversations, c'est généralement de politique qu'il s'agit.

Grave, rasé, l'air d'un Latin, patron Ruf, plus que jamais, maintient la République. Paris le préoccupe beaucoup. Il en admire les grands hommes. Et, n'ayant guère pour lecture qu'un vieux Plutarque dépareillé, il se figure Paris comme Rome ou Athènes. Il possède dans sa cabane un buste en plâtre de Marianne qu'il appelle sérieusement la déesse et qui fait pendant à une sainte Marthe domptant la tarasque, que Tardive apporta de Tarascon. Les jours de fête, Tardive partage ses fleurs entre sainte Marthe et Marianne. Parfois aussi elle se révolte:—«Eh té! qu'est-ce qu'elle peut nous donner de plus ta République? N'avons-nous pas une maison, un bon bateau, un bel enfant?...» A quoi patron Ruf répond:—«Tout le monde n'est pas comme nous. Il y a des pauvres dans les grandes villes. Les femmes ne comprennent pas ça! La gloire de la République, c'est de songer au sort des pauvres.»

Pour une fois cependant nous laissons la politique tranquille. Encore préoccupé de notre traversée d'hier, j'ai remis sur le tapis ce village du Puget-Maure, entrevu de loin et si étrangement perché.

—«Drôle d'idée de vouloir vous perdre dans ce paradis des couleuvres. Le Puget n'est même plus un village. Il y a cent ans, je ne dis pas. Mais depuis, ce qu'il pouvait rester de bon là-haut, terre et habitants, est descendu en plaine. Le roc seul persiste, avec une vingtaine de familles qui font semblant de cultiver ce que la pluie a laissé dans les creux. Et quelles familles! des gens à figure de bohémiens qui ne se marient qu'entre eux, par fierté, disent-ils, mais aussi par misère. Tout ce vilain monde n'aurait qu'à mourir de sa belle faim. Seulement les femmes, un peu sorcières, vont à la ville les jours de marché vendre des fromageons et des plantes de montagne. Les hommes, eux, braconnent malgré les gendarmes, et la poudre ne leur coûte pas cher.»

Patron Ruf ne se doute pas qu'en disant du mal du Puget-Maure, il ne fait qu'augmenter mon désir.

—«Vous ne trouverez même plus de route. Il en existait une autrefois. L'orage l'a changée en ravine, et les gens du Puget se croient trop grands seigneurs pour faire métier de cantonniers.»

Mon obstination pourtant a fini par vaincre les résistances de patron Ruf, qui, Romain dans le sang, hait par instinct ces races bédouines, et, vieil homme de mer, considère comme une aventureuse expédition cette marche de quelques heures en montagne.

Patron Ruf s'est même rappelé fort à propos qu'il possédait là-haut un ami.

—«Un ancien capitaine caboteur, brave homme, mais à moitié fou, qui s'est mis en tête d'aller vivre au Puget-Maure avec sa fille. Ils habitent le château. Vous verrez ce château: je ne le changerais pas pour le mien.»

Que patron Ruf déverse à l'aise son mépris sur le Puget-Maure!

L'important c'est qu'aussitôt le beau temps revenu, il doit me conduire en barque jusqu'à la calanque d'Aygues-Sèches, où tombe le Riou qui passe au Puget. Je pourrai de là, paraît-il, en remontant le lit du torrent, gagner le village sans trop de peine. Les torrents, ici comme en Grèce, sont encore, pendant l'été, les plus praticables des chemins.

V
LA CALANQUE

Patron Ruf m'a ménagé une surprise.

Pendant que nous irons par mer, Tardive, montée sur Arlatan avec Ganteaume en croupe, portera, par le sentier ordinaire, il en existe un décidément, mes bagages jusqu'au Puget. Puis Tardive reviendra seule, me laissant Ganteaume comme société pour une quinzaine. C'est l'époque où patron Ruf éprouve le besoin d'aller pêcher du corail, et Ganteaume, ne l'accompagnant pas, lui devient inutile.

Patron Ruf, cependant, ne pardonne pas encore au Puget.

Il profite de ce que nous sommes seuls sur l'eau bleue pour recommencer sa diatribe. Mais au lieu d'attaquer de face, il y arrive par un détour.

Patron Ruf me raconte, pourquoi me raconte-t-il cela? que le coin de golfe où nous naviguons recouvre une ville disparue, on ne sait quand, du temps de «la louve de marbre!» Lorsque la mer, comme aujourd'hui, est très unie, on aperçoit distinctement des murs de cirque, des colonnes.—«Tout un Arles, là-bas, à dix brasses. Regardez plutôt!» Je regarde et n'arrive guère à distinguer, avec de gros oursins roulant sur leurs piquants et des poissons aux reflets de métal, qu'un fond montueux noir d'algues flottantes.

Patron Ruf, plus heureux, découvre toute sorte de choses. Il s'exalte. Il parle de coupes d'argent, de dieux en bronze, autrefois ramenés dans le filet des pêcheurs, d'une jarre pareille à un bloc de rocher sous sa couche de coquillages, mais pleine de pièces d'or, qu'un enfant trouva, roulée dans le sable, un lendemain de tempête.—«Ah! si tout l'or caché qui dort inutile paraissait au jour!» Et, vieux républicain en qui revit l'âme des Gracques, le voilà pétrissant le monde à sa fantaisie, un monde où chacun naîtrait riche, où les braves gens seraient heureux.

Si pourtant, quelque matin, en jetant le «gangui», il accrochait, lui aussi, un bout de trésor? on saurait s'en servir tout comme un autre.—«Nous voyez-vous, moi en monsieur, Tardive en dame et Ganteaume avec des escarpins vernis!»

Attention: patron Ruf se raille lui-même; et quand un Provençal se raille, il n'est jamais long à railler quelqu'un autre.

Maintenant c'est aux gens du Puget-Maure qu'en a patron Ruf. Ils possèdent eux aussi un trésor, et c'est ce qui les rend si fiers, une chèvre en or qu'on rencontre la nuit broutant la mousse des montagnes. Jamais personne n'a pu la prendre tant elle court vite. Mais l'espoir fait vivre quoiqu'il engraisse peu; et si les Mouresq, comme on les appelle, sont tous maigres, c'est que, depuis longtemps, pécaïre! ils ne vivent guère que d'espoir.

Patron Ruf, ayant cette fois tout dit, se mit à rire silencieusement, les dents serrées sur son tuyau de pipe. Il riait encore en débarquant au bas des falaises d'Aygues-Sèches. Il s'arrêta seulement de rire pour notre déjeuner d'adieu préparé d'avance par Tardive, et que nous augmentâmes de quelques douzaines d'arapèdes noblement moussus, cueillis au couteau dans les roches.

VI
DANS LE VALLON

Patron Ruf m'a dit: «Le vallon passe juste sous le village; en le remontant tout droit, au bout de deux petites heures, vous serez rendu au Puget.»

Un berger de quinze ans qui, laissant son chien faire la garde, s'amusait à tailler en figurines les nodosités baroques d'un bâton de caroubier, confirme ces renseignements.

Le voyage est charmant d'abord dans ce lit de torrent qui, au lieu d'eau, roule sous la brise venue de la mer ses grandes fleurs et ses herbes grises.

Par malheur, ni patron Ruf, ni le berger, ne m'ont averti d'un point important. C'est qu'un peu plus haut, l'orage, mauvais ingénieur, a laissé en route les trois quarts au moins des cailloux roulés et des rochers que son flot boueux devait charrier à la grève. De sorte que, maintenant, ma marche vers le Puget-Maure n'est plus qu'une série de périlleuses escalades à travers des cascades sèches, amas de pierrailles et de blocs traîtreusement polis que rend plus glissants encore un tapis d'aiguilles de pins.

Combien durèrent les deux heures? je l'ignore! le temps passe vite lorsqu'on fait ce ridicule métier de s'accrocher, sans repos ni trêve, des pieds, aux aspérités de la pierre, des mains, à quelque touffe de ciste, de lentisque, à quelque branche de figuier sauvage, dont les feuilles froissées m'entêtaient de leur forte odeur.

Toujours est-il que le soleil, violent encore, baissait déjà quand à un détour le Puget-Maure m'apparut. Il me semblait tout près, à portée de la main, derrière ce dernier promontoire. Mais le promontoire franchi, un autre aussitôt se dressait, puis disparaissait, laissant voir ce fantastique petit village que je m'imaginais toujours être sur le point d'atteindre, et qui, à chaque fois, s'éloignait.

Le paysage avait changé. Je m'en aperçus seulement à l'heure où, à bout d'énergie, je m'étendis, le dos dans l'herbe, sous un bloc.

Ce n'étaient plus les blancheurs calcaires des falaises au bord du golfe; mais—comme si un antique volcan eût déversé là ses coulées—deux hautes murailles porphyriques dont les innombrables paillettes s'allumaient aux reflets rouges du couchant. Sur ce terrain de feu où les rayons se concentraient: une végétation africaine, de grands aloès, des cactus, et, çà et là, martyr écorché, le tronc saignant d'un chêne-liège. La chaleur devenue intense, à la tombée du jour, faisait partout craquer les écorces, pleurer les résines, et se mourir dans un crescendo exaspéré l'aride chanson des cigales.

Il faut croire que je m'endormis.

Je m'endormis, et fis tout de suite un rêve étrange, longtemps continué, pendant lequel il me sembla vivre des années et des années.

En quête de trésors cachés, je parcourais des pays inconnus, des royaumes chimériques; mais toujours le rêve me ramenait dans une vallée fermée, aux parois couleur de braise, incrustés d'escarboucles, où, souffrant d'une soif ardente, je poursuivais la Chèvre d'Or.

J'étais même sur le point de la saisir, j'apercevais distinctement, à deux pas de moi, entre deux buissons, ses yeux malicieux, ses cornes et son front têtu...

Mais un chevrotement rapproché, un léger tintement de clochettes me réveillèrent. J'ouvris les yeux et crus d'abord qu'une hallucination prolongeait mon rêve.

Non! Quoique s'assombrissant de minute en minute sous le crépuscule survenu pendant ce long sommeil, je reconnaissais le paysage admiré tantôt dans sa splendeur ensoleillée; et c'était bien une vraie chèvre, une chèvre en chair et en os qui, à la cime d'une roche aiguë, les quatre pieds joints, me regardait. Ses cornes luisaient, ses sabots luisaient, sa toison avait des tons fauves.

J'avançai doucement, ma familiarité l'offensa. Elle fit un bond, disparut un instant, puis reparut sur une autre roche.

A la place qu'elle quittait, où ses sabots avaient posé, la pierre rouge semblait frottée d'or. Et je me disais:

«Voilà qui semble donner tort aux railleries de patron Ruf! Si j'avais cependant, pour mes débuts dans ce pays, rencontré la Chèvre d'Or de la légende?»

Cependant, l'espiègle chèvre jaune, tout comme eût fait la Chèvre fée, semblait m'attendre, me provoquer.

J'avançai encore; elle repartit, cornes en avant cette fois, dans un épais fourré de lentisques où, d'abord, elle s'empêtra. Je la tenais déjà, je caressais son poil rude et roux, quand d'un simple effort, rompant l'obstacle des branchages, elle retomba, bondissante et libre, de l'autre côté.

Quelque chose tinta, sa clochette sans doute qui s'était détachée. Car je trouvai, sous le buisson, une de ces clavettes en forme de demi-croissant dont les bergers se servent pour boucler le collier de bois que les chèvres portent au cou. Je cherchai vainement la clochette. Plus lourde, elle avait dû rebondir et rouler dans un creux, où, parmi les pierres, riait un peu d'eau.

La chèvre était loin, elle courait. Piqué au jeu, intéressé par le mystère, je me mis à courir aussi, sans trop buter pourtant: maintenant nous suivions une manière de chemin! Et j'étais déjà tout près d'elle, quand, sous la lune se levant, d'un dernier saut, comme par miracle, je la vis soudain disparaître dans la masse même du roc qui semblait barrer le vallon.

En même temps, au-dessus de moi, à cinquante pieds, j'entendis un bruit de voix, un son d'angelus; et, levant la tête, je m'aperçus, au déchiquetage des toits sur le ciel, à la silhouette des gens causant accoudés en haut d'une terrasse, que ce que j'avais pris pour un roc, était probablement un village.

—«Holà! criai-je, est-ce ici le Puget?

—Ici même, vous n'avez qu'à suivre le sentier, monter l'escalier et passer la porte.»

Je suivis un étroit sentier que continuaient, mauvais aux pieds, des degrés taillés dans la pierre. Je passai sous un portail bas, veuf de ses battants, mais encore surmonté de vagues armoiries. Une vieille femme m'indiqua l'auberge.

Et, malgré les sinistres prédictions de patron Ruf, je pus, après un souper que l'appétit me fit trouver délicieux, dormir dans un lit blanc dressé au beau milieu d'une chambrette plus blanche encore, dont les ogives bizarres, jusqu'au moment où la fatigue ferma mes paupières, m'avaient donné l'illusion d'un accueillant et rustique Alhambra.

