La Chèvre d'Or
Me voit-on d'ici, par intérêt—eh! oui, par intérêt, puisque la fortune est au bout,—feignant une affection que je n'ai pas pour Mlle Norette!
Je me rappelle avec quel sentiment de pitié, mêlé de mépris, il m'est arrivé, jadis, de considérer, dans ce qu'on appelle le monde, des gens honnêtes au demeurant, qui n'auraient pas menti à un homme et qui se mentaient à eux-mêmes impudemment, pour se prouver qu'ils aimaient d'amour quelque insignifiante fillette dont ils ne désiraient guère que la dot.
Et ils finissaient, les malheureux, par se croire épris, comme font ces pleureuses gagées qui, se grisant de leurs propres cris, s'attendrissant par leurs propres plaintes, arrivent à verser de vraies larmes sur la fosse d'un mort qu'elles n'ont pas connu.
Il me répugnerait d'agir ainsi, bien qu'après tout, avec Mlle Norette, maîtresse et gardienne de la Chèvre d'Or, mon cas ait je ne sais quoi d'agréablement chevaleresque.
Mais, hélas! comme en peu de temps les choses s'emparent de vous!
Me voici tout triste, maintenant, à la seule idée de partir, de laisser ce village et ses tortueuses ruelles, cette vieille maison devenue mienne, ce pavé de l'âne dont les galets pointus, depuis quelque temps, me semblaient doux.
Et Misé Jano qui m'apparut dans le vallon, bondissante, surnaturelle, pour me souhaiter la bienvenue! Et M. Honnorat, et Saladine!...
Je n'ose pas ajouter: et Mlle Norette! par crainte de voir trop clair en moi.
Car elle est charmante, décidément, Mlle Norette.
Avant le dîner d'hier, je ne l'avais jamais regardée, et je n'aurais su dire si ses yeux étaient noirs ou bleus.
Ils sont noirs, d'un noir de velours noyé d'ombre. Un peu alanguis, par exemple, et doucement mélancoliques. Des yeux d'esclave heureuse, qui se serait volontairement donnée. La belle Schéhérazade devait avoir ces yeux-là.
C'est bien de l'honneur que me fait Galfar en me jugeant digne d'être remarqué par deux yeux pareils! Pourtant, je ne me suis jamais guère mis en frais pour leur plaire; Galfar non plus, d'ailleurs.
Singuliers galants que nous sommes: aussi mal vêtus l'un que l'autre, faits tous deux comme des brigands; et sa veste en velours à côtes peut affronter la comparaison avec ma jaquette de gros cadis.
N'importe, béni soit Galfar! Sans Galfar, sans ses jalousies, j'ignorerais encore Norette.
Et Norette! comme il serait bon, savoureux d'avoir à soi, à soi tout seul, cette âme neuve.
Je me sens au cœur une sensation de délicieuse fraîcheur, sensation presque physique, en me rappelant sa rougeur ingénue, quand je lui offris le bouquet, et le subit frémissement de sa petite poitrine passionnée.
S'imaginer qu'on vous aime est le commencement de l'amour. Norette m'aimant, il me semble que je ne pourrai plus m'empêcher d'aimer Norette.
Mais comment savoir? Je crois avoir trouvé le moyen.
Patron Ruf s'en retourne demain. Je me mettrai en route avec lui, ainsi que la loyauté l'ordonne.
Mais si Mlle Norette s'obstinait à me retenir, si elle avouait... Alors, dame! Je n'aurais qu'à laisser faire le destin. Ma conscience sera tranquille. On ne peut pourtant pas tenir rigueur à une enfant aimable et qui vous aime, uniquement sous le prétexte qu'elle est la très hypothétique héritière d'un roi de Majorque et de ses trésors.
XXVIII
AU JARDIN
M. Honnorat possède, au pied de sa tour, un jardin dont il est très fier.
Un jardin? non! un ressaut du roc aplani, entouré d'un mur, et, de tous les côtés, dominant l'abîme.
Ce mur retient un peu de terre végétale trouvée dans les fentes, laquelle terre, se mêlant aux débris du roc lui-même, friable pierraille en train de fondre et de se pulvériser au soleil, constitue un problématique humus qui, ailleurs, ne suffirait pas à nourrir les sobres racines de l'ortie ou de la ronce, mais dont se contentent, en ce climat béni, trois pieds d'orangers, un laurier, une bordure de romarin, quelques fruits et quelques légumes.
Le tout, tant bien que mal, arrosé par l'eau rare d'une citerne que M. Honnorat ménage avec parcimonie.
La nuit approchant, je m'étais accoudé au parapet de ma terrasse, sans motif, histoire de réjouir mes regards des changeantes splendeurs de l'horizon qui, là-bas, s'empourpre; et peut-être aussi parce que, juste sous la place que j'ai choisie, se trouve un banc de pierre, qu'un laurier ombrage, où, quelquefois, Mlle Norette aime s'asseoir.
Comme l'après-midi a été brûlante et que plantes et fleurs s'inclinaient altérées, Mlle Norette et Saladine font ruisseler largement, joyeusement, l'eau de la citerne, au grand désespoir de M. Honnorat, qui proteste.
Mlle Norette rit. Les voix montent dans l'air frais du soir.
—«Dès que l'on touche au robinet, s'écrie Saladine en montrant M. Honnorat, on dirait que son sang se verse.»
Et Mlle Norette ajoute:
—«Père sème ses haricots par gloire, moi, je leur donne à boire par pitié.»
Puis M. Honnorat est sorti, toujours en querelle avec Saladine, et Mlle Norette est restée seule.
Je suis descendu au jardin.
Mlle Norette m'a dit:
—«Je vous avais vu, je vous attendais.» Elle m'a dit cela d'un air tranquille, ingénument, sans fausse honte, en personne sûre d'elle-même et sûre de moi.
Mais, ayant prononcé le mot de départ, tout à coup je l'ai vue devenir subitement pâle, de cette pâleur mate des brunes qui les fait ressembler au marbre des statues.
Les paupières baissées sans doute pour ne pas pleurer, immobile, oui! la petite Norette était de marbre. Et quand elle m'a regardé, dans ses yeux où des larmes montaient, il y avait une immense tristesse.
Sans une parole, elle m'a fait signe de l'attendre.
Elle est allée jusqu'à sa chambre chercher la boîte des souhaits, symbolique coffret où tiennent ses espérances et ses bonheurs de jeune fille; et l'ayant ouvert, l'ayant vidé, elle m'a montré, pêle-mêle avec l'œuf, le sel et la quenouille, vingt bouquets pareils à celui que je lui ai offert, les uns frais encore, et les autres déjà flétris.
—«Mes fleurs, mes pauvres fleurs! soupirait-elle. J'étais, chaque matin, si contente de les trouver, là, sur ce banc, frileuses, baignées de rosée... Je les réchauffais sur mon cœur, sachant qu'elles venaient de vous... Je me disais: il n'ose pas me les donner lui-même; mais il est brave, c'est un homme; le courage, un jour ou l'autre, lui viendra... Le courage vous était venu, puisque hier vous m'avez offert un bouquet de ces mêmes fleurs, devant mon père... Et, maintenant, vous nous quittez!... Que vous importe notre amitié! Que vous font les pleurs de Norette?»
Son désespoir s'en allait en larmes. Et, ne comprenant pas, mais délicieusement ému, je ne pus m'empêcher de sourire, quand j'entendis Norette, dans mes bras, entre deux sanglots, s'écrier d'une voix redevenue enfantine:
—«Ah! je suis malheureuse et bien punie de tant aimer quelqu'un que je ne connais presque pas!»
Qu'ai-je répondu? Je l'ignore. Mais, quand nous sommes sortis du jardin, Mlle Norette ne pleurait plus, et, malgré mes dénégations étonnées, on m'avait prouvé que c'était moi qui, chaque soir depuis vingt jours, laissais, du haut de ma terrasse, tomber un bouquet sur le banc aimé de Norette.
Le diable, évidemment, se mêle de mes amours et cette histoire de bouquets cache quelque sorcellerie.
Ne cherchons pas. Le mieux est encore de laisser aller les choses. Est-il tant besoin de comprendre pour être heureux?
XXIX
LES AMOURS DE GANTEAUME
Et pourtant ces bouquets ne sont pas tombés du ciel, ils n'ont pas poussé tout seuls sur le banc!
Or personne, sauf les Gazan, ne pénètre dans le jardin; et personne aussi, sauf Ganteaume et moi, n'a la clef de la terrasse.
Je suis bien sûr, à moins de me croire somnambule, de n'avoir jamais jeté aucun bouquet du haut de la tour. Reste Ganteaume. Est-ce que Ganteaume?...
J'avais bien remarqué ses extases devant Norette, son empressement à la servir, et son trouble mal dissimulé, le jour de lessive, à l'aspect des fleurs offertes par moi.
Ganteaume doit être coupable.
Je l'ai fait comparaître. Il est venu, l'air repentant, la mine basse.
—«Holà! maître Ganteaume, lui ai-je dit, est-ce ainsi qu'on comprend ses devoirs de page? Et pensez-vous que j'autoriserai une personne de ma suite à nouer de coupables intrigues dans la maison qui nous offre l'hospitalité?»
La solennité d'un tel début achève de décontenancer le misérable. C'est en sanglotant qu'il avoue toute une série de méfaits.
Pendant que je le croyais occupé à rouler les ruelles du Puget-Maure en compagnie des galopins de son âge, à pêcher la truite au torrent, ou à dénicher, capture rare, quelque couvée de merles de roches, Ganteaume, ambitieux déjà, rêvant de plus hautes destinées, entreprenait, pour son compte, la conquête de la Chèvre d'Or.
Il s'est lié avec Peu-Parle. Ce vieux fou l'honore de ses confidences et maître Ganteaume, en échange, lui a fait part de mes projets.
Le soir, Ganteaume apprend à connaître le nom des étoiles. Puis, s'asseyant dans la lavande, tous deux s'entretiennent longuement du roi de Majorque et de la Chèvre.
Ganteaume croit fermement à l'existence du trésor. Il sait, d'ailleurs, toujours par Peu-Parle, des détails curieux que j'ignorais.
C'est bien, comme je l'avais conjecturé, l'ombre d'une pierre, à certaine heure du jour, à certaine époque de l'année, qui doit marquer la place où il s'agit de fouiller.
Là, on ne trouvera pas encore le trésor, mais une cassette en fer contenant des papiers mystérieux. Avec ces papiers, la réussite est certaine. Seulement on ne peut rien faire sans Mlle Norette qui possède le talisman, portant gravé le secret de l'ombre.
—«Une clochette peut-être?
—Oui! il me semble que Peu-Parle a prononcé le mot de clochette.»
Ganteaume, au surplus, me jure qu'il n'a jamais prétendu accaparer seul le trésor. Son intention était d'en faire trois parts: l'une à moi destinée, l'autre destinée à patron Ruf. Comme troisième part, Ganteaume se contentait du bonheur d'épouser Norette et de vivre éternellement auprès d'elle.
C'est avec l'espoir de plaire à Norette que, d'après les conseils de Peu-Parle, il avait imaginé le galant envoi de bouquets dont Norette me fait honneur.
Mais Ganteaume comprend désormais combien tout cela est irréalisable. Il a renoncé à Norette silencieusement, sans se plaindre, dès qu'il a vu qu'elle m'aimait.
Et maintenant, meurtri par l'écroulement de son rêve, il me supplie de le garder, de ne pas le renvoyer à patron Ruf.
La joie est mère d'indulgence: je pardonne à mon rival de douze ans.
Il essuie ses larmes, il me remercie.
Mais Norette, visiblement, lui tient au cœur, et la blessure saigne encore.
Hélas! qui eût imaginé que Ganteaume, l'infortuné Ganteaume, serait la première victime de cette capricieuse Chèvre d'Or?
XXX
LES FLEURS DE LA REINE
Une autre Norette!
J'aurais peine à reconnaître, quand elle passe me souriant, volontaire et vive, la demi-paysanne dont l'inconsciente timidité se déguisait de brusquerie.
Désormais Mlle Norette ignore la timidité. Mlle Norette est confiante, quoiqu'on ait négligé de faire M. Honnorat le confident de nos amours, et nous serions époux depuis deux ans qu'elle n'agirait pas d'autre sorte.
Ce matin, Mlle Norette m'aborde:
—«Vos fleurs sont belles, je les aime; mais j'en sais de plus belles que les vôtres.
—Plus belles?
—Les fleurs de la Reine! Vos fleurs ne sont que fleurs de montagne. Les miennes sont du jardin féerique qu'une princesse venue d'Orient avait autour de son château.
«Aux veillées d'hiver où, un galet sur les genoux, un autre galet pour marteau, les filles, en chantant, cassent l'amande amère, vous pourriez entendre raconter à ce propos, par les paysans braconniers et les paysannes ramasseuses de litière et de feuilles mortes, des choses tout à fait surprenantes.
«Du jardin redevenu lande, du logis admirable autrefois, on ne voit plus qu'un grand rempart noir, et, çà et là, des pierres tombées. Mais, aussitôt les beaux jours parus, sous le vieux rempart, entre les vieilles pierres, poussent des fleurs comme personne n'en a vu, à coup sûr descendantes de celles qu'avait la reine en son jardin, et dont là-haut, tout près du ciel, la race s'est perpétuée.
—Et c'est bien haut, là-haut, près du ciel?
—Très haut! reprit Norette sérieuse, plus haut encore que le rocher de la Chèvre. Mais où ne monterait-on pas, avec l'espérance de trouver ce parterre des Mille et une Nuits, ces fleurs de la Reine, variées, innombrables, couleur de ciel et de rosée, des fleurs qui n'ont rien de terrestre et ne ressemblent pas plus aux grossières fleurs écloses dans nos vallons...
—Que Mlle Norette ne ressemble...
—Sans doute! répondit Norette. C'est pourquoi, ce soir, nous irons; mais Ganteaume nous accompagnera.
—Ganteaume?
—Préféreriez-vous Saladine?»
Trois heures! la chaleur commence à tomber, c'est le moment de se mettre en route.
Misé Jano, heureuse d'être libre, nous précède. Ganteaume, un peu mélancolique, porte le panier aux provisions.
Norette se signe en passant devant le cimetière où dorment «les deux qui sont morts». On laisse à gauche l'ermitage, le roc de la Chèvre, au pied duquel je reconnais de loin la haute taille de Peu-Parle, et nous voilà en pleine montagne.
A droite, à gauche, des rochers gris-bleu où l'arrachement des blocs éboulés laisse de larges taches blanches que les immortelles sauvages brodent de leur feuillage d'argent pâle et de leurs rigides grappes d'or.
Au pied des rochers, ce sont de grands chardons pareils à des acanthes, des genévriers aux baies violettes, des caroubiers bossus décorant leur sombre verdure de gousses luisantes, comme vernissées, et des pins dont les branches basses, tranchées par la hache, pleurent des larmes d'ambre au soleil.
