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La comédie de celui qui épousa une femme muette

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ACTE DEUXIÈME

SCÈNE PREMIÈRE

LÉONARD, MAITRE ADAM

MAITRE ADAM.

Bonsoir, monsieur le juge. Comment vous portez-vous?

LÉONARD.

Assez bien. Et vous?

MAITRE ADAM.

De mon mieux. Excusez mon importunité, monsieur le juge et cher ancien condisciple. Avez-vous examiné l'affaire de ma jeune pupille dépouillée par son tuteur.

LÉONARD.

Pas encore, maître Adam Fumée… Mais que me dites-vous là? Vous avez dépouillé votre pupille?…

MAITRE ADAM.

N'en croyez rien, monsieur. Je dis «ma pupille» par amitié pure. Je ne suis point son tuteur, Dieu merci! Je suis son avocat. Et si elle rentre dans ses biens, qui sont grands, je l'épouserai: j'ai déjà eu la précaution de lui donner de l'amour pour moi. C'est pourquoi je vous serai reconnaissant d'examiner son affaire le plus promptement possible. Vous n'avez, pour cela, qu'à lire mon mémoire: il contient tout ce qu'il faut savoir.

LÉONARD.

Votre mémoire, maître Adam, est là, sur ma table. J'en aurais déjà pris connaissance, si je n'avais eu des affaires. J'ai reçu chez moi la fleur de la Faculté de médecine, et c'est par votre conseil que m'est venu ce tracas.

MAITRE ADAM.

Que voulez-vous dire?

LÉONARD.

J'ai fait appeler le fameux médecin dont vous m'aviez parlé, maître Simon Colline. Il est venu avec un chirurgien et un apothicaire; il a examiné Catherine, ma femme, des pieds à la tête, pour savoir si elle était muette. Puis, le chirurgien a coupé le filet à ma chère Catherine, l'apothicaire lui a donné un remède et elle a parlé.

MAITRE ADAM.

Elle a parlé? Lui fallait-il un remède pour cela?

LÉONARD.

Oui, à cause de la sympathie des organes.

MAITRE ADAM.

Ah!… Enfin, l'essentiel est qu'elle a parlé. Qu'a-t-elle dit?

LÉONARD.

Elle a dit: «Apportez-moi le miroir!» Et, me voyant tout ému, elle a ajouté: «Mon gros chat, vous me donnerez pour ma fête une robe de satin et un chaperon bordé de velours.»

MAITRE ADAM.

Et elle a continué de parler?

LÉONARD.

Elle ne s'est plus arrêtée.

MAITRE ADAM.

Et vous ne me remerciez pas du conseil que je vous ai donné; vous ne me remerciez pas de vous avoir fait connaître ce grand médecin. N'êtes-vous pas bien content d'entendre parler madame votre épouse?

LÉONARD.

Si fait! je vous remercie de tout mon cœur, maître Adam Fumée, et je suis bien content d'entendre parler mon épouse.

MAITRE ADAM.

Non! vous ne montrez pas autant de satisfaction qu'il faudrait. Il y a quelque chose que vous ne dites pas et qui vous chagrine.

LÉONARD.

Où prenez-vous cela?

MAITRE ADAM.

Sur votre visage… Qu'est-ce qui vous fâche? Madame votre épouse ne parle-t-elle pas bien?

LÉONARD.

Elle parle bien et beaucoup. Je vous l'avoue, l'abondance de ses discours m'incommoderait si elle se maintenait longtemps au point qu'elle a atteint d'emblée.

MAITRE ADAM.

J'en avais eu tantôt quelque prévision, monsieur le juge. Mais il ne faut pas désespérer si vite. Ce flux de paroles décroîtra peut-être. C'est le premier bouillonnement d'une source brusquement ouverte… Tous mes compliments, monsieur le juge. Ma pupille se nomme Ermeline de la Garandière. N'oubliez point son nom; soyez-lui favorable et vous n'aurez point affaire à des ingrats. Je reviendrai ce soir.

LÉONARD.

Maître Adam Fumée, je vais tout de suite étudier votre affaire.

Maître Adam Fumée sort.

SCÈNE II

LÉONARD puis CATHERINE

LÉONARD, lisant.

Mémoire pour la demoiselle Ermeline-Jacinthe-Marthe de la Garandière.