VII
LA CHÈVRE D'OR

J'avais oublié la chèvre. Ganteaume, au matin, me la rappelle.

Arrivés tard avec Arlatan, il a couché, Tardive aussitôt repartie, chez cet ancien capitaine dont patron Ruf hier me parlait.

Ganteaume m'apporte ma valise.

En la posant sur la table, il découvre un fragment de rocher rouge, brillant de paillettes, ramassé par moi machinalement à l'endroit où la chèvre m'était apparue. Il s'extasie, il me demande si toutes ces paillettes sont du vrai or.

La clavette aussi l'intéresse. Généralement les clavettes sont en buis taillé au couteau, et Ganteaume me fait remarquer que celle-ci est en ivoire.

Puis il me quitte pour aller chercher mes livres. Demeuré seul, je réfléchis.

Bien avant les récits de patron Ruf, je la connaissais sa légende, et dans tous les coins de Provence j'avais rencontré la Chèvre d'Or.

Aux Baux, pendant les nuits de lune, à travers les palais abandonnés, le long des abîmes; non loin d'Arles, à Cordes, autour du mystérieux souterrain taillé dans le roc, en forme d'épée; et près de Vallauris, du val d'or, sur ce plateau semé d'étranges ruines, qu'on appelle également Cordes ou Cordoue, et d'où la vue s'étend si belle, par delà les bois d'orangers qui font ceinture au golfe Juan, jusqu'aux îles de Lérins: Sainte-Marguerite, Saint-Honorat, blanches au milieu de la mer.

Partout la légende se rattachait aux souvenirs de l'occupation sarrasine; partout il s'agissait de cette chèvre à la toison d'or, habitant une grotte pleine d'incalculables richesses, et menant à la mort l'homme assez audacieux pour essayer de la suivre ou de s'emparer d'elle.

Ainsi ma demi-hallucination s'explique de la façon la plus naturelle du monde.

La chaleur était accablante sous les pins; et, la tête encore lourde des bavardages de patron Ruf, il n'est pas étonnant que, m'étant endormi, j'aie rêvé trésors et qu'au réveil j'aie un instant pris pour la Chèvre d'Or la première chèvre venue.

Les chèvres rousses ne sont pas rares. A Naples, je me souviens d'en avoir vu tout un troupeau au pied du tombeau de Virgile.

Si les sabots de ma chèvre luisaient avec des reflets de diamant, c'est que, sans doute, elle les avait polis à galoper dans l'herbe sèche et les pierrailles. Si ses cornes luisaient aussi, c'est qu'elle aimait fourrager, tête en avant, au milieu du feuillage dur des myrtes et des lentisques. Quant aux traces laissées par ses sabots, j'étais assez géologue pour constater, au seul examen du peu précieux caillou admiré de Ganteaume, qu'il s'agissait simplement d'un fragment de porphyre rouge où s'incrustaient des grains de mica.

La clavette pourtant m'intriguait. Je la montrai à l'aubergiste.

—«Ceci, me dit-il, en prenant un air grave, est une clavette de sonnaille; mais bien qu'ayant, dans le temps, gardé les troupeaux, je n'en vis jamais de pareille. D'abord, si je ne me trompe, on la croirait en fin ivoire. Et puis remarquez ces dessins: les bergers d'aujourd'hui ne savent plus travailler ainsi. Ça m'a l'air vieux comme les chemins. L'homme qui fit la clavette doit être mort depuis longtemps, et aussi la bête qui la portait au cou.»

Je jugeai inutile de détromper l'hôtelier en lui racontant que la chèvre qui avait perdu la clavette se trouvait vivante, et bien vivante.

—«Que la clavette soit ou non ancienne, un morceau d'ivoire aura toujours pu tomber par hasard entre les mains d'un pâtre qui se serait amusé à le sculpter.»

Il n'en est pas moins vrai que si le pâtre en question, un pâtre quelconque, ou Ganteaume, en faisant la même trouvaille, avait vu, comme moi, fuir dans les braises du couchant une chèvre aux poils rutilants et fauves, si comme moi il avait remarqué, sur les pierres que ses sabots effleuraient, des taches d'un éclat métallique, aucun raisonnement ne l'eût empêché de croire que réellement la Chèvre d'Or lui était apparue.

J'aurais voulu être ce pâtre.

Je serais retourné au vallon chaque soir, ému de terreur et d'espérance, pour la guetter, pour la traquer, malgré périls et précipices, par les lieux sauvages qu'elle hante, jusqu'au trésor, jusqu'à la grotte. Et cette naïve illusion aurait, du moins pendant quelques heures, quelques mois, illuminé ma vie.

VIII
AU BACCHUS NAVIGATEUR

Ganteaume ne revenant pas, je pris le parti de visiter le village.

Vrai nid à pirates, ce Puget, haut perché sur son roc d'où l'on voit la mer au lointain à travers les lances aiguës des végétations barbaresques.

Pas de remparts: les maisons en tenaient lieu, s'alignant au ras de l'abîme et percées de rares et étroites fenêtres qui pouvaient, au besoin, servir de meurtrières.

J'ai voulu faire tout le tour, descendre au vallon parcouru hier; j'ai reconnu la vieille porte par laquelle j'étais entré.

Au dedans, des ruelles en escalier, de longs couverts sombres et frais, puis, avec la fontaine et le lavoir, une placette entourée d'arcades blanches. Beaucoup de maisons vides, ouvertes à tous les vents. L'herbe y croît, la marjolaine y embaume dans les débris des plafonds effondrés; et c'est, entre les fenêtres sans volets ni vitres, les toits dont les trous laissent voir le bleu du ciel, un chassé-croisé d'hirondelles.

Si je m'aventurais dans ce dédale? j'essaye, attiré par le pittoresque, mais je dois bientôt battre en retraite.

Hommes et femmes, assis sur les seuils, me regardent, oh! sans malveillance, mais avec un étonnement marqué. Voilà bien les demi-sauvages que m'avait annoncés patron Ruf. Ils me saluent pourtant lorsque je les salue. Mais la rue leur appartient et je me sens intrus chez eux. Vite, retournons à la placette!

Ganteaume était là. Il me cherchait. «Depuis plus de deux heures!» ajoute-t-il en bon Méridional amplificateur qu'il est déjà.

Quelqu'un me demande, paraît-il, M. Honnorat Gazan, le capitaine ami de patron Ruf.

Tardive lui a parlé de moi, et il a tenu à me faire le premier sa visite.

Je gagne donc l'auberge, et gravis, toujours précédé de Ganteaume, son beau perron en pierre froide, à qui les chaussures paysannes et les glissades des gamins ont donne le poli du marbre vert, après avoir admiré, détail qui m'échappa ce matin, l'étonnante enseigne:—Au Bacchus navigateur,—représentant un enfant joufflu, coiffé de raisins, à cheval sur un tonneau qu'assiègent les flots en furie.

En effet, M. Honnorat m'attendait, tranquillement d'ailleurs, auprès d'une bouteille de muscat, dans la grande salle du Bacchus aussi obscure qu'un café arabe, les volets en étant fermés par crainte du soleil et des mouches.

On se serre la main à tâtons; mais les yeux peu à peu s'habituent au demi-jour, et la connaissance, grâce au muscat, se trouve, au bout d'un moment, faite et parfaite.

M. Honnorat, Gazan Honnorat, est justement le maire du Puget. En cette qualité, il a la garde des archives, c'est-à-dire qu'il détient la clef d'un vieux coffre relégué dans un galetas.

—«Si vous n'avez peur ni de la poussière ni des rats, votre visite arrive à point. En fouillant dans nos paperasses vous leur rendrez un vrai service. Saladine, ma gouvernante, vieillit et les néglige. Elles doivent avoir grand besoin d'être époussetées.»

Au fond, M. Honnorat est plus savant qu'il ne voudrait le paraître. Comme j'expose mes projets, il m'avoue avoir lui-même, dans le temps, entrepris, puis abandonné un travail analogue à celui que je rêve: la monographie du Puget-Maure, ainsi nommé, m'assure-t-il, parce que grâce à une situation naturellement fortifiée, des Sarrasins s'y maintinrent même après la suprême défaite et la destruction du Fraxinet.

—«C'est fort curieux, et vous auriez dû...

—Oui! j'aurais dû continuer. Mais que voulez-vous? Les Provençaux, ceux d'ici en particulier, sont tous les mêmes. Jusqu'à cinquante ans, de la poudre! et puis la paresse vous gagne, on engraisse et on devient Turc.»

M. Honnorat me donne des détails.

Trop éloignés de la mer pour fuir, les habitants du Puget-Maure avaient dû se faire respecter. Assez tard, vers le xve siècle, ils s'étaient convertis tant bien que mal et mêlés aux gens du voisinage. Mais la race subsistait ainsi que certaines coutumes caractéristiques. M. Honnorat citait des familles: les Quitran, les Goiran, les Roustan, les Autran.—«Tous ces noms en an, disait-il, sentent leur origine arabe. Nous en tenons aussi, nous autres les Gazan; et, si vous avez de bons yeux, vous pourrez distinguer, sur notre porte, un restant d'écusson de tournure assez maugrabine.»

Je n'ai pas eu le temps de vérifier la valeur des théories ethnographiques et linguistiques du brave M. Honnorat.

En tout cas, ces maigres et bruns paysans, d'une distinction si sauvage sous leurs habits de laine couleur de la bête, représenteraient aisément des pirates fort convenables. Et M. Honnorat lui-même, avec son grand nez, son air calme et digne, les sentences fatalistes qui, lorsqu'il retire sa pipe pour parler, roulent le long de sa forte barbe, plus rare près des oreilles et autour des lèvres, me fait par moment tout l'effet d'un vieux serviteur du Prophète.

Mais le muscat est terminé, M. Honnorat, à toute force, veut me montrer son château, me présenter sa fille. Il est veuf, paraît-il, et possède une fille charmante. Nous voilà donc nous dirigeant vers le château planté au coin de la placette, château qui ressemblerait à toutes les maisons sans un assez beau portail d'aspect féodal et rustique et sans une tour à terrasse, jadis forteresse, aujourd'hui colombier, dont les murs, revêtus sur trois faces, par le soleil, d'une croûte couleur de brioche, s'effritent rongés par l'air salin du côté qui regarde la mer.

IX
LES PAPILLONS BLANCS

—«Norette! Norette!» criait, de son creux d'ancien caboteur, M. Honnorat debout au pied de la tour.—«Norette!...» Mais Norette ne répondait point.

—«Ah! vous pouvez bien l'appeler jusqu'à demain, interrompit une voix irritée, mademoiselle a quitté le four, me laissant seule, avec tout le souci, aussitôt la fougasse faite. Maintenant Mademoiselle est sous les toits, à son grainage; et quand Mademoiselle est à son grainage, le Père Éternel pourrait tonner qu'elle ne se dérangerait pas.»

La personne qui, sans qu'on l'en priât, se mêlait ainsi à la conversation, suivant le patriarcal usage de Provence, était une grande femme maigre et sèche en qui tout de suite et même avant que M. Honnorat ne lui eût dit: «Posez donc nos pains pour vous fâcher plus à l'aise, Saladine!» j'avais deviné, aussi dévouée que tyrannique, la gouvernante du château des Gazan.

Sur sa tête, classiquement couronnée du petit coussin rond des cariatides, elle portait en équilibre une large planche couverte de pains fumants et tenait sous le bras, dans une serviette, un de ces gâteaux minces, faits avec la pâte du pain que les ménagères étalent, le picotant du bout des doigts et l'arrosant d'huile, devant la gueule ouverte du four.

—«Voilà! soupirait M. Honnorat, voilà ce qu'il nous aurait fallu pour faire passer le muscat. On y pensera une autre fois; goûtons-y tout de même en attendant.»

Je rompis un angle et déclarai, sans avoir besoin de mentir, la fougasse délicieuse. M. Honnorat, lui, ne se prononçait pas:

—«On y a peut-être épargné l'huile?...» Mot imprudent qui aussitôt redéchaîna les fureurs de Saladine.

—«Épargné l'huile? si vous pouvez dire! La bouteille entière y a passé, une bouteille d'huile vierge dont chaque goutte vaut son pesant d'or. Seulement nous avons trouvé là cinq ou six femmes qui cuisaient, et Mlle Norette, comme toujours, a voulu arroser leur fougasse. C'est un gaspillage, un massacre. Ah! quand la pauvre Madame Gazan vivait!...»

M. Honnorat m'avait pris par le bras:

—«Je connais Saladine. Elle en a encore pour une bonne petite heure à tempêter: sauvons-nous sous les toits, vous verrez grainer, c'est intéressant.»

Un escalier noir, un palier noir; puis une porte qui s'ouvre, et, dans le carré clair de la porte, un fourmillement d'argent et d'or.

—«Mademoiselle Gazan... l'ami de patron Ruf...»

Instinctivement, je salue; et, la première surprise des yeux passée, je regarde autour de moi et me rends compte.