Sur tout cela, dans la pénétrante odeur des romarins et des lavandes, un grand silence à peine troublé par quelque chant d'oiseau, grêle et fin, en harmonie avec le paysage, et le bruit d'innombrables limaçons vides qui, jonchant le sentier, s'écrasent et craquent sous nos pas.
Ganteaume et Misé Jano vont devant.
Je marche côte à côte avec Norette, la main dans sa main, sans rien dire. Parfois nous retournant, éblouis de lumière, entre les troncs lisses des pins, par delà les pentes brûlées, nous voyons le bleu de la mer.
—«Qu'on s'arrête ici, et goûtons!» commande Norette.
Ganteaume déballe les provisions, on s'installe sur l'herbe menue. Pendant quelques instants, un appétit noblement gagné par cette pittoresque mais rude montée nous fait oublier nos soucis d'amour.
—«Maintenant, tandis que je vais cueillir mes fleurs, libre à vous de contempler le paysage.»
Et Norette éclate de rire, toujours charmante et malicieuse.
Je relève la tête, mais le paysage a disparu... Un brouillard taquin, comme, à cette saison, il en rampe au flanc des montagnes, nous a sournoisement enveloppés. Un gentil brouillard, certes! vrai brouillard de Provence, blanc, clair, plus léger qu'une gaze et tout pénétré de rayons. Arrivant sur nous par petits nuages pressés, il n'en cache pas moins l'étendue. Et d'en bas, tout près, le vent nous apporte les cocoricos des coqs dans les fermes, le bruit continu des flots.
—«C'est gentil de se savoir seuls!»
En effet, la brume gagnant peu à peu, nous nous trouvons dans une atmosphère de nacre et d'opale, lumineuse pourtant, où Norette apparaît grandie, comme transfigurée, et sur laquelle, visibles à deux pas de nous, se découpent avec une singulière vigueur quelques tiges de graminées, et la silhouette d'un figuier enraciné au bord du précipice.
Tout à coup, Norette s'agenouille près du figuier, elle se penche, elle m'appelle. J'arrive à temps pour la relever, un instant dans mes bras, émue et frémissante.
—«Ah! Ganteaume, que j'ai eu peur!»
Heureuse d'avoir été secourue par moi, effrayée encore du léger péril et ne sachant comment exprimer cette émotion complexe, bravement, follement, n'écoutant que son cœur, elle embrasse?... M. Ganteaume.
Et ce baiser, en contentant Norette, fit encore deux heureux par surcroît: Ganteaume qui l'avait reçu, et moi qui me le savais indirectement destiné.
XXXI
SAINTE SARE
—«Bon! conclut Norette, ceci n'est rien, puisque j'ai tout de même mon bouquet... Voyons, Ganteaume: le ruban? le cierge? le carré de drap rouge?»
Ganteaume sort tout cela de l'inépuisable panier.
—«Et maintenant il s'agirait de ne plus perdre une minute si nous voulons passer par le Pas du Sarrasin... Ganteaume, appelez Misé Jano. Heureusement que la brume ne doit pas s'étendre bien bas, et que je sais le bon chemin.»
En effet, la brume n'était qu'une ligne mince et droite, coupant la montagne. En quelques pas nous l'avions franchie; et tandis que ses légers flocons enveloppaient encore Misé Jano et Ganteaume, nous nous trouvions déjà, avec Norette, dans la lumière et le soleil.
Quel est ce Pas du Sarrasin où me mène Norette?
Car Norette, je m'en aperçois, commence à me mener où elle veut, et mes amis s'amuseraient, eux qui ont connu mon indépendance, de me voir, en l'honneur de la Chèvre d'Or, obéir ainsi à ses caprices. Mais est-ce que depuis quatre jours, depuis l'aventure des fleurs jetées, j'y songe seulement à cette Chèvre d'Or?
Norette daigne m'expliquer que le Pas du Sarrasin est un étroit défilé fermant, du côté de la mer, le plus important des trois vallons qui conduisent au Puget-Maure. Il s'y est jadis livré des batailles, et, de chaque côté, s'amorçant à la roche, on voit des restes de barricade.
—«La chose pourra peut-être vous intéresser, monsieur le savant!»
Pourtant, dans la pensée de Norette, notre excursion n'a rien de spécialement archéologique. Le Pas du Sarrasin s'ouvre presque en plaine, à un demi-kilomètre de la route menant à Fréjus. L'endroit, quoique sauvage et solitaire, est accessible aux chariots; et les Bohémiens, avec leurs caravanes roulantes, se détournent volontiers pour y faire halte, lorsque au changement de saison ils rejoignent leurs quartiers d'hiver.
Or les Bohémiens sont arrivés. Ils attendent Norette avertie et qui doit leur confier une mission des plus graves. Comme ils se rendent à Notre-Dame-de-la-Mer, c'est eux que Norette chargera de déposer le bouquet noué du ruban et de faire brûler le cierge sur le tombeau de sainte Sare.
—«Sainte Sare?
—Vous ne connaissez pas sainte Sare, la fidèle servante des Trois Maries, qui, venue avec elles en Provence, après la mort du Christ, sur une barque sans voile et sans rames, mourut près de Marie Jacobé et de Marie Salomé, en l'île de Camargue, entre les deux Rhônes, pendant que Marie-Magdeleine pleurait au désert?
«D'Aigues-Mortes à Fos, le long du golfe, autour des grands étangs, il n'y a pas un matelot, pas un pêcheur, pas un gardien de taureaux et pas un meneur de cavales, qui ne connaisse sa légende!
«Depuis, dans la magnifique église que la Provence leur a bâtie, Jacobé avec Salomé habitent, au-dessus de l'autel, une chapelle aérienne d'où l'on voit, mon père m'y conduisit, étant petite, des plages sans fin et la mer.
«Sainte Sare, dédaignée, se contente d'une humble crypte, où seuls, ou peu s'en faut, les Bohémiens la vénèrent parce qu'elle était, prétendent-ils, de leur race et de leur couleur...»
Nous approchions du campement, presque désert, les hommes et tout ce qui avait plus de dix ans étant parti en expédition, dès le matin. Rien qu'une vieille femme restée pour faire bouillir le pot, soigner le cheval, et surveiller une demi-douzaine de marmots noirs comme charbon, qui, tout nus, se roulaient dans l'herbe.
C'est à la vieille précisément que Mlle Norette avait affaire.
Elle a donné le morceau d'étoffe rouge à la vieille qui, tout de suite, où diantre la coquetterie va-t-elle se nicher? se l'est épinglé au corsage. Puis elles se sont mises à causer, me regardant, tandis que le plus jeune et le plus crépu des marmots tétait, le ventre en l'air, cramponné aux poils dorés de Misé Jano, et que les autres donnaient l'assaut aux débris de provisions restés dans le panier que Ganteaume ne quitte point. Après quoi, tous, y compris le nourrisson improvisé, sont venus me mendier quelques pincées de tabac pour bourrer leurs pipes, culottées déjà, et se faire des cigarettes.
La vieille nous a dit:
—«Vivez sans crainte! Avant qu'il soit huit jours, le cierge brûlera sur le tombeau, près de ces fleurs dont les graines vinrent d'Orient; et j'aurai, pour vous la rendre favorable, dit les paroles en langue inconnue que sainte Sare aime entendre.»
Elle ajoute, s'adressant à moi:
—«Tout le bonheur vous était dû!»
Puis, à Norette, avec des douceurs dans la voix, des nuances de flatterie qui m'étonnent un peu dans cette bouche d'immémoriale sorcière:
—«Elle est si noble! elle est si belle, la demoiselle du Puget-Maure! Belle et brune comme Sara, noble comme la princesse dont elle m'apporta les fleurs. Si elle voulait, nous la ferions reine. Mais elle ne veut pas, son Destin est ailleurs... Nous la ferions reine au village des Saintes, selon la coutume, dans le rond de nos chariots, sur un trône en plein air, parée de diamants et d'or. Et le peuple l'admirerait, et de la voir ainsi, les gardiens de Camargue, serrant le mors à leurs chevaux blancs, envieraient et deviendraient pâles...»
La vieille ne s'arrêtait plus.
—«Partons!» dit Norette qui feignait de rire, mais visiblement gênée, en ma présence, par ce flux d'énigmatiques paroles.
Le soleil avait disparu. Nous dûmes nous presser pour être de retour au Puget-Maure avant la nuit.
Cependant Norette, ingénument exaltée, me racontait qu'elle s'appelait Sara, comme sa mère, et que sainte Sare était leur patronne. Maintenant, elle se sentait plus heureuse, sûre de la protection de sainte Sare pour quelque chose qu'elle ne me disait pas, mais que son regard, bien qu'à chaque fois il se détournât du mien, me faisait deviner.
Sans la présence de Ganteaume, Norette m'en eût peut-être dit davantage!
Malgré l'impatience de M. Honnorat, dont l'appétit n'avait pas attendu, et la sourde révolte de Saladine, elle voulut encore me montrer, avant le dîner, un morceau de bois assez informe que je n'avais pas remarqué dans son musée des souvenirs.
—«Tenez! la voilà, sainte Sare, la protectrice des Gazan! Nous l'avons depuis plus de trois cents ans dans la famille. Admirez-la, au moins. Elle n'est pas belle, mais je l'aime.»
C'était une de ces antiques images dont la dorure, en s'oxydant, prend des tons d'ébène, et que l'imagination populaire transforme volontiers en vierges noires longtemps enfouies, puis un beau jour miraculeusement découvertes, dans quelque hallier qu'on défriche, par les deux bœufs de labour meuglant et agenouillés.
Seulement, sainte Sare, avec son profil oriental, très caractéristique malgré la naïveté du ciseau, avec les légères traces d'or restées aux plis du long manteau et aux torsades de la coiffure, avait un petit air païen qu'en général les vierges n'ont pas, et ressemblait à une sultane qui aurait tant soit peu ressemblé à Norette.
XXXII
PREMIER BAISER
Il serait prudent de partir, et patron Ruf avait raison. Toute la nuit, ne pouvant dormir, j'ai donné raison à patron Ruf.
Les choses vont trop vite à mon gré, Norette est trop dangereusement ingénue. La pente de notre amourette, si ma fantaisie s'y attardait, a chance d'aboutir au mariage.
Voilà où me conduirait la Chèvre d'Or!
Sans compter que, par une étrange contradiction, m'étant mis en tête de me faire aimer de Norette à cause de la Chèvre d'Or, depuis que Norette m'aime, j'ai oublié la Chèvre d'Or, et ne pense plus qu'à Norette.
Passe encore pour la sentimentale histoire des bouquets, passe pour sainte Sare et les fiançailles à la mode bohémienne! Mais hier, il s'est passé quelque chose de plus grave.
Le clair de lune était magnifique, et l'on prolongeait la soirée au jardin. Nous étions assis, Norette et moi, sur le banc de pierre. M. Honnorat nous tournait le dos, fumait sa pipe et rêvassait, appuyé des deux coudes à la crête du petit mur.
Nous causions doucement, de choses indifférentes, comme causent les amoureux, une émotion se devinant sous le flot des paroles vaines.
Les dents de Norette brillaient. Je songeais, vaguement jaloux, l'amour est fait de ces sottises! à l'enfantin baiser dont Ganteaume connaissait la douceur.
J'aurais dû me méfier. Mais je me croyais bien tranquille, puisque M. Honnorat était là et que la lune nous gardait.
Tout à coup, de sa bonne grosse voix, M. Honnorat s'écrie:
—«Bon! voilà la lune qui passe derrière le pic de l'Aigle, nous en avons pour cinq minutes à n'y rien voir.»
Comme si un rideau fût tombé, tout le jardin se trouva dans l'ombre. Nous cessâmes de parler. La main de Norette chercha ma main.
Et quand, par degrés démasquée, la lune pleine reparut, je n'avais plus à être jaloux de Ganteaume...
Oui! il serait prudent de partir.
Mais tout semble se conjurer contre moi: la lune après le brouillard, et le mistral après la lune.
Ce matin, comme je m'apprêtais, le départ irrévocablement décidé, à traverser la place pour régler mon compte au Bacchus navigateur, je me suis heurté contre Saladine qui, fiévreuse, verrouillait la porte, en général grande ouverte, du passage d'âne.
—«Sortir? Jésus, Marie! y pensez-vous? s'est-elle écriée, les yeux au ciel, en faisant craquer ses mains ridées. Mais, par un temps pareil, le Père Éternel resterait chez lui. Écoutez un peu cette musique. Il pleut des tuiles, les arbres se rompent, l'eau des fontaines s'envole en farine; et tout à l'heure, voulant aller chez un voisin, à deux pas, où tourne la rue, de peur de me voir emportée, j'ai dû me cramponner au mur, et je recevais dans la figure, en guise de sable, des poignées de cailloux plus gros que les dragées d'un baptême.
—C'est le mistral?
—C'est le mistral.
—Et le mistral dure longtemps?
—Jamais moins de trois jours, quelquefois six, neuf jours le plus souvent,» m'a répondu Saladine.
XXXIII
LE MISTRAL
Norette aussi a voulu sortir. Mais au moment où, hésitante, elle posait le pied sur les premiers pavés de la place, une rafale l'enveloppa, brusque, violente et glacée.
—«Monsieur?... Saladine?... au secours!...»
Elle riait, ses yeux mi-clos, abrités sous leurs longs cils bruns; sa robe, que le vent tordait, laissait voir sa fine cheville, et, du coup, comme la poussière d'eau des fontaines, et comme les pierreuses dragées reçues par cette excellente Saladine, toutes mes sages résolutions s'envolèrent.
—«Montons au troisième étage; là-haut, bien à l'abri, nous regarderons le mistral souffler.
—Nous l'écouterons aussi?
—Rassurez-vous! même sans qu'on l'en prie, il se charge de se faire entendre.»
Le ciel était bleu, d'un bleu dur et uni de pierre précieuse, mais aucun oiseau n'y volait: et, devant la maison commune, le vieux peuplier de 48, secouant ses feuilles luisantes, saluait, jusqu'à toucher terre, quoique républicain, Sa Majesté le mistral.
Par moment, le vent se taisait et le peuplier restait immobile.
Puis, après un intervalle de profond silence, c'était, parti du lointain, un bruit de houle qui montait, grandissait et nous donnait l'assaut, vague, invisible, se brisant, comme le flot sur les falaises, autour du petit logis collé à son roc.
—«De toute la nuit, je n'ai pu dormir, disait Norette; je pensais aux pauvres gens qui sont en mer.»
Et cette idée, l'idée du patron Ruf seul, par un temps pareil, dans sa barque, donnait à Ganteaume des envies de pleurer.
A deux reprises, après le troisième et le sixième jour, ce mistral obstiné renouvela son bail; et neuf jours durant, prisonniers du vent, gardés par la tempête, nous goûtâmes, Norette et moi, les plaisirs d'un perpétuel tête-à-tête, d'autant plus délicieux que nous ne l'avions pas cherché.
Grâce au mistral, toutes les habitudes de la maison étaient bouleversées.
On ne voyait plus Saladine, qui, énervée, incapable de tenir en place et courant tout le jour de la cuisine au grenier, vieille chatte que le vent affole, paraissait seulement pour les repas.