CATHERINE, qui est venue s'asseoir à son rouet, contre la table. Avec volubilité:

Qu'est-ce que vous faites-là, mon ami? Vous paraissez occupé. Vous travaillez beaucoup. Ne craignez-vous pas que cela vous fasse du mal? Il faut se reposer quelquefois. Mais vous ne me dites pas ce que vous faites-là, mon ami?

LÉONARD.

M'amour, je…

CATHERINE.

Est-ce donc un si grand secret? et dois-je l'ignorer?

LÉONARD.

M'amour, je…

CATHERINE.

Si c'est un secret ne me le dites pas.

LÉONARD.

Laissez-moi du moins le temps de vous répondre. J'instruis une affaire et me prépare à rendre une sentence.

CATHERINE.

C'est important de rendre une sentence.

LÉONARD.

Sans doute. Non seulement l'honneur, la liberté et parfois la vie des personnes en dépendent, mais encore le juge y montre la profondeur de son esprit et la politesse de son langage.

CATHERINE.

Alors instruisez votre affaire et préparez votre sentence, mon ami. Je ne dirai rien.

LÉONARD.

C'est cela… La demoiselle Ermeline-Jacinthe-Marthe de la Garandière…

CATHERINE.

Mon ami, que croyez-vous qui me sera le plus séant, une robe de damas ou bien un habit tout de velours à la Turque?

LÉONARD.

Je ne sais, je…

CATHERINE.

Il me semble que le satin à fleurs conviendrait mieux à mon âge, surtout s'il est clair et les fleurs petites…

LÉONARD.

Peut-être! mais…

CATHERINE.

Et ne pensez-vous pas, mon ami, qu'il serait malséant d'outrer l'ampleur du vertugadin? Sans doute il faut qu'une jupe bouffe; l'on n'aurait pas l'air vêtue sans cela et l'on ne doit point lésiner sur le tour de jupe. Mais voudriez-vous, mon ami, que je pusse cacher deux galants sous mon vertugadin? Cette mode tombera; il viendra un jour où les dames de qualité l'abandonneront, et les bourgeoises suivront cet exemple. Vous ne croyez pas?

LÉONARD.

Si! mais…

CATHERINE.

Quant aux mules il en faut soigner la façon. C'est au pied qu'on juge une femme et la vraie élégante se voit à la chaussure. N'est-ce pas votre avis, mon ami?

LÉONARD.

Oui, mais…

CATHERINE.

Faites votre sentence. Je ne dirai plus rien.

LÉONARD.

C'est cela! (Lisant et prenant des notes.) Or le tuteur de la dite demoiselle, Hugues Thomassin seigneur de Piédeloup a dérobé à la dite demoiselle son…

CATHERINE.

Mon ami, s'il en faut croire la présidente de Montbadon, le monde est bien corrompu; il court à sa perte; les jeunes gens d'aujourd'hui préfèrent à un honnête mariage le commerce des vieilles dames cousues d'or; et pendant ce temps-là, les filles honnêtes restent en friche. Est-ce possible? répondez-moi mon ami.

LÉONARD.

Ma mie, consentez à vous taire un moment ou bien allez parler ailleurs. Je ne sais où j'en suis.

CATHERINE.

Soyez tranquille, mon ami. Je ne dirai plus un mot.

LÉONARD.

A la bonne heure. (Écrivant.) «Ledit seigneur de Piédeloup, tant en fauchées de pré qu'en hottes de pommes…»

CATHERINE.

Mon ami, nous avons aujourd'hui pour souper un hachis de mouton avec le reste de l'oie qu'un plaideur nous a donnée. Est-ce assez, dites-moi; cela vous suffit-il? Je déteste la lésine et j'aime l'abondance de la table, mais que sert de faire servir des plats qu'on remporte tout garnis à l'office. La vie est devenue fort coûteuse. Au marché de la volaille, au marché aux herbes, chez le boucher, chez le fruitier, tout a tellement enchéri qu'on aura bientôt meilleur compte à commander les repas chez le traiteur.

LÉONARD.

Je vous prie… (Écrivant.) «Orpheline de naissance.»

CATHERINE.