Nous sommes au grenier, un grenier où de toutes parts le soleil entre comme chez lui.

L'or, c'est des chapelets de cocons suspendus à des barres transversales et si serrés qu'ils forment tenture; l'argent, des papillons blancs accrochés le long des cocons.

Prudemment, baissant la tête pour ne rien heurter, nous pénétrons dans le sanctuaire à la suite de Mlle Norette et de Ganteaume qui, depuis hier, s'est constitué son page.

M. Honnorat me raconte que Mlle Norette, la soie étant à vil prix et la graine au contraire se vendant très cher, a eu l'idée de faire exclusivement du grainage. Elle y réussit, paraît-il. L'argent qu'elle gagne est pour elle. De tout temps, dans les familles de bonne bourgeoisie, l'élevage du ver à soie a été considéré comme occupation noble à laquelle on peut se livrer sans déchoir. La graine du Puget-Maure est recherchée, car on ne fabrique pas de bonne graine partout. C'est un travail d'attention et de conscience. Il faut trier les cocons avec grand soin; il faut examiner au microscope, suivant la méthode Pasteur, les papillons douteux ou malades...

Et le voilà qui m'explique tout en détail: les cocons de choix mis en chapelets, en filanes, délicatement, l'aiguille dans la bourre, sans qu'elle offense le cocon; les papillons qui sortent, mâles et femelles, la femelle immobile, attendant, le mâle frissonnant du corps et des ailes; comme quoi les uns s'accouplent d'eux-mêmes, comme quoi il faut marier les autres et après cela les démarier, noyant les mâles inutiles désormais, tandis que les femelles, sur un cadre garni de toile, pondent leurs œufs, la graine! pareils à un semis serré de petites perles incolores d'abord, puis jaune paille, puis violettes, puis gris de plomb. D'autres ont des procédés compliqués, des sacs en mousseline, des casiers où chaque cocon est isolé. Lui s'en tient aux procédés simples...

Mais je ne l'écoute que vaguement.

Je regarde Mlle Norette, brune, frêle, presque une enfant, sauf la précocité orientale du corsage, Mlle Norette qui s'est remise au travail, et, souriante, sans penser à mal, avec une ingénue chasteté, une cruauté ingénue, de ses fins doigts ambrés, marie et démarie les papillons femelles dont visiblement le cœur s'ouvre, les mâles tout vibrants d'une palpitation de désir.

X
INSTALLATION DANS LA TOUR

Oui! une enfant, cette Mlle Norette. Tout à fait une enfant: ses yeux le disent, que rien ne semble inquiéter, très noirs, malicieux et doux, innocemment ouverts sur la vie.

Elle est femme par la volonté.

Ayant perdu sa mère à douze ans, entre un père ami du repos et la rugueuse Saladine, depuis c'est elle qui gouverne. Oh! sans paraître commander. Seulement, avec ses airs de bon tyran, M. Honnorat ne fait que ce qu'elle a bien voulu approuver d'avance, et, malgré ses colères et ses cris d'aigle, Saladine elle-même lui obéit.

Mlle Norette a dû vouloir que je m'installe au château, car M. Honnorat, à force d'instances, m'y a décidé; ce matin, Saladine me déménage.

Il paraît que le Bacchus navigateur, avec ma chambre attenante à la salle commune, et toujours pleine, par les trous de la cloison, du bruit des joueurs et du bourdonnement des mouches, n'était pas un logis convenable pour moi.

—«Et puis, me dit M. Honnorat, que penseraient les gens s'ils savaient que je laisse à l'auberge, comme des colporteurs ou bien des comédiens, le fils et l'ami de patron Ruf?»

J'ai donc quitté le Bacchus navigateur où je continuerai pourtant à prendre mes repas avec Ganteaume.

M. Honnorat nous offre, à Ganteaume et à moi, toute une tranche de sa tour.

La chose au Puget n'a rien qui choque. Habiter sous le même toit, même quand sous ce toit est une jeune fille, n'implique pas l'intimité. Les maisons ont souvent trois, quatre propriétaires; chacun occupe son coin sans s'inquiéter du voisin, et, en cas de procès, on ne se reconnaît pas toujours aisément dans l'enchevêtrement des étages.

Un peu haut peut-être le retrait qui m'est destiné, mais charmant, comme fait pour moi.

Les archives sont au-dessus, dans une manière de galetas, ce qui rendra commodes mes recherches.

Et, pour ne pas perdre de temps, tandis que j'écoute, à travers le plancher, Saladine et Norette, l'une grondant, l'autre riant, remuer des meubles, j'ai passé toute une après-midi délicieuse à secouer ces papiers jaunis, ces parchemins recroquevillés d'où monte le parfum des âges. Plusieurs chartes que je me réserve d'étudier. Un terrier de 1400 où les noms de lieux sacrilègement travestis par nos employés au cadastre, les noms de famille disparus, apparaissent dans leur originelle vérité sous l'écorce d'un rude provençal paysan ou d'un latin naïvement barbare.

Après le galetas, il y a la terrasse: terrasse à la mode du pays, bordée d'un haut parapet en bâtisse qui va diminuant, suivant la pente du toit dallé, de façon qu'à l'extrémité de la pente on puisse s'accouder pour voir le paysage et que, sur les trois autres faces, on trouve toujours un coin d'ombre fraîche en été, un coin de soleil en hiver.

Perché comme un guetteur, je pourrais au loin voir passer patron Ruf et sa voile blanche.

Un ruisseau chante sous la tour. Des sources invisibles, filtrant au pied du rocher, l'alimentent. Mais à cent mètres, le ruisseau cesse de luire dans le lit pierreux du vallon, tari tout de suite qu'il est par les saignées qu'y pratiquent les propriétaires d'une infinité de jardinets dont les muraillettes en pierre sèche vont dégringolant la montagne.

Ici on se rend très bien compte, topographiquement, de l'histoire du Puget-Maure.

Au temps jadis, avant les défrichements et les cultures, l'eau des sources devait descendre abondante jusqu'à la mer; et l'aride calanque d'Aygues-Sèches servait alors d'aiguade aux marins.

Peut-être les Phéniciens et puis les Grecs eurent-ils là un petit port? Mais à coup sûr les Sarrasins connurent la plage et y abritèrent leurs barques légères. Plus tard seulement ils montèrent et s'établirent au Puget demeuré tel qu'ils l'ont bâti, avec ses rues en escaliers où les maisons penchantes s'entre-baiseraient si, de loin en loin, une voûte, un arceau n'y mettaient bon ordre.

Gardent-ils quelque vague souvenir de leur origine, ces hommes qui, là-bas, leur travail fini, devant la vieille maison commune, contemplent obstinément, dans l'espérance de je ne sais quoi qui doit venir, la mer, le chemin bleu de l'antique patrie oubliée?

Un «Monsieur! hé! Monsieur!» interrompt mes réflexions archéologiques.

C'est Saladine inquiète, affairée, qui s'avance vers moi, se retournant pour voir si quelqu'un ne la suit pas.

Pourquoi ces airs mystérieux, et que peut bien me vouloir Saladine?

XI
CLAVETTE ET CLOCHETTE

Il paraît qu'en rangeant le léger bagage rapporté du Bacchus navigateur par Ganteaume, Mlle Norette s'est montrée fort surprise de découvrir, au milieu de mes livres et de mes papiers, la fameuse clavette en ivoire.

Elle a interrogé Ganteaume qui ne lui a rien appris sinon que la clavette m'appartenait. Maintenant elle voudrait savoir comment cette clavette est arrivée dans mes mains.

Je raconte alors très simplement à Saladine la rencontre que j'eus de l'étonnante chèvre jaune qui me fit tant courir tout le long du vallon, il y a trois jours, le soir même de mon arrivée.

—«Mais c'est Jeanne que vous avez rencontrée!

—Jeanne?

—Oui, Misé Jano, la chèvre de Mlle Norette, notre chèvre, qui précisément, ce jour-là, après avoir, tant elle est malicieuse, arraché avec ses cornes le piquet qui l'attache au pré, rentra, son collier de travers, prêt à tomber, la lanière pendante, ayant perdu clavette et clochette. Voilà bien maintenant la clavette, mais c'est la clochette qu'il faudrait. Mlle Norette a pleuré, et M. Honnorat, s'il apprend cela, risque d'en faire une maladie... Une clochette en argent, monsieur, que, depuis des cents et cents ans, les Gazan ont dans leur famille? Si vous vous rappeliez l'endroit? on pourrait, des fois, la retrouver...»

Alors, à son tour, timidement, Mlle Norette, qui attendait dans l'escalier le résultat de l'ambassade, s'est approchée.

—«Surtout, monsieur, je vous en prie, que mon père n'en sache rien.»

La nuit tombait. J'ai promis de retourner au vallon dès l'aube première pour essayer de reconnaître le buisson que traversait la chèvre, quand, dans la nuit, il me sembla entendre quelque chose tinter.

Et ce matin je suis retourné au vallon. Singulier prélude à mes travaux savants que cette recherche d'une clochette égarée!

Heureusement le bloc de porphyre rouge sur lequel s'est un instant posée la chèvre pourra servir à me guider.

Voici bien le buisson, l'endroit où tomba la clavette, et, en bas d'une pente rocheuse, polie au passage des paysans et de leurs bêtes, le trou d'eau où la clavette a dû rouler.

Quelque chose de blanc tremblait au fond: c'était la clochette.

Je l'ai retirée ruisselante, et tout de suite j'ai compris l'importance que M. Honnorat et Mlle Norette attachaient à sa possession.

Cette clochette, curieusement ouvragée dans le goût sarrasin, portait, en ourlet sur l'extrême bord, une manière d'arabesque que je pris d'abord pour un pur caprice ornemental, mais qui, plus attentivement examinée, me parut constituer une étrange inscription en grec très ancien mêlé de caractères coufiques.

Le tout me parut rentrer avec un singulier à propos dans le cadre de mes études.

Je songeais donc à transcrire l'inscription, me réservant, car je m'entends un peu en cryptographie, de la déchiffrer à loisir, quand Mlle Norette est arrivée. Sa chèvre jaune la suivait, pareille d'ailleurs à toutes les chèvres et nullement fantastique au grand jour.

Mlle Norette m'a repris la clochette, riant et me remerciant; elle l'a suspendue au cou de Misé Jano qui aussitôt s'est mise à courir devant sa maîtresse vers le village.

M. Honnorat grondait lorsque nous rentrâmes.

—«Est-ce raisonnable, Norette, de fier ainsi cette clochette d'argent à la chèvre? Un jour ou l'autre tu peux la perdre!

—Tu vois bien, père, qu'elle n'est pas perdue.

—Sans doute! mais des gens l'ont vue. Cela fait toujours parler les gens.»

Et, de sa voix doucement entêtée:

—«J'aime assez faire parler les gens!» disait Norette.

XII
PANIER DE SOUHAITS

Cette aventure a établi tout de suite une sorte de complicité entre Mlle Norette et moi.

Mlle Norette veut, accompagnée de Ganteaume qui ne la quitte plus d'un pas, me faire visiter de fond en comble, d'abord ma tour, décidément bien sarrasine, puis le château proprement dit, curieux encore quoique moins ancien.

Un petit logis Renaissance, mais bâti sur le plan des maisons arabes. De sorte que l'on s'étonne comme d'un anachronisme, en découvrant au plafond de l'escalier, presque méconnaissables déjà sous les couches de chaux superposées, quelques naïfs bas-reliefs inspirés de l'Iliade: un Agamemnon portant la toque du roi François, une dame que, sans le nom de Briséis inscrit sur une banderole, je prendrais pour Diane de Poitiers.

En revanche la cour a gardé un caractère oriental des plus purs, avec son puits à margelle basse, ses niches creusées dans le mur pour servir d'étagères, le double rang de galeries par où s'éclairent les chambres sans ouvertures sur la rue, et l'énorme vigne centenaire qui, jaillissant d'un angle du sol carrelé, la recouvre presque tout entière de ses bras tortueux et noirs, de ses pampres chargés de grappes dans lesquels à midi des pigeons roucoulent.

L'intérieur est un vrai musée.

Sans compter quelques portraits d'ancêtres suffisamment rébarbatifs; partout, des tentures aux vives couleurs provenant de Smyrne et d'Alep, des armes damasquinées, des lampes de forme bizarre, des tabourets, des tables, des miroirs à incrustations de nacre font au milieu de meubles d'il y a cent ans le fouillis le plus bizarre du monde.

Rien d'ailleurs qui sente le culte du bibelot, inconnu, Dieu merci! sur ces hauteurs; mais quelque chose de patriarcal, la trace restée de plusieurs générations.

Mlle Norette m'explique qu'en effet on a de tous temps beaucoup voyagé dans la famille.

Puis elle ouvre un petit coffre en chêne cerclé de bandes de fer, et me montre des colliers en perles, en corail, ayant généralement pour agrafe une monnaie grecque ou bien une pierre gravée antique, des chapelets de sequins, de lourds bracelets d'argent, des gorgerins d'un style raffiné et barbare, toutes sortes de joyaux rapportés de très loin à des aïeules, des bisaïeules dont elle se rappelle les noms.