L'air était froid malgré la saison, quoique le soleil luisît joyeux à travers les vitres. Un froid taquin, paradoxal, qui s'en prenait aux nerfs! M. Honnorat restait, du matin au soir, devant un grand feu de sarments, occupé à soigner je ne sais quelles fièvres imaginaires, rapportées du Sénégal et que le mistral réveillait; taciturne, bougon, comme personnellement blessé de ce que le maudit vent semblait vouloir le persécuter jusque chez lui, s'introduisant par la cheminée, faisant s'éparpiller les cendres, et des flammes claires se rabattre sur la traverse des landiers.
Quant à Ganteaume, il profite du désarroi général pour disparaître, partant à heure fixe, des après-midi tout entières. Il s'en va, je le lui ai fait avouer, il s'en va, ses poches pleines de cailloux, de peur que le vent ne l'enlève, retrouver son ami Peu-Parle dans la montagne.
Heureux Ganteaume! Il pense toujours à la Chèvre d'Or, et cela le console un peu de Norette.
Moi, je ne pense qu'à Norette. Je suis prêt à rester ainsi, loin de tous, sans rien regretter, aussi longtemps qu'il plaira aux follets de l'air qui mènent vacarme autour de notre tourelle enchantée.
D'autres fois, quand le vent redouble, assis à côté de Norette, il nous semble que tout va partir, que les murs tanguent et s'ébranlent, et nous faisons le rêve de nous trouver seuls, tranquilles et perdus sur l'infini des flots, dans un naufrage sans danger.
Presque tous les jours, vers une heure, il se produit une accalmie.
Nous nous réfugions alors sur ma terrasse. Je sais là un angle où la tempête ne donne pas. Le soleil est doux. Tout cependant frissonne encore, et des tourbillons de poussière blanche courent se poursuivant sur les routes.
Mais bientôt le mistral reprend avec rage. Comment traverser la terrasse? Et Norette, qui feint d'avoir peur, se suspend, espiègle, à mon bras...
Un matin, le mistral ne souffla plus.
La mer était bleue au lointain, les arbres avaient apaisé leur feuillage.
On entendait, montant de la rue, des voix joyeuses de femmes et d'enfants; et là-haut, au voisinage des toits, dans le ciel balayé, les martinets, en ronde éperdue, passant dans le soleil avec des reflets d'acier, poussaient leurs cris stridents pareils au bruit de la faucille qui scie le blé mûr.
—«Vous voilà délivré?
—Hélas! oui, mademoiselle Norette; mais j'eusse autant aimé que ma prison durât éternellement.»
Le rêve des neuf jours était fini, la réalité allait me reprendre.
Robinson eut peur en trouvant l'empreinte d'un pied nu sur le sable de son île, qu'il croyait déserte. J'éprouvai, ce jour-là, une émotion aussi désagréable; car, sorti pour faire un tour de promenade, la première personne que je rencontrai, ce fut Galfar, tout de neuf vêtu, la barbe taillée, ainsi que patron Ruf me l'avait décrit, mais toujours suivi de son chien, et son éternel fusil sur l'épaule.
Je dois constater toutefois que, l'ayant salué, M. Galfar daigna me rendre mon salut.
XXXIV
CARTES SUR TABLE
La journée me réservait encore une surprise.
A peine avais-je dépassé l'antique porte du village, que j'entends courir derrière moi. C'est Ganteaume soufflant, affairé:
—«Un monsieur vous attend à l'auberge, un vieux monsieur qui a des lunettes. Il voudrait vous parler. Je pense que c'est pour la Chèvre d'Or.
—Depuis quelque temps, vous vous occupez un peu trop de la Chèvre d'Or, ami Ganteaume... Qui empêchait, d'ailleurs, le monsieur à lunettes de venir me trouver chez moi?
—Je le lui ai dit, mais il préfère...
—C'est bien! Va devant, je te suis!»
Le personnage qui m'attendait n'était autre que l'excellent M. Blaise Pascal, M. Blaise, citoyen de Monte-Carlo et professeur juré de trente-et-quarante et de roulette.
Ce vieux fou m'a tenu le plus raisonnable des discours.
—«Jouons cartes sur table. Je pourrais vous en vouloir, étant persuadé que, sans ma proposition d'il y a six mois et les imprudentes paroles échappées à Galfar ivre, vous n'eussiez jamais, tout seul, trouvé la piste de la Chèvre d'Or... Vous dites non? Tant mieux! Il me répugnait de vous supposer capable d'une indélicatesse. Admettons qu'un hasard seul vous a conduit ici, c'est possible, je crois au hasard! et qu'une série d'autres hasards interprétés par la réflexion aient fini par vous faire connaître une partie de notre secret.
«Il n'en est pas moins vrai que Galfar, avec assez d'apparente logique, vous accuse de le lui avoir volé, ce secret. Il n'en est pas moins vrai que Galfar qui, lui aussi, voulut l'épouser, fera l'impossible pour empêcher le mariage que vous rêvez avec sa cousine Norette.
«D'ailleurs sur ce dernier point, moyennant certaines conditions, je me charge de faire entendre raison à Galfar.
«Pourquoi ne pas nous associer? Ce que vous savez, nous le savons: l'ombre indiquant la place où une cassette est enfouie; et les papiers ou parchemins contenus dans cette cassette indiquant à leur tour l'entrée, cachée par une pierre mouvante, des souterrains où gît le trésor. Ce qui vous manque, nous manque aussi. Vous voyez que je joue, ainsi que je l'ai promis, cartes sur table! C'est une clochette en argent, d'apparence talismanique, un instant dans vos mains,—ne niez pas: Ganteaume l'a dit à Peu-Parle et Peu-Parle me l'a redit,—et rendue aussitôt parce que, mal renseigné encore, vous en ignoriez l'importance. Avez-vous seulement songé à dessiner l'inscription, pourtant curieuse, qu'elle porte? Tenez, afin de vous prouver ma bonne foi, je vous dirai que cette inscription est tout simplement du grec écrit à l'envers en caractères arabes, ou de l'arabe écrit en grec suivant les méthodes naïves des cryptographes d'autrefois. La déchiffrer serait un jeu. Mais, pour la déchiffrer, il faut l'avoir, et on ne l'aura qu'en devenant l'époux de Mlle Norette.
«Maintenant, si vous voulez savoir pourquoi un pareil trésor est resté si longtemps inviolé, pourquoi, leurs femmes étant dépositaires du secret, pendant six cents ans, les Galfar et les Gazan ont, plutôt que d'y toucher, laissé tomber leurs créneaux et crouler leurs tours, je répondrai qu'il y a là une cause mystérieuse, et que, si je la connaissais, je n'aurais peut-être pas besoin de vous.
«Et si vous voulez savoir encore comment j'ai appris toutes ces choses, je vous dirai que Galfar me les confia un matin que je revenais d'Afrique, et que, pieds nus, il lavait le pont du paquebot.
«Lui tient cela des traditions de sa famille.
—«Dire pourtant, s'écriait-il en montrant de son écouvillon mouillé un village de la côte, tout blanc sur un pic, le village même où nous sommes, dire que je suis à racler des planches, les jambes dans l'eau, tandis que là-haut, avec un peu d'argent et un peu d'aide, en quinze jours, je deviendrais maître d'un incalculable trésor!»
«J'écoutai Galfar, étant homme pratique. Je trouvai de l'argent pour lui, et le mis en mesure de faire sa cour à Norette. Il ne réussit point, qu'attendre d'un simple matelot? C'est alors que je songeai à vous mettre dans l'affaire. Mais vous manquiez de confiance, vous eûtes le tort de refuser. Acceptez aujourd'hui, et il n'y aura que du temps perdu. Ennemis, nous nous nuirons; amis, la réussite est sûre. Nous partageons: vous épousez Norette, et je donne ma fille, car j'ai une fille, musicienne et blonde! à Galfar...»
Ce diable d'homme, avec son éloquence, avait presque fini par me tenter.
Je croyais voir, pendant qu'il parlait, l'ombre portée du roc, le trou, la cassette; puis, derrière la pierre tournante, l'étroit souterrain des légendes peuplé d'innombrables chauves-souris dont le vol obscur et silencieux semble un frôlement de fantômes, et des portes, des portes, des portes, hérissées de clous, s'enguirlandant, ô merveilles du fer forgé! d'ornements défensifs à la mode arabe; je croyais voir surtout le dernier réduit, le caveau en cul-de-sac bourré, comme a dit Peu-Parle à Ganteaume, de diamants et d'«or en barre».
Quel beau rêve à réaliser, quel renouvellement de vie large et libre! Car enfin cette prétendue civilisation, à la fois très raffinée et très financière, enchaîne les mains, entrave les jambes tout en élargissant les cerveaux, et cantonne, par matérielle indigence, notre pauvre corps dans un coin, tandis que l'esprit, au corps lié, souffre de ne pouvoir prendre son vol et réaliser le divin sur terre!
Par malheur, au moment où je me laissais ainsi emporter sur les ailes de la chimère, M. Blaise, horrible décidément, eut la fâcheuse inspiration d'étaler devant moi, sur la table, les sortant d'un portefeuille d'ailleurs indécemment crasseux, trois papiers timbrés, nos traités libellés d'avance et qu'il n'y avait plus qu'à signer.
J'eus honte pour la Chèvre d'Or, je fus humilié pour Norette, de les voir marchander ainsi.
—«Assez, monsieur Blaise, répondis-je, qu'il s'agisse des trésors du roi de Majorque ou de l'amour de Mlle Norette, et même de tous les deux ensemble, j'en fais assez haut cas pour désirer les conquérir à moi seul.
—Ainsi, vous refusez?
—Je refuse.
—Alors c'est la guerre.
—Va pour la guerre!
—J'ai fait ce que j'ai pu, je m'en lave les mains,» conclut M. Blaise.
Et M. Blaise me regardait de cet air triste et apitoyé qu'on ne peut s'empêcher de prendre en regardant les fous.
XXXV
GUERRE DÉCLARÉE
C'est vraiment la guerre!
En quelques jours, se servant habilement des imprudences de Ganteaume, des radotages de Peu-Parle, Galfar et l'estimable M. Blaise ont su ameuter tout le Puget-Maure contre moi.
La chose ne leur a pas été difficile avec cette population de paysans libres et fiers, prompts à rêver trésors pendant les loisirs que leur fait une existence de demi-paresse orientale, tous d'ailleurs plus ou moins faiseurs de poudre ou braconniers, et chez qui, pour un rien, en subites colères, se réveille le vieux sang des corsaires.
Ils s'étaient habitués à vivre pauvres sous leurs oliviers, parmi leurs ravins, se consolant, comme Peu-Parle, à l'idée qu'ils pouvaient se dire riches, après tout.
Cette illusion dorait leur misère, et les faisait regarder de haut les habitants des autres villages.
Chacun d'eux, vaguement, obscurément, espérait qu'un jour, en défrichant quelque aride plateau fleuri de touffes de lavande, deux ou trois coups de pioche heureux mettraient à découvert l'entrée de la caverne féerique. Lequel d'entre eux ne se souvenait pas, étant à l'affût, d'avoir entendu bêler la Chèvre et tinter sa claire clochette?
Que la Chèvre continue, comme par le passé, à dormir sur une litière d'or au fond de sa retraite ignorée, et que les sequins, les lingots du roi de Majorque restent sous terre pour toujours, ils en sont contents, ils l'admettent sans désirer plus.
Mais je viendrais, moi étranger, à moi tout seul les voler tous et ravir l'immémorial héritage du Puget-Maure! Ceci aussitôt fait scandale, allume les haines et déchaîne les convoitises.
Je suis surveillé, suspecté.
Dans les rues, je surprends, à chaque tournant, des regards, des gestes hostiles. Les femmes, me montrant, se parlent à voix basse. Les enfants ne m'injurient pas encore, mais déjà ils oublient de me saluer.
Aux champs, il n'y a pas de coin de muraille, il n'y a pas de tronc d'arbre ni de bouquet de cactus, où je ne devine, m'épiant, un œil soupçonneux et noir; et ce n'est plus uniquement par contenance que je prends mon fusil lorsque je sors en promenade.
Le curé lui-même, cet excellent abbé Sèbe, par amour de la paix, se détourne de moi.
Seul, Peu-Parle ne craint pas de rester notre ami.
Ganteaume va le voir tous les jours, dans son désert, malgré mes recommandations de prudence, et, bavardant avec lui de la Chèvre d'Or, s'exalte aux divagations fatalistes et visionnaires du bonhomme.
Mais hier Ganteaume, qu'enveloppe la tempête déchaînée sur moi, Ganteaume est rentré tout meurtri, après un combat à coups de pierres héroïquement soutenu contre une embuscade des gamins du pays.
Mlle Norette l'a pansé.
Et je suis devenu triste, me rappelant cette parole de Peu-Parle: «Il y a du sang, des gouttes rouges, mêlées aux traces d'or que laisse la Chèvre sur les rochers.»
Pansé par Mlle Norette, lui, Ganteaume était radieux.
XXXVI
LES DEUX QUI SONT MORTS
J'accusais le curé à tort. Aujourd'hui même j'ai reçu sa visite. Mais cette visite ne produira pas l'effet que l'excellent homme en espère, car il voulait me faire renoncer au trésor, et n'a réussi qu'à me rendre plus certain de son existence.
J'étais dans ma chambre en train de paperasser quand, m'approchant de la fenêtre, j'ai aperçu l'abbé Sèbe qui, discrètement, comme s'il avait peur d'être épié, sortait par la petite porte du presbytère, regardait la tour, et se dirigeait de mon côté.
Pendant la demi-heure qui précède la fin du jour, rues et ruelles sont désertes. Dans leurs maisons, dont le toit fume, les femmes enfermées préparent le repas du soir; les hommes ne rentrent pas encore des champs. L'abbé Sèbe pouvait venir chez moi sans rencontrer personne.
Après quelques instants, on frappe. C'est l'abbé, visiblement ému et gêné. Il souffle, il s'essouffle pour deux misérables étages, lui qui gravissait, sans perdre haleine, les plus escarpés raidillons; et son chapeau, pétri à deux poings, prend des formes extraordinaires.
Je lui offre, pour le mettre à l'aise, un verre d'eau-de-vie de myrte. Il s'assied, nous trinquons; alors seulement il ose parler.
—«Voilà! s'écrie-t-il, par la faute de Ganteaume, deux hommes qui s'aiment et s'estiment, en sont réduits à ne plus se voir.»
Ce début m'étonne.
—«Pourquoi donc ne nous verrions-nous plus, mon cher abbé, et, dans tous les cas, qu'est-ce que l'ingénieux Ganteaume peut avoir à faire en ceci?
—Ganteaume! Mais vous ignorez donc son dernier exploit? Vous ne savez pas que, devenu le disciple du vieux Peu-Parle et partageant toutes ses folies, il a essayé, avant-hier, d'évoquer le diable, à minuit, dans un carrefour? Ne dites pas non; je l'ai surpris, debout, le grimoire à la main, au milieu d'un rond, entre trois cierges. Je descendais, mon clergeon éclairant le chemin avec la lanterne, du Mas des Truphémus où j'étais allé porter le bon Dieu. Ganteaume criait, se démenait...