Vous verrez qu'on y viendra. C'est qu'un chapon, une perdrix, un lièvre, coûtent moins, lardés et rôtis, qu'en les achetant tout vifs au marché. Cela vient de ce que les rôtisseurs, qui les prennent en gros, les ont à bas prix et peuvent les revendre très avantageusement. Je ne dis pas pour cela qu'il faille faire venir notre ordinaire de chez le rôtisseur. On fait bouillir sa marmite chez soi, c'est le mieux; mais quand on veut régaler des amis, quand on donne un dîner prié, le plus expéditif et le moins dispendieux est de faire venir le dîner du dehors. Les rôtisseurs et les pâtissiers, en moins d'une heure vous apprêtent un dîner pour douze, pour vingt, pour cinquante personnes; le rôtisseur vous donne la chair et la volaille, le cuisinier, les gelées, les sauces, les ragoûts; le pâtissier les pâtés, les tourtes, les entrées, les desserts. C'est bien commode. Vous n'êtes point de cet avis, Léonard?

LÉONARD.

De grâce!

CATHERINE.

Ce n'est pas étonnant que tout enchérisse. Le luxe de la table devient chaque jour plus insolent. Dès qu'on traite un parent ou un ami, on ne se contente pas de trois services, bouilli, rôti, fruit. On veut encore avoir des viandes de cinq ou six façons différentes, avec tant de sauces, de hachis ou de pâtisseries que c'est un vrai salmigondis. Vous ne jugez pas cela excessif, mon ami? Moi, je ne conçois pas le plaisir qu'on trouve à s'empiffrer de tant de viandes. Ce n'est pas que je dédaigne les bons plats, je suis friande. Il me faut peu mais fin. J'aime surtout les rognons de coq et les fonds d'artichaut. Et vous Léonard, n'avez-vous pas un faible pour les tripes et les andouilles. Fi! fi! peut-on aimer les andouilles?

LÉONARD, se prenant la tête dans les mains.

Je vais devenir fou! Je sens que je vais devenir fou.

CATHERINE.

Mon ami, je ne vais plus rien dire, parce qu'en parlant, je pourrais vous déranger de votre travail.

LÉONARD.

Puissiez-vous faire ce que vous dites.

CATHERINE.

Je n'ouvrirai pas la bouche.

LÉONARD.

A merveille.

CATHERINE.

Vous voyez mon ami; je ne dis plus rien.

LÉONARD.

Oui.

CATHERINE.

Je vous laisse travailler bien tranquille.

LÉONARD.

Oui.

CATHERINE.

Et rédiger en paix votre sentence. Est-elle bientôt faite?

LÉONARD.

Elle ne le sera jamais si vous ne vous taisez. (Écrivant.) «Item, cent vingt livres de rentes que cet indigne tuteur a soustraites à la pauvre orpheline…»

CATHERINE.

Écoutez! Chut! Écoutez! Est-ce qu'on ne crie pas au feu? Il m'a semblé l'entendre. Mais peut-être me serai-je trompée. Y a-t-il rien d'effrayant comme un incendie? Le feu est plus terrible encore que l'eau. J'ai vu brûler l'année dernière les maisons du Pont-au-Change. Quel désordre! Quels dégâts! Les habitants jetaient leurs meubles dans la rivière et se précipitaient eux-mêmes par les fenêtres. Ils ne savaient ce qu'ils faisaient; la peur leur ôtait la raison.

LÉONARD.

Seigneur, ayez pitié de moi!

CATHERINE.

Pourquoi gémissez-vous, mon ami? Dites-moi ce qui vous importune.

LÉONARD.

Je n'en puis plus.

CATHERINE.

Reposez-vous, Léonard. Il ne faut pas vous fatiguer ainsi. Ce n'est pas raisonnable, et vous auriez tort de…

LÉONARD.

Ne vous tairez-vous donc jamais?

CATHERINE.

Ne vous fâchez pas, mon ami. Je ne dis plus rien.

LÉONARD.

Le ciel le veuille!

CATHERINE, regardant par la fenêtre.