Je demande à voir la clochette. Alors Mlle Norette se trouble; Mlle Norette, paraît-il, ne l'a plus. Elle l'a rendue à son père qui y tient beaucoup, comme souvenir.

—«Mais ne lui racontez pas ce qui est arrivé, ne lui dites jamais que vous l'avez eue entre les mains.»

Et pour rompre une conversation qui la gêne, tout au fond du coffre elle découvre un corbillon d'osier tressé. Quelles richesses nouvelles renferme-t-il sous le carré de vieux satin qui précieusement l'enveloppe?

Un œuf, un grain de sel, un morceau de pain bis et un petit bâton portant un brin de laine au bout.

—«Ce sont les souhaits! dit Norette.

—Les souhaits?

—Oui! les souhaits et les présents que l'on m'apporta dans mon berceau lorsque j'étais âgée d'un jour.

—Comme au temps des fées?

—Précisément. Mais depuis longtemps les fées étant mortes, quatre vieilles femmes, généralement, les remplacent, voisines ou amies, respectueuses des usages, qui se donnent, quand il y a quelque part une fillette nouveau-née, cette importante mission. L'idée leur en vient tout à coup, au four, au lavoir, en causant du beau temps et de la pluie. La chose décidée, elles mettent leur robe de grand'messe, un bonnet repassé de neuf, et se présentent. Le petit bâton, qui symbolise une quenouille, est pour que la fillette, en grandissant, devienne active et laborieuse; le sel, pour qu'elle reste pure; le pain, pour qu'elle soit bonne comme le bon pain...

—Et l'œuf, demande Ganteaume, à quoi sert l'œuf?

—L'œuf, répond Norette avec le plus grand sérieux, est pour qu'elle fasse un heureux mariage et pour qu'elle ait beaucoup d'enfants!»

XIII
LE TURBAN DU GRAND-ONCLE IMBERT

Mais le dîner doit être prêt et M. Honnorat nous appelle.

On me présente au curé, l'abbé Sèbe, un petit homme noir comme une taupe qu'on a invité en mon honneur.

Il ne parle pas beaucoup, l'abbé Sèbe! par timidité peut-être, peut-être aussi parce que toute l'attention dont le saint homme est capable se trouve accaparée par un civet qui vraiment donne haute idée des talents culinaires de Saladine.

Au contraire, M. Honnorat est fort expansif. La serviette au cou, il nous fait l'histoire des Gazan ses aïeux, tous marins ou bien médecins. Et je me les figure, je les vois: les uns savants comme Averroës et Avicenne, les autres dépensant sur mer, en caravanes, l'ardeur aventureuse restée dans leur sang.

M. Honnorat, lui, serait plutôt du genre mixte. On le destinait d'abord à la médecine, mais le voyage l'a tenté.

Il me raconte ses navigations dans le Levant; il m'énumère les Échelles: Corfou, Négrepont, Famagouste, toutes sortes de noms qui, prononcés par lui, évoquent aussitôt des visions de villes à dômes et à minarets, avec des quais encombrés de ballots, peuplés de nègres mangeurs de pastèques, au milieu des odeurs du goudron fondu et des épices.

Mlle Norette l'interrompt parfois d'un «est-ce bien vrai, père?» qui soudain fait entrer le bonhomme dans de comiques colères feintes à moitié.

Que ceci n'étonne point! De tout temps, les Orientaux furent grands conteurs, et c'est peut-être un reflet des Mille et Une Nuits qui colore si pittoresquement les imaginations méridionales.

Il s'agit maintenant de l'arrière-grand-oncle Imbert, Imbert-Pacha, comme on disait, qui, parti mousse sur ses douze ans, avait à peu près parcouru toutes les mers dans un temps où les marins ne connaissaient que la voile et où il y avait quelque mérite à naviguer.

Après un certain nombre de fortunes vivement faites et aussitôt mangées, grand-oncle Imbert, le futur Imbert-Pacha, se trouvait un jour, en qualité de simple matelot, dans un riche port d'Arabie.

Le bateau amarré complétait son chargement, l'équipage courait les cafés de la ville. Et grand-oncle Imbert, dont la bourse était vide, essayait de tuer le temps en se promenant sur le quai.

Un quai superbe, et long, et large, avec des dalles de marbre blanc dont la réverbération brûlait les yeux!

Quelqu'un vint à passer, un gros personnage du pays sans doute, vêtu de soie, couvert de bijoux, traînant un manteau tout en perles, et flanqué de deux belles esclaves qui l'abritaient d'un parasol et l'éventaient d'un éventail.

Machinalement, grand-oncle Imbert se mit à le suivre, marchant dans son ombre, la seule ombre qui fût sur le quai, et, en lui-même il se disait: «Mon pauvre Imbert, que tu t'ennuies! mais en voilà un, par exemple, qui n'a pas l'air de s'ennuyer.»

Tout à coup, l'homme aux deux esclaves sortit un mouchoir brodé de sa poche, se le passa sur le visage et s'écria:

—«Couquin de Diou, qunto calour!»

Étonné d'entendre un Turc se plaindre de la chaleur en marseillais, grand-oncle Imbert lui tape sur l'épaule:

—«Quant voles juga que sies Prouvençàu?»

S'il était Provençal? Jugez: un cousin, un Gazan de la branche aînée dont la famille avait perdu la trace et qui était là-bas quelque chose comme prince ou roi.

—«C'est même à cette occasion, concluait M. Honnorat, que grand-oncle Imbert prit le turban pour quelques années.

—Il prit le turban? interrompt l'abbé.

—Oui! il prit le turban, il se fit Turc. L'homme a besoin de religion et toutes les religions sont bonnes. D'ailleurs, son turban nous l'avons encore... Tiens, Ganteaume, prends l'escabeau et descends-moi le turban de grand-oncle, là, sur l'armoire.»

Ganteaume descendit le turban, un gros turban jaune, et se l'essaya.

—«Elles sont toutes bonnes, les religions! insistait M. Honnorat; la religion musulmane surtout. Allah!... Allah!...»

Un tableau comique et charmant; M. Honnorat convaincu, l'abbé n'osant pas se fâcher, Saladine scandalisée, ses grands longs bras maigres au ciel, et Norette qui riait aux larmes.

XIV
LE PASSAGE D'ANE

Dans cette originale maison, presque confortable grâce à Norette, où les chambres n'ignorent pas les tapis, où partout, sur les paliers et les degrés, reluit la brique vernissée, un détail m'étonne: le corridor.

Pour s'harmoniser à l'élégance de sa voûte, il faudrait là, usé au besoin, quelque dallage héraldique en belle faïence blanche et bleue comme en fabriquaient Moustiers ou Varages.

Mais non! le corridor est pavé; la rue s'y continue, poussant sauvagement jusqu'au bas de l'escalier les terribles galets pointus dont le village se hérisse.

Très plaisants d'aspect ces galets, polis qu'ils sont et devenus nets comme marbre sous l'opiniâtre travail de Saladine, à qui son obstination balayante a valu le surnom de Gratte-Caillou.

«Dàu, Grato-caillàu!» lui crient les gamins quand elle veut les empêcher de piller ses figues.

Et je regrette de n'être pas géologue, car j'aurais là, variés et multicolores, comme derrière la glace d'une vitrine, des spécimens de toutes les roches alpestres que nos torrents roulent à la mer.

Mais ils restent pointus quand même, ces galets! «La mort des pieds,» dit Saladine; et Mlle Norette dissimule mal l'ennui qu'elle a de ne pouvoir aller à sa porte en pantoufles.

J'ai interrogé Mlle Norette.

Elle m'a répondu: «C'est le chemin d'âne!» et s'est tue, son œil noir, un peu endormi, s'allumant soudain de colère.

Plus calme, M. Honnorat a bien voulu m'expliquer la chose.

Avec la manie des partages particulière aux Provençaux, les immeubles à chaque succession nouvelle s'émiettent entre tous les co-héritiers. Qui veut être chez soi doit racheter la part des autres, pièce par pièce; et certaines bicoques, pour revenir dans la main d'un seul propriétaire, exigèrent plus d'efforts et de diplomatie que n'en a mis la France à faire son unité.

Or le château n'appartient pas en entier aux Gazan, ce qui serait le rêve de Mlle Norette.

Depuis qu'elle travaille à le réaliser, Mlle Norette a pu, profitant d'une mort, obtenir, par l'échange d'un bout de pré, les appartements du cinquième; elle a pu, moyennant quelques sacrifices, évincer un cordonnier qui battait son cuir dans le petit salon du rez-de-chaussée.

Mais il reste à conquérir l'écurie qui vaut bien cinquante francs, largement payée, et dont elle donnerait volontiers mille, car cet obscur réduit, situé tout au fond de la maison, comporte servitude.

Les papiers sont formels:

«Item, le propriétaire de l'écurie aura droit, perpétuellement, au passage qui sera pavé afin qu'âne chargé n'y glisse.»

Et, pour la commodité d'un âne, Mlle Norette, qui enrage, meurtrit chaque jour ses pieds mignons.

Si au moins l'âne existait!

Non; c'est un âne hypothétique, un être de raison, une fiction d'âne.

Il y en avait bien un autrefois que son maître, ce gueux de Galfar, proche cousin avec qui les Gazan sont brouillés, appelait Saladin à la grande fureur de Saladine. Mais voici beau temps que Galfar, coureur de cabarets, joueur comme les cartes, l'a perdu dans une partie de vendôme.

Ce qui ne l'empêche pas de garder l'écurie dont il fait sa chambre les jours où, avec son fusil et ses chiens,—Galfar est aussi un tantinet braconnier,—il monte au village, et d'exiger, insolent et narquois, le maintien du chemin d'âne, ni plus ni moins que lorsque son âne habitait là.

XV
LA FÊTE DE L'ÉMIR

Hier, au tomber du jour, un gamin sans chapeau, très grave, a parcouru les rues du village.

Tous les vingt pas il s'arrêtait et, soufflant dans un coquillage énorme dont la pointe cassée exprès forme embouchure, il en tirait une sorte de mugissement mélancolique et prolongé.

Puis il faisait le cri, prologue de la fête; les gens, non moins graves que lui, l'écoutaient.

J'ai reconnu Ganteaume qui, Dieu sait au prix de quelles intrigues, a obtenu que, pour un soir, on lui confiât les fonctions de héraut.

Ce matin, par les sentiers blancs qui rayent le flanc des montagnes et descendent au vallon pour remonter ensuite vers le Puget, hommes, femmes, enfants, viennent des villages voisins en caravane.

Le Puget s'apprête pour les recevoir dignement. Les agneaux crient, les brebis bêlent. Dans toutes les cours, sur toutes les portes, des bouchers improvisés, bras nus, le couteau aux dents, saignent, écorchent et dépècent.

L'hospitalité se complique de gloriole. C'est à qui hébergera le plus d'amis, de parents lointains. Et, tandis que ménagères et servantes dressent les tables, montent les broches et entassent la braise autour des marmites, les peaux clouées fraîches et sanglantes sur la façade de chaque maison apprennent à l'admiration du passant le nombre des bêtes qui vont y être mangées.

Des coups du fusil, des chants d'église:

—«Courons, dit Ganteaume, la bravade!»

Les pénitents apportent le Saint qu'ils sont allés chercher en pompe dans la montagne. Ils ont orné l'immémoriale statue de grappes de raisin nouveau. Sous son brancard d'où pend une étole, les enfants passent et repassent, sûrs par ce moyen de devenir forts et courageux; et en avant de la procession, les jeunes gens, pour honorer le saint, font parler la poudre.

Après, on le ramènera là-haut, à la chapelle solitaire qu'il habite toute l'année, debout sur l'autel et regardant, de ses yeux de bois, par l'étroite fenêtre grillée à travers laquelle, parfois, quelque rare pèlerin jette un sou, le roc que domine la chapelle, violet de lavande au printemps et gris dès le mois d'août, sous sa couche d'herbes brûlées.

La nuit nous promet d'autres joies.

Après le souper, qui a lieu à huit heures selon l'usage, il m'a fallu, en compagnie de M. Gazan et de Norette, aller voir les danses.

J'espérais un bal, pas du tout! ici les femmes ne dansent pas; la danse est un exercice viril réservé aux hommes.

Sur deux rangs, portant des épées, au son du tambourin, à la clarté des torches, une douzaine de gaillards costumés bizarrement ont d'abord exécuté un quadrille guerrier à figures nombreuses et compliquées que l'abbé Sèbe, par qui nous venons d'être rejoints, nous assure être la pyrrhique. Puis, autour d'un mai chargé de longs rubans multicolores, croisant, décroisant les rubans, ils combinent, d'un pas rythmé, les plus gracieux entrelacs. Tout cela constitue un amusant mélange de rococo et de sauvagerie, comme le souvenir tant bien que mal conservé de galants divertissements organisés jadis dans ce coin perdu, maugrabin et rustique, par une châtelaine éprise de Watteau.