—Et le diable n'est pas venu?
—Non! mais au seul aspect de mon ombre, au seul aspect de la lanterne, Ganteaume, pris de male-peur, a laissé là ses cierges et couru jusqu'au village. J'avais ordonné au petit clergeon de se taire. Malheureusement, il a bavardé. Et, déjà compromis comme chercheur de trésors, vous voilà en train de passer pour sorcier, grâce à Ganteaume. Au four, au lavoir, à la fontaine, partout où se trouvent deux commères, il ne s'agit plus que de vous... Et de moi aussi, hélas! car, ayant essayé de vous défendre, les gens me soupçonnent déjà d'être du noir complot ourdi par vous contre la Chèvre d'Or!»
L'abbé riait. Mais tout à coup devenu grave:
—«Écoutez! ajouta-t-il, par mon caractère, par ma robe, je suis responsable de la paix du village, et les choses qui s'y passent depuis quelques jours m'ont douloureusement affecté.
«Je ne vous accuse pas, je m'accuse. J'aurais dû garder le silence au sujet de l'inscription de l'ermitage, j'aurais dû vous tenir caché le livre de raison des Gazan. Mais puisque c'est fait, le mieux sera que vous sachiez tout.
«Je ne dirai pas: dans votre intérêt! mais, dans l'intérêt de M. Honnorat, dans celui de Mlle Norette, partez, renoncez à la Chèvre d'Or. Vous reviendrez plus tard, après six mois, un an, quand les préventions auront disparu, quand les colères seront apaisées.
«Vous avez le droit, sur des espérances peut-être chimériques, de risquer votre tranquillité, non celle des autres. Or, Galfar est capable de tout, et un crime ne se prévient pas.»
Je voulus interrompre l'abbé. Mais il avait pris le livre de raison, parmi mes papiers, sur ma table:
—«Si vous saviez! Toujours la Chèvre d'Or a attiré quelque malheur sur la demeure des Gazan; c'est pour cela qu'ils n'en parlent jamais et que personne ne leur en parle... Bien des pages, vous avez dû le remarquer, manquent à ce livre. C'est moi-même qui, à la prière de Mme Honnorat expirante, les ai toutes arrachées et brûlées pour faire disparaître les dernières traces d'un drame presque oublié aujourd'hui, mais dont le sanglant souvenir s'éleva longtemps, comme un mur de haine, entre les Galfar et les Gazan. Toutes les pages? Non! Avant de me confier le livre, Mme Honnorat, de ses mains tremblantes, se faisant aider par Norette, qui pouvait avoir douze ans, en déchira une, qu'elle garda... Peut-être cette page contenait-elle le secret du trésor? Peut-être Mlle Norette la possède-t-elle encore? Peu importe! Ce sont là secrets de famille qu'il ne m'appartient pas de pénétrer.
«Mais en présence de l'aventure où vous paraissez vouloir vous engager, j'ai le devoir de vous faire connaître, comme exemple, l'événement tel qu'il était relaté sur les pages par moi détruites.
«Vers l'année 1500, deux cousins, l'un Gazan, l'autre Galfar, se trouvèrent en rivalité pour épouser une cousine. Non qu'ils l'aimassent! Elle était, il est vrai, admirablement belle; mais aussi pauvre l'un que l'autre, s'étant ruinés, l'aîné à faire ses caravanes sur mer, l'autre dans les tripots d'Avignon sous prétexte d'étudier la médecine, c'est surtout le secret du trésor qu'ils désiraient d'elle.
«Aucun ne voulait céder. Ils se querellèrent, et le cadet souffleta l'aîné.
«Puis, sans que personne les vît, un soir, tous deux Caïn, tous deux Abel, ils allèrent dans la montagne, du côté de la chapelle que déjà un ermite gardait.
«Au milieu de la nuit, l'ermite crut rêver que quelqu'un frappait de grands coups à sa porte, et s'éveillant, il entendit crier: «Au secours! J'ai tué mon frère!» Alors, étant sorti, il vit à la clarté des étoiles, dans l'herbe du cimetière, un jeune homme étendu, dont un cavalier, plus âgé, mais lui ressemblant singulièrement, soutenait la tête.
«Comme le jeune homme se mourait, l'ermite le confessa. Et quand le jeune homme fut mort, le cavalier qui se tenait debout, appuyé au mur, dit: «Mon père, il est grand temps que vous me confessiez aussi!» Alors l'ermite, se retournant, vit sur son pourpoint ensanglanté le manche d'un long poignard qu'il s'était planté dans la poitrine. Et quand il fut confessé, le cavalier retira la lame et se coucha dans l'herbe à côté de l'autre, dont il baisait en pleurant les cheveux et les yeux.
«Le matin, au moment de les ensevelir, on les trouva enlacés si étroitement que, pour séparer leurs cadavres, il aurait fallu briser les os des bras. On les mit ensemble, sans cercueil, dans la même fosse, et une messe fut fondée pour l'âme des deux qui sont morts.
«C'est après-demain, jour anniversaire, conclut l'abbé en se levant, que je célèbre cette messe.
—J'y assisterai dévotement avec Ganteaume, afin qu'on cesse de nous croire sorciers.
—Vous ne partez donc pas?
—Non, certes! même après cet émouvant récit.
—A votre volonté! Mais il n'est pas prudent de tenter Dieu!»
XXXVII
SALADIN ET LES PIÉMONTAIS
L'abbé me semble bien tragique.
Pourtant cette émotion dans le village est gênante, et les façons de Galfar commencent à me préoccuper.
Pourvu que Norette continue à me croire ingénument épris d'elle et ignore mes coquetteries avec la Chèvre d'Or! Sur ce point, ce qu'a dit l'abbé me rassure. Personne ne parlera de la Chèvre d'Or devant Norette. D'ailleurs, à supposer une indiscrétion, le naturel de notre rencontre, mon indifférence quand j'ai trouvé la clochette, la façon dont je l'ai restituée, le silence que j'observe depuis, suffiraient à m'innocenter.
Galfar, absent quelques jours, vient de reparaître, amenant à sa suite un trio de parfaits brigands, les mêmes sans doute que ceux avec lesquels patron Ruf l'a surpris en conférence au cabaret de l'Antico limon verde.
Peut-être, décidé à chercher le trésor sur les insuffisantes données qu'il possède avec M. Blaise, compte-t-il les employer aux fouilles? Auquel cas il n'aurait pas tort, car ces Piémontais à figure ingrate sont, dès qu'il s'agit de remuer la terre ou de tutoyer le rocher, de vaillants et rudes ouvriers.
Peut-être aussi, et le choix, à en juger par leur seule mine, ne serait pas mauvais non plus dans ce cas, les destine-t-il à quelque ténébreux coup de main? En attendant, pour tout travail, ils tiennent, au Bacchus navigateur, sous la présidence de Galfar, d'interminables séances, jouant la mourre du matin au soir, hurlant: tré! cinque! s'éborgnant de leurs doigts ouverts, et faisant, à grands coups de poing, tressauter les couteaux posés près de chaque joueur, sur la table, selon l'usage.
Galfar a également amené un âne surnommé Saladin, comme son prédécesseur, à l'intention de Saladine, et qu'il loge au fond du couloir, dans son écurie, en compagnie des trois Piémontais. Un bon petit âne, à poil brun, inconscient, j'en suis sûr, du rôle double que Galfar lui fait jouer.
Car Galfar a intenté un procès au malheureux M. Honnorat pour qu'on répare, à frais communs, le passage d'âne, sous prétexte que le pavé gondole et que Saladin a le sabot tendre; puis, le procès gagné, c'est Saladin qui, dans les ensarris de sparterie à califourchon sur son bât, doit aller chercher au torrent le sable et les cailloux roulés.
Maintenant Saladin, par le sentier pendant, sous l'étroite porte de ville, fait philosophiquement le va-et-vient pour la restauration, imaginée en son honneur, mais dont il se fût bien passé; et les paveurs pavent, prenant leurs aises, sans se presser, comme gens au contraire désireux de faire durer la besogne.
Notre demeure, si paisible, est devenue inhabitable.
Dérangé dans son doux repos musulman, irrité, chaque fois qu'il entre ou sort, d'avoir à franchir des barricades, M. Honnorat s'enferme chez lui et fume éperdument, cachant dans un nuage de tabac ses apoplectiques fureurs.
Saladine se montre le moins possible, ironiquement poursuivie de: «Hue! Saladin!» qui la poignardent.
Mais Norette, fière, méprisante, après avoir, avec un sang-froid d'avocat, défendu sa cause en justice de paix, surveille les paveurs et les gourmande.
—«Qui paie a droit sur le travail!» dit-elle sans s'inquiéter des grands airs de Galfar, lequel, d'ailleurs, devient singulièrement timide en sa présence. Et quand une affaire l'appelle, elle se fait remplacer par Ganteaume qui, fier de sa mission, s'installe sur un tas de sable en des attitudes à la fois prudentes et dignes.
Moi je suis inquiet en feignant de ne l'être pas. J'aime peu, sans compter Galfar, ces trois sacripants ainsi campés dans la maison où dort Norette.
XXXVIII
COUP DOUBLE
Il est évident que je gêne Galfar.
Cet estimable faiseur de poudre a même trouvé, pour me l'apprendre, un moyen vraiment peu commun.
J'étais parti en chasse de grand matin, un peu par désœuvrement, un peu par bravade, pour me prouver d'abord que les sourdes menaces du Puget conjuré ne me troublent point, et aussi dans l'intention d'échapper aux doléances dont M. Honnorat m'accable.
Je suivais, mon fusil en bretelle et sans songer à mettre à mal aucun gibier, le bord du vallon escarpé qui va contournant le plateau où se dresse le roc de la Chèvre.
Sur l'autre bord, les perdrix chantaient; mais l'abbé Sèbe n'étant plus là, je m'intéressais peu aux perdrix. Mes pensées, à ce moment, je ne sais pourquoi, étaient à Norette.
Un aboi de chien, d'un timbre connu, me tira de la rêverie.
Galfar suivait le bord opposé.
Nous n'étions séparés que par la largeur du vallon. Galfar certainement m'observait. Je me mis à l'observer aussi. Il menait une chasse étrange.
Deux fois, très correctement levées par son chien, les perdrix, une superbe compagnie de perdrix rouges, lui partirent au bout du canon; deux fois il ne les tira point.
Quoique médiocre chasseur et nullement fanatique, j'enrageais.
Mais Galfar devait avoir son idée.
Au troisième vol, la compagnie prit un parti, et, traquée, franchit le vallon, selon une tactique d'ailleurs connue.
On eût dit que Galfar attendait cela.
Je le vis sauter dans les ronces, disparaître, traverser le vallon, remonter la pente, et reparaître tout gaillard, portant son chien à bras tendu.
Puis les voilà qui prennent les perdrix à revers comme pour les rabattre sur moi.
Le chien se met en quête et va.
Les perdrix s'envolent du milieu d'un plan d'herbes sèches, là, devant mon nez, en rideau. Galfar épaule... Un instant je tremblai, tant je me trouvais dans sa ligne, croyant qu'il allait faire feu sur moi. Il vise, il tire: pan! pan! J'entends quelque chose siffler aux alentours de mes oreilles. Deux perdrix tombent à mes pieds.
Galfar s'approche, me salue. Galfar devient très gentilhomme, depuis qu'il a des habits neufs.
—«Un joli coup double, lui dis-je.
—Peuh! le mérite n'est pas grand quand on fabrique sa poudre soi-même.»
Puis il ramassa les deux perdreaux.
-«Voudriez-vous, il n'y a pas d'offense puisque nous serons bientôt parents, les porter à l'oncle Honnorat? Ceci le consolera peut-être du grand mauvais sang qu'il se fait depuis que je me suis mis en tête de réparer le chemin d'âne?»
Et, soufflant dans la plume, Galfar ajoute:
—«Voyez! pas abîmés: un seul trou. Ici, pour épargner le plomb, nous tirons les perdreaux à balle.»
Je félicitai Galfar, et me chargeai des perdreaux, ne voulant pas être avec lui en reste de courtoisie.
Son œil m'interrogeait, l'œil des blonds du Midi, fixe, d'un bleu dur, morceau de Méditerranée gelée.
J'estime que Galfar avait espéré me faire peur.
XXXIX
LA PIERRE
Sans être ce qui s'appelle effrayé, je commence à craindre que mon aventure finisse par tourner au tragique. Je sens dans l'air, autour de moi, comme des dangers et des menaces dont le coup double de Galfar aurait été le significatif présage. Cet état de guerre ne me déplaît pas. Quelque romanesque en rejaillit sur le fond un peu monotone de mon existence au Puget.
Norette semble plus émue. Elle connaît la haine que son brun cousin m'a vouée, et l'hommage ironique des perdreaux lui donne à réfléchir. Mais elle ignore, par bonheur! que ce soit la Chèvre d'Or qui, en réalité, nous divise; elle met ingénument, présomptueusement, cette haine, et, certes! je n'aurai garde de la détromper, au compte d'une jalousie amoureuse de Galfar.
C'est pourquoi, pour ne pas irriter Galfar davantage, Norette m'enjoint, confiante et prudente, de tenir secrets nos projets; et la demande en mariage, qui s'imposait à ma conscience, se trouve, jusqu'à nouvel ordre, ajournée.
—«Mon père est très courageux, dit Norette, ses aventures l'ont démontré. Courageux sur mer! mais, sur terre, il éprouve un tel besoin de calme, une telle horreur de toute action, que je le crois capable, en désirant notre bonheur, de vous refuser ma main et de l'accorder à Galfar, dans l'intérêt de ses digestions et pour la tranquillité de ses pipes.»
En attendant, nos amours vont leur train. Et même, peu à peu, par une pente naturelle, innocentes d'abord, elles sont devenues relativement coupables. Ailleurs, j'eusse résisté à moi-même. Mais ici, où Norette est seule, où je suis seul avec Norette; dans ce côte à côte de chaque jour; sous ce ciel, parmi ces parfums, ce silence, cette solitude; au milieu d'une nature indulgente, encourageante et complice, un instant, de tout cœur, j'ai cru aimer Norette.
Que les citadins me condamnent, Robinson me pardonnerait!
Tous les soirs, une fois la lampe de sa chambre éteinte, c'était le signal! j'allais trouver au jardin Norette qui m'attendait, et nous passions là, en face du clair horizon, des heures délicieuses. Jusqu'au lointain, jusqu'à la mer, les collines se déroulaient vagues et frissonnantes. Les étoiles seules nous voyaient.
D'ordinaire, je me glissais par une petite porte communiquant avec le corridor et le passage d'âne.
Mais maintenant que le passage d'âne est occupé, la nuit presque autant que le jour, par les Piémontais de Galfar, j'ai dû trouver un autre chemin.