Oh! voici madame de la Bruine, la femme du procureur qui approche; elle porte un chaperon bordé de soie et un grand manteau puce par-dessus sa robe de brocart. Elle est suivie d'un laquais plus sec qu'un hareng saur. Léonard, elle regarde de ce côté: elle a l'air de venir nous faire visite. Dépêchez-vous de pousser les fauteuils pour la recevoir: il faut accueillir les personnes selon leur état et leur rang. Elle va s'arrêter à notre porte. Non, elle passe; elle est passée. Peut-être me suis-je trompée. Peut-être n'est-ce pas elle. On ne reconnaît pas toujours les personnes. Mais si ce n'est pas elle, c'est quelqu'un qui lui ressemble, et même qui lui ressemble beaucoup. Quand j'y songe, je suis sûre que c'était elle, il ne peut se trouver à Paris une seule femme aussi semblable à madame de la Bruine. Mon ami… mon ami… est-ce que vous auriez été content que madame de la Bruine nous fît une visite? (Elle s'assied sur la table.) Vous qui n'aimez pas les femmes bavardes, il est heureux pour vous que vous ne l'ayez pas épousée; elle jacasse comme une pie, elle ne fait que babiller du matin au soir. Quelle claquette! Et elle raconte quelquefois des histoires qui ne sont pas à son honneur.

Léonard, excédé, monte à son échelle avec son écritoire et s'assied sur un échelon du milieu, où il tâche d'écrire.

D'abord elle énumère tous les présents que son mari reçoit. Le compte en est fastidieux.

Elle monte de l'autre côté de l'échelle double et s'assied en face de Léonard.

En quoi cela nous intéresse-t-il que le procureur de la Bruine reçoive du gibier, de la farine, de la marée, ou bien encore un pain de sucre? Mais madame de la Bruine se garde bien de dire que son mari a reçu un jour un grand pâté d'Amiens, et que, quand il l'ouvrit, il ne trouva que deux grandes cornes.

LÉONARD.

Ma tête éclate! (Il se réfugie sur l'armoire avec son écritoire et ses papiers.)

CATHERINE, au plus haut de l'échelle.

Avez-vous vu cette procureuse, car enfin, elle n'est que la femme d'un procureur? Elle porte un chaperon brodé, comme une princesse. Ne trouvez-vous pas cela ridicule; mais aujourd'hui tout le monde se met au-dessus de sa condition, les hommes comme les femmes. Les jeunes clercs du palais veulent passer pour des gentilshommes; ils portent des chaînes d'or, des ferrements d'or, des chapeaux à plumes; malgré cela on voit bien ce qu'ils sont.

LÉONARD, sur son armoire.

Au point où j'en suis, je ne réponds plus de moi, et je me sens capable de commettre un crime. (Appelant.) Gilles! Gilles! Gilles! le fripon! Gilles! Alizon! Gilles! Gilles!

Entre Gilles.

Va vite trouver le célèbre médecin du carrefour Buci, maître Simon Colline, et dis-lui qu'il revienne tout de suite pour une affaire bien autrement nécessaire et pressante que la première.

GILLES.

Oui, monsieur le juge.

Il sort.

CATHERINE.

Qu'avez-vous, mon ami? Vous paraissez échauffé. C'est peut-être le temps qui est lourd. Non?… C'est le vent d'Est, ne croyez-vous pas? ou le poisson que vous avez mangé à dîner.

LÉONARD, donnant sur son armoire des signes de frénésie.

Non omnia possumus omnes. Il appartient aux Suisses de vider les pots, aux merciers d'auner du ruban, aux moines de mendier, aux oiseaux de fienter partout et aux femmes de caqueter à double ratée. Oh! que je me repens, péronnelle de t'avoir fait couper le filet. Mais, sois tranquille, ce grand médecin va bientôt te rendre plus muette qu'auparavant.

Il prend à brassées les sacs de procès entassés sur l'armoire où il s'est réfugié et les jette à la tête de Catherine qui descend lestement de l'échelle et se sauve épouvantée, par l'escalier intérieur, en criant:

—Au secours, au meurtre! Mon mari est devenu fou! Au secours!

LÉONARD.

Alizon! Alizon!

Entre Alizon.

ALIZON.

Quelle vie! monsieur, vous êtes donc devenu meurtrier?

LÉONARD.

Alizon, suivez-la, tenez-vous auprès d'elle et ne la laissez pas descendre. Sur votre vie, Alizon, ne la laissez pas descendre. Car de l'entendre encore je deviendrais enragé et Dieu sait à quelles extrémités je me porterais sur elle et sur vous. Allez!

Alizon monte l'escalier.