L'abbé Sèbe, grand païen malgré sa soutane, m'explique, avec citations à l'appui, que c'est là un jeu traditionnel apporté en Provence par les marins phocéens et représentant les détours du labyrinthe de Crète.

Il explique tout, l'abbé Sèbe, mais il ne m'explique pas le Turc.

Car c'est devant un Turc qu'ont lieu ces danses, un bel émir à barbe postiche qui, comme si la fête était donnée en son honneur, reste immobile, laissant les autres s'agiter, avec une sérénité tout orientale.

Et quel turban! un instant je soupçonne Ganteaume de s'être approprié pour la circonstance le couvre-chef d'Imbert-Pacha. Mais l'émir est de haute taille, il ferait aisément deux Ganteaume à lui seul. Et d'ailleurs, voilà dans la foule, au premier rang, Ganteaume très fier de porter une torche.

On dirait que l'émir me regarde, fixant sur moi, par intervalles, ses yeux brillants que rendent farouches deux sourcils tracés au bouchon.

Que me veut l'émir.

Sait-il mon faible pour les turqueries? A-t-il deviné que je suis venu ici tout exprès pour chercher la trace des chevaleresques conquérants qu'inconsciemment il représente? Au fond, quoi qu'en pense l'abbé Sèbe avec sa manie de ne voir partout que Grecs et Romains, dans le rôle joué par cet émir barbu je flaire, à bon droit, une tradition sarrasine.

L'émir s'approche, si je lui parlais...

Mais Mlle Norette semble avoir peur. Elle déclare qu'il fait froid, qu'il faudrait rentrer. Rentrons pour obéir à Mlle Norette.

XVI
LE COUSIN GALFAR

Non! ce n'est pas par sympathie que l'émir me regardait.

Nous venons de nous rencontrer devant la porte des Gazan. Il était là comme chez lui, appuyé au mur et fumant, le fusil sur l'épaule, son chien à ses pieds.

Un solide gaillard, ma foi! une manière de brigand corse, vêtu de velours, le poil en broussaille; avec cela je ne sais quel air de jeune assurance, et, dans sa figure hâlée, de grands yeux bleus hardis et doux.

Où diantre ai-je vu ce beau sauvage? car certainement je l'ai déjà vu.

A tout hasard, je le salue. Lui s'incline poliment, non sans intention d'ironie. Mais au moment où je m'apprête à lui adresser la parole, il siffle son chien et s'en va.

—«Eh bien! vous le connaissez, maintenant? me crie Saladine. C'est Galfar, le cousin, l'homme au chemin d'âne. On était content, depuis deux mois, de n'avoir plus de ses nouvelles. Le voilà revenu maintenant, sans doute avec quelque mauvais coup en tête. Drôle d'idée que les gens ont eue tout de même de choisir un pareil chrétien pour faire le Turc.

—Vous savez bien, interrompt M. Honnorat, que, d'après la coutume, le Turc doit sortir de notre famille. Il est donc naturel qu'à mon refus...»

M. Honnorat dit «à mon refus» d'un ton contraint, presque vexé. Peut-être ne lui a-t-on pas offert de faire le Turc cette année, peut-être aussi Norette n'a-t-elle pas voulu? Cependant je me représente M. Honnorat, le grave M. Honnorat faisant le Turc: image qui me remplit de joie.

—«Choisir ce Galfar, si c'est Dieu possible!»

Ce Galfar, à première vue, ne me paraît pas précisément un méchant diable. Pourtant, s'il faut en croire la rancunière Saladine, j'aurais tort de me fier aux apparences.

C'est un mange-tout, un songe-fêtes, le digne fils des vieux Galfar, riches jadis, mais prodigues, tenant maison ouverte, et sous prétexte de cousinage, tout le monde est cousin quand on cherche! logeant et nourrissant des mois entiers les premiers venus.

—«Une fois, chez eux, du temps de l'arrière-grand-père, il y eut pour le souper de Noël quarante-deux personnes à table, quinze peaux de brebis encadrant le rond du portail; et des personnes se souviennent avoir vu sur leur perron, du jour de l'an à la Saint-Sylvestre, une table couverte d'une nappe blanche avec un verre et une cruche de vin, aussitôt vidée, aussitôt remplie, gratis, à la disposition de qui avait soif et passait.

«En la gouvernant ainsi, une fortune est vite fondue, surtout quand les procès arrivent.

«L'une après l'autre, peu à peu, toutes les terres se vendirent, et maintenant les Galfar sont si pauvres qu'ils pourraient, sans crainte des voleurs, fermer leur porte avec un buisson.

«Il ne leur reste qu'un petit bien dont les huissiers n'ont pas voulu et sur lequel ils vivent. Le père essaie de le cultiver, mais il s'est mis trop tard à la pioche: être paysan ne s'apprend pas dans les collèges! Après avoir couru, navigué, essayé de tous les métiers, un matin, le fils est revenu; il fait de la poudre en contrebande et braconne. La mère, travaillée d'orgueil et d'idées noires, n'a pas assez de la journée pour pleurer les larmes de son corps.

—Et c'est depuis la ruine que les deux familles sont brouillées?

—Non pas! M. Honnorat voulait au contraire se rapprocher d'eux, leur venir en aide. Les Galfar n'ont pas répondu. Galfars et Gazans naissent en guerre; ils tètent ça avec le lait.»

Saladine n'exagérait pas.

J'ai beau interroger sur ce point M. Honnorat et Norette; j'aurais beau sans doute interroger le cousin Galfar. Peine perdue! ils sont ennemis, voilà ce qu'ils savent; mais les uns, pas plus que les autres, ne pourraient me dire pourquoi.

XVII
A MONTE-CARLO

Ganteaume est venu m'éveiller, rayonnant, plein d'enthousiasme.

Hier, au Bacchus navigateur, où il dînait seul en m'attendant, ainsi que cela lui arrive parfois, pendant que je courais la montagne, Ganteaume a entendu causer le Turc. Or, ce Turc me connaît, paraît-il, et racontait sur moi des choses étranges.

Il faut ici que j'ouvre une parenthèse et que je fasse un pénible aveu.

Pas très loin du Puget-Maure—huit ou dix heures de voyage, mais l'oiseau d'un coup d'aile franchirait les quelques bois de chênes-lièges ou de pins, les quelques montagnettes brûlées et les quelques promontoires blancs qui l'en séparent—est un singulier pays par ses habitants appelé Mounègue, et plus connu parmi les Français sous le sobriquet italien de Monaco.

M. Honnorat prétend même, laissons-lui la responsabilité de cette affirmation, que, par certains jours clairs, avec une bonne lunette, on peut, du haut de ma tour, découvrir, sur son roc trempant dans la mer, le vieux Monaco moyen-âge; plus bas Monte-Carlo, ses jardins de marbre, ses palais; et entre eux, le petit port d'Hercule où des tartanes se balancent.

Je vois mieux cela dans le souvenir.

Et surtout je me vois moi-même, il n'y a pas deux mois, sous les grands rosiers fleuris en hiver, respirant l'air salin, écoutant les palmiers chanter, admirant la splendeur frissonnante du golfe.

Personne encore! Au milieu du décor féerique mi-parti de nature et d'art, une délicieuse et paradoxale solitude.

Six heures sonnent, un train siffle: le train de Nice avec son chargement quotidien de joueuses et de joueurs.

Par les rampes en escalier, où déjà les gaz s'allument dans le jour mourant, la foule défile.

Des hommes fiévreux, mais corrects; des femmes plus visiblement passionnées, dissimulant moins leur impatience de se retremper au bain d'or. Et maintenant laissons briller là-haut les inutiles étoiles qu'aucun regard ne cherchera! De vagues parfums féminins ont remplacé l'odeur des roses; les palmiers et les flots cessent leur dialogue, semblant exprès faire silence pour qu'on entende seul le bruit des louis remués.

Avant ma retraite chez patron Ruf et sur le point de mettre à exécution mes projets de sagesse définitive, j'avais donc voulu, je l'avoue, goûter une dernière fois aux sensations violemment contrastées que Monte-Carlo procure.

Passant mes journées en plein air, rêvant de Virgile dans quelque bois de pins, ou m'endormant en compagnie de Théocrite au creux d'un rocher, sur le rivage, j'éprouvais le soir une âpre joie à me mesurer, tantôt vainqueur, tantôt vaincu, avec l'Or,—César méprisable et tout puissant qui commande au monde.

Bref! une semaine durant, ayant affecté certaine somme à cet usage, j'exerçai l'état de joueur, et de beau joueur, paraît-il, car la nuit où je perdis mon dernier écu, les beautés cosmopolites du lieu, Américaines, Moscovites, parurent compatir à ma peine, et le grand diable de laquais à gilet rouge, providence des gosiers rendus arides par l'angoisse, m'offrit, sur un plateau d'argent, le traditionnel verre d'eau avec une visible considération.

Il y a mieux!

Un de ces honorables chevaliers, professeurs sans diplôme de roulette et de trente-et-quarante, dont l'industrie consiste à révéler les arcanes de l'art aux joueurs novices, et à leur apprendre, Midas en redingote râpée, la marche infaillible pour faire sauter la banque chaque soir, monsieur Pascal, oui! monsieur Blaise Pascal vint me retrouver.

Il avait bien, ce M. Blaise, un titre à désinence italienne, et, sur ses cartes, quelque chose ressemblant à une couronne de comte; mais on l'appelait plus volontiers, à Monaco, Blaise Pascal, car il n'acceptait jamais rien pour ses consultations, se contentant de vous faire souscrire (cela coûtait généralement un louis ou deux) à une édition avec notes et commentaires, prête à paraître le lendemain depuis vingt ans, du Traité de la roulette que composa, comme chacun sait, l'illustre auteur des Provinciales:

Historia Trochoïdis sive cycloïdis
gallice la Roulette.

Un mystificateur avait soufflé cette idée au bon professeur de martingale, lequel, sur la foi du livre imprimé chez Guillaume Després, rue Saint-Jacques, à l'image Saint-Prosper, traitait Blaise Pascal en confrère et ne doutait pas qu'il eût été un illustre grec du temps de Louis XIV.

Lieu de l'entrevue: la place du Palais des jeux, devant le grand café qui fait face à l'hôtel et, par delà ses toits, regarde la Turbie; car, depuis longtemps, M. Pascal n'était plus admis à pénétrer dans les salons.

—«Il paraît, me dit-il après s'être offert un verre d'absinthe, tribut volontiers consenti par moi en échange de ses bavardages parfois amusants, il paraît que vous repartez pour Paris? Décidément la bille ne vous aime pas, non plus que les cartes, et vous avez raison de renoncer à les attendrir.»

Je m'inclinai, témoignant par là combien cette constatation tardive me paraissait justifiée.

—«Mais j'ai mieux à vous proposer...

—Ne vous gênez pas, proposez, mon cher monsieur Blaise.

—Une affaire immense, stoupendo! (M. Blaise baragouinait italien aux moments de grande émotion) une affaire étonnante, miravigliosa, des millions, des milliards, de quoi acheter Monte-Carlo, Monaco et la France entière, rien qu'avec une mise de fonds misérable: dix mille, quinze mille francs tout au plus.»

Et le voilà me racontant je ne sais quelle nébuleuse histoire de trésor caché, de secrets surpris par un matelot. Il ne s'agissait plus, et pour cela l'argent était nécessaire, que de mettre la main sur de vieux papiers, des manuscrits, surtout un mystérieux objet dont le détenteur ne voulait pas se dessaisir. Le matelot s'en chargeait; ma il fallait de l'argent d'abord, oun pétit arzent.

En tout autre endroit, la proposition m'eût fait sourire. Elle n'avait rien d'extraordinaire à Monaco, où j'ai vu se brasser, entre gens d'ailleurs convaincus, des affaires bien autrement chimériques.

Et puis, pourquoi marchander l'espérance à cet excellent M. Pascal? Je ne lui dis ni oui ni non, demandant à réfléchir, promettant une réponse aussitôt mon retour, poussant même la condescendance jusqu'à me laisser présenter le matelot en question, qui nous attendait, abominablement ivre, dans un cabaret de la Condamine.

Je ne m'étonne plus, maintenant, d'avoir trouvé au beau Galfar un air d'ancienne connaissance.

Le matelot ivre, l'homme au trésor, je m'en rends compte, c'était lui!

Dans son long récit, écouté par moi d'une oreille relativement distraite, maître Blaise Pascal a-t-il, à propos de trésor, prononcé le nom du Puget-Maure, et Galfar, au milieu de ses effusions affectueuses, auxquelles j'eus quelque peine à me soustraire, laissa-t-il par hasard échapper le mot de Chèvre d'Or? C'est ce que je ne saurais me rappeler; en tout cas je ne le remarquai point.

Cependant Galfar s'imagine, non sans une apparente vraisemblance, que je suis venu au Puget traîtreusement, sur les indications de maître Blaise Pascal et les siennes, que je veux conquérir à moi tout seul les trésors de la Chèvre d'Or, et que mes courses à travers champs, l'attention que je prête aux papiers anciens, mon intimité même avec M. Gazan et Norette, n'ont d'autre but que la découverte du secret.