Le mur, entourant le jardin, ne monte pas très haut avec son couronnement à balustres; et, dans le rocher presque à pic qui le porte, une fissure se présente, où poussent quelques arbustes rabougris, et tout à fait propice à l'escalade.
C'est par là que je grimpe, jouant du coude et du genou, m'accrochant aux aspérités du calcaire, aux racines nues et résistantes des chênes nains.
Tout en haut, une grosse pierre surplombe, sur laquelle je dois me hisser pour atteindre jusqu'au mur. La manœuvre n'est pas commode; Norette m'y aide quelquefois.
Personne, d'ailleurs, ne peut nous surprendre. Saladine se couche avec les poules, et M. Honnorat fait comme elle, autant par orgueil que par hygiène, afin de pouvoir se promener dans les rues avant l'aube, étonner de ses habitudes matinales les paysans qui vont aux champs.
M'a-t-on espionné? Je le crois. Un soir, quelqu'un sans doute l'ayant nuitamment descellée, j'ai senti la pierre branler et se dérober sous mes pieds. La pierre a roulé, à grand bruit, pendant que je réussissais à empoigner un balustre, et que Norette, penchée sur le vide, sans un cri, me tendait les bras.
On cause de la chose ce matin, à déjeuner. Norette et moi feignons l'ignorance. Saladine n'a rien entendu. M. Honnorat a entendu, lui! Il voulait se lever, allumer sa lanterne. Mais il s'est décidé à rester au lit, ayant réfléchi que l'an passé, au même mois, après de fortes pluies, une autre grosse pierre s'était écroulée de la sorte.
Quoi qu'en pense M. Honnorat, la pluie n'est pour rien dans l'événement.
D'abord, il n'a pas plu. Et puis Ganteaume, en train d'inspecter selon sa louable habitude, aussitôt le jour blanchissant, le pavé des rues et la poussière des routes, a surpris Galfar, flanqué de ses Piémontais inséparables, qui considérait, avec un intérêt trop vif pour n'être pas suspect, la place de la pierre tombée.
XL
LA MESSE
C'est précisément ce matin que l'abbé Sèbe doit dire sa messe annuelle pour l'âme «des deux qui sont morts».
J'y assisterai, l'ayant promis.
La cloche tinte, nous partons. M. Honnorat et Saladine vont devant. Je les suis, curieusement regardé par les gens debout sur le seuil des portes, ayant eu cette audace, avec un sourire accueillie, d'offrir le bras à Mlle Norette.
Ganteaume est absent. Depuis quelques jours on ne sait jamais où trouver Ganteaume.
Église blanche et froide, sans tableaux aux murs, ni boiseries, nue comme une mosquée de village arabe. Deux rangées de bancs qu'un vide sépare. Et, de chaque côté, échangeant, malgré la sainteté du lieu, des regards farouches, les deux familles avec ceux qui tiennent pour elles. Car, si Galfar a ses partisans, M. Honnorat aussi a les siens. Moi je suis l'ennemi de tous. La Chèvre d'Or a réveillé les haines; à cause de la Chèvre d'Or, les partisans de M. Honnorat ne m'en veulent pas moins que ceux de Galfar.
Galfar, avec son père, Christophe Galfar, vieux paysan à figure de gentilhomme, et sa mère, jadis Madame, aujourd'hui simplement la Christole, grande femme maigre, révoltée et fière, occupent le premier rang à droite.
Nous occupons parallèlement, les Gazan et moi, le premier banc de gauche; Galfar, me voyant paraître sain et sauf, s'étonne et dissimule mal une grimace de désappointement.
Je souris, songeant à la pierre; Mlle Norette, également, ne peut s'empêcher de sourire.
Le vieux Peu-Parle, lui-même, est là, en costume de cérémonie, portant tricorne, culottes courtes et l'habit de cadis blanc, taillé à la française.
Cérémonieux et discret, il a tenu à venir par politesse et savoir-vivre. Peu-Parle connaît le secret de la Chèvre, nos agitations ne l'intéressent point.
Après la messe que, rasé de frais pour la circonstance, il a fort dignement célébrée, l'abbé, devant l'autel, prononce une courte allocution, conseillant à tous la douceur et le mépris des biens de la terre.
Ses paroles sont touchantes. M. Honnorat, qui ne demande que la paix, se mouche bruyamment au plus beau passage. Galfar, lui-même, semble ému. Mais Mlle Norette ne bronche point. Impassible, obstinée, son profil droit et calme, son regard fixe, résolu, me font songer à la statuette impérieuse et mignonne de sainte Sare.
Elle avait raison, Mlle Norette.
Au sortir de l'église, nous voyons arriver Ganteaume, soutenant, caressant Misé Jano blessée, qui trotte douloureusement sur trois pattes.
—«Un coup de couteau piémontais, caché dans la manche et lancé de loin! nous dit Ganteaume. Si au moins j'avais pu me trouver là? Mais l'assassin était déjà parti, et Misé Jano semblait vouloir se laisser mourir, perdant son sang, couchée dans l'herbe.
—Voilà pourtant, Norette, à quoi tes imprudences, tes folles bravades nous exposent!» s'écriait M. Honnorat, pourpre d'égoïste colère. Et, comme s'il eût senti, dans sa propre chair à lui, Mitre Honnorat Gazan, le froid du couteau piémontais:—«Voilà ce que c'est que de laisser courir Misé Jano avec la clochette!
—Mais Misé Jano, père, n'avait pas la clochette.
—On a dû croire qu'elle l'avait.
—Bon! et quand il s'emparerait de la clochette, pensez-vous que Galfar, bel héritier, ma foi, pour le roi de Majorque! s'en trouverait plus avancé?...» conclut Norette, essuyant de son mouchoir les yeux effrayés de Misé Jano.
C'est la première fois que Norette, et certes! sans me soupçonner, faisait devant moi allusion à la Chèvre d'Or.
XLI
LE VOL
Tous ces événements, le dernier surtout, ne doivent pas être étrangers à la résolution, subitement prise par M. Honnorat, d'aller voir des parents qu'il a quelque part, dans un village de la montagne.
Mlle Norette me propose de faire partie du voyage. M. Honnorat insiste.
Une partie charmante à travers un pays pittoresque et frais, où sont des ruisseaux épais de truites. Saladine garderait la maison.
Je résiste, quoique tenté. Je ne me juge pas de reste, en présence de Galfar et de ses Piémontais, pour garder la maison de compte à demi avec Saladine.
Un travail pressé, que j'invente, me sert d'excuse. Pourquoi, d'ailleurs, l'occasion est bonne, n'emploierais-je pas ces trois jours à mettre un peu d'ordre dans les notes, assez confusément ramassées, au hasard des lectures et des promenades, pour l'ouvrage que je rêvais en m'installant, il y a trois mois, au Puget-Maure?
Mais les allées et venues de Galfar, ses airs de conspiration et de mystère ne me laisseront pas, j'en ai grand'crainte, ce loisir.
Galfar prépare un coup. Je le sais par Ganteaume qui, lui-même, le tient de Peu-Parle.
Quel coup? Un vol, sans doute! et la chose lui sera facile, puisque, grâce à son ingénieuse idée du repavage, le voilà dans la place avec trois sacripants.
Heureusement, je veille; Ganteaume fait tout ce qu'il faut pour veiller; nous pouvons en outre compter sur le courage plus que masculin et les longs bras de Saladine.
Pendant deux jours, ce qui est assez naturel, et pendant deux nuits, ce qui m'humilie un peu, rien n'arrive. Mais à la troisième nuit, sur les onze heures, le village étant endormi, j'entends tout à coup, dans l'écurie, au fond du couloir, l'âne braire.
Puis une porte grince, des pas sourds montent l'escalier; et, de ma fenêtre ouverte sur le jardin, j'aperçois Galfar qui, faisant un geste de la main, comme pour arrêter des gens qui le suivent, applique son oreille aux volets du rez-de-chaussée où dort Saladine.
—«Allez, murmure-t-il, et pas de bruit! je reste ici en sentinelle, pour le cas où elle se réveillerait.»
Évidemment, les Piémontais ont mission de dévaliser la chambre de Norette; c'est eux qui forceront la porte. Galfar se contente d'ordonner, étant de trop bonne famille pour s'abaisser à ces métiers.
Si je lui envoyais une balle, comme remerciement de son double coup?
Soudain, d'en bas, un cri s'élève:
—«Oh! Saladine... oh! des Gazan...
—Oh! du four...» répond Saladine, d'une voix encore ensommeillée.
C'est le fournier en train de parcourir le village, annonçant l'heure des levains aux gens qui, demain, doivent cuire, et s'arrêtant sous les fenêtres, au lieu de cogner et de monter, moins par paresse que par besoin décoratif de remplir du bruit de sa voix le grand silence de la nuit.
Galfar a disparu. Une vitre luit, Saladine se lève.
Après quoi, la vitre de nouveau s'obscurcit: et, sur les briques de l'escalier, sur les galets du passage d'âne, j'écoute un instant les pas traînants de Saladine qui s'en va; tandis que, s'éloignant pour d'autres fournées, le fournier jette son appel: «Oh! Myon... oh! Nore... oh! Madon...» de plus en plus indistinct et vague.
Je m'étais cru débarrassé de mes voleurs. Terrés un instant, ils ont reparu aussitôt Saladine définitivement partie.
Que faire, seul contre quatre! Réveiller Ganteaume qui dort là-haut, au-dessus de ma tête, dans le grenier? Ganteaume, certes, a l'âme héroïque. Mais il doit rêver de Norette; mieux vaut le laisser à ses songes.
Cependant j'entends comme un bruit de vis qui crient, de bois qui grince. Les voleurs enfoncent. Une idée me vient.
La porte du passage d'âne, qui donne sur la placette, est ouverte; et, suivant les patriarcales coutumes du pays, sa clef, une clef énorme, capable d'assommer un bœuf, reste à demeure dans la serrure.
Je sortirai, je fermerai la porte en dehors, et j'irai, par le bas du village, monter la garde sous le jardin, devant la seule issue que Galfar et ses estafiers puissent prendre, c'est-à-dire au bas de la fente par où je grimpais à mes rendez-vous.
Galfar certainement connaît cette issue.
Leur coup fait, et trouvant la porte fermée, ils essaieront de se sauver par là.
XLII
«GUEITO!»
Ma clef à la main, pourquoi l'avoir gardée? je traverse précipitamment la placette toute noire, sans un fanal; j'enfile des voûtes, des ruelles, une manière d'escalier taillé en zigzag dans la pierre vive; je franchis la poterne à mâchicoulis où se balancent, au gré d'un perpétuel courant d'air, d'énormes touffes de capillaires; et me voici embusqué, bien dans l'ombre, précisément devant la pierre que mon imprudente escalade a fait s'ébouler l'autre jour.
En levant la tête, j'aperçois, au-dessus de moi, le village, le château Gazan, sa tour carrée, de vieux murs revêtus de lierre, et, pour piédestal, portant tout cela, une pyramide en gradins d'étroits jardins superposés.
Mais un seul jardin m'intéresse, celui là-haut, où, se détachant sur le ciel clair, passent et repassent des ombres inquiètes.
J'ai bien fait, d'ailleurs, de me hâter.
A peine arrivé, trois des ombres enjambent le mur, et prudemment se laissent couler le long du roc; une quatrième suit portant, celle-là, quelque chose comme un fusil en bandoulière.
—«Ecco, signor!»
Aussitôt rejoints, les trois Piémontais, car c'était eux, remettent je ne sais quoi à Galfar et s'empressent de détaler, le dos tourné au village, sans regarder derrière eux, roulant du talon dans les cailloux, s'embarrassant les jambes dans les genêts et dans les myrtes.
Ils disparaissent. Galfar, rassuré et désormais certain que c'est eux qu'on soupçonnera, s'assied sur le bord du chemin, tire de l'énorme poche transversale formant sac dans le dos de sa veste, l'objet mystérieux que les fuyards lui ont remis, et le regarde avec complaisance, car une vague lueur d'aube se mêle, depuis quelques instants, à celle, pâlissante déjà, des étoiles.
Je devine, je reconnais la clochette de Misé Jano, la clochette de la Chèvre d'Or.
Je bondis. Galfar hurle. La clochette roule à terre, en même temps que la massive clef de fer dont j'ai frappé, et que je lâche instinctivement pour m'armer de mon pistolet.
Galfar s'est retourné, mon pistolet l'arrête... Il recule, vaincu, mâchant des paroles de menace, soutenant, de la main gauche, son poignet sanglant et meurtri.
Je le croyais loin, et déjà ramassais la précieuse clochette enfin conquise. Un appel me fait redresser.
—«Gueito!» crie Galfar, ce qui, en langage du Puget-Maure, signifie, paraît-il: «Garde-toi!»
Et, à quelque quarante mètres, j'aperçois, dans la clarté du jour levant, mon enragé qui, de sa seule main valide, tient un fusil en joue et vise.
J'ai un pistolet. Visons aussi à tout hasard.
—«Gueito!» crie encore Galfar. Sans m'attendre, il tire, je tombe. Galfar a peut-être tiré trop tôt? mais après m'avoir averti; et, en somme, l'honneur est sauf.
XLIII
LE BON GENDARME
Où suis-je? Mon œil s'étonne et ne reconnaît pas l'étage de tour froid et nu qu'il avait coutume de voir à l'heure ordinaire de mes réveils.
Des yatagans, des narghilés en terre rouge incrustée de filigrane, des guéridons et des miroirs fleuris de corail et de nacre, partout des tapis, des tentures... Eh! parbleu! c'est la chambre de M. Honnorat, celle qu'il appelle, en exagérant un peu, la chambre aux merveilles, et Mlle Norette, plus simplement: la chambre aux pipes.
Il paraît que je dois la vie à Peu-Parle, toujours en chemin, dès l'aurore, et dont la subite arrivée, sur le coup de fusil, a fait fuir mon meurtrier inconnu.
Je m'étais évanoui. Des gens, par Peu-Parle appelés, m'ont mis en travers sur des branches. On m'a porté chez les Gazan; et, comme l'escalier de la tour se trouvait trop étroit pour le transport d'un blessé, Saladine a pris sur elle, bonne Saladine! de transformer en infirmerie la propre chambre de M. Honnorat.
Tant pis si M. Honnorat se fâche! Il n'aura qu'à changer ses habitudes et fumer ses pipes ailleurs.
Car M. Honnorat n'est pas encore revenu, non plus que Norette. Il n'y a de présents que Peu-Parle et Saladine. Ganteaume, après avoir aidé à un premier pansement sommaire, est parti, je ne sais où, chercher le médecin.
Cependant, quelqu'un s'incline sur mon lit, me parlant comme à un enfant, murmurant des paroles douces. Si c'était Norette, ou seulement M. Honnorat? le fin profil oriental de la fille ou la grosse figure du père, d'un si réconfortant égoïsme?
Malédiction! C'est un gendarme. Un bon vieux gendarme à moustache couleur de cirage, avec le baudrier, le tricorne, en costume de procès-verbal.