SCÈNE III

LÉONARD, MAITRE ADAM, MADEMOISELLE DE LA GARANDIÈRE suivis d'un laquais portant un panier.

MAITRE ADAM.

Souffrez, monsieur le juge, que, pour attendrir votre cœur et pour émouvoir vos entrailles, je vous présente cette jeune orpheline qui, dépouillée par un tuteur avide, implore votre justice. Ses yeux parleront mieux à votre âme que ma voix. Mademoiselle de la Garandière vous apporte ses prières et ses larmes; elle y joint un jambon, deux pâtés de canard, une oie et deux barbots. Elle ose espérer en échange, une sentence favorable.

LÉONARD.

Mademoiselle, vous m'intéressez… Avez-vous quelque chose à ajouter pour la défense de votre cause?

MADEMOISELLE DE LA GARANDIÈRE.

Vous êtes trop bon, monsieur; je m'en réfère à ce que vient de dire mon avocat.

LÉONARD.

C'est tout?

MADEMOISELLE DE LA GARANDIÈRE.

Oui monsieur.

LÉONARD.

Elle parle bien, elle parle peu. Cette orpheline est touchante. (Au laquais.) Portez ce paquet à l'office.

Le laquais sort. A maître Adam:

Maître Adam, quand vous êtes entré je rédigeais le jugement que je rendrai tantôt dans l'affaire de cette demoiselle.

Il descend de son armoire.

MAITRE ADAM.

Quoi, sur cette armoire?

LÉONARD.

Je ne sais où j'en suis; j'ai la tête bien malade. Voulez-vous entendre le jugement? J'ai moi-même besoin de le relire. (Lisant:) «Attendu que la demoiselle de la Garandière, orpheline de naissance a soustrait frauduleusement et dolosivement au sieur Piédeloup son tuteur, dix fauchées de pré, quatre-vingts livres de poisson d'étang, attendu qu'il n'y a rien d'effrayant comme un incendie, attendu que monsieur le Procureur a reçu un pâté d'Amiens dans lequel il y avait deux cornes…

MAITRE ADAM.

Ciel que lisez-vous là?

LÉONARD.

Ne me le demandez pas; je n'en sais rien moi-même. Il me semble qu'un diable m'a, deux heures durant, mis la cervelle au pilon. Je suis devenu idiot… Et c'est par votre faute, maître Adam Fumée… Si ce bon médecin n'avait pas rendu ma femme parlante…

MAITRE ADAM.

Ne m'accusez pas, monsieur Léonard. Je vous avais prévenu. Je vous avais bien dit qu'il fallait y regarder à deux fois avant de délier la langue d'une femme.

LÉONARD.

Ah! maître Adam Fumée, combien je regrette le temps où Catherine était muette. Non! la nature n'a pas de fléau plus terrible qu'une femme bavarde… Mais je compte bien que les médecins révoqueront leur bienfait cruel. Je les ai fait appeler et voici justement le chirurgien.

SCÈNE IV

Les Mêmes, MAITRE JEAN MAUGIER, puis MAITRE SIMON COLLINE et MAITRE SÉRAPHIN DULAURIER suivi de deux petits garçons apothicaires.

MAITRE JEAN MAUGIER.

Monsieur le juge j'ai l'honneur de vous saluer. Voici maître Simon Colline qui s'avance sur sa mule, suivi de maître Séraphin Dulaurier, apothicaire. Autour de lui se presse un peuple idolâtre; les chambrières, troussant leur cotillon et les marmitons portant une manne sur leur tête lui font cortège: (Entre maître Simon Colline et sa suite.) Oh! qu'avec justice maître Simon Colline fait l'admiration du peuple quand il va par la ville portant la robe, le bonnet carré, l'épitoge et le rabat. Oh! qu'il faut être reconnaissant à ces bons médecins qui travaillent à nous conserver la santé et à nous soigner dans…

MAITRE SIMON, à maître Jean Maugier.

Assez; cela suffit…

LÉONARD.

Maître Simon Colline, j'avais hâte de vous voir. Je réclame instamment votre ministère.

MAITRE SIMON.

Pour vous, monsieur? Quel est votre mal? Où souffrez-vous?

LÉONARD.

Non! pour ma femme: celle qui était muette.

MAITRE SIMON.

Éprouve-t-elle quelque incommodité?