Tel est le résumé du rapport ému que m'a fait Ganteaume touchant la conversation par lui surprise, hier, au Bacchus navigateur.

XVIII
LES CHASSES DU CURÉ

C'est à croire positivement que la Chèvre existe.

Depuis le jour où, tirant sur sa pipe et raillant, patron Ruf m'en parlait à la calanque d'Aygues-Sèches; depuis ma rencontre, le soir, dans le vallon, avec Misé Jano,—car tout le monde l'appelle Mademoiselle, l'espiègle et cabriolante favorite de Norette!—et la trouvaille que je fis d'une clef de collier perdue par elle; voici la troisième fois que cette endiablée Chèvre d'Or se met en travers de mon chemin.

Dieu sait que j'étais venu au Puget-Maure sans intention criminelle et que certes, en arrivant, je songeais à tout, excepté à la Chèvre d'Or. Mais puisqu'on me soupçonne, puisqu'on m'accuse, puisque Galfar et le ciel lui-même semblent d'accord pour m'y pousser, je vais délibérément me mettre à la poursuite du joli monstre au pelage roux; et je le jure par ses cornes! avant huit jours j'aurai découvert ce qui se cache de vérité sous la pittoresque légende à travers laquelle il galope.

Qui interroger cependant?...

Les gens du village? Ils sont, hélas! peu communicatifs; la moindre question imprudemment posée leur ferait partager aussitôt les méfiances dont Galfar m'honore.

M. Honnorat? Selon ce que Ganteaume m'a rapporté des discours de Galfar, les Gazan doivent être plus ou moins directement mêlés à ces histoires de trésors cachés et de chèvre. D'ailleurs, comment parler de la Chèvre d'Or à M. Honnorat sans lui parler aussi de la mystérieuse clochette? Or, Norette, pourquoi? exige que je me taise sur ce point.

D'un autre côté, marcher seul ne me paraît pas bien commode.

Le hasard m'a secouru en amenant chez moi l'abbé Sèbe, juste au moment où, en désespoir de cause, je m'apprêtais à me rendre chez lui.

Nous sommes maintenant amis inséparables.

Je me sentais d'abord médiocrement porté, à vrai dire, vers ce garçon trop bien portant, parlant haut, buvant dur, d'allure restée paysanne, et plus semblable avec sa soutane rapiécée, sa barbe qu'il rase seulement tous les huit jours, à un marabout musulman qu'à un ministre de l'Évangile.

Mais il tenait à faire ma connaissance, et, vers quelque point de l'horizon que je dirigeasse mes promenades, j'étais certain, dans les sentiers caillouteux blancs sous le soleil, d'apercevoir, doublée par son ombre, la noire silhouette de l'abbé Sèbe.

Je le fuyais, évitant son coup de chapeau, craignant qu'il ne voulût me convertir.

Erreur! l'abbé Sèbe laisse la gloire et le souci des conversions à de plus dignes. Il baptise, marie, enterre, se fiant au Père Éternel pour le surplus, et très satisfait s'il réussit à mener, sans trop d'accidents, d'un bout à l'autre de l'année, le troupeau mécréant dont le destin l'a fait pasteur.

Le matin où, vaincu par tant d'insistance, je m'arrêtai et lui parlai, à travers la brosse de sa barbe, sa peau brune se colora d'une enfantine rougeur; et cet homme de Dieu, incapable de dissimuler une vraie joie, m'écrasa les phalanges d'une poignée de main si cordiale que tout de suite je devinai qu'avant de porter calice et ciboire, il avait, montagnard frotté d'un peu de latin appris à l'étable en hiver, plusieurs années durant poussé la charrue dans l'humble ferme paternelle.

Savant à sa manière, grand amateur de pots cassés, grand collectionneur des sous antiques que les paysans ramassent parfois à fleur de sol après la pluie, et ne rentrant au presbytère que les poches bourrées de cailloux, l'abbé Sèbe, depuis que M. Honnorat, aimable jadis, s'enfonce dans une paresse de plus en plus turque, n'est pas fâché de trouver quelqu'un à qui confier le trop-plein de ses observations et de ses pensées.

Je m'intéresse aux Romains qu'il aime; lui, sans bien comprendre, fait effort pour s'intéresser à mes recherches sarrasines. Mais c'est mon fusil, j'en suis certain, qui finira par faire de lui un orientaliste distingué.

Oui! mon fusil. Lorsque je vais à travers champs, j'emporte toujours un fusil en manière de contenance. Chasseur dans l'âme et fin tireur, l'abbé souffrait de me voir promener, sans jamais m'en servir, ce fusil ridiculement inutile.

Un jour, loin du village, et sûr de n'être vu par personne, il me le prit des mains, histoire de rire, pour essayer.

Il essaya et tua un lièvre.

Le lendemain, il essayait encore, et décimait une compagnie de perdrix.

Deux fois je rapportai mon carnier plein, ce qui, tout en stupéfiant M. Honnorat, me donna de la considération dans le village.

Et depuis, c'est chose entendue: quand nous sortons, ma cueillette érudite faite, je m'étends à l'ombre d'un roc, sous un arbre, et livre le fusil avec les cartouches au bon abbé qui, la soutane retroussée, montrant ses souliers à clous, son pantalon de bure roussi dans le bas par la terre, se met à poursuivre perdrix et lièvres.

Nous y trouvons notre compte tous les deux.

L'abbé, pris d'une subite ferveur scientifique, m'indique des restes curieux de constructions, me signale les noms de famille ou de quartier paraissant se rattacher à l'ensemble de mes études; mais, coïncidence bizarre, partout où l'abbé connaît quelque chose qu'il juge digne de m'être montré, nous rencontrons toujours, par surcroît, un lièvre qui attend au gîte ou des perdreaux mûrs pour le plomb.

XIX
L'ERMITAGE

Il doit gîter au moins deux lièvres du côté de l'ermitage; pour un seul, à coup sûr, l'abbé Sèbe ne nous mènerait pas si loin.

Car il est très haut perché cet ermitage, et le chemin n'en finit pas de grimper entre des rochers d'une surprenante sécheresse.

Mais l'abbé m'a promis des ruines.

Les ruines y sont, les lièvres aussi. L'abbé tue un lièvre d'abord, réservant, j'imagine, le meurtre du second pour égayer notre retour; et puis, nous visitons les ruines.

Elles consistent en une petite chapelle romane couverte d'un toit dallé sur lequel ont librement poussé les herbes et les ronces; plus un amas de plâtras au bout d'un carré clos de murs, où furent le logis et le cimetière des ermites; et, par devant, à l'alignement du chemin, une fontaine armoriée que quelques ornements, visibles encore sous la mousse, datent des commencements de la Renaissance.

Tout cela, sans doute, a du caractère, mais sans intérêt bien spécial pour moi.

Cependant, sur le mur de la chapelle qui regarde à l'Est, dans un angle, l'abbé me fait remarquer un cadran solaire en crépi, notablement désagrégé par la pluie et le vent de mer. Un cartouche le surmonte, avec quelques lettres en noir, restes d'une inscription. L'abbé, quoiqu'il se souvienne avoir vu l'inscription presque entière, ne peut pas m'en dire le sens. C'était, paraît-il, un distique, obscur dans son latin barbare comme une centurie de Nostradamus, et qui parlait d'ombre et de trésor.

—«Ce cadran et cette inscription, continue l'abbé, heureux de l'attention que je prête à ses paroles, furent tracés vers le milieu du xviiie siècle par un membre de la famille Gazan, médecin, disciple du fameux Mesmer, et qui a laissé le souvenir d'un original quelque peu fou, moitié philosophe, moitié cabaliste. L'inscription eut toujours le don d'exciter la curiosité des gens.

«On s'imaginait, et l'on s'imagine encore, qu'elle indique l'endroit où, dans les temps anciens, d'immenses richesses furent enfouies.

«Et, détail qui n'a pas peu contribué à fortifier cette opinion, la fontaine que vous voyez là s'appelle Fontaine de la Chèvre d'Or.»

Je fis un soubresaut.

—«Eh! quoi, l'abbé, vous connaissiez cette fontaine de la Chèvre d'Or, et ne m'en avez jamais rien dit?... Le nom ne lui est pourtant pas venu tout seul, il doit se rapporter à quelque légende significative.

—En effet, il y a dans le pays, vous ne l'ignorez pas sans doute? une légende de Chèvre fée donnant puissance et bonheur à qui sait l'atteindre, s'emparer d'elle, et ne laissant au cœur de ceux qui l'ont seulement entrevue, qu'amertume et insatiables désirs.

«Telle est, du moins, la version des humbles d'esprit et des poètes, celle que l'on raconte à la veillée quand les femmes trient les amandes, ou au moulin d'huile quand les hommes pressent le grignon.

«Mais des gens pratiques en ont trouvé une autre. Peu sensibles au mystérieux, ils pensent que ce nom de Chèvre d'Or est ni plus ni moins qu'une manière de parler symbolisant un trésor fort réel, caché pas bien loin précisément de la chapelle où nous sommes, et que l'on pourrait retrouver en fouillant à la bonne place.

«Aussi bien, il ne se passe guère d'années sans que quelque amateur essaie de faire tourner la verge de coudrier, dans le vieux cimetière, autour de la fontaine. Ils ont, ces enragés, avec leurs pioches et leurs pics, aux trois quarts démoli, comme vous voyez, la chapelle, et sacrilègement retourné les os des ermites qui dorment là. Sans compter que je dus encore, l'autre jour, reconduire jusqu'à ma porte, en le menaçant de coups de trique, un paroissien qui voulait m'amener ici, quand minuit sonnerait, pour me faire dire la messe noire.

—Ainsi, l'abbé, vous ne croyez pas?...

—Je ne crois qu'à Dieu et au Pape. Mais, quoi! dans l'opinion des gens le trésor dont il s'agit serait un trésor sarrasin; et, d'après vous, les Sarrasins ont laissé au Puget tant de choses que je ne vois pas pourquoi, en s'en allant, ils n'y auraient pas laissé un trésor.»

L'abbé riait, il ajouta:

—«Je pensais bien que ceci mériterait votre attention; j'avais même, à tout hasard, mis dans ma poche un vieux cahier sur parchemin, prêté par M. Honnorat, et que je n'ai pas encore pris le temps de lui rendre. Un livre de raison: il date du xve siècle. Vous y trouverez des renseignements concernant la chapelle et la fontaine. Seulement, pas un mot de tout ceci à M. Honnorat ni à Mlle Norette! Les Gazan, je ne sais pourquoi, n'aiment pas beaucoup qu'on parle devant eux de la Chèvre d'Or.»

XX
LE LIVRE DE RAISON

L'abbé hésitait en me donnant le livre, il semblait regretter de me l'avoir offert. Et puis, pourquoi cette expresse recommandation de n'en jamais rien dire à M. Honnorat non plus qu'à Norette?

J'ai tressailli, je me le rappelle, oui! visiblement tressailli quand l'abbé, sans penser à mal, laissa échapper ces syllabes: «la Chèvre d'Or» dont l'obsession depuis quelque temps me poursuit.

Aurait-il remarqué mon émotion? me soupçonnerait-il, lui aussi, comme Galfar, de rêver la conquête des trésors enfouis au Puget-Maure?

Malgré que l'abbé insistât, j'ai refusé d'aller manger le lièvre au presbytère; j'ai même, prétextant un travail d'importance, des lettres pressées à écrire, faussé pour ce soir compagnie aux Gazan.

Et me voilà, dans mon infâme auberge, en train de dîner face à face avec Ganteaume qui m'observe, qui se demande ce que peut bien contenir le précieux bouquin placé près de moi, sur la table, et que je ne quitte pas du regard.

Mais Ganteaume en sera pour sa curiosité.

Quelque chose me dit que sous cette reliure en cuir fauve, criblée par les vers, piquée par les mites, molle, pareille à l'amadou, je vais trouver, sinon la solution, du moins les prémices du problème dont l'inconnu de plus en plus me préoccupe et m'attire.

J'attends d'être rentré chez moi; et seul, écoutant le plaintif chevrotement de Misé Jano dans sa logette, tournant le dos au paysage, toujours sublime, à cette heure où le soleil tombe, des collines et de la mer, les doigts tremblants, ému comme quelqu'un qui craint de trouver vide un coffret antique et mystérieux, je dénoue le ruban fané qui ferme la tranche du livre.

L'abbé ne m'a pas trompé.

C'est un de ces livres de raison, d'usage commun autrefois dans les familles provençales, memorandum manuscrit sur les pages respectées duquel, avec les naissances, les morts, les mariages, on relatait, au jour le jour, les gros et menus faits concernant le pays ou la maison.