—«Voilà bien la quatrième fois, me dit Saladine, que, depuis l'accident de ce matin, il vient demander de vos nouvelles.»
Tant de sollicitude me touche. Affaibli, léger de pensées, je me sens prêt à ouvrir mon cœur au représentant de l'autorité.
Cependant, sans insister, sans avoir l'air, le bon gendarme m'interroge. Il met, certes, des gants pour m'interroger, mais ce sont des gants d'ordonnance; et je n'ai pas de peine, malgré mon état, à déjouer sa diplomatie, tout ensemble grossière et ingénue.
Ce gendarme, désireux de se faire honneur, étant relativement lettré, d'un procès-verbal «rédigé sur place», voudrait savoir quand et comment, et par qui j'ai été blessé.
—«Mais, mon Dieu, lui dis-je, monsieur le gendarme, je vous crois assez perspicace pour l'avoir tout de suite deviné. J'ai été blessé ce matin par un, j'ignore lequel! des trois Piémontais employés à paver le passage d'âne, et que j'avais surpris en train de piller la maison. L'ont-ils pillée, au moins?
—Hélas! répondit Saladine.
—On ne les a plus vus?
—Et on ne les reverra jamais!
—Donc, leur absence les dénonce. Ils avaient, d'ailleurs, monsieur le gendarme, autant que la nuit me permettait de voir, de fortes bottes non cirées, et se parlaient en italien.»
L'air fâché, bonhomme et méfiant, le gendarme m'écoutait dire. Il ajouta:
—«Nous avons constaté le vol, et vos dépositions concordent. Nonobstant, le coup de fusil m'étonne. Ce n'est pas du fusil que se servent généralement les Piémontais.
—J'ai pourtant reçu une balle.
—Sans doute!... Mais venant ainsi de simples Piémontais, une balle n'est pas dans l'ordre, reprit le gendarme qui, évidemment, avait ses soupçons et son idée. Ne vous connaîtriez-vous pas, par hasard, quelque rival, quelque ennemi?
—Eh! par l'amour du ciel, interrompit Saladine, laissez ce pauvre Monsieur tranquille! Il va retomber en faiblesse et j'ai eu bien tort de vous laisser entrer avant le médecin.»
Le gendarme s'inclina, sourit; et son sourire signifiait:
«Ce sont là histoires du Puget-Maure. Vous ne désirez pas que le gouvernement s'en mêle, à votre aise!»
Puis il sortit, d'un pas militaire, tandis que Saladine, jalouse avant tout de l'honneur des Gazan, heureuse du scandale évité, me jetait le seul regard aimable que je lui ai connu de sa vie, et que Peu-Parle, desserrant les dents, murmurait:
—«Vous avez raison! Querelles d'honnêtes gens ne regardent pas les gendarmes. Ce matin pourtant, nul autre que nous ne le saura, il m'a bien semblé reconnaître la voix du fusil de Galfar.»
XLIV
LES SONGES
Que de choses en ces quelques jours! Que d'événements, de surprises. Quelle quantité de bonheur! J'en ai le cœur doucement réjoui, et la tête comme brisée.
Toutes mes prévisions se réalisent.
L'heureux succès de l'aventure dépasse même ce que j'espérais.
Pauvre Galfar qui s'imaginait, en s'emparant de la clochette, être maître de la Chèvre d'Or.
Galfar doit le comprendre maintenant: la Chèvre d'Or ne cède pas ainsi aux menaces. Fière, elle hait les violents; il faut savoir lui plaire, la charmer, le reste n'est que peine inutile.
Certes, la clochette de Misé Jano m'a servi. J'en ai déchiffré, avec un peu d'étude, les mots gravés, et j'ai obtenu de cette façon l'indication nécessaire.
Mais qu'aurais-je fait sans Norette? C'est elle qui m'a soutenu, encouragé. C'est grâce à elle, c'est pour elle, que j'ai eu le courage de persévérer dans l'entreprise malgré Galfar, les gens du Puget, leur colère au grand jour et leurs sourdes embûches. C'est en sa présence qu'au moment du solstice, à l'heure prescrite, et l'ombre du roc marquant la place, nous est apparu, sous un peu de terre et de gazon, le mystérieux coffret de fer, dépositaire du secret.
Nous sommes allés dans un vallon sauvage, la nuit. De hauts rochers se découpaient sur un ciel pailleté d'étoiles, et Misé Jano, sa clochette au cou, nous suivait. Ensemble, d'un commun effort, Norette m'aidant de ses petites mains brunes, nous avons fait tourner la pierre mouvante. Oh! l'éblouissement tout au fond de la grotte sombre, dont nous suivions les étroits couloirs, lentement, les doigts enlacés!
Ils étaient là, innombrables et jetant des feux sous les reflets de notre torche, les trésors du roi de Majorque. Je les ai vus, mes yeux en brûlent, vus cette seule fois, pendant un instant. Je ne les reverrai que dans un mois, au lendemain de notre mariage. Car Norette le veut ainsi, et je dois obéir à Norette.
XLV
TOUJOURS LES SONGES
Oh! j'ai obéi, j'ai attendu. Maintenant très riches, très heureux, grâce à la Chèvre fantastique et à ses inépuisables monceaux d'or, nous réalisons, Norette et moi, des choses extraordinaires.
D'abord le Puget-Maure a été passé, de fond en comble, au lait de chaux, et reluit, quand le soleil donne, comme un diamant sur son pic. Comblés des libéralités de Norette, les habitants sont devenus autant de petits seigneurs et ne braconnent plus que pour leur agrément. M. Honnorat, toujours maire, mais qui désormais fume ses pipes en costume turc, a eu l'idée ingénieuse de placer à l'entrée du village un écriteau portant ceci:
ARRÊTÉ MUNICIPAL
La pauvreté est interdite sur le territoire
DE LA COMMUNE
C'est Peu-Parle, aidé du bon gendarme, qui ont charge de traquer les délinquants. Ils les appréhendent sans pitié et ne leur permettent le séjour qu'à la condition d'accepter des habits neufs et une bourse abondamment garnie. Ceux qui font les méchants et refusent sont illico reconduits à la frontière.
Pour le quart d'heure, un certain égoïsme me tient, et je m'occupe surtout de Norette, c'est-à-dire de moi-même.
J'ai relevé pour elle, en élégant style mauresque, au milieu des précipices et des rocs, le château dans les débris duquel nous cueillîmes les fleurs de la Reine. Norette est reine, reine des Bohémiens; elle a des robes brodées de perles et de rubis, elle se pare de bijoux étranges. Saladine la sert; seulement Saladine est négresse et s'appelle Sara, ce qui, d'ailleurs, n'a l'air d'étonner personne.
J'oubliais de dire que Misé Jano—entre nous, c'était bien elle la Chèvre d'Or, et l'autre matin, l'ayant arrêtée par les cornes, je me suis étonné de la lourdeur et du froid métallique de sa toison,—oui! j'oubliais de dire que Misé Jano habite, au fond d'un jardin égayé de jets d'eau chantant dans des bassins de marbre et planté d'arbres d'Orient, un délicieux pavillon à jour; et que chaque dimanche l'abbé Sèbe nous dit la messe, dans une chapelle coiffée d'une calotte en briques peintes et qui a ses cloches dans un minaret.
Au surplus, je compte mettre la fortune dont le destin m'a fait comptable, au service de la France et de l'Humanité. Je médite de grands projets. Mais j'attends, avant l'exécution, la présence de Ganteaume qui a des idées là-dessus.
Car seul Ganteaume manque au Puget. Ganteaume est parti sur Arlatan pour aller retrouver, là-bas, en Petite-Camargue, patron Ruf et Tardive. Mais ils doivent revenir tous les trois, bientôt. Un signal annoncera que leur galère est mouillée à la calanque d'Aygues-Sèches. Nous la chargerons de pierreries, je m'embarquerai avec Norette et nous ferons le tour du monde...
Au milieu de mes rêves, c'étaient là, je m'en rends compte maintenant, des rêves causés par la fièvre, parfois une angoisse se mêlait, comme la douleur lancinante de quelque blessure mal fermée. Alors m'apparaissait Galfar, un Galfar méchant, ironique, dont le sourire me glaçait.
Puis l'angoisse, la douleur cessaient pour faire place de nouveau à la féerie des visions, visions de puissance, de vie noble et libre généreusement promenée, avec l'amour pour compagnon, à travers les océans bleus, le long de côtes fortunées, où des groupes de villes blanches, des palais aux vives couleurs se cachent parmi les palmiers.
XLVI
CONVALESCENCE
Un matin, les rêves s'envolent et je me trouve de nouveau couché dans la chambre aux merveilles.
Le souvenir me revient du Piémontais, de la clochette, du coup de fusil de Galfar. On a pu extraire la balle; mais je suis resté près de deux semaines, délirant, entre la vie et la mort. Galfar avait bien fait les choses.
Que de braves cœurs s'empressent autour de moi!
Ganteaume ressent une telle joie d'être reconnu et appelé de son nom: «Ganteaume?» qu'il s'en va pleurer dans un coin.
Saladine, maintenant que me voilà hors de danger, médit du médecin et, pour me guérir tout à fait, invente chaque jour quelque potion nouvelle, composée d'herbes par ses mains cueillies, inoffensives en tout cas.
M. Honnorat, sacrifice énorme! s'abstient quelquefois de fumer et, pendant des demi-heures, il s'installe à mon chevet, contant pour la cinquantième fois ses voyages.
L'abbé ne m'en veut pas trop, quoique déçu! Il comptait en effet envoyer au ciel, avec viatique de première classe, mon âme, une âme de savant qui devait là-haut lui faire honneur.
—«Que diantre voulez-vous, avoue-t-il avec son ingénuité paysanne, chacun a son amour-propre, et des occasions pareilles ne se rencontrent pas souvent au Puget.»
Tout le monde s'est mis à m'aimer. Les pires ennemis que m'avait faits la Chèvre d'Or, s'inquiètent et demandent de mes nouvelles au four, chez le barbier, à la fontaine, et notre rancunière Saladine prend plaisir à les rudoyer.
Ce revirement est dû sans doute au caractère chevaleresque de mon attitude à l'endroit de Galfar devant le bon gendarme.
Que dis-je? Galfar lui-même semble me savoir gré de n'être pas mort et de lui éviter ainsi un dérangement toujours désagréable en Cour d'assises. Galfar, s'imaginant que l'appétit m'est déjà revenu, a, pas plus tard qu'hier, daigné envoyer à mon intention, par l'intermédiaire de Peu-Parle, toute sa chasse de la veille.
Et Norette? Et la Chèvre d'Or?
Quant à la Chèvre d'Or en qui, plus que jamais, je crois, un point me suffit, c'est que la clochette est sauvée. Je la tenais au poing, Peu-Parle me l'a dit, lorsqu'il me releva, mouillé de sang, dans les cailloux.
Mais les façons de Mlle Norette ne sont pas sans m'inquiéter un peu. Je revois, à travers certaines éclaircies de mon délire, une Norette inquiète, passionnée, penchant sur moi un front pâle, des yeux attendris.
Maintenant Norette n'est plus la même. Norette s'est comme fermée. Elle paraît ne se rappeler rien. Et quelquefois je me demande si je n'aurais pas rêvé nos soirs d'amour au jardin, sous le regard complice des étoiles, comme j'ai rêvé notre visite à la grotte de la Chèvre d'Or.
Ceci me torture affreusement, et m'empêche de savourer, dans leur pénétrante douceur, les joies de la convalescence. A se sentir vivre quand on croyait mourir, l'âme éprouve les émotions d'un retour. Mais quoi? un ciel si bleu, un si clair soleil, des fleurs, des parfums, des chants d'oiseau, et pas le sourire de Norette.
J'ai le désir enfantin de ce sourire, plus que le désir: un besoin! je l'attendais en ouvrant les yeux, il faisait partie de ma guérison.
Norette, hélas! ne me sourira plus. Son regard me l'a dit, regard de mépris et de pitié, hier, dans le jardin, car j'y fais parfois quelques pas, soutenu par elle, dans le jardin, près des lauriers dont l'ombre épaisse nous cachait, à côté du banc où si souvent nous nous assîmes.
J'avais voulu baiser sa main, lui parler des choses anciennes, mais ce clair regard m'arrêta.
Qu'ai-je donc fait qui puisse mériter la haine de Norette?
Rien! Seulement Norette est femme; et, je ne sais pourquoi, peut-être par caprice ou par simple besoin de torturer qui l'aime, elle emploie contre moi, sans trop penser à mal, cette effrayante faculté d'oubli dont savent si cruellement, depuis Ève, se servir les plus ingénues.
XLVII
EN ROUTE POUR LA CALANQUE
Un matin, arrive M. Honnorat, joyeux, bruyant, en équipage de pêche.
—«Allons, debout, tout est fini! le médecin autorise une sortie. La lune nouvelle a fait son apparition cette nuit, et les châtaignes de mer doivent être pleines.»
Tout convalescent est sensible à la gourmandise. Ce mot de châtaignes de mer éveilla soudain je ne sais quelles gastronomiques nostalgies endormies au fond de mon être.
Depuis six mois au moins, M. Honnorat me la promettait cette pêche, et bien des fois, levés avant le soleil, nous étions descendus vers la Calanque, dans l'espérance d'un temps favorable.
Mais, chaque fois, une malicieuse petite brise, frisant la surface de l'eau, nous avait obligés à renvoyer la partie. Pour le genre de pêche que nous voulions faire, il faut absolument un calme plat.
Ce matin-là, tout s'annonçait à souhait: pas un souffle dans l'air, et, là-bas, sur la mer, pas une ride.
—«Il s'agirait donc de traquer l'oursin?
—Précisément! Dans un quart d'heure, nous partons tous, le gros de l'équipage à pied, vous, pour ne pas vous fatiguer, sur Saladin que Galfar prête. Nous devrions être rendus déjà aux Aygues-Sèches, où nous attend une surprise. On pêchera jusqu'à ce que la chaleur arrive et l'on fera la bouillabaisse sous les pins.»
J'accepte de grand cœur. Norette s'obstine à me fuir quand je veux lui parler; chemin faisant, je trouverai bien l'occasion de m'expliquer avec Norette.
Pendant toute la longue descente, Norette, qui marchait à côté de ma monture, n'a pas même daigné m'adresser la parole. Elle s'entretenait avec son père, indifférente, d'un procès qui les appelle à Arles et, sans doute, nécessitera un long séjour. Peut-être même, par suite d'intérêts nouveaux, leur faudra-t-il quitter, à tout jamais, le Puget-Maure. Et moi, alors, que deviendrai-je?
Mais Norette ne me voit pas.
Norette s'inquiète peu de mes peines.
Elle est bonne, pourtant; le sort de Misé Jano l'inquiète.
—«Bah! lui dit M. Honnorat, nous en ferons cadeau à Peu-Parle; ce maniaque aime les bêtes, Misé Jano ne peut qu'être heureuse avec lui.»
Et Mlle Norette approuve tout en caressant de la main, sa main brune et souple que j'ai pressée, le poil bourru de Saladin.