LÉONARD.

Aucune. C'est moi qui suis incommodé.

MAITRE SIMON.

Quoi! C'est vous qui êtes incommodé et c'est votre femme que vous voulez guérir?

LÉONARD.

Maître Simon Colline, elle parle trop. Il fallait lui donner la parole, mais ne pas la lui tant donner. Depuis que vous l'avez guérie de son mutisme, elle me rend fou. Je ne puis l'entendre davantage. Je vous ai appelé pour me la faire redevenir muette.

MAITRE SIMON.

C'est impossible!

LÉONARD.

Que dites-vous? Vous ne pouvez lui ôter la parole que vous lui avez donnée?

MAITRE SIMON.

Non! je ne le puis. Mon art est grand, mais il ne va pas jusque-là.

MAITRE JEAN MAUGIER.

Cela nous est impossible.

MAITRE SÉRAPHIN.

Tous nos soins n'y feraient rien.

MAITRE SIMON.

Nous avons des remèdes pour faire parler les femmes; nous n'en avons pas pour les faire taire.

LÉONARD.

Vous n'en avez pas? Que me dites-vous là? Vous me désespérez.

MAITRE SIMON.

Hélas! monsieur le juge, il n'est élixir, baume, magistère, opiat, onguent, emplâtre, topique, électuaire, panacée pour guérir chez la femme l'intempérance de la glotte. La thériaque et l'orviétan y seraient sans vertu, et toutes les herbes décrites par Dioscorides n'y opéreraient point.

LÉONARD.

Dites-vous vrai?

MAITRE SIMON.

Vous m'offenseriez, monsieur, d'en douter.

LÉONARD.

En ce cas, je suis un homme perdu. Je n'ai plus qu'à me jeter dans la Seine, une pierre au cou. Je ne peux pas vivre dans ce vacarme. Si vous ne voulez pas que je me noie tout de suite, il faut, messieurs les docteurs, que vous me trouviez un remède.

MAITRE SIMON.

Il n'y en a point, vous ai-je dit, pour votre femme! Mais il y en aurait un pour vous, si vous consentiez à le prendre.

LÉONARD.

Vous me rendez quelque espoir. Expliquez-vous, je vous prie.

MAITRE SIMON.

A babillage de femme, il est un remède unique. C'est surdité du mari.

LÉONARD.

Que voulez-vous dire?

MAITRE SIMON.

Je veux dire ce que je dis.

MAITRE ADAM.

Ne le comprenez-vous pas? C'est la plus belle invention du monde. Ne pouvant rendre votre femme muette, ce grand médecin vous offre de vous rendre sourd.

LÉONARD.

Me rendre sourd tout de bon?

MAITRE SIMON.

Sans doute. Je vous guérirai subitement et radicalement de l'incontinence verbeuse de madame votre épouse par la cophose.

LÉONARD.

Par la cophose? Qu'est-ce que la cophose?

MAITRE SIMON.

C'est ce qu'on appelle vulgairement la surdité. Voyez-vous quelque inconvénient à devenir sourd?

LÉONARD.

Oui, j'en vois; car vraiment il y en a.

MAITRE JEAN MAUGIER.

Croyez-vous?

MAITRE SÉRAPHIN.

Lesquels?

MAITRE SIMON.

Vous êtes juge. Quel inconvénient y a-t-il à ce qu'un juge soit sourd.

MAITRE ADAM.

Aucun. L'on peut m'en croire: je suis du Palais. Il n'y en a aucun.

MAITRE SIMON.

Quel dommage en résulterait-il pour la justice?

MAITRE ADAM.

Il n'en résulterait nul dommage. Au contraire, monsieur Léonard Botal n'entendrait ni les avocats, ni les plaignants, et il ne risquerait plus d'être trompé par des mensonges.

LÉONARD.

Cela est vrai.

MAITRE ADAM.

Il n'en jugera que mieux.

LÉONARD.

Il se peut.

MAITRE ADAM.

N'en doutez pas.

LÉONARD.

Mais comment s'opère cette…

MAITRE JEAN MAUGIER.

Guérison.

MAITRE SIMON.

La cophose ou surdité peut être obtenue de plusieurs manières. On la produit soit par l'otorrhée, soit par les oreillons, soit par la sclérose de l'oreille, soit par l'otite, ou encore par l'ankylose des osselets. Mais ces divers moyens sont longs et douloureux.