Mais ces archives domestiques des Gazan ont ceci pour elles qu'elles remontent au delà du xve siècle. Car si, précédant quelques feuilles de la fin demeurées blanches, les dernières pages noircies révèlent, par leur fine et ferme écriture, la main d'une riche bourgeoise, sage contemporaine de la Pompadour, les lettres gothiques du commencement, régulières, ornées, magistrales, sont dues évidemment à la plume savante du clerc de la chapelle ou du tabellion écrivant, attentifs, sous la dictée des châtelaines.

Il y a deux semaines, c'eût été pour moi un régal, une vraie débauche, que de dévorer des yeux, les compulsant, les annotant, au risque de me laisser surprendre par l'aurore, ces feuillets jaunis où, depuis le bisaïeul de Norette, je puis, d'année en année, presque de jour en jour, remonter jusqu'à l'origine, aux lointains ancêtres venus d'Orient.

Quelle source de documents, quelle mine pour mes études! Mais aujourd'hui c'est autre chose que j'y cherche: un détail, une indication ayant rapport avec l'ermitage, la fontaine, le cadran énigmatique et indéchiffré du vieux médecin cabaliste.

Par malheur, bien des pages manquent qu'on dirait intentionnellement arrachées.

Nulle trace de la légende, rien que quelques lignes constatant qu'en l'année 1503, noble Melchior Gazan, dans une intention de bienfaisance et pour assurer le repos des âmes «des deux qui sont morts», a permis aux ermites, présentement et aussi longtemps qu'elle coulera, de conduire «par tuyaux de terre jusqu'à leur ermitage et chapelle, sous la condition d'en laisser la jouissance et la tombée aux gens qui passeront sur le chemin, la source lui appartenant et naturellement jaillissante au lieu dit: Rocher de la Chèvre».

XXI
LA FONTAINE

Que le trésor ait existé, c'est certain; la légende, la tradition, certains faits relevés par moi, tout le prouve.

Qu'il existe encore, c'est probable: comment aurait-on fait pour en tenir secrète la découverte?

Mais le moyen de l'atteindre... voilà l'obscur! Et peut-être sa destinée est-elle de dormir jusqu'à la fin des jours, aveugle sous terre, inutile, comme tant d'autres trésors perdus, dont les métaux, les pierreries, ne ressusciteront plus jamais aux joies vivantes de la lumière.

Un matin pourtant, sans songer, une préoccupation instinctive, plus que la volonté, me conduisant, je suis monté vers l'ermitage.

Le soleil, depuis longtemps sur l'horizon, mais invisible encore derrière les montagnes, colorait leurs cimes en rose. Arrivé devant la fontaine, je regardais ses deux mascarons cracher l'eau, tandis que des gouttes pleuraient, très claires, aux fils de ses mousses.

Tout à coup le soleil parut, inondant le plateau d'une nappe de clarté blanche; et l'ombre du petit monument, droite et nette, vint s'allonger jusqu'à mes pieds.

Alors—la mémoire a de ces hasards, les idées de ces associations subites—songeant au distique latin du cadran, je me suis soudain rappelé, pour l'avoir lu sans doute quelque part, l'aventure de Robert Guiscard, en Sicile, et la colonne qu'il trouva, et la statue couronnée d'un cercle de bronze où était gravé: «Le 1er mai, au soleil levant, j'aurai une couronne d'or.» Mots dont un Sarrasin, prisonnier du comte Robert, sut pénétrer le sens caché. Car Robert, sur ses indications, ayant fait fouiller, le 1er mai, au soleil levant, l'endroit qu'indiquait l'extrémité de l'ombre projetée par la statue, il y trouva, dit le chroniqueur, un grand et très riche trésor.

Évidemment, si l'inscription tracée par le vieux docteur mesmérien sur le cadran de l'ermitage a jamais signifié quelque chose, et si toutefois le trésor existe, c'est l'ombre d'un objet quelconque qui doit en indiquer la place.

Et pourquoi pas l'ombre de la fontaine, puisqu'elle s'appelle fontaine de la Chèvre d'Or?

Ils n'ont certes pas si tort que cela, sauf leur croyance en la vertu de la verge tournante et de la messe noire, les gens qui viennent, pendant la nuit, remuer le sol autour de la fontaine!

Ils brûlent, comme on dit; mais leurs efforts resteront vains, car, non plus que moi, ils ne savent l'heure du jour ni la saison où l'ombre serait indicatrice.

Tout repère manque, l'inscription elle-même est abolie; et l'abbé qui l'a jadis lue n'en garde qu'un souvenir vague suffisant pour irriter ma curiosité, insuffisant pour m'être un guide.

Moins heureux que Robert Guiscard, n'ayant pas, hélas! à mon service un prisonnier sarrasin, un de ces fils d'Agar héréditairement experts à deviner le secret des figures, je renoncerai donc au trésor du Puget-Maure.

Et, me raillant un peu moi-même, amusé de mes rêveries, je m'étais étendu sous un buisson, avec le désir d'oublier le trésor, tandis que la fontaine, traversée de rayons obliques, semblait, vision obsédante, rouler dans son cristal, dans son écume, des diamants et des fragments d'or.

XXII
LE ROCHER DE LA CHÈVRE

Depuis, j'ai réfléchi; car ceci à la fin devient attachant comme la poursuite d'un problème.

Si le trésor lui-même ou l'entrée du souterrain qui, à en croire certains récits, le renferme, se trouve autour de la fontaine, on pourrait aboutir en sondant avec soin le rond de terrain circonscrit que parcourt, plus ou moins étendue selon les saisons, l'ombre portée de sa pyramide.

Mais je suis assuré maintenant que le trésor ne se cache point là.

La fontaine date à peine de quatre cents ans, et n'est point contemporaine du trésor.

D'ailleurs,—un enfant y eût songé tout de suite,—d'après le livre de raison, le nom de fontaine de la Chèvre d'Or s'appliquant au petit monument dressé pour les ermites, ne saurait signifier grand'chose; car évidemment on ne l'a appelée ainsi que par extension, en souvenir du rocher dit: «de la Chèvre» d'où descend la vraie source, la source mère.

En tout cas, trouver le rocher est facile.

Les tuyaux, depuis quatre siècles, s'étant crevés en maints endroits, je n'ai qu'à suivre une demi-heure durant, le long de la pente aride, cette ligne verte tracée sur le sol par les consoudes et les prêles, plantes dont la présence révèle le voisinage de l'eau; et me voilà sur un plateau semé de débris, restes probables de quelque château-fort, en présence d'un bloc calcaire, figuré bizarrement, au pied duquel, cristalline, la source s'épanche.

Ce plateau, irrégulièrement quadrangulaire, accessible du côté par où s'en va la source, a pour fossés, des trois autres côtés, une falaise à pic que couronnent encore des restes de murailles.

Le sol résonne sous les pas, des excavations, naturelles ou creusées de main d'homme, s'ouvrent aux flancs de la falaise. C'est ici et non à l'ermitage, ici, dans ce paysage solitaire et pétrifié, que doit habiter la Chèvre d'Or.

Mais la difficulté se complique.

Fouiller au hasard serait folie: sous une mince couche de briques brisées et de pierrailles, tout le plateau se présente comme une table de roc vif.

En outre, il ne s'agirait pas que de fouiller le plateau. Le bloc surplombe l'escarpement: et c'est sur la paroi qu'à cette heure du jour, comme sur un cadran gigantesque, son ombre chemine.

N'est-ce pas une illusion? La pointe du rocher, nettement dessinée, se dirige vers un inaccessible trou noir bâillant en bouche de caverne. Si pourtant le hasard m'avait servi! Si j'étais arrivé juste à l'instant où l'ombre indique l'entrée mystérieuse...

A ce moment, un bref appel: «Ici, Guerrier!» m'a fait tressaillir, sonnant clair dans la solitude.

C'était un vieil homme, un berger qui appelait son chien.

Absorbé par mes songeries, je ne l'avais pas entendu venir.

Lui, sans mettre la main au chapeau, immobile sur son crâne paysan comme un chapeau de grand d'Espagne, me salua du classique: «A Dieu soyez!» Puis, laissant Guerrier mordiller aux jambes cinq ou six brebis en train d'éplucher l'herbe rare, et désormais ne s'occupant pas plus de moi que si je n'existais pas, il se mit à fumer sa pipe, gravement, par bouffées économes et mesurées, le regard perdu à l'horizon, les jambes pendant sur l'abîme.

XXIII
DISCOURS DE PEU-PARLE

Étant retourné plusieurs fois au rocher de la Chèvre, j'ai fini par lier connaissance avec Peu-Parle. Tel est le sobriquet de cet homme silencieux.

Sa taciturnité est grande. Brièvement, à son habitude, il en explique les raisons.

—«Pourquoi parler quand on n'a rien à dire; pourquoi, surtout, parler si l'on a quelque chose à dire, puisque neuf fois sur dix se taire serait le plus sage?»

Et Peu-Parle se tait énormément, avec délices, passant ses heures, comme la première fois où je le rencontrai, près du rocher de la Chèvre, toujours assis à la même place, toujours l'œil fixé sur le même point.

Les gens prétendent que Peu-Parle a le secret.

C'est pour cela que chaque matin, hiver comme été, il monte là-haut, et qu'on le voit, des journées entières, couver du regard un endroit connu de lui seul, retraite de la Chèvre fée.

Peu-Parle, s'il voulait, serait riche comme un Crésus. Il ne veut pas, l'idée lui suffit. Gardien jaloux d'un trésor qu'il dédaigne, refusant d'y toucher, craignant d'en laisser approcher les autres, il vit ainsi depuis quarante ans, heureux, déguenillé, avec son rêve et sa chimère.

Peu-Parle passe pour sorcier; les vieilles femmes qui s'en vont couper les lavandes, ont vu la nuit, quand il garde après le soleil couché, des formes étranges se promener devant son feu.

Les hommes, même courageux, n'aiment guère entendre sur le tard l'aigre aboi de son chien Guerrier et le bruit de ses souliers ferrés dans les pierrailles.

D'ailleurs, brave homme, et respecté comme on respecte les puissances!

Un jour, Peu-Parle m'a parlé.

Je lui avais offert du tabac pour en bourrer sa pipe que, faute d'argent, il suçait à vide. L'attention le toucha, nous causâmes.

—«Alors vous êtes venu pour le trésor?... Ne dites pas non; je parle peu, mais j'entends bien et je descends quelquefois au village... Venu même de très loin, paraît-il. Bon! le trésor du roi de Majorque vaut bien qu'on fasse quelques lieues.

—Du roi de Majorque?

—Eh! oui, un ancien roi arrivé par mer, qui plus tard fut obligé de fuir... Vous savez ces choses mieux que moi et me faites bavarder. Mais n'importe! Peu-Parle s'appelle Peu-Parle, il ne conte que ce qu'il veut, il a tout deviné l'autre jour en vous voyant regarder l'ombre.

«Que vous a fait la Chèvre d'Or? Pourquoi ne pas la laisser tranquille sur sa montagne? Elle va, vient, au clair de lune, buvant l'eau pure, broutant la mousse, et ne fait de mal à personne.

«Quand on l'aura prise, la belle avance!

«Captive, la Chèvre d'Or se vengera, car l'or est source de toute misère. C'est à cause de lui que les hommes se haïssent, c'est à cause de lui que les femmes ne vont pas vers qui sait les aimer. Dans le clos des ermites, il y a deux tombes, M. Honnorat les connaît bien, les tombes de deux cousins, presque deux frères, qui moururent de mort sanglante pour avoir cherché la Chèvre d'Or.

«Que l'or reste oublié, que la Chèvre d'Or reste libre!

«Si je pouvais,—moi, Peu-Parle,—comme les gens croient, rien qu'en levant un doigt, faire reparaître au soleil les richesses que ce rocher recouvre, je ne lèverais pas le doigt, je laisserais dormir les richesses...»

Peu-Parle, quelques instants encore, continua son discours où se mêlaient, ainsi que dans une apocalyptique vision, la fabuleuse Chèvre d'Or avec les préoccupations plus positives des trésors du roi de Majorque.

Puis, fatigué sans doute de son effort, il siffla Guerrier, se dressa; et, me tendant la main:

—«Réussir dans cette entreprise serait beau, je vous souhaite bonne chance!... Autrefois, jeune, j'ai tenté; mais la hardiesse ne suffit pas, il faut encore qu'on vous aime. Les hommes inventent, calculent. C'est la femme qui a la clef d'or: faites-vous aimer de Norette!»

XXIV
UN BOUQUET

L'aventure tourne au conte de fée.

Ainsi, d'après le vieux Peu-Parle, pour parvenir jusqu'au trésor, je dois d'abord me déguiser en prince Charmant, à mon âge! Auquel cas, j'aurais pour Belle au Bois dormant, mon Dieu, oui! Mlle Norette.

Mais Norette n'est pas princesse, la maison de M. Honnorat, quoique pittoresque, n'a que de très lointains rapports avec les châteaux perdus au fond des forêts enchantées, et je ne veux pas, sur de chimériques espérances, m'établir soupirant d'une petite villageoise.

Car elles sont bien chimériques, ces espérances! et je m'amuse fort, moi-même, d'analyser l'étrange travail qui, en raison de l'isolement où je vis, s'est peu à peu fait dans mon âme.