Comme cela ressemble peu à l'aurore de notre amour, à nos courses dans la montagne, quand j'étais jaloux de Ganteaume et que Misé Jano nous suivait!
La surprise, c'est patron Ruf avec Tardive qui, avertis par cet excellent M. Honnorat, nous attendent dans la grande barque.
—«Eh quoi, patron Ruf? Quoi, Tardive?...»
Embrassades! Ganteaume exulte, et M. Honnorat, qui savait tout, feint de s'étonner le plus fort.
Moi seul ne puis être joyeux et continue à faire grise mine. Heureusement, pour m'excuser, j'ai le prétexte de ma maladie.
XLVIII
PÊCHE A L'OURSIN
Cependant patron Ruf s'impatientait.
—«A la fin, t'avanceras-tu, méchant mousse, voilà deux heures qu'on t'espère?»
Je crus d'abord qu'il s'adressait à Ganteaume. Mais aussitôt patron Ruf ajouta:
—«Le Tonnerre de Dieu me cure, on ne fera jamais rien de cet animal!»
Je m'étonnai que le brave patron Ruf, si réfléchi, de si bonnes manières, parlât ainsi, surtout à son fils. Mais je m'aperçus qu'il riait en dessous, malgré qu'il fît la grosse voix, et compris que sa colère était feinte.
Un homme à barbe grise sortit des tamaris. Il tenait de chaque main une dourgue vernissée qu'il venait de remplir à la source, et, quoique vêtu en simple matelot, il portait la rosette rouge à la boutonnière.
—«C'est vous, colonel! s'écria M. Honnorat. Quel bon vent, quel heureux hasard?...»
Mais patron Ruf ne donna pas au colonel le temps de répondre.
—«Allons, mousse, passe-moi la dourgue, et plus vite que ça, la langue me pèle!»
Le mousse de cinquante ans passés, officier de la légion d'honneur, passa la dourgue. Patron Ruf avait l'air de s'amuser beaucoup. Il fit semblant de se calmer après avoir bu un coup d'eau fraîche, et le mousse colonel put nous donner des explications.
Ils étaient comme cela, dans Antibes, une douzaine de vieux officiers en retraite qui subissaient la même destinée que lui.
Pris de la folie de la mer, passant les trois quarts de leur vie sur l'eau, ces terriens, pour échapper aux tyrannies d'un règlement qui n'est pas doux à l'endroit des marins amateurs, et se soustraire, une fois pour toutes, aux vexations et aux amendes du terrible commissaire du port, avaient résolu de prendre le brevet de patrons pêcheurs.
Mais, avant d'être patron, il faut, selon l'ordonnance de Colbert, toujours en vigueur sur nos côtes, avoir fait son stage de mousse.
Et ils faisaient leur stage de mousse avec sérieux, les braves gens, chez des patrons amis qui voulaient bien d'eux. Les patrons, naturellement, les traitaient en mousses.
—«Pour ma part, disait philosophiquement le colonel, je n'ai pas encore trop à me plaindre. Patron Ruf crie, mais il est bon homme. J'en sais qui sont tombés plus mal.»
A ce moment patron Ruf se remit à tempêter:
—«La fiole d'huile, les paniers, les rames.
—A vos ordres, voilà! Le patron se fâche, embarquons.»
J'étais un peu surpris de ne pas voir le moindre filet dans le bateau.
—«Avec quoi diantre pêche-t-on les oursins?
—Patience! nous trouverons, dans les canniers de Vau-Méjane, plus d'engins qu'il ne nous en faut.
En effet, comme nous longions Vau-Méjane, le colonel, tout à ses devoirs de mousse et bien qu'un peu humilié par la présence de Norette, prit terre bravement et coupa, dans une haie de roseaux échevelés et frémissants, plusieurs cannes de belle longueur.
Puis, s'étant rembarqué, il dépouilla les cannes de leurs feuilles, il les fendit en quatre par un bout, il introduisit dans ce bout, pour tenir les quatre sections écartées, un caillou rond ramassé exprès sur la plage; il tailla, ficela, cira, et se trouva avoir fabriqué, de la sorte, des ustensiles assez pareils aux cueilloirs à fruits dont se servent les jardiniers.
Le mieux réussi fut pour Norette.
Pendant cette importante opération, patron Ruf, aidé de Ganteaume et employant tantôt la voile, tantôt la rame, nous avait doucement conduits à l'endroit désiré.
Sur un fond de roches et d'algue, à travers l'eau d'un vert lumineux, on voyait se promener les oursins, lentement, un peu de côté, à l'aide de leurs piquants mobiles, en sorte qu'on eût dit de gros marrons vivants hérissés dans leur coque.
Il ne nous restait plus qu'à les cueillir, ce qui, au premier abord, paraît simple.
Vous plongez le roseau dans l'eau, vous visez l'animal: maintenant, foncez, ramenez... Eh! mais pas déjà si facile que cela! M. Honnorat, Ganteaume et Norette ont la main à cet exercice et manquent rarement leur coup. Le colonel et moi nous le manquons à chaque fois. C'est le diable que de diriger sous l'eau, à près de deux brasses, un roseau que la réfraction vous fait paraître cassé en deux.
Je m'aveugle, couché sur le ventre, à scruter ces claires profondeurs, scintillantes, pénétrées de soleil, où roulent des émeraudes fondues.
Victoire! fourrageant à tort et à travers, enfin mon roseau remonte avec un oursin au bout. Un oursin bleu, hélas! Au lieu d'être couleur d'acajou, le mien, à chacune de ses pointes, lesquelles ne piquent pas, porte une perle de turquoise du ton le plus délicat.
Très joli à voir l'oursin bleu, mais d'un goût positivement détestable.
Tous me raillent pour ce bel exploit, et Norette plus que les autres. Mais patron Ruf prend pitié de moi; il me relève de mes fonctions de pêcheur et me confie la fiole à huile.
La brise s'est levée, la mer commence à rire, et l'on voit trouble au fond de l'eau. Avec une barbe de plume, suivant l'immémorial usage que les Provençaux tiennent des Grecs, j'asperge de quelques gouttes d'huile les vagues autour de la barque. L'huile s'étale, les vagues s'effacent, et la mer, au milieu des flots remués, redevient, sur un espace de quelques pieds, unie comme une glace légèrement irisée.
Des oursins, et puis des oursins! Les douzaines succèdent aux douzaines. Enfin patron Ruf dépose sa lance, allume une pipe et déclare qu'en voilà de reste et qu'il se fait temps de déjeuner.
Neuf heures, le soleil est déjà haut. On débarque, on s'installe à l'ombre sous une roche grise et lavée que parsèment des aiguilles de pin.
Là-bas, au loin, par delà le golfe, la côte arrondit sa noble ligne entre la mer d'azur et les Alpes violettes dentelées de neige. Paresseuse, la mer soupire. Les pins répondent à la mer.
Alors, oubliant les oursins, regardant Mlle Norette toujours impassible et hautaine, je me mets à envier le colonel. Il ne songe point aux amours; un encouragement de patron Ruf est plus doux à son cœur que tous les sourires de Norette; et je voudrais, comme lui, être mousse, oui! bon vieux mousse à barbe grise avec l'ami Ruf pour patron.
XLIX
LE SACRIFICE
Un cent d'oursins, dégustés au bord de la mer, ne comptent guère que comme apéritif. Il s'agirait maintenant de pêcher dans les anfractuosités du rivage le pey San-Péiré, la rascasse et autres savoureux poissons de roche, indispensables éléments de la bouillabaisse projetée que nous mangerons au dîner, c'est-à-dire vers midi. Car ici on dîne à midi, chaque peuple ayant ses usages.
Patron Ruf me passe une ligne, une poignée de mourédus, et me voilà essayant des expériences d'équilibre au grand soleil sur les avancements escarpés, les arêtes coupantes et blanches de la rive.
Mais j'avais trop présumé de mes forces. La danse des rayons dans l'eau, mon attention à regarder, m'ont brouillé les yeux et troublé la tête. L'odeur mêlée des pins résineux et de l'algue, cet air du large que je respire avec délices, achèvent encore de me griser. J'éprouve un besoin de dormir, un irrésistible besoin d'immobilité et de bien-être; et, ma ligne cédée au colonel, c'est en chancelant comme un homme ivre que je vais m'étendre au fond de la barque amarrée en un creux de falaise.
La barque se balance au clapotis du flot et gémit. Sur ma tête, cachant le soleil, surplombe une voûte humide, incrustée de sel, où des cailloux luisent, où vivent des patelles, où, sur l'immobile ligne d'étiage, des mousses aux senteurs amères et des plantes marines ont poussé.
J'ai fermé les yeux.
N'est-ce point ici, dans ce golfe, au plus profond de l'abîme bleu, que disparut, il y a des siècles, avec ses portiques, ses tours de marbre, la fabuleuse cité, antique souvenir des Atlantes, dont patron Ruf, un jour, me décrivait les splendeurs?
Mais la mer doucement s'écoule sous la barque; et la barque, descendant en même temps qu'elle, me dépose sur un fond de sable d'or, semé de perles.
Et voici Norette, coiffée de corail, en costume de fée Océane, qui me prend par la main, me conduit dans l'immense ville, me montre son palais, ses trésors...
Toujours des rêves, toujours des trésors, et toujours Norette!
Un choc interrompt mon léger sommeil.
La barque a heurté le rocher, quelqu'un a sauté dans la barque.
Je me dresse, je reconnais Norette qui me fuyait depuis huit jours et qui me cherche maintenant.
Ganteaume l'accompagne, il détache l'amarre.
—«Viens, Ganteaume, tu rameras.»
Puis, s'adressant à moi:
—«Nous serons mieux au large, plus seuls, j'ai des choses graves à vous confier.»
Je me sentis rougir, et n'aurais pu dire pourquoi! en écoutant sa voix émue, en subissant le long regard de ses beaux yeux voilés moins de courroux que de tristesse.
Elle ajouta:
—«C'est à propos de la Chèvre d'Or!»
A ces seuls mots, dans une soudaine vision, je devinai enfin les trop justes motifs de son attitude envers moi. Une honte mêlée de remords m'envahit. Je voulais parler et ne trouvais point de paroles.
—«Ne niez rien, n'expliquez rien! Il est des choses irréparables. Plût au ciel que vous fussiez mort du coup de fusil de Galfar! J'en serais peut-être morte aussi; et si la terre noire n'eût pas voulu de moi, je restais du moins votre veuve avec l'éternel deuil au cœur d'un amour auquel j'aurais cru. Mais votre fièvre a rêvé tout haut, trop haut pour mon bonheur, puisque, hélas! je l'ai entendue. De l'or, des diamants, la chèvre, la clochette... Et toute une longue nuit qui me semblait ne devoir plus finir, à votre chevet, sur vos lèvres où j'épiais, heureuse, un souffle de vie, j'ai cueilli, syllabe par syllabe, cette douloureuse et humiliante certitude qu'aimé de moi, le sachant, vous ne m'aimiez pas.»
Elle était belle ainsi et digne de tous les désirs, cette fière enfant, en qui un dépit passionné éveillait la femme.
J'essayai de baiser ses mains, je les mouillai de larmes qui n'étaient point feintes.
Elle me repoussait, secouant la tête doucement, avec une obstination désolée.
—«A quoi bon? puisque je sais, puisque tout est fini, puisque, même disant la vérité, je refuserais de vous croire.»
L'absolu du décret me révolta, et ce sentiment de révolte éveilla en moi quelque courage.
—«Écoutez-moi, Norette, je serai franc! Ce que je vais avouer, je vous l'avouerais à genoux, si ma blessure le permettait et si tant de coques d'oursins ne jonchaient la cale. Oui, une série de hasards étranges, parmi lesquels, en premier lieu, ma trouvaille de la clochette, m'ont fait deviner, oh! sans préméditation de ma part, et votre origine orientale, et le secret par vous possédé du trésor des rois de Majorque. Le trésor, j'y croyais à peine quand je vous connus. Peu à peu, je m'habituai, sans réfléchir, à vous confondre tous les deux, le trésor et vous, dans les mêmes vagues projets de conquête. Pourquoi ne vous l'avoir point dit? Mon silence fut mon seul crime! Crime involontaire que j'expie, puisqu'il me coûte votre amour. Mais s'il est vrai que vos paroles d'aujourd'hui présagent une séparation éternelle, je jure ici, devant Dieu, en présence de Ganteaume, que nul calcul ne guidait mes pas, quand je suivais le torrent pierreux qui me conduisit au Puget-Maure: je jure que, la première fois que je vous vis, prêt à vous aimer déjà, Norette! j'ignorais, certes, l'existence et le nom même de la Chèvre d'Or.»
Il y avait, dans mon plaidoyer, un peu de vérité avec beaucoup de mensonge, mais les faits étaient si lointains et mes sentiments tellement transformés depuis, que mensonge et vérité pouvaient, en conscience, se confondre.
Norette songeait:—«S'il croyait pourtant dire vrai?»
Moi:—«Si pourtant elle feignait de me croire?»
Deux amants sont bien près de s'entendre, quand leurs désirs ont de ces muettes complicités.
Mais Norette ne céda point.
Ganteaume, fort troublé de tous ces discours, avait, en quelques coups de rame, doublé la pointe d'un petit cap dont la masse, aride et blanche près du flot, coiffée de myrtes à sa cime, nous mettait à l'abri des regards.
—«Vous ne vous êtes pas trompé, le trésor existe, continuait Norette. Depuis la défaite et l'embarquement, le secret en resta dans notre famille. Longtemps conservé par tradition, c'est au quatorzième siècle seulement qu'un de nos arrière-grands-pères, maître Michel Gazan, astrologue et médecin de la reine Jeanne, fondit et grava, de peur qu'à la fin ce secret ne se perdît, le fameux talisman figurant une clochette à la mode sarrasine... Prenez-le, prenez, le voici! rouge de votre sang comme quand vous l'avez arraché à Galfar.
«Prenez donc! Pourquoi hésiter? n'aurez-vous pas ainsi tout ce que vous désiriez de Norette?»
Je pris la clochette. Norette pâlit; mais un éclair de joie illumina l'œil mélancolique de Ganteaume. Accepter le trésor, c était renoncer à Norette. Et, moi faisant cela, Ganteaume pouvait espérer.
Je m'étais dressé. La clochette d'argent, reluisante, tremblait un peu entre mon index et mon pouce, et le soleil, les reflets de l'eau, allumaient des turquoises et des diamants aux intailles de l'inscription en arabesque qui courait autour de ses bords.
A ce moment, j'aurais pu la lire; mais une larme, venue je ne sais d'où, troublait ma vue, et c'est ce qui m'en empêcha.
—«Alors, demandai-je à Norette, ceci nous sépare éternellement?
—Éternellement! répondit-elle.
—Rien ici-bas ne vaut l'amour. Pourquoi attrister notre vie de ce qui empêche d'aimer. La mer, sous la barque, est profonde, je n'ai qu'à desserrer les doigts pour que le secret de la Chèvre d'Or s'y ensevelisse pour toujours.