LÉONARD.

Je les repousse!… Je les repousse de toutes mes forces.

MAITRE SIMON.

Vous avez raison. Il vaut bien mieux obtenir la cophose par l'influence d'une certaine poudre blanche que j'ai dans ma trousse et dont une pincée, introduite dans l'oreille, suffit pour vous rendre aussi sourd que le ciel dans ses jours de colère, ou qu'un pot.

LÉONARD.

Grand merci, maître Simon Colline; gardez votre poudre. Je ne veux pas être sourd.

MAITRE SIMON.

Quoi, vous ne voulez pas être sourd? Quoi, vous rejetez la cophose? Vous fuyez la guérison que vous imploriez tout à l'heure? C'est un spectacle trop fréquent et bien fait pour porter la douleur dans l'âme d'un bon médecin, que celui du malade indocile qui repousse le remède salutaire…

MAITRE JEAN MAUGIER.

… Se dérobe aux soins qui soulageraient ses souffrances…

MAITRE SÉRAPHIN.

… Et refuse d'être guéri.

MAITRE ADAM.

Ne vous décidez pas si vite, monsieur Léonard Botal, et ne repoussez pas si délibérément un mal qui vous garde d'un plus grand.

LÉONARD.

Non! je ne veux point être sourd; je ne veux point de cette poudre.

SCÈNE V

Les Mêmes, ALIZON, puis CATHERINE

ALIZON dévalant l'escalier, en se bouchant les oreilles.

Je n'y puis tenir. Ma tête en éclate. Il n'est pas humainement possible d'entendre bourdonner de cette sorte. Elle n'arrête pas. Il me semble que je suis depuis deux heures dans la roue d'un moulin.

LÉONARD.

Malheureuse! Ne la laissez pas descendre. Alizon! Gilles! Qu'on l'enferme!

MAITRE ADAM.

Oh! monsieur!

MADEMOISELLE DE LA GARANDIÈRE.

Oh! monsieur, pouvez-vous avoir l'âme si noire que de vouloir séquestrer cette pauvre dame.

CATHERINE.

Quelle belle et nombreuse compagnie. Je suis votre servante, messieurs. (Elle fait la révérence.)

MAITRE SIMON COLLINE.

Eh! bien, madame? N'êtes-vous pas contente de nous, et ne vous avons-nous pas bien délié la langue?

CATHERINE.

Assez bien, messieurs, et je vous en suis fort obligée; dans les premiers moments, je ne pouvais articuler beaucoup de mots. Mais maintenant, j'ai assez de facilité à parler; j'en use modérément, car une femme bavarde est un fléau domestique. Messieurs, je serais désolée si vous pouviez me soupçonner de loquacité et si vous pensiez qu'une démangeaison de discourir me tourmente. C'est pourquoi je vous demande la permission de me justifier tout de suite aux yeux de mon mari qui, sur je ne sais quelle apparence, prévenu contre moi, a pu s'imaginer que mes propos lui donnaient de fâcheuses distractions pendant qu'il rédigeait une sentence… C'était une sentence en faveur d'une jeune orpheline, privée à la fleur de ses ans de ses père et mère. Mais il n'importe. J'étais assise auprès de lui et je ne lui adressais autant dire pas la parole. Mon seul discours était ma présence. Un mari peut-il s'en plaindre? Peut-il trouver mauvais qu'une épouse se tienne auprès de lui et recherche sa compagnie, comme elle le doit? (A son mari.) Plus j'y songe et moins je puis concevoir votre impatience. Quelle en est la cause? Cessez d'alléguer le prétexte de mon bavardage. Il n'est pas soutenable. Mon ami, il faut que vous ayez contre moi quelque grief que je ne sais pas, je vous prie de me le dire. Vous me devez une explication, et quand je saurai ce qui vous a fâché, je ferai en sorte de vous épargner à l'avenir la contrariété que vous m'aurez fait connaître. Car j'ai à cœur de vous éviter tout sujet de mécontentement. Ma mère disait: «Entre époux, on ne doit pas se faire de mystères.» Elle avait bien raison. Souvent un mari ou une femme, pour ne s'être point confiés l'un à l'autre, ont attiré sur leur maison et sur eux-mêmes des catastrophes terribles. C'est ce qui est arrivé à madame la présidente de Beaupréau. Pour surprendre agréablement son mari, elle avait enfermé dans un coffre de sa chambre un petit cochon de lait. Le mari l'entendit crier et, croyant que c'était un galant, il tira son épée et en perça le cœur de son épouse avant même d'entendre les explications de sa malheureuse femme. Quand il ouvrit le coffre, jugez de sa surprise et de son désespoir. C'est pourquoi il ne faut pas faire de cachotteries, même à bon escient. Vous pouvez vous expliquer devant ces messieurs. Je n'ai point de torts et tout ce que vous pourrez dire ne fera que faire éclater mon innocence.