Eh quoi! parce qu'un matin de désœuvrement, l'idée m'est venue de consacrer aux Arabes de Provence une étude plus ou moins érudite; parce qu'il me plaît de rechercher les traces légères que leur passage a pu laisser dans le pays; parce que, le jour de mon arrivée, les nuages de l'air surchauffé, la grisante odeur des résines et des lavandes m'ont donné, l'espace de quelques secondes, une hallucination, suite naturelle d'un rêve; et parce que, Misé Jano l'ayant perdue, j'ai ramassé une clochette inscrite de caractères qui me parurent curieux, voici que, depuis un grand mois, plus crédule qu'un paysan, plus visionnaire qu'un berger, je perds mon temps à chercher les moyens de conquérir, au fond de la caverne que garde sans doute un dragon, les richesses du roi de Majorque!

Tout en songeant ainsi, je redescendais machinalement la montagne, mais du côté opposé à celui par lequel j'étais venu.

Un étroit sentier, visible à peine, serpente là, au milieu des blocs moussus et des verdures. Car, autant le versant méridional, brûlé du soleil, est aride, autant le versant nord, presque toujours dans l'ombre et perpétuellement humecté par un suintement d'eaux souterraines venues, sans doute, du même mystérieux réservoir qui alimente la source du roc de la Chèvre, offre d'agréable fraîcheur.

Nos montagnes ont de ces contrastes; et, dans certains coins privilégiés, souvent le printemps se continue, tandis qu'à quelques pas les feuillages et les herbes sèchent aux flammes de l'été.

Des fleurs croissaient en cet endroit, des fleurs alpestres, délicates, d'espèces inconnues. J'en cueillis et finis par faire un bouquet que j'encadrai, pour mieux le garantir, d'une collerette de fougères et de capillaires. Cette précaution me permit de l'apporter intact au village.

M. Honnorat, que je rencontrai se promenant seul sur la place, l'admira fort à cause de sa rareté en cette saison. Je lui dis l'avoir cueilli pour Mlle Norette.

—«Vous tombez mal! c'est aujourd'hui jour de lessive, et les jours de lessive la maison devient inhabitable. J'avais pris la fuite et n'osais plus aller chercher ma pipe, malheureusement oubliée. Norette est avec Saladine en train d'étendre dans la cour. Après tout, rien ne coûte d'essayer, un bouquet embellira peut-être son humeur.»

Sur des cordes partout se croisant, d'un angle à l'autre, entre les arcades, Saladine, privilégiée par sa haute taille, disposait, d'un air toujours bourru, les toiles que Norette lui passait, et que Ganteaume, religieusement, passait à Norette.

M. Honnorat n'avançait que prudemment, à moitié rassuré par ma présence.

—«Norette? regarde, Norette: le galant bouquet qu'on veut t'offrir.»

Je ne sais ce qu'avait mon bouquet, pareil pourtant à tous les bouquets! mais au seul aspect des pauvres fleurs, Ganteaume devint rouge jusqu'aux oreilles. Saladine me jeta un regard de dogue en soupçon, et Norette, qui les serrait déjà dans ses doigts tremblants, me parut, pour un hommage si banal, ressentir une émotion vraiment singulière.

—«Filons maintenant, j'ai ma pipe!» me disait le bon M. Honnorat.

Et moi, tout en le suivant, je songeais à la phrase énigmatique de Peu-Parle: «C'est la femme qui a la clef d'or, faites-vous aimer de Norette.»

Est-ce que Peu-Parle, en sa qualité de sorcier, aurait vu des choses que je n'ai point vues? Est-ce que, sans que je m'en doute, par caprice de jeune fille, Mlle Norette m'aimerait?

XXV
LES OURSINS DU PATRON RUF

Une surprise m'attendait.

Sur la porte, qui rencontrons-nous? Patron Ruf, toujours rasé, toujours tanné, portant de chaque main un panier d'oursins frais pêchés dont les piquants, couleur de châtaigne, se remuaient encore lentement au milieu de leur emballage d'herbe marine.

M. Honnorat, cette fois, ose affronter Norette, affronter Saladine. Que sont la lessive et les femmes quand il s'agit d'un ami comme patron Ruf et d'oursins engraissés par la pleine lune?

Aussitôt le dîner s'improvise, car les oursins n'attendent pas. On me convie ainsi que l'abbé, à qui patron Ruf dépêche Ganteaume.

Saladine, décidément vaincue, séchera son linge où elle pourra; et nous voilà tous attablés dans la cour aux blanches arcades, sous la vigne en treille dont le cep, perdant son écorce, a l'air d'un bon vieux boa qui mourrait.

C'est patron Ruf qui bravement, sans craindre les pointes, décoiffe l'un après l'autre les oursins comme on fait des œufs à la coque.

Une! deux! et l'étoile de chair jaune-orange apparaît nageant dans une noirâtre mixture d'eau de mer et d'algues triturées.

L'abbé, homme aux préjugés montagnards, répugne à manger ces bêtes vivantes. Moi-même, amateur novice, je fais tomber l'algue et l'eau de mer sur mon assiette, me contentant du jaune que je cueille avec mon couteau. M. Honnorat et patron Ruf nous raillent. Ils n'y mettent pas, eux, tant de façons. Ils gobent le tout: eau, algues, étoile! ils raclent la coque avec des mouillettes; et radieux, la barbe ruisselante, M. Honnorat s'écrie:

—«On dirait qu'on mâche la mer!

—Encore, interrompt patron Ruf, n'est-ce pas ainsi, entre des murs, que l'oursin se mange; mais sur le rivage, dans la barque, en écoutant battre le flot. A six heures du matin, quand le soleil chasse la brume, pourvu que j'aie un bon pain tendre, une bouteille de clairet, je viens à bout de mes six douzaines, et Rothschild n'est pas mon cousin!»

Mlle Norette a mis le bouquet sur la table, bien en face d'elle; baissant les yeux, le rose aux joues, toutes les fois que je la regarde ou que je regarde le bouquet.

Elle est d'ailleurs très gaie aujourd'hui, Mlle Norette.

Comme on parle de la mer, elle nous raconte l'impression que lui fit la Méditerranée la première fois qu'elle la vit.

Saladine ramenait Norette de nourrice.

—«Vous vous rappelez, Saladine?»

Mais Saladine ne répond pas. N'importe! Norette continue:

—«Alors, quand nous arrivâmes au mas de la Viste d'où tout l'horizon se découvre, je demandai, petite sauvagesse qui n'a jamais vu que des montagnes: «Qu'est-ce que c'est que ce grand pré bleu?» Saladine me dit: «C'est la mer.»—Et les moutons blancs qui sont dessus?—Ce sont des barques et leurs voiles.»

Un peu troublée d'avoir fait cet important discours, Mlle Norette, en manière de contenance, a pris le bouquet posé à côté de son verre, sur la nappe, et cette action si simple a si fort impressionné Ganteaume, qu'il en laisse tomber une pile d'assiettes,—du vieux Varages presque aussi finement décoré que le Moustiers,—au désespoir de Saladine, repentante de s'être adjoint un tel aide.

Le fait est que, depuis le commencement du repas, mon Ganteaume, page ahuri, n'a fait qu'entasser maladresses sur maladresses. Et je me demande pourquoi, Mlle Norette le sait peut-être? quelques fleurs offertes par moi ont l'étrange pouvoir de le préoccuper ainsi.

XXVI
UNE AMBASSADE

Après le déjeuner, patron Ruf, laissant M. Honnorat et l'abbé discuter chasse autour d'un bocal de liqueur aux baies de myrte, digestive spécialité de Saladine, m'appelle confidentiellement dans un coin.

Je croyais qu'il voulait, en bon père, se renseigner sur la conduite de Ganteaume et sur la façon dont celui-ci accomplit les fonctions multiples qui sont censées l'attacher à ma personne.

Pas du tout! Patron Ruf est chargé, pour moi, d'une ambassade.

La campagne du corail terminée, patron Ruf, après avoir embrassé sa femme en passant devant la petite Camargue, avait dû pousser jusqu'à Nice pour y négocier, au nom de la confrérie, le produit de la pêche faite en commun.

Il s'était rencontré là, suivant l'usage, avec de certains marchands génois qui achètent le corail brut pour les fabriques et logent d'ordinaire dans un cabaret de la vieille ville, à l'enseigne de l'Antico limon verde.

—«Dieu vous préserve, monsieur, de ces auberges italiennes! Ça sent le fromage et c'est épais de mouches. Mais il faut en passer par là lorsqu'on veut vendre aux Génois.»

Quoi qu'il en soit, l'affaire s'était conclue, et patron Ruf, l'argent serré dans sa saquette, s'apprêtait à partir après l'obligatoire tournée d'asti spumante, «un pauvre petit vin qui fait des embarras et ne vaut pas notre bon clairet de cassis!» quand, venant d'une table, dans l'enfoncement le plus sombre, il entendit des mots, des fragments de conversation qui lui firent dresser l'oreille.

Quelque chose de louche se tramait. On parlait de M. Honnorat, du Puget-Maure; mon nom même et celui de Norette avaient été plusieurs fois prononcés.

—«En ma qualité de pêcheur, continuait patron Ruf, toujours au soleil, sur l'eau luisante, je n'ai guère l'habitude de voir dans le noir. Pourtant, à force de m'arrondir les yeux en faisant comme font les chats, je finis par distinguer, au milieu d'une demi-douzaine de sacripants qui écoutaient silencieux, un vieux monsieur à lévite, l'air d'un escamoteur ou d'un notaire, et un jeune homme qui me tournait le dos et que je ne reconnus pas d'abord.

—«Il faut en finir, disait le jeune homme, après tout, le particulier en question veut nous voler, et les voleurs, ça se supprime.»

«A quoi le vieux monsieur répondait:

—«Sans doute! quand nous aurons touché la mise de fonds et si la chose devient nécessaire. J'estime, en attendant, qu'à tout hasard, nous ferions mieux d'avoir, avec nous, celui dont il s'agit.

—«Puisqu'il ne veut pas?

—«Il voudra peut-être.

—«Eh bien! non. C'est moi maintenant qui ne voudrais plus s'il voulait.»

«Le jeune homme s'était dressé, furieux, faisant danser verres et bouteilles d'un grand coup de poing sur la table. Je le reconnus! c'était Galfar: souliers vernis, jaquette neuve, comme quelqu'un qui vient d'hériter.

—«Patron Ruf?—Galfar?—Quel bon vent vous amène dans ces parages?—Le vent du Cap... J'arrive d'Antibes à l'instant, avec la barque, pour vendre notre récolte de corail.—Allons, tant mieux! et vous retournez?—Au Puget-Maure.»

«A ce mot de Puget-Maure, Galfar me regarda, l'œil méchant.

—«Au fait, j'oubliais: vous avez là-haut votre petit Ganteaume? Mais, alors, vous connaissez certainement le prétendu de ma cousine Honnorat. Eh bien! dites-lui de ma part que je lui défends, entendez-vous! que je lui défends d'épouser Norette. Et dites-lui aussi, au cas où vous auriez compris notre conversation de tout à l'heure, qu'il y a quelque danger pour les gens à vouloir entrer dans nos familles, que la Chèvre d'Or, chez les Gazan et les Galfar, a déjà causé plus d'un malheur, et que si ses sabots, les nuits de lune, laissent des traces d'or sur les cailloux, souvent aussi, aux endroits où elle a passé, on trouve des gouttes de sang, des marques rouges.»

Patron Ruf était très ému.

—«Mais, quel rapport, lui dis-je, Mlle Norette?...

—«Écoutez! j'ignore si vous en voulez au trésor, et si c'est pour cela que vous prétendez à Mlle Norette. Mais j'ai autrefois entendu raconter que le secret de ce trésor se transmet de mère en fille parmi les Gazan et les Galfar, qui toujours se marient entre eux. Mlle Norette, en conséquence, le tiendrait de feu Mme Honnorat, sa mère, qui était une Galfar.»

«Du reste, conclut patron Ruf, vous savez ce qu'il vous reste à faire. J'avais prévu cela, vous étiez averti. Que venez-vous chercher dans ce pays de sauvages? Et pourquoi ne pas retourner demain à la petite Camargue, où nous attend Tardive, pour y pêcher, aidés de Ganteaume, la castagnore, le poisson Saint-Pierre, et coucher, le soir, à la cabane, sans vilains soucis, bien tranquille, en écoutant tinter le clairin d'Arlatan?»

XXVII
PERPLEXITÉS SENTIMENTALES

Resterai-je? Ne resterai-je pas?

Dois-je écouter les prudents conseils de patron Ruf, ou m'obstiner à la poursuite d'un rêve peut-être chimérique?

L'alternative me rend perplexe.

Si je quitte le Puget-Maure, j'aurai l'air, et cela m'offense, de redouter Galfar, de fuir devant ses menaces. Mais je me sens médiocrement fier quand je songe au rôle de comédie que, dans le cas contraire, il me faudra jouer.

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