—Vous êtes le maître!» soupira Norette.
Je tins la clochette encore un instant suspendue; puis, me penchant, je desserrai les doigts. Lentement, doucement, comme à regret, la clochette descendit, se balançant, et, blanche étoile qui se meurt, finit par disparaître sous les profondeurs de l'eau transparente. Les trésors du roi de Majorque rejoignaient ceux de patron Ruf.
Du haut du cap, parmi les myrtes, M. Honnorat nous criait:
—«Allons, les enfants, la brise creuse, et Tardive a déjà servi la bouillabaisse!»
Ganteaume, le plus misérable, ayant perdu amour et trésors, mêlait l'averse de ses pleurs aux gouttes rejaillies dont s'emperlaient les rames.
Mais Norette était dans mes bras, et, tout au divin égoïsme de l'amour, nous ne voyions pas les pleurs de Ganteaume.
L
JOURNÉE DE JOIE ET SOIR DE DEUIL
C'est triste et l'âme en mélancolie, que je reprends, me l'étant promis, ces mémoires six mois durant interrompus par le bonheur.
Le bonheur?
Oui, je l'ai connu du jour où j'épousai Norette: un bonheur tranquille, ingénu, que rien n'eût altéré sans le deuil qui, subit, vint ennuager de ses ombres la douce lumière persistante de notre lune de miel.
Le mariage accompli—que de poudre brûla la Bravade, à cette occasion, et que de peaux fraîches écorchées enguirlandèrent le portail de la demeure des Gazan!—un certain calme, après tant d'événements, régnait de nouveau sur le Puget-Maure.
Ganteaume, désillusionné, s'en est retourné à la Petite-Camargue. Un peu d'amour le tient encore, mais la mer le consolera. Il monte nous voir, une fois par semaine, tantôt avec Tardive, tantôt avec patron Ruf, et nous apporte du poisson ou des coquillages. Nous avons, d'ailleurs, le projet d'aller passer tout un printemps dans leur cabanette agrandie, et Norette s'enthousiasme à l'idée de dormir sous le joli plafond de velours vert sombre que fait l'envers d'une toiture en roseaux d'étang longs empanachés.
La maison ici est restée la même, toujours vieille et blanche, avec sa cour si fraîche qu'une treille recouvre, son étroit jardin suspendu que parfument la sauge et le romarin. On n'a seulement pas touché aux pavés du passage d'âne, bien que Galfar, décidément vaincu par ma générosité, ait cédé l'écurie du fond et mis ainsi fin à des dissensions séculaires, avant d'entreprendre un voyage aux Indes, dont M. Honnorat a voulu faire les frais.
Saladin nous appartient. Il habite l'écurie en compagnie de Misé Jano; Saladine, insensiblement, s'accoutume à lui donner le nom de son défunt mari.
J'essaie de me remettre au travail, et le bon abbé Sèbe, comme autrefois, m'emprunte mon fusil quand l'occasion s'en présente.
Du reste, nos chasses archéologiques, nos stations devant des pierres frustes ont cessé d'offusquer les paysans. Personne ne songe plus aux trésors du roi de Majorque, personne, sauf Peu-Parle qui, un instant troublé par ces aventures, retourne maintenant s'asseoir à sa place ordinaire, dessous le rocher de la Chèvre, et, taciturne, tant que le soleil dure, continue son rêve interrompu.
Quant à Norette, que dirai-je? Norette ne ment point aux pronostics contenus dans le panier des trois vieilles femmes. Toujours bonne comme le pain, pure comme le sel, laborieuse comme la quenouille, j'espère que d'ici à peu elle va faire honneur au quatrième souhait.
Elle m'en a dit quelque chose à l'oreille. Patron Ruf sera le parrain.
M. Honnorat ne tient pas en place depuis qu'il a l'espoir de se voir grand-père. Le Turc qui était en lui disparaît. Plus de sieste l'après-midi, plus de ces interminables heures oisives qu'il passait assis, sans penser, en fumant des pipes. Un besoin continu de mouvement, une activité toute juvénile.
—«Soyons vivaces!» répète-t-il. M. Honnorat veut que son petit-fils ait la fortune; et, dans ce très louable dessein, il s'est mis en tête de reconstituer les vignobles du Puget-Maure. D'après lui, le vin autrefois coulait par les ruelles du village comme coule l'eau après qu'il a plu. C'est pour cela que toutes les maisons ont de si vastes caves, avec des cuves briquetées pareilles à des tours, et des tonneaux de pierre taillée, en prévision des années exceptionnelles où les tonneaux de bois ne suffisaient pas. Mais voilà, à force de trop lui demander, l'homme a fini par fatiguer la vigne.
Dire que depuis Noé, nous avons toujours marché par bouture, et que jamais l'idée n'est venue à personne de rajeunir, à l'aide de semis, ces plants je ne sais combien de fois centenaires? Comment veut-on qu'avec une telle hygiène le divin bois tordu ait conservé sa force et puisse, désormais plus mou que l'amadou, résister à la dent vorace des invisibles ennemis qui, de tous côtés, s'abattent sur lui? Aussi l'oïdium, le Milo-Diou, le phylloxéra, que sais-je encore, ont raison de cette proie facile. «Rendons à la vigne des moelles fermes, une dure écorce, rien de tout cela n'y mordra plus!» Théorie d'une simplicité vraiment lumineuse!
M. Honnorat, par patriotisme, répugne à l'emploi des plants d'Amérique, lesquels, d'ailleurs, ne produisent qu'un faux vin. M. Honnorat sèmera des pépins de grappes françaises choisies parmi les meilleurs crus. L'angle du jardin, chaud comme une serre, est déjà tout en plates-bandes. Il faudra peut-être cinq ans, dix ans, avant que ces pépins aient convenablement raciné. Qu'importe? la mère des jours n'est pas morte.
En attendant, pour occuper son impatience, M. Honnorat dirige une escouade de paysans dont la mission est d'arracher avec soin, sans offenser le chevelu, au fond des vallons, sous les taillis, tout pied de labrusque emmêlant, aux branches d'un pin ou d'un chêne, ses flexibles sarments chargés de raisins aux grains menus et rares. «La vigne sauvage est la vraie vigne et vaut tous les Jaquez du monde!»
Après quoi, on repique à grands frais les pieds ainsi conquis sur une lande caillouteuse, inculte immémorialement, et dont M. Honnorat s'est découvert propriétaire.
Excellent M. Honnorat.
Je n'ai pu résister à la démangeaison de railler un peu sa méthode.
—«Bah! répondit-il, ce ne sont là que des essais, et pour triompher, je compte avant tout sur les graines.»
Puis me montrant la dégringolade des collines qui descendent de sa vigne future jusqu'à la mer, il ajouta, riant de son rire:
—«En tout cas, mauvais ou bons, si le phylloxéra veut manger mes plants, il faudra, pour grimper si haut, qu'il ait soin de se commander une paire de jambes neuves.»
Un soir, M. Honnorat est rentré ruisselant et transi, ayant voulu, malgré la pluie, une pluie d'automne glacée! rester à surveiller ses planteurs de labrusques.
Il a boudé la soupe, lui d'ordinaire si gai mangeur; il a regagné sa chambre, symptôme grave! sans allumer sa pipe. Le lendemain, M. Honnorat a gardé le lit et Saladine s'est alarmée.
—«Gazan couché, Gazan perdu! répétait-elle en cachant ses larmes, je ne m'y trompe pas: c'est le troisième dans la maison dont j'aurai été la triste habilleuse.»
Hélas! que Saladine avait raison! Au bout d'une semaine, malgré nos soins, M. Honnorat s'est éteint, tranquille, presque sans agonie.
Peu d'instants auparavant, très affaibli, mais en possession de toute sa raison, il me faisait mille recommandations à propos des vignes et plaisantait avec Norette. Il ne se plaignait pas de souffrir, mais rester immobile l'ennuyait.
Il a voulu boire; et, surpris, sans transition aucune, nous nous aperçûmes qu'il délirait. Il croyait être enfant, il parlait de sa mère, et, revivant dans l'éclair d'une vision ses années, il appelait d'anciens amis, partait pour de lointains voyages.
Puis il s'est tu, ma main qu'il serrait s'est glacée.
—«Père! où es-tu?... Papa...» sanglotait Norette à genoux.
Les Prieurs, des paysans vêtus en moines, sont venus prendre le cercueil et l'ont porté, se relayant, jusqu'à l'église et jusqu'au cimetière. L'abbé Sèbe chantait les prières. Nous suivions avec patron Ruf et Ganteaume accourus dès la triste nouvelle, avec Peu-Parle et tout le village.
Au retour, j'ai retrouvé Norette, en compagnie de Tardive, dans la chambre où se consumaient les trois cierges, et qu'elle n'avait pas voulu quitter. Le soleil entrait par la fenêtre grande ouverte, caressant du même rayon le lit sur lequel M. Honnorat venait d'expirer, et le front pâle de ma femme, ses yeux pleins de larmes, mais agrandis, animés déjà par l'étonnement et l'orgueil des premières maternités. Quel que soit l'excès de douleur, la vie proteste contre la mort, et toujours à la trame de nos deuils se mêle celle de nos joies! Alors, songeant au pauvre mort qui ne verrait plus ce soleil, qui ne connaîtrait pas ce petit-fils d'avance tant aimé, j'ai senti soudain tout mon courage s'évanouir, et, venu pour consoler, j'ai pleuré moi-même.
LI
LE DERNIER SECRET DE NORETTE
Peut-être aurais-je pu, me dispensant d'écrire ces dernières pages, m'arrêter à la minute heureuse qui, sous les rocs blancs d'Aygues-Sèches, jeta Norette dans mes bras.
Mais cette mort de M. Honnorat se rattache précisément, et de façon assez singulière pour moi, à l'histoire de la Chèvre d'Or.
—«Ayez bien soin de mes semis?» m'avait dit avant d'expirer, et presque comme recommandation dernière, le brave homme, jusqu'à la fin préoccupé de sa manie.
Ces paroles, longtemps oubliées, me revinrent un jour en mémoire. Février finissait, des fleurs naissaient sur les collines, et des brins de gazon luisaient parmi les rocs, annonçant le printemps si bref et si enivrant de Provence.
Tandis que Norette, mère avec emphase, promenait au jardin l'Héritier: «Allons voir, me dis-je, où en sont les semis du grand-père.»
Les semis n'avaient pas bougé; peut-être fallait-il, afin de leur donner un peu d'air, gratter légèrement le sol de la pépinière?
Je pénétrai donc, pour la première fois, sous une voûte basse, creusée dans les fondements de ma tour et défendue par un vitrage, sorte de cave à prétention de serre, où M. Honnorat remisait ses outils.
Des limaces s'y promenaient, et les murs exhalaient cette odeur de terreau humide et de moisi que connaissent bien les amateurs d'horticulture.
Je ne voulais que prendre la binette, une curiosité ironiquement émue m'arrêta.
Le long du mur, sur des étagères, des paquets s'alignaient avec leurs étiquettes: Clairet—Muscat—Grec à grains doubles, toutes les variétés que M. Honnorat comptait voir pousser et mûrir dans ses domaines du Puget-Maure.
Un des paquets, celui du Grec à grains doubles, me parut de parchemin, et quelle ne fut pas, en l'ouvrant, ma surprise, de reconnaître, avec sa couleur jaune et ses lettres pâlies, un feuillet du livre de raison.
D'où venait-il et qui l'avait lacéré, ce livre de raison, avant l'hécatombe pieusement sacrilège opérée par l'abbé Sèbe, à la demande de Mme Honnorat Gazan? Quelque main ignorante, celle de Saladine? Peut-être aussi le feuillet était-il celui que Mme Honnorat voulut garder, et, mourante, fit arracher par Norette.
En tout cas, voici ce que disait la feuille par miracle échappée:
... Et comme, sans compter les sanglantes inimitiés fomentées entre parents et frères, cette Cabre d'Or ne se plaisait qu'en lieux périlleux, balmes sauvages ou précipices, quiconque eût tenté, la suivant, conquérir le trésor sarrasin des rois de Majorque, s'exposait à de sûres morts. Aussi, pendant mille ans et plus, aucune fille, soit des Galfar, soit des Gazan, soit de tel autre cousinage, ne voulut, par crainte des dangers à courir, rien révéler touchant lesdits trésors, ni à celui qui l'avait épousée, ni à personne autre qu'elle aimât.
Il est même certain qu'au temps du roi René d'Anjou, dame Guiraude Gazan, violemment sollicitée à ce sujet par le sien mari, qui était homme fort dépensier et grand joueur, lui répondit: «Prenez mes bijoux et vendez-les, si l'or vous manque, mais je tiens encore bien trop à vous, malgré votre méchante vie, pour mettre en vos mains un secret qui a déjà coûté tant de malheurs.»
Et le mari toujours la pressant, après s'être seule enfermée dans sa chambre ronde de la tour, elle jeta au feu noblement, et d'un fier courage, le talisman, qui était fait d'une clochette en argent fin, avec un collier de bois comme on les met au cou des chèvres, le tout travaillé curieusement et couvert de mystérieuses écritures.
La clochette ne fondit point et se retrouva dans les cendres; mais, le collier ayant brûlé, les trésors avec lui partirent en fumée. Car l'inscription avait été si industrieusement combinée, que moitié s'en trouvait dessous la clochette et moitié dessus le collier, de sorte que, avoir l'une des parts sans posséder l'autre, c'était tout comme n'avoir rien.
C'est ainsi, concluait le naïf document, que dame Guiraude, volontiers, perdit le secret de la Chèvre, le destin des femmes dans notre famille étant, dit un proverbe, de maintenir leurs maris pauvres, par faute de trop les aimer.
En me voyant sortir de la serre, par le vitrage de laquelle il lui était facile de m'épier, Norette, pourtant attristée, n'a pu s'empêcher de sourire.
Pourquoi? Aurais-je été sa dupe? Se serait-elle, par besoin de malice féminine, et pour jeter sur notre ingénu roman d'amour un vague reflet d'héroïsme, simplement amusée de moi à propos de la Chèvre d'Or?
Bien des détails qui, maintenant, me reviennent en mémoire, son sourire, la découverte du fragment de parchemin, précisément dans un endroit où Norette savait bien que je le trouverais un jour ou l'autre, pourraient le faire supposer.
Mais non!
Norette n'a jamais songé à déchiffrer ces pages jaunies; Norette croyait, comme j'y croyais, au trésor gardé par la Chèvre; et c'est de bonne foi tous les deux, d'un même élan de cœur, avec le même enthousiasme, que, le jour de la pêche à l'oursin, dans la calanque d'Aygues-Sèches, Norette, pour être sûre que je l'aimais, moi, pour prouver que j'aimais Norette, nous renouvelâmes, en le complétant, le sacrifice de dame Guiraude.
Au surplus, tout est bien mieux ainsi: les légendes, comme les amours, gagnent à garder leur mystère!
FIN
Paris.—Imp. A. Lemerre, 25, rue des Grands-Augustins. 4.-1891.