LÉONARD, qui depuis quelques instants essaie vainement par ses gestes et ses cris d'arrêter les paroles de Catherine et qui a déjà donné les signes d'une extrême impatience.

La poudre! La poudre! Maître Simon Colline, votre poudre, votre poudre blanche, par pitié!

MAITRE SIMON.

Jamais poudre à rendre sourd ne fut en effet plus nécessaire. Veuillez vous asseoir monsieur le juge. Maître Séraphin Dulaurier va vous insuffler la poudre assourdissante dans les oreilles.

MAITRE SÉRAPHIN.

Bien volontiers, monsieur.

MAITRE SIMON.

Voilà qui est fait.

CATHERINE, à maître Adam Fumée.

Faites entendre raison, à mon mari, monsieur l'avocat. Dites-lui qu'il faut qu'il m'écoute, qu'on n'a jamais condamné une épouse sans l'entendre, dites-lui qu'on ne jette pas des sacs à la tête d'une femme (car il m'a jeté des sacs à la tête), sans y être poussé par un violent mouvement du cœur ou de l'esprit… Mais non! je vais lui parler moi-même. (A Léonard:) Mon ami, répondez, vous ai-je manqué en quelque chose? Suis-je une méchante femme? Suis-je une mauvaise épouse? J'ai été fidèle à mon devoir; je vous dirai même que je l'ai aimé…

LÉONARD, son visage exprime la béatitude, et tranquille, il se tourne les pouces.

Cela est délicieux. Je n'entends plus rien.

CATHERINE.

Écoutez-moi, Léonard, je vous aime tendrement. Je vais vous ouvrir mon cœur. Je ne suis pas une de ces femmes légères et frivoles qu'un rien afflige, qu'un rien console et qui s'amuse de bagatelles. J'ai besoin d'amitié. Je suis née ainsi: dès l'âge de sept ans j'avais un petit chien, un petit chien jaune… Vous ne m'écoutez pas…

MAITRE SIMON.

Madame, il ne saurait vous écouter, vous ou tout autre. Il n'entend plus.

CATHERINE.

Comment il n'entend plus.

MAITRE SIMON.

Non, il n'entend plus par l'effet d'une médication qu'il vient de prendre.

MAITRE SÉRAPHIN.

Et qui a produit en lui une douce et riante cophose.

CATHERINE.

Je le ferai bien entendre moi.

MAITRE SIMON.

Vous n'en ferez rien, madame; c'est impossible.

CATHERINE.

Vous allez voir… (A son mari.) Mon ami, mon chéri, mon amour, mon cœur, ma moitié. Vous n'entendez pas. (Elle le secoue.) Olibrius, Hérode, Barbe-Bleue, cornard.

LÉONARD.

Je ne l'entends plus par les oreilles. Mais je ne l'entends que trop par les bras, par les épaules ou par le dos.

MAITRE SIMON.

Elle devient enragée.

LÉONARD.

Où fuir? Elle m'a mordu, et je me sens devenir enragé comme elle.

On entend l'aveugle au dehors.—Il entre dans la salle en chantant:

Passant vers la rivière,
Nous donnant le bras,
La déra;
Passant vers la rivière,
Nous donnant le bras,
Trouvons la meunière,
Avec nous dansa,
La déra;
Trouvons la meunière,
Avec nous dansa.

Catherine et Léonard vont en dansant et en chantant mordre tous les assistants, qui devenus enragés, dansent et chantent furieusement et ne s'arrêtent que pour dire, par la bouche de M. Léonard Botal:

—Mesdames et messieurs, excusez les fautes de l'auteur.

FIN

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